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LA GRANDE IMPOSTURE ?
Roland Gori

Origine : http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2010-1-page-135.htm

Gori Roland , « La grande imposture ? » , Cliniques méditerranéennes, 2010/1 n° 81, p. 135-139.
R. Gori, psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille I ; 101 rue Sylvabelle F-13006 Marseille.
Erès | Cliniques méditerranéennes 2010/1 - n° 81 pages 135 à 139


La grande imposture ? 1

L’ÉVALUATION

L’évaluation, c’est ma bête noire, c’est quelque chose de proprement épouvantable. Commençons par remarquer qu’elle a complètement changé de sens. On a vidé de sa substance éthique et anthropologique le terme même d’évaluation. Dans l’évaluation telle qu’on l’invoque aujourd’hui, il ne s’agit plus tellement de donner de la valeur à quelque chose en en débattant entre pairs, il s’agit de mesurer un écart par rapport à un standard, par rapport à une norme, de « calibrer » toujours plus les comportements et les activités comme les… tomates de la consommation européenne ! Avec ce nouveau dispositif de construction du sujet éthique2, la signification anthropologique de la notion de valeur devient ce qui peut se réduire à une information. Et j’ajouterais : une information qui peut se vendre et circuler comme une marchandise, à un prix du marché. Par exemple, ce qui compte c’est moins les conséquences épistémologiques et pratiques d’une recherche que son évaluation dans un dispositif managérial de benchmarking, établissant son niveau de performance en fonction de la « marque » de la revue dans laquelle ces travaux de recherche sont publiés. Cette référence à l’« objectivité » participe davantage d’une rhétorique de propagande qu’elle ne procède d’une rigueur méthodologique. Cette authentique révolution idéologique dont a
bénéficié la notion d’évaluation procède moins d’une nécessité intérieure à la communauté scientifique d’améliorer ses activités que d’un art néolibéral de gouverner les individus, de manager leurs activités, de justifier les décisions politiques au nom d’une organisation rationnelle et technique, d’inoculer une novlangue (Gori, Del Volgo, 2008) conduisant les individus à s’autogouverner avec les normes de ce New Public Management qui s’est imposé dans les services publics au cours des années 1980.

1. Ce texte est une reprise d’une communication aux Rencontres de Pétrarque des 21-22-23 juillet2009 organisées à Montpellier par France Culture et Le Monde.

2. Au sens de Michel Foucault.

Partant de là, la philosophie de l’évaluation est une catastrophe. C’est d’ailleurs la cible de la plupart des professions que représente L’appel des appels (Gori, Cassin, Laval, 2009). Nous considérons que c’est une imposture, une mascarade, qui au nom d’une légitimité pseudo-scientifique, pseudo technique et pseudo-comptable, nous impose d’avoir le nez sur le guidon et de ne pas réfléchir à ce que nous faisons. Or, si un soignant doit aujourd’hui choisir entre cocher des cases – stupides, il faut bien le dire – qui n’ont rien de scientifique, ou soigner, il doit choisir de soigner. Si un chercheur doit aujourd’hui choisir de publier dans des revues, parfois dans des disciplines sans aucun intérêt, ou faire de la recherche, il doit faire de la recherche.

L’évaluation est devenue aujourd’hui une matrice de gouvernement qui conduit les individus à une servitude volontaire, au nom, soi-disant, d’une logique comptable, d’un réalisme, d’un pragmatisme, alors que nous avons vu, avec la crise, que cette philosophie utilitaire, réaliste, était une monstruosité, qui finalement ne reposait pas sur grand-chose. C’est quelque chose sans référence, qui renvoie d’un signe à un autre signe, un autre signe sans référence, c’est-à-dire sans réalité. C’est un point extrêmement important à relever, pour moi, et dont la mascarade de l’évaluation témoigne à plein régime. Il y a cette espèce de croyance magique dans ce que Max Weber appelait « le romantisme des chiffres ». On a l’impression qu’avec des indicateurs techniques, quantitatifs, on est à même d’évaluer. Eh bien, on n’évalue pas, on dévalue. Et c’est le problème majeur aussi bien au niveau de la justice, au niveau de l’université, de la recherche, au niveau du soin. La tarification à l’activité, à l’hôpital par exemple, est une mascarade, qui ne conduit qu’à une seule chose, c’est finalement à soumettre socialement les individus pour mieux rationaliser les soins et les transformer en segments de leurs activités techniques.

LA SERVITUDE VOLONTAIRE

La question, pour moi, est moins celle d’une révolution, d’une insurrection, voire d’une désobéissance civile, que celle de ce que j’appelle « l’inservitude volontaire », par opposition à La Boétie qui invoquait, lui, la servitude volontaire.

Nos professions, professions du service public, de l’espace public, de l’humain, refusent de se faire les instruments d’un pouvoir qui transforme l’homme en instrument. C’est cela notre révolte, c’est cela notre position d’indignation morale. Je le dis en m’appuyant sur Camus : « Se révolter, c’est refuser l’humiliation sans la demander pour l’autre », et c’est ça l’important, « sans la demander pour l’autre ». Nous refusons l’humiliation, mais nous ne la demandons pour personne. Encore une fois, ce que nous combattons, c’est une société de normalisation, la procédure de normalisation, d’instrumentalisation dont un des opérateurs dans la civilisation actuelle est l’évaluation telle qu’elle se pratique aujourd’hui.

La manière dont on peut concevoir l’éducation, la justice, le soin, l’information, ce n’est pas seulement un problème technique, ce n’est pas seulement un problème professionnel, c’est quelque chose qui révèle une certaine conception de l’humain, une certaine façon de s’y prendre avec l’humain, une fiction anthropologique qui organise les déchiffrages du monde.

Il y a une forme d’urgence à témoigner d’une expérience à la fois de souffrance sociale, de souffrance psychologique, de souffrance culturelle, face à des dispositifs de normalisation qui demandent aux professionnels d’accompagner les individus et les populations, de les amener à consentir librement à leur soumission sociale. Finalement, nous sommes dans une civilisation du consentement, on requiert des individus et des populations qu’ils consentent, par conséquent on demande à des professionnels d’amener les individus et les populations à consentir à leur calibrage social par la quantification.

C’est Camus (1951, p. 293) qui écrivait : « L’époque qui ose se dire la plus révoltée n’offre à choisir que des conformismes. La vraie passion du XXe siècle, c’est la servitude. »

La crise que nous vivons n’est pas seulement une crise financière, une crise économique, une crise politique, c’est aussi une crise des valeurs, de civilisation, de culture, et finalement des gens qui acceptaient jusqu’à maintenant que l’on transforme leur métier, qu’on instrumentalise leur profession, qu’on pervertisse leur métier, aujourd’hui disent : non, ce n’est pas possible. On nous demande d’incorporer des valeurs qui ont fait la preuve de leur toxicité sur le marché même qui les a générées. Il y a quelque chose qui ne va pas, on ne peut pas accepter de souffrir pour quelque chose qui ne marche pas. C’est une crise éthique.

REFONDER LA DÉMOCRATIE

Nous avons, donc, je pense, à retrouver quelque chose qui est le temps de la réflexion.

Pour nous, le problème, c’est d’avoir du temps pour réfléchir ensemble sur ce que nous faisons. Il s’agit aussi de retrouver, peut-être, les fondamentaux qui sont à la base de notre démocratie. Qu’est-ce que c’est que la démocratie ? La démocratie, c’est une redistribution de la parole qui fait que l’autre est mon égal, même s’il n’est pas mon semblable. La démocratie, c’est ce qui fait que j’essaye de vous convaincre avec ma logique, ma rhétorique, avec mes arguments, mais pas de vous contraindre. Lorsque, pour les Grecs – souvenons-nous en, ce sont quand même ceux qui ont fondé notre conception de la démocratie –, nous sommes dans des dispositifs de contraintes, des dispositifs qui visent à contraindre sans convaincre, c’est la barbarie. Je dis donc qu’aujourd’hui, si au niveau de la politique nous ne sommes pas à même de retrouver effectivement un espace de parole, un espace d’échange, nous sommes alors dans quelque chose qui est pré-politique, nous sommes dans quelque chose qui est de l’ordre d’une nouvelle forme de « barbarielight ». Et c’est là que je reviens sur cette question de l’évaluation, l’évaluation c’est ce que Deleuze appelait « les petits fascismes de la vie ordinaire », on a l’impression qu’en quelque sorte l’on va pouvoir se servir soi-même finalement en profitant de l’autre. On accepte de contraindre l’autre, parce qu’on a l’impression que cela va nous rapporter. C’est ce que La Boétie appelait les « tyranneaux ». Moi, je pense que nous sommes dans une démocratie qui doit se refonder en refusant justement la servitude.

Une civilisation tend à se dévaluer dès lors qu’elle ignore que j’ai besoin de l’autre pour être moi-même. Il n’y a de sujet que d’une altération, d’une altérité avec soi.

Nous ne faisons pas de politique, nous disons que nous en sommes à un point où nous pouvons essayer de révéler quelque chose du politique de nos métiers, ce qui n’est pas du tout la même chose, c’est quelque chose qui a trait à la Cité tout autant qu’aux modes de subjectivation.

Je crois qu’aujourd’hui, plus que la révolution, plus que l’insurrection, ce qui importe, c’est de pouvoir finalement se réapproprier l’espace civil, l’espace public.

L’appel des appels, c’est, pour reprendre Camus : « Je me révolte, donc nous sommes. » C’est une posture d’indignation morale, qui dénonce une civilisation de la servitude volontaire dont l’évaluation est l’imposture la plus courante et la plus générale. Civilisation de l’évaluation contre culture de la démocratie. Là est le débat.

BIBLIOGRAPHIE

CAMUS, A. 1951. L’homme révolté, Paris, Gallimard.

GORI, R. ; CASSIN, B. ; LAVAL, Ch. 2009. L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et une nuits.

GORI, R. ; DEL VOLGO, M.J. 2008. Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël.

LA BOÉTIE. 2002. Discours de la servitude volontaire, Paris, Vrin.

Résumé

L’évaluation aujourd’hui se trouve vidée de sa substance éthique et anthropologique.

L’imposture de l’évaluation, c’est qu’au nom d’une légitimité pseudo-scientifique, pseudo-technique et pseudo-comptable, elle nous impose de ne pas réfléchir à ce que nous faisons. L’évaluation est devenue aujourd’hui cette matrice de gouvernement qui conduit les individus à une servitude volontaire, au nom, soi-disant, d’une logique comptable, d’un réalisme, d’un pragmatisme. La crise que nous vivons n’est pas seulement une crise financière, une crise économique, une crise politique, c’est aussi une crise des valeurs, de civilisation, de culture. La démocratie doit se refonder en refusant la servitude volontaire de cette civilisation de l’évaluation.