Origine : échanges avec René Berthier
Lorsque Margaret Thatcher est élue Premier ministre du Royaume-Uni
en 1979, on savait que c'était une conservatrice pure et dure qui
arrivait au pouvoir, mais on ignorait qu'elle allait « essuyer
les plâtres » d'un système politique et économique qui allait
faire des ravages. Aucun gouvernement jusqu'alors n'avait osé aller
aussi loin.
1979, c'est une période
charnière. Une époque est terminée, celle du keynésianisme, des
« Trente glorieuses » et une nouvelle époque a déjà commencé
à se mettre en place, sans qu'on devine encore l'ampleur des dégâts.
On parlait déjà de « crise » car les tentatives des pays
producteurs de pétrole de réajuster le prix du pétrole, d'une part
(1974), et la révolution iranienne (1979), d'autre part, avaient
quelque peu secoué le monde capitaliste, sans jamais réellement
le mettre dans l'embarras, bien au contraire, mais le prétexte avait
été trop beau pour ne pas le saisir au bond et faire pression sur
les consommateurs par les hausses des prix et sur les travailleurs
par les politiques d'austérité et de blocage des salaires.
Chez les partisans comme chez les critiques du capitalisme, on entendait, déjà,
deux types de discours pour « sortir de la crise » :
1. Il faut augmenter
les salaires pour augmenter la consommation, ce qui écoulera les
biens manufacturés, créant des emplois ;
2. Il faut geler les
salaires, liquider les entraves à la flexibilité de l'emploi (le
droit du travail), liquider les rigidités dans les salaires (le
salaire minimum), supprimer les prélèvements indirects qui « écrasent »
les entreprises : alors les employeurs pourront de nouveau
embaucher, certes dans des conditions beaucoup moins avantageuses
pour les salariés qui n'auront qu'une protection sociale au rabais,
des salaires réduits, mais au moins ils auront un travail et ils
pourront de nouveau consommer.
La première solution,
inspirée par l'économiste britannique John Maynard Keynes, avait
été mise en œuvre dans le passé, c'est elle qui avait permis de
surmonter la crise de 1929 : le développement de la consommation
des masses pour surmonter la crise de surproduction. On appliqua
de façon volontariste une politique d'augmentation des salaires
dans le but d'augmenter la consommation, qui elle-même relança le
secteur des biens de production, l'augmentation de la consommation
entraînant à son tour de nouvelles commandes de machines pour satisfaire
la demande. C'est ce qu'on appelle le keynésianisme.
L'Etat était intervenu
par l'augmentation des impôts, non seulement sur les salaires, mais
aussi sur les bénéfices patronaux, et par une politique de grands
travaux, pour stimuler la demande globale. En effet, les prélèvements
obligatoires instaurés par la politique keynésienne n'épargnaient
pas les revenus capitalistes, ils se faisaient en partie sur les
bénéfices des sociétés et sur les patrimoines.
Les prélèvements obligatoires
(les impôts) sont en partie affectés aux investissements dans les
équipements collectifs, les infrastructures urbaines, routières,
ouvrages d'art, etc. nécessaires au développement de l'économie.
Ces investissements créent des emplois, mais en même temps
ils entament les profits capitalistes.
La contrepartie des
mesures édictées par la politique économique keynésienne était l'augmentation
de la productivité du travail, c'est-à-dire en fait de l'exploitation
de la force de travail. C'est à partir de cette époque que le taylorisme,
c'est-à-dire la production de masse, se généralise. L'après-Seconde
Guerre mondiale verra la consolidation de cette évolution. L'expansion
capitaliste est forte, les crises cycliques plus rapprochées mais
plus courtes et moins amples, tandis que la consommation des masses
augmente dans des proportions jamais vues ; le chômage se réduit,
il y a un quasi-plein emploi qui donne à la pression salariale une
certaine efficacité revendicative. Ce « miracle » – les
« Trente glorieuses » – va durer une trentaine d'années,
jusqu'en 1974-1975.
Alors, pour la première
fois depuis la guerre éclate une crise importante, généralisée.
La chute de la production dans tous les pays capitalistes est importante :
14 % aux Etats-Unis, 19,8 % au Japon, 11,8 % en RFA
et 10,1 % en Grande-Bretagne. Le nombre des chômeurs monte
à 17 millions dans l'ensemble des pays de l'OCDE.
Cette crise pouvait
être expliquée par deux causes :
1) Elle pouvait
être pour une part la conséquence de la crise pétrolière, mais cette
cause n'a pas une importance prépondérante. Surtout, on constate
un début de baisse des gains de productivité du travail à partir
des années 60.
En fait, le modèle keynésien vaut lorsque les gains de productivité compensent
la hausse des salaires destinés à accroître la consommation. Or
le quasi-plein emploi créait un rapport de force particulièrement
favorable pour les travailleurs ; ceux-ci en profitaient
pour exercer une pression sur les salaires, mais aussi pour contester
l'organisation tayloriste du travail qui jusqu'alors garantissait
une productivité importante : cette contestation se manifestait
par la lutte contre les cadences infernales, les grèves bouchons
et l'absentéisme. Bref, la rationalité capitaliste était contestée
dans la pratique, et cette contestation produisait une baisse des
profits.
2)
Il y avait un autre facteur à l'époque qui freinait les gains de
productivité : la masse importante d'emplois improductifs,
c'est-à-dire des emplois qui ne créent pas de valeur (ou, si on
veut, qui ne sont pas directement générateurs de profits et qui
relèvent des faux-frais du système capitaliste), mais qui jouent
un rôle dans la circulation du capital ou des marchandises :
gestion, commercialisation, publicité, banques, assurances ;
dans la stabilité du système : armée, police, éducation, justice,
médias ; dans l'encadrement, le contrôle disciplinaire, le
contrôle de la production.
Une part substantielle
de ces emplois relèvent de la fonction publique. L'existence d'une
fonction publique importante limite évidemment la valorisation du
capital, puisque pour payer les fonctionnaires il faut des impôts.
A titre d'exemple, au début du siècle l'Etat employait 4 à 5 %
de la population active, contre 12 à 15 % dans les années 60.
(P. Souyri, la Dynamique du capitalisme au XXe siècle,
Payot, 1983, p. 138.) La réduction du nombre des fonctionnaires
est aujourd'hui un des thèmes constants des dispositions exigées
par les institutions internationales, aussi bien dans le tiers monde
que dans les pays industrialisés. On ne répétera jamais assez que
c'est la même politique qui est appliquée dans les deux cas.
Ainsi, la politique
du capitalisme visera à éliminer un maximum d'emplois dans la fonction
publique et dans le tertiaire, qui occupent des salariés non directement
productifs, lesquels limitent également la valorisation du capital.
Ce sera un des principaux axes de la politique thatchérienne, qu'elle
mènera impitoyablement.
La riposte du capitalisme
à la baisse de la productivité du travail sera multiforme :
– La liquidation
pure et simple d'une partie de ces emplois : c'est ce qu'on
appelle la rationalisation : « Pour obtenir un ajustement
donné des salaires, il faudra un niveau plus élevé de chômage conjoncturel.
(...) Lorsque la conjoncture est favorable, la nécessité d'un changement
est souvent moins évidente dans les esprits. » (L'Etude de
l'OCDE sur l'emploi. Paris, juin 1994.)
Ainsi, le « dégraissage »
devient une vertu en elle-même, à tel point que, aujourd'hui, l'annonce
de licenciements par les multinationales a un impact immédiat (en
hausse) sur la valeur en bourse de ses actions et a pour conséquence
d'attirer les investisseurs, qui voient là un gage de santé de l'entreprise.
La multinationale américaine du téléphone ATT a annoncé le même
jour leur licenciement à 40 000 de ses salariés... par téléphone !
« ... le cours
des actions des entreprises concernées a presque toujours bondi
à l'annonce d'une si joyeuse nouvelle [des licenciements en masse]. Les responsables
de la communication ont même appris à exagérer les projets de licenciement
de leur société afin de mieux séduire les investisseurs. »
(Le Monde diplomatique, février 1996, p. 18
« Leçons d'économie moderne ».)
– La privatisation
de secteurs entiers qui jusqu'alors relevaient de l'Etat et leur
insertion dans le marché, avec licenciements massifs à la clé. Il
s'agit en quelque sorte de rendre rentables des secteurs dont ce
n'était pas jusqu'alors la fonction, afin d'élargir le champ d'action
du capital. Le perdant est évidemment le consommateur, comme la
privatisation des télécoms britanniques l'a montré, en allégeant
les tarifs des entreprises et en augmentant ceux des consommateurs
individuels. En quelque sorte les privatisations des secteurs publics
profitent doublement aux capitalistes, puisqu'ils font des bénéfices
avec les entreprises publiques qu'ils achètent à bas prix, et qu'ils
ne contribuent plus, en tant que contribuables, au financement des
infrastructures collectives. La privatisation du secteur public
– électricité, santé, gaz, mines, transports, télécommunications,
postes, audiovisuel – constitue un véritable vol, en ce sens
qu'il a été constitué au fil des générations avec l'argent des contribuables,
il est authentiquement la propriété collective de la population.
Pour en arriver là,
il faut remettre en cause la notion même de fonction publique au
service de la population et introduire la notion de rentabilité :
on fermera par exemple des lignes de chemin de fer peu rentables
mais utiles à la population locale, et on développera le TGV, dont
la fonction est en fait de capter la clientèle des lignes aériennes.
La fonction des privatisations aujourd'hui est d'introduire dans
le circuit capitaliste producteur de profits des secteurs de l'économie
qui jusque-là n'avaient pas cette fonction, tout en diminuant de
ce fait les faux frais du système : celui qui paie, dans l'affaire,
c'est le contribuable-consommateur.
– Mais pour pouvoir
réaliser cette politique, il devient essentiel de liquider la résistance
ouvrière dans ses bastions les plus puissants. Thatcher y parviendra
en épuisant les mineurs britanniques au terme d'une grève d'un an
qui se termine par une défaite des travailleurs. Ce sera un avertissement
pour l'ensemble de la classe ouvrière.
Dans les années 70,
on aait constaté une chute générale des taux de profit : aux
Etats-Unis ils sont tombés de 8,6 % en 1948-1950 à 5,4 %
en 1973 ; en Grande-Bretagne, ils sont ombés de 6,7 %
en 1950-1954 à 4,1 % en 1970. (Sources : Ernest Mandel.)
Les entreprises n'investissent plus, elles liquident leurs stocks,
licencient. Il ne s'agit plus d'une crise de surproduction, mais
de rentabilité. L'inflation s'installe, car les entreprises tentent
de freiner la chute des taux de profit par l'augmentation des prix.
(Mais on dira que l'inflation est provoquée par les salariés qui
réclament des augmentations de salaires...)
La politique économique
qui est appliquée aujourd'hui a commencé à être mise en place vers
1975 afin de tenter de restaurer à tout prix des taux de profit.
Les taux de croissance, qui étaient de 5 à 6 % avant 1975,
atteignent difficilement 1 à 2 % aujourd'hui.
Aujourd'hui la politique
keynésienne n'est plus de mise. C'est le retour au néolibéralisme,
au mythe du libre-échange et du marché. Mais derrière tout le discours
idéologico-technique que développent les porte-voix du système,
il s'agit d'effectuer une gigantesque rapine sur les salaires de
la classe ouvrière et de désengager totalement le patronat de toute
responsabilité concernant leur contribution à la solidarité sociale.
Le chômage de masse tel qu'il commence à se profiler au moment où
Thatcher prend le pouvoir ne gênera en rien les capitalistes, puisque
les frais que celui-ci entraîne devront être à terme intégralement
payés par les cotisations des salariés eux-mêmes.
Pendant la première
moitié de ce siècle, la production capitaliste était caractérisée
par une production essentiellement fondée sur le travail humain,
c'est-à-dire dans laquelle la part de la main-d'œuvre était prépondérante
dans la production de plus-value. De 1890 à 1950, sur une période
de 60 ans, l'augmentation de la part de capital fixe investie par
travailleur n'augmente que de 3,7 fois (cf. P. Villu, Un
siècle de données macro-économiques).
En revanche, à partir
de 1950, cette évolution va considérablement s'accélérer :
la machine va cesser d'être un simple complément du travailleur,
pour devenir un facteur essentiel de la production : De 1950
à 1990, l'augmentation de la part de capital fixe investie par travailleur
augmente de 10,4 fois.
Le paradoxe est que
cette recherche effrénée de profits conduit à une baisse générale
des taux de profit. En effet, plus la part de capital fixe (machines,
bâtiments, etc.) augmente par rapport à celle du capital variable
(main-d'œuvre), plus le taux de profit tend à baisser, car en fait
seul le travail vivant produit de la plus-value.
C'est un constat que
Proudhon, puis Marx avaient déjà fait. Plutôt que d'illustrer ce
phénomène par des chiffres, on peut simplement considérer que, très
logiquement, l'immobilisation d'une quantité très importante de
capitaux dans des investissements en matériels et en immeubles réduit
la part de profits qu'on peut tirer de ces investissements.
Pour contrecarrer cette
tendance, les capitalistes ont plusieurs solutions :
– accroître la
durée du travail. L'accroissement de la durée du travail n'est pas
toujours possible à réaliser ouvertement aujourd'hui pour des raisons
essentiellement culturelles, mais elle est obtenue par un détour,
en annualisant le travail : lorsqu'un effort productif est
nécessaire on fait travailler les salariés plus longtemps, quitte
à les faire travailler moins longtemps en période creuse.
– accroître l'intensité
du travail. Dans les entreprises où les réductions d'effectifs se
font « en douceur », c'est-à-dire par le non-remplacement
des salariés qui partent à la retraite, comme dans celles où les
licenciements sont plus brutaux, on constate que la même quantité
globale de travail, voire une quantité supérieure, est exigée de
ceux qui restent, qui subissent une augmentation des cadences, des
rythmes de travail, et une diminution des temps morts.
– d'une façon générale,
augmenter sans cesse la productivité du travail : selon l'OCDE,
celle-ci a augmenté de 150 fois entre 1950 et 1990. Cependant, l'augmentation
du taux d'exploitation des travailleurs – car c'est bien de cela
qu'il s'agit – n'a pas enrayé la baisse des taux de profit dus à
l'augmentation spectaculaire du capital constant. Il faut cependant
considérer que la baisse des taux de profit n'implique pas forcément
une baisse des profits, dans la mesure où un faible taux de profit
relativement à un capital important peut représenter en valeur absolue
une somme supérieure à un fort taux de profit relativement à un
un capital moins important ([1]) : à titre d'exemple, en 1994,
les 25 premiers groupes français ont doublé leurs bénéfices,
tandis que leur chiffre d'affaires n'a augmenté que de 5,2 %
(Le Monde, 26 avril 1995).
Mais pour réaliser ce
tour de force – maintien, voire augmentation des profits dans un
contexte de baisse des taux de profit –, une autre condition est
nécessaire : redéployer, restructurer complètement l'appareil
financier du capital. On va donc assister en Grande-Bretagne, puis
aux Etats-Unis sous Reagan peu après, à un mouvement de concentration
jamais vu du capital financier et une expansion extraordinaire de
ses activités.
La conséquence de cette
évolution sera que les détenteurs de capitaux trouveront de moins
en moins attractif d'investir dans la production, parce que les
taux de profit y sont faibles. C'est ce qui explique la forme dominante
actuelle du capital, qui se transforme en produit financier et spéculatif
évoluant en circuit fermé. L'économie réelle fondée sur la production
et l'économie « fictive », spéculative (appelons cela
le capitalisme « virtuel » pour être dans l'air du temps,
ce qui ne signifie pas que les profits qu'il réalise soient fictifs...)
sont de plus en plus détachées l'une de l'autre.
En 1987, Jean Peyrelevade,
alors président de la banque Stern, écrira dans Le Monde que
« les mouvements financiers sont devenus sans aucun rapport
avec ceux des marchandises » (17 avril 1987). Les transactions
sur le marché des changes représentent aujourd'hui 1 000 milliards
de dollars par jour, soit cinquante fois le montant des échanges
de biens et services...
Le système capitaliste
se trouve devant une contradiction insurmontable :
– soit il axe ses
priorités sur l'économie réelle, productive, et on aboutit à une
croissance continue qui se fait au prix du sacrifice de la stabilité
monétaire, et on a l'inflation. Les taux d'intérêt expriment l'écart
entre l'épargne disponible et le besoin en investissement. C'est
ce qui avait caractérisé la période des « Trente glorieuses » ;
– soit on priorise
la stabilité monétaire, et l'économie réelle doit s'adapter à cette
situation. Les taux d'intérêt expriment les anticipations du marché
monétaire sur ce que sera l'écart entre l'épargne disponible et
les besoins en investissement ; ce n'est plus l'épargne qui
s'aligne sur le besoin d'investissement, mais le besoin d'investissement
qui s'aligne sur les fluctuations du taux d'intérêt. La politique
du « franc fort », du « mark fort » dont on
parle aujourd'hui est une politique qui sert les besoins du capitalisme
financier, pas celle du capitalisme industriel. On peut exprimer
les choses autrement : le maintien de taux d'intérêt élevés
assure de confortables revenus aux placements spéculatifs mais entravent
les capacités d'investissements des industriels, qui doivent alors
emprunter de l'argent cher. Pour faire face à cette situation, les
entreprises immobilisent une part croissante de leur argent dans...
des placements spéculatifs, mais c'est évidemment de l'argent qui
ne sert pas aux investissements, lesquels seraient créateurs d'emplois.
On est au cœur du problème, et on voit à quel point la question
du chômage de masse n'est en rien quelque chose de passager, de
transitoire.
Le « moteur »
du système n'est plus la production mais la spéculation. Les variations
de la bourse n'accompagnent plus l'évolution de la production et
du PIB, elles en sont totalement détachées : les cours de la
bourse en 1993 ont monté respectivement de 45 % et de 22 %
en Allemagne et en France alors que ces deux pays étaient plongés
dans une grave récession. Paradoxe suprême, la croissance elle-même
devient un sujet d'inquiétude, comme ce fut le cas en octobre-novembre
1994 aux Etats-Unis, parce qu'elle risque de produire des tensions
inflationnistes impliquant la hausse des taux d'intérêt... Un entrefilet
dans le monde du 8 juin 1996, particulièrement significatif,
est intitulé ainsi : « Etats-Unis : la bonne santé
de l'économie inquiète les marchés ». C'est que le nombre de
créations d'emplois pour le mois précédent, qui était prévu à 153 000,
a été en fait de 348 000 : ces révélations « ont
jeté un froid sur les marchés financiers », dit l'article.
Un cercle vicieux apparaît :
puisque le capital ne peut plus se valoriser d'une façon suffisamment
attractive dans le secteur productif, il se lance dans des spéculations
financières, boursières, jouant sur l'évolution du cours des monnaies,
des matières premières, des taux d'intérêt. Les Golden Boys
ont ainsi l'impression que l'argent crée l'argent sans qu'il y ait
aucun fondement productif derrière, ce qui n'est évidemment pas
le cas.
En conséquence, les
banques prêtent de l'argent à fort taux d'intérêt à ceux qui veulent
investir dans l'industrie, puisque les profits y sont faibles, ce
qui en retour décourage l'investissement productif. Mais puisque
le secteur spéculatif rapporte beaucoup, une part importante des
profits réalisés dans l'industrie s'y engage, passant entre les
mains du capital financier au détriment du secteur productif lui-même...
C'est ce qu'on appelle le phénomène de « bulle spéculative »
qui se contracte et se gonfle au gré des péripéties du système,
et qui peut éclater, comme lors du krach boursier d'octobre 1987.
L'argent ne sert plus
à financer des activités productives, des créations d'entreprises.
Le marché boursier primaire, c'est-à-dire consacré aux émissions
d'actions nouvelles – correspondant à des créations d'entreprises
– représente aujourd'hui aux Etats-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne,
au Japon et en France moins de 5 % du volume des échanges effectués
en bourse ; le reste est consacré au marché spéculatif. Et
si on peut constater que les flux de capitaux se consacrant aux
investissements à l'étranger ont augmenté trois fois plus vite que
les échanges entre 1985 et 1991, 90 % de ces flux aux Etats-Unis
ont servi à financer des acquisitions-fusions, c'est-à-dire qu'ils
ont servi non pas à accroître les capacités de production mais à
concentrer le capital sur une base transnationale.
Ce processus est accéléré
par les technologies de communication, qui ont considérablement
évolué grâce à la mise en place de réseaux informatiques.
Le corollaire de ce
que nous décrivons est que la nécessité de maintenir les taux de
profit, qui a pour effet d'augmenter la productivité du travail,
conduit à une diminution relative de la classe ouvrière occupée
dans l'industrie, dans les métropoles industrielles. C'est ce que
constate l'Etude de l'OCDE sur l'emploi, de 1994 : sauf
pour la Grande-Bretagne, il y a eu, dans les six pays de l'OCDE,
augmentation de la classe ouvrière jusqu'en 1970. Pour l'ensemble
de l'OCDE, la moyenne des emplois industriels par rapport à la population
active monte de 38,2 % à 39,7 % de 1960 à 1970, puis elle
tombe à 31,4 % en moyenne en 1990, soit une chute de 7,3 %.
C'est en Grande-Bretagne
que la chute est la plus spectaculaire puisqu'elle passe de 48,4 %
en 1960 à 28,7 % en 1990 – le thatchérisme est passé par là.
Significativement, c'est l'Allemagne où la proportion de la classe
ouvrière reste la plus nombreuse, avec 39,1 % en 1990 ;
le Japon, quant à lui, voit la proportion de ses emplois industriels
augmenter de 1960 à 1990 : ce sont aussi les pays où les investissements
et les dépenses en recherche-développement sont les plus importants.
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LIBERTAIRE (89,4 MHz)
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carte
d'auditeur : 100 F à l'ordre de DMC
Evolution des emplois industriels en % de la population active.
(Etude OCDE pour l'emploi, 1994)
|
1960 |
1970 |
1990 |
France |
36,9 |
38,7 |
29,2 |
Italie |
36,2 |
38,4 |
31,6 |
G-B |
48,4 |
44,1 |
28,7 |
RFA |
47,7 |
48,4 |
39,1 |
USA |
30,6 |
33,0 |
25,7 |
Japon
29,7 |
35,7 |
34,1 |
Les pays industriels ont tous perdu des emplois industriels, sauf le Japon entre
1980 et 1990 :
Pertes d'emplois dans les pays industriels
Grande-Bretagne |
2 millions soit |
28 % |
France |
1 million |
18 % |
Italie : |
600 000 |
10 % |
Etats-Unis |
1 million |
5 % |
Allemagne : |
200 000 |
1 % |
Mais les Etats-Unis
ont perdu 2 millions d'emplois supplémentaires entre 1991 et
1994, et l'Allemagne 800 000 emplois dans la métallurgie entre
1991 et 1994 (Le Monde, 17 février 1995).
En France le secteur
tertiaire marchand a gagné 2 541 000 emplois entre 1975
et 1993, la fonction publique 1 070 000 emplois ;
mais l'industrie et le bâtiment-génie civil ont perdu 1 485 000
et 723 000 emplois.
On constate donc qu'il
y a eu une diminution en valeur relative de la classe ouvrière industrielle,
celle qui produit la plus-value, même si on tient compte qu'une
partie des salariés du tertiaire, travaillant dans les transports,
le stockage, la manutention, la distribution, participent également
à la production de plus-value.
Aux Etats-Unis, le tertiaire
occupait 17 % des emplois en 1850, et 77 % en 1992. Dans
les seize pays de l'OCDE, la part du tertiaire était en moyenne
de 24,3 % en 1870, de 38,7 % en 1950, de 53,4 % en
1973 et de 63,5 % en en 1987 ([2]).
La politique que Margaret
Thatcher a mise en oeuvre était parfaitement adaptée à la situation,
du point de vue du système capitaliste, et servira de modèle à l'ensemble
des gouvernements des pays industriels. Nous avons tenté de montrer
le contexte général dans lequel cette politique a été appliquée.
Voyons-en maintenant le détail.
Le départ de Margaret
Thatcher était un peu dans l'air depuis quelques mois ([3]).
C'est que l'ex-Premier ministre britannique avait fini par se mettre
tout le monde à dos : les milieux populaires, ce qui est normal,
une partie des milieux d'affaires de la City, ainsi qu'une fraction
non négligeable de son propre parti. C'était décidément trop.
I. – TROIS FOIS PREMIER MINISTRE
En 1979 Margaret Thatcher « triomphe » aux élections. A y regarder
de plus près on s'aperçoit qu'elle recueille 43,9 pour cent des
voix. En 1983 après la très opportune guerre des Malouines et le
sursaut patriotique qu'elle suscita, nouvelles élections. On parle
de raz-de-marée. Mais la démocratie représentative est ainsi faite
qu'elle permet à un candidat qui recueille 42,4 pour cent des voix
de se faire élire Premier ministre. En juin 1987 les électeurs sont
de nouveau appelés aux urnes. Thatcher passe cette fois avec 42,2
pour cent.
L'un des arguments de
vente de la campagne avait été la baisse du taux de chômage pendant
les neuf derniers mois. A première vue, les Britanniques auraient
pu se dire que le pays étant passé de 1,6 million de chômeurs en
1979 à plus de trois millions en 1987, le chômage allait peut-être
quand même finir pas baisser. Pas du tout. Car on se garda de claironner
que les paramètres permettant de mesurer le taux de chômage avaient
été modifiés 19 fois, ce qui autorise toutes les manipulations.
On avait par exemple radié des statistiques quantité de chômeurs
de longue durée tout en avançant les élections pour éviter l'irruption
sur le marché du travail des jeunes en fin de scolarité.
La démocratie britannique,
fondée sur ce qu'on appelle le scrutin majoritaire uninominal à
un tour, est fondée sur une logique démocratique si bizarre qu'un
parti peut être majoritaire avec moins de voix que son concurrent.
Ainsi, en 1951, les conservateurs conduits par Churchill remportèrent,
avec 48 pour cent des voix, 26 sièges de plus que les travaillistes,
qui avaient recueilli 48,8 pour cent des suffrages. Les travaillistes
se rattrapèrent en 1974 : avec 37,8 pour cent des suffrages
ils eurent quatre sièges de plus que les conservateurs avec leurs
38,7 pour cent. Ça n'empêcha d'ailleurs pas les travaillistes de
constituer un gouvernement.
En 1983, une formation
dénommée l'Alliance (associant libéraux et sociaux-démocrates) obtint
25,4 pour cent des suffrages et 23 sièges, tandis que les travaillistes,
avec 27,6 pour cent, eurent 209 sièges.
II. – LES MILIEUX
D'AFFAIRES LÂCHENT THATCHER
« A beaucoup d'égards,
l'économie britannique se porte plus mal aujourd'hui que lorsque
Mme Thatcher conquit le pouvoir en mai 1979. » Ce n'est pas
un opposant irréductible et mal intentionné à la politique néolibérale
de Mme Thatcher qui s'exprime ainsi mais le Wall Street Journal
du 22-23 novembre 1990. La grande prêtresse de la révolution conservatrice
a fini par être renvoyée dans ses foyers, non par un raz-de-marée
populaire mais par les membres de son propre parti qui ont pris
les devants, craignant une catastrophe aux prochaines élections,
dans dix-huit mois. Mais ils ont eu, à n'en pas douter, l'appui
d'une partie importante des businessmen de la City.
Les premiers, députés
conservateurs dont les places dépendent tout de même un peu du suffrage
populaire, n'avaient certes pas les mêmes raisons que les seconds
mais leurs intérêts concordaient, comme c'est – faut-il s'en étonner
? – souvent le cas.
C'est que, sur le terrain
économique, le bilan de la politique thatcherienne n'est pas particulièrement
brillant. Alors que la balance des paiements n'était déficitaire
en 1979 que d'un demi-milliard de livres, il est monté (ou faut-il
dire : descendu ?) à 19,1 milliards. La production industrielle
a chuté de 3 pour cent entre le deuxième et le troisième trimestre
de 1990, le volume des ventes au détail a chuté de 1,1 pour cent
au troisième trimestre tandis que le nombre des chômeurs s'est accru
de 32 000 pour le seul mois d'octobre.
Le « climat favorable
à l'esprit d'entreprise » que Thatcher entendait créer en démantelant
les syndicats, en privatisant les entreprises nationales, en baissant
l'impôt sur les sociétés et sur les hauts revenus, en instituant
la liberté du contrôle des changes, n'a guère produit d'effet spectaculaire :
le volume de la production manufacturière en 1990 est le même qu'en
1979, c'est-à-dire qu'en termes relatifs il a baissé.
Le laissez-faire absolu,
le culte de l'argent facile, la débauche de spéculations et les
scandales financiers n'ont cependant pas suffi, à eux seuls, à renvoyer
Thatcher dont le charisme certain et le populisme attiraient une
masse d'électeurs hostiles à la fois à la classe ouvrière et aux
grands bourgeois.
C'est qu'en réalité
ce n'est pas la production industrielle – pourvoyeuse d'emplois
ouvriers mais aussi nécessitant des investissements lourds – qui
intéressait l'ancien Premier ministre, mais l'argent vite gagné
dans les secteurs à haute rentabilité immédiate, les services et
la spéculation financière.
D'immenses fortunes
se sont réalisées dans ces secteurs alors que par ailleurs le solde
négatif de la production industrielle se creusait. Positif de 3,6
millions de livres en 1980, ce solde tombe trois ans plus tard,
en 1983, à – 4,8 millions et en 1986 à – 8,5 millions. Sociologiquement,
cela signifie que les ouvriers, ou même les techniciens, jouent
un rôle de moins en moins grand au profit des cols blancs, encore
que les transferts ne soient pas équilibrés : la création d'un
poste d'employé peut bien signifier la mise au chômage définitive
de trois ouvriers.
Les financiers britanniques
placent une très grande partie de leurs capitaux à l'étranger :
123 milliards de dollars ont ainsi été investis aux Etats-Unis,
ce qui représente pour la seule Grande-Bretagne le tiers du total
des capitaux étrangers investis dans ce pays.
III. – DESTRUCTION
DE L'INDUSTRIE BRITANNIQUE
Thatcher était indifférente
au maintien de la base industrielle du pays, qui a cependant le
plus important excédent mondial de la balance des rentrées invisibles
(intérêts de capitaux placés à l'étranger, etc.). Les avoirs nets
des financiers britanniques à l'étranger représentent 160 milliards
de dollars, en 1987, ce qui fait de la Grande-Bretagne le second
créancier international, après le Japon. Mais tandis que l'assise
de ce dernier pays repose sur une économie fondée sur une solide
infrastructure industrielle, appuyée par de gros investissements
et d'importantes recherches en matière d'innovation et de développement,
l'économie britannique néolibérale revue par Thatcher est fondée
sur la destruction de l'infrastructure industrielle, le bradage
des industries de pointe au capital étranger et l'insistance mise
au développement des services – tourisme, voyages, assurances, réassurance
(c'est-à-dire l'assurance des compagnies d'assurance), services
bancaires : le chiffre d'affaires de ces services passe ainsi
de 3,8 à 5,4 milliards de livres de 1981 à 1986.
En d'autres termes on
a une économie de rentiers, dont seuls bénéficient évidemment les
financiers, tandis que la classe ouvrière, ou d'une façon générale
l'ensemble des salariés liés à l'industrie, paient les frais. On
se trouve devant des perspectives d'un « avenir non technologique »,
c'est-à-dire d'une situation où le pays n'aurait plus aucune production
manufacturière, mais serait le prestataire de services financiers
destinés à des clients étrangers, tandis que des fractions importantes
de la population (aujourd'hui 30 pour cent, mais à l'avenir combien
?) vivrait totalement en marge de la société. Les hommes d'affaires
et les journalistes évoquent avec inquiétude ce no-tech future,
tandis que la population concernée a déjà compris depuis longtemps
qu'elle avait no future tout court.
La classe politique
– conservateurs compris – et les businessmen ont fini par comprendre
que Thatcher a démoli le tissu politique et industriel du pays,
mais ils lui reprochent surtout l'absence de projet crédible de
reconstruction :&
« Pendant que les
entrepreneurs bâtissaient des empires de vente au détail reposant
sur du sable, se livraient à des orgies d'OPA et s'octroyaient des
salaires de plus d'un million de livres par an ([4]), les Japonais étaient invités à
prendre en main des pans entiers de notre industrie automobile et
électronique. » (Financial Times,
Barry Riley, « The Rise and Fall of the Two Maggies »,
24-25 novembre 1990.)
IV. – UN NATIONALISME VERBAL, MAIS
LE FRIC D'ABORD
On connaît en général
Thatcher sous l'aspect du chef d'Etat grande gueule, nationaliste
farouche, opposée à l'union européenne. Mais on connaît moins l'extraordinaire
bienveillance (ou indifférence ?) avec laquelle elle a permis
l'ouverture du pays à la pénétration économique étrangère. Aujourd'hui
20 pour cent de la production britannique, 15 pour cent de
l'emploi manufacturé sont contrôlés par des firmes étrangères, dont
les investissements représentent par ailleurs 21 pour cent du total
des investissements.
Il ne semblait pas venir
à l'esprit de l'ex-Premier ministre qu'une politique nationaliste
aurait dû tout d'abord se donner les moyens de la réaliser. C'est
qu'en fait Thatcher se soucie moins d'une mythique indépendance
nationale que de l'hégémonie d'un système, dont le modèle parfait
est représenté par les Etats-Unis. Ce n'est qu'à ce titre qu'elle
s'oppose à l'Europe des Douze : si cette dernière réussissait
à constituer une communauté véritable, c'est la prépondérance des
Etats-Unis qui serait définitivement remise en cause.
On peut se demander
si la complaisance de Thatcher, faisant de la Grande-Bretagne une
tête de pont du capital japonais pour la conquête des marchés du
continent, n'est pas un élément de cette stratégie d'affaiblissement
de l'Europe. Cette thèse, qui peut sembler « tirée par les
cheveux » n'est pas si fantaisiste lorsqu'on songe aux tentatives
désespérées et vaines des industriels américains de diminuer l'invasion
des produits japonais aux Etats-Unis.
Les firmes japonaises
produisant en Grande-Bretagne auront le label Made in GB
et pourront ainsi circuler librement dans la CEE. Mais ces produits
auront été fabriqués avec des méthodes japonaises, avec des salariés
payés au rabais, trop contents d'échapper au chômage, et qui, à
l'embauche, auront signé un engagement à ne pas se syndiquer ([5]).
Depuis l'arrivée au
pouvoir de Thatcher, l'implantation du capital nippon en Grande-Bretagne
a pris une expansion considérable :
Investissements japonais
directs en Grande-Bretagne, en millions de livres (Montant cumulé)
1983 |
1985 |
1987 |
1990 |
153 |
375 |
2 473 |
10 554 |
Ces quelques éléments
expliquent peut-être les raisons de l'opposition d'une fraction
non négligeable de la classe dominante britannique à la politique
thatchérienne, malgré les allégements d'impôts dont ils auront bénéficié,
à titre personnel ou au titre de leurs entreprises. C'est que les
inconvénients du système Thatcher, en détruisant l'infrastructure
productive du pays, en livrant celui-ci au capital étranger, et
peut-être surtout en suscitant des ferments de guerre de classe,
pouvaient à terme en dépasser les avantages.
V. – LE « MIRACLE » NÉOLIBÉRAL
La réalité du miracle
néolibéral thatchérien est terrible : promotion des inégalités,
exclusion et marginalisation d'une fraction croissante de la population.
Le nombre de familles vivant au niveau, ou sous le niveau officiel
de pauvreté est passé, pendant les huit premières années du gouvernement
Thatcher, de cinq cent mille à 6,2 millions. Un journal, The
Independant on Sunday's titrait le 30 septembre dernier :
« Le fossé entre les hauts et les bas revenus est le plus important
depuis 1886 ».
La déréglementation,
la suppression des subventions publiques, l'élimination des canards
boiteux, qui étaient supposés construire un tissu industriel plus
compétitif, a conduit à une véritable destruction :
– Délabrement général
des infrastructures : hôpitaux, écoles, transports, prisons.
A titre d'exemple, un million de personnes se trouvent sur une liste
d'attente pour des soins hospitaliers, pour lesquels il y a parfois
trois mois d'attente.
– Montée d'une
société à double vitesse. Trente pour cent de la population, dans
le Nord surtout, s'enfonce dans la précarité. Certains observateurs
parlent d'un véritable « piège de la pauvreté », produit
par l'allégement des impôts des riches et l'augmentation de ceux
des pauvres, une véritable redistribution à rebours des richesses.
Or, ce piège, qui se resserre autour d'un nombre de plus en plus
grand de familles, résulte de ce que chaque fois qu'un Anglais est
augmenté d'une livre, 75 pour cent de la somme est retirée soit
sous forme d'impôt, soit sous forme d'une réduction d'allocations,
ce qui interdit aux familles aux revenus les plus modestes de sortir
de la pauvreté. Une série de mesures gouvernementales prises en
1980 diminuant la possibilité pour les familles modestes d'avoir
des réductions d'impôt, et diminuant leurs possibilités d'accès
aux allocations logement, ont étendu ce piège de la pauvreté à un
nombre considérable de familles. A titre d'illustration, en 1979
il y avait 6 millions de citoyens britanniques vivant en dessous
du seuil officiel de pauvreté ; en 1983 il y en a 8,8 et en
1985 il y en a 11,7. Dans le même temps le nombre de millionnaires
en livres sterling est passé de 7 000 à 20 000.
On assiste à un phénomène
de clochardisation massive dans les centres urbains, à la prolifération
des mendiants. Ajoutons à cela la crise du logement qui laisse un
million de personnes sans abri, dont 370 000 à Londres ;
la criminalité, la tiers-mondisation des services publics, et...
le doublement de la population des rats à Londres consécutif à l'effondrement
des égouts et aux ordures ménagères non ramassées.
Quant aux Britanniques
qui ont un emploi, on constate que celui-ci devient de plus en plus
précaire. De 1981 à 1985 le nombre des travailleurs « flexibles »
a augmenté de 16 pour cent : ils sont aujourd'hui au nombre
de 8 millions, c'est-à-dire un tiers des Britanniques disposant
d'un emploi, à ne bénéficier que d'une couverture sociale réduite,
à travailler comme temporaires, à temps partiel ou comme « indépendants ».
Le coût social du massacre
thatchérien est terrible, en termes de chômage, de violence, de
diffusion de la drogue, et de désintégration des communautés. Une
étude faite par l'université de Bristol révèle que dans le seul
Nord-Est de l'Angleterre, 1 500 personnes meurent tous les
ans à cause du dénuement économique. En 1986 le nombre des plaintes
pour crimes et délits avait augmenté de 7 pour cent, à quoi Thatcher
a fait face en augmentant dans des proportions équivalentes... les
crédits du ministère de l'intérieur ! (50 pour cent en 8 ans.)
Dans le même temps les crédits du ministère du Logement baissaient
de 41 pour cent et ceux du ministère de l'Industrie de 65 pour cent.
Comme si tout cela n'était pas assez, Maggie s'est mise dans la
tête de réformer la fiscalité locale, considérant que les riches
payaient trop, et les pauvres pas assez d'impôts locaux...
L'impôt local traditionnel
en Grande-Bretagne, fondé sur la valeur locative de l'habitation,
et payé par chaque foyer fiscal, ne satisfaisait plus l'ex-Premier
ministre. Fidèle à ses principes néolibéraux consistant à faire
payer les pauvres pour que les riches deviennent plus riches, la
Dame de Fer entendait instaurer un nouvel impôt constitué d'une
somme fixe que doit acquitter pratiquement chaque adulte, et dont
le montant peut varier selon la municipalité. De cette façon, le
nombre des assujettis passerait de 12 à 35 millions. L'une des raisons
invoquées par Thatcher est que les communes doivent assumer le risque
électoral des dépenses qu'elles décident : l'idée de base est
que les collectivités locales travaillistes sont trop dépensières.
Cette initiative a provoqué
des émeutes d'une violence inouïe, réprimées avec férocité. Les
médias ont largement participé à la répression en publiant les photos
des manifestants et en lançant des appels à la délation : pour
ce faire certains journaux publiaient des numéros de téléphone auxquels
les lecteurs pouvaient appeler. Un camarade Anglais m'a raconté
qu'une jeune femme avait été dénoncée par sa famille même.
VI. – LES
CONSERVATEURS CONTRE THATCHER
Les conservateurs eux-mêmes
étaient divisés sur la question de la Poll Tax. Les zones contrôlées
par les plus fervents partisans de l'ex-Premier ministre ne garantissent
qu'un strict minimum de prestations, quand elles ne sont pas réduites
à la portion congrue. Mais les élus locaux conservateurs ont en
général exprimé leur opposition au projet. Beaucoup d'entre eux
s'opposent au principe même de cet impôt. Confrontés aux problèmes
sur le terrain, les conseils qu'ils contrôlent n'appliquent pas
les principes thatchériens en matière de services sociaux. Ainsi
ce n'est pas seulement de l'électorat que le gouvernement se trouvait
isolé, mais d'une fraction importante de son propre parti. En mars
dernier, les milieux financiers avaient accueilli très défavorablement
le projet de budget présenté aux Communes.
Thatcher s'appuyait
sur les nouveaux riches, ceux qui ont profité des conditions exceptionnelles
fournies par la politique néolibérale du gouvernement pour s'enrichir
rapidement en profitant de la destruction de l'infrastructure industrielle
du pays. Le Sunday Times, qui publie tous les ans une situation
de ceux qui dirigent la Grande-Bretagne, écrivait récemment :
« L'an dernier
notre journal... regrettait le fait qu'après une décade de Thatchérisme
les vieilles fortunes dominaient toujours... Cette tendance s'est
renforcée pendant l'année écoulée, suggérant que la nouvelle richesse
est à la fois fragile et vulnérable, tandis que les vieilles fortunes
sont remarquablement stables ([6]). »
Est-ce un hasard, dès
l'annonce de la démission de la Dame de Fer, les titres se sont
mis à grimper à la Bourse et la livre a gagné quelques points.
L'ancien Premier ministre
s'appuyait aussi sur les couches moyennes, celles qui représentent
l'Angleterre traditionnelle telle qu'on la voit dans les images
d'Epinal, respectable, respectueuse de l'ordre et « very
decent », mais traînant des préjugés solidement ancrés
et opposée à la fois à la classe ouvrière et aux riches traditionnels.
En imposant la consultation des salariés à bulletins secrets avant
une grève, en permettant aux locataires d'HLM d'accéder à la propriété
de leur logement ([7]), Thatcher a marqué des points sur
des terrains populaires en réussissant à faire assimiler le conservatisme
à l'extension des libertés. Mais par son intention de réformer l'impôt
local, Thatcher a montré qu'elle ne savait pas apprécier jusqu'où
il fallait ne pas aller trop loin. La logique dominante de sa politique
était celle de la confrontation, non celle de la cohésion nationale.
Elle laisse un pays divisé, profondément blessé. Mais aucun tribunal
ne la jugera pour crimes contre l'humanité.
[1].
9 % d'intérêt sur 1 000 000 francs donnent 90 000 francs
; 3 % d'intérêt sur 100 000 000 donnent 3 000 000
de francs.
[2]. Selon Angus Maddison,
auteur de Dynamic Forces in Capitalist Development. A Long-Run
Comparative View, Oxford University Press, 1991, pp. 248-249.
[3]. Le texte qui
suit est celui d'un article paru dans le Monde Libertaire en
1991.
[4]. L'auteur de l'article
est bien en dessous de la vérité. Ainsi le directeur de la Lloyds
Insurance s'est augmenté lui-même de 4 millions de livres par
an, portant son «salaire» à 8 millions, ce qui n'est qu'une broutille
puisque Robert Maxwell a un «salaire» de 24,7 millions. La fortune
de ce brave homme, de 675 millions de £ en 1989, est passée
à 1 100 millions en 1990. Celle du duc de Westminster pendant
le même temps est passée de 3 200 à 4 200 millions de £.
[5] De nombreuses entreprises
sous-traitantes travaillant pour l'industrie nippone sont installées
à l'étranger. Le Japon transfert des usines en Grande-Bretagne
où les salaires sont inférieurs de 20 pour cent à ceux du continent
européen. L'achat de sociétés étrangères fait aussi partie de
la stratégie d'expansion du capital japonais : ainsi un groupe
associé à Nissan a pris le contrôle, pour 15 millions de livres,
de Llanelli Radiators Holding, lui-même un des géants du secteur.
[6]. Cité par Freedom,
20 octobre 1990.
[7]. On omettait de
préciser que les traites variaient avec les taux d'intérêt, ce
qui a fait que des gens qui remboursaient 2 000 F par mois la
première année ont dû en peu de temps rembourser 6 000 F, et ont
donc été contraints de vendre. Avant, ils étaient tranquillement
locataires d'un logement duquel il n'y avait aucune raison qu'ils
soient jamais expulsés, et maintenant ils se retrouvent dans la
rue, ou dans un foyer pour sans-logis...
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