|
L'insécurité selon Castel
Bonnes feuilles. La propension a être protégé
exprime une nécessité, insatisfaite, de la condition
de l'homme moderne, estime dans son dernier ouvrage le sociologue
Robert Castel (1). Extraits.
Comme l'ont bien vu les premiers penseurs de la modernité,
à commencer par Hobbes, l'exigence de vaincre l'insécurité
civile et l'insécurité sociale est à l'origine
du pacte qui fonde une société d'individus. Il a été
récemment tellement dit et tellement écrit sur l'insécurité
civile, que je m'en tiendrai sur ce point à ce que j'avançais
précédemment : que la recherche de la sécurité
absolue risque d'entrer en contradiction avec les principes de l'État
de droit et bascule facilement en pulsion sécuritaire qui
tourne à la chasse aux suspects et s'assouvit à travers
la condamnation de boucs émissaires. Le fantasme de "
nouvelles classes dangereuses " que constitueraient les jeunes
des banlieues exemplifie ce type de dérapage. Cependant,
la recherche de la sécurité exprime une exigence qui
n'est pas seulement l'affaire des policiers, des juges et du ministère
de l'Intérieur. La sécurité devrait faire partie
des droits sociaux dans la mesure où l'insécurité
constitue un manquement grave au pacte social (...).
À coup sûr cependant, aujourd'hui, l'insécurité
doit être combattue aussi et pour beaucoup à travers
la lutte contre l'insécurité sociale, c'est-à-dire
en développant et en reconfigurant les protections sociales
(...).
Au terme de deux siècles de conflits et de compromis sociaux,
l'État, sous la forme d'État national social, avait
" donné ", au-delà " des premières
nécessités de la vie ", les ressources nécessaires
pour que chacun, ou presque, puisse jouir d'un minimum d'indépendance.
C'est précisément cela être protégé
du point de vue social dans une société d'individus
: que ces individus disposent, de droit, des conditions sociales
minimales de leur indépendance. La protection sociale est
ainsi la condition de possibilité pour former ce que j'ai
appelé, à la suite de Léon Bourgeois, une société
de semblables : un type de formation sociale au sein de laquelle
nul n'est exclu parce que chacun dispose des ressources et des droits
nécessaires pour entretenir des relations d'interdépendance
(et pas seulement de dépendance) avec tous. C'est une définition
possible de la citoyenneté sociale. C'est aussi une formulation
sociologique de ce qu'en termes politiques on nomme une démocratie.
On sait que depuis un quart de siècle cet édifice
de protections, monté dans le cadre de la société
salariale, s'est fissuré et qu'il continue de s'effriter
sous les coups portés par l'hégémonie croissante
du marché (...).
Il me semble que l'enjeu principal de la problématique des
protections sociales se situe aujourd'hui à l'intersection
du travail et du marché. Il peut se comprendre à partir
de la question centrale que posait Karl Polanyi et qui demeure d'une
brûlante actualité : peut-on (et si oui, dans quelle
mesure et comment) domestiquer le marché ? En effet, on l'a
souligné en rappelant le rôle joué par la propriété
sociale dans la construction d'une société de sécurité,
c'est une certaine domestication du marché qui a permis dans
une large mesure de vaincre l'insécurité sociale.
Et c'est bien aussi une certaine remarchandisation du travail qui
est la principale responsable de la remontée de cette insécurité
sociale à travers l'érosion des protections qui avaient
été attachées à l'emploi, entraînant
la déstabilisation de la condition salariale.
Ces constats ne doivent pourtant pas conduire à condamner
le marché. " Condamner le marché " est une
expression qui n'a d'ailleurs strictement aucun sens. Centralité
du marché et centralité du travail sont les caractéristiques
essentielles d'une modernité dans laquelle nous sommes toujours,
même si leurs relations se sont profondément transformées
depuis qu'Adam Smith les affirmait simultanément. Sans doute
voit-on se développer des expérimentations sociales
intéressantes qui s'inscrivent aux marges ou dans les interstices
de l'économie marchande. Mais il est exclu, et je dirais
même qu'il n'est pas souhaitable, qu'elles puissent représenter
une alternative globale à l'existence du marché. Une
société sans marché serait en effet une grande
Gemeinschaft, c'est-à-dire une manière de faire société
dont l'histoire aussi bien ancienne que récente nous montre
qu'elle a généralement été structurée
par des rapports de domination impitoyables ou par des relations
paternalistes de dépendance humiliantes. Supprimer le marché
représente une option proprement réactionnaire, une
sorte d'utopie à rebours dont Marx se gaussait déjà
en évoquant " le monde enchanté des rapports
féodaux ". Il n'y a pas de modernité possible
sans marché.
La question est bien alors de savoir s'il est possible de mettre
des limites à l'hégémonie du marché
: endiguer le marché. Ce fut le cas dans le cadre de la société
salariale, grâce à cette grande révolution silencieuse
qu'a représentée la constitution de la propriété
sociale, fruit d'un compromis entre le marché et le travail
sous l'égide de l'État. Ni le marché, ni le
travail, ni l'État n'ont aujourd'hui la même structure,
mais la question de leur articulation se pose toujours. Au travail
devenu mobile et au marché devenu volatil devrait correspondre
un État social devenu flexible. Un État social flexible
et actif, ce n'est pas une simple formule de rhétorique,
mais la formulation d'une exigence (qui n'implique pas la certitude
de sa réalisation) : une instance publique de régulation
est plus que jamais nécessaire pour encadrer l'anarchie d'un
marché, dont le règne sans partage déboucherait
sur une société clivée entre gagnants et perdants,
nantis et misérables, inclus et exclus. Le contraire d'une
société de semblables.
Faire face aux insécurités, c'est combattre, à
parité, l'insécurité civile et l'insécurité
sociale. Il existe aujourd'hui un très large consensus sur
le fait que, pour assurer la sécurité civile (la sécurité
des biens et des personnes), une forte présence de l'État
est requise : il faut défendre l'État de droit. Il
devrait en aller de même pour lutter contre l'insécurité
sociale : il faudrait sauver l'État social. En effet, il
ne peut exister de " société d'individus ",
sauf à ce qu'ils retrouvent clivés ou atomisés,
sans que des systèmes publics de régulation n'imposent,
au nom de la cohésion sociale, la prééminence
d'un garant de l'intérêt général sur
la concurrence entre les intérêts privés. Il
reste à cette instance publique - il faudrait plutôt
dire ces instances, centrales et locales, nationales et transnationales
- à trouver son modus operandi dans un monde marqué
du double sceau de l'individualisation et de l'obligation de mobilité.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce n'est pas peu, car nous
avons l'habitude de penser les pouvoirs de l'État à
travers de grandes réglementations homogènes s'exerçant
dans un cadre national. Mais c'est sans doute la seule réponse
ajustée à la conjoncture contemporaine à la
question : " Qu'est-ce qu'être protégé
? ".
Robert Castel
(1) L'Insécurité sociale, qu'est-ce qu'être
protégé ? de Robert Castel, Le Seuil-La République
des idées, 98 pages, 10,50 euros.
Article paru dans l'édition du 31 octobre 2003.
http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-10-31/2003-10-31-381661
|
|