La Corée du Sud est un pays dont le produit intérieur
brut par habitant en 1960 était équivalent à
celui du Tchad ou du Soudan (100 $) et qui en 1990 (avec 5 440 $)
dépasse celui du Portugal. A titre d'illustration : PIB par
habitant de la Yougoslavie (avant la guerre) : 2 490 $ ; du Portugal
: 5 073 $ (France : 19 650 $). C’est donc un cas qui suscite
bien des débats, chez les libéraux qui en font un exemple,
et chez les tiers-mondistes qui y voient une confirmation de leurs
thèses .
On a là l’exemple de pays du tiers monde qui a suivi
une évolution spectaculaire qu'il serait intéressant
d'analyser. En effet, du point de vue du modèle libéral
véhiculé par toutes les institutions financières
internationales, il constitue l'exemple même de ce qu'il ne
faut pas faire. Or la Corée du Sud ne s'inscrit pas dans
le schéma de la dépendance qui définit l'ensemble
des pays du tiers monde. On peut donc s'intéresser aux raisons
de cette situation.
La croissance économique coréenne est le résultat
d'une volonté nationale, d'une planification réalisées
par un Etat très interventionniste, le tout se réalisant
à l'abri d'une forte protection à la fois aux produits,
aux investissements étrangers et à la culture étrangère
et d'un contrôle des investissements étrangers. Or
l'une des caractéristiques des rapports dominants entre métropoles
impérialistes et pays de la « périphérie
», rapports qui sont formulés par les grandes institutions
internationales, est la suppression de toute entrave à la
pénétration du capital.
On voit à quel point la Corée a su développer
une forme de capitalisme national – il y a même des
multinationales coréennes – en mettant en œuvre
une politique totalement contraire aux injonctions des organisations
internationales qui se font les garants du nouvel ordre libéral.
Le caractère « autochtone » du capitalisme coréen
doit cependant être relativisé dans la mesure où
les capitaux américains, puis japonais, ont été
un élément détermi¬nant du « miracle
» coréen. Politiquement et militairement, le pays reste
largement tribu¬taire de l'influence de l'impérialisme
américain.
L'Etat a impulsé une véritable réforme agraire,
et joue un rôle déterminant dans la mise en œuvre
d'une stratégie industrielle à long terme. Le développement
industriel du pays s'est fait sans négliger l'agriculture,
où une réforme agraire importante a été
réalisée – ce qui est rare – , et sans
liquider les productions vivrières, ce qui, là encore,
contraste avec l'ensemble des pays du tiers monde. En 3 ans, après
la guerre, les ménages propriétaires passent de 14
à 71 %. De petites exploitations intensives ont des rendements
parmi les plus élevés du monde. Le pays est autosuffisant
en riz, en orge. L'artisanat rural est très développé
et fournit à l'industrie une main-d'œuvre qualifiée.
S'il y a des zones franches, elles sont de faible importance. La
politique industrielle planifiée par l'Etat oriente l'activité
du pays sur les exportations – rapportant des devises –
mais en même temps sans négliger le marché intérieur,
ce qui est un élément d'amélioration progressive
des conditions de vie de la population et favorise la constitution
d'une classe moyenne commerçante, entreprenante et occupée
dans les petites et moyennes industries. La distribution des revenus
correspond à des critères de pays industriels.
Il y a en Corée du Sud un secteur public important : sidérurgie,
électricité, charbon, pétrole, banque, fondé
sur l'existence de grands conglomérats (chaebols) qui ont
permis la constitution de l'infrastructure industrielle, commerciale
et financière du pays. Deux d'entre eux font partie des 50
premières entreprises mondiales aujourd'hui : Samsung et
Daewoo.
Ces conglomérats ont longtemps drainé l'essentiel
des crédits du pays, mais depuis 1984 l'économie est
plus tournée vers le marché à partir du 6e
Plan (1987-91). Afin de promouvoir les PME les banques doivent consacrer
à celles-ci 40 % de leurs crédits. En fait, la réalité
est beaucoup moins idyllique.
L'économie coréenne se caractérise par la coexistence
de grands groupes, encore largement dominés par les familles
des fondateurs, et une masse de petites et moyennes entreprises,
qui font souvent de la sous-traitance. Le poids des chaebols ne
cesse d'augmenter au détriment de ces PME, qui emploient
quatre fois plus de salariés. Là se trouve l'origine
du décalage, au sein de la classe ouvrière coréenne,
des conditions de travail, de salaire, de productivité et
de protection sociale.
Quoique leur poids dans l'économie ait sensiblement augmenté
sous le mandat du président actuel, leur compétitivité
sur les marchés étrangers a diminué.
Les PME ont été très touchées ces dernières
années puisque 14 000 d'entre elles ont fait faillite en
1995. « Les coûts salariaux interviennent dans les difficultés
des PME, mais elles souffrent surtout d'une discrimination par rapport
aux chaebols (dont les financements sont loin d'être transparents)
et doivent souvent, pour se financer, recourir au marché
parallèle à des taux élevés. La plupart
sont, en outre, prises à la gorge par les groupes dont elles
sont sous-traitantes. Bon nombre de PME ont dû délocaliser
leur production, d'autres ont été rachetées
et intégrées dans des groupes. » (Philippe Pons,
Le Monde, 28 janvier 1997.)
L'économie coréenne a réalisé une intégration
de la production vers l'amont, et produit la plupart des fibres
textiles qu'elle consomme grâce à l'industrie pétrochimique.
Elle fabrique également ses propres équipements pour
le textile.
Dans les années 60 la Corée était connue pour
ses exportations de textile, de chaussures, d'électronique
grand public, autrement dit des produits de relativement bas de
gamme fabriqués par des entreprises grandes utilisatrices
de main-d'œuvre peu qualifiée. Depuis, la Corée
a abandonné le bas de gamme et se lance dans les productions
à forte valeur ajoutée : automobile, électronique
spécialisée. La diversification des produits a en
outre permis la diversification des marchés, afin de ne plus
dépendre du seul marché américain. La Corée
est un concurrent sérieux en matière de travaux publics,
de constructions navales, de machines-outils, d'ordinateurs, de
semi-conducteurs, etc. Cette diversification prend en outre la forme
d'investissements à l'étranger pour contourner les
barrières douanières.
Un exemple caractéristique permet de comprendre comment les
autorités coréennes ont abordé le problème
du développement du pays. En 1966 le gouvernement demande
un prêt à la Banque mondiale pour créer une
industrie sidérurgique. La Banque mondiale réplique
que ce serait « inopportun et non rentable ». Le gouvernement
passa outre, fit appel au marché financier privé,
et la Corée produit aujourd'hui 20 millions de tonnes d'acier.
Dans une phase ultérieure de son développement, l'économie,
plus complexe et diversifiée, s'est tournée vers l'automobile,
l'électronique spécialisée. Le contrôle
des prix a été supprimé, le secteur public
a été partiellement privatisé, notamment les
banques. Le marché intérieur n'est plus fermé
aux investissement étrangers, mais la planification n'a pas
disparu, elle est plus discrète.
Les investissements étrangers n'étaient
auparavant admis que s'ils apportaient quelque chose à l'économie
coréenne en matière de technologies nouvelles ou d'exportation.
En 1969, le gouvernement interdit aux firmes coréennes d'accepter
la fourniture d'usines clefs en main, afin de permettre le développement
de l'ingénierie coréenne. Aujourd'hui, ce sont les
Coréens qui proposent la fourniture d'usines clefs en main.
En 1985, le capital étranger dans les entreprises industrielles
ne représentait que 5 %, contre 80 % en Côte d'Ivoire.
L'ouverture de l'économie coréenne aux investissements
étrangers est réelle, mais avec des restrictions,
des plafonds, limitant la participation étrangère
à certains secteurs. En revanche, création de joint
ventures (sociétés à capital mixte, coréen
et étranger), permettant des transferts de technologie en
faveur des Coréens, est encouragée.
L'économie reste encore sous la surveillance
de l'Etat, qui cependant n'a pas été capable de mettre
en œuvre des infrastructures en quantité suffisante
pour faire face à la croissance. Le réseau d'autoroutes
n'a pas augmenté tandis que le parc automobile a quadruplé,
et le réseau ferroviaire est insuffisant.
Les chaebols, grands conglomérats qui ont joué un
rôle déterminant dans l'accumulation primitive, sont
devenus aujourd'hui obsolètes, trop lourds et inadaptés.
La faillite du second groupe sidérurgique du pays, Hanbo
Steel, avec 5,8 milliards de dollars de dettes, a porté un
coup au système financier sclérosé. De nombreuses
banques avaient prêté de l'argent sans prendre suffisamment
de garanties. Ces banques avaient été un des instruments
du “miracle coréen” à partir des années
60 : sous le patronage du pouvoir, ne rendant de comptes qu'à
lui, elles avaient accordé des prêts préférentiels
aux secteurs clés en échange de la protection contre
la concurrence internationale sur le marché intérieur.
Une véritable collusion s'était créée
entre le pouvoir politique et les chaebols. Les banques coréennes,
trop nombreuses (une banque pour 6 000 habitants contre une pour
30 000 dans les pays occidentaux) ne se sont pas adaptées
à l'évolution de la finance internationale. L'adhésion
de la Corée du Sud à l'OCDE va imposer une vaste concentration
du capital bancaire, une restructuration en profondeur du système
financier, l'augmentation de la productivité, les licenciements,
le tout exigeant l'introduction de la flexibilité et la suppression
des entraves aux licenciements : on revient à notre point
de départ...
On a peu entendu les chaebols pendant le conflit de décembre-janvier
1997, mais ils en sont un protagoniste actif et figurent parmi les
inspirateurs de la loi régressive sur le travail. Ils sont
en effet fermement décidés à empêcher
la reconnaissance de la KCTU, confédération syndicale
moins encline que sa concurrente à servir de courroie de
transmission au patronat, et à faire supprimer les contrats
à durée indéterminés qui garantissent
à leurs 800 000 salariés un mois de salaire par année
d'ancienneté en cas de licenciement.
Si, sous la pression insistante des Etats-Unis, les tarifs douaniers
ont été baissés à partir de 1988 (de
23 à 16,6 %), ils constituent encore une protection importante
pour l'économie nationale. Les exportations du pays ont été
multipliées par 300 entre 1960 et 1983... La Corée
du Sud est un enjeu commercial non négligeable. Elle est
le cinquième débouché des Etats-Unis avant
l'Allemagne, et, sachant que les Coréens sont moins réticents
à acheter des produits étrangers que les Japonais,
et sachant également que les articles de consommation ne
représentent que 12 % des importations, il y a là
un grand débouché potentiel pour les Etats-Unis, pourvu
que la Corée du Sud veuille bien démanteler ses barrières
non tarifaires.
La contrepartie du « miracle coréen » a été
l'existence d'un pouvoir réglant les conflits sociaux avec
la plus extrême violence. Le coût social de l'accumulation
primitive est très lourd pour la population, comme cela est
toujours le cas.
– En 1990, 3,5 millions de personnes ont un revenu annuel
correspondant au prix d'une télévision, un million
de foyers ne disposent pas du revenu nécessaire pour faire
vivre une famille de quatre personnes. Huit heures de travail par
jour pour 36,50 F avec un dimanche de congé sur deux, quatre
jours de congé par an.
– En outre, il y a une grande discrimination de salaires entre
hommes et femmes, ces dernières étant employées
surtout dans les secteurs à forte proportion de main-d'œuvre
: textile, chaussure, électronique grand public. On peut
cependant constater une diminution sensible des secteurs industriels
à main-d'œuvre traditionnelle, qui sont passés
de 53 % à 39 % de 1970 à 1983, au profit d'activités
à plus forte valeur ajoutée, ce qui est précisément
un signe de développement.
– Un système éducatif de type japonais, payant
et extrêmement dur. Cependant, l'éducation est un des
axes prioritaires du pouvoir en Corée. L'éducation
et la recherche constituent des priorités stratégiques.
En 1987 le nombre d'inscrits dans l'enseignement secondaire représentait
88 % de la population concernée, contre 19 % pour la Côte
d'Ivoire ; dans l'enseignement supérieur, la proportion était
respectivement de 36 et de 3 %.
L'importante dette du pays peut fournir un argument à ceux
qui ne voient pas la spécificité de l'exemple coréen
et continuent de classer le pays dans la catégorie des pays
dépendants. Il est exact que la Corée du Sud est endettée,
mais c'est le cas de tous les pays industriels. De plus, sa dette
diminue, passant de 48 milliards de dollars en 1985 à 30
milliards en 1989. L'endettement de la Corée représente
alors 20 % de son PNB, alors que pour le Brésil il représente
35 %. Fait significatif, les intérêts de la dette étaient
assurés par les exportations, proportionnellement beaucoup
plus importantes, ce qui, là encore, constitue une différence
radicale avec la plupart des pays du tiers monde : le service de
la dette représente 42 % des exportations du Brésil
; certains pays africains ont un service de la dette représentant
120 % de leurs exportations. Les intérêts de la dette
coréenne représentent 11,5 % du PNB.
Mais l'analyse de la dette coréenne doit être relativisée
par l'existence d'importants investissements coréens à
l'étranger : 927 millions de dollars pour la seule année
1989. L'endettement net de la Corée (dette totale diminuée
des avoirs coréens à l'étranger) n'était
en 1990 que de 3,5 milliards de dollars.
Enfin, le constat de la dette d'un pays n'a de sens que si on analyse
à quoi correspond cette dette. Dans le cas de la Corée,
elle a servi à mettre en place une infrastructure économique,
à maîtriser et à planifier la croissance , à
contrôler les investissements, à développer
le marché intérieur et à créer une économie
exportatrice.
La structure des exportations coréennes est significative
si on la compare à celle de la Côte d'Ivoire (pour
1988) : les produits primaires représentent 7 %, les produits
manufacturés 93 % ; dans le cas de la Côte d'Ivoire
le rapport est à peu près inverse : 88 % de produits
primaires contre 12 % de produits manufacturés.
Ces dernières années, cependant, la situation du pays
s'est aggravée avec l'accroissement du déficit commercial,
qui est de douze milliards de dollars, causé par la très
forte demande intérieure de produits d'importation. Le durcisse¬ment
des conditions du marché international et la surproduc¬tion
dans l'électronique affectent également l'économie
co¬réenne.
A ce titre, et bien que le PIB par habitant (pour 1990) de l'Algérie
(2 110 $) est beaucoup plus proche de celui de la Corée (5
440 $) que de celui de la Côte d'Ivoire (790 $), l'économie
algérienne est une économie encore plus dépendante
que celle de la Côte d'Ivoire : les biens manufacturés
ne représentent 3 % des exportations. L'Algérie comme
la Côte d'Ivoire possèdent des richesses naturelles
infiniment plus importantes que la Corée du Sud. Pourtant,
tous les indicateurs économiques : service de la dette, taux
de mortalité infantile, espérance de vie, structure
des exportations montrent que la Corée s'aligne sur les pays
industrialisés et n'a rien d'un pays sous-développé.
Si les prolétaires coréens subissent durement le processus
d'accumulation primitive (de moins en moins, d'ailleurs, en témoignent
la montée des conflits sociaux), leur sort n'a rien à
voir avec le sort du prolétariat bolivien ou péruvien,
des millions de paysans indiens sans terre, des millions d'habitants
des bidonvilles de Mexico, Rio de Janeiro ou des capitales africaines
dont la seule perspective est le désespoir le plus absolu.
Les grèves de janvier 1997 n'étaient pas des d'émeutes
de la misère comme on peut en voir dans le tiers monde. Les
travailleurs coréens ont toujours su résister à
l'oppression, comme en témoignent leurs puissantes réactions
contre les dictatures qui se sont succédé depuis la
fin de la guerre.
Cet exposé succinct de l'exemple coréen ne doit pas
être interprété comme une apologie du capitalisme
sud-coréen. Nous avons simplement voulu montrer qu'un Etat
du tiers monde peut ne pas vivre le sous-développement comme
une fatalité. Mais nous ne suggérons pas qu'il suffise
que tous les pays du tiers monde copient l'exemple coréen
pour rompre cette fatalité. Il faut aussi préciser
que la rupture avec le sous-développement que la bourgeoisie
et l'Etat coréens ont su mettre en œuvre visait à
introduire le pays dans le monde capitaliste : s'il faut y voir
un « progrès », ce n'est qu'un progrès
dans le cadre du système capitaliste.
Pendant un mois les travailleurs sud-coréens ont mené
une grève contre la flexibilité, contre les atteintes
au droit du travail. De nombreux travailleurs ont été
arrêtés. Le président Kim a eu beau réaffirmer
l'importance de la nouvelle loi réformant le code du travail
et introduisant la flexibilité du travail, rien n'y fait.
Cette loi avait été votée en douce, en moins
de sept minutes, le 26 décembre dernier par un Parlement
où ne siégeaient que les députés de
la majorité.
La nouvelle loi renvoie à l'an 2000 la liberté syndicale,
autorise les licenciements secs sans préavis, les licenciements
collectifs, autorise les patrons à embaucher des intérimaires
en cas de grève et introduit la flexibilité du travail
sur une base de 56 heures par semaine. Après des dizaines
d'années de sacrifices inouïs et de luttes sanglantes
contre la dictature militaire, la population n'est guère
motivée pour se serrer la cein¬ture, sachant que le budget
de la présidence de la république a été
augmenté de 34 %... et que, en même temps que les atteintes
au droit du travail, est passée, le même jour, une
loi accor¬dant des pouvoirs quasi illimités à
la police secrète...
CINQUANTE ANS DE DICTATURE
Depuis 1945, trois dictatures militaires se sont succédé
en Corée du Sud :
– Syngman Rhee (1948-60) fut renversé en 1960 à
la suite d'un vaste mouvement populaire ;
– Park Chung Hee (1961-79), son successeur, vint au pouvoir
à l'instigation des Etats-Unis et de la KCIA, la CIA coréenne,
l'instrument de la politique de l'impérialisme amé¬ricain
dans le pays. Cette même KCIA élimina le dictateur
en 1979 lorsque le régime fut de nouveau menacé par
une explo¬sion populaire ;
– Son successeur, Chun Doo Hwan (1979-88), dut passer le relais
à un civil, Roh Tae Woo, en 1987, encore à la suite
d'une montée des luttes ouvrières. Roh Tae Woo (1988-92)
organisa les premières élections que le pays ait connues.
La « démocratie » ainsi instituée ne fut
que très relative. Le président issu de ces élections,
Kim Young Sam, devait sa popularité à son passé
d'opposant et aux années qu'il avait passées dans
les prisons de Chung. Mais il n'est qu'un paravent commode pour
les militaires et les milieux d'affaires.
La presse française semble découvrir avec surprise
la combativité de la classe ouvrière coréenne,
dont l'histoire de¬puis 50 ans est faite de luttes acharnées
et de répressions fé¬roces. Cette même presse
présente les ouvriers coréens comme des privilégiés
qui se sont « enrichis » grâce à la crois¬sance
de l'économie – le « miracle » coréen
– et qui réagissent contre les exigences imposées
par l'adaptation de l'économie à la concurrence internationale.
C'est oublier que le « miracle » coréen ne s'est
fait que par une exploitation impitoyable des travailleurs et la
répression étatique la plus féroce.
« Des salaires comparables à ceux de la France »
titre un article de Libération du 7 janvier, qui précise
que les em¬ployés de Daewoo Public Motors touchent 15
000 francs par mois pour... 60 heures hebdomadaires, et les ouvriers
des chantiers navals Daewoo 13 500 francs pour 55 heures par semaine
(ce qui fait 61 francs de l'heure) sans préciser que l'écrasante
majorité des travailleurs touchent des salaires qui sont
loin d'atteindre ces sommes, que le coût de la vie est très
élevé et les loyers prohibitifs à cause de
la spéculation im¬mobilière. Le produit intérieur
brut coréen est d'environ 5 000 $ par habitant alors que
celui de la France est d'environ 20 000 $. Il est donc impossible
que la moyenne des salaires coréens corresponde à
la moyenne des salaires français.
On oublie aussi de dire que les augmentations de salaires, réelles
dans certains secteurs, mais pas dans tous, loin s'en faut, ont
alimenté un essor sans précédent du marché,
dont les capitalistes coréens ont bénéficié.
On comprend en tout cas que les travailleurs coréens se soient
battus, lors des grandes grèves de 1984-1989, pour ob¬tenir
une limitation des heures supplémentaires, que la loi remet
en cause aujourd'hui.
La nouvelle loi sur le travail ne concerne en fait pas les PME où
la notion de contrat de travail n'a pas cours et les salariés
sont embauchés et débauchés en fonction des
besoins. Elle intéresse surtout les chaebols qui demandent
une plus grande flexibilité.
Si l'économie a marqué le pas entre 1980 et 1985,
les grandes grèves qui ont abouti à une relative démocratisation
en 1987 ont été suivies d'une augmentation de la consommation
intérieure qui a fait redémarrer l'économie.
Le discours sur les « privilèges » des travailleurs
coréens oublie que de très nombreux travailleurs touchent
le salaire minimum, qui est de 122 000 won par mois (800 francs
en 1994), qu'un loyer pour un petit appartement est de 60 à
70 000 won, les dépenses d'eau et de chauffage sont de 30
000 won, ce qui ne laisse pas grand chose pour le reste... Ce n'est
pas sans raison qu'une femme écrivit une lettre ouverte au
président coréen dans laquelle elle dit notamment
: « Mon mari travaille douze heures par jour, et pourtant
nous arrivons à peine à vivre. C'est la première
fois qu'il fait grève. Vous ne saurez jamais, monsieur le
président, combien la vie est dure pour nous. » (Le
Monde, 15 janvier 1997.)
Un seul syndicat est légal, la FKTU (Fédération
des syndicats de Corée du Sud), formée au temps de
la dictature comme organe de transmission du pouvoir pour imposer
la discipline dans les usines. Cette organisation est peu implan¬tée
dans les grands bastions industriels, maintenant que les responsables
sont élus au lieu d'être désignés par
le ministère du travail.
L'autre organisation syndicale, la KCTU (Confédération
des syndicats démocratiques coréens), non reconnue
et forte de 300 000 adhérents, regroupe des centaines de
syndicats illé¬gaux formés lors des grandes grèves
des années 80. La KCTU est influencée par les Eglises
chrétiennes, minoritaires. C'est elle qui domine dans les
secteurs les plus combatifs et qui a été l'initiatrice
des grèves.
Kwon Young-kil, le leader de la KCTU, menacé d'arresta¬tion
pour entrave au commerce, déclara que son mouvement mè¬nerait
une campagne civile contre le gouvernement. Ça tombait mal
pour le parti au pouvoir, en ce début d'année d'élection
présiden¬tielle : le mandat du président Kim s'achève
en décembre prochain.
L'OPPOSITION SUD-COREENNE
Depuis la séparation de la Corée en une Corée
du Nord « communiste » et une Corée du Sud capitaliste,
plusieurs générations de Sud-Coréens ont été
imprégnées de propagande anticommuniste. Il est donc
de bonne guerre que le pouvoir, pour lutter contre les revendications
ouvrières, agite le spectre du communisme et de la manipulation
par les Coréens du Nord. Il reste que l'idéologie
anticommuniste « surdétermine » en quelque sorte
l'action des opposants au régime actuel dans la mesure où
ils se sentent contraints d'agir en sorte de ne pas prêter
le flanc à cette accusation. Le pouvoir, la presse et les
trusts (chaebols) sont redoutablement efficaces dans ce domaine.
C'est cette puissante alliance qui a contraint le mouvement ouvrier
à la marginalisation sur le terrain politique, les partis
d'opposition gardant leurs distances par rapport au mouvement ouvrier
pour ne pas être accusés de sympathies communistes,
ce qui aurait un effet déplorable sur l'électorat...
Ainsi, quand en juin 1995, les dirigeants du syndicat des télécoms
ont été brutalement arrêtés, Kim Dae-jung,
qui était alors le chef de l'opposition, avait explicitement
déclaré que l'agitation ouvrière pousserait
les électeurs à voter conservateur ce qui en retour
avait, à la longue affaibli la gauche, qui n'est pas du tout
enthousiaste à l'idée de soutenir aujourd'hui les
syndicats. Depuis les grandes grèves de juin 1987, le nombre
d'arrestations d'ouvriers a diminué... relativement, puisque
2 000 militants ont été arrêtés et 5
000 ont perdu leur emploi.
L'initiative de la lutte revient aujourd'hui au mouvement syndical,
et plus particulièrement à la KCTU (dite aussi Chonnoyop)
qui domine dans les secteurs les plus combatifs de la grande industrie,
en particulier dans l'automobile et les chantiers navals. L'autre
confédération, qui suit du bout des doigts par des
mots d'ordre ne dépassant pas un jour ou deux, voire quelques
heures, a du mal a se dégager de ses habitudes d'organe de
transmission de la discipline étatique dans les usines.
Rappelons qu'il y a une tradition libertaire ancienne en Corée
*, mais après le passage des Japonais, des communistes au
Nord et des successives dictatures militaires au Sud, il ne faut
pas s'étonner que les rangs du mouvement se soient clairsemés.
Les récents événements seront peut-être
une occasion pour le mouvement de se renforcer.
* Cf. A History of Korean Anarchist Movement, Ha Ki-Rak, Anarchist
Publishing Committee, 1986. (Adresse : Suseungku Manchon 2Dong 990-44,
Taegu 634 Korea.)
A l'inverse de la grève de décembre
1995 en France, la grève toucha peu les services publics,
du moins au début : elle se concentrait dans le secteur industriel
comme l'automobile et les chantiers navals. Une centaine de grévistes
ont été mis en accusation à la suite de plaintes
de leurs employeurs. Trente dirigeants de la KCTU sont menacés
d'arrestation par le procureur général. Le 9 janvier,
un mandat d'amener est délivré contre les dirigeants
grévistes.
Finalement le président Kim accepte de rouvrir le débat
parlementaire sur la loi du travail et le renforcement des pouvoirs
des services secrets, en reconnaissant qu'il avait commis une erreur.
Un entretien a eu lieu le 21 janvier avec les deux partis de l'opposition,
que le président avait jusque-là refusé de
rencontrer. Les mandats d'arrêt à l'encontre desdirigeants
syndicaux ont été annulés. La KCTU cependant
demande l'annulation pure et simple de la loi contestée.
L'« erreur » tactique du président
n'a pas manqué de provoquer des réactions à
l'étranger. La façon dont la loi sur le travail a
été votée, le renforcement des services secrets
qui ont toujours été le bras armé du régime
contre la classe ouvrière, les mandats d'arrêt contre
des syndicalistes, tout cela fait désordre pour un pays qui
vient juste d'adhérer à l'OCDE (Organisation de coopération
et de développement économiques), dont les membres
certes mettent en place la même politique, mais avec des méthodes
plus « soft » et plus présentables. Significativement,
le président coréen a annoncé la réouverture
du débat de la loi sur le travail la veille de l'examen de
cette loi par l'OCDE. Cette dernière devait en effet examiner
les 22 et 23 janvier si la loi sud coréenne était
conforme aux normes internationales en vigueur.
Ce recul n'a cependant pas empêché la grève
de continuer, les dirigeants syndicaux affirmant que le gouvernement
sud-coréen se sert de la nécessité d'appliquer
les normes de l'OCDE comme d'un prétexte. La Commission syndicale
consultative auprès de l'OCDE a souhaité que cette
dernière déclare la loi coréenne sur le travail
non conforme aux normes internationales sur la liberté d'association
et la législation collective. Elle demande également
à l'OCDE de condamner le gouvernement coréen pour
avoir « fait adopter une législation régressive
et l'avoir justifiée au nom de l'engagement pris auprès
de l'organisation ».
L'équivalent patronal de la Commission syndicale consultative
a laissé son adhérent coréen expliquer que
son pays avait un déficit commercial de 33 milliards de dollars
(il a presque triplé les chiffres du déficit officiel
annoncé...) et que permettre d'instaurer le pluralisme syndical
risquait d'être une source de désordres nuisibles à
l'économie... On imagine tous les patrons de la planète
se mettant à fantasmer à un système où
la liberté syndicale dans chaque pays serait liée
aux fluctuations du déficit commercial...
L'OCDE est un organisme à vocation économique et n'a
pas établi de règles en matière de lois sociales,
mais il estime depuis 1991 que ses adhérents doivent respecter
certaines valeurs telles que l'économie de marché,
la démocratie pluraliste et le respect des droits de l'homme.
Cependant, lorsqu'on lit les injonctions que cet organisme lance
dans ses différents rapports, on se rend compte à
quel point la politique qu'il met en place à l'échelle
planétaire est une immense atteinte aux droits de l'homme
(Cf. encadré : La politique de l'OCDE).
Séoul n'a jamais ratifié certaines conventions de
l'Organisation internationale du travail à laquelle elle
a adhéré en 1991. Or une dizaine de dispositions prévues
par la nouvelle loi sur le travail sont en contradiction avec les
règles de l'OIT. Si la Corée du Sud a déjà
connu de grands mouvements de grève – le précédent
avait eu lieu en 1987 et avait contraint l'ex-président Chun
à engager un processus de démocratisation –
les grèves de janvier 1997 expriment une volonté plus
large de la « société civile » visant
à « une réforme globale de la société
», selon les termes du président de la KCTU, dont le
programme de réformes déborde largement les simples
revendications syndicales (Le Monde, 9 janvier 1997). Se pose à
cet égard le problème de la reconnaissance de la KCTU,
encore illégale.
Le phénomène auquel nous assistons
aujourd'hui est la fin d'un modèle de développement,
d'accumulation du capital, et l'in¬sertion de la Corée
du Sud dans la « cour des grands ». Le pays se trouve
un peu dans la situation des principaux pays industrialisés
à la fin des « trente glorieuses », caractérisées
par une croissance des sa¬laires relativement élevés
(15 % par an en Corée pendant la dernière décennie)
et le suremploi, qui encouragent l'appel à une main-d'œuvre
immigrée, phénomène nouveau en Corée.
Le patronat aimerait bien faire appel à la main-d'œuvre
immigré pour faire pression sur les salaires, mais l'entrée
des immigrés (0,5 % de la population active), est encore
sévèrement contrôlée.
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Comme à la suite des « trente glorieuses
» dans le monde occidental, le capitalisme coréen a
suivi en accéléré les phases du développement
du capitalisme et entre dans la phase de liquidation des acquis
sociaux, de « rationalisation » de la production –
à cette différence près que les travailleurs
coréens n'ont guère eu le temps d'en profiter. C'est
à juste titre que le Asia Times de Bangkok écrit que
les travailleurs coréens « vivent dans l'une des sociétés
qui connaît les mutations les plus rapides de toute l'histoire
de l'humanité ». (Courrier international, 16-19 janvier
1997.)
Profitant de la « démocratisation » de 1987,
les revendications sociales se sont multipliées. Cinq millions
d'emplois ont été créés entre 1987 et
1997. Mais il serait pourtant mal venu de reprocher aux entreprises
d'avoir acheté une paix sociale et crée des emplois
dont le capital a grandement profité, dans la mesure où
les augmentations de salaires ont grandement alimenté un
essor de la consommation.
Le capitalisme coréen ne peut plus se contenter d'être
un capita¬lisme national relativement autarcique, qui a atteint
ses limites d'expansion ; avide comme partout ailleurs de sources
profits plus rapides, il se tourne vers les marchés financiers
interna¬tionaux plutôt que vers l'investissement productif.
C'est pourquoi il tente de mettre en place dans le pays les mêmes
me¬sures d'ajustement structurel que partout sur la planète,
dont la li¬quidation des avantages acquis en matière
de droit du travail sont un des nombreux éléments.
Outre les délocalisations dans d'autres pays asiatiques à
plus faible coût de main-d'œuvre, la Corée du
Sud investit également dans les pays industriels, comme l'a
montré la récente affaire de Thomson. En 1996, les
Coréens ont investi à l'étranger 5 milliards
de dollars tandis que les investissements étrangers en Corée
n'étaient que de 2,8 milliards.
Les sociétés japonaises ou coréennes implantent
des usines ou achètent des entreprises pour les intégrer
à leurs groupes, dans des zones sinistrées d'Europe
occidentale, parce que la main-d'œuvre y est maintenant devenue
peu coûteuse (ainsi, par exemple, les ouvriers coréens
de Samsung sont mieux payés que leurs collègues des
filiales anglaises), l'autre avantage étant que l'entreprise
se trouve à proximité de ses marchés... Une
telle démarche permet surtout aux usines coréennes
d'avoir le label de « producteur communautaire » : les
produits des firmes coréennes en Europe pourront ainsi circuler
librement dans la CEE. Mais ces produits auront été
fabriqués avec des méthodes coréennes, avec
des sa¬lariés payés au rabais, trop contents d'échap¬per
au chômage, et qui, à l'embauche, auront signé
un engagement à ne pas se syndiquer.
Les activités a forte composition de main-d'œuvre ont
été délocalisées dans des pays à
bas salaires : la chaussure et la confection en Chine ou en Indonésie,
l'électronique grand public dans certains pays d'Europe ou
dans le Sud-Est asiatique.
L'effet pervers de ce genre de procédé est que les
autres le pratiquent aussi. Ainsi, l'économie coréenne
est-elle aujourd'hui déstabilisée par le fait que
des firmes japonaises la concurrencent avec des produits de qualité
japonaise fabriqués par des filiales nippones en Chine...
à des prix chinois.
La crise que subit la Corée du Sud aujourd'hui est liée
à la transition qu'elle est en train de subir. L'accumulation
primitive étant en voie d'achèvement, le capitalisme
coréen doit franchir une nouvelle étape pour s'intégrer
dans l'économie mondiale. Il s'agit véritablement
d'un redéploiement du capitalisme sud-coréen.
L'arrivée de la Corée du Sud, pays nouvellement industrialisé,
dans l'économie mondiale la contraint à faire face
aux mêmes problèmes que les économies développées
plus anciennement. C'est là un phénomène auquel
elle ne peut échapper : le corollaire de l'exportation des
produits coréens sur le marché mondial s'accompagne
de l'importation des contradictions du marché mondial.
Les grèves et les manifestations de janvier 1997, menées
par des travailleurs organisés et déterminés,
n'avaient rien de mouvements d'« arrière-garde »,
elles s'intégraient parfaitement dans les mouvements d'opposition
à la politique néolibérale qu'on peut constater
des l'ensemble des pays industriels et montraient la solidarité
fondamentale d'intérêts des travailleurs du monde entier.
Comme en décembre 1995 en France, ces grèves ont montré
aux esprits un peu amnésiques que la classe ouvrière
est toujours là et que sans elle pas grand chose ne fonctionne.
René Berthier, janvier-février 1997