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Origine : échange mail avec l'auteur
Le phénomène bureaucratique est, du point de vue marxiste,
quelque chose d'inédit dans la mesure où il n'avait jamais été envisagé
par les pères fondateurs comme système politique moderne de domination.
La question qui vient alors à l'esprit est : qu'en est-il de
l'anarchisme ?
Le marxisme n'avait pas développé une réflexion sur
le système bureaucratique parce qu'il tenait pour acquis que le
socialisme serait une conséquence inévitable du développement des
contradictions du capitalisme. Pour Bakounine au contraire, le socialisme
n'est qu'une possibilité, sans plus. Un autre système peut se développer,
« si nous n'y prenons pas garde », dit-il : le système
de la bureaucratie d'Etat, comme conséquence de l'échec de la révolution
prolétarienne [1]...
Le
clergé comme classe dominante
Un détour par le Moyen Age permettra de mieux appréhender
le problème. Bakounine considère en effet que le clergé a été une
classe dominante pendant la première moitié du Moyen Age. Du IVe
siècle, où l'Eglise devient officielle sous l'empereur Constantin,
au XIe siècle, où elle soumet l'empereur d'Allemagne,
elle est la première force politique et sociale d'Europe.
« L'Eglise et les prêtres, le pape en tête, étaient
les vrais seigneurs de la terre » [2], dit Bakounine. Toute la première moitié du Moyen
Age est dominée par la lutte des monarques contre la suprématie
papale. La doctrine dominante veut que les monarques détiennent
leur pouvoir de Dieu, par l'intermédiaire du pape. Les autorités
politiques des Etats sont donc entièrement subordonnées à l'Eglise.
Le clergé, dit Bakounine, avait pour lui la force des armées, la
puissance économique et une organisation hiérarchique efficace.
Ce n'est qu'après une longue lutte que les rois finiront progressivement
par détenir leur charge directement de Dieu, se libérant ainsi d'un
encombrant intermédiaire. Peut-être faut-il voir là l'origine de
l'idée selon laquelle la monarchie française est la « fille
aînée de l'Eglise » : parce qu'elle est la première à
s'être dégagée de son emprise politique [3]...
Bakounine souligne cependant que l'Etat et l'Eglise
sont « deux pôles inséparables quoique toujours opposés » [4], deux institutions qui se génèrent l'une l'autre
mais qui, comme c'est toujours le cas lorsque deux centres d'autorité
coxistent, ne peuvent subsister qu'en situation de
conflit et par la soumission de l'un à l'autre.
Dire que Bakounine et Marx se différencient par leur
théorie de l'Etat est peu dire. Bakounine aborde cette question
sous un angle totalement différent. Il envisage la fonction-pouvoir,
qui se présente sous deux aspects, théologique et politique, l'Eglise
et l'Etat. Contrairement à Marx, Bakounine n'a jamais considéré
que la critique de la religion était achevée, c'est au contraire
une préoccupation constante, en ce sens qu'elle est un aspect non
pas subordonné mais intégrant de la critique du pouvoir, dans la
mesure où le pouvoir revêt, même sous des oripeaux laïques, un aspect
religieux : l'idéologie est une force matérielle.
Bien des aspects de la vie politique prennent des
formes religieuses, ce que Stirner s'est tout particulièrement attaché
à montrer, rencontrant de la part de Marx une incompréhension totale.
A l'occasion, Bakounine dit que l'Eglise est la sour aînée de l'Etat, en ce sens que les premières formes de pouvoir apparues
dans l'histoire ont revêtu un caractère sacerdotal. Dans sa critique
de Mazzini, Bakounine parle souvent aussi de la notion d'Eglise-Etat. Ses analyses sur ce sujet sont peut-être une préfiguration
du schéma trifonctionnel des sociétés indo-européennes de Georges
Dumézil, par sa distinction de la fonction pouvoir en pouvoir théocratique
et pouvoir juridico-politique ; et en faisant une analogie
plus large, par sa distinction tripartite des constituants de la
société en producteurs, classe dominante et Etat, ce dernier étant
en l'occurrence un élément à part entière, au contraire du schéma
marxien [5]. On comprend mieux, dès lors, que la notion de clergé-classe
dominante puisse aisément s'intégrer dans le système de pensée bakouninien.
Le déclin du pouvoir de l'Eglise a les mêmes causes
que celles qui ont provoqué le déclin de l'aristocratie féodale :
le développement des échanges, de la circulation monétaire, l'apparition
du capital marchand, le développement des villes qui affaiblirent
les couches dont les revenus étaient fondés sur la propriété foncière [6]. Marx a décrit cette
évolution, qui aboutit au renforcement du pouvoir royal. Bakounine,
en ce qui le concerne, met l'accent sur un point intéressant qui
touche plus particulièrement la sphère du politique : lorsque
le droit souverain fut reconnu comme précédant immédiatement de
Dieu, le pouvoir fut proclamé absolu. « C'est ainsi que sur
les ruines du despotisme de l'Eglise fut élevé l'édifice du despotisme
monarchique. L'Eglise, après avoir été le maître, devint la servante
de l'Etat, un instrument de gouvernement entre les mains du monarque [7]. »
Ainsi, comme lors du passage de la société monarchique
à la société bourgeoise, la classe qui perd sa position hégémonique
ne disparaît pas, elle subsiste en se subordonnant au nouveau pouvoir.
La lutte entre l'Eglise et l'Etat était historiquement nécessaire,
dit Bakounine. Par son caractère universel, l'Eglise avait une ampleur
trop grande pour pouvoir absorber les Etats nationaux dans un « Etat
universel » [8]. La Réforme, en particulier en Allemagne, est interprétée
par Bakounine comme une réaction contre l'Eglise qui aboutit à la
désorganisation d'une institution dominante, mais aussi à la subordination
accrue des populations au pouvoir des princes, qui profitent de
l'atomisation de l'institution religieuse pour devenir des chefs
spirituels en subordonnant la religion aux intérêts de l'Etat.
Ailleurs, l'Eglise catholique affaiblie est absorbée
par l'Etat : ainsi naît le despotisme moderne, dit Bakounine.
Aux deux périodes clé de l'histoire de la société monarchique, lorsque
les monarques s'affranchissent de la tutelle papale pour leur investiture,
et lors de la Réforme, l'affaiblissement de l'institution religieuse
s'accompagne d'un transfert accru de pouvoir à l'Etat et d'une subordination,
ou en tout cas d'une dépendance accrue de l'Eglise envers l'Etat.
Marx avait bien effleuré l'hypothèse de Bakounine
concernant l'Eglise, mais il ne s'attarde pas. Dans le livre III
du Capital, il dit en effet :
« C'est ainsi que l'Eglise catholique, en constituant
au Moyen Age sa hiérarchie parmi les meilleures têtes du peuple,
sans considération de rang, de naissance et de fortune, a employé
le plus sûr moyen de consolider la domination des prêtres et de
tenir les laïcs sous le joug. Plus une classe dominante est capable
d'accueillir dans son sein les individus éminents des classes dominées,
plus son règne est stable et dangereux. » (Pléiade, II, p.
1275.)
On peut regretter que Marx n'ait pas poursuivi dans
cette voie. Dans ce passage, il donne des indications intéressantes
sur les fondements juridiques et le mode de reproduction de cette
classe dominante : la cooptation des élites intellectuelles,
et non la propriété individuelle [9]. Evoquant de son côté les différentes classes
de l'ancien régime, Bakounine parle de « la classe des prêtres,
non héréditaires cette fois, mais se recrutant indifféremment dans
toutes les classes de la société » [10].
En résumé des réflexions de Bakounine sur cette question,
on peut dire que le clergé était une classe fondée sur la propriété
oligarchique du capital (en l'occurrence, foncier) ; qui se
reproduisait par la cooptation des élites de la société ; qui
fonctionnait sur la base d'une organisation hiérarchique fortement
structurée et soudée par une idéologie globale à vocation universelle.
Une telle définition, on le voit, peut très bien s'appliquer à la
bureaucratie soviétique... Les développements de Bakounine sur les
concepts de bureaucratie comme « quatrième classe gouvernementale »
et de « bureaucratie rouge » méritent donc d'être examinés.
La quatrième classe gouvernementale
Bakounine aborde à plusieurs reprises la question
de la bureaucratie, dont il distingue plusieurs sortes.
1. – La bureaucratie d'Etat. – l'exemple
de l'Allemagne
La bureaucratie est en premier lieu une émanation
de l'Etat, sa base sociale, la couche qui entretient l'illusion
de la rationalité et de la nécessité de l'Etat. C'est elle qui fait
de l'Etat une réalité, une puissance effective, qui lui donne un
contenu.
La bureaucratie incarne l'idée de l'Etat en même temps
qu'elle est son appareil. Mais par un processus naturel qui veut
que tout organisme créé tend à se développer et à s'accroître, la
bureaucratie peut tendre à s'autonomiser par rapport à l'Etat, de
la même manière que l'Etat tend à s'autonomiser par rapport à la
société. « Lorsqu'une force politique nouvelle s'est formée,
elle doit suivre son cours ascendant jusqu'à ce qu'elle ne commence
à décroître, soit en conséquence de l'action d'éléments dissolvants,
soit par l'effet d'une force destructrice extérieure » [11].
La bureaucratie finit pas se confondre avec l'Etat,
elle devient l'Etat, avec sa cascade de hiérarchies constituant
ce que Bakounine appelle le « corps sacerdotal de l'Etat » [12]. Bakounine a également indiqué qu'une classe qui
aspire à l'hégémonie doit trouver une « sanction morale quelconque » :
cette sanction doit être « tellement évidente et simple qu'elle
puisse convaincre les masses » de la « reconnaissance
morale de son droit » et de sa légitimité à diriger l'Etat [13]. La reconnaissance morale du droit de la bureaucratie,
c'est la science, le savoir, la maîtrise de la « science politique,
la science de l'Etat » [14]. La connaissance de la « science du service
de l'Etat », qui embrasse l'administration, les finances, la
diplomatie, doit, avec la théologie et le droit, former les bureaucrates
en fidèles serviteurs de l'Etat.
« Toute la science du bureaucrate consistait
en ceci : maintenir l'ordre public et l'obéissance des sujets,
et leur soutirer autant d'argent que possible pour le trésor du
souverain, sans les ruiner complètement et sans les pousser par
le désespoir à la révolte [15]. »
Il est significatif que selon Bakounine les deux sciences
liées au gouvernement de l'Etat, la diplomatie et la bureaucratie,
soient nées dans des pays politiquement morcelés. La diplomatie
est née en Italie, par une sorte de nécessité historique :
partagée en une foule de petits Etats en lutte perpétuelle les uns
contre les autres, et par ailleurs constamment menacés par la France,
l'Allemagne et l'Espagne, il était naturel que le besoin y développe
l'art d'établir et de maintenir des rapports constants de négociation.
La bureaucratie, elle, est née et s'est développée principalement
en Allemagne, y est devenue « à la fois une science, un art
et un culte » [16], dit Bakounine. L'écrasement de la révolte paysanne
de 1515 avait affaibli les énergies populaires de l'Allemagne. La
Réforme y avait abouti non pas à l'émancipation de l'esprit, mais
à l'assujettissement de la religion au pouvoir des princes et des
rois innombrables qui gouvernaient le pays. A cette époque, dit
Bakounine, en Allemagne, les mots « patrie », « nation »,
étaient complètement ignorés. Il n'y avait que l'Etat, ou plutôt
une infinité d'Etats, grands, moyens, petits ou très petits que
le fonctionnaire allemand servait « et qui se résumait pour
lui dans la personne du prince » [17]. En quelque sorte, le sentiment d'appartenir à l'Etat
est un substitut au sentiment national qui n'a pas de terrain pour
s'exprimer. La multiplicité des Etats entraîne la multiplication
de cette classe de fonctionnaires chargée de gérer le plus rationnellement
possible les affaires du souverain. L'absence d'Etat réel, d'Etat
national, provoqua une hypertrophie de l'idée de l'Etat. On peut
imaginer, dit Bakounine, quel dut être l'esprit de ces honnêtes
philistins de la bureaucratie allemande qui, ne reconnaissant après
Dieu d'autre objet de culte que cette horrible abstraction de l'Etat
personnifié dans le prince, lui immolait consciencieusement tout :
« Brutus nouveau en bonnet de coton et sa pipe pendant à la
bouche, chaque fonctionnaire allemand était capable de sacrifier
ses propres enfants à ce qu'il appelait, lui, la raison, la justice
et le droit suprême de l'Etat [18]. »
La naissance de l'Etat bureaucratique en Allemagne
est expressément située à l'époque de l'écrasement de la révolte
de 1525, lors de laquelle les paysans, « abandonnés et trahis
par les bourgeois des villes » [19] furent massacrés
par les nobles. « Ce fut précisément alors que commença à se
développer dans toute son étrange splendeur en Allemagne, la puissance
croissante et soi-disant progressiste et révolutionnaire de l'Etat
militaire, bureaucratique et tranquillement despotique ». Les
princes se substituèrent au pape comme chefs de l'Eglise. Mais surtout,
note Bakounine, alors que la bourgeoisie allemande avait été capable
d'un grand dynamisme, le mouvement économique, industriel et commercial
se ralentit considérablement. La double révolution qui marqua la
transition du Moyen Age à l'âge moderne, à savoir :
– La révolution économique, « qui, sur les ruines
de la propriété féodale, devait fonder la nouvelle puissance du
capital » ;
– La révolution religieuse « qui avait réveillé
la vie politique dans tous les autres pays »,
cette double révolution en Allemagne aboutit à l'appauvrissement
et à l'engourdissement matériel ainsi qu'à la prostration intellectuelle
et morale.
C'est pendant cette période qui va de l'écrasement
de la révolte paysanne à la renaissance littéraire de la seconde
moitié du XVIIIe siècle que s'est constitué en Allemagne,
sous l'influence de l'enseignement luthérien, l'esprit d'obéissance
et de servile résignation, en même temps que se développaient « la
science administrative et l'activité d'une bureaucratie tatillonne,
systématique, inhumaine et impersonnelle » [20].
« Chaque fonctionnaire allemand devint une sorte
de grand prêtre prêt à immoler non pas avec son glaive, mais avec
la plume du scribe, le fils plus aimé sur l'autel élevé au service
de l'Etat [21]. »
Dans Etatisme et anarchie, écrit en 1873, Bakounine
montre que l'Allemagne bismarckienne est désormais le seul Etat
vraiment souverain sur le continent européen, et que « l'administration
aussi bien que la bureaucratie allemande ont pour ainsi dire atteint
l'idéal auquel aspirent vainement la bureaucratie et l'administration
de tous les autres Etats » [22]. Mais ce ne sont là, ajoute-t-il, que les effets
d'une cause générale et plus profonde qui conditionne toute la vie
sociale de l'Allemagne, à savoir l'instinct de communauté, qui se
manifeste d'une part par la soumission aux autorités légitimes et
d'autre part par l'assujettissement de tout ce qui est plus faible.
Se complétant et s'expliquant l'un l'autre, « ces deux éléments
d'un même instinct sont à la base de la société allemande » [23]. Au cours des siècles il s'est développé un « culte
du pouvoir d'Etat » qui a lui-même engendré « une doctrine
et une pratique bureaucratique et qui, par les soins des savants
allemands, est devenu ensuite le fondement de toute la science politique
enseignée aujourd'hui dans les universités d'Allemagne » [24]. Certes, d'autres pays ont développé une administration
et une bureaucratie perfectionnées, mais c'est seulement en Allemagne
qu'elles sont devenues une science. Pourtant, si elle se limitait
à cela, l'explication de Bakounine pourrait certes être taxée d'idéaliste :
ce serait en substance l'esprit du peuple allemand qui aurait créé
la bureaucratie.
Bakounine est en opposition totale avec les « doctrinaires
du communisme allemand » [25] sur l'événement
fondateur de l'évolution bureaucratique et autoritaire de l'Allemagne.
Celui qui est visé est d'ailleurs moins Marx que Lassalle. Ce dernier,
dit Bakounine, s'est félicité de l'écrasement de l'insurrection
paysanne de 1525 par les princes allemands, avec la complicité des
bourgeois. Selon Lassalle, si cette révolte avait réussi, elle aurait
détourné la nation allemande de la ligne normale de son développement
économique et politique en consolidant parmi les paysans le principe
de la propriété héréditaire de la terre (VIII, 464). Marx et Lassalle,
dit encore Bakounine, pensent que l'insurrection paysanne était
réactionnaire : « le paysan ne peut faire que de la réaction,
d'où il résulte que le premier devoir de la révolution, c'est d'empêcher,
de réprimer à toute force, quelque mouvement de paysans que ce soit. » [26].
Pourtant, note Bakounine, la répression de la révolte
n'a pas empêché le principe de la propriété privée de s'établir
fermement. Faisant, comme à son habitude, un parallèle avec la révolution
française, il note que les « doctrinaires du communisme allemand »
pourraient tout aussi bien regretter que les paysans français aient
été émancipés et aient acquis les biens du clergé et de la noblesse
émigrée. Mais s'ils ne l'avaient pas fait, la puissance de l'Eglise
et de la noblesse serait restée debout, comme c'est encore le cas
pour la noblesse en Allemagne, « de manière que la révolution
socialiste aurait aujourd'hui à combattre, à côté de la puissance
malfaisante de la bourgeoisie, encore elle de ces deux anciens corps » [27]. C'est d'ailleurs exactement la situation qui s'est
présentée en 1848 en Allemagne. D'autre part, ajoute Bakounine,
si la paysannerie française ne s'était pas approprié les terres, si elle n'avait pas trouvé un intérêt
à la révolution, elle l'aurait laissé détruire par les armées royalistes
coalisées contre la France. Bakounine ajoute d'ailleurs que la bourgeoisie
s'est développée en grande partie grâce à l'appropriation du patrimoine
foncier de l'Eglise et de la noblesse.
La victoire de la révolte de 1525 aurait eu pour conséquence
que « les paysans allemands depuis trois siècles et demi auraient
été libérés du servage » [28].
« Ils eussent eu maintenant derrière eux plus
de trois siècles de liberté et de propriété individuelle de la terre.
Il eût fallu que le peuple allemand soit bien bête, et il est bien
loin de l'être, pour que l'une et l'autre n'aient le temps de développer,
l'une ses fruits positifs, l'autre ses conséquences négatives. Le
triomphe de la révolution des campagnes aurait nécessairement entraîné
après elle la révolution des villes de l'Allemagne, leur aurait
mis le diable au corps, ce diable bienfaiteur et émancipateur, cet
esprit de révolte, dont l'absence les condamne aujourd'hui à un
désolant esclavage [29]. »
En d'autres termes, l'établissement de la propriété
privée de la terre en Allemagne dès 1525 aurait permis à ce système
de développer avec plusieurs siècles d'avance ses contradictions
internes et de parvenir à une maturité suffisante pour mettre le
socialisme à l'ordre du jour. Bakounine avance ici la thèse selon
laquelle le développement normal de la société bourgeoise a besoin
de la révolution dans les campagnes, de l'affranchissement de la
paysannerie et de l'extension de la propriété individuelle de la
terre, idée qui est d'ailleurs aussi celle de Marx, sinon celle
de Lassalle. Le développement naturel de la bourgeoisie allemande
a été cassé par l'échec de la révolte paysanne – c'est là un fait
que Bakounine souligne fréquemment – et par l'incapacité des bourgeois
à lier leur mouvement à celui de la paysannerie, à utiliser la formidable
force de la paysannerie. La constitution d'un système bureaucratique
est le prix à payer pour une révolution manquée. Ce qui est
valable pour la révolution bourgeoise sera aussi valable, comme
le montrera Bakounine, pour la révolution prolétarienne.
La bureaucratie comme classe d'Etat est appelée en
quelque sorte à se substituer à une classe qui aurait failli à sa
« mission historique ». Dans l'analyse qu'il fait de la
société allemande contemporaine (Cf. Ecrit contre Marx, III,
154-255), Bakounine montre que l'Allemagne n'est pas un Etat féodal,
mais qu'elle n'est pas non plus à strictement parler un Etat moderne.
Elle n'est plus féodale car la noblesse a perdu toute puissance
séparée de l'Etat ; mais elle n'est pas moderne en ce sens
que les bourgeois ne contrôlent pas l'appareil d'Etat. Elle n'est
moderne qu'au point de vue économique et là, le capital bourgeois
domine, avec sa toute puissance envahissante, contre laquelle il
n'est pas possible de lutter. Il s'agit donc d'un système hybride,
où l'Etat mène une politique favorable au développement des intérêts
bourgeois, mais où cette politique est appliquée par les nobles
qui dirigent l'appareil d'Etat. L'Allemagne, dit Bakounine, est
un Etat absolu, qui se sert de la noblesse pour opprimer les masses,
y compris la bourgeoisie, mais faisant les affaires de cette dernière.
Pour réaliser une telle politique, une bureaucratie puissante et
efficace est nécessaire. La forme politique qui correspond à la
domination de la bureaucratie ne peut être que celle que Bakounine
désigne sous le nom de césarisme, qui présente d'ailleurs beaucoup
d'analogies avec le bonapartisme de Marx. C'est la voie découverte
jadis par les empereurs romains, « redécouverte, ces derniers
temps, par Napoléon III et entièrement déblayée et améliorée par
son élève, le prince de Bismarck : la voie du despotisme étatique,
militaire et policier, dissimulé sous les fleurs et les formes les
plus amples en même temps que les plus innocentes de la représentation
populaire » [30].
2. – La bureaucratie comme candidate
au pouvoir
Outre la bureaucratie comme classe de l'Etat, il y
a la bureaucratie comme candidate au pouvoir ; il s'agit de
cette « quatrième classe gouvernementale » appelée à succéder,
si les conditions s'y prêtent, à la bourgeoisie. Mais il faut, là
encore, distinguer la bureaucratie « générique » et la
bureaucratie « rouge ».
a) Il y a d'abord ce qu'on pourrait appeler la bureaucratie
comme phénomène primaire, ou générique, qui se constitue spontanément
lorsqu'un appareil devient lourd à administrer, lorsqu'il s'hypertrophie
et que les « administrés » abdiquent toute volonté
de contrôle. Bakounine a extensivement décrit ce phénomène, en particulier
lorsqu'il apparaît dans les organisations ouvrières.
Bakounine n'aborde pas seulement la critique de la
bureaucratie par le haut, il l'envisage aussi par le bas. Elle n'est
pas seulement un phénomène lié au développement des forces productives
et qui impose la constitution d'un appareil d'Etat de plus en plus
complexe et puissant, elle est aussi un phénomène naturel qui menace
de sa corruption tout groupement humain qui ne se donne pas les
moyens de la combattre. L'originalité de l'analyse bakouninienne
est que la bureaucratie est à la fois un phénomène politique lorsqu'elle
touche l'Etat, un phénomène sociologique lorsqu'elle touche les
organisations, et un phénomène psychologique qui, chez l'individu,
est lié à la volonté de pouvoir (ou, négativement, à son refus d'exercer
le pouvoir sur sa propre existence).
Dans L'Empire knouto-germanique,
Bakounine déclare que c'est la vie qui produit les idées et qui
détermine les comportements, non les idées qui produisent la vie.
Les conditions matérielles d'existence des hommes contribuent à
créer chez eux les idées qui les dominent malgré eux. La constitution
par le prolétariat d'organisations de masse est un facteur d'éducation
grâce auquel il peut en quelque sorte s'auto-éduquer
et se libérer de l'influence bourgeoise, mais cela a aussi une contrepartie
négative : la création d'une minorité de dirigeants qui finit
par ne plus voir dans l'organisation un moyen d'émancipation mais
un but en soi, un instrument de leur ambition et de leur vanité
personnelles.
Les meilleurs hommes, dit Bakounine, sont facilement
corruptibles, lorsque le milieu lui-même s'y prête, ou lorsqu'il
n'y a pas de « contrôle sérieux et d'opposition permanente ».
Dans le cas de l'AIT, il ne peut évidemment pas être
question de corruption vénale, puisque l'organisation est trop pauvre
pour assurer une rétribution à ses chefs. « Mais il existe
un autre genre de corruption, auquel malheureusement l'Association
internationale n'est point étrangère : c'est celle de la vanité
et de l'ambition » (Stock, VI, 15-16).
Chacun porte en soi le germe de l'instinct de commandement,
dit Bakounine. Tout germe, par une loi fondamentale de la vie, doit
nécessairement grandir et se développer, « pour peu qu'il trouve
dans son milieu des conditions favorables à son développement ».
L'ignorance, l'indifférence apathique et les habitudes serviles
dans les masses sont quelques-unes de ces conditions, « de
sorte qu'on peut dire à bon droit que ce sont les masses elles-mêmes
qui produisent ces exploiteurs, ces oppresseurs » dont elles
sont victimes.
Lorsque les masses sont apathiques et endormies, les
meilleurs hommes, les plus intelligents, les plus énergiques, qui
naissent dans leur sein, qui dans un milieu différent pourraient
avoir une action positive, deviennent naturellement des despotes.
« Ils le deviennent souvent en se faisant illusion sur eux-mêmes
et en croyant travailler pour le bien de ceux qu'ils oppriment. »
Ainsi l'absence d'opposition et de contrôle est la
source inévitable de dépravation pour tout individu qui se trouve
investi d'un pouvoir quelconque. Sans ce contrôle, on fait du commandement
une « douce habitude », et par une sorte « d'hallucination
naturelle » on s'imagine qu'on est absolument indispensable.
C'est ainsi, commente Bakounine, que s'est imperceptiblement formée
au sein des sections des ouvriers du bâtiment [31], qu'il examine particulièrement,
une sorte « d'aristocratie gouvernementale ».
Plutôt que d'envisager le phénomène en termes de « méchants
bureaucrates » Bakounine essaie de comprendre les causes qui
rendent le phénomène possible. Dans un assez long passage de la « Protestation
de l'Alliance », il fait une description du phénomène qui reste
encore aujourd'hui étonnamment actuelle. Les comités qui dirigent
les sections de l'AIT, dit-il, ont vu leur autonomie croître à mesure même
de l'indifférence et de l'ignorance des sections dans toutes les questions
autres que celles des grèves et des cotisations, lesquelles d'ailleurs
sont versés d'une manière irrégulière. C'est une conséquence de l'apathie
intellectuelle et morale des sections, et cette apathie est en même
temps le résultat de la « subordination automatique à laquelle
l'autoritarisme des comités a réduit les sections ».
L'indifférence des sections à l'égard de tout ce qui
n'est pas revendication immédiate est à la fois la cause et la conséquence
de l'autoritarisme des comités. Ce sont là deux phénomènes inséparables :
« Les questions de grèves et de cotisations exceptées,
sur tous les autres points les sections des ouvriers en bâtiment
ont renoncé proprement à tout jugement, à toute délibération, à
toute intervention ; elles s'en reportent simplement aux décisions
de leurs comités. “Nous avons élu notre comité, c'est à lui à décider.”
Voilà ce que des ouvriers en bâtiment répondent souvent à ceux qui
s'efforcent de connaître leur opinion sur une question quelconque.
Ils en sont arrivés à n'en avoir plus aucune, semblables à des feuilles
blanches sur lesquelles leurs comités peuvent écrire tout ce qu'ils
veulent. Pourvu que leurs comités ne leur demandent pas trop d'argent
et ne les pressent pas trop de payer ce qu'ils doivent, ceux-ci
peuvent, sans les consulter, décider et faire impunément en leur
nom tout ce qui leur paraît bon. »
Ces lignes ont été écrites en 1871 mais restent comme
on le voit largement valables encore aujourd'hui. Leur intérêt réside
dans le fait que Bakounine ne fait pas une analyse manichéenne du
phénomène qui distinguerait les bons travailleurs d'un côté et les
méchants bureaucrates de l'autre : la bureaucratisation d'une
organisation est un phénomène qui est collectivement créé par les
membres de l'organisation. Ce que Bakounine reproche aux travailleurs
en l'occurrence, est bien leur indifférentisme politique, un indifférentisme
différent toutefois de celui que Marx et Engels reprochent à leur
tour à Bakounine. La démission des travailleurs devant tout ce qui
dépasse le cadre étroit de leurs préoccupations immédiates, et le
bureaucratisme des comités, sont deux phénomènes intégrés, dialectiquement
liés, pourrait-on dire. Cette démission est certes commode pour
les dirigeants des comités, mais elle ne favorise pas le développement
social, intellectuel et moral des sections, ni le développement
de l'AIT : « Car de cette manière il n'y
reste plus à la fin de réel que les comités », qui finissent
par ne plus représenter qu'eux-mêmes, et « n'ayant derrière
eux que des masses ignorantes et indifférentes, ne sont plus capables
de former qu'une puissance fictive »...
Devenue une puissance fictive, l'organisation devient
un terrain favorable au développement de toutes sortes de vanités,
d'intrigues, d'ambitions ou d'intérêts personnels. Elle peut bien
inspirer un « contentement puéril de soi-même et une sécurité
aussi ridicule que fatale au prolétariat », mais elle sera
impuissante dans la « lutte à mort que le prolétariat de tous
les pays de l'Europe doit soutenir maintenant contre la puissance
encore trop réelle du monde bourgeois ».
Le phénomène conjoint de la bureaucratisation des
organismes de base et de la démission des masses constitue une trahison
de la vocation originelle de l'Association internationale des travailleurs,
dont l'objectif est de constituer la classe ouvrière comme puissance
effective mais aussi de contribuer à son auto-éducation par l'expérience quotidienne de la lutte et du débat, par
la réalisation de la solidarité réelle avec les autres sections [32].
b) La « quatrième classe gouvernementale »
est l'autre type de bureaucratie répertoriée par Bakounine, constituée,
sociologiquement, de plusieurs couches sociales :
– Les socialistes bourgeois, les intellectuels
bourgeois qui sont privés de perspectives par la société capitaliste
et qui pénètrent dans les organisations de travailleurs pour prendre
la direction du mouvement ouvrier. Ce sont des gens qui voient dans
le socialisme une force montante formidable et qui espèrent grâce
à lui restaurer la vitalité tombante et décrépite de leur propre
parti, dit Bakounine, qui les appelle encore les « exploiteurs
du socialisme ».
– Les ouvriers embourgeoisés, « à demi littéraires,
prétentieux, vaniteux, ambitieux et qu'en toute justice on pourrait
appeler des ouvriers bourgeois ». Ils se posent comme des chefs,
« des hommes d'Etat des associations ouvrières » [33].
– Les dirigeants social-démocrates
qui préconisent la stratégie électorale de prise du pouvoir, qui
s'appuient sur « la couche supérieure, la plus civilisée et
la plus aisée du monde ouvrier, cette couche d'ouvriers quasi bourgeois
dont ils veulent précisément se servir pour constituer leur quatrième
classe gouvernementale, et qui est vraiment capable d'en former
une si l'on n'y met ordre dans l'intérêt de la grande masse du prolétariat » [34].
c) Le concept de « bureaucratie rouge » apparaît
dans une lettre que Bakounine a écrit à Herzen et Ogarev le 19 juillet 1866, où il évoque le « mensonge le plus vil
et le plus redoutable qu'ait engendré notre siècle, le démocratisme
officiel et la bureaucratie rouge » [35].
Ce qui est visé est évidemment la stratégie politique
de Marx et de la social-démocratie allemande, parlementaire, qui
constitue l'aliment du phénomène décrit par Bakounine. L'action
parlementaire, dit ce dernier, conduit inévitablement à la conclusion
d'accords politiques avec les radicaux bourgeois. Or, il est démontré
que ce genre d'accord conduit toujours à l'alignement du programme
du parti le plus radical sur celui du parti le plus modéré. Par
ailleurs, le parlement, l'Etat, sont des institutions spécifiques
de la bourgeoisie. Participer à ces institutions est un acte contre-nature.
Ce qui, chez Bakounine, est un refus de la politique bourgeoise
est interprété par Marx et Engels comme un refus de la politique
en général. Selon Bakounine, la politique révolutionnaire consiste
à substituer à la politique bourgeoise et à l'organisation de classe
de la bourgeoisie – l'Etat – une politique et une organisation prolétariennes.
Enfin, les hommes qui participent à l'action parlementaire
seront nécessairement corrompus par les manœuvres et les concessions
qu'ils seront contraints de faire avant la prise du pouvoir, et
par l'exercice du pouvoir ensuite. « Mais cette minorité, disent
les marxistes, se composera d'ouvriers. Oui, certes, d'anciens ouvriers,
mais qui, dès qu'ils seront devenus des gouvernants, cesseront d'être
des ouvriers et se mettront à regarder le moindre prolétaire du
haut de l'Etat, ne représenteront plus le peuple, mais eux-mêmes
et leurs prétentions à le gouverner [36]. »
Cette nouvelle classe, celle des « directeurs,
représentants et fonctionnaires de l'Etat soi-disant populaire »,
cette « nouvelle et très restreinte aristocratie de vrais ou
de prétendus savants » [37] mettra en place
un système dont Bakounine perçoit très précisément les traits :
il y aura, dit-il,
« ... un gouvernement excessivement compliqué,
qui ne se contentera pas de gouverner et d'administrer les masses
politiquement, (...) mais qui encore les administrera économiquement,
en concentrant en ses mains la production et la juste répartition
des richesses, la culture de la terre, l'établissement et le développement
des fabriques, l'organisation et la direction du commerce, enfin
l'application du capital à la production par le seul banquier, l'Etat.
Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes débordantes
de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera le règne de l'intelligence
scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus
arrogant et le plus méprisant de tous les régimes [38]. »
Cette description de ce qui pour Bakounine n'est qu'une
hypothèse, est souvent évoquée pour montrer le caractère « prophétique »
de ses intuitions. En jouant sur une sorte d'effet de choc et sur
un placage artificiel de notre expérience contemporaine sur un texte
datant de plus d'un siècle, certains auteurs ont voulu montrer que
Bakounine avait prévu le stalinisme et que celui-ci était contenu
dans Marx. Ce genre de « démonstration » ne peut, au mieux,
qu'être un anachronisme, au pire une falsification, non seulement
du point de vue de Marx en ce qu'on lui attribue la paternité du
stalinisme, mais aussi du point de vue de Bakounine, qui ne pouvait
même pas imaginer la possibilité d'un tel régime [39].
Lorsqu'on examine le texte ci-dessus, en tenant compte
seulement des éléments historiques de l'époque, sans leur sur-ajouter
des interprétations de faits survenus après, on s'aperçoit que Bakounine
attribue au marxisme un projet certes autoritaire et centralisateur,
où existe une forte substitution de pouvoir au profit de l'élite
dirigeante, mais qui n'a rien à voir avec le stalinisme, que Marx
aurait été le premier à condamner ave horreur.
Dire qu'on ne peut pas artificiellement transposer
un texte de 1870 dans la réalité d'aujourd'hui ne retire d'ailleurs
rien à la clairvoyance de Bakounine.
L'avènement de cette bureaucratie rouge, notons-le,
n'était pas aux yeux de Bakounine une occurrence inévitable :
il dit en effet que cette quatrième classe gouvernementale n'apparaîtra
que « si l'on n'y met ordre dans l'intérêt de la grande masse
du prolétariat » [40]. En d'autres termes, la bureaucratie succédera à la
bourgeoisie dans l'hypothèse où la classe ouvrière se montrerait
incapable d'assumer son rôle dans la révolution prolétarienne.
3.– L'échec de l'alliance avec la paysannerie
Ce survol de l'analyse bakouninienne serait incomplet
si on ne mentionnait pas une dernière hypothèse, un dernier schéma
de constitution d'une bureaucratie d'Etat. Il s'agit d'une conséquence
éventuelle de l'incapacité de la classe ouvrière à réaliser une
alliance politique viable avec la paysannerie.
Pendant la guerre de 1870, Bakounine avait espéré
que les hostilités déclencheraient un processus révolutionnaire
qui s'étendrait des villes aux campagnes. Il préconisait alors une
action dirigée à la fois contre le gouvernement et les Prussiens,
la transformation de la guerre patriotique en guerre révolutionnaire.
Le ralliement de la paysannerie à la révolution constitue un point
fondamental de la stratégie qu'il préconise alors. A ceux qui objectent
que les paysans sont des partisans forcenés de la propriété individuelle,
il répond qu'il faut « établir une ligne de conduite révolutionnaire
qui tourne la difficulté et qui non seulement empêcherait l'individualisme
des paysans de les pousser dans le camp de la réaction, mais qui
au contraire s'en servirait pour faire triompher la révolution » [41].
Les bolcheviks seront confrontés au même problème
quarante ans plus tard : Bakounine ajoute d'ailleurs quelques
mots qui prendront tout leur sens lors de la révolution russe :
« En dehors de ce moyen que je propose, il n'y
en a qu'un seul : le terrorisme des villes contre les campagnes
(...). Ceux qui se serviront d'un moyen semblable tueront la révolution [42]. »
Lorsqu'il aborde la question cruciale de la collectivisation
des terres (cf. les Lettres à un Français, 6 septembre
1870), Bakounine affirme qu'imposer celle-ci serait une erreur,
car elle amènerait le soulèvement des campagnes. Pour les réduire
il faudrait alors une immense force armée, avec une discipline militaire,
avec des généraux, et toute la machine serait à reconstruire, avec
le machiniste, le dictateur. On pense évidemment encore une fois
au problème des rapports entre ouvriers et paysans pendant la révolution
russe, les réquisitions qui ont exacerbé les antagonismes entre
la ville et la campagne et qui ont abouti à la collectivisation
forcée.
Si Bakounine aborde la question d'un point de vue
de principe, il s'interroge sur aussi les possibilités pratiques
qu'aurait la classe ouvrière d'imposer la collectivisation. Il pense
que les ouvriers n'auront jamais la puissance d'imposer le collectivisme
dans les campagnes.
C'est là, dit-il, « une aberration fondamentale
du communisme autoritaire qui, parce qu'il a besoin de la violence
régulièrement organisée de l'Etat, et qui, parce qu'il a besoin
de l'Etat, aboutit nécessairement à la reconstitution du principe
de l'autorité et d'une classe privilégiée de fonctionnaires de l'Etat [43] ».
Selon Bakounine, le collectivisme dans les campagnes
ne pourra se produire que par la force des choses, lorsque les « conditions
de l'individualisme privilégié, les institutions politiques et juridiques
de l'Etat auront disparu d'elles-mêmes » [44]. La prétention du monde ouvrier à imposer une politique
à la paysannerie est un « legs politique du révolutionnarisme
bourgeois ». Elle aboutit inévitablement à la reconstitution
d'un système de domination, fondé cette fois sur la bureaucratie
– les « fonctionnaires de l'Etat » – chargés de l'exécution
pratique de ce programme, dépossédant de ce fait la classe ouvrière
de tout pouvoir.
On rejoint là encore l'idée selon laquelle l'avènement
de la bureaucratie d'Etat est le prix à payer pour l'échec de la
révolution prolétarienne.
Conclusion
On peut s'étonner que Marx, malgré l'outil méthodologique
qu'il s'était forgé, soit passé à côté d'un problème aussi important
que celui de la bureaucratie [45]. Dans la sixième section du Livre III du Capital,
il évoque bien le cas où les producteurs ont en face d'eux non pas
des propriétaires individuels mais l'Etat, qui est « à la fois
propriétaire et souverain ». La souveraineté, dit alors Marx,
« n'est que la continuation de la propriété foncière à l'échelle
nationale ». Marx perçoit parfaitement la possibilité de concentration
des moyens de production et du pouvoir entre les mêmes mains ;
mais ce cas est limité à l'Asie et correspond à des formes économiques
du passé ; il ne peut envisager ce schéma appliqué à la propriété
industrielle de l'avenir, pour la simple raison qu'il a tendance
à considérer la concentration de cette propriété entre les mains
de l'Etat comme le fondement du socialisme.
Si Bakounine avait connu ce passage du livre III du
Capital, il aurait probablement répété, comme il l'avait
déjà dit, que « Marx est dans la bonne voie », mais il
aurait ajouté que Marx ne poursuit pas son raisonnement assez loin.
S'il l'avait fait, il aurait fini par remettre en cause ses propres
conceptions du socialisme.
[1] Les citations de Bakounine,
sauf indication contraire, sont extraites des Œuvres de Bakounine
publiées aux éditions Champ libre, avec l'indication du volume
en chiffres romains et de la page en chiffres arabes.
[2] Trois conférences faites
aux ouvriers du val de Saint-Imier, mai 1871.
[3] Il y a deux explications
à ce « titre ». Première explication : Clovis
(466-511) fut le premier roi franc à s’être converti – pour
des raisons parfaitement opportunistes – à la religion de Rome.
Seconde explication : Pépin le Bref battit les Lombards
en 754-756 et conquit pour le pape Etienne II des territoires
qui furent appelés le « domaine de saint Pierre »,
ancêtre des Etats pontificaux.
[4] Œuvres, I, 130, « La
théologie politique de Mazzini et l'Internationale ». Deuxième
partie: fragments et variantes. Fragment G, août-octobre
1871.
[5] Selon Bakounine l'histoire
européenne s'explique par un jeu d'alliances historiques entre
trois forces : en France la bourgeoisie et la monarchie
se seraient alliées contre la noblesse féodale ; en Angleterre,
la bourgeoisie et la noblesse se seraient alliées pour limiter
le pouvoir de la monarchie, en Italie la bourgeoisie aurait
dû son développement à la lutte entre le pouvoir religieux (l'Eglise)
et le pouvoir politique (l'empereur), etc.
[6] Le refus, par l'Eglise,
du prêt à intérêt peut à ce titre être interprété comme une
tentative d'empêcher le développement d'une économie monétaire
qui saperait les fondements de son pouvoir.
[7] Loc. cit. « Trois
conférences ».
[8] L’empire knouto-germanique, VIII, 153.
[9] L'interdiction du mariage
des prêtres s'explique fort bien : ils auraient tout naturellement
eu tendance à faire des enfants, à qui ils auraient été tentés
de léguer les biens dont ils avaient la charge, dépossédant
ainsi l'Eglise de son patrimoine...
[10] L’empire knouto-germanique VIII, 153.
[11] L’empire knouto-germanique, VIII, 414.
[12] « Aux compagnons
de l'Association Internationale des Travailleurs de Locle et
de la Chaux-de-Fonds ». Article 4. 28 avril 1869.
[13] L’empire knouto-germanique, VIII, 142.
[14] Ecrit contre Marx,
novembre-décembre 1872. Œuvres, III, 211
[20] Etatisme et anarchie
IV, 287.
[25] L’empire knouto-germanique.
[26] Ecrit contre Marx,
III, 204.
[27] L’empire knouto-germanique.
[28] L’empire knouto-germanique, VIII, 465.
[29] L’empire knouto-germanique VIII, 465-466.
[30] Etatisme et anarchie,
IV, 294.
[31] Note avril 2008.
Il s’agit des ouvriers du bâtiment de l’AIT de
Genève.
[32] Note avril 2008.
Relisant ce texte vingt ans après sa publication, et ayant vécu
l’expérience de membre de la direction d’un organisme syndical,
je me rends compte à quel point l’analyse de Bakounine est pertinente.
[33] « Aux compagnons
de la Fédération des sections internationales du Jura »,
février-mars 1872
[35] Note avril 2008.
En vérifiant les références bibliographiques de ce texte, il
est nécessaire de faire quelques rectifications. La lettre à
Herzen et Ogarev évoque, selon la traduction de
l’ISSG, le « mensonge le plus abject et le plus néfaste engendré par notre
siècle ; à savoir le démocratisme d'Etat, le bureaucratisme
rouge ». Bakounine revient sur la question dans une lettre
à Ogarev du 14 juin 1868, dans laquelle il parle de « bureaucratie
rouge » pour désigner ceux qui veulent « lier la cause
populaire aux intérêts de l'Etat » et qui veulent servir
cette cause populaire « par des moyens gouvernementaux,
bref, par les moyens qui sont à la disposition de la bureaucratie
rouge, par la voie du socialisme d'Etat, contre lequel nous
devons lutter énergiquement ».
[36] Etatisme et anarchie.
[38] Ecrit contre Marx,
Œuvres, III, 204.
[39] Note avril 2008.
Ce que Bakounine décrit dans la citation ci-dessus n’est rien
d’autre que le système qui se trouve contenu dans le programme
du Manifeste communiste.
[41] « Lettre à un Français »,
VII, 118.
[45] Note avril 2008.
On pourrait répondre que, devenu le principal bureaucrate de
l’AIT, il était mal placé pour analyser le phénomène…
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