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Radio Libertaire Les Chroniques du Nouvel ordre mondial (1996)
DOSSIER

LA CHUTE DE LA MAISON THATCHER

René Berthier

Origine : échanges avec René Berthier


Lorsque Margaret Thatcher est élue Premier ministre du Royaume-Uni en 1979, on savait que c'était une conservatrice pure et dure qui arrivait au pouvoir, mais on ignorait qu'elle allait « essuyer les plâtres » d'un système politique et économique qui allait faire des ravages. Aucun gouvernement jusqu'alors n'avait osé aller aussi loin.

1979, c'est une période charnière. Une époque est terminée, celle du keynésianisme, des « Trente glorieuses » et une nouvelle époque a déjà commencé à se mettre en place, sans qu'on devine encore l'ampleur des dégâts. On parlait déjà de « crise » car les tentatives des pays producteurs de pétrole de réajuster le prix du pétrole, d'une part (1974), et la révolution iranienne (1979), d'autre part, avaient quelque peu secoué le monde capitaliste, sans jamais réellement le mettre dans l'embarras, bien au contraire, mais le prétexte avait été trop beau pour ne pas le saisir au bond et faire pression sur les consommateurs par les hausses des prix et sur les travailleurs par les politiques d'austérité et de blocage des salaires.

Chez les partisans comme chez les critiques du capitalisme, on entendait, déjà, deux types de discours pour « sortir de la crise » :

1. Il faut augmenter les salaires pour augmenter la consommation, ce qui écoulera les biens manufacturés, créant des emplois ;

2. Il faut geler les salaires, liquider les entraves à la flexibilité de l'emploi (le droit du travail), liquider les rigidités dans les salaires (le salaire minimum), supprimer les prélèvements indirects qui « écrasent » les entreprises : alors les employeurs pourront de nouveau embaucher, certes dans des conditions beaucoup moins avantageuses pour les salariés qui n'auront qu'une protection sociale au rabais, des salaires réduits, mais au moins ils auront un travail et ils pourront de nouveau consommer.

La première solution, inspirée par l'économiste britannique John Maynard Keynes, avait été mise en œuvre dans le passé, c'est elle qui avait permis de surmonter la crise de 1929 : le développement de la consommation des masses pour surmonter la crise de surproduction. On appliqua de façon volontariste une politique d'augmentation des salaires dans le but d'augmenter la consommation, qui elle-même relança le secteur des biens de production, l'augmentation de la consommation entraînant à son tour de nouvelles commandes de machines pour satisfaire la demande. C'est ce qu'on appelle le keynésianisme.

L'Etat était intervenu par l'augmentation des impôts, non seulement sur les salaires, mais aussi sur les bénéfices patronaux, et par une politique de grands travaux, pour stimuler la demande globale. En effet, les prélèvements obligatoires instaurés par la politique keynésienne n'épargnaient pas les revenus capitalistes, ils se faisaient en partie sur les bénéfices des sociétés et sur les patrimoines.

Les prélèvements obligatoires (les impôts) sont en partie affectés aux investissements dans les équipements collectifs, les infrastructures urbaines, routières, ouvrages d'art, etc. nécessaires au développement de l'économie. Ces investissements créent des emplois, mais en même temps ils entament les profits capitalistes.

La contrepartie des mesures édictées par la politique économique keynésienne était l'augmentation de la productivité du travail, c'est-à-dire en fait de l'exploitation de la force de travail. C'est à partir de cette époque que le taylorisme, c'est-à-dire la production de masse, se généralise. L'après-Seconde Guerre mondiale verra la consolidation de cette évolution. L'expansion capitaliste est forte, les crises cycliques plus rapprochées mais plus courtes et moins amples, tandis que la consommation des masses augmente dans des proportions jamais vues ; le chômage se réduit, il y a un quasi-plein emploi qui donne à la pression salariale une certaine efficacité revendicative. Ce « miracle » – les « Trente glorieuses » – va durer une trentaine d'années, jusqu'en 1974-1975.

Alors, pour la première fois depuis la guerre éclate une crise importante, généralisée. La chute de la production dans tous les pays capitalistes est importante : 14 % aux Etats-Unis, 19,8 % au Japon, 11,8 % en RFA et 10,1 % en Grande-Bretagne. Le nombre des chômeurs monte à 17 millions dans l'ensemble des pays de l'OCDE.

Cette crise pouvait être expliquée par deux causes :

1) Elle pouvait être pour une part la conséquence de la crise pétrolière, mais cette cause n'a pas une importance prépondérante. Surtout, on constate un début de baisse des gains de productivité du travail à partir des années 60.

En fait, le modèle keynésien vaut lorsque les gains de productivité compensent la hausse des salaires destinés à accroître la consommation. Or le quasi-plein emploi créait un rapport de force particulièrement favorable pour les travailleurs ; ceux-ci en profitaient pour exercer une pression sur les salaires, mais aussi pour contester l'organisation tayloriste du travail qui jusqu'alors garantissait une productivité importante : cette contestation se manifestait par la lutte contre les cadences infernales, les grèves bouchons et l'absentéisme. Bref, la rationalité capitaliste était contestée dans la pratique, et cette contestation produisait une baisse des profits.

2) Il y avait un autre facteur à l'époque qui freinait les gains de productivité : la masse importante d'emplois improductifs, c'est-à-dire des emplois qui ne créent pas de valeur (ou, si on veut, qui ne sont pas directement générateurs de profits et qui relèvent des faux-frais du système capitaliste), mais qui jouent un rôle dans la circulation du capital ou des marchandises : gestion, commercialisation, publicité, banques, assurances ; dans la stabilité du système : armée, police, éducation, justice, médias ; dans l'encadrement, le contrôle disciplinaire, le contrôle de la production.

Une part substantielle de ces emplois relèvent de la fonction publique. L'existence d'une fonction publique importante limite évidemment la valorisation du capital, puisque pour payer les fonctionnaires il faut des impôts. A titre d'exemple, au début du siècle l'Etat employait 4 à 5 % de la population active, contre 12 à 15 % dans les années 60. (P. Souyri, la Dynamique du capitalisme au XXe siècle, Payot, 1983, p. 138.) La réduction du nombre des fonctionnaires est aujourd'hui un des thèmes constants des dispositions exigées par les institutions internationales, aussi bien dans le tiers monde que dans les pays industrialisés. On ne répétera jamais assez que c'est la même politique qui est appliquée dans les deux cas.

Ainsi, la politique du capitalisme visera à éliminer un maximum d'emplois dans la fonction publique et dans le tertiaire, qui occupent des salariés non directement productifs, lesquels limitent également la valorisation du capital. Ce sera un des principaux axes de la politique thatchérienne, qu'elle mènera impitoyablement.

La riposte du capitalisme à la baisse de la productivité du travail sera multiforme :

– La liquidation pure et simple d'une partie de ces emplois : c'est ce qu'on appelle la rationalisation : « Pour obtenir un ajustement donné des salaires, il faudra un niveau plus élevé de chômage conjoncturel. (...) Lorsque la conjoncture est favorable, la nécessité d'un changement est souvent moins évidente dans les esprits. » (L'Etude de l'OCDE sur l'emploi. Paris, juin 1994.)

Ainsi, le « dégraissage » devient une vertu en elle-même, à tel point que, aujourd'hui, l'annonce de licenciements par les multinationales a un impact immédiat (en hausse) sur la valeur en bourse de ses actions et a pour conséquence d'attirer les investisseurs, qui voient là un gage de santé de l'entreprise. La multinationale américaine du téléphone ATT a annoncé le même jour leur licenciement à 40 000 de ses salariés... par téléphone !

« ... le cours des actions des entreprises concernées a presque toujours bondi à l'annonce d'une si joyeuse nouvelle [des licenciements en masse]. Les responsables de la communication ont même appris à exagérer les projets de licenciement de leur société afin de mieux séduire les investisseurs. » (Le Monde diplomatique, février 1996, p. 18 « Leçons d'économie moderne ».)

– La privatisation de secteurs entiers qui jusqu'alors relevaient de l'Etat et leur insertion dans le marché, avec licenciements massifs à la clé. Il s'agit en quelque sorte de rendre rentables des secteurs dont ce n'était pas jusqu'alors la fonction, afin d'élargir le champ d'action du capital. Le perdant est évidemment le consommateur, comme la privatisation des télécoms britanniques l'a montré, en allégeant les tarifs des entreprises et en augmentant ceux des consommateurs individuels. En quelque sorte les privatisations des secteurs publics profitent doublement aux capitalistes, puisqu'ils font des bénéfices avec les entreprises publiques qu'ils achètent à bas prix, et qu'ils ne contribuent plus, en tant que contribuables, au financement des infrastructures collectives. La privatisation du secteur public – électricité, santé, gaz, mines, transports, télécommunications, postes, audiovisuel – constitue un véritable vol, en ce sens qu'il a été constitué au fil des générations avec l'argent des contribuables, il est authentiquement la propriété collective de la population.

Pour en arriver là, il faut remettre en cause la notion même de fonction publique au service de la population et introduire la notion de rentabilité : on fermera par exemple des lignes de chemin de fer peu rentables mais utiles à la population locale, et on développera le TGV, dont la fonction est en fait de capter la clientèle des lignes aériennes. La fonction des privatisations aujourd'hui est d'introduire dans le circuit capitaliste producteur de profits des secteurs de l'économie qui jusque-là n'avaient pas cette fonction, tout en diminuant de ce fait les faux frais du système : celui qui paie, dans l'affaire, c'est le contribuable-consommateur.

– Mais pour pouvoir réaliser cette politique, il devient essentiel de liquider la résistance ouvrière dans ses bastions les plus puissants. Thatcher y parviendra en épuisant les mineurs britanniques au terme d'une grève d'un an qui se termine par une défaite des travailleurs. Ce sera un avertissement pour l'ensemble de la classe ouvrière.

Dans les années 70, on aait constaté une chute générale des taux de profit : aux Etats-Unis ils sont tombés de 8,6 % en 1948-1950 à 5,4 % en 1973 ; en Grande-Bretagne, ils sont ombés de 6,7 % en 1950-1954 à 4,1 % en 1970. (Sources : Ernest Mandel.) Les entreprises n'investissent plus, elles liquident leurs stocks, licencient. Il ne s'agit plus d'une crise de surproduction, mais de rentabilité. L'inflation s'installe, car les entreprises tentent de freiner la chute des taux de profit par l'augmentation des prix. (Mais on dira que l'inflation est provoquée par les salariés qui réclament des augmentations de salaires...)

La politique économique qui est appliquée aujourd'hui a commencé à être mise en place vers 1975 afin de tenter de restaurer à tout prix des taux de profit. Les taux de croissance, qui étaient de 5 à 6 % avant 1975, atteignent difficilement 1 à 2 % aujourd'hui.

Aujourd'hui la politique keynésienne n'est plus de mise. C'est le retour au néolibéralisme, au mythe du libre-échange et du marché. Mais derrière tout le discours idéologico-technique que développent les porte-voix du système, il s'agit d'effectuer une gigantesque rapine sur les salaires de la classe ouvrière et de désengager totalement le patronat de toute responsabilité concernant leur contribution à la solidarité sociale. Le chômage de masse tel qu'il commence à se profiler au moment où Thatcher prend le pouvoir ne gênera en rien les capitalistes, puisque les frais que celui-ci entraîne devront être à terme intégralement payés par les cotisations des salariés eux-mêmes.

Pendant la première moitié de ce siècle, la production capitaliste était caractérisée par une production essentiellement fondée sur le travail humain, c'est-à-dire dans laquelle la part de la main-d'œuvre était prépondérante dans la production de plus-value. De 1890 à 1950, sur une période de 60 ans, l'augmentation de la part de capital fixe investie par travailleur n'augmente que de 3,7 fois (cf. P. Villu, Un siècle de données macro-économiques).

En revanche, à partir de 1950, cette évolution va considérablement s'accélérer : la machine va cesser d'être un simple complément du travailleur, pour devenir un facteur essentiel de la production : De 1950 à 1990, l'augmentation de la part de capital fixe investie par travailleur augmente de 10,4 fois.

Le paradoxe est que cette recherche effrénée de profits conduit à une baisse générale des taux de profit. En effet, plus la part de capital fixe (machines, bâtiments, etc.) augmente par rapport à celle du capital variable (main-d'œuvre), plus le taux de profit tend à baisser, car en fait seul le travail vivant produit de la plus-value.

C'est un constat que Proudhon, puis Marx avaient déjà fait. Plutôt que d'illustrer ce phénomène par des chiffres, on peut simplement considérer que, très logiquement, l'immobilisation d'une quantité très importante de capitaux dans des investissements en matériels et en immeubles réduit la part de profits qu'on peut tirer de ces investissements.

Pour contrecarrer cette tendance, les capitalistes ont plusieurs solutions :

– accroître la durée du travail. L'accroissement de la durée du travail n'est pas toujours possible à réaliser ouvertement aujourd'hui pour des raisons essentiellement culturelles, mais elle est obtenue par un détour, en annualisant le travail : lorsqu'un effort productif est nécessaire on fait travailler les salariés plus longtemps, quitte à les faire travailler moins longtemps en période creuse.

– accroître l'intensité du travail. Dans les entreprises où les réductions d'effectifs se font « en douceur », c'est-à-dire par le non-remplacement des salariés qui partent à la retraite, comme dans celles où les licenciements sont plus brutaux, on constate que la même quantité globale de travail, voire une quantité supérieure, est exigée de ceux qui restent, qui subissent une augmentation des cadences, des rythmes de travail, et une diminution des temps morts.

– d'une façon générale, augmenter sans cesse la productivité du travail : selon l'OCDE, celle-ci a augmenté de 150 fois entre 1950 et 1990. Cependant, l'augmentation du taux d'exploitation des travailleurs – car c'est bien de cela qu'il s'agit – n'a pas enrayé la baisse des taux de profit dus à l'augmentation spectaculaire du capital constant. Il faut cependant considérer que la baisse des taux de profit n'implique pas forcément une baisse des profits, dans la mesure où un faible taux de profit relativement à un capital important peut représenter en valeur absolue une somme supérieure à un fort taux de profit relativement à un un capital moins important ([1]) : à titre d'exemple, en 1994, les 25 premiers groupes français ont doublé leurs bénéfices, tandis que leur chiffre d'affaires n'a augmenté que de 5,2 % (Le Monde, 26 avril 1995).

Mais pour réaliser ce tour de force – maintien, voire augmentation des profits dans un contexte de baisse des taux de profit –, une autre condition est nécessaire : redéployer, restructurer complètement l'appareil financier du capital. On va donc assister en Grande-Bretagne, puis aux Etats-Unis sous Reagan peu après, à un mouvement de concentration jamais vu du capital financier et une expansion extraordinaire de ses activités.

La conséquence de cette évolution sera que les détenteurs de capitaux trouveront de moins en moins attractif d'investir dans la production, parce que les taux de profit y sont faibles. C'est ce qui explique la forme dominante actuelle du capital, qui se transforme en produit financier et spéculatif évoluant en circuit fermé. L'économie réelle fondée sur la production et l'économie « fictive », spéculative (appelons cela le capitalisme « virtuel » pour être dans l'air du temps, ce qui ne signifie pas que les profits qu'il réalise soient fictifs...) sont de plus en plus détachées l'une de l'autre.

En 1987, Jean Peyrelevade, alors président de la banque Stern, écrira dans Le Monde que « les mouvements financiers sont devenus sans aucun rapport avec ceux des marchandises » (17 avril 1987). Les transactions sur le marché des changes représentent aujourd'hui 1 000 milliards de dollars par jour, soit cinquante fois le montant des échanges de biens et services...

Le système capitaliste se trouve devant une contradiction insurmontable :

– soit il axe ses priorités sur l'économie réelle, productive, et on aboutit à une croissance continue qui se fait au prix du sacrifice de la stabilité monétaire, et on a l'inflation. Les taux d'intérêt expriment l'écart entre l'épargne disponible et le besoin en investissement. C'est ce qui avait caractérisé la période des « Trente glorieuses » ;

– soit on priorise la stabilité monétaire, et l'économie réelle doit s'adapter à cette situation. Les taux d'intérêt expriment les anticipations du marché monétaire sur ce que sera l'écart entre l'épargne disponible et les besoins en investissement ; ce n'est plus l'épargne qui s'aligne sur le besoin d'investissement, mais le besoin d'investissement qui s'aligne sur les fluctuations du taux d'intérêt. La politique du « franc fort », du « mark fort » dont on parle aujourd'hui est une politique qui sert les besoins du capitalisme financier, pas celle du capitalisme industriel. On peut exprimer les choses autrement : le maintien de taux d'intérêt élevés assure de confortables revenus aux placements spéculatifs mais entravent les capacités d'investissements des industriels, qui doivent alors emprunter de l'argent cher. Pour faire face à cette situation, les entreprises immobilisent une part croissante de leur argent dans... des placements spéculatifs, mais c'est évidemment de l'argent qui ne sert pas aux investissements, lesquels seraient créateurs d'emplois. On est au cœur du problème, et on voit à quel point la question du chômage de masse n'est en rien quelque chose de passager, de transitoire.

Le « moteur » du système n'est plus la production mais la spéculation. Les variations de la bourse n'accompagnent plus l'évolution de la production et du PIB, elles en sont totalement détachées : les cours de la bourse en 1993 ont monté respectivement de 45 % et de 22 % en Allemagne et en France alors que ces deux pays étaient plongés dans une grave récession. Paradoxe suprême, la croissance elle-même devient un sujet d'inquiétude, comme ce fut le cas en octobre-novembre 1994 aux Etats-Unis, parce qu'elle risque de produire des tensions inflationnistes impliquant la hausse des taux d'intérêt... Un entrefilet dans le monde du 8 juin 1996, particulièrement significatif, est intitulé ainsi : « Etats-Unis : la bonne santé de l'économie inquiète les marchés ». C'est que le nombre de créations d'emplois pour le mois précédent, qui était prévu à 153 000, a été en fait de 348 000 : ces révélations « ont jeté un froid sur les marchés financiers », dit l'article.

Un cercle vicieux apparaît : puisque le capital ne peut plus se valoriser d'une façon suffisamment attractive dans le secteur productif, il se lance dans des spéculations financières, boursières, jouant sur l'évolution du cours des monnaies, des matières premières, des taux d'intérêt. Les Golden Boys ont ainsi l'impression que l'argent crée l'argent sans qu'il y ait aucun fondement productif derrière, ce qui n'est évidemment pas le cas.

En conséquence, les banques prêtent de l'argent à fort taux d'intérêt à ceux qui veulent investir dans l'industrie, puisque les profits y sont faibles, ce qui en retour décourage l'investissement productif. Mais puisque le secteur spéculatif rapporte beaucoup, une part importante des profits réalisés dans l'industrie s'y engage, passant entre les mains du capital financier au détriment du secteur productif lui-même... C'est ce qu'on appelle le phénomène de « bulle spéculative » qui se contracte et se gonfle au gré des péripéties du système, et qui peut éclater, comme lors du krach boursier d'octobre 1987.

L'argent ne sert plus à financer des activités productives, des créations d'entreprises. Le marché boursier primaire, c'est-à-dire consacré aux émissions d'actions nouvelles – correspondant à des créations d'entreprises – représente aujourd'hui aux Etats-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne, au Japon et en France moins de 5 % du volume des échanges effectués en bourse ; le reste est consacré au marché spéculatif. Et si on peut constater que les flux de capitaux se consacrant aux investissements à l'étranger ont augmenté trois fois plus vite que les échanges entre 1985 et 1991, 90 % de ces flux aux Etats-Unis ont servi à financer des acquisitions-fusions, c'est-à-dire qu'ils ont servi non pas à accroître les capacités de production mais à concentrer le capital sur une base transnationale.

Ce processus est accéléré par les technologies de communication, qui ont considérablement évolué grâce à la mise en place de réseaux informatiques.

Le corollaire de ce que nous décrivons est que la nécessité de maintenir les taux de profit, qui a pour effet d'augmenter la productivité du travail, conduit à une diminution relative de la classe ouvrière occupée dans l'industrie, dans les métropoles industrielles. C'est ce que constate l'Etude de l'OCDE sur l'emploi, de 1994 : sauf pour la Grande-Bretagne, il y a eu, dans les six pays de l'OCDE, augmentation de la classe ouvrière jusqu'en 1970. Pour l'ensemble de l'OCDE, la moyenne des emplois industriels par rapport à la population active monte de 38,2 % à 39,7 % de 1960 à 1970, puis elle tombe à 31,4 % en moyenne en 1990, soit une chute de 7,3 %.

C'est en Grande-Bretagne que la chute est la plus spectaculaire puisqu'elle passe de 48,4 % en 1960 à 28,7 % en 1990 – le thatchérisme est passé par là. Significativement, c'est l'Allemagne où la proportion de la classe ouvrière reste la plus nombreuse, avec 39,1 % en 1990 ; le Japon, quant à lui, voit la proportion de ses emplois industriels augmenter de 1960 à 1990 : ce sont aussi les pays où les investissements et les dépenses en recherche-développement sont les plus importants.

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Evolution des emplois industriels en % de la population active.

(Etude OCDE pour l'emploi, 1994)

Japon

1960

1970

1990

France

36,9

38,7

29,2

Italie

36,2

38,4

31,6

G-B

48,4

44,1

28,7

RFA

47,7

48,4

39,1

USA

30,6

33,0

25,7

29,7

35,7

34,1

Les pays industriels ont tous perdu des emplois industriels, sauf le Japon entre 1980 et 1990 :

Pertes d'emplois dans les pays industriels

Grande-Bretagne

2 millions soit

 28 %

France 

1 million

18 %

Italie :

600 000

10 %

Etats-Unis

1 million

5 %

Allemagne :         

200 000

1 %

Mais les Etats-Unis ont perdu 2 millions d'emplois supplémentaires entre 1991 et 1994, et l'Allemagne 800 000 emplois dans la métallurgie entre 1991 et 1994 (Le Monde, 17 février 1995).

En France le secteur tertiaire marchand a gagné 2 541 000 emplois entre 1975 et 1993, la fonction publique 1 070 000 emplois ; mais l'industrie et le bâtiment-génie civil ont perdu 1 485 000 et 723 000 emplois.

On constate donc qu'il y a eu une diminution en valeur relative de la classe ouvrière industrielle, celle qui produit la plus-value, même si on tient compte qu'une partie des salariés du tertiaire, travaillant dans les transports, le stockage, la manutention, la distribution, participent également à la production de plus-value.

Aux Etats-Unis, le tertiaire occupait 17 % des emplois en 1850, et 77 % en 1992. Dans les seize pays de l'OCDE, la part du tertiaire était en moyenne de 24,3 % en 1870, de 38,7 % en 1950, de 53,4 % en 1973 et de 63,5 % en en 1987 ([2]).

La politique que Margaret Thatcher a mise en oeuvre était parfaitement adaptée à la situation, du point de vue du système capitaliste, et servira de modèle à l'ensemble des gouvernements des pays industriels. Nous avons tenté de montrer le contexte général dans lequel cette politique a été appliquée. Voyons-en maintenant le détail.

Le départ de Margaret Thatcher était un peu dans l'air depuis quelques mois ([3]). C'est que l'ex-Premier ministre britannique avait fini par se mettre tout le monde à dos : les milieux populaires, ce qui est normal, une partie des milieux d'affaires de la City, ainsi qu'une fraction non négligeable de son propre parti. C'était décidément trop.

I. – TROIS FOIS PREMIER MINISTRE

En 1979 Margaret Thatcher « triomphe » aux élections. A y regarder de plus près on s'aperçoit qu'elle recueille 43,9 pour cent des voix. En 1983 après la très opportune guerre des Malouines et le sursaut patriotique qu'elle suscita, nouvelles élections. On parle de raz-de-marée. Mais la démocratie représentative est ainsi faite qu'elle permet à un candidat qui recueille 42,4 pour cent des voix de se faire élire Premier ministre. En juin 1987 les électeurs sont de nouveau appelés aux urnes. Thatcher passe cette fois avec 42,2 pour cent.

L'un des arguments de vente de la campagne avait été la baisse du taux de chômage pendant les neuf derniers mois. A première vue, les Britanniques auraient pu se dire que le pays étant passé de 1,6 million de chômeurs en 1979 à plus de trois millions en 1987, le chômage allait peut-être quand même finir pas baisser. Pas du tout. Car on se garda de claironner que les paramètres permettant de mesurer le taux de chômage avaient été modifiés 19 fois, ce qui autorise toutes les manipulations. On avait par exemple radié des statistiques quantité de chômeurs de longue durée tout en avançant les élections pour éviter l'irruption sur le marché du travail des jeunes en fin de scolarité.

La démocratie britannique, fondée sur ce qu'on appelle le scrutin majoritaire uninominal à un tour, est fondée sur une logique démocratique si bizarre qu'un parti peut être majoritaire avec moins de voix que son concurrent. Ainsi, en 1951, les conservateurs conduits par Churchill remportèrent, avec 48 pour cent des voix, 26 sièges de plus que les travaillistes, qui avaient recueilli 48,8 pour cent des suffrages. Les travaillistes se rattrapèrent en 1974 : avec 37,8 pour cent des suffrages ils eurent quatre sièges de plus que les conservateurs avec leurs 38,7 pour cent. Ça n'empêcha d'ailleurs pas les travaillistes de constituer un gouvernement.

En 1983, une formation dénommée l'Alliance (associant libéraux et sociaux-démocrates) obtint 25,4 pour cent des suffrages et 23 sièges, tandis que les travaillistes, avec 27,6 pour cent, eurent 209 sièges.

II. – LES MILIEUX D'AFFAIRES LÂCHENT THATCHER

« A beaucoup d'égards, l'économie britannique se porte plus mal aujourd'hui que lorsque Mme Thatcher conquit le pouvoir en mai 1979. » Ce n'est pas un opposant irréductible et mal intentionné à la politique néolibérale de Mme Thatcher qui s'exprime ainsi mais le Wall Street Journal du 22-23 novembre 1990. La grande prêtresse de la révolution conservatrice a fini par être renvoyée dans ses foyers, non par un raz-de-marée populaire mais par les membres de son propre parti qui ont pris les devants, craignant une catastrophe aux prochaines élections, dans dix-huit mois. Mais ils ont eu, à n'en pas douter, l'appui d'une partie importante des businessmen de la City.

Les premiers, députés conservateurs dont les places dépendent tout de même un peu du suffrage populaire, n'avaient certes pas les mêmes raisons que les seconds mais leurs intérêts concordaient, comme c'est – faut-il s'en étonner ? – souvent le cas.

C'est que, sur le terrain économique, le bilan de la politique thatcherienne n'est pas particulièrement brillant. Alors que la balance des paiements n'était déficitaire en 1979 que d'un demi-milliard de livres, il est monté (ou faut-il dire : descendu ?) à 19,1 milliards. La production industrielle a chuté de 3 pour cent entre le deuxième et le troisième trimestre de 1990, le volume des ventes au détail a chuté de 1,1 pour cent au troisième trimestre tandis que le nombre des chômeurs s'est accru de 32 000 pour le seul mois d'octobre.

Le « climat favorable à l'esprit d'entreprise » que Thatcher entendait créer en démantelant les syndicats, en privatisant les entreprises nationales, en baissant l'impôt sur les sociétés et sur les hauts revenus, en instituant la liberté du contrôle des changes, n'a guère produit d'effet spectaculaire : le volume de la production manufacturière en 1990 est le même qu'en 1979, c'est-à-dire qu'en termes relatifs il a baissé.

Le laissez-faire absolu, le culte de l'argent facile, la débauche de spéculations et les scandales financiers n'ont cependant pas suffi, à eux seuls, à renvoyer Thatcher dont le charisme certain et le populisme attiraient une masse d'électeurs hostiles à la fois à la classe ouvrière et aux grands bourgeois.

C'est qu'en réalité ce n'est pas la production industrielle – pourvoyeuse d'emplois ouvriers mais aussi nécessitant des investissements lourds – qui intéressait l'ancien Premier ministre, mais l'argent vite gagné dans les secteurs à haute rentabilité immédiate, les services et la spéculation financière.

D'immenses fortunes se sont réalisées dans ces secteurs alors que par ailleurs le solde négatif de la production industrielle se creusait. Positif de 3,6 millions de livres en 1980, ce solde tombe trois ans plus tard, en 1983, à – 4,8 millions et en 1986 à – 8,5 millions. Sociologiquement, cela signifie que les ouvriers, ou même les techniciens, jouent un rôle de moins en moins grand au profit des cols blancs, encore que les transferts ne soient pas équilibrés : la création d'un poste d'employé peut bien signifier la mise au chômage définitive de trois ouvriers.

Les financiers britanniques placent une très grande partie de leurs capitaux à l'étranger : 123 milliards de dollars ont ainsi été investis aux Etats-Unis, ce qui représente pour la seule Grande-Bretagne le tiers du total des capitaux étrangers investis dans ce pays.

III. – DESTRUCTION DE L'INDUSTRIE BRITANNIQUE

Thatcher était indifférente au maintien de la base industrielle du pays, qui a cependant le plus important excédent mondial de la balance des rentrées invisibles (intérêts de capitaux placés à l'étranger, etc.). Les avoirs nets des financiers britanniques à l'étranger représentent 160 milliards de dollars, en 1987, ce qui fait de la Grande-Bretagne le second créancier international, après le Japon. Mais tandis que l'assise de ce dernier pays repose sur une économie fondée sur une solide infrastructure industrielle, appuyée par de gros investissements et d'importantes recherches en matière d'innovation et de développement, l'économie britannique néolibérale revue par Thatcher est fondée sur la destruction de l'infrastructure industrielle, le bradage des industries de pointe au capital étranger et l'insistance mise au développement des services – tourisme, voyages, assurances, réassurance (c'est-à-dire l'assurance des compagnies d'assurance), services bancaires : le chiffre d'affaires de ces services passe ainsi de 3,8 à 5,4 milliards de livres de 1981 à 1986.

En d'autres termes on a une économie de rentiers, dont seuls bénéficient évidemment les financiers, tandis que la classe ouvrière, ou d'une façon générale l'ensemble des salariés liés à l'industrie, paient les frais. On se trouve devant des perspectives d'un « avenir non technologique », c'est-à-dire d'une situation où le pays n'aurait plus aucune production manufacturière, mais serait le prestataire de services financiers destinés à des clients étrangers, tandis que des fractions importantes de la population (aujourd'hui 30 pour cent, mais à l'avenir combien ?) vivrait totalement en marge de la société. Les hommes d'affaires et les journalistes évoquent avec inquiétude ce no-tech future, tandis que la population concernée a déjà compris depuis longtemps qu'elle avait no future tout court.

La classe politique – conservateurs compris – et les businessmen ont fini par comprendre que Thatcher a démoli le tissu politique et industriel du pays, mais ils lui reprochent surtout l'absence de projet crédible de reconstruction :&

« Pendant que les entrepreneurs bâtissaient des empires de vente au détail reposant sur du sable, se livraient à des orgies d'OPA et s'octroyaient des salaires de plus d'un million de livres par an ([4]), les Japonais étaient invités à prendre en main des pans entiers de notre industrie automobile et électronique. » (Financial Times, Barry Riley, « The Rise and Fall of the Two Maggies », 24-25 novembre 1990.)

 IV. – UN NATIONALISME VERBAL, MAIS LE FRIC D'ABORD

On connaît en général Thatcher sous l'aspect du chef d'Etat grande gueule, nationaliste farouche, opposée à l'union européenne. Mais on connaît moins l'extraordinaire bienveillance (ou indifférence ?) avec laquelle elle a permis l'ouverture du pays à la pénétration économique étrangère. Aujourd'hui 20 pour cent de la production britannique, 15 pour cent de l'emploi manufacturé sont contrôlés par des firmes étrangères, dont les investissements représentent par ailleurs 21 pour cent du total des investissements.

Il ne semblait pas venir à l'esprit de l'ex-Premier ministre qu'une politique nationaliste aurait dû tout d'abord se donner les moyens de la réaliser. C'est qu'en fait Thatcher se soucie moins d'une mythique indépendance nationale que de l'hégémonie d'un système, dont le modèle parfait est représenté par les Etats-Unis. Ce n'est qu'à ce titre qu'elle s'oppose à l'Europe des Douze : si cette dernière réussissait à constituer une communauté véritable, c'est la prépondérance des Etats-Unis qui serait définitivement remise en cause.

On peut se demander si la complaisance de Thatcher, faisant de la Grande-Bretagne une tête de pont du capital japonais pour la conquête des marchés du continent, n'est pas un élément de cette stratégie d'affaiblissement de l'Europe. Cette thèse, qui peut sembler « tirée par les cheveux » n'est pas si fantaisiste lorsqu'on songe aux tentatives désespérées et vaines des industriels américains de diminuer l'invasion des produits japonais aux Etats-Unis.

Les firmes japonaises produisant en Grande-Bretagne auront le label Made in GB et pourront ainsi circuler librement dans la CEE. Mais ces produits auront été fabriqués avec des méthodes japonaises, avec des salariés payés au rabais, trop contents d'échapper au chômage, et qui, à l'embauche, auront signé un engagement à ne pas se syndiquer ([5]).

Depuis l'arrivée au pouvoir de Thatcher, l'implantation du capital nippon en Grande-Bretagne a pris une expansion considérable :

Investissements japonais directs en Grande-Bretagne, en millions de livres (Montant cumulé)

1983

1985

1987

1990

153

375

2 473

10 554

Ces quelques éléments expliquent peut-être les raisons de l'opposition d'une fraction non négligeable de la classe dominante britannique à la politique thatchérienne, malgré les allégements d'impôts dont ils auront bénéficié, à titre personnel ou au titre de leurs entreprises. C'est que les inconvénients du système Thatcher, en détruisant l'infrastructure productive du pays, en livrant celui-ci au capital étranger, et peut-être surtout en suscitant des ferments de guerre de classe, pouvaient à terme en dépasser les avantages.

V. – LE « MIRACLE » NÉOLIBÉRAL

La réalité du miracle néolibéral thatchérien est terrible : promotion des inégalités, exclusion et marginalisation d'une fraction croissante de la population. Le nombre de familles vivant au niveau, ou sous le niveau officiel de pauvreté est passé, pendant les huit premières années du gouvernement Thatcher, de cinq cent mille à 6,2 millions. Un journal, The Independant on Sunday's titrait le 30 septembre dernier : « Le fossé entre les hauts et les bas revenus est le plus important depuis 1886 ».

La déréglementation, la suppression des subventions publiques, l'élimination des canards boiteux, qui étaient supposés construire un tissu industriel plus compétitif, a conduit à une véritable destruction :

– Délabrement général des infrastructures : hôpitaux, écoles, transports, prisons. A titre d'exemple, un million de personnes se trouvent sur une liste d'attente pour des soins hospitaliers, pour lesquels il y a parfois trois mois d'attente.

– Montée d'une société à double vitesse. Trente pour cent de la population, dans le Nord surtout, s'enfonce dans la précarité. Certains observateurs parlent d'un véritable « piège de la pauvreté », produit par l'allégement des impôts des riches et l'augmentation de ceux des pauvres, une véritable redistribution à rebours des richesses. Or, ce piège, qui se resserre autour d'un nombre de plus en plus grand de familles, résulte de ce que chaque fois qu'un Anglais est augmenté d'une livre, 75 pour cent de la somme est retirée soit sous forme d'impôt, soit sous forme d'une réduction d'allocations, ce qui interdit aux familles aux revenus les plus modestes de sortir de la pauvreté. Une série de mesures gouvernementales prises en 1980 diminuant la possibilité pour les familles modestes d'avoir des réductions d'impôt, et diminuant leurs possibilités d'accès aux allocations logement, ont étendu ce piège de la pauvreté à un nombre considérable de familles. A titre d'illustration, en 1979 il y avait 6 millions de citoyens britanniques vivant en dessous du seuil officiel de pauvreté ; en 1983 il y en a 8,8 et en 1985 il y en a 11,7. Dans le même temps le nombre de millionnaires en livres sterling est passé de 7 000 à 20 000.

On assiste à un phénomène de clochardisation massive dans les centres urbains, à la prolifération des mendiants. Ajoutons à cela la crise du logement qui laisse un million de personnes sans abri, dont 370 000 à Londres ; la criminalité, la tiers-mondisation des services publics, et... le doublement de la population des rats à Londres consécutif à l'effondrement des égouts et aux ordures ménagères non ramassées.

Quant aux Britanniques qui ont un emploi, on constate que celui-ci devient de plus en plus précaire. De 1981 à 1985 le nombre des travailleurs « flexibles » a augmenté de 16 pour cent : ils sont aujourd'hui au nombre de 8 millions, c'est-à-dire un tiers des Britanniques disposant d'un emploi, à ne bénéficier que d'une couverture sociale réduite, à travailler comme temporaires, à temps partiel ou comme « indépendants ».

Le coût social du massacre thatchérien est terrible, en termes de chômage, de violence, de diffusion de la drogue, et de désintégration des communautés. Une étude faite par l'université de Bristol révèle que dans le seul Nord-Est de l'Angleterre, 1 500 personnes meurent tous les ans à cause du dénuement économique. En 1986 le nombre des plaintes pour crimes et délits avait augmenté de 7 pour cent, à quoi Thatcher a fait face en augmentant dans des proportions équivalentes... les crédits du ministère de l'intérieur ! (50 pour cent en 8 ans.) Dans le même temps les crédits du ministère du Logement baissaient de 41 pour cent et ceux du ministère de l'Industrie de 65 pour cent. Comme si tout cela n'était pas assez, Maggie s'est mise dans la tête de réformer la fiscalité locale, considérant que les riches payaient trop, et les pauvres pas assez d'impôts locaux...

L'impôt local traditionnel en Grande-Bretagne, fondé sur la valeur locative de l'habitation, et payé par chaque foyer fiscal, ne satisfaisait plus l'ex-Premier ministre. Fidèle à ses principes néolibéraux consistant à faire payer les pauvres pour que les riches deviennent plus riches, la Dame de Fer entendait instaurer un nouvel impôt constitué d'une somme fixe que doit acquitter pratiquement chaque adulte, et dont le montant peut varier selon la municipalité. De cette façon, le nombre des assujettis passerait de 12 à 35 millions. L'une des raisons invoquées par Thatcher est que les communes doivent assumer le risque électoral des dépenses qu'elles décident : l'idée de base est que les collectivités locales travaillistes sont trop dépensières.

Cette initiative a provoqué des émeutes d'une violence inouïe, réprimées avec férocité. Les médias ont largement participé à la répression en publiant les photos des manifestants et en lançant des appels à la délation : pour ce faire certains journaux publiaient des numéros de téléphone auxquels les lecteurs pouvaient appeler. Un camarade Anglais m'a raconté qu'une jeune femme avait été dénoncée par sa famille même.

VI. – LES CONSERVATEURS CONTRE THATCHER

Les conservateurs eux-mêmes étaient divisés sur la question de la Poll Tax. Les zones contrôlées par les plus fervents partisans de l'ex-Premier ministre ne garantissent qu'un strict minimum de prestations, quand elles ne sont pas réduites à la portion congrue. Mais les élus locaux conservateurs ont en général exprimé leur opposition au projet. Beaucoup d'entre eux s'opposent au principe même de cet impôt. Confrontés aux problèmes sur le terrain, les conseils qu'ils contrôlent n'appliquent pas les principes thatchériens en matière de services sociaux. Ainsi ce n'est pas seulement de l'électorat que le gouvernement se trouvait isolé, mais d'une fraction importante de son propre parti. En mars dernier, les milieux financiers avaient accueilli très défavorablement le projet de budget présenté aux Communes.

Thatcher s'appuyait sur les nouveaux riches, ceux qui ont profité des conditions exceptionnelles fournies par la politique néolibérale du gouvernement pour s'enrichir rapidement en profitant de la destruction de l'infrastructure industrielle du pays. Le Sunday Times, qui publie tous les ans une situation de ceux qui dirigent la Grande-Bretagne, écrivait récemment :

« L'an dernier notre journal... regrettait le fait qu'après une décade de Thatchérisme les vieilles fortunes dominaient toujours... Cette tendance s'est renforcée pendant l'année écoulée, suggérant que la nouvelle richesse est à la fois fragile et vulnérable, tandis que les vieilles fortunes sont remarquablement stables ([6]). »

Est-ce un hasard, dès l'annonce de la démission de la Dame de Fer, les titres se sont mis à grimper à la Bourse et la livre a gagné quelques points.

L'ancien Premier ministre s'appuyait aussi sur les couches moyennes, celles qui représentent l'Angleterre traditionnelle telle qu'on la voit dans les images d'Epinal, respectable, respectueuse de l'ordre et « very decent », mais traînant des préjugés solidement ancrés et opposée à la fois à la classe ouvrière et aux riches traditionnels. En imposant la consultation des salariés à bulletins secrets avant une grève, en permettant aux locataires d'HLM d'accéder à la propriété de leur logement ([7]), Thatcher a marqué des points sur des terrains populaires en réussissant à faire assimiler le conservatisme à l'extension des libertés. Mais par son intention de réformer l'impôt local, Thatcher a montré qu'elle ne savait pas apprécier jusqu'où il fallait ne pas aller trop loin. La logique dominante de sa politique était celle de la confrontation, non celle de la cohésion nationale. Elle laisse un pays divisé, profondément blessé. Mais aucun tribunal ne la jugera pour crimes contre l'humanité.

 


[1]. 9 % d'intérêt sur 1 000 000 francs donnent 90 000 francs ; 3 % d'intérêt sur 100 000 000 donnent 3 000 000 de francs.

[2]. Selon Angus Maddison, auteur de Dynamic Forces in Capitalist Development. A Long-Run Comparative View, Oxford University Press, 1991, pp. 248-249.

[3]. Le texte qui suit est celui d'un article paru dans le Monde Libertaire en 1991.

[4]. L'auteur de l'article est bien en dessous de la vérité. Ainsi le directeur de la Lloyds Insurance s'est augmenté lui-même de 4 millions de livres par an, portant son «salaire» à 8 millions, ce qui n'est qu'une broutille puisque Robert Maxwell a un «salaire» de 24,7 millions. La fortune de ce brave homme, de 675 millions de £ en 1989, est passée à 1 100 millions en 1990. Celle du duc de Westminster pendant le même temps est passée de 3 200 à 4 200 millions de £.

[5] De nombreuses entreprises sous-traitantes travaillant pour l'industrie nippone sont installées à l'étranger. Le Japon transfert des usines en Grande-Bretagne où les salaires sont inférieurs de 20 pour cent à ceux du continent européen. L'achat de sociétés étrangères fait aussi partie de la stratégie d'expansion du capital japonais : ainsi un groupe associé à Nissan a pris le contrôle, pour 15 millions de livres, de Llanelli Radiators Holding, lui-même un des géants du secteur.

[6]. Cité par Freedom, 20 octobre 1990.

[7]. On omettait de préciser que les traites variaient avec les taux d'intérêt, ce qui a fait que des gens qui remboursaient 2 000 F par mois la première année ont dû en peu de temps rembourser 6 000 F, et ont donc été contraints de vendre. Avant, ils étaient tranquillement locataires d'un logement duquel il n'y avait aucune raison qu'ils soient jamais expulsés, et maintenant ils se retrouvent dans la rue, ou dans un foyer pour sans-logis...
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