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Origine : échanges mails
AVERTISSEMENT
Au moment de la guerre du Golfe de 1990-1991 s’était
constitué au sein de la FA un petit groupe nommé «
groupe Février » (parce que créé en février
1991) de trois personnes : Nelly Trumel, Philippe Garnier et moi-même.
Nous avions tous les trois en commun le fait que nous animions une
émission sur Radio libertaire : Femmes libres, Dissidences
et… j’avoue ne pas me souvenir du nom de mon émission,
mais elle se transforma ensuite en « Chroniques du nouvel ordre
mondial ». Une peintre, un psychanalyste et un syndicaliste,
cela faisait un drôle de mélange, mais on s’entendait
très bien. Nos échanges furent extrêmement fructueux.
C’est Philippe, en particulier, qui me fit connaître l’œuvre
de Pierre Legendre.
Nous avions pris l’habitude de travailler en tandem, abordant
parfois le même sujet sous deux optiques différentes
: lui, la psychanalyse, moi la philosophie politique. Parfois nos
réflexions nous poussaient à des points où
nous n’aurions jamais osé les publier car elles entraient
trop en contradiction avec le « politiquement correct »
anarchiste. (Si, si, cela existe…)
Nous étions tous les deux intéressés par la
question de la relation entre l’anarchisme et le droit, entre
l’anarchisme et la norme, question envisagée sous l’angle
de nos propres préoccupations respectives.
Cette préoccupation, pratiquement absente du mouvement libertaire
français, est très présente chez nos camarades
anglo-saxons (qui, beaucoup plus intelligents que nous, ont compris
que « la propriété, c’est le vol »
est une approche essentiellement juridique de la question sociale…)
.Lorsque en 1996 les organisateurs d’un colloque sur la culture
libertaire, qui devait se tenir à Grenoble, nous invitèrent,
nous décidâmes d’intervenir ensemble, de manière
coordonnée, sur l’anarchisme et le droit.
L’intervenant qui nous avait précédés
avait, de manière fort discourtoise, très, très
largement débordé sur son temps de parole : Philippe
put faire une intervention écourtée mais je n’eus
le temps que d’annoncer le thème de mon intervention
: il fallait impérativement fermer la salle… En fait
nous étions en plein dans notre sujet car les organisateurs
n’avaient pas osé interrompre cet intervenant pour
faire valoir notre droit à la parole…
On m’assura cependant que mon texte serait publié dans
les Actes du colloque. Le texte de Philippe fut publié mais
pas le mien. Je ne reçus aucune explication. (Cf. éditions
ACL [Atelier de création Libertaire de Lyon] : « La
culture libertaire, Actes du colloque de Grenoble, mars 1996 ».)
Du coup, cela me donna l’occasion d’étoffer un
peu mon texte, « Etat, droit et légitimité »,
qui fut publié dans la revue l’Homme et la société.
Tous comptes faits, ce n’était pas plus mal.
R.B.
Février 2008
« ...
la bourgeoisie ne demande pas mieux que d'accorder au prolétariat
toutes les libertés possibles, pourvu qu'il ne touche ni
au droit sacré de la propriété individuellement
héréditaire ni à la puissance de la
centralisation politique de l'Etat unitaire, qui en est en même
temps la légitimation, la réalisation juridique et
la garantie nécessaire. »
(Bakounine, Oeuvres,
Paris, Champ libre, tome II,
« Article
contre Mazzini », p. 88.)
L'anarchisme
est rarement perçu comme une théorie et une pratique
tendant à créer un droit nouveau ; pourtant,
cette aspiration se retrouve constamment, dans les textes des grands
théoriciens, sous la plume des militants. Ce droit est tout
d'abord celui de « se dresser contre l'oppression et
l'exploitation » :
« Le
droit qu'a tout individu de se dresser contre l'oppression et l'exploitation
est imprescriptible. Celui-là sera-t-il seul contre tous
que son droit de revendication et de révolte resterait intangible 1. »
Dépassant
le droit individuel à la révolte, la réflexion
libertaire se situe dans le cadre d'une réalité sociale
qui, selon les termes de Proudhon, donne à l'individu une
morale « supérieure à son individualité » :
la justice est « inerte dans une existence solitaire ».
On pouvait attendre d'un homme qui affirme que « la propriété,
c'est le vol » qu'il accorde au problème du droit
une certaine place dans sa pensée. Plus généralement,
on peut dire que toutes les luttes du mouvement ouvrier depuis ses
débuts ont été fondées sur des réclamations
de droit : un droit à créer.
Les fondements
de la réflexion sur le droit
Les premiers
textes de Marx traitent de questions de droit : les vols de
bois, la liberté de la presse, le projet de loi sur le divorce,
etc. On oublie que Marx n'avait pas un doctorat de philosophie mais
de droit. On a pu attribuer à l'auteur du Capital l'idée
que les concepts de droit ou de légitimité - relégués
au statut de « superstructure idéologique »
- illustraient une régression vers les théories idéalistes,
c'est-à-dire bourgeoises. Il convient cependant de faire
la part de la pensée de Marx et des interprétations
souvent mécanistes qui en ont été faites.
Cette interprétation
mécaniste axée essentiellement sur les déterminations
économiques de l'évolution des sociétés
était solidement ancrée du vivant même de Marx.
Il appartiendra à Bakounine d'en faire une critique dont
Engels reconnaîtra bien plus tard la validité. « Les
communistes allemands, dit en effet Bakounine, ne veulent voir dans
toute l'histoire humaine (...) rien que les reflets ou les contrecoups
nécessaires du développement des faits économiques. »
Ce principe est « profondément vrai lorsqu'on
le considère sous son vrai jour, c'est-à-dire d'un
point de vue relatif », mais « envisagé
et posé d'une manière absolue, comme l'unique fondement
et la source première de tous les autres principes »,
il devient complètement faux.
« L'état
politique de chaque pays (...) est toujours le produit et l'expression
fidèle de sa situation économique ; pour changer
le premier il faut seulement transformer cette dernière.
Tout le secret des évolutions historiques, selon M. Marx,
est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments
de l'histoire, tels que la réaction, pourtant évidente,
des institutions politiques, juridiques et religieuses, sur
la situation économique. Il dit : -la misère
produit l'esclavage politique, l'Etat ; mais il ne permet pas de
retourner cette phrase et de dire : - l'esclavage politique,
l'Etat, reproduit à son tour et maintient la misère,
comme une condition de son existence ; de sorte que, pour détruire
la misère, il faut détruire l'Etat. »
Bakounine pose
donc le problème de la pluralité des déterminations
des phénomènes historiques, non comme une concession
à l'idéalisme, mais au nom du matérialisme.
Il introduit également dans sa méthode d'analyse l'hypothèse
que les institutions, une fois constituées (comme produits
de l'évolution économique), peuvent devenir à
leur tour productrices d'effets 2.
Le primat des déterminations matérielles n'est pas
nié, mais ces dernières ne se limitent pas à
l'économique au sens strict. Selon Bakounine, Marx méconnaîtrait
donc un fait important : si les représentations
humaines, collectives ou individuelles, ne sont que les produits
de faits réels (« tant matériels que sociaux »)
elles finissent cependant par influer à leur tour sur
« les rapports des hommes dans la société 3 ».
Le cadre conceptuel de Marx, qui réduirait le politique à
l'économique et qui nie l'autonomie relative de la sphère
politique, apparaît donc à Bakounine singulièrement
limitatif 4.
Bien après
la mort de Bakounine, Engels fera un aveu :
« C'est
Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité
du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu'il ne
lui est dû au côté économique. Face à
nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel
nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps,
le lieu, ni l'occasion de donner leur place aux autres facteurs
qui participent à l'action réciproque 5. »
Ces quelques
précisions montrent que l'approche « institutionnelle »,
et en particulier juridique, de la question sociale, loin d'être
étrangère à l'anarchisme, y est parfaitement
incluse.
Droit et
forces sociales
Bakounine aborde
la question du droit en examinant « la nature des forces
sociales » en présence 6,
« l'ordre politique, civique et social ».
Cet ordre est le fait de luttes, de conflits et de l'action réciproque
des diverses forces qui, au-dedans et au dehors, agissent sur la
société. Il en résulte qu'une transformation
ne peut se faire que par une « modification profonde
de l'équilibre entre les forces qui se manifestent ».
Telle est, en résumé, la genèse du droit.
La préoccupation
de Bakounine est évidemment de déterminer les conditions
de l'abolition du droit de la société d'exploitation.
Il se préoccupe en particulier de comprendre comment, dans
le passé, ont été modifiés les régimes
établis, et comment ils peuvent être modifiés
aujourd'hui. C'est pourquoi il convient d'examiner « de
plus près la nature des forces sociales ».
Il est significatif
que Bakounine fasse un parallèle entre la nature du droit
dans la société et la nature de la force collective
en économie. Proudhon avait noté que le politique
était l'aliénation de la force collective spécifique
à la vie sociale, tandis que le capital était l'aliénation
de la force collective du travail. Proudhon se défend d'ailleurs
de toute accusation d'idéalisme dans sa démarche,
en affirmant que « la justice ne crée pas les
faits économiques, (...), elle ne les méconnaît
point (...). Elle se borne à en constater la nature véritable
et antinomique 7 ... ».
De même
qu'en économie la force conjuguée de nombreuses personnes
dépasse de loin la simple addition de la force de chaque
individu qui compose le groupe, le droit social ne se réduit
pas à la simple addition des droits des individus qui composent
la société.
Les règles
qui animent la société, qu'elles soient explicites
- comme le droit - ou implicites § comme les coutumes §, sont le
résultat d'une confrontation entre forces antagoniques parvenues
à un équilibre momentané. Ces règles
peuvent précisément être formées par
des « forces conscientes, conjuguées, délibérément
associées » dont le pouvoir constitue le centre.
Mais Bakounine
s'intéresse aussi à ces « forces inconscientes,
instinctives, traditionnelles, pour ainsi dire spontanées
et à peine organisées, quoique pleines de vie... »
qui constituent les règles régissant l'existence du
peuple. Car la sphère du non-droit - où se trouvent
les exploités - constitue un champ d'investigation tout aussi
important que celle du droit officiel, celui des exploiteurs, car
elle constitue potentiellement le droit de demain. Il reconnaît
cependant qu'il « n'est pas possible de séparer
par une ligne très rigide un monde de l'autre ».
La question essentielle
est : comment une minorité peut-elle imposer un état
de droit inacceptable à une écrasante majorité ?
La conscience
du droit
La misère
et la dureté des conditions d'existence n'ont jamais été
le facteur déclenchant d'une révolution. La « disposition
révolutionnaire des masses ouvrières »,
dit Bakounine, ne dépend pas seulement du plus ou moins grand
degré de misère qu'elles subissent mais de la
confiance qu'elles ont dans « la justice et la nécessité
du triomphe de leur cause ». « Le sentiment
ou la conscience du droit est dans l'individu l'effet de la science
théorique, mais aussi de son expérience pratique de
la vie 8. »
Ce sentiment
du droit, selon Bakounine, s'éveille de façon particulièrement
vive grâce à l'expérience de la grève.
« La grève, c'est la guerre », dit-il,
elle « jette l'ouvrier ordinaire hors de son isolement,
hors de la monotonie de son existence sans but », elle
le réunit aux autres ouvriers, dans la même passion
et vers le même but ; elle convainc tous les ouvriers
de la façon la plus saisissante et directe de la nécessité
d'une organisation rigoureuse pour atteindre la victoire 9 ».
La grève
s'inscrit dans une stratégie graduelle articulée
sur une « progression cumulative où les luttes
partielles sont comprises comme un entraînement à l'affrontement
général et où les améliorations obtenues
par l'action sont comme une préfiguration de la société
à construire 10 ».
Ainsi Emile Pouget peut-il écrire en 1907 :
« Au creuset de la lutte économique se réalise
la fusion des éléments politiques et il s'obtient
une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance
de coordination révolutionnaire 11. »
Pouget verra dans l'action directe le mode d'instauration du droit :
« L'action directe, c'est la force ouvrière
en travail créateur; c'est la force accouchant du droit nouveau,
faisant le droit social ! »
La bourgeoisie,
la classe dominante, est elle aussi pénétrée
du sentiment du droit. C'est même un enjeu capital dans le
combat idéologique qui est mené en permanence contre
les exploités. Cet aspect de la lutte des classes est moins
apparent, mais il est vital pour toute classe qui aspire
à la domination économique et politique : en
effet, une classe dominante a besoin de justifier, à ses
propres yeux autant qu'au yeux des classes dominées, son
droit à la domination. Le champ de l'action idéologique
est parfaitement décrit par Bakounine :
« L'Etat
c'est la force, et il a pour lui avant tout le droit de la force,
l'argumentation triomphante du fusil à aiguille, le chassepot.
Mais l'homme est si singulièrement fait que cette argumentation,
tout éloquente qu'elle apparaît, ne suffit pas à
la longue. Pour lui imposer le respect, il lui faut absolument
une sanction morale quelconque. Il faut de plus que cette sanction
soit tellement évidente et simple qu'elle puisse convaincre
les masses qui, après avoir été réduites
par la force de l'Etat, doivent être amenées maintenant
à la reconnaissance morale de son droit 12. »
Ainsi, l'analyse du discours du pouvoir apparaît comme un
élément déterminant de la critique du pouvoir,
ce que réaffirmera Pierre Legendre : « Tout
système institutionnel doit parler », dit-il,
« pour qu'il parle, un agencement est nécessaire,
rendant plausible, c'est-à-dire humainement représentable,
qu'un discours lui soit prêté et que ce discours soit
tenu de droit. En d'autres termes, une telle construction de discours
exige la mise d'une fiction, en l'occurrence la fiction d'un sujet 13. »
Bakounine ne
perçoit pas le phénomène de la soumission à
un droit inique comme un simple effet de la force exercée
par une puissance supérieure sur les « masses
humaines ». Il y a une dialectique complexe dans laquelle
les dominés sont amenés à accepter comme légitime
le discours du pouvoir :
« ... quelque
profondément machiavéliques qu'eussent été
les actions des minorités gouvernantes, aucune minorité
n'eût été assez puissante pour imposer, seulement
par la force, ces horribles sacrifices aux masses humaines, si dans
ces masses elles-mêmes il n'y avait eu une sorte de mouvement
vertigineux, spontané, qui les poussait à s'immoler
au profit d'une de ces terribles abstractions qui, vampires historiques,
ne se sont jamais nourries que de sang humain 14. »
Comment ne pas
penser à Hegel ? « La lutte pour la
reconnaissance et la soumission à un maître est le
phénomène d'où est sorti la vie sociale des
hommes, en tant que commencement des Etats. La violence qui
est le fond de ce phénomène n'est point pour cela
fondement du droit quoique ce soit le moment nécessaire
et légitime dans le passage de l'état
où la conscience de soi est plongée dans le désir
et l'individualité, à l'état de la générale
conscience de soi. C'est là le commencement extérieur
ou phénoménal des Etats, mais non leur principe
substantiel 15. »
Une classe dominante
ne peut espérer maintenir sa position par une répression
permanente : il faut convaincre les classes dominées
de la légitimité du droit des privilégiés.
Il faut instaurer un droit qui garantisse et justifie la permanence
de la domination. « Le droit ne ment jamais, dira Pierre
Legendre, puisqu'il est là précisément pour
obscurcir la vérité sociale en laissant jouer la fiction
du bon pouvoir 16. »
La puissance
de l'Etat et des classes dirigeantes n'est pas fondée
sur un droit supérieur, mais sur une « force organisée »
incontestablement plus puissante, sur « l'organisation
mécanique, bureaucratique, militaire et policière ».
Mais cette « organisation mécanique »
ne peut suffire à elle seule, la société de
privilèges a besoin d'apparaître comme légitime
aux yeux des masses, car elle ne peut fonctionner dans un état
de conflit permanent : il lui faut instaurer un consensus fondé
sur une illusion de droit. L'idée que la force ne peut suffire
à garantir en permanence le pouvoir est une constante dans
la pensée politique : « Le plus fort n'est
jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il
ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. » 17.
L'un des agents
d'exécution de la transformation de la force en droit, c'est
cette couche sociale que Bakounine désignait sous le terme
de « socialistes bourgeois » ou d'« exploiteurs
du socialisme » qui ont investi en masse le mouvement
socialiste, et pour qui le savoir, et non plus l'avoir,
est la source légitimante du pouvoir. Ces couches, Jean-Pierre
Garnier et Louis Janover les appellent la « deuxième
droite » ou « néo-petite-bourgeoisie »,
chargée de « encadrement et la mise en condition
des couches dominées, fonction sublimée chez la plupart
de ses membres en “missions” valorisantes : l'éducation,
la formation, l'information, la communication, l'action sociale,
l'animation, la création, l'élaboration théorique 18 ».
Ces couches constituent « l'agent subalterne de la reproduction
du système ». Elles ne sont pas parvenues à
prendre le pouvoir, mais elles contribuent efficacement à
aider la bourgeoisie à s'y maintenir en désamorçant
les luttes, en inhibant le sentiment du droit à la révolte
dans les masses, en théorisant l'idée de la fin de
la lutte des classes.
« Pour
mieux nous leurrer et nous tenir sous leur joug, nos ennemis de
classe nous ont seriné que la justice immanente n'a que faire
de la force. Billevesées d'exploiteurs du peuple ! »,
dit Pouget dans L'Action directe. Pierre Legendre semble
reprendre en écho : « Le droit doit demeurer
inaccessible, en tant qu'outil fonctionnant pour l'ordre quel qu'il
soit, à tous ceux qui viendraient d'une manière ou
d'une autre se prétendre les ennemis du pouvoir 19. »
La question n'est
pas de savoir si les travailleurs peuvent se soulever, mais « s'ils
sont capables de construire une organisation qui leur donne les
moyens d'arriver à une fin victorieuse », dit
Bakounine. Il ne leur suffit pas de s'opposer à la société
d'exploitation par les armes dont ils disposent, la grève
ou l'insurrection, il leur faut élaborer une théorie
qui soit l'expression de leur aspiration à la justice, au
droit. L'instance dans laquelle s'élabore ce droit nouveau,
c'est, selon Bakounine, l'Association internationale des travailleurs,
dont le programme « apporte avec lui une science nouvelle,
une nouvelle philosophie sociale, qui doit remplacer toutes les
anciennes religions, et une politique toute nouvelle 20... ».
Le syndicalisme
révolutionnaire et l'anarcho-syndicalisme du début
du siècle reprendront cette idée, dans une démarche
parfaitement décrite par Jacques Toublet :
« Parmi
les thèmes du syndicalisme révolutionnaire qui furent
peu à peu oubliés, on trouve aussi l'idée rappelée
par Merrheim, au cours des débats d'Amiens, et de pure tradition
proudhonienne, selon laquelle le syndicalisme a pour objet, entre
autres, de briser la légalité actuelle et de donner
naissance à un droit nouveau, de préparer le code
de régulation de la société du travail émancipée.
L'autonomie et la souveraineté des organismes de base de
l'édifice social, la double structure territoriale et professionnelle,
les liens fédératifs qui se créent entre les
parties constitutives élaborent la pratique et le droit,
basés sur l'exigence de la liberté et de la justice,
du monde nouveau, en face de l'Etat bourgeois centralisé
et son droit de défense des propriétaires. Entre les
éléments du mouvement syndical fédératif
se tissent également des procédures juridiques de
concertation, de débats, de prises de décision, de
règlement des contestations conçues selon un autre
modèle que la tradition centraliste régalienne et
jacobine 21. »
Le fait sera
particulièrement évident dans l'opposition des syndicalistes
révolutionnaires et des anarcho-syndicalistes au principe
de la représentation proportionnelle dans la CGT, au profit
du principe : un syndicat, une voix. Il s'agit là de
l'affirmation d'une modalité juridique radicalement différente
du droit « bourgeois » fondé sur le
principe : un votant, une voix.
§ C'est que le
syndicat n'est pas seulement un outil de lutte revendicative, ce
doit être aussi une instance dans laquelle s'élabore
une réflexion sur la stratégie à long terme
et c'est aussi, au lendemain de la révolution, un organisme
de gestion. Chaque syndicat, dans sa branche d'industrie, a, par
conséquent, une fonction à remplir qui ne dépend
pas seulement du nombre de travailleurs impliqués dans la
branche concernée, mais de la fonction que cette branche
d'industrie joue dans l'économie globale de la société.
Or, par définition, toutes les activités de la société
sont complémentaires, il ne saurait par conséquent
y avoir de hiérarchie constituée sur une base numérique.
§ Le
droit « bourgeois », fondé sur une
démocratie qualifiée de « formelle »,
ne connaît que les individus-citoyens, prolétaires
et bourgeois confondus. Les syndicalistes révolutionnaires
et les anarcho-syndicalistes ne se préoccupaient pas de savoir
si la classe ouvrière, quelle que soit la définition
qu'on en donne, étroite ou large, était ou non majoritaire :
le fondement de la justice ne se trouve pas dans le droit intrinsèque
de l'individu, mais dans la fonction collective assumée par
la classe ouvrière, même si elle représente
moins de 50 % de la population.
Ainsi, deux notions
peuvent être mises en relief :
1. L'indifférence
envers le concept de majorité comme pilier du fonctionnement
de la société, si cette majorité est constituée
d'une masse indifférenciée, exploiteurs et exploités
réunis ;
2. L'insistance
mise sur la fonction sociale de l'individu comme fondement de son
droit. Est profondément ancrée chez l'anarcho-syndicaliste
l'idée qu'un cheminot, un ajusteur, seront toujours plus
utiles socialement qu'un brocanteur ou un huissier de justice.
§ Enfin,
dans la conception anarcho-syndicaliste, le droit de représentation
sur la base : un syndicat, une voix, est fondé sur l'idée
enracinée que l'unité de base de la société
n'est pas l'individu, mais le syndicat, ce qui signifie que l'individu
n'est plus isolé face à l'ensemble de la société
22.
Ces fondements
juridiques vont totalement à l'encontre du droit « bourgeois »
et pourront apparaître comme particulièrement « ouvriéristes ».
Cette accusation est cependant peu fondée : Pierre Besnard
écrit ainsi dans les Syndicats ouvriers et la révolution
sociale : « ... l'ouvrier de l'industrie ou de la
terre, l'artisan de la ville ou des champs § qu'il travaille ou
non avec sa famille § l'employé, le fonctionnaire, le contremaître,
le technicien, le professeur, le savant, l'écrivain, l'artiste,
qui vivent exclusivement du produit de leur travail appartiennent
à la même classe : le prolétariat 23. »
Le champ de la « citoyenneté sociale »
est donc particulièrement large dans la conception anarcho-syndicaliste.
A l'opposé
de la démocratie abstraite - terme que nous préférons
à « démocratie formelle » - qui
accorde à chacun en théorie le même droit
d'expression qu'à MM. Hersant, Murdoch et Maxwell, la « démocratie
pragmatique » que préconisent les libertaires
n'ambitionne pas d'accorder à tout individu, à tout
moment, sous prétexte de liberté d'expression, une
audience maximale ; la réalité du droit d'expression
implique que ce droit, tout d'abord à un niveau « micropolitique »,
local, puisse être effectif et suivi d'effet, sous forme de
participation à l'élaboration des choix politiques
et de contrôle des mandats. Alors que le régime capitaliste
codifie un droit symbolique qui ne se laisse souvent pas constater
au niveau de la réalité empirique, il apparaît
plus réaliste d'assurer un maximum de droits pour l'individu
en lui garantissant les conditions d'une existence digne.
Les militants
du début du siècle se préoccupaient avant tout
d'établir un cadre organisationnel permettant une élaboration
et une action révolutionnaires efficaces. Dans l'hypothèse
d'une révolution victorieuse, il ne leur semblait pas que
les droits de l'individu, au sens le plus général,
seraient menacés § à condition qu'il ne fût
pas contre-révolutionnaire...
Bakounine
et l'Église-État
Bakounine ne
se limite pas à définir l'Etat comme un simple instrument
de pouvoir au service d'une classe dominante, dans le cadre d'un
rapport bipolaire bourgeoisie-prolétariat, ou bourgeoisie-aristocratie.
1. Il
souligne constamment ce que le pouvoir politique conserve de religieux.
L'Eglise, dit-il, est la sœur aînée de l'Etat,
en ce sens que les premières formes de pouvoir apparues
dans l'histoire ont revêtu un caractère sacerdotal.
Dans sa critique de Mazzini, Bakounine évoque la notion d'Eglise-Etat
Pierre Legendre parle d'« Etat pontife »).
La fonction-pouvoir se présente ainsi sous deux aspects,
théologique et politique. La critique de la religion
reste un aspect non pas subordonné, mais intégrant
de la critique du pouvoir, dans la mesure où le pouvoir revêt,
même sous des oripeaux laïcs, un aspect religieux :
l'idéologie est une force matérielle.
De fait, l'Eglise,
selon Bakounine, pendant la première moitié du Moyen
Age, est une classe dominante, constituée de la « classe
des prêtres, non héréditaires cette fois, mais
se recrutant indifféremment dans toutes les classes de la
société » 24.
« L'Eglise et les prêtres, le pape en tête,
étaient les vrais seigneurs de la terre », dit-il
encore 25.
Ce n'est que
progressivement que le pouvoir séculier s'émancipe
du pouvoir de Rome. En France, Philippe le Bel, s'appuyant sur ses
juristes, affranchit le pouvoir de l'influence du clergé.
Lorsque le droit souverain fut reconnu comme procédant immédiatement
de Dieu, dit Bakounine, le pouvoir fut proclamé absolu.
2. Selon
Bakounine l'histoire européenne est marquée par un
jeu d'alliances de deux forces contre une troisième :
ce schéma ternaire se distingue donc très sensiblement
de celui de Marx, qu'il ne contredit pas mais qu'il complète.
En Angleterre,
dit Bakounine, on a pu observer en effet l'alliance de la bourgeoisie
avec l'aristocratie terrienne contre la monarchie. Le drame de l'Allemagne
est que des conditions historiques particulières, liées
à la proximité du monde slave ouvert à la conquête,
ont rendu impossible aussi bien l'alliance de la bourgeoisie et
de l'aristocratie, dépourvues l'une et l'autre de sens politique,
que l'alliance de la bourgeoisie et du pouvoir impérial,
constamment occupé en Italie. En France, la bourgeoisie et
la monarchie se seraient alliées contre la noblesse féodale ;
en Italie, la bourgeoisie aurait dû son autonomie relative
et son développement à la lutte entre le pouvoir
religieux (l'Eglise) et le pouvoir politique (l'empereur) 26,
etc.
3. Le
déclin du pouvoir de l'Eglise a les mêmes causes que
celles qui ont provoqué le déclin de l'aristocratie
féodale : le développement des échanges,
de la circulation monétaire, l'apparition du capital marchand,
le développement des villes qui affaiblirent les couches
dont les revenus étaient fondés sur la propriété
foncière. Ainsi, comme lors du passage de la société
monarchique à la société bourgeoise, la classe
qui perd sa position hégémonique ne disparaît
pas, elle subsiste en se subordonnant au nouveau pouvoir.
Après
la Réforme, l'Eglise catholique, affaiblie, est absorbée
par l'Etat : ainsi naît le despotisme moderne, dit Bakounine.
Aux deux périodes clés de l'histoire de la société
monarchique, lorsque les monarques s'affranchissent de la tutelle
papale pour leur investiture, et lors de la Réforme, l'affaiblissement
de l'institution religieuse s'accompagne d'un transfert accru de
pouvoir à l'Etat et d'une subordination ou, en tout
cas, d'une dépendance accrue de l'Eglise envers l'Etat.
La genèse
de l'État
L'Eglise est,
dans la réflexion de Bakounine, une force politique et sociale
autant qu'un pouvoir spirituel. Disposant d'une antériorité
historique sur la monarchie en matière de doctrine, c'est
elle qui a édicté le droit jusqu'à ce que Philippe
le Bel, en France, ne s'appuie sur d'autres élaborateurs
de doctrine, les juristes, pour légitimer l'autonomie du
pouvoir séculier.
L'affirmation
que le clergé était une classe dominante pendant la
première moitié du Moyen Age rompt la thèse
marxienne traditionnelle des formes successives des modes de production.
L'argumentation de Bakounine s'appuie sur le constat que le statut
du clergé était fondé sur la propriété
oligarchique du capital foncier ; sa reproduction reposait
sur la cooptation des élites de la société ;
son fonctionnement se faisait sur la base d'une organisation hiérarchique
fortement structurée, soudée par une idéologie
globale à vocation universelle 27.
On constate dès
lors que l'approche bakouninienne de la genèse de l'Etat
va différer de celle de Marx. Cependant, notre intention
n'est pas de proposer une vérification des thèses
des deux hommes, mais de formuler des hypothèses quant à
leur enjeu.
Bakounine combattait
la thèse déterministe, identifiée à
l'époque au marxisme, selon laquelle la révolution
résulterait du seul développement des contradictions
de la société capitaliste. On comprendra donc qu'il
insiste sur les déterminations politiques de la formation
de l'Etat, quoi que, il est bon de le répéter, il
n'a jamais contesté l'approche « économiste »
de Marx, à condition d'admettre que les phénomènes
idéologiques, juridiques, puissent devenir, une fois posés,
des « causes productrices d'effets ».
Le rejet, par
Bakounine, d'un certain déterminisme historique mécaniste
n'implique évidemment pas que la révolution soit possible
à n'importe quel moment, par un acte volontariste ;
il est l'affirmation que la conscience et la volonté jouent
un rôle déterminant : si la classe ouvrière
n'est pas portée par la conscience de son droit, et si, corrélativement,
la classe dominante n'est pas minée par la mauvaise conscience
de son droit, le projet révolutionnaire n'a aucune chance
de se réaliser.
Bakounine suggère
que l'Etat est le résultat de l'appropriation du pouvoir
par un groupe déjà constitué et organisé.
C'est que le pouvoir est la condition de l'existence d'une
société d'exploitation.
L'acte originel
de la formation de l'Etat est la violence. Les premiers Etats historiques
ont été constitués par la conquête
de populations agricoles par des populations nomades :
« Les conquérants ont été de tout
temps les fondateurs des Etats, et aussi les fondateurs des
Eglises » 28.
L'Etat est « l'organisation juridique temporelle de tous
les faits et de tous les rapports sociaux qui découlent naturellement
de ce fait primitif et inique, les conquêtes »
qui ont toujours « pour but principal l'exploitation
organisée du travail collectif des masses asservies
au profit des minorités conquérantes » 29.
La violence est donc l'acte constitutif de la domination de classe,
l'exploitation son mobile 30.
Si chez Marx on arrive à l'Etat par l'apparition des classes
sociales et par le développement de leur antagonisme, pour
Bakounine les classes ne peuvent se constituer à l'origine
autrement que par un acte de violence ou de conquête qui coïncide
avec la formation de l'Etat : « les classes
ne sont possibles que dans l'Etat » 31.
En considérant
les deux points de vue avec quelque recul on constate :
§ Que Marx
affirme la prééminence des déterminations économiques
tout en reconnaissant l'importance du politique (la violence) et
en lui attribuant le caractère de fait économique.
Analysant dans le Capital les différentes méthodes
d'accumulation primitive, Marx constate que « quelques-unes
de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale,
mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'Etat, la force
organisée et concentrée de la société ».
Et pour ne pas avoir l'air d'abandonner le principe de la primauté
du fait économique, il ajoute : « La
force est l'accoucheuse de toute vieille société en
travail. La force est un agent économique 32. »
(Je souligne.)
§ Tandis
que Bakounine au contraire affirme la prééminence
du politique en lui attribuant des motifs économiques :
l'exploitation du travail des masses. « Qu'est-ce que
la richesse et le pouvoir sinon deux aspects inséparables
de l'exploitation du labeur du peuple et de sa force organisée ? »
dit encore Bakounine.
On pourrait penser
que la problématique se réduit à celle de la
bouteille à moitié pleine ou à moitié
vide.
Dès 1846,
Proudhon affirmait dans Le Système des contradictions
économiques que la société existe par ses
matériaux comme réalité concrète, et
par ses lois comme processus intelligible. La préoccupation
de Marx dans Le Capital ne sera pas de faire la genèse
du capitalisme mais de le considérer comme un « ensemble
concret, vivant, déjà donné » 33
et d'en dévoiler les lois 34 :
il s'agit par conséquent de construire un modèle
théorique rendant les mécanismes du système
intelligibles 35.
Dans le modèle
présenté par Marx, la formation de l'Etat apparaît
comme le résultat d'un processus interne du développement
des contradictions sociales, idée que Bakounine ne rejette
d'ailleurs pas du tout. La démarche de Marx ne se situe pas
d'un point de vue historique, mais logique. Dans Le Capital,
Marx pose un modèle théorique du système capitaliste,
il fait en quelque sorte une simulation, ce que peu d'auteurs
ont perçu.
En posant la
question de l'acte fondateur de l'Etat, Bakounine ne se préoccupe
pas plus de situer l'événement en temps et en lieu
que Rousseau ne croyait que le contrat social ait été
un réel contrat, littéralement parlant 36 :
ce qui intéresse Bakounine, c'est le processus.
Il y a en fait
deux registres à partir desquels la question de l'Etat est
abordée : le registre historique, qui fait de l'Etat
la résultante d'un acte de violence initiale ; le registre
logique, qui en fait la résultante de l'évolution
des contradictions de classe. Il s'agit de deux grilles de lecture
qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre.
Classes
étatiques et droit étatique
Des groupes organisés
se combattent pour prendre le pouvoir jusqu'à ce que l'un
d'entre eux, mieux organisé, s'érige en maître
et forme un « Etat régulier ». La victoire
de ce groupe attire du côté des vainqueurs une partie
du groupe vaincu. Si le parti vainqueur se montre intelligent, il
accorde des avantages aux hommes les plus influents du groupe vaincu :
« Ainsi se forment les classes étatiques
dont l'Etat sort tout fait. » La conquête de l'Angleterre
par les Normands est particulièrement illustrative de cette
thèse. « Une religion ou une autre expliquera
ensuite, c'est-à-dire divinisera, l'acte de violence et de
cette manière posera le fondement du droit dit étatique 37. »
Max Weber souligne
que la sécularisation et la systématisation de la
pensée juridique a souvent été promue par les
lois imposées comme résultant de guerres. Aussi bien
dans la société germanique que romaine, à travers
l'institution du thing et du populus, les décisions
prises par acclamation publique d'hommes en armes peuvent être
considérées comme un facteur dans la rationalisation
progressive du droit 38.
Le pouvoir séculier et religieux tenta de modifier ce mode
de constitution du droit : les rois francs amendèrent,
par des actes royaux, les capitula, les lois populaires qui
avaient été officiellement compilées ;
l'Eglise et la monarchie tentèrent d'éliminer toute
procédure juridique populaire, voire toute participation
populaire, sous forme de jurys, dans les procès, de crainte
que cela ne donne au peuple l'idée d'aller plus loin en matière
d'autonomie de décision. Pour cela, le pouvoir, Eglise ou
Etat, s'appuya sur les clercs, les juristes, qui, en Europe occidentale,
apparurent, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, comme
« les seuls docteurs authentifiés de la science
d'Etat, science où se trouve inscrite et repérée
l'éternité du pouvoir 39 ».
Les « classes
étatiques », selon Bakounine, se consolident,
et avec le temps « la majeure partie de ces exploiteurs,
soit par la naissance, soit par la situation dont ils ont hérité
dans la société, commenceront à croire sérieusement
au droit historique et au droit de naissance ».
Parallèlement, les masses exploitées elles-mêmes
se mettront à croire, sous l'effet de l'habitude, de la tradition
et de la religion, « aux droits de leurs exploiteurs
et oppresseurs ».
Pendant une longue
période, les masses sont dépourvues du sentiment de
leur droit. « La tâche principale qui incombe à
l'Etat (... consiste précisément à empêcher
par tous les moyens l'éveil d'un sentiment rationnel dans
le peuple ou du moins à le retarder indéfiniment »,
dit encore Bakounine 40.
Cette tendance
se modifie progressivement sous l'effet de plusieurs facteurs :
§ Dans les
premiers temps de la vie d'une classe dominante, l'égoïsme
de classe est caché par « l'héroïsme
de ceux qui se sacrifient non pour le bien du peuple, mais au profit
et pour la gloire de la classe qui, à leurs yeux constitue
tout le peuple ». Mais cette période laisse la
place à des temps de plaisirs, de jouissance, de lâcheté :
« Peu à peu, l'énergie de classe tombe
en décrépitude et dégénère en
débauche et en impuissance ». A ce stade apparaît
une minorité d'hommes moins corrompus, des hommes actifs,
intelligents et généreux, qui « font passer
la vérité avant leurs propres intérêts
et qui songent aux droits du peuple réduits à néant
par les privilèges de classe » ;
§ Il y a
un phénomène de bascule entre l'effondrement progressif
du sentiment de légitimité de la classe dominante
et l'ascension du sentiment de la classe dominée. Dans sa
lente prise de conscience de son droit, le peuple s'appuie sur deux
« livres de chevet » : sa condition matérielle,
l'expérience de l'oppression ; et « la tradition,
vivante, orale, transmise de génération en génération
et devenant chaque fois plus complète, plus sensée
et plus vaste ». Lorsque le peuple prend conscience de
son oppression et parvient à formuler les causes de ses maux,
les représentations qu'il a transmises fournissent la source
de son droit, dont l'agent d'exécution est la « force
organisée », car « faute d'organisation,
la force spontanée n'est pas une force réelle »
41.
Le droit apparaît
chez Bakounine comme la cristallisation, consécutive à
un rapport de forces donné, à un moment historique
donné, des règles qui régissent l'organisation
de la société d'exploitation. La société
réelle, qui est le « mode naturel d'existence
de la collectivité humaine », celle constituée
par l'humanité faite de chair et de sang, n'est pas régie
par ce droit-là, qui ne fait que se superposer de façon
parasitaire. La société, dit Bakounine, « se
gouverne par les mœurs ou par des habitudes traditionnelles,
mais jamais par des lois ».
Bakounine se
référant à la tradition et aux mœurs
comme fondement de la vie sociale... Le paradoxe n'est qu'apparent.
La société est mue par des forces internes, spontanées 42,
« inhérentes au corps social », qui
constituent le moteur de son évolution, et qu'il ne « faut
pas les confondre avec les lois politiques et juridiques ».
La société
« progresse lentement par l'impulsion que lui donnent
les initiatives individuelles et non par la pensée, ni la
volonté du législateur. » Ces forces peuvent
être étudiées, analysées 43
par une discipline que Bakounine définit comme la sociologie,
qu'il appelle aussi la « science rationnelle » 44.
Il s'agit en quelque sorte de mettre en adéquation le droit
avec les lois « inhérentes de la société » 45.
Bakounine ne
croit pas du tout en la légitimité d'un droit émanant
d'un législateur constitué d'une minorité quelconque
« fût-elle mille fois élue par le suffrage
universel 46 »
car un « Etat républicain, basé sur le
suffrage universel, pourra être très despotique, plus
despotique même que l'Etat monarchique, lorsque, sous le prétexte
qu'il représente la volonté de tout le monde, il pèsera
sur la volonté et sur le mouvement libre de chacun de ses
membres de tout le poids de son pouvoir collectif 47. »
Cette fiction
que les absolutistes jacobins appellent tantôt « l'intérêt
collectif, droit collectif ou la volonté collective »
leur sert à proclamer la théorie du « droit
absolu de l'Etat » 48.
La société réelle se trouve à l'opposé
de cette théorie selon laquelle la vie collective n'est « qu'un
agrégat tout à fait mécanique d'individus »
49 et ne peut
donc exister que dans l'autorité.
De l'état
de droit à l'État de droit
On pourrait penser
que l'expression état de droit (avec un é
minuscule) était formée sur le même modèle
qu'état de nature, et désignait un environnement
politique dans lequel les rapports entre les individus étaient
soumis non pas à l'arbitraire, mais à des règles
applicables également pour tous. Mais il est significatif
que l'expression ait pris la forme d'Etat de droit (avec
un e majuscule), ce qui suggère que seul l'Etat est
en mesure d'édicter le droit (c'est-à-dire des rapports
non arbitraires). L'Etat devient la seule source, le seul garant
et la seule finalité du droit. Il s'agit d'une véritable
récupération étatique d'un concept qui, en
principe, ne présuppose pas automatiquement l'existence de
l'Etat.
L'Etat de droit
devient ainsi le droit de l'Etat. Dans l'expression état
de droit, c'est la notion de droit qui est déterminante ;
dans l'expression Etat de droit, le droit n'est qu'un qualificatif
parmi d'autres de l'Etat. Il n'y a plus de droit qui ne soit sanctionné
par l'Etat : toute contestation du droit, même le plus
inique, édicté par l'Etat, devient une contestation
de l'Etat, donc suspecte de terrorisme. On ne peut plus se réclamer
d'un droit qui se situerait au-dessus du droit de l'Etat.
Il ne s'agit
pas là de spéculations : ainsi le droit social,
issu pour l'essentiel de luttes et de mobilisations populaires,
est-il constamment battu en brèche par l'« Etat
de droit » : les tentatives de défendre les
acquis du droit social se heurtent à l'application sans défaillance
du droit de l'Etat. Ainsi, le droit de l'Etat, s'exerçant
sur la gestion de la sécurité sociale, ne s'est-il
pas évertué à rendre aux salariés la
maîtrise des dépenses de santé, mais à
la leur ôter, en prétextant le monopole d'un syndicat
sur l'institution 50.
Le discours du pouvoir, relayé par les médias, s'est
montré particulièrement mystifiant, personne ne songeant
seulement à contester les prémisses de son argumentation,
le supposé « trou » de la sécurité
sociale. L'argumentation se fondait essentiellement sur des critères
administratifs (la nécessité d'une bonne gestion)
et juridiques (rétablir la justice).
Il est vrai que
si l'Etat avait pris l'initiative de restituer aux salariés
la maîtrise de cette institution, on aurait, passé
le moment de légitime incrédulité, pu se demander
pourquoi les salariés n'avaient pas effectué cette
démarche eux-mêmes ; on en arrive à une
des questions soulevées par Bakounine : comment les
masses en arrivent-elles à être convaincues de la légitimité
du droit de l'Etat ?
Capitalisme
et droit rationnel
On peut dire
très schématiquement que le point de vue de Bakounine
se situe au début de l'histoire, et celui de Marx sinon à
la fin, du moins à l'époque contemporaine. Ces deux
optiques ne sont pas contradictoires. Dans une société
où les forces productives sont relativement faibles, le rôle
du politique § la violence § peut apparaître plus déterminant.
Au fur et à mesure que les forces productives se développent
et où les rapports sociaux deviennent plus complexes, en
particulier à partir de l'apparition de la monnaie, la société
devient de plus en plus soumise aux lois « immanentes »
de l'économie, échappant à l'action volontariste
de minorités disposant de la force. L'action du politique
a pu également rester prépondérante dans les
régions où une forte centralisation des décisions
était nécessaire pour organiser l'irrigation et mettre
en œuvre les infrastructures nécessaires à la
protection contre les catastrophes naturelles, notamment les digues,
comme en Egypte et en Chine 51.
On note qu'en Chine les périodes d'effondrement du pouvoir
central correspondent à l'épanouissement du capitalisme
marchand.
De nombreuses
civilisations ont développé des économies florissantes
dépassant de loin l'économie de subsistance. L'Europe
occidentale présente seule cette particularité d'avoir
développé une économie monétaire dans
laquelle le surproduit agricole a pris de façon permanente
la forme de rente en argent et l'impôt la forme d'impôt
en argent. L'accumulation de capital-argent dans les mains de la
bourgeoisie permit à celle-ci de s'émanciper progressivement
de la tutelle des nobles féodaux et de l'Etat, alors que
dans les sociétés orientales le capital reste soumis
à l'arbitraire du pouvoir. Toute accumulation du capital
court le risque d'une confiscation par le pouvoir : par peur
de la confiscation, la bourgeoisie limite ses investissements, cache
ses profits, place son argent dans plusieurs petites entreprises
pour se garantir.
Les financiers,
les bourgeois européens du Moyen Age ont souvent subi le
même sort que leurs collègues orientaux : mais
à partir du XVIe siècle les confiscations arbitraires
cessent. La supériorité du capital-argent est établie
et, avec elle, les impératifs dorés de la dette publique.
En d'autres termes, le pouvoir économique du capital s'est
développé en Europe occidentale plus vite que l'autorité
politique de l'Etat.
L'idée
d'état de droit, c'est-à-dire d'un contexte politique
dans lequel le droit s'applique également à tous et
n'est pas soumis à l'arbitraire du prince, trouve sans doute
sa « préhistoire » dans la revendication
des commerçants et artisans de ne plus se faire spolier par
l'Etat ou par l'usure.
Max Weber introduit
une autre détermination expliquant la particularité
de l'Europe occidentale. Il parle d'«Etat rationnel »
dont le droit s'est dégagé de la magie.
Le capitalisme
n'a pu se développer qu'en s'appuyant sur un droit dont l'influence
de la magie et des religions rituelles avait été exclue.
« La création d'un tel droit fut obtenue à
travers l'alliance que l'Etat moderne contracta avec les juristes
afin d'imposer ses prétentions au pouvoir. » « Du
point de vue de l'histoire économique, le fait que l'alliance
entre l'Etat et la jurisprudence formelle fût indirectement
favorable au capitalisme est une réalité d'importance 52. »
Weber mentionne,
par contraste, le cas de la Chine, dont les fonctionnaires étaient
incompétents en matière juridique, au contraire de
l'Etat rationnel, « qui est le seul dans lequel le capitalisme
moderne puisse prospérer. Il repose sur le fonctionnariat
expert et sur le droit rationnel 53 ».
Il y aurait donc, selon cette hypothèse, une corrélation
entre l'apparition du capitalisme et celle d'un droit rationnel
constituant le fondement de l'Etat.
La science politique
occidentale assigne même au pouvoir le rôle de garantir
à la population les conditions d'un exercice paisible de
ses activités, ce qui est une nouveauté dont on perçoit
mal l'ampleur aujourd'hui : le prince, dit Machiavel, « doit
donner courage à ses citoyens de pouvoir paisiblement exercer
leurs métiers, tant dans la marchandise qu'au labourage et
dans toute autre occupation humaine, afin que le laboureur ne laisse
pas ses terres en friche, de peur qu'on ne les lui ôte et
le marchand ne veuille pas commencer nouveau trafic par peur des
impositions 54. »
La question reste
posée : est-ce le développement progressif du
capitalisme qui a créé ce droit rationnel, ou est-ce
la préexistence de ce droit, issu d'une longue tradition
historique, qui a permis le développement du capitalisme ?
Le capitalisme marchand se serait-il développé si
les contentieux commerciaux avaient été réglés
par des duels justiciers et le jugement de Dieu ? Weber récuse
cependant l'idée que l'instauration du doit romain ait pu
être « la cause qui présidé à
la naissance du capitalisme », puisque l'Angleterre,
qui fut « la patrie du capitalisme, ne fut jamais atteinte
par le droit romain » 55.
Ce qui ne l'empêcha pas de développer un droit formel
et rationnel, mais à partir du droit germanique.
La revendication,
à partir du XVIIIe siècle, d'un cadre juridique garantissant
les droits de la personne individuelle contre l'arbitraire apparaît
comme la conséquence de la revendication d'un cadre juridique
garantissant la propriété contre l'arbitraire et assurant
à l'Etat une rationalisation de la procédure, c'est-à-dire
l'efficacité administrative. La notion de droit de l'individu
serait, selon cette hypothèse, étroitement associée
à l'émergence de la société capitaliste.
Si le XVIe siècle
est marqué par une révolution économique et
religieuse, il l'est aussi par une profonde évolution juridique,
une nouvelle conception des rapports de l'économique et de
l'idéologie. La pensée causale qui fait de la religion
et du juridique un simple reflet de l'ordre économique apparaît
peu satisfaisante.
Les premières
formes d'un capitalisme relativement vigoureux apparaissent très
tôt. Les Flandres au XVe siècle étaient un centre
capitaliste actif, Florence était une plate-forme financière
importante. En 1202, Pisano publie le Liber Abbaci, un traité
comptable qui permet de calculer précisément les recettes
et les dépenses et facilite la conversion de la valeur à
la marchandise. Les banques des grandes villes italiennes drainent
d'importants capitaux en assurant un intérêt fixe ;
elles ont des agences sur tous les marchés européens.
Le billet d'échange se développe, on utilise même
des chèques que des agents installés sur les foires
créditent et débitent sur les comptes de leurs clients.
Des contrats d'assurance permettent même de garantir les risques.
A Florence de véritables contrats extrêmement détaillés
sont passés entre commanditaires et artistes pour la réalisation
d'Oeuvres d'art, fixant jusqu'à la qualité des peintures
utilisées 56.
Au milieu du XVe siècle Uzzano publie un ouvrage dans lequel
il étudie le mécanisme des échanges, les fluctuations
des monnaies aux différentes périodes de l'année
dans les grandes villes d'Europe, en fonction des besoins d'investissement :
préparation des foires, expéditions, etc. Il y a donc
dès le XIVe siècle un véritable marché
mondial. Comme le suggère Claude Lefort réfutant la
théorie de Max Weber, l'esprit capitaliste semble bien avoir
été en avance sur les conditions matérielles
de son développement 57.
Un tel contexte
implique que les personnes privées - en l'occurrence les
marchands - établissent un certain nombre de règles
permanentes régissant leurs rapports, faute desquelles aucune
transaction ne devient possible. Cela implique également
la constitution progressive d'un corps de métier chargé
d'interpréter ces règles et de trancher les litiges.
Dans une large mesure, on peut dire que le droit répond à
une exigence d'ordre et de justice venant d'en bas, autant qu'à
une exigence de contrôle venant d'en haut. Il est une création
spontanée de la société civile § idée
qui sera largement développée par Proudhon et Bakounine...
L'idée que le contrat puisse être l'une des premières
formes d'apparition du droit, issue de la spontanéité
sociale, s'inscrit parfaitement dans l'approche anarchiste.
L'effondrement
du droit
On retrouve chez
Bakounine l'argument de Marx dans la préface à la
Critique de l'économie politique : un système
social ne disparaît que lorsqu'il a épuisé les
contradictions qu'il porte en lui. Cette idée n'a en soi
rien d'original ; on la retrouve chez Hegel, chez Saint-Simon
et chez les historiens français de la Restauration.
A travers l'exemple
de la Révolution française, Bakounine montre qu'une
révolution est un véritable affrontement de deux légitimités
antagoniques, portées par des classes dont les intérêts
s'affrontent. L'affrontement en lui-même ne suffit donc pas
pour définir une révolution si celle-ci n'est pas
sous-tendue par une idée clairement affirmée du droit
de la classe ascendante.
Une « classe
étatique » installée dans le sentiment
de son droit se crétinise, dit Bakounine, elle s'assoupit
dans le trop-plein de sécurité et de bien-être,
ses forces morales et intellectuelles se détendent, « tandis
que la classe ascendante est toujours pleine d'esprit, d'énergie
morale, d'héroïsme ; elle a besoin de tout cela
pour prendre la place d'assaut 58 ».
L'appui des masses moralise, stimule la classe ascendante et démoralise
la classe dominante. « Avant de vaincre matériellement,
la classe ascendante commence déjà à triompher
moralement. » La majorité de la classe dominante
s'accroche à ses positions. La foi dans son droit, qui constituait
sa force morale, se dissout : « la classe dominante
entre en pleine démoralisation » : elle s'accroche
à ses privilèges « non parce qu'elle les
croit justes, mais parce qu'ils lui sont très utiles 59 ».
Voilà,
ajoute Bakounine, le prélude d'une chute infaillible :
« La classe dominante devient alors coupable 60. »
La démoralisation de la classe dominante, la perte de la
conscience de son propre droit et de sa propre légitimité
constituent ainsi des conditions incontournables d'une véritable
révolution. La révolution sociale, c'est « la
justice [qui] se constitue en force et use de sa force jusqu'à
ce que l'ennemi, l'oppresseur ne soit couché à terre 61 ».
La « forme
en action de la justice »
La « racine »
du droit se trouve d'abord dans tout individu, qui exige que sa
dignité soit respectée. Mais la justice collective,
le droit social n'équivalent pas à la somme des
exigences individuelles. La réalité sociale donne
à l'individu une morale « supérieure à
son individualité » : la justice, dit encore
Proudhon, est « inerte dans une existence solitaire ».
Si on considère qu'il est possible d'envisager le droit comme
une revendication particulière ou comme une exigence universelle,
l'anarchisme se place incontestablement dans la seconde hypothèse,
avec cette particularité que les droits de l'individu sont
la conséquence de ses devoirs envers la société.
Bakounine insiste en effet sur le fait que l'individu n'est rien
sans la société qui l'a produit. Aux robinsonnades,
il oppose l'idée que les hommes qui s'isolent volontairement
de la société, comme les ermites, deviennent rapidement
des abrutis. Plus l'individu est développé, plus il
est libre, et plus il est le produit de la société.
Plus il reçoit de la société, plus il lui est
redevable : sous ce rapport, les hommes de génie sont
précisément « ceux qui prennent davantage
à la société, et qui, par conséquent,
lui doivent davantage 62 ».
La justice n'est
pas une forme sans contenu, elle est une réalité qui
se vérifie dans la pratique sociale, et plus précisément
dans les rapports économiques. La réalisation
de la justice sera possible au sein d'une société
dans laquelle sera instaurée la souveraineté des producteurs.
Création spontanée de la pratique sociale, le
droit acquiert une fonction de régulation de la vie sociale
en protégeant contre l'oppression.
Dans une société
où le droit aurait acquis la « prépondérance »,
selon l'expression de Proudhon, la justice ne peut être un
système clos, elle ne peut être qu'un mouvement incessant
s'adaptant à l'évolution des rapports sociaux. « Nous
ne saurons jamais la fin du droit, parce que nous ne cesserons jamais
de créer entre nous de nouveaux rapports 63. »
Le droit est
une modalité de l'action. C'est un acte dans lequel l'homme
social établit un rapport avec les autres, par lequel les
hommes se reconnaissent dans leur égalité et leur
dignité, dans la réciprocité de leurs intérêts
64. Le concept
de justice implique la réciprocité des rapports contractuels,
incluant la reconnaissance de la spécificité du fait
collectif en même temps que la liberté du sujet. C'est
essentiellement un rapport de réciprocité, de reconnaissance
de l'autre. Dès lors que le droit ne se fonde pas sur un
rapport de forces, dès lors qu'il n'est pas la justification
de la force, il est la forme en action de la justice. Il devient
lui-même une force sociale, en ce qu'il soutient les réclamations
de la société. La justice est une « force
de cohésion », dit Proudhon 65.
L'action révolutionnaire
n'a aucun sens si elle n'est pas portée par la conscience
de sa légitimité, le sentiment du droit, qui participent
à la formation de la classe ouvrière et à sa
constitution en sujet historique 66.
Le droit n'est
donc pas un principe transcendant au social dans la mesure où
il exprime les équilibres sociaux, variables selon les époques
et les lieux, mais sa formulation participe à la dynamique
sociale : ce qui est à l'ordre du jour aujourd'hui,
selon Proudhon, c'est l'instauration d'un droit économique
qui succéderait d'une part au droit de la guerre et de la
force 67 et,
d'autre part, au droit politique se fondant sur la contrainte gouvernementale.
Dans une société anarchiste, ce droit nouveau, fondé
sur l'équilibre des forces économiques et sociales,
est la condition d'une démocratie égalitaire dans
laquelle l'idée de justice acquiert « force de
loi » 68.
Création
spontanée de la pratique sociale, le droit aura une fonction
de régulation dans la société où il
aurait acquis la « prépondérance »
69 et permettrait
d'assurer les équilibres et d'éviter les risques d'oppression.
La justice doit
cependant rester immanente au réel, à l'action sociale.
Elle devient le moment où la pratique sociale se reconnaît
dans sa vérité. La justice est un mouvement constant
par lequel la société s'adapte elle-même au
progrès, en fonction de son expérience. C'est pourquoi
elle n'a pas de fin. Le droit ne saurait se transformer en système
clos et figé, car l'état de droit est un état
de révision constante des rapports, des contrats, dont l'objet
n'est pas de créer un ordre, mais de créer sans cesse
de nouveaux rapports 70.
Avant d'être
une codification, le droit apparaît comme une exigence, individuelle
et collective, d'intégrité et de dignité. Phénomène
éminemment social, il ne peut être abordé que
relativement à la société dans laquelle il
se constitue. Il n'est donc pas séparable des antagonismes
sociaux qui s'y développent et constitue une manifestation
des rapports de forces qui s'y affrontent.
Le droit est
une expression de la spontanéité sociale dans toutes
ses contradictions, mais, en tant que corpus de textes qui réglementent
la vie, il n'est que la face émergée de l'iceberg.
Bakounine décèle derrière le droit positif
codifié un autre droit, plus vivant, le droit implicite des
« classes non étatiques », qui se constitue
progressivement de façon souterraine et qui attend son heure.
Il est tentant,
au souvenir des grèves de l'hiver 1995, d'appliquer aux événements
l'approche bakouninienne pour tenter de diagnostiquer l'état
des rapports entre la « classe étatique »
et la classe ouvrière. Quatre questions suffisent :
§
Comment un système social qui produit 35 millions de chômeurs
et 15 millions d'exclus pour la seule Communauté européenne
peut-il encore persuader les masses de sa légitimité ?
§Perçoit-on,
au sein de la classe laborieuse, une conscience universelle de son
droit capable de balayer le droit actuel ?
§ La
classe ouvrière a-t-elle un projet ou, pour reprendre le
terme de Proudhon dans la Capacité politique des classes
ouvrières, a-t-elle une « idée »
dont elle pourrait déduire les « conclusions
pratiques 71 » ?
§ Peut-on
percevoir au sein des classes dominantes des signes de démoralisation
et de perte de foi dans leur droit ?
Peut-être
est-il temps pour le mouvement révolutionnaire d'abandonner
les réticences qu'il peut avoir à intégrer
dans sa réflexion et dans sa propagande les arguments de
légitimité et de droit. Il pourrait se demander si
l'absence de projet du mouvement populaire n'est pas précisément
lié à l'absence de la conscience de son droit. Se
heurter physiquement à la réalité du pouvoir
matérialisé sous forme d'hommes en uniforme est chose
relativement aisée : il suffit d'être porté
par la rage, la haine, le désespoir. Se heurter aux symboles
du pouvoir, non pas en tant que simples oripeaux, mais en tant que
conscience d'une (fausse) légitimité qui s'est insidieusement
implantée en nous-mêmes est plus difficile, car il
faut se remettre en cause, il faut détruire les représentations
qui sont ancrées en nous-mêmes 72.
Il est temps
de formuler une nouvelle légitimité, afin que la « justice
se constitue en force ».
1 Emile
Pouget, Les
Bases du syndicalisme, p. 18, 1910.
2Lettre
à La Liberté, de Bruxelles, 5-11-1872.
4Il
n'entre pas dans l'objet de ce travail de développer la
question des « superstructures idéologiques »
dans la conception matérialiste de l'histoire chez Marx.
Je me contente d'exposer la question telle qu'elle était
perçue par Bakounine et par nombre de contemporains,
en fonction de ce qu'ils pouvaient savoir à l'époque
de la pensée de Marx. (Cf. René Berthier, Bakounine
politique, Ch. VI, « La social-démocratie
allemande et l'action parlementaire » Editions du Monde
Libertaire.) Bakounine attribuait à Marx des positions
qui étaient en réalité celles de Lassalle.
5 Lettre
à Joseph Bloch, 21 septembre 1890.
6Bakounine,
La Science et la question vitale de la révolution, Oeuvres,
Paris, Champ libre, tome VI.
7 Proudhon,
De la Justice,
3e
étude, t. II,
p. 149, éd. Rivière.
8 « Lettres
à un Français sur la crise actuelle »,
Oeuvres,
Champ libre, tome VII.
9 Bakounine,
Oeuvres,
« L'Alliance
révolutionnaire internationale de la social-démocratie »,
édition Maximoff, p. 384.
10Jacques
Toublet, « L'anarcho-syndicalisme, l'autre socialisme ».
11 Le
Père Peinard, n°
45, 12-01-1890, p. 11.
12 Oeuvres,
Paris, Champ libre,
tome VIII, 143. En lui-même, le pouvoir, pour reprendre
les termes de Pierre Legendre, est « un fait sauvage,
quelque chose comme un fait brut, et son discours s'adresse à
des brutes » (Jouir du pouvoir, Editions
de Minuit, 1976, p. 153).
13Pierre
Legendre, Le Désir politique de Dieu. Etude sur les
montages de l'Etat et du droit, Fayard, 1988, p. 19.
14 Oeuvres,
Champ libre, tome
VIII, p. 292.
15Précis
de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, éd.
J. Vrin, § 433, p. 243.
16 Jouir
du pouvoir, op.
cit., p. 154.
17
Du Contrat social,
Livre Ier,
ch. III.
18 Jean-Pierre
Garnier, Louis Janover, La
Deuxième droite, Robert
Laffont, p. 197.
19Jouir
du pouvoir, op. cit., p. 154.
20 Protestation
de l'Alliance, Stock,
t. VI.
22 Pour
être tout à fait honnête, il faut aussi envisager
le fait que le principe : un syndicat une voix, évitait
aux syndicats révolutionnaires de la CGT, qui ne constituaient
pas la majorité des syndicats de la confédération,
d'être noyés dans la masse.
23 Pierre
Besnard, Les
syndicats ouvriers et la révolution sociale,
éditions
Le monde nouveau (sans mention de date, années trente),
réédition en fac simile 1978.
Citation p. 26.
24Cf.
également Marx : « C'est ainsi que l'Eglise
catholique, en constituant au Moyen Age sa hiérarchie parmi
les meilleures têtes du peuple, sans considération
de rang, de naissance et de fortune, a employé le plus
sûr moyen de consolider la domination des prêtres
et de tenir les laïcs sous le joug. Plus une classe
dominante est capable d'accueillir dans son sein les individus
éminents des classes dominées, plus son règne
est stable et dangereux. » (Marx, Le Capital,
Livre III, La Pléiade, II, p. 1275.)
25 Oeuvres,
Champ libre, Tome
VIII, p.153.
26 Ces
hypothèses sont développées par Bakounine
dans L'Empire
knouto-germanique, Editions Champ libre, vol. VIII.
27 Ce
constat fonde en partie l'argumentation de mon étude :
Eléments
d'une analyse bakouninienne de la bureaucratie, dans
laquelle je souligne l'analogie entre l'Eglise et la bureaucratie
soviétique. Cf. « I. § Le clergé
comme classe dominante », Informations et réfflexions
libertaires, Eté
1987.
28 Oeuvres,
Champ libre, tome
II, p. 83.
29 Oeuvres,
Champ libre, tome
II, p. 84.
30« L'Etat,
complètement dans sa genèse, essentiellement et
presque complètement pendant les premières étapes
de son existence, est une institution sociale imposée par
un groupe victorieux d'hommes sur un groupe vaincu, avec pour
seul objectif d'assurer la domination du groupe victorieux sur
les vaincus et de se garantir contre la révolte de l'intérieur
et les attaques de l'extérieur. Téléologiquement,
cette domination n'avait pas d'autre objet que l'exploitation
économique des vaincus par les vainqueurs. »
Cette citation n'est pas de Bakounine mais de Franz Oppenheimer,
un sociologue allemand (1864-1943). F. Oppenheimer,
The State (1914), Black Rose
Books, Montréal, rééedité en 1975.
31
Oeuvres,
Champ libre, tome
II, p. 146.
32 Le
Capital, 8e
section, XXXI, La Pléiade,
tome I, p. 1213.
33 Introduction
générale, La
Pléiade, tome I, p. 255 .
34 Introduction
générale, La
Pléiade, tome I, p. 262.
35 Cf.
René Berthier, Du
Système des contradictions économiques au
Capital, Les cahiers du groupe Février, Fédération
anarchiste. (Débat sur la méthode inductive-déductive
ou historique en économie, à travers les Oeuvres
de Proudhon et de Marx).
36«
Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut
entrer sur ce sujet pour des vérités historiques,
mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et
conditionnels plus propres à éclaircir la nature
des choses qu'à en montrer la véritable origine.
» (Rousseau, Oeuvres complètes, La Pléiade,
tome III, p. 139.)
37 Bakounine,
« La science et la question vitale de la révolution »
Oeuvres,
tome VI, p. 274.
Cf. également Machiavel : « Il est vrai
qu'il n'y a jamais eu, chez aucun peuple, de législateur
extraordinaire qui n'ait recouru à Dieu, car autrement
ses lois n'auraient pas été acceptées ;
le bien, en effet, est souvent connu du sage, sans avoir en soi
des raisons évidentes pour convaincre les autres. »
(Discours sur Tite-Live,
I,
p. 11.)
38Cf.
Max Weber on Law in Economy and Society, Cambridge :
Harvard university Press, 1954, pp. 85-89. Recueil de textes
de Max Weber.
39 Pierre
Legendre, Jouir
du pouvoir, Editions
de Minuit, p. 167.
40 Cf.
Pierre Legendre : « Le fonctionnement de la machine
pour engranger les règles de droit est une suite, une production
auto-gérée et ratiocinant indéfiniment sur
ses propres inventions, mais toujours au service d'une Loi idéale,
d'une Loi des lois qui ne connaîtrait pas les aléas
politiques. » Pierre Legendre, Jouir
du pouvoir, Editions
de Minuit, p. 164.
41 Oeuvres,
Champ libre, tome
VI, p. 285.
42Le
concept de spontanéité chez Bakounine mérite
d'être précisé car il mène à
un véritable contre-sens. Un phénomène social
est spontané lorsqu'il se développe avec ses seules
déterminations intenes, sans interférence de l'extérieur.
Autrement dit, un phénomène social spontané
est un événement entièrement déterminé...
43 Fédéralisme,
socialisme, antithéologisme, Stock,
tome I, p. 176.
44« Nous
savons que la sociologie est une science à peine née,
qu'elle est encore à la recherche de ses éléments,
et si nous jugeons de cette science, la plus difficile de toutes,
d'après l'exemple des autres, nous devons reconnaître
qu'il lui faudra des siècles, un siècle au moins,
pour se constituer définitivement et pour devenir une science
sérieuse, quelque peu suffisante et complète. »
(Fédéralisme, socialisme, anti-théologisme,
Stock, tome I, p. 111.)
45On
peut citer un exemple tout bête d'inadéquation totale
entre les « lois inhérentes au corps social »
et les « lois politiques et juridiques »,
c'est celui des rythmes scolaires : la loi politique fixe
ces rythmes en fonction de ses critères à elle,
alors que tout le monde sait qu'ils sont néfastes au rythme
biologique de cette partie du « corps social »,
jamais consultée, que constituent les enfants...
46 Paris,
Stock tome IV, p. 475, fragment formant suite à
L'Empire
knouto-germanique (1872).
49 Ibidem,
VI,
322, « Circulaire. A mes amis d'Italie, à
l'occasion du Congrès ouvrier convoqué à
Rome pour le 1er
novembre 1871 par le parti
mazzinien ».
50 Cf.
Gérard Prévost, « Les leçons d'une
crise sociale ou la rupture d'un consensus », L'homme
et la Société, n° 117-118,
p. 98.
51 Marcel
Granet, La
Civilisation chinoise.
52 Max
Weber, Histoire
économique, Gallimard,
p. 361.
53 Max
Weber, Histoire
économique, Gallimard,
p. 357.
54 Le
Prince, Le
Livre de poche, ch. 20, p. 158.
55 Max
Weber, Histoire
économique, Gallimard,
p. 359.
56 Michael
Baxandall, L'Œil
du Quattrocento, Gallimard,
1986.
57 « Capitalisme
et religion au XVIe siècle :
le problème de Weber », Les
Formes de l'histoire, essais d'anthropologie politique,
éd. Gallimard,
1981.
58 Bakounine,
Oeuvres,
Champ libre, I, p. 232.
59 Oeuvres,
Champ libre, I, 232, « La théologie politique
de Mazzini », Deuxième partie, fragments et
variantes.
61 Ibidem,
Champ
libre, tome I, 203.
62 Ibidem,
Champ libre, tome
VIII, 206.
63 De
la justice,
1re
étude, tome 1, p 328.
64Proudhon,
De la justice, 2e étude, tome I, p. 419.
65La
guerre et la Paix, p. 121.
66De
la capacité politique des classes ouvrières, p.
123.
67La
guerre et la paix, pp. 76-83.
68De
la capacité politique des classes ouvrières,
p. 120.
69Du
principe fédératif, p. 328.
70 Le
livre de Pierre Ansart, Marx
et l'anarchisme (PUF,
1969), fournit d'intéressants éléments sur
cette question, cf. pp. 296 sq.
71 « Le
problème de la capacité politique dans la classe
ouvrière, de même que dans la classe bourgeoise et
autrefois dans la noblesse, revient donc à se demander :
« a)
si la classe ouvrière, au point de vue de ses rapports
avec la société et avec l'Etat, a acquis conscience
d'elle-même ; si, comme être collectif, moral
et libre, elle se distingue de la classe bourgeoise ; si
elle en sépare ses intérêts, si elle tient
à ne plus se confondre avec elle ;
« b)
si elle possède une idée, c'est-à-dire si
elle s'est créée une notion de sa propre constitution ;
si elle connaît les lois, conditions et formules de son
existence ; si elle en prévoit la destinée,
la fin ; si elle se comprend elle-même dans ses rapports
avec l'Etat, la nation et l'ordre universel ;
« c) si, de cette idée, enfin,
la classe ouvrière est en mesure de déduire pour
l'organisation de la société, des conclusions pratiques
qui lui soient propres, et - au cas où le pouvoir par la
déchéance ou la retraite de la bourgeoisie lui serait
dévolu - de créer et de développer un
nouvel ordre politique... » (De la capacité
politique des classes ouvrières,
Livre
II, ch. II.)
72 La
« tyrannie sociale », dit Bakounine, est
insidieuse : « elle domine les hommes par les coutumes,
par les moeurs, par la masse des sentiments, des préjugés
et des habitudes ». « Elle enveloppe l'homme
dès la naissance (...) et forme la base même de sa
propre existence individuelle ; de sorte que chacun en est
en quelque sorte le complice
contre lui-même. » (Je souligne.)
« Il en résulte
que, pour se révolter contre cette influence que la société
exerce naturellement sur lui, l'homme doit au moins en partie
se révolter contre lui-même. »
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