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Origine : http://www.cairn.info/revue-connexions-2010-2-page-49.htm
Del Volgo Marie-José et Gori Roland , « Résister
à la société de la norme et de l'évaluation
» , Connexions, 2010/2 n° 94, p. 49-60. DOI : 10.3917/cnx.094.0049
érès | Connexions 2010/2 - n° 94 pages 49 à
60
Marie-José Del Volgo, maître de conférences,
praticien hospitalier, directeur de recherches à l’université
d’Aix-Marseille ; 101, rue Sylvabelle, F-13006 Marseille ;
mjd.cm at wanadoo.fr Roland Gori, psychanalyste, professeur émérite
de psychopathologie clinique à l’université
d’Aix-Marseille ; 101, rue Sylvabelle, F-13006 Marseille ;
roland.gori at wanadoo.fr
Marie-José Del Volgo, Roland Gori Résister à
la société de la norme et de l’évaluation
« Le rationalisme scientiste, celui des modèles mathématiques
qui inspirent la politique du FMI ou de la Banque mondiale, celui
des Law firms, grandes multinationales juridiques qui imposent les
traditions du droit américain à la planète
entière, celui des théories de l’action rationnelle,
etc., ce rationalisme est à la fois l’expression et
la caution d’une arrogance occidentale, qui conduit à
agir comme si certains hommes avaient le monopole de la raison,
et pouvaient s’instituer, comme on le dit communément,
en gendarmes du monde, c’est-à-dire en détenteurs
autoproclamés du monopole de la violence légitime,
capables de mettre la force des armes au service de la justice universelle.
La violence terroriste, à travers l’irrationalisme
du désespoir dans lequel elle s’enracine presque toujours,
renvoie à la violence inerte des pouvoirs qui invoquent la
raison. » Pierre Bourdieu 1
Dans un contexte de rationalisation économique et comptable,
notamment dans le service dit public, on assiste aujourd’hui
à une véritable crise des valeurs des professionnels
de ces secteurs. Des magistrats, des médecins, des enseignants,
des travailleurs sociaux, des psychologues, des policiers et bien
d’autres encore, ont le sentiment de ne plus pouvoir exercer
le métier qu’ils ont choisi. En haut lieu, un discours
de compétition, voire d’excellence pour les universités
et les hôpitaux, leur est proposé.
1. P. Bourdieu, Contre-feux, Paris, éditions Liber-raisons
d’agir, 1998, p. 25.
La disparition de la carte scolaire, par exemple, joue sur ce mirage,
chacun a le droit d’aller dans les meilleures écoles
et a, par conséquent, le sentiment de pouvoir faire partie
de l’élite. L’individualisme est encouragé.
Pour les perdants de cette course effrénée, ils sont
les plus nombreux, c’est comme la loterie, cette affaire-là.
Quelques-uns pourront en effet décrocher l’école,
le diplôme, le job, tant convoités.
Pour les autres, le constat « Je ne suis pas bon »
pourra ressurgir d’autant plus facilement que, psychologiquement,
la culpabilité et la dépression sont fondamentalement
ancrées dans la psyché de chacun et que notre condition
humaine ne pousse pas à l’euphorie. Ce que Freud a
découvert avec la psychanalyse, la sexualité infantile,
le conflit psychique et les voeux incestueux, produit un homme coupable,
dont le besoin de punition est la marque. Une telle société
cultivant les valeurs de la libre entreprise, du management (Gori,
Del Volgo, 2009a), est déstructurante pour « l’humanité
dans l’homme ». Un homme tragique, conscient de ses
limites, ne peut que se sentir « exilé de l’intime
» (Gori, Del Volgo, 2008) dans une société individualiste,
car notre société et nos modes de gouvernement sont
en opposition avec tout ce qui le fonde comme inachèvement,
faiblesse, angoisse, doute, tristesse, qu’on la nomme mélancolie
ou dépression.
Nouvelle évaluation et crise des valeurs dans nos
métiers
Avec le travail accompli depuis le 22 décembre 2008 lorsque
Roland Gori et Stefan Chedri ont lancé l’Appel des
appels 2, avec les rencontres publiques et la publication de l’ouvrage
(Gori, Cassin, Laval, 2009) qui ont suivi, le mouvement de l’Appel
des appels s’est clairement constitué en réaction
aux pratiques de l’évaluation à l’université,
à l’hôpital, dans les milieux professionnels
de la justice, de la police, de la culture, dans la recherche, le
travail social, l’information. Ces pratiques de l’évaluation
constituent des nouveaux dispositifs de servitude volontaire participant
de l’art néolibéral de gouvernement des individus
et des populations, les professionnels eux-mêmes ne repérant
pas très bien cette servitude volontaire, soumission librement
consentie, à laquelle le pouvoir et nos modes de gouvernement
les invitent. La souffrance au travail est le nom de ces effets
de déconstruction des pratiques, et leur analyse dans un
réseau social, dans de nouvelles formes de solidarité,
participe au « traitement » de ces formes actuelles
de souffrance au travail.
La fièvre de l’évaluation 3 des organismes
de pouvoir a insidieusement et progressivement acté le changement
de signification de cette notion conçue dès lors comme
une extension sociale de la norme managériale dans des secteurs
de la vie sociale qui en étaient jusque-là préservés.
2. http://www.appeldesappels.org/
3. Sur cette question de l’évaluation à l’université,
le lecteur pourra se reporter notamment aux publications suivantes
: M.-J. Del Volgo, R. Gori (2009) ; Y. Gingras (2008) ; R. Gori
(2009a) ; R. Gori, M.-J. Del Volgo (2009b).
La multiplication des règlements, décrets ou règles
de bonnes pratiques, provient de l’augmentation croissante
des normes et des exigences de standardisation. Un petit exemple
parmi tant d’autres : l’hôpital parisien Georges
Pompidou emploie trois cents pompiers, soit autant qu’une
ville comme Morlaix qui compte environ quinze mille habitants quand
par ailleurs en 2004, on recense trois mille cinq cents cancérologues
dans toute la France, toutes spécialités confondues,
exclusives ou pas, et seulement mille sept cents en exercice exclusif
(Rivera et coll., 2004). Dans quelques années, les cancérologues
seront encore moins nombreux, comme les médecins en général,
alors que les patients atteints de cancers seront de plus en plus
nombreux. Rappelons aussi qu’actuellement l’hôpital
compte trois administratifs pour un soignant ! Ces chiffres et les
situations auxquelles ils renvoient sont sans doute pour tout un
chacun totalement absurdes, et pourtant la prolifération
de ces normes ne cessera pas. Ces normes, en effet, ne sont pas
des produits à proprement parler d’une loi juridico-politique,
d’une autorité, il s’agit plutôt de dispositifs
de capture du vivant qui modèlent, fabriquent et traquent
l’humain dans des filets de normalisation où s’exerce
moins le pouvoir d’un seul que la servitude de tous (Gori,
2010).
Le conformisme auquel nous nous plions tous les jours nous fait
perdre l’habitude de nous diriger nous-mêmes et nous
accoutume toujours davantage à consentir à notre propre
aliénation et à intérioriser de nouvelles valeurs.
L’homme est conçu comme une auto-entreprise, et il
en est ainsi dans le domaine de la santé et tous ceux qui
en découlent, c’est-à-dire finalement dans presque
tous les secteurs de notre existence.
Il s’agit, en somme, de nous dire « comment il faut
nous comporter pour bien nous porter ». C’est en ce
sens que nous avons parlé de Santé totalitaire (Gori,
Del Volgo, 2005). Cet homme fictif, mais réel, dans le sens
où nous y adhérons, cet homme entrepreneur de lui-même,
de sa santé, santé parfaite, de ses choix de vie,
bonheur lisse, autonome et performant, homme de l’excellence
en somme, n’a pas d’autres valeurs de référence
que celles du néolibéralisme.
Ces valeurs, promues dans notre société, fabriquent
une vision numérique chiffrée, abstraite et marchandisée
du monde conduisant à traiter les hommes comme des choses.
Cette « civilisation d’usuriers » (Gori, 2010)
possède de nombreuses affinités avec l’essence
philosophique de la technique qui arraisonne l’humain et la
nature comme fonds à exploiter indéfiniment. Cette
rationalité économique et gestionnaire, au nom de
laquelle aujourd’hui les expertises se font les instruments
d’un pouvoir qui transforme l’homme en instrument et
conduisent à un management par la peur, se trouve confortée
par les idéologies scientistes.
La religion du chiffre devient l’interface anthropologique
entre ces idéologies positivistes et les logiques gestionnaires
qui font du marché une nouvelle transcendance.
Compter – localiser 4 – classer – simplifier,
la pensée réductionniste nous est présentée
comme passage obligé de toute réflexion et action.
Et, d’ailleurs, de cet attrait du cerveau et de ses centres,
permettant une localisation des émotions, des comportements,
on fait valoir dans le même temps que le cerveau est très
complexe, complexe… voulant dire « encore des chiffres
! », soit des milliards de neurones, de connexions, des milliards
d’autres cellules dites gliales, etc. De ces fameuses localisations
et d’une complexité réduite à des chiffres
astronomiques, retenons cet exemple récent présenté
comme une découverte scientifique : « On vient d’apprendre
qu’un insecte hétérosexuel (la mouche drosophile)
peut devenir temporairement bisexuel si l’on modifie la concentration
d’une substance cérébrale appelée glutamate,
preuve, selon certains chercheurs, que l’on pourrait changer
le comportement sexuel d’un être vivant en modifiant
l’environnement de ses neurones » (Delesalle, 2010).
Médicalisation, naturalisation, normalisation, de l’humain.
La génétique et son ADN font moins rêver, le
gène de l’homosexualité demeure introuvable,
qu’à cela ne tienne, le cerveau et toutes les techniques
affines créeront un homme nouveau débarrassé
de toutes ses tares, maladies mentales, handicaps et autres fléaux
humains.
Face à de telles mutations anthropologiques, quelles sont
les possibilités aujourd’hui d’exercer nos métiers,
ceux de l’éducation, du soin, de la recherche, du travail
social, de la culture, de la justice, à un moment de notre
histoire où nous assistons à une remise en question
sans cesse accrue des valeurs qui les fondent et à une véritable
« casse des métiers » ? La souffrance au travail
ne date pas d’aujourd’hui, mais ce qui est nouveau,
c’est cette perte actuelle du sens des métiers, cette
perte des valeurs traditionnelles, et cela tout particulièrement
avec l’évaluation, de plus en plus comptable, quantitative,
chiffrée. Nous devons aller toujours plus vite dans nos actes,
d’autant plus vite qu’ils sont tarifés, chiffrés,
si bien que celui qui ne suit pas la cadence se trouve éjecté
du système. On peut se demander d’ailleurs ce que va
donner l’allongement de la durée du travail dans une
idéologie de la rentabilité. On nous dit que partir
à 62, 65 ans, et aujourd’hui sans doute 67 ans, quand
l’espérance de vie s’allonge, ce n’est
pas un problème. Imaginons dans les années à
venir que l’on dise que, somme toute, prendre sa retraite
à 80 ans, quand on a une espérance de vie allant jusqu’à
100 ans, serait normal. Voilà les techno-prophètes
à nos portes qui pensent que la médecine et ses moyens
techniques sophistiqués pourront nous donner l’éternelle
jeunesse. La médecine anti-âge a de beaux jours devant
elle avec ses fausses promesses et il est prévisible que
beaucoup de médecins, malgré ou à cause de
la pénurie de médecins qui les confronte à
trop de travail mal payé, choisiront cet exercice plus rentable
individuellement.
4. Certains philosophes, comme Catherine Malabou (2009), éprouvent
la nécessité de localiser la pensée dans le
cerveau.
Il conviendrait aussi d’être attentif au fait que dans
nos sociétés, de plus en plus inégalitaires,
l’espérance de vie pourrait être dans les années
qui viennent moins longue que prévue : « Les États-Unis
par exemple, pays le plus prospère au monde, dépensent
bien plus qu’aucun autre dans le domaine de la santé
et ont une espérance de vie moins longue que la plupart des
autres pays développés 5. » Rappelons par ailleurs
que l’espérance de vie était inférieure
à 40 ans en 2001 dans certains pays africains du fait de
l’épidémie de sida et qu’« en un
peu moins de vingt ans, les Sud-Africains ont perdu douze ans d’espérance
de vie. Celle-ci est passée de 62 ans en 1990 à 50
ans en 2007 6 ». Dans le même temps et dans les pays
développés, l’espérance de vie des seuls
patients atteints de sida est remontée grâce aux trithérapies
de 48 ans à 63 ans. Il ne s’agit donc pas seulement
d’un problème de santé mais bien de pauvreté.
On estime qu’« en Afrique sub-saharienne, quatre pays
verront une diminution de leur main-d’oeuvre de plus de 30
% en 2020 par rapport à ce qu’elle aurait été
sans l’épidémie. Quatorze pays auront une diminution
entre 10 et 30 % tandis que dix-huit pays verront une diminution
de 10 % 7 ».
La volonté politique ne tiendrait pas compte de ce genre
d’évaluation et d’expertise et il y aurait des
évaluations qui compteraient plus que d’autres, orientées
vers l’excellence et la réussite, donc dans l’intérêt
des plus forts, sous-entendu économiquement parlant.
L’évaluation des élèves à l’école,
qui a de tout temps existé, procède aujourd’hui,
comme ailleurs, de plus en plus du contrôle en termes de performance
et de réussite. Les enseignants, comme les médecins,
les travailleurs sociaux, etc., évalués eux aussi,
évalués-dévalués, le sont de plus en
plus comme des otages d’une bureaucratie comptable plutôt
que dans un processus de jugement de valeurs entre pairs. Et c’est
autant de temps perdu pour un authentique travail éducatif
et social, de recherche, de soin, etc. Dans cette manière
de gouverner, nous devons faire le constat que nous nous trouvons
soumis à ces modes de gouvernementalité qui traitent
l’homme selon un modèle managérial et règlent
les problèmes « humains » avec des grilles d’analyse
des conduites et des comportements à des fins de solutions
économiques dans tous les sens de ce terme.
« Économiques », c’est-à-dire dans
le sens d’une rentabilité quantifiable, comptable.
Peu importe la validité, la valeur intrinsèque de
ces dispositifs de contrôle et d’évaluation,
c’est-à-dire leur capacité véritable
à promouvoir et évaluer des recherches et des enseignements,
ce qui compte, c’est l’aliénation qu’ils
produisent et la soumission de tous à des schémas
de production d’indices facilement utilisables, commodes.
5. R. Wilkinson, 2005, L’égalité c’est
la santé, Paris, Demopolis, 2010, p. 21.
6. « Le sida a fait reculer l’espérance de vie
de douze ans », 24 décembre 2009,
http://www.rfi.fr/contenu/20091124-le-sida-fait-reculer-lesperance-vie-12-ans
7. « Incidence économique du sida en Afrique subsaharienne
»,
http://fr.wikipedia.org/wiki/ Incidence_ %C3 %A9conomique_du_sida_en_Afrique_subsaharienne
Pour de nouvelles solidarités
Dans le groupe « souffrances au travail » que nous
avons constitué avec, notamment, des avocats, des médecins
du travail, des infirmières et des psychologues de différents
secteurs, nous avons systématiquement reconnu pour chaque
situation de souffrance au travail, la soumission des collègues
alors que l’un des leurs était harcelé. Bouc
émissaire et souffre-douleur d’un collègue le
plus souvent pervers, les autres se taisent et laissent faire. Peur
de perdre leur emploi, de se faire mal voir par la hiérarchie.
Dans une des situations analysées, c’est un nouveau
venu dans la « boîte » qui, voyant ce qui se passait,
a préféré tout de suite démissionner.
Récemment pour notre part, face à une situation où
il était question de « faire la misère »
à un collègue pour qu’il s’en aille, nous
avons dû dire clairement aux autres collègues qu’ils
ne comptent pas sur nous pour agir ainsi, et face à leur
air dubitatif, il a fallu ajouter qu’une telle attitude pouvait
leur faire courir le risque d’un procès pour harcèlement.
Constatons, d’une part, que c’est cette menace qui a
été la plus efficace pour stopper ce projet à
l’encontre d’un collègue, plus que tout autre
considération humaine ou morale, et, d’autre part,
que ces situations arrivent dans des milieux protégés
jusque-là et soucieux d’une solidarité d’équipe.
Observons encore que ces situations dépassent les conflits
dans les équipes, conflits qui ont toujours existé,
et où l’on avait plutôt affaire à des
rivalités de groupes.
Dans une telle logique de management d’entreprise, axée
sur la rentabilité économique et pourtant dénoncée
maintenant de toutes parts sans que pour autant on soit, un tant
soit peu, entendu, on s’intéresse aux forts et non
aux faibles qui ne peuvent que ralentir la marche triomphante des
profits et d’une société qui porte les valeurs
de l’hédonisme, de la consommation, une société
des loisirs, société du spectacle et société
du mépris, selon l’expression d’éminents
sociologues (Debord, 1967 ; Honneth, 2004). Si ce « bonheur
» consumériste est accessible à tous, pourquoi
s’embarrasser des plus faibles ? Ceux-là, on ne s’en
occupe plus vraiment. Rappelons que le management d’entreprise
consiste à « organiser ses employés »
dans le but d’une amélioration en termes de rendement
et de chiffres d’affaires. La tarification à l’activité,
nouveau mode de financement des établissements de santé
français issu de la réforme hospitalière du
plan Hôpital 2007, introduit cette nouvelle culture à
l’hôpital qui désormais n’est plus financé
par ce qu’il est mais par ce qu’il fait. L’ancien
mode de financement, le « prix de journée » (Bouinot,
Pericard, 2010), remonterait au milieu du XIXe siècle. Il
prenait symboliquement mieux en compte cette tradition d’accueil
des malades et de solidarité à leur égard.
Dans cette obsession de tout compter, il y a, quoi qu’il
en soit, des chiffres qui parlent d’eux-mêmes, et il
peut y avoir différentes manières de compter. Voici
une anecdote vécue récemment. Lors d’une réunion
dans un cadre professionnel, nous faisions état de ces chiffres
terribles :
près de six cent mille enfants en France sont sans-logement
ou mallogés et précisément dix-huit mille six
cents SDF 8. Ce seul chiffre ne devrait-il pas mobiliser notre capacité
d’indignation, d’interpellation des autorités
? Eh bien, un médecin de grande notoriété réagissait
en nous faisant remarquer que ce chiffre de cent mille était
surévalué et que parmi ces enfants-là, il y
en avait beaucoup, en somme, qui ne comptaient pas, sous entendu
des enfants sans papiers, par exemple. À quoi nous avions
répondu que c’était tous des enfants ! Alors,
si « le premier acte de résistance consiste à
analyser et à déconstruire le fonctionnement de nos
dispositifs de normalisation 9 », il nous faut aussi pour
« résister à ces dispositifs de servitude que
constituent les normalisations des pratiques professionnelles et
sociales, […] toujours davantage s’engager dans une
culture des métiers, de leur éthique et de leur finalité
spécifique 10 ». Ce que nous tentons de faire en écoutant
Mme S. comme tous les autres patients de notre consultation médicale
(Del Volgo, 1997 et 2003).
Ce 19 septembre 2001, une patiente, Mme S., hospitalisée
en pneumologie depuis le 11 septembre pour une aggravation de son
asthme, se présente à la consultation d’EFR
11. Lorsque nous la recevons, en tant que médecin responsable
de cette consultation ce jour-là, la patiente fait d’emblée
allusion à sa situation de SDF en parlant des grosses chaussettes
qui remplacent les chaussures qu’elle n’a pas trouvées
ou qu’elle n’a plus. Elle poursuit en annonçant
qu’elle est née le 11 septembre de telle année
et elle ajoute que depuis qu’elle est à l’hôpital,
à chaque fois qu’elle mentionne sa date de naissance,
cela donne lieu à des remarques d’étonnement
et de surprise. Ces remarques font aussi sans doute référence
à l’événement connu de tous puisque après
un échange sur son état de santé et son hospitalisation,
elle revient sur sa date de naissance pour enfin oser timidement
me demander : « Mais que s’est-il passé le 11
septembre ? » Nous lui donnons les détails de l’événement
inconnu d’elle jusqu’à notre rencontre, l’attentat
du World Trade Center, la destruction des tours jumelles. Mme S.
ignorait en effet absolument tout de cette journée du 11
septembre, exclusion extrême, c’est pour elle le vivre
sans autrui dans toute sa barbarie, et personne jusqu’alors
ne lui avait dit quoique ce soit à ce sujet. Une fois passées
la surprise et l’émotion de ce que nous venions de
lui annoncer, c’est avec une énorme tristesse qu’elle
commente l’événement en disant : « Je
n’ai pas de chance ! »
8. Chiffres du dernier recensement sur le logement de la Fondation
Abbé Pierre, 2010.
9. R. Gori, « De l’extension sociale de la norme à
l’inservitude volontaire », dans R. Gori, B. Cassin,
Ch. Laval (sous la direction de), L’Appel des appels Pour
une insurrection des consciences, Paris, Mille et une nuits, 2009,
p. 267.
10. Ibid., p. 266.
11. EFR : explorations fonctionnelles respiratoires.
Pour elle, et la suite de notre rencontre semble confirmer cette
remarque, ce jour funeste se trouve associé à une
enfance très malheureuse ponctuée d’abandons
et d’exclusions. L’expression « Je n’ai
pas de chance » inclut la patiente dans l’événement,
en tant que cause ou en tant qu’effet, en tout cas comme partie
prenante, et cela aux dires mêmes des autres, de ce sinistre
événement. Serait-elle née un autre jour que
sa vie aurait peut-être suivi un autre destin ? Mme S., jeune
femme de 40 ans, vieillie prématurément, se retrouve
à nouveau, du fait d’un événement historique,
projetée dans le malheur. Quoi qu’il en soit de son
interprétation de l’événement, du sens
personnel qu’elle lui attribue, notre réponse lui permet
de sortir de son exclusion extrême et de se réapproprier
son histoire, fut-elle tragique.
L’exclusion extrême dont témoigne ce bref échange
et la réponse apportée dans le dialogue intersubjectif,
sont pour l’une l’expression de la violence de notre
civilisation vis-à-vis des plus faibles d’entre nous,
et pour l’autre un vestige du vieil humanisme médical,
celui du colloque singulier où le patient a encore quelque
chance d’être écouté et entendu.
Wilkinson, dans son dernier ouvrage L’égalité
c’est la santé, observe que dans les pays de l’Union
européenne, le seuil de pauvreté se situe à
la moitié du revenu national moyen, les effets de la pauvreté,
quant à eux, se mesurent désormais en termes «
d’exclusion sociale 12 ». Pour avoir mis en place dans
notre pratique ce que nous appelons « l’instant de dire
», ce temps de pause et de rupture dans l’enchaînement
des soins et des examens complémentaires à l’hôpital,
nous devons reconnaître que vingt ans après le début
de cette pratique, les temps se font plus cruels, notamment dans
l’institution hospitalière. Nous vivons ainsi dans
notre pratique et dans notre lieu d’exercice professionnel,
entre autres changements, le regroupement des activités,
entendues comme « techniques », en pôle d’excellence.
On y réalise ainsi de manière quasi routinière,
même si la prouesse technique est affichée et revendiquée,
des transplantations pulmonaires. Tout le monde à l’hôpital
s’émerveille de ces réalisations, même
si l’angoisse est bien là pour les patients, certains
à peine âgés de 15, 20 ans, accompagnés
de leurs mères le plus souvent. Les patients guettent, tous,
avec angoisse et appréhension, les mesures de leur souffle
qui viennent signer la réussite ou l’échec redouté
de l’intervention. Le chiffre est là pour tout dire,
tel un fétiche auquel on s’agrippe.
La réussite médicale prend des allures parfois d’exploit
sportif, telle cette 2 500e greffe hépatique ayant donné
lieu à la visite du président de la République,
Nicolas Sarkozy, dans le grand hôpital parisien où
elle était réalisée en septembre 2009. Les
discours 13 de tous bords soulignent la « réussite
médicale », « l’excellence des compétences
réunies », « les vies sauvées »,
et « le formidable travail » est salué.
12. R. Wilkinson, L’égalité c’est la
santé, op. cit., p. 22. Le titre original de l’ouvrage
publié en 2005 est plus éloquent que celui de la traduction
française, The Impact of Inequality, How to Make Sick Societies
Healthier.
13. Cf. par exemple la Déclaration de Claudine Cordillot,
Maire de Villejuif du 16 septembre 2009
http://www.google.fr/search ?client=safari&rls=en&q=claudine+Cordillot+2500&ie=UTF-8-
&oe=UTF-8&redir_esc=&ei=3uKYTLboJpCTjAeui9iRCw
Des critiques aussi se sont fait entendre sur l’argent dépensé
pour cette cérémonie et la surmédiatisation
de l’événement. Mais de quel événement
s’agissait- il ? Pour notre part, nous n’avons pas entendu
un seul mot, une seule attention portée à cette femme,
cet homme, à sa famille, qui ne demandaient sans doute pas
tout ce remue-ménage pour une intervention si angoissante
dans un long parcours de soin parvenu au stade de l’insuffisance
hépatique terminale. C’est encore et toujours la question
du vivre ensemble qui se trouve posée. Et l’hôpital
(Del Volgo, 2008) en tant qu’institution de vieille tradition
et lieu de progrès est fort instructif pour nous tous. Lorsque
nous répondons, par exemple, à un appel téléphonique
en disant « Je suis à l’hôpital »
au lieu de dire « Je suis au supermarché, au cinéma,
voire à l’Église », bien que soignants,
le silence s’installe une fraction de seconde. Ce lieu de
souffrances et de peine ne sera jamais un lieu quelconque et encore
moins une entreprise comme une autre. Dans notre réponse,
nous ne manquons pas d’entendre bien plus que ce simple lieu
d’exercice de notre activité professionnelle depuis
plusieurs décennies. Pour reprendre l’idéologie
sous-tendue par la tarification à l’activité,
l’hôpital ne peut se caractériser seulement par
ce qu’on y fait. L’hôpital « est »
un lieu de vie formidable, mais l’angoisse de la mort y est
en permanence présente, massive ou quasiment imperceptible.
Il n’y a pas si longtemps, au regard de la longue histoire
de l’hôpital, quand le malade y entrait, il pouvait
réellement craindre de ne pas en sortir vivant. L’hôpital
reste toujours le lieu où il est le plus probable de mourir.
Si l’hôpital, dans sa vocation hôtelière,
est de plus en plus adapté à un accueil des plus confortables
avec chambres et toilettes individuelles bien propres, climatisation,
télévision, dont nous ne pouvons que nous réjouir,
nous pouvons toutefois nous demander si l’humanisation des
hôpitaux ne s’arrête pas à ce confort hôtelier.
Et parlons des soins. Comment, par exemple, la population française
accepte-telle l’accessibilité de tous aux soins ? Dans
une dépêche de l’AFP du 22 mai 2008, intitulée
« Hôpital : 81 % des Français satisfaits, 79
% jugent ses moyens insuffisants », seulement 53 % des sondés
jugent que « le fait que l’hôpital soit accessible
à tous, quel que soit le niveau de revenu » est l’élément
« le plus important » parmi ceux qui caractérisent
le système hospitalier. C’est donc avec l’assentiment
de 47 % de nos concitoyens que, sans trop y prendre garde 14, nous
nous acheminons vers une culture de l’hôpital du type
prestataire de service où les patients sont des clients et
l’ensemble des personnels hospitaliers sont des fournisseurs
de soins. L’hôpital est conçu comme une entreprise
avec un « patron » à sa tête, anciennement
« directeur d’hôpital » et aujourd’hui
« chef d’établissement ». Nicolas Sarkozy
déclarait dans son discours du 17 avril 2008 à Neufchâteau
sur la « Réforme de l’hôpital » :
14. C’est la thèse principale de notre dernier ouvrage
(R. Gori, M.-J. Del Volgo, 2008).
« Je veux que le directeur soit le patron reconnu, le seul
» et le Rapport Larcher indique que « le directeur doit
être un manager d’excellence, formé et évalué
régulièrement 15 ».
Voilà donc que l’hôpital, censé depuis
son origine accueillir les plus pauvres, se trouve géré
comme une entreprise comme une autre. Les franchises ne cessent
de se multiplier et pulvérisent, ce faisant, le principe
de solidarité. Les malades comme les bien-portants doivent
payer et plus on est malade, plus on paye. Il n’est pas dit,
d’ailleurs, que cette nouvelle donne ne produise pas des effets
délétères et ne soit pas contreproductive aussi
dans le domaine économique. Dans son ouvrage, L’inégalité
nuit gravement à la santé, Richard Wilkinson montre
que « les indicateurs de la santé publique sont moins
tributaires de l’offre médicale que des conditions
socio-économiques dans lesquels les individus vivent et travaillent
16 » et que « plus le degré d’inégalité
socioéconomique est faible, plus les indicateurs de santé
sont bons 17 ». Par exemple les Grecs, dont le revenu moyen
est inférieur de moitié à celui des Américains,
« sont néanmoins globalement en meilleure santé
18 ».
« Ayant étudié le cas de sociétés
hors normes, aussi bien s’agissant de leur égalitarisme
que de la santé de leurs populations, [Wilkinson constate
que] le recoupement des résultats indique qu’elles
connaissent aussi un degré de cohésion exceptionnel,
comme si les écarts de revenus créaient, ou exprimaient,
la fragmentation et la division sociales 19. » Notre société
est de plus en plus inégalitaire avec une hiérarchisation
de plus en plus verticale qui impose sa violence et son modèle.
L’ambition et la réussite se manifestent par l’importance
de la fortune de chacun et de ses biens de consommation. Or pour
Wilkinson, « dans un monde où la survie quotidienne
des individus ne dépendrait pas de l’état de
leurs comptes en banque mais de la solidité de leurs liens
réciproques, l’exclusion sociale serait forcément
considérée avec horreur 20 ».
Comptabiliser, chiffrer, quantifier, contrôler nos activités
et les normaliser, localiser dans le cerveau nos émotions,
nos comportements rationnels ou irrationnels, est bien plus simple,
plus commode, plus adéquat à notre culture de la performance
et moins coûteux que l’attitude de prendre le temps
de raconter notre histoire ou d’analyser par une mise en récit
les situations où nous rencontrons des difficultés.
Les chiffres et les courbes nous exproprient du savoir-faire transmis
de générations en générations. Rajoutons
enfin que seule une culture conçue, non pas comme un secteur
social de divertissement et de spectacle, mais comme la condition
primordiale de la pensée critique et du jugement peut permettre
de « remettre l’humain au coeur de la société
». Ce faisant, les chiffres, qui ont aussi leur intérêt,
ne doivent pas être présentés pour nous faire
taire mais pour nous inviter à parler.
15. Rapport de la Commission de concertation sur les missions de
l’hôpital, présidée par Monsieur Gérard
Larcher, 2008, p. 3.
16. R. Wilkinson (2000), L’inégalité nuit gravement
à la santé, Paris, Cassini, 2002, p. 11.
17. Ibid., p. 9.
18. Ibid., p. 17.
19. Ibid., p. 20.
20. Ibid., p. 43.
Ce qui suppose une réhabilitation de la parole et du dialogue,
du sens et de la narration, de l’histoire et de la transmission.
Dans notre nouvelle « bioéconomie, le comportement
humain se gère comme le grain de blé ou les flux de
marchandises et ce d’autant plus si les professionnels renoncent
à leur pensée critique, et à leur faculté
d’analyser, de juger et de décider 21 ».
Alors sortons de nos corporatismes, de nos individualismes pour
renouer plus que jamais avec les valeurs de solidarité d’autant
que, pour John Stuart Mill, « la sympathie silencieuse de
la majorité peut faire plus de mal encore que le despotisme
d’un seul homme 22 ». Et terminons avec George Orwell
: « Ce qui fait que les gens de mon espèce comprennent
mieux la situation que les prétendus experts, ce n’est
pas le talent de prédire des évènements spécifiques,
mais bien la capacité de saisir dans quelle sorte de monde
nous vivons 23. »
21. R. Gori, « De l’extension sociale de la norme à
l’inservitude volontaire », op. cit., p. 274.
22. J. S. Mill, cité par P. Boutrez, « Préface
à J. S. Mill », De la liberté, Paris, Gallimard,
1990, p. 9.
23. S. Leys (1984), Orwell ou l’horreur de la politique,
Paris, Plon, 2006, p. 11.
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