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Les mécanismes du capitalisme et ses contradictions
René Berthier

(1976)
Sur Proudhon


Origine : Echanges avec René Berthier




La révolution française a définitivement assis le capitalisme, en détruisant les corporations qui réglementaient et protégeaient le travail des artisans, en instaurant la liberté du travail, qui n'est en réalité que la liberté pour la bourgeoisie d'exploiter plus rationnellement le prolétariat.

Force collective et surproduit social

Le producteur se trouve exclu de la propriété des moyens de production : c'est de cette constatation que part toute analyse du capitalisme, de l'appropriation des moyens de production entre les mains d'une classe privilégiée, à laquelle correspond, dans une économie fondée sur la division du travail, l'appropriation du produit du travail collectif.

Le travail collectif, en effet, ne correspond pas à la somme des travaux individuels. Le capitalisme entretient cette illusion : lorsqu'il rétribue la journée de travail de 200 ouvriers, il paie une journée à chacun et verse la même somme que s'il rétribuait le même ouvrier pendant 200 jours. Le salaire est individualisé.
En réalité, le produit de l'effort des 200 ouvriers œuvrant selon le principe de la division du travail est infiniment plus grand que celui fourni par un seul ouvrier travaillant individuellement pendant 200 jours. Autrement dit la force collective d'un ensemble donné d'ouvriers produit un travail d'une valeur beaucoup plus grande que celle que produiraient le même nombre d'ouvriers travaillant séparément. C'est l'appropriation par le patron de la valeur de ce travail qui définit l'exploitation, ce que Proudhon appelle « l'erreur de compte ». Car le résultat de la force collective, le capitaliste ne le rétribue pas : il ne paie aux ouvriers que ce qui est strictement nécessaire à leur entretien. Le reste, il se l'attribue.

Voici comment Proudhon posait la question :

« Le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu'il a employé d'ouvriers chaque jour, ce qui n'est point du tout la même chose. Car, cette force immense qui résulte de l'union et de l'harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l'a point payée ». (Qu'est-ce que la propriété ?)

Cette expropriation de la force collective est fondée sur la propriété privée des moyens de production. Historiquement, la propriété privée, à une certaine époque, a joué un rôle dans l'histoire de l'humanité : elle correspondait à un besoin. Elle a permis la constitution de la rente, instrument nécessaire au développement social à ses origines. La fonction de la rente, malgré ses injustices, a permis la création d'un excédent, l'accumulation d'économies sociales ou, ce qu'on appelle dans le vocabulaire marxiste, l'accumulation primitive du capital.

La propriété privée, à ses origines, a été, selon Proudhon, une tentative de pallier l'incohérence de la société en modifiant la situation des hommes et en transformant les rapports sociaux. Les institutions sont créées par les hommes en fonction de leurs besoins immédiats.

Comment se peut-il que la société ait eu dans le passé une fonction sociale progressive, et qu'elle soit devenue contraire à la société, une aliénation de la force collective ?

C'est que toute institution, si elle est crée spontanément, possède, une fois créée, une logique propre qui peut aller à l'encontre des fins poursuivies. Issue de la spontanéité sociale, la propriété se développe selon sa propre loi et constitue la source des aliénations économiques. Potentiellement, elle était la source du pouvoir et annonçait les conflits entre les intérêts de la communauté et ceux du propriétaire. Ce conflit devait surtout se manifester lors du développement de l'industrie.

Autrefois moyen de développement économique, la propriété est devenue, maintenant, un obstacle à ce développement.

Selon Proudhon, dans la production industrielle, L'accumulation du capital a pour condition l'expropriation des travailleurs, et les analyses montrent que l'accroissement de la richesse chez les uns a pour corrélatif inévitable l'accroissement de la misère chez les autres.

Dès lors, l'analyse de la propriété ne suffit plus à rendre compte du développement économique, pas plus que la seule étude historique du système. L'appropriation individuelle entraîne un système de contradictions qui vont se développer selon leur propre dynamique et leur propre nécessité.

Valeur d'utilité et valeur d'usage

Le travail humain est effectué en vue d'une production qui a une utilité, qui satisfait un besoin : « le produit, une fois achevé et reconnu propre à satisfaire le besoin qui en a provoqué la création, a nom valeur. La valeur a pour base l'utilité du produit », dit Proudhon. « L'utilité fonde la valeur ; le travail en fixe le rapport ; le prix est l'expression qui (...) traduit ce rapport. » (Système des contradictions économiques.) « La capacité qu'ont tous les produits, soit naturels soit industriels, de servir à la subsistance de l'homme se nomme particulièrement valeur d'utilité ; la capacité qu'ils ont de se donner l'un pour l'autre, valeur d'échange. »

Tout produit du travail collectif possède donc une valeur d'utilité, ou d'usage. Lorsqu'un fermier produit un fromage, il produit une valeur d'usage. Mais ce produit peut ne pas être destiné à être consommé par le producteur lui-même ; il peut être vendu sur le marché. Il devient marchandise et acquiert une valeur d'échange. Si un produit n'avait aucune valeur d'usage, personne ne l'achèterait. Inversement, un produit qui a une valeur d'usage (l'air qu'on respire) n'a pas nécessairement une valeur d'échange, car l'échange implique que le produit puisse être échangé.

« La valeur indique un rapport essentiellement social ; et c'est même uniquement par l'échange que nous avons acquis la notion d'utilité. » « L'utilité est la condition nécessaire de l'échange ; mais ôtez l'échange, et l'utilité devient nulle. »

Pour qu'il puisse y avoir échange, une condition est nécessaire : la division du travail. Si on vivait dans une société où chacun produit de quoi subvenir à ses propres besoins, il n'y aurait pas d'échanges. C'est ce que Proudhon exprime de façon imagée :

« Puis donc que parmi ces objets dont j'ai besoin, un très grand nombre ne se trouve dans la nature qu'en quantité médiocre, ou même ne se trouve pas du tout, je suis forcé d'aider à la production de ce qui me manque. Et comme je ne puis mettre la main à tant de choses, je proposerai à d'autres hommes, mes collaborateurs dans des fonctions diverses, de me céder une partie de leurs produits en échange des miens. J'aurai donc par devers moi, de mon produit particulier, toujours plus que je consomme ; de même que mes pairs auront par devers eux de leurs produits respectifs, plus qu'ils n'en usent. Cette convention tacite s'accomplit par le commerce. A cette occasion, nous ferons observer que la succession logique des deux espèces de valeurs apparaît encore bien mieux dans l'histoire que dans la théorie, les hommes ayant passé des milliers d'années à se disputer les biens naturels avant que leur industrie eut donné lieu à aucun échange. »

Dans la société capitaliste, on ne produit presque plus pour consommer soi-même. La majeure partie de la production est composée de marchandises destinées à être échangées sur le marché.


Une société qui ne produit que des valeurs d'usage, c'est-à-dire qui ne produit que des biens pour la consommation immédiate des producteurs, reste une société très pauvre, car elle ne dispose que d'une gamme très limitée de produits. C'est seulement lorsque la productivité du travail s'accroît, lorsqu'une grande quantité de produits est offerte sur le marché, que la richesse sociale s'accroît : c'est-à-dire lorsqu'il y a division du travail. « Tous les hommes sont égaux dans la communauté primitive, égaux par leur nudité et leur ignorance. »

Tout d'abord, il se crée une division sociale du travail : les membres de différentes professions spécialisées échangent les produits dont ils ont besoin.

Chaque artisan fabrique intégralement son produit. Mais un tel système ne permet pas la création d'un très gros surplus. Ce n'est qu'avec la division technique du travail qu'apparaîtront de gros surplus et que pourra se développer vraiment le capitalisme industriel.

« Depuis que l'outillage a été si admirablement perfectionné, un mécanicien n'est plus qu'un homme qui sait donner un coup de lime ou présenter une pièce au rabot. » C'est la division du travail qui permet un accroissement prodigieux de la production. Mais en même temps, elle est une cause de misère accrue. « La division, hors de laquelle point de progrès, point de richesse, point d'égalité, subalternise l'ouvrier, rend l'intelligence inutile, la richesse nuisible, et l'égalité impossible. » Elle porte en elle ses propres contradictions, elle conduit à la prolongation de la journée de travail, à la baisse du salaire, à la déprécation du travail, à l'accroissement du rythme de travail. Car les capitalistes se trouvent en situation forte : le nombre des chômeurs met ces derniers en concurrence les uns avec les autres. Or, comme pour faire un travail parcellaire, il n'est besoin d'aucune spécialisation, l'employeur peut imposer ses conditions. Telle est la conséquence de la dépréciation de la force de travail.

« Un homme a remarqué qu'en divisant la production en ses diverses parties, et les faisant chacune exécuter par un ouvrier à part, il obtiendrait une multiplication de force dont le produit serait de beaucoup supérieur à la somme de travail que donne le même nombre d'ouvriers lorsque le travail n'est pas divisé. Saisissant le fil de cette idée, il se dit qu'en formant un groupe permanent de travailleurs assortis pour l'objet spécial qu'il se propose, il obtiendra une production plus abondante et à moins de frais » (Proudhon, Système des contradictions économiques.)

Il ne s'agit pas de prendre cette affirmation à la lettre. La division du travail n'est pas apparue parce qu' « un homme a remarqué que... » : Proudhon décrit un processus social et, pour l'exprimer, il donne une image.

Le machinisme

La division du travail n'a pu être introduite à grande échelle dans l'économie que par le développement du machinisme. « La machine, dit Proudhon, est le symbole de la liberté humaine, l'insigne de notre domination sur la nature. » La machine permet de rationaliser le travail, d'augmenter la production en économisant le temps. Elle permet de combiner plusieurs opérations auparavant faites en plusieurs moments. Elle réunit diverses particules du travail que la division avait séparées. « Toute machine peut être définie : un résumé de plusieurs opérations, une simplification de ressorts, une condensation du travail, une réduction de frais. » (Système des contradictions économiques.)

Grâce à elle donc, il devrait y avoir « diminution de peine de l'ouvrier, baisse de prix sur le produit, mouvement dans le rapport des valeurs, progrès vers de nouvelles découvertes, accroissement du bien-être général. » (1) Qu'en est-il en réalité ? La réduction des prix consécutive au machinisme augmente le marché pour les produits fabriqués, augmente le profit capitaliste, donc incite à produire plus. Mais la conséquence immédiate est que cela provoque le chômage, puisque de nombreux travailleurs sont exclus de la production. Ce chômage permanent crée une armée de réserve industrielle qui force les travailleurs à accepter de faibles salaires. « Les machines, de même que la division du travail, sont tout à la fois dans le système actuel de l'économie sociale, et une source de richesse, et une cause permanente et fatale de misère » (1)

Non seulement le machinisme crée des chômeurs, il dévalue également le travail manuel en général ; il transforme de nombreux ouvriers qualifiés en ouvriers non qualifiés. « La machine ou l'atelier, après avoir dégradé le travailleur en lui donnant un maître, achève de l'avilir en le faisant déchoir du rang d'artisan à celui de manœuvre. »

Aux capitalistes qui se réjouissent de pouvoir, grâce aux machines, « délivrer le capital de l' oppression du travail », Proudhon répond: « Si les ouvriers vous coûtent, ils sont vos acheteurs : que ferez-vous quand, chassés par vous, ils ne consommeront plus ? » Malgré l'apport de richesses produites par les machines, celles-ci ont aussi apporté avec elles leurs propres contradictions. « La cessation du travail, la réduction du salaire, la surproduction, I'encombrement, I'altération et la falsification des produits, les faillites, le déclassement des ouvriers, la dégénération de l'espèce, et finalement les maladies et la mort. »

La généralisation du salariat, consacré par le machinisme, crée une catégorie croissante de travailleurs dont la dépendance vis-à-vis de l'employeur se fait de plus en plus oppressive. « C'est en vain que la loi assure à chacun le droit d'entreprise aussi bien que la faculté de travailler seul et de vendre directement ses produits. »

Le capitalisme se détruit lui-même, en éliminant de son sein les secteurs dépassés ou trop faibles pour suivre le rythme du développement. Que peut faire l'ouvrier qui n'a que ses bras, face aux énormes capitaux nécessaires à l'industrie moderne, que peut-il faire, « puisque l'atelier a eu pour objet d'anéantir le travail isolé » ? Il ne peut que s'assujettir encore plus à l'employeur.

« Avec la machine et l'atelier, dit Proudhon, le droit divin, c'est-à-dire le principe d'autorité, fait son entrée dans l'économie politique. » En effet, le capitalisme industriel ne se développera pleinement qu'avec le machinisme, où il trouvera sa plus grande source de plus-value. La machine sert au capitaliste à réduire son prix de revient afin d'éliminer la concurrence. Une machine, du point de vue du capitaliste, ne présente d'intérêt que si elle permet d'économiser du travail, c'est-à-dire des salaires.

La concurrence

La loi de la concurrence est une des lois fondamentales du capitalisme. Sans elle, il n'y aurait pas eu de capitalisme, car il n'y aurait pas eu, à un certain stade de son développement, de mobile pour l'accumulation du capital. La concurrence dérive directement de la propriété privée des moyens de production. « Dans la concurrence, ce sont les capitaux, les machines, les procédés, les talents et l'expérience, c'est-à-dire encore des capitaux, qui sont en lutte ; la victoire est assurée aux plus gros bataillons. »

En effet, la multiplicité des unités de production suscite entre elles une lutte pour l'obtention des machines. Réduire les coûts de production, augmenter la productivité du travail sera donc le souci principal du capitalisme. Or, cela implique le perfectionnement des moyens de production, leur accroissement ; le remplacement des ouvriers par des machines. Dans cette lutte, ce sont les plus gros qui gagnent : des ouvriers seront réduits au chômage, mais aussi un certain nombre de capitalistes ruinés par cette lutte.

Parallèlement, plus le machinisme se développe, plus il est nécessaire d'avoir de capitaux pour que l'entreprise puisse être rentable. Peu à peu, la petite entreprise est systématiquement éliminée. Les plus aptes à triompher de la concurrence seront celles qui auront le plus de capitaux, le plus de réserves de matières premières, qui seront capables d'investir le plus.

Peu à peu donc, le capital se concentre en un nombre de plus en plus restreint de mains. La dimension moyenne des entreprises grandit. Quelques très grandes entreprises centralisent une quantité de moyens de production, un nombre de salariés prodigieux. Les petites entreprises sont écrasées par les grosses : leur prix de revient est trop élevé, elles ne font plus de profit et se ruinent. La concurrence capitaliste conduit donc à l'expropriation progressive des plus faibles, expropriation qui a caractérisé toute son évolution depuis ses débuts.

Les entrepreneurs dépossédés de leur capital se reconvertissent ou deviennent les salariés de ceux qui les ont expropriés. Ils peuvent même devenir ouvriers ou employés : c'est la prolétarisation des classes moyennes. « La classe moyenne tombe en prolétarisation et disparaît », dit Proudhon (Correspondance, 12 juillet 1855).
La loi de la concurrence, loi fondamentale du capitalisme, se pose comme le mobile de l'accumulation du capital. Par la lutte qu'elle provoque entre les détenteurs du capital, elle implique intrinsèquement la concentration du capital, du monopole.

Le monopole

La concentration du capital est une conséquence de l'évolution du capitalisme concurrentiel. Si le capital est né de la libre concurrence, celle-ci conduit à la concentration des capitaux et aux monopoles. « Le monopole est le terme fatal de la concurrence ».

Dans ce premier stade, celui du capitalisme concurrentiel du début du siècle dernier, il y a eu un mouvement vers la baisse des prix dû à l'accroissement de la production. A cette époque, il y avait un grand nombre d'entreprises qui se concurrençaient, ce qui favorisait la baisse des prix, chacune luttant pour conquérir le marché. Mais progressivement, les entreprises les moins capables ont été éliminées : celles qui restaient pouvaient s'entendre entre elles pour limiter la concurrence et cesser de réduire les prix.

Un tel accord ne pouvait être respecté qu'en réduisant la production. Limiter la production permet de vendre plus cher, d'augmenter les profits, d'accumuler plus de capitaux.
En même temps que le monopole permet la fixation arbitra
ire des prix, l'accroissement de l'écart entre les prix des produits et les salaires distribués, en résumé la libre fixation des bénéfices, il diminue la capacité de consommation d'une large partie de la population, de même qu'il provoque le chômage par la diminution de production qu'il engendre. Ainsi, le travailleur, « s'il chôme, il ne gagne rien : comment achètera-t-il jamais ? Et si le monopoleur ne peut se défaire de ses produits, comment son entreprise subsistera-t-elle ? » On voit donc à la lumière de cet argument, que les actuelles indemnités de chômage favorisent autant les employeurs que les travailleurs...

Les monopoleurs ne peuvent plus investir leurs capitaux dans la même branche de production, puisque investir signifie produire plus et que, précisément, ils se sont mis d'accord pour limiter la production dans cette branche afin de maintenir des prix élevés. Aussi le monopole doit-il s'étendre, pour commencer, dans d'autres secteurs de l'économie.

« Ses développements embrassent l'agriculture aussi bien que le commerce et l'industrie, et toutes les espèces de produits. C'est le monopole terrien qui appauvrit encore et rend inhabitable la campagne romaine, et qui forme le cercle vicieux où s'agite convulsivement l'Angleterre ; c'est lui qui, établi violemment à la suite d'une guerre de race, produit tous les maux de l'Irlande. » Si Proudhon passe quelque peu à côté des véritables raisons de cette guerre, il n'en voit pas moins le caractère expansionniste du capital monopolistique, de ce qu'il appellera la « féodalité industrielle » pour caractériser le grand capital sous Napoléon III (Note de Gaston Leval : L'analyse de Proudhon est d'autant plus remarquable que Le Système des contradictions économiques est écrit en 1846, alors que les historiens de l'économie placent l'apparition des premiers monopoles au moment de la dépression industrielle internationale des années 1870-1890.).

Baisse du taux de profit et crises conjoncturelles

L'aggravation des contradictions du régime capitaliste conduit aussi à l'aggravation de la division de la société en classes : la nouvelle féodalité monopoliste voit sa puissance croître par l'accumulation des moyens financiers, pendant que le prolétariat voit sa situation se dégrader. Pourtant, la puissance du capital se trouve menacée par la baisse du taux de profit :

« Par la puissance du travail, par la multiplication du produit et par les échanges, l'intérêt du capitaliste, en d'autres termes l'aubaine de l'oisif, tend à diminuer toujours, et par atténuation constante, à disparaître. » (Deuxième mémoire.)

L'appropriation de la plus-value étant la raison d'être essentielle du capitaliste, si la baisse du taux de profit s'avère inéluctable, elle annonce, en même temps, l'effondrement du système.

Proudhon précisera les raisons de cette baisse : l'augmentation de la valeur des instruments de production et des matières premières nécessaires immobilise une part croissante de capital par rapport à la valeur de la force de travail engagée. C'est ce que le marxisme appellera l'augmentation de la composition organique du capital.

Le développement industriel et la concurrence provoquent une baisse du taux d'intérêt ; d'autre part, l'augmentation du capital fixe implique à son tour la multiplication des prêts. Enfin, l'intervention de l'Etat pourra également imposer une baisse du loyer de l'argent. De cette situation, Proudhon conclut que les crises en régime capitaliste ont un caractère inévitable. En effet, par la nature même du régime, il se crée une sous-consommation insurmontable : en période d'expansion, toutes les forces productives sont en activité. Mais cette expansion s'accompagne de l'impossibilité, pour les masses, de consommer toute la production.

Ces crises provoquent une évolution dans le capitalisme. L'entrepreneur tentera de diminuer les coûts de production : il mécanisera, diminuera les salaires, fera appel à une main-d’œuvre moins coûteuse, provoquera la dépréciation du travail.

La baisse des prix, la fermeture des débouchés mettent l'entrepreneur dans l'impossibilité de payer les intérêts et le forcent à cesser la production. Les faillites se multiplient... Le développement de l'outillage nécessite une augmentation du capital à laquelle beaucoup ne peuvent faire face.

L'affaiblissement relatif de l'agriculture et son accaparement par les forces financières, le recul de la propriété immobilière devant la propriété mobilière, l'extension des besoins de numéraire provoquent l'extension du capital financier et annoncent des crises plus étendues, à mesure que l'industrialisation se développe.

L'accroissement du salariat, l'affaiblissement de la population rurale et de la moyenne bourgeoisie creusent les écarts et multiplient le nombre de ceux qui sont acculés à la sous-consommation. C'est ainsi que Proudhon analysait la situation économique de la France sous le Second Empire, qui a vu apparaître les premiers développements du capitalisme monopoliste.

Proudhon en conclut à l'impossibilité de supprimer les caractères inhumains du système en maintenant l'appropriation capitaliste des forces productives. L'exploitation du travailleur, sa déqualification, l'élimination de la petite industrie, le chômage, les bas salaires, tout cela fait partie de la logique du capitalisme et ne peut être détruit à l'intérieur du système. Il est impossible de supprimer certains côtés néfastes du régime sans mettre en cause l'ensemble. Aussi, est-ce à la transformation radicale du système de production qu'il faut s'employer.

Le salariat

Aux origines du capitalisme industriel, il était fait recours à la violence la plus extrême pour obliger les nécessiteux à travailler dans les manufactures. Aujourd'hui les choses ont changé : les paysans et artisans jetés sur le marché du travail accroissent les rangs des chômeurs déjà existants. Les salariés constituent la majeure partie de la population active : ils sont la classe la plus nombreuse. Cette situation détermine largement les conditions d'existence de la grande masse de la population.

Lorsqu'un ouvrier produit un bien, le produit de son travail ne lui revient pas, mais à l'employeur, qui a acheté sa force de travail et possède les moyens de production. L'ouvrier est payé en retour, mais la valeur de son travail est inférieure à celle de son produit. « Par l'effet du monopole, (...) le travailleur collectif doit racheter son propre produit pour un prix inférieur à celui que le produit coûte. » (Système des Contradictions.)

Le capitaliste n'achète cette marchandise qu'est la force de travail que pour produire une valeur dont il s'approprie une part. Plus l'ouvrier travaille, plus grande est la valeur qu'il crée: si l'ouvrier ne travaillait que le temps nécessaire pour payer son seul salaire, le patron ne ferait pas de bénéfice, il ne réaliserait pas de plus value. Il cherchera donc par tous les moyens à réduire, dans le temps de travail de l'ouvrier, la part nécessaire au salaire, et à augmenter celle qui produit de la plus-value.

Plus l'ouvrier travaille au-delà du temps nécessaire à payer son salaire (dans le vocabulaire marxiste, on dira « travail nécessaire »), plus grand est le travail consacré à la production d'excédent (on dira « surtravail ») et plus grand est le profit du patron ; en d'autres termes, l'exploitation de l'ouvrier. Cette exploitation ne trouve sa limite que dans l'épuisement de ses forces ou dans sa capacité de résistance vis-à-vis du patron.
Il en résulte qu'en régime capitaliste, le niveau du salaire est déterminé par les besoins du capital. Le salaire ne peut jamais s'élever à la valeur du produit fabriqué. L'exploitation de l'ouvrier est inhérente au régime et ne pourra cesser qu'avec lui.

L'excédent, l'aubaine (la plus-value), ne contient pas seulement le profit du fabricant, il contient aussi les coûts de fabrication : rente foncière, intérêts du capital, salaires du personnel non directement lié à la production, impôts, etc. Tout cela est contenu dans la part que produit l'ouvrier au-delà de la valeur nécessaire au paiement de son propre salaire. On voit donc qu'en réalité, ce n'est pas le capitaliste qui paie l'ouvrier, c'est l'ouvrier qui entretient le capitaliste. C'est ce que Proudhon appelle l'« erreur de compte ».