Source : Le Monde
libertaire.
Date précise inconnue. Date possible :
janvier 1984.
Avertissement
Vers le début de 1984 la FA organisa un forum
sur Gaston Leval lors duquel des militants
devaient évoquer le « parcours de la pensée politique de Leval ».
Une exposition retraçant sa vie et son œuvre eut
lieu du 19 janvier au 14 février (1984 ?), accompagnée
d’une vente des ouvrages du vieux militant.
La rédaction du Monde libertaire me demanda de rédiger un texte sur lui.
• J’étais gêné de faire ce texte parce ça m’obligeait à exposer
mes divergences avec Leval. Rétrospectivement,
je me rends compte que je n’ai fait que cela dans mon article, alors
que j’aurais dû parler de sa vie, de son action militante, du rôle
qu’il a joué en Espagne dans les années 20, puis pendant la guerre
civile, etc. En fait, j’étais tellement ulcéré par le fait qu’il
m’ait, des années auparavant, demandé de rédiger un texte sur Proudhon qu’il n’a pas publié mais dont il publia
une réponse (que je n’ai plus, malheureusement). J’avais donc complètement
évacué tout ce qui concernait son activité militante. Je le regrette
aujourd’hui.
• Mais également, j’étais un peu en colère parce que la Fédération anarchiste
avait pendant longtemps, influencée par
son chef charismatique d’alors, fort mal traité Leval.
Certes, c’était une bonne chose qu’on le « réhabilite »,
mais cette réhabilitation ressemblait à mes yeux à une « récupération » motivée par la nécessité de mettre en avant un personnage
tout de même peu ordinaire et assez exemplaire, à une époque où
le mouvement libertaire en manquait tant. Mon attitude était injuste
car les jeunes militants n’étaient pas responsables du sort qui
avait été réservé à Gaston par leurs aînés.
R.B.
Mars 2008
Sur Gaston Leval
Je
me trouve dans une situation extrêmement délicate pour parler de
Gaston Leval. En effet, je lui dois une bonne partie de ma formation
théorique. Les brèves années que j’ai passées
au Centre de sociologie libertaire qu’il avait fondé ont été extrêmement
importantes pour moi, et je m’en souviendrai toujours comme d’une
période exaltante où je découvrais tout. Ses livres sur l’Espagne
libertaire, sur Bakounine, sur l’Etat,
n’étaient pas encore publiés et nous en avons pris connaissance
des années avant le public, si restreint soit-il.
Cependant,
je dois dire qu’à un certain moment je suis entré en désaccord avec
lui sur un certain nombre de problèmes théoriques importants : la
théorie de l’Etat, la prééminence du fait politique sur le fait économique,
la concentration du capital et d’une façon générale sur l’analyse
du capitalisme.
Le capitalisme...
Je
me souviens en particulier avoir longuement débattu avec lui sur
le problème de la concentration du capital, qui peut sembler à première
vue peu important, mais qui est en réalité une question « capitale »,
si je puis dire. En effet de cette question découle tout un ensemble
stratégique qu’il ne faut pas sous-estimer.
Gaston
dénonçait la thèse de la concentration du capital, que Victor Considérant
avait lui-même réfutée, mais à la laquelle adhéraient
Proudhon et Bakounine, mais aussi Marx. A
l’appui de sa théorie, Gaston disait qu’il existait à l’époque un
million et demi d’entreprises industrielles en France. Or le nombre
d’entreprises n’a rien à voir avec le degré de concentration du
capital, ou plus précisément avec le degré de concentration de la
propriété du capital.
En
réalité, Gaston confondait concentration du capital et concentration
des entreprises, ce qui n’est pas la même chose. Si la concentration
du capital provoque, jusqu’à un certain point, la concentration
des entreprises, elle n’est pas du tout incompatible avec l’existence
d’une grande quantité d’usines.
La
concentration du capital ne veut pas dire qu’il y a un nombre de
plus en plus réduit d’usines, mais que la propriété de ces usines
est concentrée en un nombre de plus en plus réduit de mains.
A cela, Gaston rétorquait que l’actionnariat se développait
de plus en plus et qu’en conséquence de plus en plus de gens étaient
partie prenante dans le maintien du système. Formellement, il avait
raison. Mais il négligeait un point important. La possession de
quelques actions par une famille en fait peut-être des capitalistes
pour la forme mais elle a surtout un rôle idéologique : donner l’illusion
à des salariés de participer au système. En réalité, ces gens n’ont
aucun contrôle sur les entreprises dont ils détiennent des actions.
Paradoxalement,
la multiplication du petit actionnariat ne fait qu’accroître la
concentration du capital. Elle permet de drainer vers les entreprises
la petite épargne des salariés sans leur donner aucun pouvoir de
contrôle. Si, dans une société, trois ou quatre actionnaires détiennent
20 ou 25 % du capital, le reste étant dispersé entre les mains
d’innombrables petits détenteurs, ce sont les trois ou quatre gros
détenteurs qui contrôleront tout.
Et
en attirant la petite épargne, les gros actionnaires se donnent
ainsi les moyens financiers de concentrer encore davantage le capital
entre leurs mains.
Lorsque
Leval disait que dans les pays occidentaux la moitié de la population est propriétaire de son habitat
et que 65 % des travailleurs
en France ont une voiture, il confond propriété d’un bien d’usage
et propriété d’un moyen de production. Une auto, une maison deviennent
des moyens de production si on est propriétaire d’une société de
taxis ou si on possède des appartements qu’on loue. Autrement, ce
ne sont que des biens de consommation.
D’ailleurs,
l’argument de Leval se retourne contre
lui. Si le capital des firmes automobiles n’était pas concentré,
la production d’automobiles ne pourrait se faire de façon massive,
leur coût de production serait trop élevé pour que 65 % des
travailleurs possèdent une voiture. Aux Etats-Unis, quatre firmes
fabriquent 87 % de la production des autos. Si ce n’est pas
de la concentration...
Il
n’est pas dans mon intention d’aborder de façon détaillée le point
de vue de Gaston Leval sur cette question.
Cependant il faut dire que si Gaston avait raison de dire qu’il
était nécessaire de développer dans le mouvement libertaire l’analyse
critique du capitalisme, sur le fond un certain nombre de ses positions
étaient erronées et constituaient un recul par rapport à ce qu’avaient
pu écrire à la fois Proudhon et Bakounine. Proudhon en particulier
avait développé une analyse des mécanismes du capitalisme qui s’est
révélée tout à fait pertinente et qui reste
encore actuelle aujourd’hui. Dans le Système des contradictions
en particulier, dans un chapitre consacré aux monopoles, il
explique le processus par lequel le capital se concentre.
La
concurrence entre les producteurs, les conflits que cette concurrence
engendre, provoquent la formation de monopoles.
Le monopole remplit des fonctions nécessaires dans le système :
il permet l’accumulation des profits et l’extension des moyens productifs.
...et l’Etat
Il
y a un autre point sur lequel je me suis trouvé en désaccord avec
Gaston : c’est sur le problème de la primauté du fait politique.
Pour des raisons que je ne parviens pas à expliquer, Gaston avait
une conception très manichéenne du problème.
Gaston
faisait du marxisme une interprétation très mécaniste et économiste.
Il s’en tenait à l’idée selon laquelle Marx n’aurait reconnu comme
force déterminante de l’histoire que les forces économiques. En
s’en tenant à certains textes de Marx, on peut effectivement interpréter
de cette façon. Cependant, en y regardant de plus près, on s’aperçoit
que Marx reconnaissait quatre forces déterminantes : les forces
productives et les moyens de production ; les cadres sociaux
et les structures sociales ; la conscience individuelle et
collective ; l’idéologie. (Cf. L’Idéologie allemande.)
Sur
la genèse de l’Etat, Gaston prenait donc
le contre-pied systématique de sa propre interprétation de la pensée
de Marx et pensait que l’origine de l’Etat était due uniquement
à la volonté de pouvoir et à la conquête militaire. Il pensait en
particulier que l’Etat était une sorte
d’organisme indépendant des classes sociales qu’il exploitait et
opprimait indistinctement. Parlant de la Révolution française, il
considérait en particulier que la noblesse était exploitée au même
titre que la bourgeoisie et la paysannerie. L’erreur de Gaston,
à mon avis, était de considérer l’Etat
comme une catégorie abstraite dont les caractéristiques sont les
mêmes quelle que soit l’époque. Ainsi, l’Etat de la Chine des Ming, des Incas, la Rome antique, l’Etat
sous Louis XI ou sous Louis XVI sont abordés de la même
façon que l’Etat dans un pays industrialisé.
Or
je pense que ce sont des modèles trop dissemblables pour être analysés
avec les mêmes critères. Et, à partir du moment où on les analyse
dans le contexte de leur époque, on est bien obligé, d’une façon
ou d’une autre, d’aborder le mode de production dans lequel ils
s’intègrent : le mode de production économique, mais aussi
le mode de production de leurs structures sociales et idéologiques.
Il
n’est évidemment pas question d’entrer dans le détail de ce genre
de problème. On peut cependant évoquer rapidement certains des exemples
que donne Gaston dans son livre L’Etat
dans l’histoire.
Voulant
démontrer la validité d’un fait extra-économique
tel que la volonté de puissance et le rôle d’une individualité particulièrement
forte, celle d’Attila, Gaston nous dit que son empire s’est écroulé
aussitôt après sa mort. C’est vrai que le phénomène Attila est un
exemple d’« hypertrophie autoritaire », mais si son empire
s’est aussi rapidement effondré, c’est parce qu’il ne reposait précisément
sur aucune base économique viable. L’armée d’Attila n’était composée
que de 20 000 hommes et elle n’a pu dévaster l’Europe qu’à
la faveur de la désagrégation de celle-ci.
De
même, Christophe Colomb fournit à Gaston l’exemple de la personnalité
exceptionnelle qui accomplit des choses remarquables sans rapport
avec les motivations économiques. Mais on pourrait rappeler que
Christophe Colomb, quand il a « découvert » l’Amérique,
cherchait une route plus courte pour aller aux Indes afin d’accroître
la rentabilité de la course aux épices, alors matière à énorme spéculation.
Ailleurs,
constatant qu’au XVIe siècle on assiste à un pullulement
de la caste d’Etat et principalement du
personnel judiciaire, Gaston voit là la preuve de la justesse du
principe d’autorité. Or le XVIe siècle est une période
charnière dans l’évolution du capitalisme en France. On assiste
à une fantastique mutation dans la structure de la propriété foncière.
Les nobles s’appauvrissent peu à peu ; ils dépensent leur argent
en produits de luxe, ils n’investissent pas et finissent par se
trouver endettés. Peu à peu, ils vendent leurs terres à la bourgeoisie
montante. Comment s’étonner que dans un tel contexte, il y ait tant
de procès dont l’enjeu est la propriété du capital foncier ?
On
pourrait multiplier les exemples où Gaston Leval
part de faits réels pour parvenir à des conclusions sinon erronées
du moins trop partielles. On pourrait également contester ses sources.
Le très réactionnaire Pierre Gaxotte peut certes
énoncer des faits vérifiés, mais les conclusions qu’il en tire doivent
être abordées avec circonspection. A l’inverse, Gaston cite à plusieurs reprises l’historien H. Pirenne
pour appuyer ses idées : or Pirenne tout en n’étant pas marxiste,
est un des historiens qui a accordé le plus de poids aux facteurs
économiques. On peut donc s’interroger sur la façon dont Leval
a interprété les textes de Pirenne.
Le
paradoxe est que l’idée selon laquelle les actions politiques sont
le facteur décisif en histoire a été pour la première fois ébranlée
au XIXe siècle par les historiens très bourgeois de l’époque
de la Restauration. C’est donc là un très vieux débat.
Les
grands théoriciens du mouvement ouvrier du XIXe siècle
que furent Proudhon et Bakounine d’une part, Marx et Engels d’autre
part, ont repris ce point de vue des historiens de la Restauration
et l’ont développé. Je pense qu’une des erreurs de Gaston est de
ne pas avoir su différencier l’analyse de l’Etat
dans les sociétés précapitalistes et celle de l’Etat dans les sociétés
industrielles.
Il
est vrai que l’Etat dans les sociétés préindustrielles
a pu avoir un rôle déterminant, mais, précisément, dans ces sociétés,
la plupart du temps, l’Etat a empêché le développement du capitalisme.
N’ayant
pas cela à l’esprit, n’ayant pas conscience des mécanismes réels
du développement économique de l’Europe occidentale, Gaston est
amené à appliquer à l’évolution des sociétés européennes des schémas
de développement des sociétés orientales, qui reposent sur des bases
totalement différentes.
En conclusion sur l’analyse du fait politique
et de l’Etat, l’analyse de Gaston Leval
constitue un recul par rapport à la théorie libertaire, en particulier
celle développée par Proudhon et Bakounine. Je ne veux pas dire
qu’il faut s’en tenir à ce que ces auteurs ont dit mais que leurs
positions constituent une base beaucoup plus solide pour développer
une théorie de l’Etat et de l’histoire.
En guise de conclusion
Je
ne sais pas si Gaston Leval a eu des « disciples »
car j’ai cessé d’avoir des relations avec le Centre de sociologie
libertaire après que je l’ai quitté. Il aurait peut-être mieux appartenu
à un « levallien » d’écrire un texte sur Gaston.
Le
lecteur comprendra aisément à quel point il m’est pénible de réfuter
les idées de celui à qui je dois tant et que je continue de considérer
comme un grand bonhomme. Car en réfutant – ou en essayant de réfuter
– ses idées, c’est une partie de l’œuvre de sa vie que je remets
en cause.
Néanmoins,
je crois rester dans l’esprit de son œuvre en disant que le débat
théorique dans le mouvement libertaire doit rester un véritable
débat d’idées, fondé sur des arguments et non sur des a priori,
sur des raisonnements cohérents et non sur des invectives.
Si
le mouvement libertaire dans son ensemble pouvait faire la démonstration
qu’un tel débat d’idées, qu’une telle recherche théorique était
possible, on pourrait dire que l’œuvre de Gaston Leval
serait réalisée (1).
René
Berthier
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