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Origine : Echanges avec René Berthier
La révolution française a définitivement assis
le capitalisme, en détruisant les corporations qui réglementaient
et protégeaient le travail des artisans, en instaurant la liberté
du travail, qui n'est en réalité que la liberté
pour la bourgeoisie d'exploiter plus rationnellement le prolétariat.
Force collective et surproduit social
Le producteur se trouve exclu de la propriété des
moyens de production : c'est de cette constatation que part toute
analyse du capitalisme, de l'appropriation des moyens de production
entre les mains d'une classe privilégiée, à
laquelle correspond, dans une économie fondée sur
la division du travail, l'appropriation du produit du travail collectif.
Le travail collectif, en effet, ne correspond pas à la somme
des travaux individuels. Le capitalisme entretient cette illusion
: lorsqu'il rétribue la journée de travail de 200
ouvriers, il paie une journée à chacun et verse la
même somme que s'il rétribuait le même ouvrier
pendant 200 jours. Le salaire est individualisé.
En réalité, le produit de l'effort des 200 ouvriers
œuvrant selon le principe de la division du travail est infiniment
plus grand que celui fourni par un seul ouvrier travaillant individuellement
pendant 200 jours. Autrement dit la force collective d'un ensemble
donné d'ouvriers produit un travail d'une valeur beaucoup
plus grande que celle que produiraient le même nombre d'ouvriers
travaillant séparément. C'est l'appropriation par
le patron de la valeur de ce travail qui définit l'exploitation,
ce que Proudhon appelle « l'erreur de compte ». Car
le résultat de la force collective, le capitaliste ne le
rétribue pas : il ne paie aux ouvriers que ce qui est strictement
nécessaire à leur entretien. Le reste, il se l'attribue.
Voici comment Proudhon posait la question :
« Le capitaliste, dit-on, a payé les
journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire
que le capitaliste a payé autant de fois une journée
qu'il a employé d'ouvriers chaque jour, ce qui n'est point
du tout la même chose. Car, cette force immense qui résulte
de l'union et de l'harmonie des travailleurs, de la convergence
et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l'a
point payée ». (Qu'est-ce que la propriété
?)
Cette expropriation de la force collective est fondée
sur la propriété privée des moyens de production.
Historiquement, la propriété privée, à
une certaine époque, a joué un rôle dans l'histoire
de l'humanité : elle correspondait à un besoin. Elle
a permis la constitution de la rente, instrument nécessaire
au développement social à ses origines. La fonction
de la rente, malgré ses injustices, a permis la création
d'un excédent, l'accumulation d'économies sociales
ou, ce qu'on appelle dans le vocabulaire marxiste, l'accumulation
primitive du capital.
La propriété privée, à
ses origines, a été, selon Proudhon, une tentative
de pallier l'incohérence de la société en modifiant
la situation des hommes et en transformant les rapports sociaux.
Les institutions sont créées par les hommes en fonction
de leurs besoins immédiats.
Comment se peut-il que la société
ait eu dans le passé une fonction sociale progressive, et
qu'elle soit devenue contraire à la société,
une aliénation de la force collective ?
C'est que toute institution, si elle est crée spontanément,
possède, une fois créée, une logique propre
qui peut aller à l'encontre des fins poursuivies. Issue de
la spontanéité sociale, la propriété
se développe selon sa propre loi et constitue la source des
aliénations économiques. Potentiellement, elle était
la source du pouvoir et annonçait les conflits entre les
intérêts de la communauté et ceux du propriétaire.
Ce conflit devait surtout se manifester lors du développement
de l'industrie.
Autrefois moyen de développement économique,
la propriété est devenue, maintenant, un obstacle
à ce développement.
Selon Proudhon, dans la production industrielle, L'accumulation
du capital a pour condition l'expropriation des travailleurs, et
les analyses montrent que l'accroissement de la richesse chez les
uns a pour corrélatif inévitable l'accroissement de
la misère chez les autres.
Dès lors, l'analyse de la propriété
ne suffit plus à rendre compte du développement économique,
pas plus que la seule étude historique du système.
L'appropriation individuelle entraîne un système de
contradictions qui vont se développer selon leur propre dynamique
et leur propre nécessité.
Valeur d'utilité et valeur d'usage
Le travail humain est effectué en vue d'une production qui
a une utilité, qui satisfait un besoin : « le produit,
une fois achevé et reconnu propre à satisfaire le
besoin qui en a provoqué la création, a nom valeur.
La valeur a pour base l'utilité du produit », dit Proudhon.
« L'utilité fonde la valeur ; le travail en fixe le
rapport ; le prix est l'expression qui (...) traduit ce rapport.
» (Système des contradictions économiques.)
« La capacité qu'ont tous les produits, soit naturels
soit industriels, de servir à la subsistance de l'homme se
nomme particulièrement valeur d'utilité ; la capacité
qu'ils ont de se donner l'un pour l'autre, valeur d'échange.
»
Tout produit du travail collectif possède
donc une valeur d'utilité, ou d'usage. Lorsqu'un fermier
produit un fromage, il produit une valeur d'usage. Mais ce produit
peut ne pas être destiné à être consommé
par le producteur lui-même ; il peut être vendu sur
le marché. Il devient marchandise et acquiert une valeur
d'échange. Si un produit n'avait aucune valeur d'usage, personne
ne l'achèterait. Inversement, un produit qui a une valeur
d'usage (l'air qu'on respire) n'a pas nécessairement une
valeur d'échange, car l'échange implique que le produit
puisse être échangé.
« La valeur indique un rapport essentiellement social ; et
c'est même uniquement par l'échange que nous avons
acquis la notion d'utilité. » « L'utilité
est la condition nécessaire de l'échange ; mais ôtez
l'échange, et l'utilité devient nulle. »
Pour qu'il puisse y avoir échange, une condition est nécessaire
: la division du travail. Si on vivait dans une société
où chacun produit de quoi subvenir à ses propres besoins,
il n'y aurait pas d'échanges. C'est ce que Proudhon exprime
de façon imagée :
« Puis donc que parmi ces objets dont j'ai
besoin, un très grand nombre ne se trouve dans la nature
qu'en quantité médiocre, ou même ne se trouve
pas du tout, je suis forcé d'aider à la production
de ce qui me manque. Et comme je ne puis mettre la main à
tant de choses, je proposerai à d'autres hommes, mes collaborateurs
dans des fonctions diverses, de me céder une partie de leurs
produits en échange des miens. J'aurai donc par devers moi,
de mon produit particulier, toujours plus que je consomme ; de même
que mes pairs auront par devers eux de leurs produits respectifs,
plus qu'ils n'en usent. Cette convention tacite s'accomplit par
le commerce. A cette occasion, nous ferons observer que la succession
logique des deux espèces de valeurs apparaît encore
bien mieux dans l'histoire que dans la théorie, les hommes
ayant passé des milliers d'années à se disputer
les biens naturels avant que leur industrie eut donné lieu
à aucun échange. »
Dans la société capitaliste, on ne
produit presque plus pour consommer soi-même. La majeure partie
de la production est composée de marchandises destinées
à être échangées sur le marché.
Une société qui ne produit que des valeurs d'usage,
c'est-à-dire qui ne produit que des biens pour la consommation
immédiate des producteurs, reste une société
très pauvre, car elle ne dispose que d'une gamme très
limitée de produits. C'est seulement lorsque la productivité
du travail s'accroît, lorsqu'une grande quantité de
produits est offerte sur le marché, que la richesse sociale
s'accroît : c'est-à-dire lorsqu'il y a division du
travail. « Tous les hommes sont égaux dans la communauté
primitive, égaux par leur nudité et leur ignorance.
»
Tout d'abord, il se crée une division sociale
du travail : les membres de différentes professions spécialisées
échangent les produits dont ils ont besoin.
Chaque artisan fabrique intégralement son produit. Mais un
tel système ne permet pas la création d'un très
gros surplus. Ce n'est qu'avec la division technique du travail
qu'apparaîtront de gros surplus et que pourra se développer
vraiment le capitalisme industriel.
« Depuis que l'outillage a été si admirablement
perfectionné, un mécanicien n'est plus qu'un homme
qui sait donner un coup de lime ou présenter une pièce
au rabot. » C'est la division du travail qui permet un accroissement
prodigieux de la production. Mais en même temps, elle est
une cause de misère accrue. « La division, hors de
laquelle point de progrès, point de richesse, point d'égalité,
subalternise l'ouvrier, rend l'intelligence inutile, la richesse
nuisible, et l'égalité impossible. » Elle porte
en elle ses propres contradictions, elle conduit à la prolongation
de la journée de travail, à la baisse du salaire,
à la déprécation du travail, à l'accroissement
du rythme de travail. Car les capitalistes se trouvent en situation
forte : le nombre des chômeurs met ces derniers en concurrence
les uns avec les autres. Or, comme pour faire un travail parcellaire,
il n'est besoin d'aucune spécialisation, l'employeur peut
imposer ses conditions. Telle est la conséquence de la dépréciation
de la force de travail.
« Un homme a remarqué qu'en divisant
la production en ses diverses parties, et les faisant chacune exécuter
par un ouvrier à part, il obtiendrait une multiplication
de force dont le produit serait de beaucoup supérieur à
la somme de travail que donne le même nombre d'ouvriers lorsque
le travail n'est pas divisé. Saisissant le fil de cette idée,
il se dit qu'en formant un groupe permanent de travailleurs assortis
pour l'objet spécial qu'il se propose, il obtiendra une production
plus abondante et à moins de frais » (Proudhon, Système
des contradictions économiques.)
Il ne s'agit pas de prendre cette affirmation à
la lettre. La division du travail n'est pas apparue parce qu' «
un homme a remarqué que... » : Proudhon décrit
un processus social et, pour l'exprimer, il donne une image.
Le machinisme
La division du travail n'a pu être introduite à grande
échelle dans l'économie que par le développement
du machinisme. « La machine, dit Proudhon, est le symbole
de la liberté humaine, l'insigne de notre domination sur
la nature. » La machine permet de rationaliser le travail,
d'augmenter la production en économisant le temps. Elle permet
de combiner plusieurs opérations auparavant faites en plusieurs
moments. Elle réunit diverses particules du travail que la
division avait séparées. « Toute machine peut
être définie : un résumé de plusieurs
opérations, une simplification de ressorts, une condensation
du travail, une réduction de frais. » (Système
des contradictions économiques.)
Grâce à elle donc, il devrait y avoir
« diminution de peine de l'ouvrier, baisse de prix sur le
produit, mouvement dans le rapport des valeurs, progrès vers
de nouvelles découvertes, accroissement du bien-être
général. » (1) Qu'en est-il en réalité
? La réduction des prix consécutive au machinisme
augmente le marché pour les produits fabriqués, augmente
le profit capitaliste, donc incite à produire plus. Mais
la conséquence immédiate est que cela provoque le
chômage, puisque de nombreux travailleurs sont exclus de la
production. Ce chômage permanent crée une armée
de réserve industrielle qui force les travailleurs à
accepter de faibles salaires. « Les machines, de même
que la division du travail, sont tout à la fois dans le système
actuel de l'économie sociale, et une source de richesse,
et une cause permanente et fatale de misère » (1)
Non seulement le machinisme crée des chômeurs,
il dévalue également le travail manuel en général
; il transforme de nombreux ouvriers qualifiés en ouvriers
non qualifiés. « La machine ou l'atelier, après
avoir dégradé le travailleur en lui donnant un maître,
achève de l'avilir en le faisant déchoir du rang d'artisan
à celui de manœuvre. »
Aux capitalistes qui se réjouissent de pouvoir,
grâce aux machines, « délivrer le capital de
l' oppression du travail », Proudhon répond: «
Si les ouvriers vous coûtent, ils sont vos acheteurs : que
ferez-vous quand, chassés par vous, ils ne consommeront plus
? » Malgré l'apport de richesses produites par les
machines, celles-ci ont aussi apporté avec elles leurs propres
contradictions. « La cessation du travail, la réduction
du salaire, la surproduction, I'encombrement, I'altération
et la falsification des produits, les faillites, le déclassement
des ouvriers, la dégénération de l'espèce,
et finalement les maladies et la mort. »
La généralisation du salariat, consacré par
le machinisme, crée une catégorie croissante de travailleurs
dont la dépendance vis-à-vis de l'employeur se fait
de plus en plus oppressive. « C'est en vain que la loi assure
à chacun le droit d'entreprise aussi bien que la faculté
de travailler seul et de vendre directement ses produits. »
Le capitalisme se détruit lui-même, en éliminant
de son sein les secteurs dépassés ou trop faibles
pour suivre le rythme du développement. Que peut faire l'ouvrier
qui n'a que ses bras, face aux énormes capitaux nécessaires
à l'industrie moderne, que peut-il faire, « puisque
l'atelier a eu pour objet d'anéantir le travail isolé
» ? Il ne peut que s'assujettir encore plus à l'employeur.
« Avec la machine et l'atelier, dit Proudhon,
le droit divin, c'est-à-dire le principe d'autorité,
fait son entrée dans l'économie politique. »
En effet, le capitalisme industriel ne se développera pleinement
qu'avec le machinisme, où il trouvera sa plus grande source
de plus-value. La machine sert au capitaliste à réduire
son prix de revient afin d'éliminer la concurrence. Une machine,
du point de vue du capitaliste, ne présente d'intérêt
que si elle permet d'économiser du travail, c'est-à-dire
des salaires.
La concurrence
La loi de la concurrence est une des lois fondamentales du capitalisme.
Sans elle, il n'y aurait pas eu de capitalisme, car il n'y aurait
pas eu, à un certain stade de son développement, de
mobile pour l'accumulation du capital. La concurrence dérive
directement de la propriété privée des moyens
de production. « Dans la concurrence, ce sont les capitaux,
les machines, les procédés, les talents et l'expérience,
c'est-à-dire encore des capitaux, qui sont en lutte ; la
victoire est assurée aux plus gros bataillons. »
En effet, la multiplicité des unités
de production suscite entre elles une lutte pour l'obtention des
machines. Réduire les coûts de production, augmenter
la productivité du travail sera donc le souci principal du
capitalisme. Or, cela implique le perfectionnement des moyens de
production, leur accroissement ; le remplacement des ouvriers par
des machines. Dans cette lutte, ce sont les plus gros qui gagnent
: des ouvriers seront réduits au chômage, mais aussi
un certain nombre de capitalistes ruinés par cette lutte.
Parallèlement, plus le machinisme se développe, plus
il est nécessaire d'avoir de capitaux pour que l'entreprise
puisse être rentable. Peu à peu, la petite entreprise
est systématiquement éliminée. Les plus aptes
à triompher de la concurrence seront celles qui auront le
plus de capitaux, le plus de réserves de matières
premières, qui seront capables d'investir le plus.
Peu à peu donc, le capital se concentre en un nombre de plus
en plus restreint de mains. La dimension moyenne des entreprises
grandit. Quelques très grandes entreprises centralisent une
quantité de moyens de production, un nombre de salariés
prodigieux. Les petites entreprises sont écrasées
par les grosses : leur prix de revient est trop élevé,
elles ne font plus de profit et se ruinent. La concurrence capitaliste
conduit donc à l'expropriation progressive des plus faibles,
expropriation qui a caractérisé toute son évolution
depuis ses débuts.
Les entrepreneurs dépossédés de leur capital
se reconvertissent ou deviennent les salariés de ceux qui
les ont expropriés. Ils peuvent même devenir ouvriers
ou employés : c'est la prolétarisation des classes
moyennes. « La classe moyenne tombe en prolétarisation
et disparaît », dit Proudhon (Correspondance, 12 juillet
1855).
La loi de la concurrence, loi fondamentale du capitalisme, se pose
comme le mobile de l'accumulation du capital. Par la lutte qu'elle
provoque entre les détenteurs du capital, elle implique intrinsèquement
la concentration du capital, du monopole.
Le monopole
La concentration du capital est une conséquence de l'évolution
du capitalisme concurrentiel. Si le capital est né de la
libre concurrence, celle-ci conduit à la concentration des
capitaux et aux monopoles. « Le monopole est le terme fatal
de la concurrence ».
Dans ce premier stade, celui du capitalisme concurrentiel du début
du siècle dernier, il y a eu un mouvement vers la baisse
des prix dû à l'accroissement de la production. A cette
époque, il y avait un grand nombre d'entreprises qui se concurrençaient,
ce qui favorisait la baisse des prix, chacune luttant pour conquérir
le marché. Mais progressivement, les entreprises les moins
capables ont été éliminées : celles
qui restaient pouvaient s'entendre entre elles pour limiter la concurrence
et cesser de réduire les prix.
Un tel accord ne pouvait être respecté qu'en réduisant
la production. Limiter la production permet de vendre plus cher,
d'augmenter les profits, d'accumuler plus de capitaux.
En même temps que le monopole permet la fixation arbitra
ire des prix, l'accroissement de l'écart entre les prix des
produits et les salaires distribués, en résumé
la libre fixation des bénéfices, il diminue la capacité
de consommation d'une large partie de la population, de même
qu'il provoque le chômage par la diminution de production
qu'il engendre. Ainsi, le travailleur, « s'il chôme,
il ne gagne rien : comment achètera-t-il jamais ? Et si le
monopoleur ne peut se défaire de ses produits, comment son
entreprise subsistera-t-elle ? » On voit donc à la
lumière de cet argument, que les actuelles indemnités
de chômage favorisent autant les employeurs que les travailleurs...
Les monopoleurs ne peuvent plus investir leurs capitaux dans la
même branche de production, puisque investir signifie produire
plus et que, précisément, ils se sont mis d'accord
pour limiter la production dans cette branche afin de maintenir
des prix élevés. Aussi le monopole doit-il s'étendre,
pour commencer, dans d'autres secteurs de l'économie.
« Ses développements embrassent l'agriculture aussi
bien que le commerce et l'industrie, et toutes les espèces
de produits. C'est le monopole terrien qui appauvrit encore et rend
inhabitable la campagne romaine, et qui forme le cercle vicieux
où s'agite convulsivement l'Angleterre ; c'est lui qui, établi
violemment à la suite d'une guerre de race, produit tous
les maux de l'Irlande. » Si Proudhon passe quelque peu à
côté des véritables raisons de cette guerre,
il n'en voit pas moins le caractère expansionniste du capital
monopolistique, de ce qu'il appellera la « féodalité
industrielle » pour caractériser le grand capital sous
Napoléon III (Note de Gaston Leval : L'analyse de Proudhon
est d'autant plus remarquable que Le Système des contradictions
économiques est écrit en 1846, alors que les historiens
de l'économie placent l'apparition des premiers monopoles
au moment de la dépression industrielle internationale des
années 1870-1890.).
Baisse du taux de profit et crises conjoncturelles
L'aggravation des contradictions du régime capitaliste conduit
aussi à l'aggravation de la division de la société
en classes : la nouvelle féodalité monopoliste voit
sa puissance croître par l'accumulation des moyens financiers,
pendant que le prolétariat voit sa situation se dégrader.
Pourtant, la puissance du capital se trouve menacée par la
baisse du taux de profit :
« Par la puissance du travail, par la multiplication
du produit et par les échanges, l'intérêt du
capitaliste, en d'autres termes l'aubaine de l'oisif, tend à
diminuer toujours, et par atténuation constante, à
disparaître. » (Deuxième mémoire.)
L'appropriation de la plus-value étant la
raison d'être essentielle du capitaliste, si la baisse du
taux de profit s'avère inéluctable, elle annonce,
en même temps, l'effondrement du système.
Proudhon précisera les raisons de cette baisse : l'augmentation
de la valeur des instruments de production et des matières
premières nécessaires immobilise une part croissante
de capital par rapport à la valeur de la force de travail
engagée. C'est ce que le marxisme appellera l'augmentation
de la composition organique du capital.
Le développement industriel et la concurrence provoquent
une baisse du taux d'intérêt ; d'autre part, l'augmentation
du capital fixe implique à son tour la multiplication des
prêts. Enfin, l'intervention de l'Etat pourra également
imposer une baisse du loyer de l'argent. De cette situation, Proudhon
conclut que les crises en régime capitaliste ont un caractère
inévitable. En effet, par la nature même du régime,
il se crée une sous-consommation insurmontable : en période
d'expansion, toutes les forces productives sont en activité.
Mais cette expansion s'accompagne de l'impossibilité, pour
les masses, de consommer toute la production.
Ces crises provoquent une évolution dans le capitalisme.
L'entrepreneur tentera de diminuer les coûts de production
: il mécanisera, diminuera les salaires, fera appel à
une main-d’œuvre moins coûteuse, provoquera la
dépréciation du travail.
La baisse des prix, la fermeture des débouchés mettent
l'entrepreneur dans l'impossibilité de payer les intérêts
et le forcent à cesser la production. Les faillites se multiplient...
Le développement de l'outillage nécessite une augmentation
du capital à laquelle beaucoup ne peuvent faire face.
L'affaiblissement relatif de l'agriculture et son accaparement par
les forces financières, le recul de la propriété
immobilière devant la propriété mobilière,
l'extension des besoins de numéraire provoquent l'extension
du capital financier et annoncent des crises plus étendues,
à mesure que l'industrialisation se développe.
L'accroissement du salariat, l'affaiblissement de la population
rurale et de la moyenne bourgeoisie creusent les écarts et
multiplient le nombre de ceux qui sont acculés à la
sous-consommation. C'est ainsi que Proudhon analysait la situation
économique de la France sous le Second Empire, qui a vu apparaître
les premiers développements du capitalisme monopoliste.
Proudhon en conclut à l'impossibilité
de supprimer les caractères inhumains du système en
maintenant l'appropriation capitaliste des forces productives. L'exploitation
du travailleur, sa déqualification, l'élimination
de la petite industrie, le chômage, les bas salaires, tout
cela fait partie de la logique du capitalisme et ne peut être
détruit à l'intérieur du système. Il
est impossible de supprimer certains côtés néfastes
du régime sans mettre en cause l'ensemble. Aussi, est-ce
à la transformation radicale du système de production
qu'il faut s'employer.
Le salariat
Aux origines du capitalisme industriel, il était fait recours
à la violence la plus extrême pour obliger les nécessiteux
à travailler dans les manufactures. Aujourd'hui les choses
ont changé : les paysans et artisans jetés sur le
marché du travail accroissent les rangs des chômeurs
déjà existants. Les salariés constituent la
majeure partie de la population active : ils sont la classe la plus
nombreuse. Cette situation détermine largement les conditions
d'existence de la grande masse de la population.
Lorsqu'un ouvrier produit un bien, le produit de son travail ne
lui revient pas, mais à l'employeur, qui a acheté
sa force de travail et possède les moyens de production.
L'ouvrier est payé en retour, mais la valeur de son travail
est inférieure à celle de son produit. « Par
l'effet du monopole, (...) le travailleur collectif doit racheter
son propre produit pour un prix inférieur à celui
que le produit coûte. » (Système des Contradictions.)
Le capitaliste n'achète cette marchandise
qu'est la force de travail que pour produire une valeur dont il
s'approprie une part. Plus l'ouvrier travaille, plus grande est
la valeur qu'il crée: si l'ouvrier ne travaillait que le
temps nécessaire pour payer son seul salaire, le patron ne
ferait pas de bénéfice, il ne réaliserait pas
de plus value. Il cherchera donc par tous les moyens à réduire,
dans le temps de travail de l'ouvrier, la part nécessaire
au salaire, et à augmenter celle qui produit de la plus-value.
Plus l'ouvrier travaille au-delà du temps nécessaire
à payer son salaire (dans le vocabulaire marxiste, on dira
« travail nécessaire »), plus grand est le travail
consacré à la production d'excédent (on dira
« surtravail ») et plus grand est le profit du patron
; en d'autres termes, l'exploitation de l'ouvrier. Cette exploitation
ne trouve sa limite que dans l'épuisement de ses forces ou
dans sa capacité de résistance vis-à-vis du
patron.
Il en résulte qu'en régime capitaliste, le niveau
du salaire est déterminé par les besoins du capital.
Le salaire ne peut jamais s'élever à la valeur du
produit fabriqué. L'exploitation de l'ouvrier est inhérente
au régime et ne pourra cesser qu'avec lui.
L'excédent, l'aubaine (la plus-value), ne contient pas seulement
le profit du fabricant, il contient aussi les coûts de fabrication
: rente foncière, intérêts du capital, salaires
du personnel non directement lié à la production,
impôts, etc. Tout cela est contenu dans la part que produit
l'ouvrier au-delà de la valeur nécessaire au paiement
de son propre salaire. On voit donc qu'en réalité,
ce n'est pas le capitaliste qui paie l'ouvrier, c'est l'ouvrier
qui entretient le capitaliste. C'est ce que Proudhon appelle l'«
erreur de compte ».
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