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Origine : http://www.geocities.com/interzonelibrary/gentissympo.html
Symposium de psychiatrie Février 1998
Roger Gentis
Je remercie le Professeur Werner de m'avoir choisi pour venir présenter
ce rapport à votre symposium. Je pense qu'il l'a fait en connaissance
de cause : j'ai participé pendant près d'un demi-siècle
à la difficile transformation de la psychiatrie française,
ce qui ne peut manquer d'émailler ce rapport de souvenirs personnels
et de l'entacher d'une certaine partialité. Vous voudrez bien
en tenir compte. Par ailleurs, j'ai cessé d'exercer il y a
maintenant neuf ans dans la psychiatrie publique, mais j'occupe ma
retraite avec de multiples actions de formation et surtout , dans
le midi de la France, avec de nombreuses supervisions et régulations
d'équipe, tant dans le secteur socio-éducatif que dans
le secteur médico-social; je participe tous les ans à
plusieurs rencontres et colloques - bref, je reste en contact assidu
avec la psychiatrie en train de se faire, et c'est ce qui m'autorise
à prendre la parole devant vous.
A moins d'y passer des heures, je ne saurais évidemment pas
plus que quiconque dresser un tableau exhaustif de la psychiatrie
française en cette année 1998. Comme sans doute dans
la plupart des pays dits occidentaux, la situation est en France extrêmement
complexe, conflictuelle et mouvante. Vous connaissez aussi bien que
moi les multiples options idéologiques qui se disputent actuellement
le champ de la santé mentale - la France n'est nullement en
retard à cet égard et on y trouve comme ailleurs à
portée de main comportementalisme, cognitivisme, thérapies
systémiques, psychiatrie biologique, psychanalyse freudienne
ou jungienne, art-thérapie, sophrologie, analyse transactionnelle,
thérapies gestaltistes, etc. Comme ailleurs sans doute, ces
différentes tend ances s'affrontent ou s'associent - plusieurs
d'entre elles coexistent le plus souvent dans une même pratique,
de façon plus ou moins éclectique, sans que cette coexistence
ait été toujours bien pensée, bien articulée,
ce qui est assez étonnant dans un pays où la spéculation
théorique précède souvent d'assez loin les réalisations
pratiques.
On ne peut par ailleurs dissocier ce malaise de la psychiatrie de
la conjoncture politique et économique dans laquelle il se
développe. Dans le contexte actuel d'inflation du coût
de la santé et des tentatives de maîtrise que cela induit
chez les gestionnaires, la psychiatrie se trouve dans une position
très inconfortable, car on lui demande de limiter ses dépenses,
et pour cela d'évaluer son activité en vue de la rationaliser,
de rendre des comptes - ce qui en soi est tout à fait normal
et compréhensible : la difficulté dans le cas de la
psychiatrie, c'est qu'il est difficile de fonder ces calculs sur des
paramètres véritablement pertinents, comme c'est plus
aisément le cas en médecine somatique. Il y a là
une aporie méthodologique bien connue, même si l'on s'obstine
à la méconnaître : lorsqu'il s'agit de prendre
en compte le sujet humain, toute tentative de quantification l'objective
immanquablement, et l'on n'a plus affaire qu'à un pseudo-sujet,
un sujet en trompe l'œil. Alors on s'évertue à
établir des grilles de calcul aussi ingénieuses qu'arbitraires,
dont le résultat le plus clair est de fournir des statistiques
inutilisables, ou que du moins on devrait considérer comme
telles - car à la base on ne peut mettre des chiffres sur la
pratique sans distordre gravement la réalité de celle-ci.
Plus grave encore, il y a là l'amorce d'un cycle éminemment
pervers, car les réticences et les tricheries des travailleurs
de base suscitent la défiance des instances de contrôle
et la mise en place d'un appareil hiérarchique de plus en plus
bureaucratique et policier, de plus en plus désinséré
de la pratique réelle des gens de terrain. Ces bureaucrates,
qui étaient parfois de bons soignants tant qu'on ne les avait
pas aliénés à cette tâche impossible, s'accrochent
alors faute de mieux à ce qui fait illusion de leur pouvoir,
ils deviennent des fétichistes de l'ordinateur et ne voient
plus l'exercice du métier de soignant qu'à travers les
quatorze pouces de leur écran. Il me semble qu'il y a la, c'est
pourquoi j'insiste un peu, un des ingrédients essentiels du
malaise actuel de la psychiatrie, en France - difficulté qu'on
peut ramener, en fin de compte, à un problème de méthodologie,
qui est en même temps un problème d'éthique :
on veut faire entrer la psychiatrie dans une quantification dont la
validité, si toutefois elle est établie, a été
testée hors de son champ, et qui constitue pour elle un véritable
lit de Procuste. En un mot, on ne semble pas s'être soucié
de la spécificité de la psychiatrie et c'est sans doute
par là qu'il aurait fallu commencer...
Nous touchons là, bien sûr, un autre aspect important
de la question : la placer de la psychiatrie parmi les disciplines
médicales. L'évolution institutionnelle de ces vingt
dernières années tend à intégrer de plus
en plus précisément la psychiatrie à la médecine
: l'hospitalisation psychiatrique se fait de plus en plus souvent
dans les hôpitaux généraux et les infirmiers qui
travaillent en psychiatrie proviennent désormais du lot commun
du "Diplôme d'Etat". Il y a certes bien longtemps
que la psychiatrie est considérée comme une branche
de la médecine, ce qui est certainement beaucoup moins scandaleux
aujourd'hui qu'au début de ce siècle, où l'aliénisme
ne faisait guère que les premiers traitements biologiques vraiment
actifs dont ont disposé les psychiatres (la cure de Sakel et
la convulsivothérapie) remontent aux années trente -
et c'est en 1938, en France, que les asiles d'aliénés
sont devenus aujourd'hui où nous disposons à tous le
moins d'une gamme la place de la psychiatrie parmi les disciplines
médicales - l'erreur commence lorsqu'on prétend faire
du psychiatre "un médecin comme les autres".
"Un médecin comme les autres", ce la suppose que
les autres - tous les autres - soient en quelque sorte médecins
de droit, incontestables, et que la position du psychiatre soit à
cet égard discutable, puisqu'un effort d'assimilation est nécessaire
pour l'intégrer pleinement à la médecine comme
allant de soi alors que c'est justement cette unité qui fait
question. Le psychiatre, un médecin comme les autres ? Oui,
en ce sens que, comme beaucoup de ses confrères, il a à
chercher sa place parmi une grande diversité de pratiques dont
les différences sont aussi évidentes que ce qu'elles
peuvent avoir en commun.
On me dira que cette formule : "le psychiatre, un médecin
comme les autres", est un peu sommaire et qu'elle est rarement
utilisée telle quelle, sous cette forme à l'emporte-pièce,
par les responsables de la santé. Sans doute, mais c'est pourtant
elle, sous cette forme hâtive, qui sous-tend cette marche forcée
à l'intégration dans laquelle se trouve actuellement
entraînée la psychiatrie française. Nous nous
trouvons en butte à une volonté de nivellement qui semble
vouloir faire table rase des problèmes, comme s'il s'agissait
de s'en débarrasser une fois pour toutes : "allez, on
en a assez discuté, on intègre la psychiatrie à
la médecine et on n'en parle plus..." Il faut au contraire
continuer à en parler.
On peut d'ailleurs remarquer que, plus on médicalise la psychiatrie
d'un côté, plus on la démédicalise de l'autre.
La loi de 1975 sur les handicapés, en France, représente
une pierre milliaire dans cette évolution : en mettant l'accent
sur la notion de handicap mental, en gratifiant d'une allocation pour
handicapés ceux qu'on appelait jusque-là les malades
mentaux, la loi de 1975 a beaucoup contribué à jeter
le trouble chez les psychiatres, qui ne savent au fond plus bien non
seulement comment soigner, mais qui même ils ont encore à
soigner. Ceci est désormais très évident dans
la pratique institutionnelle : hormis les différences de statuts
et de rémunération, il existe un véritable flou
entre éducateurs (ou rééducateurs), psychiatres
et psychologues - et ce ne sont pas les psychiatres qui trouvent le
plus aisément leur place. En fin de compte, leur seule prorogative
indiscutable serait de prescrire des médicaments, ce dont ils
se satisfont assez rarement. On serait tenté de dire que, sous
couvert d'en faire un médecin de plein droit, le psychiatre
est en fait devenu le parent pauvre, non seulement de la médecine,
mais de la psychiatrie elle-même, dans lz secteur public tout
au moins. Ceci explique sans doute en partie le désintérêt
grandissant pour cette profession : en 1986, lit-on dans le dernier
bulletin de l'Ordre des Médecins,, sur 3.367 postes de psychiatres
hospitaliers, 2.535 seulement étaient occupés par des
titulaires, 271 par des contractuels, et 263 laissés vacants...
Je ne voudrais toutefois pas brosser un tableau trop sombre de l'état
des lieux en France en 1998. J'ai quarante huit ans de psychiatrie
derrière moi et j'ai connu pire que la situation actuelle.
En fait, comme cela a sans doute toujours été le cas,
cette situation varie beaucoup suivant les lieux, c'est-à-dire
essentiellement suivant l'histoire locale (pas seulement psychiatrique)
et suivant les acteurs de cette histoire (pas seulement les travailleurs
psychiatriques). J'y reviendrai. Il convient toutefois d'essayer de
dégager des tendances générales à l'évolution
en cours, de dévoiler si possible les fondements idéologiques
de ces tendances et de les situer dans une perspective plus large
- ce qu'on peut définir comme le cadre économique et
social dans lequel nous avons à vivre et à travailler,
et que nous avons aussi à faire évoluer dans la mesure
de nos moyens...
J'ai fait connaissance avec la psychiatrie au milieu de mes études
de médecine, en 1950 exactement - en travaillant d'abord dans
un service universitaire qui reflétait bien les contradictions
de l'époque : avec trente six lits seulement, il pourrait encore
avoir sa place dans un dispositif actuel de psychiatrie publique :
il était certes unisexué, réservé aux
femmes, mais c'était un service libre (les services libres
existaient en France depuis les années vingt) et pratiquait
donc ce qu'on appelle aujourd'hui l'écrémage, les malades
relevant d'un internement étant évacués sur l'hôpital
psychiatrique voisin. Curieux service libre pourtant : les portesx
en étaient constamment fermées et, sur trente six lits,
il comptait douze cellules dotées de murs caoutchoutés,
de judas et de verrous chromés véritablement imposants.
C'est dans ce cadre, où l'on pratiquait beaucoup d'électrochocs
et où l'on expérimentait à doses extrêmement
prudentes, sous le nom de code 4560 RF, un nouveau médicament
qui devait être commercialisé un peu plus tard sous le
nom de Largactil - c'est dans ce cadre improbable que s'est décidée
mon orientation analytique, grâce à Jean Guyotat qui
était tout jeune chef de clinique et dont j'ai dû être
le premier élève.
Après cela, j'ai fait quinze mois d'internat alimentaire dans
un hôpital psychiatrique de province qui répondait bien
aux normes de l'époque : douze cents malades, trois médecins-chefs
(le troisième poste venait juste d'être créé,
ce qui avait permis de diviser en deux le service des femmes - mais
celui des hommes ne disposait encore que d'un médecin, de surcroît
responsable d'un service de sûreté, et il n'était
encore pas question de médecins-assistants). Là aussi,
on pratiquait encore l'écrémage : chaque service disposait
alors d'un "pensionnat" où étaient soignés
une vingtaine de malades - les autres étaient abandonnés
aux infirmiers et surveillants qui ne disposaient alors que d'une
formation assez rudimentaire et se sentaient eux-mêmes très
délaissés par le corps médical ... Il a fallu
que j'arrive, en Janvier 1956, à l'hôpital de Saint-Alban
en Lozère, pour voir qu'avec quelqu'un comme François
Tosquelles, on pouvait pratiquer une tout autre forme de psychiatrie.
Vous comprenez que je vous livre ces éléments de son
histoire personnelle à titre de vignettes, d'illustrations
de ce qu'était la psychiatrie française il y a une cinquantaine
d'années. J'ai eu la chance d'être d'une génération
qui a vécu, et impulsé dans une certaine mesure, cette
profonde transformation de la psychiatrie qui l'a faite passer de
l'aliénisme à la situation actuelle, dont la confusion
serait celle, me semblait-il, d'une époque de transition. J'ai
entrepris ses études de médecine en 1945, immédiatement
après la fin de la guerre. Ceci est important, car bien sûr,
dans les années qui ont suivi, beaucoup de choses en France
bénéficiaient d'un esprit de renouveau; les années
de guerre et d'occupation avaient fait coupure et, dans tout le champ
social, les réformateurs avaient le vent en poupe. La transformation
de la psychiatrie était certes déjà amorcée
: j'ai rappelé plus haut que les placements libres dataient
des années vingt, que les traitements médicaux commençaient
à se répandre en France dès avant la guerre,
qu'en 1938 avaient vu le jour et les hôpitaux et les infirmiers
psychiatriques ; des consultations ouvertes se créaient dans
les dispensaires, on se préoccupait aussi des enfants ... Tout
était donc en place pour que la psychiatrie puisse enfin répondre
à sa vocation médicale. Mais encore plus important peut-être,
dans l'immédiat après-guerre, la psychiatrie française
se découvrait une vocation sociale. A vrai dire, cela non plus
n'était pas nouveau : dès la fin du siècle dernier,
le mouvement hygiéniste tentait en France de combattre les
"fléaux sociaux" : la lutte anti-tuberculeuse avait
par exemple amplement montré l'intérêt d'une politique
bien conduite de santé publique et en 1920, la Ligue d'hygiène
et de prophyslaxie mentale, sous l'impulsion d'Edouard Toulouse, engageait
la psychiatrie dans cette voie. Mais en 1945, après les espoirs
déçus du Front Populaire, après la mise en veilleuse,
ou en couveuse, des années de guerre, un véritable activisme
s'emparait des esprits. La France allait ainsi se doter d'un régime
très avancé de sécurité sociale. C'est
dans cette conjoncture que l'avant-garde de la psychiatrie française
devait se rallier autour d'un programme de réformes qui élaborait
une véritable doctrine et se pourvoyait même d'un nom
: c'était la politique de secteur.
Evidemment, cette appellation n'était peut-être pas des
plus heureuses : elle mettait l'accent sur le découpage géographique,
donc sur l'aspect le plus purement administratif de ce programme.
C'est d'ailleurs ce qui, à l'usage, s'est révélé
le plus négatif dans cette politique : le découpage
en "secteurs" a reconduit dans une certaine mesure à
l'extérieur de l'hôpital ce qu'on a pu appeler la féodalité
asilaire - chaque service, sous l'autorité d'un médecin-chef,
se comportant de façon autarcique et entretenant avec ses voisins
des relations de rivalité plus ou moins conflictuelles. Des
réformes judicieuses ont été récemment
introduites à cet égard dans le fonctionnement sectoriel
: limitation du mandat des médecins-chefs, par exemple, et
redécoupage en unités seront les résultats, car
il s'agit de mettre fin à une tradition et des habitudes vieilles
de deux siècles, mais à mon avis elles vont dans le
bon sens - dans le sens d'ailleurs des intentions des artisans et
des prophètes de la sectorisation, qui étaient entre
autres de mettre fin au monopole médical au profit d'une psychiatrie
plus ouverte, s'assurant d'autres concours que celui des médecins
et de leurs collaborateurs immédiats. Ce qui est à craindre,
c'est que certaines administrations ne profitent de cette limitation
du pouvoir médical pour y substituer le leur propre : cette
crainte commence malheureusement à se réaliser très
précisément en certains lieux, et il va de soi qu'au
regard des promesses essentielles de la sectorisation, la psychiatrie
n'a rien à gagner de la substitution d'un pouvoir bureaucratique
au pouvoir médical. Quoi qu'il en soit, quel que soit l'attachement
qu'on puisse conserver à une expression qui nous a si longtemps
servi de bannière, je ne serais personnellement pas fâché
qu'on renonce un jour à cette appellation de "psychiatrie
de secteur".
Pour les promoteurs et les prophètes de la "sectorisation"
il était clair en tout cas dès le départ, il
y a donc une cinquantaine d'années, que la nouvelle psychiatrie
devait répondre aux impératifs de bon sens : aborder
les problèmes au plus près de leur émergence,
c'est-à-dire dans le Milieu social habituel du malade - et
d'assurer, pendant des années s'il le fallait, la continuité
des soins. Ceci impliquait que ceux-ci soient pratiqués avant
tout hors de l'hôpital et que l'hospitalisation ne devienne
plus qu'occasionnelle et de courte durée. Cet objectif me semble
avoir été atteint dans l'ensemble : un peu partout,
des structures légères et diversifiées se sont
ouvertes en marge de l'hospitalisation traditionnelle, qui s'est considérablement
réduite au cours des deux dernières décennies.
La persistance d'un nombre important de vieux malades dans de vieux
pavillons d'hospitalisation constitue toutefois encore un facteur
d'inertie considérable dans un nombre d'établissements,
en immobilisant une partie importante du personnel soignant et surtout
en fournissant un prétexte de choix à la routine et
au découragement. Il faut dire aussi que l'hospitalisation
de longue durée, voire l'hospitalisation à vie, ne se
limite plus aux vieux hôpitaux psychiatriques, et que si l'effectif
de ceux-ci a fondu depuis quelques temps, c'est aussi parce qu'un
nombre important de leurs pensionnaires ont été transférés
dans d'autres établissements, tels les Maisons d'Accueil Spécialisées
ou, dans les régions rurales surtout, les maisons de retraite.
Nous touchons là un autre aspect de la confusion actuelle :
c'est que souvent, dans de nombreux lieux, la psychiatrie nouvelle
doit se frayer un chemin à travers les décombres du
passé, dont l'héritage est encore très lourd.
Tout le monde souhaite probablement disposer de lieux d'hospitalisation
)à petit effectif, permettant des soins actifs et de courte
durée - mais dans la plupart des lieux cet objectif ne peut
être atteint qu'en excluant d'une façon ou d'une autre
les dizaines de malades chronicisés qui représentent
l'héritage de la psychiatrie asilaire. Il y a plusieurs façons
d'en arriver là : la plus simple est sans doute de mettre dehors
les personnes qui ne relèvent plus de soins véritables
et de faire confiance aux services sociaux et aux organisations caritatives
pour s'occuper d'eux; c'est ainsi que les grandes villes on rencontre
souvent parmi les clochards et les S.D.F. (sans domicile fixe) des
psychotiques avérés qui ont perdu tout contact avec
la psychiatrie : à ce qu'on dit, ce phénomène
n'a pas atteint en France les proportions qu'il aurait prises en Italie
et surtout aux Etats-Unis, mais il existe incontestablement et témoigne
de la difficulté de la psychiatrie française, encombrée
de son passé, à se moderniser. Une autre solution, très
largement utilisée, est de transférer comme l'ai dit
ces malades vers d'autres structures d'hébergement : on a d'abord
utilisé à cet effet, surtout dans les zones rurales,
les hospices traditionnels, devenus maisons de retraite, dont certaines
arrivaient à compter beaucoup plus de malades psychiatriques
que de personne simplement âgées : avec le temps, cette
situation se décante peu à peu mais elle subsiste encore
ça et là. On pourrait dire d'ailleurs que ce transfert
massif de malades d'asile dans les hospices a souvent constitué
une des premières réalisations pratiques, avec les consultations
du dispensaire, de la psychiatrie de secteur: placer des dizaines
de malades dans les hospices du secteur supposait en effet qu'on leur
rende visite et surtout qu'on instaure une collaboration avec le personnel
de ces établissements; en retour, les soignants psychiatriques
qui se rendaient dans les hospices étaient souvent consultés
pour des personnes âgées qui posaient quelques problèmes
et à qui on essayait ainsi d'éviter l'hospitalisation
psychiatrique. Souvent aussi, les soignants psychiatriques ont été
à l'origine, avant que cela ne se répande un peu partout,
des activités occupationnelles qui sont venues mettre un peu
de vie et d'animation dans les maisons de retraite. Bref, il y avait
là un véritable embryon de travail "sur le secteur"
et pas seulement une caricature de cette forme de travail.
La loi de 1975 sur les handicapés a aussi permis de casser
un nombre important de malades asilaires dans ce qu'on a appelé
"Maisons d'Accueil Spécialisées". La création
de ce type d'établissements a suscité au départ
de violentes protestations dans les milieux psychiatriques : on craignait
à juste titre qu'il n'y ait là que des "asiles
aux rabais", car il s'agissait très explicitement de créer
pour ces malades des structures moins coûteuses qu' l'hospitalisation
dite spécialisée. En fait, les M.A.S. me semblent avoir
eu dans l'ensemble des effets moins négatifs que ceux qu'on
pouvait redouter : le personnel de ces établissements s'est
souvent attaché aux malades très handicapés dont
il a à s'occuper et fait parfois preuve de beaucoup d'attention
et d'invention à leur égard, jusqu'à acquérir
une compétence toute particulière en ce domaine. Il
ne faut pas oublier qu'à l'hôpital psychiatrique, ces
malades chronicisés étaient souvent négligés,
pour ne pas dire abandonnés, parce qu'il était plus
raisonnable et plus gratifiant de s'occuper en priorité de
personnes moins atteintes, sinon plus curables. Dans les M.A.S., les
meilleurs d'entre elles tout au moins, le personnel (y compris la
direction et d'administration) a eu à cœur de relever
de défi qui lui était implicitement lancé, de
ne pas devenir des bas-fonds de la nouvelle psychiatrie, où
l'on se déchargerait des malades dont on ne sait que faire
en les abandonnant à leur sort.
Une autre solution enfin, la plus conforme à l'esprit de la
sectorisation, a consisté à loger hors de l'hôpital
les malades chronicisés et à leur assurer une assitance
et un accompagnement adéquat. Cette solution suppose évidemment
que le malade dispose au départ d'un minimum d'autonomie, mais
d'après mon expérience, ce facteur est très difficile
à évaluer et nous avons eu à cet égard
bien des surprises, aussi bien en ce qui concerne les succès
que les échecs. Cette entreprise est semée d'embûches,
elle demande beaucoup de personnel d'accompagnement un banc d'essai
incomparable et une remarquable occasion de formation, - une remarquable
occasion aussi de se débarrasser des vieilles habitudes hospitalières.
Les appartements protégés ont encore beaucoup contribué
au développement d'un mouvement associatif entreprenant et
dynamique, qui en certain lieux joue un rôle de premier plan
dans le traitement et la réinsertion sociale des malades.
*
Je n'ai parlé jusqu'ici que de la psychiatrie d'adulte, n'ayant
personnellement plus d'expérience directe de la psychiatrie
infanto-juvénile depuis les années soixante, c'est-à-dire
depuis l'époque où elle a connu en France une évolution
tout à fait remarquable. Parmi tous les facteurs et les circonstances
qui ont permis cette évolution, il faut en pointer un qui n'est
pas glorieux : c'est que les services hospitaliers de pédopsychiatrie,
tels qu'ils existaient à l'époque, ne se trouvaient
pas encombrés par leurs échecs - à seize ans,
les enfants malades passaient dans les services d'adultes où
ils étaient souvent mal acceptés et mal soignés
: en tout cas, cette façon de faire contrevenait gravement
au principe de la continuité des soins et c'est en grande partie
dans les années soixante-dix, à l'initiative de particuliers,
tant de "lieux de vie" alternatifs qui ont joué un
rôle important dans l'évolution de l'assistance psychiatrique,
même si la plupart ont disparu aujourd'hui.
La pédopsychiatrie a donc bénéficié de
facteurs conjoncturels favorables qui ont favorisé sa transformation,
bien plus spectaculaire que celle de la psychiatrie adulte, au cours
des vingt-cinq dernières années. En bien des lieux,
le travail des équipes des "intersecteurs" de psychiatrie
infanto-juvénile peut représenter, sinon un modèle,
du moins un intéressant précédent pour celles
des secteurs adultes. Précédent en ce sens que l'hospitalisation
plein temps, lorsqu'elle existe encore, a pu être réduite
dans des proportions considérables : précédent
en ce sens que les soignants, par la force des choses, travaillent
en collaboration; précédent enfin et surtout en ce sens
que s'occuper d'enfants en difficulté, dans le champ psychiatrique,
relève à la fois du soin et de la prévention.
Il a toujours été dans la vocation de la psychiatrie
publique, lorsqu'elle affiche des ambitions sociales, de se préoccuper
de prévention et d'hygiène mentale - et cela, les pédopsychiatres
et leurs collaborateurs le font quotidiennement sans même avoir
à y penser : s'occuper à temps d'un enfant (ce qui implique
souvent qu'on s'occupe aussi du milieu familial et social), c'est
bien souvent désamorcer les complications ultérieures
- et cela, parfois, à relativement peu de frais ; je ne pourrais
citer ici plusieurs exemples de situations véritablement pathogènes
qui ont été dénouées en quelques semaines
par un psychiatre ou un psychologue, avec l'aide éventuelle
des services sociaux.
Il y a aussi une raison évidente à cette percée
de la psychiatrie infanto-juvénile : c'est que la France, qui
était restée longtemps plutôt réticente
à l'égard des idées de Freud, est devenue après
la guerre une terre d'élection pour la psychanalyse. Ceci est
dû pour une grande part à Jacques Lacan, qui compte sans
doute autant d'adversaires que de partisans, mais cette division même
au sens du mouvement psychanalytique semble avoir suscité une
émulation productive qui a conféré à ce
mouvement un grand dynamisme ; de plus, poursuivant en cela dans la
ligne de Freud, Lacan a beaucoup dialogué avec les philosophes,
les anthropologues, les linguistes, à un moment où le
structuralisme brillait en France de tous ses feux, et cela a considérablement
élargi l'audience de la psychanalyse. Françoise Dolto,
dont l'œuvre est devenue absolument incontournable et inspire
peu ou prou, actuellement, la plupart des pédopsychiatres,
même s'ils n'ont pas bénéficié personnellement
d'une formation psychanalytique. Comme le dit fort bien un psychiatre
des hôpitaux, le Dr Michel Potencier, dans le dernier bulletin
de l'ordre des médecins, "qu'on ait fait ou non une analyse
didactique ou personnelle, la psychiatrie infanto-juvénile
ne peut se passer de l'apport de la théorie psychanalytique.
Dans nos thérapies, nous essayons d'utiliser le moins possible
la chimiothérapie et de travailler plus sur la relation".
En psychiatrie d'adultes, la situation est un peu différente.
Il y a eu une époque, dans les années soixante-dix surtout,
où la psychanalyse suscitait un tel engouement chez les jeunes
psychiatres qu'on pouvait croire que hors d'elle il n'y avait pas
de salut. Il faut dire qu'en cette période d'après 1968,
il régnait dans les milieux intellectuels un véritable
terrorisme gauchiste (trotskiste, maoïste ou althussérien
dans le champ proprement politique), et que la radicalisation chez
les jeunes psychiatres de la pensée psychanalytique ne faisait
que suivre cette pente. On a pu alors faire cette amère et
surprenante constatation que la théorie psychanalytique, qui
se présentait volontiers dans les médias comme un incomparable
instrument de libération, pouvait en fait être mise au
service d'un conformisme intellectuel totalitaire et, ce que Freud
n'aurait sans doute jamais envisagé, contraindre les gens à
se taire en présence du pouvoir analytique. Il n'est pas exagéré
de dire qu'en certains lieux, les secteurs de la psychanalyse (qui
se réclamaient presque tous de Lacan) ont cassé le mouvement
de transformation soignant, consigné par les maîtres
du jour dans des tâches occupationnelles et, selon eux, sans
aucune valeur thérapeutique. Il ne faut pas s'étonner
dans ces conditions si une vive réaction anti-psychanalytique
s'est ensuivie. C'est que faire de la psychanalyse, être psychanalyste
dans un service psychiatrique, cela ne veut pas dire s'enfermer quelques
heures par semaine dans son bureau avec quelques malades choisis,
et considérer que le reste n'a pas d'importance, puisque la
psychanalyse n'y peut rien. Variété distinguée
de l'écrémage, asile pas mort - cet épisode nous
a du moins appris que de vieilles structures pouvaient se réactualiser
sous des masques nouveaux : ouvrons donc l'œil : cela peut encore
se produire...
En fait, cette période d'après 1968 a correspondu à
une véritable régression de la pensée psychanalytique
dans ses rapports avec la psychiatrie. Il faut remarquer que, dès
le départ, dans l'immédiat d'après guerre, les
psychiatres progressistes, ceux qui commençaient à prôner
la sectorisation, étaient pour la plupart ouverts à
la pensée psychanalytique. Il y eut certes un épisode
lamentable, dans les années cinquante, où sous la pression
de directives venues de Moscou (c'était la grande époque
de Jdanov et de Lyssenko), les psychiatres communistes français,
qui étaient nombreux parmi les psychiatres progressistes, se
mirent à dénoncer la psychanalyse comme idéologie
"bourgeoise" et à exhumer les thèses critiques
de Likhaïl Bakhtine et de Georges Politzer. Mais cela ne dura
pas (plusieurs de ces contempteurs de la psychanalyse sont d'ailleurs
devenus des analystes de renom), et les artisans de la sectorisation
sont toujours partagés entre analystes et sympathisants de
la psychanalyse. Le véritable clivage s'est plutôt fait
entre écoles, les lacaniens se regroupant dans le mouvement
de psychothérapie institutionnelle" autour de François
Tosquelles et de Jean Oury - ceux de la Société Psychanalytique
de Paris autour de Paul-Claude Racamier et de l'équipe du XIIIe
arrondissement parisien. Clivage regrettable sans doute, mais à
la longue plutôt productif, et qui tend d'ailleurs aujourd'hui
à disparaître au profit d'échanges animés
fondés sur une tolérance , parfois même une estime
réciproques. Il me semble que le dogmatisme est en recul dans
ce domaine et que si les psychiatres-psychanalystes en viennent à
se reconnaître entre eux, c'est qu'ils font la distinction entre
ceux qui ont une pratique institutionnelle effective et ceux qui ne
font que jouer avec la théorie. Et comme bien sûr une
pratique institutionnelle effective est semée de pièges,
de difficultés et de déboires en tous genres, ceci incline
à une certaine modestie : bref, on ne pense plus que la psychanalyse
aurait réponse à tout, mais on peut constater qu'elle
éclaire bien des problèmes, qu'elle évite quelques
erreurs et qu'on aurait tort de se passer de son concours.
*
En fait, à travers tous ses tâtonnements et tous ses
errements, on pourrait peut-être dire que tout simplement la
psychiatrie est toujours à la recherche d'elle-même -
en même temps qu'à la recherche de son objet, le malade
mental. Pour être plus précis, je pense qu'il en a sans
doute toujours été ainsi - que, depuis qu'on parle de
psychiatrie (il n'y a pas si longtemps, après tout), on est
en quête d'une médecine anthropologique qui ne cesse
de scruter l'humain (le spécifique, ou l'universel) dans les
hommes (le singulier) dont le destin vient à lui échoir.
Si j'avais le temps, je parlerais ici plus longuement de la psychiatrie
phénoménologique, de l'analyse existentielle, de tout
le mouvement impulsé par Binswanger qui sous des formes diverses
est toujours assez vivace en France et apparaît même à
certains comme un contrepoids opportun à l'approche psychanalytique.
Mais Binswanger n'a pas mené à bien son projet, qui
était de fonder une psychiatrie anthropologique, c'est plutôt
pour avancer ceci : qu'il s'agit là, à mon avis, d'une
quête illusoire mais nécessaire et féconde. La
psychiatrie, l'idée que nous nous faisons de l'homme et de
la folie, subissent évidemment l'évolution de l'idée
que se font de l'être humain nos sociétés que
la psychiatrie est en crise, c'est bien vu, mais par le petit bout
de la lorgnette : la crise de la psychiatrie, cadre d'une crise beaucoup
plus générale, celle de notre société
bien sûr (ce qui relève d'une difficile et complexe analyse
économico-socio-politique) mais aussi celle de l'anthropologie
au sens large - je veux dire que l'exercice de la psychiatrie, comme
sur un mode voisin celui de la psychanalyse ou sur un autre mode celui
de l'ethnographie, ne cesse de poser au plus précis de son
malaise cette question inépuisable, où viennent se superposer
le singulier et l'universel : "Qui suis-je, moi, un homme, un
être humain ?"
Soyons pratiques, surtout lorsque nous embrassons d'aussi vastes horizon.
Ce "qui suis-je ?", on pourrait tout aussi bien le formuler
"que suis-je ?" Pour le dire vite, ce dont il s'agit en
pratique psychiatrique, c'est d'abord de maintenir ouverte la question
du sujet dans un monde de plus en plus infiltré par l'objectivation
et la quantification des sciences de la nature. Ce dont il s'agit,
c'est de pleinement assumer, car la psychiatrie en est un des terrains
privilégiés, les contradictions qui travaillent la médecine
- d'en assumer pleinement l'inconfort. Nous savons depuis longtemps
qu'en matière de relations humaines la psychiatrie jouit souvent
d'une certaine expérience, qu'elle dispose en général
d'une certaine avance à cet égard sur les autres disciplines
médicales, et qu'elle a en toute modestie deux ou trois choses
à leur enseigner. On peut aujourd'hui aller un peu plus loin
et dire que, si la psychiatrie a beaucoup à tirer des sciences
médicales, ce que personne ne peut sérieusement contester,
en retour la médecine a beaucoup à apprendre d'elle
en matière d'éthique, et l'on sait combien l'avancée
de la médecine scientifique soulève de problèmes,
de graves problèmes, en ce domaine.
Francis Jeanson, dans "La Psychiatrie au tournant" a parfaitement
défini cette exigence éthique. Il lui donne un nom qui
a fait mouche, on l'affiche même parfois avec une certaine coquetterie
: c'est une éthique du sujet. Ethique impliquant au premier
chef "une considération plus théorique sur le malade
mental en tant que sujet ainsi que sur la nature du savoir et de la
recherche dans le champ psychiatrique. " Mais on peut l'entendre
bien au-delà: "il s'agit avant tout, écrit l'auteur,
d'un problème socio-culturel, à la solution duquel chaque
citoyen peut contribuer : en s'efforçant précisément
de récupérer la plénitude de sa citoyenneté,
en retrouvant le goût d'une action transformatrice de son environnement."
A relire ces lignes, écrites il y a plus de dix ans, il me
semble que l'essentiel y était déjà dit. L'essentiel,
c'est que cette éthique du sujet ne se soutient pas de principes
à priori, ce n'est ni une morale ni un humanisme - sinon les
ministres, les hauts fonctionnaires, les responsables politiques pourraient
aussi bien le faire). Mais, même lorsqu'ils sont sincères,
même si nous pouvons éventuellement tisser avec eux des
liens de coopération, voire d'amitié, ils demeurent
à distance de nos pratiques concrètes - tout comme d'un
autre côté les philosophes, les sociologues, les spécialistes
des sciences de l'homme dont nous n'avons pas pour autant à
négliger l'apport. Francis Jeanson est d'ailleurs lui-même
philosophe, mais par le biais de la formation des soignants il s'est
immergé pendant des années dans le mouvement psychiatrique
et c'est en homme de terrain qu'il en parle.
Il le dit d'ailleurs clairement : cette éthique du sujet, c'est
une pratique qui cherche à se conceptualiser, c'est une théorie
in progress, en chantier, toujours en cours d'élaboration,
qui au fur et à mesure de ses avancées et de ses erreurs
informe et transforme la pratique - c'est une recherche exigeante
et difficile. Comment pourrait-il en être autrement alors que
le statut du sujet demeure encore si confus, après tous les
débats dont il a été l'enjeu chez les linguistes,
les philosophes, les psychanalystes ? Que nous nous trouvions, dans
notre pratique courante, à l'une des pointes de cette recherche,
il suffit pour s'en convaincre de poser ces questions simples : qu'en
est-il de la subjectivité avec un psychotique délirant,
avec un autiste, avec un aphasique ? Je ne dis pas :"Qu'en est-il
du sujet chez un psychotique?", mais "qu'en est-il de la
subjectivité avec ... ?", car c'est bien aussi notre propre
subjectivité qui s'éprouve ici, notre capacité
d'accueil, l'aventure de chaque rencontre, - c'est bien toute notre
pratique concrète avec l'autre (et pas seulement le "malade
mental") qui se trouve mise en question, jusque dans ses implications
culturelles, politiques, institutionnelles.
*
Il y a quelques cinquante ans, on commençait donc à
rêver sérieusement, en France, de ce que pourrait être
une psychiatrie ouverte qui aborderait la maladie mentale et tenterait
de la traiter dans son milieu naturel, c'est-à-dire social
- qui n'hésiterait pas à travailler ce milieu, à
le faire évoluer dans la perspective du soin comme dans celle
de la prévention, ce qui impliquerait évidemment une
véritable collaboration, non exempte de conflits, avec de multiples
acteurs sociaux. Chose extraordinaire, ce rêve a fini par se
réaliser ! Enfin, presque : je veux dire que les conditions
de sa concrétisation se trouvent aujourd'hui à peu près
réunies et que, là où l'on s'est donné
la peine de pratiquer cette "psychiatrie de secteur", elle
a amplement fait la preuve de sa validité et de ses possibilités.
Bien sûr, le contexte socio-économique n'est plus le
même qu'en 1950 - bien sûr les mœurs ont évolué,
nos représentations de l'homme , de la maladie, de la société
se sont notablement transformées - de nouveaux fléaux
sociaux", imprévisibles il y a cinquante ans, sont venus
doubler les anciens ou se substituer à eux... Tout cela fait
qu'en cette fin de siècle, où les désillusions
inclinent à un certain cynisme, la mission de service public
que s'assignaient au départ les prophètes du secteur
peut prêter à sourire. Ceci n'est peut-être pas
plus mal : dans la mesure où le "traitement moral",
corollaire de l'institution asilaire, érigeait le psychiatre
en Idéal du Moi, détenteur des Lumières et représentant
d'une Raison universelle dans le monde de la folie, il est préférable,
me semble-t-il, que le psychiatre sectorisé ne se sente pas
chargé de mission par on ne sait trop quelle instance transcendante.
Il reste que la fin de l'aliénisme, aujourd'hui à peu
près consommée, nous laisse devant une alternative que
l'on peut aisément schématiser. Ou bien, dans une optique
scientiste, on s'évertue à objectiver et à quantifier
l'homme et sa maladie - et on ne sort pas en fait de la tradition
aliéniste. Ou bien, sans se priver de l'apport des sciences
médicales, on en évite le réductionnisme et on
considère les autres (pas seulement le malade) comme d'autres
sujets : on se dote ainsi d'une éthique, car bien sûr
il ne saurait y avoir de science du sujet. Il faut alors s'attendre
à devoir remettre en question tout ce que nous avons appris
: non que tout soit à rejeter, loin de là, mais tout
est à revoir dans les conditions inédites où
s'exerce cette nouvelle psychiatrie. L'expérience que nous
en avons déjà, qui est loin d'être négligeable,
montre bien en effet que les choses s'y présentent de façon
souvent inattendue , que les difficultés rencontrées
ne sont pas toujours celles qu'on redoutait, que des questions surgissent
qu'on ne s'était jamais posées - bref, il y a toute
une pratique à inventer et à élaborer, qui risque,
qui plus est, d'être sensiblement différente suivant
les lieux, car elle n'a plus affaire à des hommes abstraits,
mais à des gens vivant dans un milieu concret, avec son histoire
et ses particularités locales ... Il s'agit en somme d'une
psychiatrie de la diversité, ce qui veut dire qu'elle ne peut
guère se doter de modèles mais que son progrès
repose sur des échanges . C'est d'ailleurs pourquoi j'ai volontiers
accepté l'invitation du professeur Werner, car il me semblait
que c'était bien dans cette perspective que se situait notre
rencontre d'aujourd'hui.
Roger Gentis
Février 1998
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