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Origine : échange mail avec l'auteur
Les travaux sur le genre se sont considérablement enrichis
ces dernières années. Toutefois, peu d'ouvrages lient
les différentes approches en sociologie, anthropologie, psychologie.
Pire, nous assistons à une quasi-guerre de tranchées
entre certains sociologues et psychologues. Les premiers accusent
les seconds de sous-estimer systématiquement le poids de
l’environnement social. A l’inverse, les psychologues
accusent régulièrement les sociologues de ne pas prendre
suffisamment en compte les conséquences psychiques de la
différence anatomique des sexes dans la formation de l’identité…
Dans « Sexe, genre et domination masculine », je tente
de présenter une synthèse, de la façon la plus
pédagogique possible, sur ce sujet complexe.
Des travaux à contre-courant des « vérités
» essentialistes
L'assise des études sur le genre est encore fragile. Rappelons
simplement qu’à l’inverse de la théorie
de « l’essence féminine éternelle »
(postulat de « l’essentialisme »), le genre désigne
« le fait psychologique » par lequel un sujet se sent
femme ou homme et se comporte comme tel / telle. Le genre est donc
une construction (d’où le « constructionnisme
»), une catégorie mentale, qui peut être déconstruite.
Mais parler aujourd'hui de « déconstruction du genre
», même dans une société qui a largement
évolué en matière de « permissivité
», est toujours perçu comme une profanation de l'ordre
symbolique et sexuel établi. Les messages et les modèles
visant à pérenniser une mise en scène précise
de la différence des sexes sont omniprésents dans
les médias, les conversations quotidiennes, les jouets des
enfants, la mode, l'orientation scolaire, la partition des tâches
ménagères, la division sexuelle du travail...
Des scientifiques contribuent aussi largement à entretenir
le mythe essentialiste. Divers travaux de recherche, dans les champs
de la neurobiologie, de la génétique ou de la psychologie
cognitive, tentent de « naturaliser » les différences
hommes/femmes, de « prouver » que si des différences
de comportements ou de « capacités cognitives »
sont observables, elles seraient dues à l'action des gènes
et des hormones, ou à une organisation neuronale sexuée
(on retrouve ici la vieille théorie des « deux cerveaux
»).
Pourtant, il suffit de prendre en compte les travaux anthropologiques
de M. Mead et de bien d'autres pour comprendre combien la différence
des sexes fait l'objet de mises en scène variées selon
les régions du monde et les époques. Les signes de
la masculinité ou de la féminité, tout comme
la division sexuelle du travail et les traditions d'orientation
scolaire, n'ont rien de « naturels » ! Il s'agit bien
de constructions sociales.
Le genre, entre culture et corporéité
Cela ne veut pas dire pour autant que notre corporéité
n'aurait rien à voir avec la construction de nos identités
sexuelles. En fait, il s'avère que le genre – dans
toutes ses diversités selon les cultures – procède
par un étayage sur la différence des sexes. Mais,
comme l'a fort bien développé C. Castoriadis dans
L'institution imaginaire de la société, le fait naturel,
celui d'être génitalement un homme ou une femme, ne
détermine pas ce que va être le travail de symbolisation
et d'élaboration des représentations de « ce
que sont censés être les hommes et les femmes ».
Au risque d'être schématique, nous pouvons dire que
le fait naturel fournit un matériel, qui n'a pas de sens
en lui-même mais qui va alimenter l'imaginaire social. L'humain
va improviser avec ces premiers éléments somatiques
; l'homme va pouvoir en conclure des analogies simples (puisque
je suis pénétrant, je suis le dominant...) mais rien
ne l'empêche de construire des « images » de son
sexe sans les lier à des rapports de domination. C'est en
fait la trame culturelle dans laquelle nous baignons qui va orienter
la construction des représentations.
Le mythe de la « complémentarité »
Et c'est là que se situe le cœur du problème
: cette trame culturelle est incontestablement androcentrique (primat
du masculin). Bien entendu, nous dira-t-on – et à juste
titre – les « choses » évoluent. Certes,
mais même dans les sociétés comme la nôtre
où les discriminations sur le plan juridique ont (quasiment)
toutes été abolies, la domination masculine demeure
un phénomène massif. Le sexe mâle y est considéré
comme le premier sexe, le prototype du genre humain. En cela, le
genre n'est pas une construction neutre qui pourrait se concevoir
sur le registre de la « complémentarité »
des sexes. Le genre s'inscrit toujours dans un système de
relations asymétriques. Les études sociologiques,
notamment sur le travail de care (relation d'aide), montrent comment
les femmes sont « invitées » à se contenter
des rôles d'appui, d'intendance. Drôle de « complémentarité
» que celle qui consiste à servir de faire-valoir à
l'homme puissant, à sacrifier sa carrière professionnelle
et son autonomie financière pour assurer les tâches
de maternage, à abandonner la politique et la sphère
publique aux hommes pour incarner l'univers des émotions
et de la « sensibilité »... Le phénomène
d'hétérogamie, bien connu en sociologie, est une autre
preuve de cette asymétrie fondamentale du genre. Selon ce
principe, une femme doit implicitement rechercher un compagnon mâle
de statut égal ou supérieur au sien, tandis qu'un
homme privilégiera plutôt une partenaire de statut
égal ou inférieur au sien...
Il demeure une question récurrente : comment expliquer le
processus de construction historique du patriarcat et de la domination
masculine ?
Interrogations sur les « origines » de la domination
masculine
Mon hypothèse est que le système androcentrique trouve
ses racines dans une conjonction de facteurs. D'abord, l'homme se
retrouve d'emblée confrontés à des peurs spécifiques
: son sexe est visible, proéminent, le sexe de la femme est
rentré, « invisible », ses menstruations l'effraie
; le coït peut signifier pour lui le retour aux origines, le
fantasme d'être absorbé par une matrice avide... Comme
le rappelle Jean Cournut, les hommes ne « comprennent rien
» à la sexualité féminine. Ensuite, la
construction de son identité sexuée va s'avérer
bien plus difficile pour lui que pour elle car il doit s'arracher
du bain féminin originel, alors que la femme, née
d'une femme, reste femme... Lui, il doit devenir « autre chose
». Cela le conduire des attitudes / comportements de «
protestation virile » (A. Adler). Incertain de sa paternité,
toujours menacé par le spectre de l'impuissance, l'homme
doit continuellement se rassurer et (se) prouver qu'il est bien
un homme... Toutefois ces explications d'ordre psychologique semblent
insuffisantes pour expliquer à elles seules pourquoi et comment
la domination masculine s'est imposée et à perdurer
à travers les siècles. Pour en comprendre sa «
genèse », nous devons sortir du champ des facteurs
intrinsèques aux relations hommes-femmes ; ne pas nous limiter
aux jeux des représentations subjectives de l'Un vis-à-vis
de l'Autre. En effet, quand l'aliénation et la soumission
à l'Autorité sont la règle, chaque groupe social
imagine et teste des stratégies pour asseoir sa suprématie
sur d'autres.
Ainsi, la domination masculine pourrait être lue comme la
déclinaison d’une domination plus globale, dans des
sociétés basées sur des rapports de violence
sociale, d’autoritarisme, d’oppression politique et
d'exploitation économique. Ce n’est donc pas parce
qu’une société ne reconnaîtrait pas les
femmes qu’elle serait moins « solidaire » (contrairement
à ce qu’ont pu supposer certaines tendances du mouvement
féministe). C’est la carence de solidarité,
le faible degré de coopération et d’entraide,
qui favoriseraient le développement d’une domination
masculine. C'est le processus d'interaction entre les dynamiques
de dominance et les facteurs psychologiques qui pourrait être
considéré comme la principale explication de la victoire
historique du patriarcat...
Régis Dauxois
Blog : http://regisdauxois.blogspot.com
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