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"L'Insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé?",
de Robert Castel dans Liberation


[Cip-idf] "L'Insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé?", de Robert Castel dans Liberation

Subject: [Cip-idf] "L'Insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé?", de Robert Castel dans Liberation
Date: 11 Octobre 2003

Consignes de sécurité
Erosion du travail et crise des protections sociales vont de pair dans une société individualiste, réclamant pourtant davantage de sécurité. Le sociologue Robert Castel pose la question de «l'Insécurité sociale».
Rencontre.
Par Jean-Baptiste MARONGIU
jeudi 02 octobre 2003

ROBERT CASTEL
L'Insécurité sociale.
Qu'est-ce qu'être protégé ?

La République des idées/Seuil, 96 pp

Le livre est mince, le sujet brûlant, la collection polémique (1) et l'auteur a du crédit : assurément l'Insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé ? de Robert Castel ne devrait pas passer inaperçu. Il veut y éclaircir un paradoxe : plus il y a de sécurité, plus on en redemande sur le plan civil, alors que, sur le plan social, on laisse s'effriter des pans entiers de protections collectives. Ces deux ordres de sécurité ne sont pourtant pas opposés mais doivent aller de concert. Le sociologue en fait la démonstration en retraçant le processus par lequel l'Etat moderne s'est constitué d'abord comme un formidable réducteur de risques civils et, dans un second temps, à partir du XIXe siècle, comme un réducteur de risques sociaux - avec la mise en place des droits et des protections du même nom.

Aussi a-t-on pu juguler l'insécurité sociale en inscrivant les individus dans des collectifs protecteurs et en dégageant leur horizon au-delà de la survie quotidienne. «Cette capacité de maîtriser l'avenir me paraît essentielle,écrit Castel, dans une perspective de lutte contre l'insécurité sociale. Elle fonctionne tant que le développement de la société salariale paraît s'inscrire dans une trajectoire ascendante qui maximise le stock des ressources communes et renforce le rôle de l'Etat comme régulateur de ces transformations.» Ces deux systèmes de protection ont commencé à diverger sérieusement il y a un quart de siècle, au sein de ce que Castel appelle l'«Etat national social». A présent, les dispositifs de sécurité publique ont tendance à se renforcer alors que les systèmes de protections sociales s'affaiblissent, suivant en cela l'érosion du travail salarié qui en a été le fondement - comme si on pouvait avoir en même temps l'Etat minimal et l'Etat gendarme.

Le diagnostic de Castel est tranché :
«Ce qui se joue à travers la mutation du capitalisme qui a commencé à produire ses effets au début des années soixante-dix, c'est fondamentalement une mise en mobilité généralisée des relations de travail, des carrières professionnelles et des protections at-tachées au statut de l'emploi. Dynamique profonde qui est, simultanément, de décollectivisation, de réindividualisation et d'insécurisation.»

Peu de monde peut y trouver évidemment son intérêt, car la sécurité est devenue comme une seconde nature pour tout un chacun, d'où «la naïveté de l'idéologie néolibérale dominante. Elle omet de prendre en compte le fait essentiel que l'individu contemporain a été profondément façonné par des régulations étatiques. Il ne peut pas tenir debout, si l'on ose dire, tout seul, parce qu'il est comme infusé et traversé par les systèmes collectifs de sécurisation montés par l'Etat social». Faut-il envisager dès lors un système de protection sociale déconnecté du travail et s'appliquant, tel un droit au secours, aux sujets les plus exposés à la désocialisation ? Partisan de la continuité des droits, mais conscient que la mobilité du travail est loin de s'estomper, Castel préconise un «statut de l'emploi» qui devrait constituer le socle d'une citoyenneté refondée et assurer un couplage fort entre droits et protections.

Robert Castel débouche sur deux propositions en apparence contradictoires mais complémentaires :

«Dénoncer l'inflation du souci de sécurité, et affirmer l'importance essentielle du besoin de protection.»

Si l'insécurité quotidienne est injustifiable, et donc à combattre, il faut aussi se battre contre l'insécurité sociale. Le travail a perdu de sa consistance mais certes pas de son importance, dit Castel - qui n'a pas de recettes miracles, mais des principes fermes. Féru d'histoire, il est le contraire d'un passéiste : la profondeur des changements de la société salariale est telle qu'il lui semble impossible de laisser en l'état les dispositifs sur lesquels elle se fonde. L'enjeu, il le situe dès lors à l'intersection du travail et du marché, et la solution dans une nouvelle articulation de l'un et de l'autre avec un Etat qui aura su (re)prendre ses responsabilités.

Aussi la flexibilité cesserait-elle de concerner uniquement le travail, pour s'appliquer également à l'Etat comme au marché. Ce qui n'est pas gagné d'avance.

(1) Dans laquelle est notamment paru, l'an dernier, le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires de Daniel Lindenberg
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La Cité de Castel
De la sociologie de la psychanalyse et de la psychiatrie à celle de la marginalité et du travail, le parcours, varié mais cohérent, de Robert Castel.
Par Jean-Baptiste MARONGIU

Pourquoi avez-vous délaissé la philosophie pour la sociologie ?

J'ai commencé par enseigner cette matière au lycée, ensuite j'ai été l'assistant d'Eric Weil à la faculté des lettres et des sciences de Lille. A l'époque, au début des années 1960, les philosophes, à l'instar de mon maître, travaillaient beaucoup sur la logique de la philosophie. J'ai vite compris que je n'avais pas grand-chose de nouveau à dire au niveau philosophique sur la question du sens - recherche qui me retient encore et sur quoi je gambergeais alors. Pour aller vite, je voulais déplacer cette interrogation vers des objets qui ne soient pas de purs concepts. Ensuite, j'ai rencontré Pierre Bourdieu. Il enseignait lui aussi à Lille la sociologie. On est devenu très amis, dînant ensemble tous les mardis, on parlait de tout et de n'importe quoi. Je lui ai fait part de mes doutes, de mon balancement. Il m'a encouragé à aller voir comment on faisait de la sociologie concrètement. Je me suis mis à fréquenter le Centre de sociologie européenne où Bourdieu, qui le dirigeait un peu sur délégation d'Aron, était très actif.

Vous devenez l'élève de Raymond Aron ?

Avec Aron, j'ai fait une thèse autour de la psychiatrie et de la psychanalyse. En France, ce domaine n'était pas un véritable objet sociologique. Certes, j'avais lu et admiré l'Histoire de la folie de Foucault, mais c'est Erving Goffman qui m'a véritablement influencé quand j'ai eu cette idée de sociologiser le traitement de la maladie mentale. J'en ai parlé à Bourdieu, qui dirigeait la collection «Sens commun» chez Minuit.
Il ne connaissait pas Goffman, il a regardé et il m'a chargé de faire traduire et de préfacer Asiles. Dans un premier temps, ma recherche a été très académique. En fait, je n'ai jamais parlé de la folie, mais de son traitement social. Certes, il y a eu cette connexion avec ce qu'on appelait alors l'antipsychiatrie. J'étais très ami de Franco Basaglia, qui dirigeait l'hôpital psychiatrique de Trieste, mais plus que réticent à l'égard de David Cooper ou de Ronald Laing qui nourrissaient une véritable mythologie de la folie.

Qu'avez-vous fait en Mai 68 ?

Je n'ai pas été vraiment un militant, ni avant ni après d'ailleurs. J'étais à la Sorbonne, car en 1967 Aron m'avait voulu à ses côtés comme maître assistant. On n'était pas sur la même longueur d'onde, mais il me fichait la paix en dépit de quelques frictions, à propos des événements justement. Puis la création de l'université de Vincennes m'a assez accaparé. Jean-Claude Passeron et moi avons été chargés par les sociologues d'écouter les gens concernés. Chaque discipline avait ses délégués, pour la philosophie c'étaient Foucault et Michel Serres, qui est parti au bout de quinze jours, parce qu'il trouvait cela trop agité. Bon, c'était en effet bourré d'enjeux politiques : les uns voulaient en faire une structure universitaire, les autres une base révolutionnaire, etc. D'ailleurs, Passeron et moi, nous avons été traités de bourgeois parce qu'on défendait la validité nationale du diplôme de sociologie.

Pourquoi avez-vous abandonné la sociologie de la psychiatrie ?

En une quinzaine d'années, j'étais arrivé à dire tout ce que l'on pouvait de l'extérieur, selon une démarche objectiviste. Pour faire plus, il aurait fallu se transformer en psychiatre ou en psychanalyste. Au début des années 1980, je me suis orienté vers un nouvel objet de recherche, la marginalité sociale, très peu explorée à l'époque. Ce qui m'a conduit à reconsidérer la question du travail, le rapport, l'absence de rapport ou le rapport malheureux au travail comme un lieu fort pour comprendre ce qu'est le social. Mon livre les Métamorphoses du social a été l'aboutissement de ces recherches. Je ne crois pas que le travail soit marginal, il y a des gens qui n'arrêtent pas de dire n'importe quoi sur la fin du travail.

Il y a effritement et non pas effondrement du travail, dites-vous. Mais pourquoi vous en prenez-vous si violemment à des gens comme Viviane Forrester ou André Gorz ?

Je ne partage ni le catastrophisme de l'une ni le messianisme de l'autre. Il est curieux que des gens de gauche continuent à faire un discours faux d'un point de vue sociologique et un mauvais diagnostic sur le plan politique, du moment que les contrats à durée indéterminée sont encore majoritaires et, surtout, que la sécurité sociale rattachée au travail couvre la presque totalité de la population française. On n'est pas dans une jungle sociale bien que mon dernier livre constate que la situation s'est, à certains égards, aggravée. La question centrale reste celle de la domestication du marché avec l'objectif de reconstruire des régulations qui prennent en compte les évolutions actuelles de l'emploi et non pas, comme le fait mon ami André Gorz, de rêver d'abolir le marché ou de s'en exiler.

Sur le bord opposé, vous ne ménagez pas non plus François Ewald ou Denis Kessler.

La trajectoire personnelle de François Ewald a quelque chose d'étonnant : il a été l'assistant de Michel Foucault et a écrit l'Etat providence, un livre important où il montre l'efficacité du modèle de protection sociale construit à partir du travail, alors qu'aujourd'hui il est devenu le chantre de la destruction de ce même système, en compagnie de Kessler et du Medef.

Ewald, mais aussi Ulrich Beck, Anthony Giddens, etc., professent une espèce de métaphysique du risque, au sens où celui-ci serait le moteur du progrès dans une société elle-même en proie à la peur. Sans doute, est-on confronté à une mutation profonde du capitalisme, notamment avec cette mise en mobilité générale des travailleurs, l'individualisation des tâches, des statuts, des conduites, mais il faut adapter notre système de protections à tout cela, non pas y renoncer.

Vous n'êtes pas insensible à la question de l'insécurité.

Je ne tiens pas de discours gauchiste. L'insécurité est un problème sérieux, ne serait-ce que parce que ceux qui en souffrent le plus sont les mêmes qui subissent l'insécurité sociale. L'Etat de droit doit assurer la sécurité des personnes, là-dessus aussi je suis un social-démocrate. Mais il me semble absurde qu'on fasse de quelques milliers de jeunes des banlieues - dont je ne dirais pas que ce sont des anges mais qu'ils sont plus paumés que méchants - le coeur de la question sociale qui menacerait les fondements mêmes de l'ordre républicain.

Vous semblez croire au retour du plein emploi, est-ce bien raisonnable ?

Je ne suis pas porté sur les projections dans l'avenir, mais il y a des raisons sérieuses de penser que quelque chose comme le plein emploi soit envisageable, ne serait-ce qu'à cause de la démographie. Le capitalisme lui-même pourrait ne plus trouver son compte dans le travailleur jetable et le travail comme principale variable d'ajustement économique, car revenir à vivre «au jour la journée», comme on disait au XIXe siècle, pourrait se révéler contre-productif. La question centrale est désormais celle du statut des emplois créés. Seront-ils entourés de droits et de protections équivalents à ceux d'aujourd'hui ? Des réflexions originales voient le jour autour d'un redéploiement du droit social que j'appelle de mes voeux, un droit lui-même flexible pour s'adapter à ces nouvelles configurations mouvantes du travail.

Qu'est-ce que c'est, être protégé ?

C'est avoir les ressources et les droits nécessaires pour être membre à part entière d'une société, être un individu en position d'interdépendance avec ses semblables. Cela implique un minimum d'égalité et de justice sociale et qu'on ne tombe pas dans l'assistance et la dépendance. Il faut évidemment secourir les démunis, mais dans un pays riche comme la France, la protection sociale au sens plein du mot doit pouvoir s'appliquer à tous pour qu'ils continuent à être des citoyens. Seule une telle citoyenneté sociale peut assurer une société de semblables et la démocratie tout court.

Chez Bourdieu, la sociologie est mâtinée de philosophie : vous, vous faites la part belle à l'histoire. Pourquoi ?

La sociologie n'est pas de l'histoire parce qu'elle est confrontée à ce qui se passe ici et maintenant, mais les événements ne tombent pas du ciel et sont la résultante d'une série de transformations. Alors, pour donner un sens au présent, il faut établir, si on me passe l'expression, le différentiel de nouveauté par rapport au passé. En cela, pour moi, à la suite de Foucault, la sociologie est de l'histoire au présent.


Le lien d’origine : http://listes.rezo.net/archives/cip-idf/2003-10/msg00195.html