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État, droit et légitimité
René Berthier

Texte paru dans L'Homme et la société, n° 123-124, 1997

 
Origine : échanges mails


  AVERTISSEMENT
Au moment de la guerre du Golfe de 1990-1991 s’était constitué au sein de la FA un petit groupe nommé « groupe Février » (parce que créé en février 1991) de trois personnes : Nelly Trumel, Philippe Garnier et moi-même. Nous avions tous les trois en commun le fait que nous animions une émission sur Radio libertaire : Femmes libres, Dissidences et… j’avoue ne pas me souvenir du nom de mon émission, mais elle se transforma ensuite en « Chroniques du nouvel ordre mondial ». Une peintre, un psychanalyste et un syndicaliste, cela faisait un drôle de mélange, mais on s’entendait très bien. Nos échanges furent extrêmement fructueux. C’est Philippe, en particulier, qui me fit connaître l’œuvre de Pierre Legendre.
Nous avions pris l’habitude de travailler en tandem, abordant parfois le même sujet sous deux optiques différentes : lui, la psychanalyse, moi la philosophie politique. Parfois nos réflexions nous poussaient à des points où nous n’aurions jamais osé les publier car elles entraient trop en contradiction avec le « politiquement correct » anarchiste. (Si, si, cela existe…)
Nous étions tous les deux intéressés par la question de la relation entre l’anarchisme et le droit, entre l’anarchisme et la norme, question envisagée sous l’angle de nos propres préoccupations respectives.
Cette préoccupation, pratiquement absente du mouvement libertaire français, est très présente chez nos camarades anglo-saxons (qui, beaucoup plus intelligents que nous, ont compris que « la propriété, c’est le vol » est une approche essentiellement juridique de la question sociale…)
.Lorsque en 1996 les organisateurs d’un colloque sur la culture libertaire, qui devait se tenir à Grenoble, nous invitèrent, nous décidâmes d’intervenir ensemble, de manière coordonnée, sur l’anarchisme et le droit.
L’intervenant qui nous avait précédés avait, de manière fort discourtoise, très, très largement débordé sur son temps de parole : Philippe put faire une intervention écourtée mais je n’eus le temps que d’annoncer le thème de mon intervention : il fallait impérativement fermer la salle… En fait nous étions en plein dans notre sujet car les organisateurs n’avaient pas osé interrompre cet intervenant pour faire valoir notre droit à la parole…
On m’assura cependant que mon texte serait publié dans les Actes du colloque. Le texte de Philippe fut publié mais pas le mien. Je ne reçus aucune explication. (Cf. éditions ACL [Atelier de création Libertaire de Lyon] : « La culture libertaire, Actes du colloque de Grenoble, mars 1996 ».)
Du coup, cela me donna l’occasion d’étoffer un peu mon texte, « Etat, droit et légitimité », qui fut publié dans la revue l’Homme et la société. Tous comptes faits, ce n’était pas plus mal.

R.B.
Février 2008


« ... la bourgeoisie ne demande pas mieux que d'accorder au prolétariat toutes les libertés possibles, pourvu qu'il ne touche ni au droit sacré de la propriété individuellement héréditaire ni à la puissance de la centralisation politique de l'Etat unitaire, qui en est en même temps la légitimation, la réalisation juridique et la garantie nécessaire. »

(Bakounine, Oeuvres, Paris, Champ libre, tome II,

« Article contre Mazzini », p. 88.)

L'anarchisme est rarement perçu comme une théorie et une pratique tendant à créer un droit nouveau ; pourtant, cette aspiration se retrouve constamment, dans les textes des grands théoriciens, sous la plume des militants. Ce droit est tout d'abord celui de « se dresser contre l'oppression et l'exploitation » :

« Le droit qu'a tout individu de se dresser contre l'oppression et l'exploitation est imprescriptible. Celui-là sera-t-il seul contre tous que son droit de revendication et de révolte resterait intangible 1. »

Dépassant le droit individuel à la révolte, la réflexion libertaire se situe dans le cadre d'une réalité sociale qui, selon les termes de Proudhon, donne à l'individu une morale « supérieure à son individualité » : la justice est « inerte dans une existence solitaire ». On pouvait attendre d'un homme qui affirme que « la propriété, c'est le vol » qu'il accorde au problème du droit une certaine place dans sa pensée. Plus généralement, on peut dire que toutes les luttes du mouvement ouvrier depuis ses débuts ont été fondées sur des réclamations de droit : un droit à créer.

Les fondements de la réflexion sur le droit

Les premiers textes de Marx traitent de questions de droit : les vols de bois, la liberté de la presse, le projet de loi sur le divorce, etc. On oublie que Marx n'avait pas un doctorat de philosophie mais de droit. On a pu attribuer à l'auteur du Capital l'idée que les concepts de droit ou de légitimité - relégués au statut de « superstructure idéologique » - illustraient une régression vers les théories idéalistes, c'est-à-dire bour­geoises. Il convient cependant de faire la part de la pensée de Marx et des interprétations souvent mécanistes qui en ont été faites.

Cette interprétation mécaniste axée essentiellement sur les déterminations économiques de l'évolution des sociétés était solidement ancrée du vivant même de Marx. Il appartiendra à Bakounine d'en faire une critique dont Engels reconnaîtra bien plus tard la validité. « Les communistes allemands, dit en effet Bakounine, ne veulent voir dans toute l'histoire humaine (...) rien que les reflets ou les contrecoups nécessaires du développement des faits économiques. » Ce principe est « profondément vrai lorsqu'on le considère sous son vrai jour, c'est-à-dire d'un point de vue relatif », mais « envisagé et posé d'une manière absolue, comme l'unique fondement et la source première de tous les autres principes », il devient complètement faux.

« L'état politique de chaque pays (...) est toujours le produit et l'expression fidèle de sa situation économique ; pour changer le premier il faut seulement transformer cette dernière. Tout le secret des évolutions historiques, selon M. Marx, est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments de l'histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juri­diques et religieuses, sur la situation économique. Il dit : -la misère produit l'esclavage politique, l'Etat ; mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire : - l'esclavage poli­tique, l'Etat, reproduit à son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence ; de sorte que, pour détruire la misère, il faut détruire l'Etat. »

Bakounine pose donc le problème de la pluralité des détermina­tions des phénomènes historiques, non comme une concession à l'idéalisme, mais au nom du matérialisme. Il introduit également dans sa méthode d'analyse l'hypothèse que les institutions, une fois constituées (comme produits de l'évolution économique), peuvent devenir à leur tour productrices d'effets 2. Le primat des déterminations matérielles n'est pas nié, mais ces dernières ne se limitent pas à l'économique au sens strict. Selon Ba­kounine, Marx méconnaîtrait donc un fait important : si les repré­sentations humaines, collectives ou individuelles, ne sont que les produits de faits réels (« tant matériels que sociaux ») elles fi­nissent cependant par influer à leur tour sur « les rapports des hommes dans la société 3 ». Le cadre conceptuel de Marx, qui réduirait le politique à l'économique et qui nie l'autonomie re­lative de la sphère politique, apparaît donc à Bakounine singuliè­rement limitatif 4.

Bien après la mort de Bakounine, Engels fera un aveu :

« C'est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu'il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l'occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l'action réciproque 5. »

Ces quelques précisions montrent que l'approche « institutionnelle », et en particulier juridique, de la question sociale, loin d'être étrangère à l'anarchisme, y est parfaitement incluse.

Droit et forces sociales

Bakounine aborde la question du droit en examinant « la nature des forces sociales » en présence 6, « l'ordre politique, civique et social ». Cet ordre est le fait de luttes, de conflits et de l'action réciproque des diverses forces qui, au-dedans et au dehors, agissent sur la société. Il en résulte qu'une transformation ne peut se faire que par une « modification profonde de l'équilibre entre les forces qui se manifestent ». Telle est, en résumé, la genèse du droit.

La préoccupation de Bakounine est évidemment de déterminer les conditions de l'abolition du droit de la société d'exploitation. Il se préoccupe en particulier de comprendre comment, dans le passé, ont été modifiés les régimes établis, et comment ils peuvent être modifiés aujourd'hui. C'est pourquoi il convient d'examiner « de plus près la nature des forces sociales ».

Il est significatif que Bakounine fasse un parallèle entre la nature du droit dans la société et la nature de la force collective en économie. Proudhon avait noté que le politique était l'aliénation de la force collective spécifique à la vie sociale, tandis que le capital était l'aliénation de la force collective du travail. Proudhon se défend d'ailleurs de toute accusation d'idéalisme dans sa démarche, en affirmant que « la justice ne crée pas les faits économiques, (...), elle ne les méconnaît point (...). Elle se borne à en constater la nature véritable et antinomique 7 ... ».

De même qu'en économie la force conjuguée de nombreuses personnes dépasse de loin la simple addition de la force de chaque individu qui compose le groupe, le droit social ne se réduit pas à la simple addition des droits des individus qui composent la société.

Les règles qui animent la société, qu'elles soient explicites - comme le droit - ou implicites § comme les coutumes §, sont le résultat d'une confrontation entre forces antagoniques parvenues à un équilibre momentané. Ces règles peuvent précisément être formées par des « forces conscientes, conjuguées, délibérément associées » dont le pouvoir constitue le centre.

Mais Bakounine s'intéresse aussi à ces « forces inconscientes, instinctives, traditionnelles, pour ainsi dire spontanées et à peine organisées, quoique pleines de vie... » qui constituent les règles régissant l'existence du peuple. Car la sphère du non-droit - où se trouvent les exploités - constitue un champ d'investigation tout aussi important que celle du droit officiel, celui des exploiteurs, car elle constitue potentiellement le droit de demain. Il reconnaît cependant qu'il « n'est pas possible de séparer par une ligne très rigide un monde de l'autre ».

La question essentielle est : comment une minorité peut-elle imposer un état de droit inacceptable à une écrasante majorité ?

La conscience du droit

La misère et la dureté des conditions d'existence n'ont jamais été le facteur déclenchant d'une ré­volution. La « disposition révolutionnaire des masses ouvrières », dit Bakounine, ne dépend pas seulement du plus ou moins grand degré de misère qu'elles su­bissent mais de la confiance qu'elles ont dans « la justice et la nécessité du triomphe de leur cause ». « Le sentiment ou la conscience du droit est dans l'individu l'effet de la science théorique, mais aussi de son expérience pratique de la vie 8. »

Ce sentiment du droit, selon Bakounine, s'éveille de façon particulièrement vive grâce à l'expérience de la grève. « La grève, c'est la guerre », dit-il, elle « jette l'ouvrier ordinaire hors de son isolement, hors de la monotonie de son existence sans but », elle le réunit aux autres ouvriers, dans la même passion et vers le même but ; elle convainc tous les ouvriers de la façon la plus saisissante et directe de la néces­sité d'une organisation rigoureuse pour atteindre la victoire 9 ».

La grève s'inscrit dans une stratégie graduelle ar­ticulée sur une « progression cumulative où les luttes partielles sont comprises comme un entraînement à l'affrontement général et où les améliorations obtenues par l'action sont comme une préfiguration de la société à construire 10 ». Ainsi Emile Pouget peut-il écrire en 1907 : « Au creuset de la lutte économique se réalise la fusion des éléments politiques et il s'obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance de coordination révolution­naire 11. » Pouget verra dans l'action directe le mode d'instauration du droit : « L'action di­recte, c'est la force ouvrière en travail créateur; c'est la force accouchant du droit nouveau, fai­sant le droit social ! »

La bourgeoisie, la classe dominante, est elle aussi pénétrée du sentiment du droit. C'est même un enjeu capital dans le combat idéologique qui est mené en permanence contre les exploités. Cet aspect de la lutte des classes est moins appa­rent, mais il est vital pour toute classe qui as­pire à la domination économique et politique : en effet, une classe dominante a besoin de justifier, à ses propres yeux autant qu'au yeux des classes dominées, son droit à la domination. Le champ de l'action idéologique est parfaitement décrit par Bakounine :

« L'Etat c'est la force, et il a pour lui avant tout le droit de la force, l'argumentation triomphante du fusil à aiguille, le chassepot. Mais l'homme est si singulièrement fait que cette argumentation, tout éloquente qu'elle apparaît, ne suffit pas à la longue. Pour lui imposer le res­pect, il lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus que cette sanction soit tellement évidente et simple qu'elle puisse convaincre les masses qui, après avoir été ré­duites par la force de l'Etat, doivent être ame­nées maintenant à la reconnaissance morale de son droit 12. » Ainsi, l'analyse du discours du pouvoir apparaît comme un élément déterminant de la critique du pouvoir, ce que réaffirmera Pierre Legendre : « Tout système institutionnel doit parler », dit-il, « pour qu'il parle, un agencement est nécessaire, rendant plausible, c'est-à-dire humainement représentable, qu'un discours lui soit prêté et que ce discours soit tenu de droit. En d'autres termes, une telle construction de discours exige la mise d'une fiction, en l'occurrence la fiction d'un sujet 13. »

Bakounine ne perçoit pas le phénomène de la soumission à un droit inique comme un simple effet de la force exercée par une puissance supérieure sur les « masses humaines ». Il y a une dialectique complexe dans laquelle les dominés sont amenés à accepter comme légitime le discours du pouvoir :

« ... quelque profondément machiavéliques qu'eussent été les actions des minorités gouvernantes, aucune minorité n'eût été assez puissante pour imposer, seulement par la force, ces horribles sacrifices aux masses humaines, si dans ces masses elles-mêmes il n'y avait eu une sorte de mouvement vertigineux, spontané, qui les poussait à s'immoler au profit d'une de ces terribles abstractions qui, vampires historiques, ne se sont jamais nourries que de sang humain 14. »

Comment ne pas penser à Hegel ? « La lutte pour la reconnaissance et la soumission à un maître est le phénomène d'où est sorti la vie sociale des hommes, en tant que commencement des Etats. La violence qui est le fond de ce phénomène n'est point pour cela fondement du droit quoique ce soit le moment nécessaire et légitime dans le passage de l'état où la conscience de soi est plongée dans le désir et l'individualité, à l'état de la générale conscience de soi. C'est là le commencement extérieur ou phénoménal des Etats, mais non leur principe substantiel 15. »

Une classe dominante ne peut espérer maintenir sa position par une répression permanente : il faut convaincre les classes dominées de la légitimité du droit des privilégiés. Il faut instaurer un droit qui garantisse et justifie la permanence de la domination. « Le droit ne ment jamais, dira Pierre Legendre, puisqu'il est là précisément pour obscurcir la vérité sociale en laissant jouer la fiction du bon pouvoir 16. »

La puissance de l'Etat et des classes diri­geantes n'est pas fondée sur un droit supérieur, mais sur une « force organisée » incontestable­ment plus puissante, sur « l'organisation mécanique, bureaucratique, militaire et policière ». Mais cette « organisation mécanique » ne peut suffire à elle seule, la société de privilèges a besoin d'apparaître comme légitime aux yeux des masses, car elle ne peut fonctionner dans un état de conflit permanent : il lui faut instaurer un consensus fondé sur une illusion de droit. L'idée que la force ne peut suffire à garantir en permanence le pouvoir est une constante dans la pensée politique : « Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. » 17.

L'un des agents d'exécution de la transformation de la force en droit, c'est cette couche sociale que Bakounine désignait sous le terme de « socialistes bourgeois » ou d'« exploiteurs du socialisme » qui ont investi en masse le mouvement socialiste, et pour qui le savoir, et non plus l'avoir, est la source légitimante du pouvoir. Ces couches, Jean-Pierre Garnier et Louis Janover les appellent la « deuxième droite » ou « néo-petite-bourgeoisie », chargée de « encadrement et la mise en condition des couches dominées, fonction sublimée chez la plupart de ses membres en “missions” valorisantes : l'éducation, la formation, l'information, la communication, l'action sociale, l'animation, la création, l'élaboration théorique 18 ». Ces couches constituent « l'agent subalterne de la reproduction du système ». Elles ne sont pas parvenues à prendre le pouvoir, mais elles contribuent efficacement à aider la bourgeoisie à s'y maintenir en désamorçant les luttes, en inhibant le sentiment du droit à la révolte dans les masses, en théorisant l'idée de la fin de la lutte des classes.

« Pour mieux nous leurrer et nous tenir sous leur joug, nos ennemis de classe nous ont seriné que la justice immanente n'a que faire de la force. Billevesées d'exploiteurs du peuple ! », dit Pouget dans L'Action directe. Pierre Legendre semble reprendre en écho : « Le droit doit demeurer inaccessible, en tant qu'outil fonctionnant pour l'ordre quel qu'il soit, à tous ceux qui viendraient d'une manière ou d'une autre se prétendre les ennemis du pouvoir 19. »

La question n'est pas de savoir si les travailleurs peuvent se soulever, mais « s'ils sont capables de construire une organisation qui leur donne les moyens d'arriver à une fin victorieuse », dit Bakounine. Il ne leur suffit pas de s'opposer à la société d'exploitation par les armes dont ils disposent, la grève ou l'insurrection, il leur faut élaborer une théorie qui soit l'expression de leur aspiration à la justice, au droit. L'instance dans laquelle s'élabore ce droit nou­veau, c'est, selon Bakounine, l'Association in­ternationale des travailleurs, dont le programme « apporte avec lui une science nouvelle, une nouvelle philosophie sociale, qui doit remplacer toutes les anciennes religions, et une politique toute nouvelle 20... ».

Le syndicalisme révolutionnaire et l'anarcho-syndicalisme du début du siècle reprendront cette idée, dans une démarche parfaitement décrite par Jacques Toublet :

« Parmi les thèmes du syndicalisme révolutionnaire qui furent peu à peu oubliés, on trouve aussi l'idée rappelée par Merrheim, au cours des débats d'Amiens, et de pure tradition proudhonienne, selon laquelle le syndicalisme a pour objet, entre autres, de briser la légalité actuelle et de donner naissance à un droit nouveau, de préparer le code de régulation de la société du travail émancipée. L'autonomie et la souveraineté des organismes de base de l'édifice social, la double structure territoriale et professionnelle, les liens fédératifs qui se créent entre les parties constitutives élaborent la pratique et le droit, basés sur l'exigence de la liberté et de la justice, du monde nouveau, en face de l'Etat bourgeois centralisé et son droit de défense des propriétaires. Entre les éléments du mouvement syndical fédératif se tissent également des procédures juridiques de concertation, de débats, de prises de décision, de règlement des contestations conçues selon un autre modèle que la tradition centraliste régalienne et jacobine 21. »

Le fait sera particulièrement évident dans l'opposition des syndicalistes révolutionnaires et des anarcho-syndicalistes au principe de la représentation proportionnelle dans la CGT, au profit du principe : un syndicat, une voix. Il s'agit là de l'affirmation d'une modalité juridique radicalement différente du droit « bourgeois » fondé sur le principe : un votant, une voix.

§ C'est que le syndicat n'est pas seulement un outil de lutte revendicative, ce doit être aussi une instance dans laquelle s'élabore une réflexion sur la stratégie à long terme et c'est aussi, au lendemain de la révolution, un organisme de gestion. Chaque syndicat, dans sa branche d'industrie, a, par conséquent, une fonction à remplir qui ne dépend pas seulement du nombre de travailleurs impliqués dans la branche concernée, mais de la fonction que cette branche d'industrie joue dans l'économie globale de la société. Or, par définition, toutes les activités de la société sont complémentaires, il ne saurait par conséquent y avoir de hiérarchie constituée sur une base numérique.

 § Le droit « bourgeois », fondé sur une démocratie qualifiée de « formelle », ne connaît que les individus-citoyens, prolétaires et bourgeois confondus. Les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes ne se préoccupaient pas de savoir si la classe ouvrière, quelle que soit la définition qu'on en donne, étroite ou large, était ou non majoritaire : le fondement de la justice ne se trouve pas dans le droit intrinsèque de l'individu, mais dans la fonction collective assumée par la classe ouvrière, même si elle représente moins de 50 % de la population.

Ainsi, deux notions peuvent être mises en relief :

1. L'indifférence envers le concept de majorité comme pilier du fonctionnement de la société, si cette majorité est constituée d'une masse indifférenciée, exploiteurs et exploités réunis ;

2. L'insistance mise sur la fonction sociale de l'individu comme fondement de son droit. Est profondément ancrée chez l'anarcho-syndicaliste l'idée qu'un cheminot, un ajusteur, seront toujours plus utiles socialement qu'un brocanteur ou un huissier de justice.

§ Enfin, dans la conception anarcho-syndicaliste, le droit de représentation sur la base : un syndicat, une voix, est fondé sur l'idée enracinée que l'unité de base de la société n'est pas l'individu, mais le syndicat, ce qui signifie que l'individu n'est plus isolé face à l'ensemble de la société 22.

Ces fondements juridiques vont totalement à l'encontre du droit « bourgeois » et pourront apparaître comme particulièrement « ouvriéristes ». Cette accusation est cependant peu fondée : Pierre Besnard écrit ainsi dans les Syndicats ouvriers et la ré­volution sociale : « ... l'ouvrier de l'industrie ou de la terre, l'artisan de la ville ou des champs § qu'il travaille ou non avec sa famille § l'employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l'écrivain, l'artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail appartiennent à la même classe : le proléta­riat 23. » Le champ de la « citoyenneté sociale » est donc particulièrement large dans la conception anarcho-syndicaliste.

A l'opposé de la démocratie abstraite - terme que nous préférons à « démocratie formelle » - qui accorde à chacun en théorie le même droit d'expression qu'à MM. Hersant, Murdoch et Maxwell, la « démocratie pragmatique » que préconisent les libertaires n'ambitionne pas d'accorder à tout individu, à tout moment, sous prétexte de liberté d'expression, une audience maximale ; la réalité du droit d'expression implique que ce droit, tout d'abord à un niveau « micropolitique », local, puisse être effectif et suivi d'effet, sous forme de participation à l'élaboration des choix politiques et de contrôle des mandats. Alors que le régime capitaliste codifie un droit symbolique qui ne se laisse souvent pas constater au niveau de la réalité empirique, il apparaît plus réaliste d'assurer un maximum de droits pour l'individu en lui garantissant les conditions d'une existence digne.

Les militants du début du siècle se préoccupaient avant tout d'établir un cadre organisationnel permettant une élaboration et une action révolutionnaires efficaces. Dans l'hypothèse d'une révolution victorieuse, il ne leur semblait pas que les droits de l'individu, au sens le plus général, seraient menacés § à condition qu'il ne fût pas contre-révolutionnaire...

Bakounine et l'Église-État

Bakounine ne se limite pas à définir l'Etat comme un simple instrument de pouvoir au service d'une classe dominante, dans le cadre d'un rapport bipolaire bourgeoisie-prolétariat, ou bourgeoisie-aristocratie.

1.  Il souligne constamment ce que le pouvoir politique conserve de religieux. L'Eglise, dit-il, est la sœur aînée de l'Etat, en ce sens que les premières formes de pou­voir apparues dans l'histoire ont revêtu un caractère sacerdo­tal. Dans sa critique de Mazzini, Bakounine évoque la notion d'Eglise-Etat Pierre Legendre parle d'« Etat pontife »). La fonction-pou­voir se présente ainsi sous deux aspects, théologique et poli­tique. La critique de la religion reste un aspect non pas subordonné, mais intégrant de la critique du pouvoir, dans la mesure où le pouvoir revêt, même sous des oripeaux laïcs, un aspect religieux : l'idéologie est une force matérielle.

De fait, l'Eglise, selon Bakounine, pendant la première moitié du Moyen Age, est une classe dominante, constituée de la « classe des prêtres, non héréditaires cette fois, mais se recrutant indifféremment dans toutes les classes de la société » 24. « L'Eglise et les prêtres, le pape en tête, étaient les vrais seigneurs de la terre », dit-il encore 25.

Ce n'est que progressivement que le pouvoir séculier s'émancipe du pouvoir de Rome. En France, Philippe le Bel, s'appuyant sur ses juristes, affranchit le pouvoir de l'influence du clergé. Lorsque le droit souverain fut reconnu comme procédant immédiatement de Dieu, dit Bakounine, le pouvoir fut proclamé absolu.

2. Selon Bakounine l'histoire européenne est marquée par un jeu d'alliances de deux forces contre une troisième : ce schéma ternaire se distingue donc très sensiblement de celui de Marx, qu'il ne contredit pas mais qu'il complète.

En Angleterre, dit Bakounine, on a pu observer en effet l'alliance de la bourgeoisie avec l'aristocratie terrienne contre la monarchie. Le drame de l'Allemagne est que des conditions historiques particulières, liées à la proximité du monde slave ouvert à la conquête, ont rendu impossible aussi bien l'alliance de la bourgeoisie et de l'aristocratie, dépourvues l'une et l'autre de sens politique, que l'alliance de la bourgeoisie et du pouvoir impérial, constamment occupé en Italie. En France, la bourgeoisie et la monarchie se seraient alliées contre la noblesse féodale ; en Italie, la bourgeoisie aurait dû son autonomie relative et son développe­ment à la lutte entre le pouvoir religieux (l'Eglise) et le pouvoir politique (l'empereur) 26, etc.

3.  Le déclin du pouvoir de l'Eglise a les mêmes causes que celles qui ont provoqué le déclin de l'aristocratie féodale : le développement des échanges, de la circulation monétaire, l'apparition du capital marchand, le développement des villes qui affaiblirent les couches dont les revenus étaient fondés sur la propriété foncière. Ainsi, comme lors du passage de la société monarchique à la société bourgeoise, la classe qui perd sa position hégémonique ne disparaît pas, elle subsiste en se subordonnant au nouveau pouvoir.

Après la Réforme, l'Eglise catholique, affaiblie, est absorbée par l'Etat : ainsi naît le despotisme moderne, dit Bakounine. Aux deux périodes clés de l'histoire de la société monarchique, lorsque les monarques s'affranchissent de la tutelle papale pour leur investiture, et lors de la Réforme, l'affaiblissement de l'institution religieuse s'accompagne d'un transfert accru de pouvoir à l'Etat et d'une subordina­tion ou, en tout cas, d'une dépendance accrue de l'Eglise en­vers l'Etat.

La genèse de l'État

L'Eglise est, dans la réflexion de Bakounine, une force politique et sociale autant qu'un pouvoir spirituel. Disposant d'une antériorité historique sur la monarchie en matière de doctrine, c'est elle qui a édicté le droit jusqu'à ce que Philippe le Bel, en France, ne s'appuie sur d'autres élaborateurs de doctrine, les juristes, pour légitimer l'autonomie du pouvoir séculier.

L'affirmation que le clergé était une classe dominante pendant la première moitié du Moyen Age rompt la thèse marxienne traditionnelle des formes successives des modes de production. L'argumentation de Bakounine s'appuie sur le constat que le statut du clergé était fondé sur la propriété oligarchique du capital foncier ; sa reproduction reposait sur la cooptation des élites de la société ; son fonctionnement se faisait sur la base d'une organisation hiérarchique fortement structurée, soudée par une idéologie globale à vocation universelle 27.

On constate dès lors que l'approche bakouninienne de la genèse de l'Etat va différer de celle de Marx. Cependant, notre intention n'est pas de proposer une vérification des thèses des deux hommes, mais de formuler des hypothèses quant à leur enjeu.

Bakounine combattait la thèse déterministe, identifiée à l'époque au marxisme, selon laquelle la révolution résulterait du seul développement des contradictions de la société capitaliste. On comprendra donc qu'il insiste sur les déterminations politiques de la formation de l'Etat, quoi que, il est bon de le répéter, il n'a jamais contesté l'approche « économiste » de Marx, à condition d'admettre que les phénomènes idéologiques, juridiques, puissent devenir, une fois posés, des « causes productrices d'effets ».

Le rejet, par Bakounine, d'un certain déterminisme historique mécaniste n'implique évidemment pas que la révolution soit possible à n'importe quel moment, par un acte volontariste ; il est l'affirmation que la conscience et la volonté jouent un rôle déterminant : si la classe ouvrière n'est pas portée par la conscience de son droit, et si, corrélativement, la classe dominante n'est pas minée par la mauvaise conscience de son droit, le projet révolutionnaire n'a aucune chance de se réaliser.

Bakounine suggère que l'Etat est le résultat de l'appropriation du pouvoir par un groupe déjà constitué et organisé. C'est que le pouvoir est la condition de l'existence d'une société d'exploitation.

L'acte originel de la formation de l'Etat est la violence. Les premiers Etats historiques ont été consti­tués par la conquête de populations agricoles par des popula­tions nomades : « Les conquérants ont été de tout temps les fon­dateurs des Etats, et aussi les fondateurs des Eglises » 28. L'Etat est « l'organisation juridique temporelle de tous les faits et de tous les rapports sociaux qui découlent natu­rellement de ce fait primitif et inique, les conquêtes » qui ont toujours « pour but principal l'exploitation organisée du travail collec­tif des masses asservies au profit des minorités conquérantes » 29. La violence est donc l'acte constitutif de la domination de classe, l'exploitation son mobile 30. Si chez Marx on arrive à l'Etat par l'apparition des classes sociales et par le développement de leur antagonisme, pour Bakounine les classes ne peu­vent se constituer à l'origine autrement que par un acte de violence ou de conquête qui coïncide avec la formation de l'Etat : « les classes ne sont possibles que dans l'Etat » 31.

En considérant les deux points de vue avec quelque recul on constate :

§ Que Marx affirme la prééminence des déterminations économiques tout en reconnaissant l'importance du politique (la violence) et en lui attribuant le caractère de fait économique. Analysant dans le Capital les différentes méthodes d'accumulation primitive, Marx constate que « quelques-unes de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'Etat, la force organisée et concentrée de la société ». Et pour ne pas avoir l'air d'abandonner le principe de la primauté du fait écono­mique, il ajoute : « La force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique 32. » (Je souligne.)

§ Tandis que Bakounine au contraire affirme la prééminence du politique en lui attribuant des motifs éco­nomiques : l'exploitation du travail des masses. « Qu'est-ce que la richesse et le pouvoir sinon deux aspects inséparables de l'exploitation du labeur du peuple et de sa force organisée ? » dit encore Bakounine.

On pourrait penser que la problématique se réduit à celle de la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide.

Dès 1846, Proudhon affirmait dans Le Système des contradictions économiques que la société existe par ses matériaux comme réalité concrète, et par ses lois comme processus intelligible. La préoccupation de Marx dans Le Capital ne sera pas de faire la genèse du capitalisme mais de le considérer comme un « ensemble concret, vivant, déjà donné » 33 et d'en dévoiler les lois 34 : il s'agit par conséquent de construire un modèle théorique rendant les mécanismes du système intelligibles 35.

Dans le modèle présenté par Marx, la formation de l'Etat apparaît comme le résultat d'un processus interne du développement des contradictions sociales, idée que Bakounine ne rejette d'ailleurs pas du tout. La démarche de Marx ne se situe pas d'un point de vue historique, mais logique. Dans Le Capital, Marx pose un modèle théorique du système capitaliste, il fait en quelque sorte une simulation, ce que peu d'auteurs ont perçu.

En posant la question de l'acte fondateur de l'Etat, Bakounine ne se préoccupe pas plus de situer l'événement en temps et en lieu que Rousseau ne croyait que le contrat social ait été un réel contrat, littéralement parlant 36 : ce qui intéresse Bakounine, c'est le processus.

Il y a en fait deux registres à partir desquels la question de l'Etat est abordée : le registre historique, qui fait de l'Etat la résultante d'un acte de violence initiale ; le registre logique, qui en fait la résultante de l'évolution des contradictions de classe. Il s'agit de deux grilles de lecture qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre.

Classes étatiques et droit étatique

Des groupes organisés se combattent pour prendre le pouvoir jusqu'à ce que l'un d'entre eux, mieux organisé, s'érige en maître et forme un « Etat régulier ». La victoire de ce groupe attire du côté des vainqueurs une partie du groupe vaincu. Si le parti vainqueur se montre intelligent, il accorde des avantages aux hommes les plus influents du groupe vaincu : « Ainsi se forment les classes étatiques dont l'Etat sort tout fait. » La conquête de l'Angleterre par les Normands est particulièrement illustrative de cette thèse. « Une religion ou une autre expliquera ensuite, c'est-à-dire divinisera, l'acte de violence et de cette manière posera le fondement du droit dit étatique 37. »

Max Weber souligne que la sécularisation et la systématisation de la pensée juridique a souvent été promue par les lois imposées comme résultant de guerres. Aussi bien dans la société germanique que romaine, à travers l'institution du thing et du populus, les décisions prises par acclamation publique d'hommes en armes peuvent être considérées comme un facteur dans la rationalisation progressive du droit 38. Le pouvoir séculier et religieux tenta de modifier ce mode de constitution du droit : les rois francs amendèrent, par des actes royaux, les capitula, les lois populaires qui avaient été officiellement compilées ; l'Eglise et la monarchie tentèrent d'éliminer toute procédure juridique populaire, voire toute participation populaire, sous forme de jurys, dans les procès, de crainte que cela ne donne au peuple l'idée d'aller plus loin en matière d'autonomie de décision. Pour cela, le pouvoir, Eglise ou Etat, s'appuya sur les clercs, les juristes, qui, en Europe occidentale, apparurent, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, comme « les seuls docteurs authentifiés de la science d'Etat, science où se trouve inscrite et repérée l'éternité du pouvoir 39 ».

Les « classes étatiques », selon Bakounine, se consolident, et avec le temps « la majeure partie de ces exploiteurs, soit par la naissance, soit par la situation dont ils ont hérité dans la société, commenceront à croire sérieusement au droit historique et au droit de naissance ». Parallèlement, les masses exploitées elles-mêmes se mettront à croire, sous l'effet de l'habitude, de la tradition et de la religion, « aux droits de leurs exploiteurs et oppresseurs ».

Pendant une longue période, les masses sont dépourvues du sentiment de leur droit. « La tâche principale qui incombe à l'Etat (... consiste précisément à empêcher par tous les moyens l'éveil d'un sentiment rationnel dans le peuple ou du moins à le retarder indéfiniment », dit encore Bakounine 40.

Cette tendance se modifie progressivement sous l'effet de plusieurs facteurs :

§ Dans les premiers temps de la vie d'une classe dominante, l'égoïsme de classe est caché par « l'héroïsme de ceux qui se sacrifient non pour le bien du peuple, mais au profit et pour la gloire de la classe qui, à leurs yeux constitue tout le peuple ». Mais cette période laisse la place à des temps de plaisirs, de jouissance, de lâcheté : « Peu à peu, l'énergie de classe tombe en décrépitude et dégénère en débauche et en impuissance ». A ce stade apparaît une minorité d'hommes moins corrompus, des hommes actifs, intelligents et généreux, qui « font passer la vérité avant leurs propres intérêts et qui songent aux droits du peuple réduits à néant par les privilèges de classe » ;

§ Il y a un phénomène de bascule entre l'effondrement progressif du sentiment de légitimité de la classe dominante et l'ascension du sentiment de la classe dominée. Dans sa lente prise de conscience de son droit, le peuple s'appuie sur deux « livres de chevet » : sa condition matérielle, l'expérience de l'oppression ; et « la tradition, vivante, orale, transmise de génération en génération et devenant chaque fois plus complète, plus sensée et plus vaste ». Lorsque le peuple prend conscience de son oppression et parvient à formuler les causes de ses maux, les représentations qu'il a transmises fournissent la source de son droit, dont l'agent d'exécution est la « force organisée », car « faute d'organisation, la force spontanée n'est pas une force réelle » 41.

Le droit apparaît chez Bakounine comme la cristallisation, consécutive à un rapport de forces donné, à un moment historique donné, des règles qui régissent l'organisation de la société d'exploitation. La société réelle, qui est le « mode naturel d'existence de la collectivité humaine », celle constituée par l'humanité faite de chair et de sang, n'est pas régie par ce droit-là, qui ne fait que se superposer de façon parasitaire. La société, dit Bakounine, « se gouverne par les mœurs ou par des habitudes traditionnelles, mais jamais par des lois ».

Bakounine se référant à la tradition et aux mœurs comme fondement de la vie sociale... Le paradoxe n'est qu'apparent. La société est mue par des forces internes, spontanées 42, « inhérentes au corps social », qui constituent le moteur de son évolution, et qu'il ne « faut pas les confondre avec les lois politiques et juridiques ».

La société « progresse lentement par l'impulsion que lui donnent les initiatives individuelles et non par la pensée, ni la volonté du législateur. » Ces forces peuvent être étudiées, analysées 43 par une discipline que Bakounine définit comme la sociologie, qu'il appelle aussi la « science rationnelle » 44. Il s'agit en quelque sorte de mettre en adéquation le droit avec les lois « inhérentes de la société » 45.

Bakounine ne croit pas du tout en la légitimité d'un droit émanant d'un législateur constitué d'une minorité quelconque « fût-elle mille fois élue par le suffrage universel 46 » car un « Etat républicain, basé sur le suffrage universel, pourra être très despotique, plus despotique même que l'Etat monarchique, lorsque, sous le prétexte qu'il représente la volonté de tout le monde, il pèsera sur la volonté et sur le mouvement libre de chacun de ses membres de tout le poids de son pouvoir collectif 47. »

Cette fiction que les absolutistes jacobins appellent tantôt « l'intérêt collectif, droit collectif ou la volonté collective » leur sert à proclamer la théorie du « droit absolu de l'Etat » 48. La société réelle se trouve à l'opposé de cette théorie selon laquelle la vie collective n'est « qu'un agrégat tout à fait mécanique d'individus » 49 et ne peut donc exister que dans l'autorité.

De l'état de droit à l'État de droit

On pourrait penser que l'expression état de droit (avec un é minuscule) était formée sur le même modèle qu'état de nature, et désignait un environnement politique dans lequel les rapports entre les individus étaient soumis non pas à l'arbitraire, mais à des règles applicables également pour tous. Mais il est significatif que l'expression ait pris la forme d'Etat de droit (avec un e majuscule), ce qui suggère que seul l'Etat est en mesure d'édicter le droit (c'est-à-dire des rapports non arbitraires). L'Etat devient la seule source, le seul garant et la seule finalité du droit. Il s'agit d'une véritable récupération étatique d'un concept qui, en principe, ne présuppose pas automatiquement l'existence de l'Etat.

L'Etat de droit devient ainsi le droit de l'Etat. Dans l'expression état de droit, c'est la notion de droit qui est déterminante ; dans l'expression Etat de droit, le droit n'est qu'un qualificatif parmi d'autres de l'Etat. Il n'y a plus de droit qui ne soit sanctionné par l'Etat : toute contestation du droit, même le plus inique, édicté par l'Etat, devient une contestation de l'Etat, donc suspecte de terrorisme. On ne peut plus se réclamer d'un droit qui se situerait au-dessus du droit de l'Etat.

Il ne s'agit pas là de spéculations : ainsi le droit social, issu pour l'essentiel de luttes et de mobilisations populaires, est-il constamment battu en brèche par l'« Etat de droit » : les tentatives de défendre les acquis du droit social se heurtent à l'application sans défaillance du droit de l'Etat. Ainsi, le droit de l'Etat, s'exerçant sur la gestion de la sécurité sociale, ne s'est-il pas évertué à rendre aux salariés la maîtrise des dépenses de santé, mais à la leur ôter, en prétextant le monopole d'un syndicat sur l'institution 50. Le discours du pouvoir, relayé par les médias, s'est montré particulièrement mystifiant, personne ne songeant seulement à contester les prémisses de son argumentation, le supposé « trou » de la sécurité sociale. L'argumentation se fondait essentiellement sur des critères administratifs (la nécessité d'une bonne gestion) et juridiques (rétablir la justice).

Il est vrai que si l'Etat avait pris l'initiative de restituer aux salariés la maîtrise de cette institution, on aurait, passé le moment de légitime incrédulité, pu se demander pourquoi les salariés n'avaient pas effectué cette démarche eux-mêmes ; on en arrive à une des questions soulevées par Bakounine : comment les masses en arrivent-elles à être convaincues de la légitimité du droit de l'Etat ?

Capitalisme et droit rationnel

On peut dire très schématiquement que le point de vue de Bakounine se situe au début de l'histoire, et celui de Marx sinon à la fin, du moins à l'époque contemporaine. Ces deux optiques ne sont pas contradictoires. Dans une société où les forces productives sont relativement faibles, le rôle du politique § la violence § peut apparaître plus déterminant. Au fur et à mesure que les forces productives se développent et où les rapports sociaux deviennent plus complexes, en particulier à partir de l'apparition de la monnaie, la société devient de plus en plus soumise aux lois « immanentes » de l'économie, échappant à l'action volontariste de minorités disposant de la force. L'action du politique a pu également rester prépondérante dans les régions où une forte centralisation des décisions était nécessaire pour organiser l'irrigation et mettre en œuvre les infrastructures nécessaires à la protection contre les catastrophes naturelles, notamment les digues, comme en Egypte et en Chine 51. On note qu'en Chine les périodes d'effondrement du pouvoir central correspondent à l'épanouissement du capitalisme marchand.

De nombreuses civilisations ont développé des économies florissantes dépassant de loin l'économie de subsistance. L'Europe occidentale présente seule cette particularité d'avoir développé une économie monétaire dans laquelle le surproduit agricole a pris de façon permanente la forme de rente en argent et l'impôt la forme d'impôt en argent. L'accumulation de capital-argent dans les mains de la bourgeoisie permit à celle-ci de s'émanciper progressivement de la tutelle des nobles féodaux et de l'Etat, alors que dans les sociétés orientales le capital reste soumis à l'arbitraire du pouvoir. Toute accumulation du capital court le risque d'une confiscation par le pouvoir : par peur de la confiscation, la bourgeoisie limite ses investissements, cache ses profits, place son argent dans plusieurs petites entreprises pour se garantir.

Les financiers, les bourgeois européens du Moyen Age ont souvent subi le même sort que leurs collègues orientaux : mais à partir du XVIe siècle les confiscations arbitraires cessent. La supériorité du capital-argent est établie et, avec elle, les impératifs dorés de la dette publique. En d'autres termes, le pouvoir économique du capital s'est développé en Europe occidentale plus vite que l'autorité politique de l'Etat.

L'idée d'état de droit, c'est-à-dire d'un contexte politique dans lequel le droit s'applique également à tous et n'est pas soumis à l'arbitraire du prince, trouve sans doute sa « préhistoire » dans la revendication des commerçants et artisans de ne plus se faire spolier par l'Etat ou par l'usure.

Max Weber introduit une autre détermination expliquant la particularité de l'Europe occidentale. Il parle d'«Etat rationnel » dont le droit s'est dégagé de la magie.

Le capitalisme n'a pu se développer qu'en s'appuyant sur un droit dont l'influence de la magie et des religions rituelles avait été exclue. « La création d'un tel droit fut obtenue à travers l'alliance que l'Etat moderne contracta avec les juristes afin d'imposer ses prétentions au pouvoir. » « Du point de vue de l'histoire économique, le fait que l'alliance entre l'Etat et la jurisprudence formelle fût indirectement favorable au capitalisme est une réalité d'importance 52. »

Weber mentionne, par contraste, le cas de la Chine, dont les fonctionnaires étaient incompétents en matière juridique, au contraire de l'Etat rationnel, « qui est le seul dans lequel le capitalisme moderne puisse prospérer. Il repose sur le fonctionnariat expert et sur le droit rationnel 53 ». Il y aurait donc, selon cette hypothèse, une corrélation entre l'apparition du capitalisme et celle d'un droit rationnel constituant le fondement de l'Etat.

La science politique occidentale assigne même au pouvoir le rôle de garantir à la population les conditions d'un exercice paisible de ses activités, ce qui est une nouveauté dont on perçoit mal l'ampleur aujourd'hui : le prince, dit Machiavel, « doit donner courage à ses citoyens de pouvoir paisiblement exercer leurs métiers, tant dans la marchandise qu'au labourage et dans toute autre occupation humaine, afin que le laboureur ne laisse pas ses terres en friche, de peur qu'on ne les lui ôte et le marchand ne veuille pas commencer nouveau trafic par peur des impositions 54. »

La question reste posée : est-ce le développement progressif du capitalisme qui a créé ce droit rationnel, ou est-ce la préexistence de ce droit, issu d'une longue tradition historique, qui a permis le développement du capitalisme ? Le capitalisme marchand se serait-il développé si les contentieux commerciaux avaient été réglés par des duels justiciers et le jugement de Dieu ? Weber récuse cependant l'idée que l'instauration du doit romain ait pu être « la cause qui présidé à la naissance du capitalisme », puisque l'Angleterre, qui fut « la patrie du capitalisme, ne fut jamais atteinte par le droit romain » 55. Ce qui ne l'empêcha pas de développer un droit formel et rationnel, mais à partir du droit germanique.

La revendication, à partir du XVIIIe siècle, d'un cadre juridique garantissant les droits de la personne individuelle contre l'arbitraire apparaît comme la conséquence de la revendication d'un cadre juridique garantissant la propriété contre l'arbitraire et assurant à l'Etat une rationalisation de la procédure, c'est-à-dire l'efficacité administrative. La notion de droit de l'individu serait, selon cette hypothèse, étroitement associée à l'émergence de la société capitaliste.

Si le XVIe siècle est marqué par une révolution économique et religieuse, il l'est aussi par une profonde évolution juridique, une nouvelle conception des rapports de l'économique et de l'idéologie. La pensée causale qui fait de la religion et du juridique un simple reflet de l'ordre économique apparaît peu satisfaisante.

Les premières formes d'un capitalisme relativement vigoureux apparaissent très tôt. Les Flandres au XVe siècle étaient un centre capitaliste actif, Florence était une plate-forme financière importante. En 1202, Pisano publie le Liber Abbaci, un traité comptable qui permet de calculer précisément les recettes et les dépenses et facilite la conversion de la valeur à la marchandise. Les banques des grandes villes italiennes drainent d'importants capitaux en assurant un intérêt fixe ; elles ont des agences sur tous les marchés européens. Le billet d'échange se développe, on utilise même des chèques que des agents installés sur les foires créditent et débitent sur les comptes de leurs clients. Des contrats d'assurance permettent même de garantir les risques. A Florence de véritables contrats extrêmement détaillés sont passés entre commanditaires et artistes pour la réalisation d'Oeuvres d'art, fixant jusqu'à la qualité des peintures utilisées 56. Au milieu du XVe siècle Uzzano publie un ouvrage dans lequel il étudie le mécanisme des échanges, les fluctuations des monnaies aux différentes périodes de l'année dans les grandes villes d'Europe, en fonction des besoins d'investissement : préparation des foires, expéditions, etc. Il y a donc dès le XIVe siècle un véritable marché mondial. Comme le suggère Claude Lefort réfutant la théorie de Max Weber, l'esprit capitaliste semble bien avoir été en avance sur les conditions matérielles de son développement 57.

Un tel contexte implique que les personnes privées - en l'occurrence les marchands - établissent un certain nombre de règles permanentes régissant leurs rapports, faute desquelles aucune transaction ne devient possible. Cela implique également la constitution progressive d'un corps de métier chargé d'interpréter ces règles et de trancher les litiges. Dans une large mesure, on peut dire que le droit répond à une exigence d'ordre et de justice venant d'en bas, autant qu'à une exigence de contrôle venant d'en haut. Il est une création spontanée de la société civile § idée qui sera largement développée par Proudhon et Bakounine... L'idée que le contrat puisse être l'une des premières formes d'apparition du droit, issue de la spontanéité sociale, s'inscrit parfaitement dans l'approche anarchiste.

L'effondrement du droit

On retrouve chez Bakounine l'argument de Marx dans la préface à la Critique de l'économie politique : un système social ne disparaît que lorsqu'il a épuisé les contradictions qu'il porte en lui. Cette idée n'a en soi rien d'original ; on la retrouve chez Hegel, chez Saint-Simon et chez les historiens français de la Restauration.

A travers l'exemple de la Révolution française, Bakounine montre qu'une révolution est un véritable affrontement de deux légitimités antagoniques, portées par des classes dont les intérêts s'affrontent. L'affrontement en lui-même ne suffit donc pas pour définir une révolution si celle-ci n'est pas sous-tendue par une idée clairement affirmée du droit de la classe ascendante.

Une « classe étatique » installée dans le sentiment de son droit se crétinise, dit Bakounine, elle s'assoupit dans le trop-plein de sécurité et de bien-être, ses forces morales et intellectuelles se détendent, « tandis que la classe ascendante est toujours pleine d'esprit, d'énergie morale, d'héroïsme ; elle a besoin de tout cela pour prendre la place d'assaut 58 ». L'appui des masses moralise, stimule la classe ascendante et démoralise la classe dominante. « Avant de vaincre matériellement, la classe ascendante commence déjà à triompher moralement. » La majorité de la classe dominante s'accroche à ses positions. La foi dans son droit, qui constituait sa force morale, se dissout : « la classe dominante entre en pleine démoralisation » : elle s'accroche à ses privilèges « non parce qu'elle les croit justes, mais parce qu'ils lui sont très utiles 59 ».

Voilà, ajoute Bakounine, le prélude d'une chute infaillible : « La classe dominante devient alors coupable 60. » La démoralisation de la classe dominante, la perte de la conscience de son propre droit et de sa propre légitimité constituent ainsi des conditions incontournables d'une véritable révolution. La révolution sociale, c'est « la justice [qui] se constitue en force et use de sa force jusqu'à ce que l'ennemi, l'oppresseur ne soit couché à terre 61 ».

La « forme en action de la justice »

La « racine » du droit se trouve d'abord dans tout individu, qui exige que sa dignité soit respectée. Mais la justice collective, le droit so­cial n'équivalent pas à la somme des exigences individuelles. La réalité sociale donne à l'individu une morale « supérieure à son individualité » : la justice, dit encore Proudhon, est « inerte dans une existence solitaire ». Si on considère qu'il est possible d'envisager le droit comme une revendication particulière ou comme une exigence universelle, l'anarchisme se place incontestablement dans la seconde hypothèse, avec cette particularité que les droits de l'individu sont la conséquence de ses devoirs envers la société. Bakounine insiste en effet sur le fait que l'individu n'est rien sans la société qui l'a produit. Aux robinsonnades, il oppose l'idée que les hommes qui s'isolent volontairement de la société, comme les ermites, deviennent rapidement des abrutis. Plus l'individu est développé, plus il est libre, et plus il est le produit de la société. Plus il reçoit de la société, plus il lui est redevable : sous ce rapport, les hommes de génie sont précisément « ceux qui prennent davantage à la société, et qui, par consé­quent, lui doivent davantage 62 ».

La justice n'est pas une forme sans contenu, elle est une réalité qui se vérifie dans la pra­tique sociale, et plus précisément dans les rap­ports économiques. La réalisation de la justice sera possible au sein d'une société dans laquelle sera instaurée la souveraineté des producteurs. Créa­tion spontanée de la pratique sociale, le droit acquiert une fonction de régulation de la vie sociale en protégeant contre l'oppression.

Dans une société où le droit aurait ac­quis la « prépondérance », selon l'expression de Proudhon, la justice ne peut être un système clos, elle ne peut être qu'un mouvement incessant s'adaptant à l'évolution des rapports sociaux. « Nous ne saurons jamais la fin du droit, parce que nous ne cesserons jamais de créer entre nous de nouveaux rapports 63. »

Le droit est une modalité de l'action. C'est un acte dans lequel l'homme social établit un rapport avec les autres, par lequel les hommes se reconnaissent dans leur égalité et leur dignité, dans la réciprocité de leurs intérêts 64. Le concept de justice implique la réciprocité des rapports contractuels, incluant la reconnaissance de la spécificité du fait collectif en même temps que la liberté du sujet. C'est essentiellement un rapport de réciprocité, de reconnaissance de l'autre. Dès lors que le droit ne se fonde pas sur un rapport de forces, dès lors qu'il n'est pas la justification de la force, il est la forme en action de la justice. Il devient lui-même une force sociale, en ce qu'il soutient les réclamations de la société. La justice est une « force de cohésion », dit Proudhon 65.

L'action révolutionnaire n'a aucun sens si elle n'est pas portée par la conscience de sa légitimité, le sentiment du droit, qui participent à la formation de la classe ouvrière et à sa constitution en sujet historique 66.

Le droit n'est donc pas un principe transcendant au social dans la mesure où il exprime les équilibres sociaux, variables selon les époques et les lieux, mais sa formulation participe à la dynamique sociale : ce qui est à l'ordre du jour aujourd'hui, selon Proudhon, c'est l'instauration d'un droit économique qui succéderait d'une part au droit de la guerre et de la force 67 et, d'autre part, au droit politique se fondant sur la contrainte gouvernementale. Dans une société anarchiste, ce droit nouveau, fondé sur l'équilibre des forces économiques et sociales, est la condition d'une démocratie égalitaire dans laquelle l'idée de justice acquiert « force de loi » 68.

Création spontanée de la pratique sociale, le droit aura une fonction de régulation dans la société où il aurait acquis la « prépondérance » 69 et permettrait d'assurer les équilibres et d'éviter les risques d'oppression.

La justice doit cependant rester immanente au réel, à l'action sociale. Elle devient le moment où la pratique sociale se reconnaît dans sa vérité. La justice est un mouvement constant par lequel la société s'adapte elle-même au progrès, en fonction de son expérience. C'est pourquoi elle n'a pas de fin. Le droit ne saurait se transformer en système clos et figé, car l'état de droit est un état de révision constante des rapports, des contrats, dont l'objet n'est pas de créer un ordre, mais de créer sans cesse de nouveaux rapports 70.

Avant d'être une codification, le droit apparaît comme une exigence, individuelle et collective, d'intégrité et de dignité. Phénomène éminemment social, il ne peut être abordé que relativement à la société dans laquelle il se constitue. Il n'est donc pas séparable des antagonismes sociaux qui s'y développent et constitue une manifestation des rapports de forces qui s'y affrontent.

Le droit est une expression de la spontanéité sociale dans toutes ses contradictions, mais, en tant que corpus de textes qui réglementent la vie, il n'est que la face émergée de l'iceberg. Bakounine décèle derrière le droit positif codifié un autre droit, plus vivant, le droit implicite des « classes non étatiques », qui se constitue progressivement de façon souterraine et qui attend son heure.

Il est tentant, au souvenir des grèves de l'hiver 1995, d'appliquer aux événements l'approche bakouninienne pour tenter de diagnostiquer l'état des rapports entre la « classe étatique » et la classe ouvrière. Quatre questions suffisent :

 § Comment un système social qui produit 35 millions de chômeurs et 15 millions d'exclus pour la seule Communauté européenne peut-il encore persuader les masses de sa légitimité ?

 §Perçoit-on, au sein de la classe laborieuse, une conscience universelle de son droit capable de balayer le droit actuel ?

§ La classe ouvrière a-t-elle un projet ou, pour reprendre le terme de Proudhon dans la Capacité politique des classes ouvrières, a-t-elle une « idée » dont elle pourrait déduire les « conclusions pratiques 71 » ?

§ Peut-on percevoir au sein des classes dominantes des signes de démoralisation et de perte de foi dans leur droit ?

Peut-être est-il temps pour le mouvement révolutionnaire d'abandonner les réticences qu'il peut avoir à intégrer dans sa réflexion et dans sa propagande les arguments de légitimité et de droit. Il pourrait se demander si l'absence de projet du mouvement populaire n'est pas précisément lié à l'absence de la conscience de son droit. Se heurter physiquement à la réalité du pouvoir matérialisé sous forme d'hommes en uniforme est chose relativement aisée : il suffit d'être porté par la rage, la haine, le désespoir. Se heurter aux symboles du pouvoir, non pas en tant que simples oripeaux, mais en tant que conscience d'une (fausse) légitimité qui s'est insidieusement implantée en nous-mêmes est plus difficile, car il faut se remettre en cause, il faut détruire les représentations qui sont ancrées en nous-mêmes 72.

Il est temps de formuler une nouvelle légitimité, afin que la « justice se constitue en force ».


1 Emile Pouget, Les Bases du syndicalisme,  p. 18, 1910.

2Lettre à La Liberté, de Bruxelles, 5-11-1872.

3Dieu et l'Etat.

4Il n'entre pas dans l'objet de ce travail de développer la question des « superstructures idéologiques » dans la conception matérialiste de l'histoire chez Marx. Je me contente d'exposer la question telle qu'elle était perçue par Bakounine et par nombre de contemporains, en fonction de ce qu'ils pouvaient savoir à l'époque de la pensée de Marx. (Cf. René Berthier, Bakounine politique, Ch. VI, « La social-démocratie allemande et l'action parlementaire » Editions du Monde Libertaire.) Bakounine attribuait à Marx des positions qui étaient en réalité celles de Lassalle.

5 Lettre à Joseph Bloch, 21 sep­tembre 1890.

6Bakounine, La Science et la question vitale de la révolution, Oeuvres, Paris, Champ libre, tome VI.

7 Proudhon, De la Justice, 3e étude, t. II, p. 149, éd. Rivière.

8 « Lettres à un Français sur la crise actuelle », Oeuvres, Champ libre, tome VII.

9 Bakounine, Oeuvres, « L'Alliance révolutionnaire internationale de la social-démocratie », édition Maximoff, p. 384.

10Jacques Toublet, « L'anarcho-syndicalisme, l'autre socialisme ».

11 Le Père Peinard, n° 45, 12-01-1890, p. 11.

12 Oeuvres, Paris, Champ libre, tome VIII, 143. En lui-même, le pouvoir, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, est « un fait sauvage, quelque chose comme un fait brut, et son discours s'adresse à des brutes » (Jouir du pouvoir, Editions de Minuit, 1976, p. 153).

13Pierre Legendre, Le Désir politique de Dieu. Etude sur les montages de l'Etat et du droit, Fayard, 1988, p. 19.

14 Oeuvres, Champ libre, tome VIII, p. 292.

15Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, éd. J. Vrin, § 433, p. 243.

16 Jouir du pouvoir, op. cit., p. 154.

17  Du Contrat social, Livre Ier, ch. III.

18 Jean-Pierre Garnier, Louis Janover, La Deuxième droite, Robert Laffont, p. 197.

19Jouir du pouvoir, op. cit., p. 154.

20 Protestation de l'Alliance, Stock, t. VI.

21 Loc. cit.

22 Pour être tout à fait honnête, il faut aussi envisager le fait que le principe : un syndicat une voix, évitait aux syndicats révolutionnaires de la CGT, qui ne constituaient pas la majorité des syndicats de la confédération, d'être noyés dans la masse.

23 Pierre Besnard, Les syndicats ouvriers et la révolution sociale, éditions Le monde nouveau (sans mention de date, années trente), réédition en fac simile 1978. Citation p. 26.

24Cf. également Marx : « C'est ainsi que l'Eglise catholique, en constituant au Moyen Age sa hiérarchie parmi les meilleures têtes du peuple, sans considération de rang, de naissance et de fortune, a employé le plus sûr moyen de consolider la domination des prêtres et de tenir les laïcs sous le joug. Plus une classe dominante est capable d'accueillir dans son sein les individus éminents des classes dominées, plus son règne est stable et dangereux.  » (Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade, II, p. 1275.)

25 Oeuvres, Champ libre, Tome VIII, p.153.

26 Ces hypothèses sont développées par Bakounine dans L'Empire knouto-germanique, Editions Champ libre, vol. VIII.

27 Ce constat fonde en partie l'argumentation de mon étude : Eléments d'une analyse bakouninienne de la bureaucratie, dans laquelle je souligne l'analogie entre l'Eglise et la bureaucratie soviétique. Cf. « I. § Le clergé comme classe dominante », Informations et réfflexions libertaires, Eté 1987.

28 Oeuvres, Champ libre, tome II, p. 83.

29 Oeuvres, Champ libre, tome II, p. 84.

30« L'Etat, complètement dans sa genèse, essentiellement et presque complètement pendant les premières étapes de son existence, est une institution sociale imposée par un groupe victorieux d'hommes sur un groupe vaincu, avec pour seul objectif d'assurer la domination du groupe victorieux sur les vaincus et de se garantir contre la révolte de l'intérieur et les attaques de l'extérieur. Téléologiquement, cette domination n'avait pas d'autre objet que l'exploitation économique des vaincus par les vainqueurs. » Cette citation n'est pas de Bakounine mais de Franz Oppenheimer, un sociologue allemand (1864-1943). F. Oppenheimer, The State (1914), Black Rose Books, Montréal, rééedité en 1975.

31  Oeuvres, Champ libre, tome II, p. 146.

32 Le Capital, 8e section, XXXI, La Pléiade, tome I, p. 1213.

33 Introduction générale, La Pléiade, tome I, p. 255 .

34 Introduction générale, La Pléiade, tome I, p. 262.

35 Cf. René Berthier, Du Système des contradictions économiques au Capital, Les cahiers du groupe Février, Fédération anarchiste. (Débat sur la méthode inductive-déductive ou historique en économie, à travers les Oeuvres de Proudhon et de Marx).

36« Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine. » (Rousseau, Oeuvres complètes, La Pléiade, tome III, p. 139.)

37 Bakounine, « La science et la question vitale de la révolution » Oeuvres, tome VI, p. 274. Cf. également Machiavel : « Il est vrai qu'il n'y a jamais eu, chez aucun peuple, de législateur extraordinaire qui n'ait recouru à Dieu, car autrement ses lois n'auraient pas été acceptées ; le bien, en effet, est souvent connu du sage, sans avoir en soi des raisons évidentes pour convaincre les autres. » (Discours sur Tite-Live, I, p. 11.)

38Cf. Max Weber on Law in Economy and Society, Cambridge : Harvard university Press, 1954, pp. 85-89. Recueil de textes de Max Weber.

39 Pierre Legendre, Jouir du pouvoir, Editions de Minuit, p. 167.

40 Cf. Pierre Legendre : « Le fonctionnement de la machine pour engranger les règles de droit est une suite, une production auto-gérée et ratiocinant indéfiniment sur ses propres inventions, mais toujours au service d'une Loi idéale, d'une Loi des lois qui ne connaîtrait pas les aléas politiques. » Pierre Legendre, Jouir du pouvoir, Editions de Minuit, p. 164.

41 Oeuvres, Champ libre, tome VI, p. 285.

42Le concept de spontanéité chez Bakounine mérite d'être précisé car il mène à un véritable contre-sens. Un phénomène social est spontané lorsqu'il se développe avec ses seules déterminations intenes, sans interférence de l'extérieur. Autrement dit, un phénomène social spontané est un événement entièrement déterminé...

43 Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, Stock, tome I, p. 176.

44« Nous savons que la sociologie est une science à peine née, qu'elle est encore à la recherche de ses éléments, et si nous jugeons de cette science, la plus difficile de toutes, d'après l'exemple des autres, nous devons reconnaître qu'il lui faudra des siècles, un siècle au moins, pour se constituer définitivement et pour devenir une science sérieuse, quelque peu suffisante et complète. » (Fédéralisme, socialisme, anti-théologisme, Stock, tome I, p. 111.)

45On peut citer un exemple tout bête d'inadéquation totale entre les « lois inhérentes au corps social » et les « lois politiques et juridiques », c'est celui des rythmes scolaires : la loi politique fixe ces rythmes en fonction de ses critères à elle, alors que tout le monde sait qu'ils sont néfastes au rythme biologique de cette partie du « corps social », jamais consultée, que constituent les enfants...

46 Paris, Stock tome IV, p. 475, fragment formant suite à L'Empire knouto-germanique (1872).

47 Ibidem, I, 144.

48 Ibidem, I, 263.

49 Ibidem, VI, 322, « Circulaire. A mes amis d'Italie, à l'occasion du Congrès ouvrier convoqué à Rome pour le 1er novembre 1871 par le parti mazzinien ».

50 Cf. Gérard Prévost, « Les leçons d'une crise sociale ou la rupture d'un consensus », L'homme et la Société, n° 117-118, p. 98.

51 Marcel Granet, La Civilisation chinoise.

52 Max Weber, Histoire économique, Gallimard, p. 361.

53 Max Weber, Histoire économique, Gallimard, p. 357.

54 Le Prince, Le Livre de poche, ch. 20, p. 158.

55 Max Weber, Histoire économique, Gallimard, p. 359.

56 Michael Baxandall, L'Œil du Quattrocento, Gallimard, 1986.

57 « Capitalisme et religion au XVIe siècle : le problème de Weber », Les Formes de l'histoire, essais d'anthropologie politique, éd. Gallimard, 1981.

58 Bakounine, Oeuvres, Champ libre, I, p. 232.

59 Oeuvres, Champ libre, I, 232, « La théologie politique de Mazzini », Deuxième partie, fragments et variantes.

60 Ibidem.

61 Ibidem, Champ libre, tome I, 203.

62 Ibidem, Champ libre, tome VIII, 206.

63 De la justice, 1re étude, tome 1, p 328.

64Proudhon, De la justice, 2e étude, tome I, p. 419.

65La guerre et la Paix, p. 121.

66De la capacité politique des classes ouvrières, p. 123.

67La guerre et la paix, pp. 76-83.

68De la capacité politique des classes ouvrières, p. 120.

69Du principe fédératif, p. 328.

70 Le livre de Pierre Ansart, Marx et l'anarchisme (PUF, 1969), fournit d'intéressants éléments sur cette question, cf. pp. 296 sq.

71 « Le problème de la capacité politique dans la classe ouvrière, de même que dans la classe bourgeoise et autrefois dans la noblesse, revient donc à se demander :

« a) si la classe ouvrière, au point de vue de ses rapports avec la société et avec l'Etat, a acquis conscience d'elle-même ; si, comme être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe bourgeoise ; si elle en sépare ses intérêts, si elle tient à ne plus se confondre avec elle ;

« b) si elle possède une idée, c'est-à-dire si elle s'est créée une notion de sa pro­pre constitution ; si elle connaît les lois, conditions et formules de son existence ; si elle en prévoit la destinée, la fin ; si elle se comprend elle-même dans ses rapports avec l'Etat, la nation et l'ordre universel ;

   « c) si, de cette idée, enfin, la classe ouvrière est en mesure de déduire pour l'organisation de la société, des conclusions pratiques qui lui soient propres, et - au cas où le pouvoir par la déchéance ou la retraite de la bourgeoisie lui serait dé­volu - de créer et de développer un nouvel ordre politique... » (De la capacité politique des classes ouvrières, Livre II, ch. II.)

72 La « tyrannie sociale », dit Bakounine, est insidieuse : « elle domine les hommes par les coutumes, par les moeurs, par la masse des sentiments, des préjugés et des habitudes ». « Elle enveloppe l'homme dès la naissance (...) et forme la base même de sa propre existence individuelle ; de sorte que chacun en est en quelque sorte le complice contre lui-même. » (Je souligne.) « Il en résulte que, pour se révolter contre cette influence que la société exerce naturellement sur lui, l'homme doit au moins en partie se révolter contre lui-même. »