« Je ne suis vraiment libre que lorsque
tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont
également libres. » >
(Michel Bakounine, Dieu et l’Etat.)
Pour une théologie
féministe ?
La revendication de l’égalité des sexes dans
la société musulmane pousse certaines femmes a
adopter une approche qu’on pourrait qualifier de « théologique ».
Selon elles, le combat politique ou économique pour cette égalité
est faussé par une erreur plus que millénaire dans l’interprétation
du Coran. Cette erreur d’interprétation a créé des pesanteurs
qu’il faut combattre, et aucun progrès dans la condition féminine
ne sera possible tant que les femmes ne se seront pas réapproprié
le Coran. Les relations hommes-femmes
spécifiques de l’islam étant ancrées dans la théologie, il faut
donc contester les fondements théologiques des tendances misogynes
de la tradition islamique. Tant que cela n’aura pas été fait,
les femmes continueront d’être victimes de discriminations, en
dépit des améliorations de façade dont elles pourront bénéficier.
On voit que ce courant accorde une fonction prééminente
aux structures idéologiques de la société qui rendraient impossible
toute évolution dans la condition des femmes. Le combat principal
ne se situerait donc pas dans l’accès des femmes à l’éducation,
au travail, à la participation dans la vie politique et sociale,
toutes choses susceptibles de modifier le statut inférieur de
la femme, mais dans la constitution d’une nouvelle théologie qui
redresserait les erreurs d’interprétation jusqu’alors dominantes [1] .
C’est l’interprétation actuelle du Coran, erronée, qui est la
cause de structures injustes qui rendent impossible l’égalité
hommes-femmes.
Selon le courant islamique féministe, très peu
de femmes aujourd’hui ont la compétence nécessaire pour s’engager
dans un travail de recherche historique et critique sur les premières
sources de l’islam. Il faut donc que les femmes s’investissent
dans l’étude des textes originels afin de rétablir la vérité.
Dans le présent texte, nous nous référerons à un article de Mme
Riffat Hassan, « Equal Before Allah ? Woman-man equality in the islamic tradition. » paru dans le dossier 5-6 de la revue Women
living under muslim
laws, décembre 1988-mai 1989.
L’approche de Mme Hassan, qu’on pourrait qualifier
d’idéaliste en ce sens qu’elle accorde à l’idéologie un rôle déterminant
dans la formation des structures de la société, est néanmoins
intéressante par l’éclairage qu’elle donne de la question des
relations hommes-femmes non seulement dans les sociétés musulmanes mais
aussi dans l’ensemble des sociétés chrétiennes.
Dans l’ensemble de ces traditions religieuses,
il y a un présupposé qui fonde la supériorité de l’homme sur la
femme :
1. Dieu
créa l’homme d’abord ; la femme est censée avoir été créée
à partir de la côte de l’homme.
2. C’est
la femme qui porte la responsabilité de la chute de l’homme et
de son expulsion du jardin d’Eden.
3. La
femme a été créée pour l’homme, ce qui lui confère un statut
accessoire.
Selon Mme Hassan, les croyants des trois traditions
religieuses pensent qu’Adam a été créé le premier et qu’Eve a
été créée à partir de sa côte. Mme Hassan semble considérer comme
acquis le fait que les sociétés occidentales vivent une relation
avec la religion du même type que les sociétés musulmanes dans
lesquelles l’athéisme, ou du moins l’indifférence envers la religion,
est perçu comme incompréhensible ; elle ne semble pas percevoir
que la religion dans les sociétés occidentales est pour une large
partie de la population, une affaire privée, voire simplement
une non-affaire. Dans les sociétés de culture chrétienne, il n’y
a plus grand monde qui pense que la création de l’homme (et de
la femme) s’est faite conformément au récit biblique. Pour l’écrasante
majorité des Occidentaux, la théorie de l’évolution a quand même
quelque peu marqué les esprits. En dehors de quelques fondamentalistes
chrétiens, la majorité des croyants européens voient dans le récit
biblique une allégorie, un symbole.
Alors que le musulman moyen est convaincu de
cette origine ontologiquement accessoire de la femme, une telle
croyance, manifestement issue de la Bible, contredirait le Coran,
pense Mme Hassan. L’inconscient collectif des musulmans serait
donc profondément marqué par le point de vue judaïque et chrétien
sur la femme. Les musulmans, dans leur ensemble, n’ayant aucune
connaissance de la Bible, il ne leur est pas possible « d’évaluer
à quel point leurs vues concernant les femmes (et particulièrement
en ce qui concerne sa création et sa responsabilité dans la chute)
ont été influencées par la tradition juive et chrétienne plutôt
que par le Coran ». Le fondement théologique de la condition
dominée de la femme dans les sociétés musulmanes est donc à chercher
dans la tradition judéo-chrétienne !
« Les germes de la sujétion de la femme
et à sa prédilection au mal doivent être trouvés dans la culture
hébraïque et dans la tradition religieuse hébraïque ». (Sheila
Collins, A different Heaven and Earth, citée
par Riffat Hassan.)
C’est là un point essentiel si on veut développer
« une théologie féministe ancrée dans le Coran », dit
Mme Hassan, pour qui le lien de la femme avec la Chute a été largement
instrumentalisé dans la tradition chrétienne – ce qui est parfaitement
exact.
A ce niveau de sa réflexion, l’auteur fait un
constat qui lui semble paradoxal : alors qu’un nombre croissant
de juifs et de chrétiens « rejettent les interprétations
traditionnelles de la création de la femme », les musulmans,
en général ignorants de la littérature religieuse chrétienne et
juive, continuent de s’y accrocher, percevant cette tradition
comme « essentielle pour préserver l’intégrité du mode de
vie islamique ».
Il va de soi que, dès lors qu’on considère l’idéologie
(en l’occurrence sous la forme de théologie) comme une détermination
première, on peut être surpris de constater que la tradition chrétienne,
désignée comme responsable (théologiquement parlant) de la sujétion
de la femme, en soit arrivée à rejeter cette notion. C’est cette
approche essentiellement religieuse de la question qui empêche
sans doute Mme Hassan de percevoir les causes desévolutions qui ont marqué les sociétés occidentales et
dont les sociétés islamiques ont été tenues à l’écart.
La véritable question est : y a-t-il adéquation
entre société occidentale et tradition chrétienne ? En d’autres
termes, est-ce la tradition chrétienne qui a abandonné l’idée
de la subordination de la femme, ou est-ce la société occidentale
qui s’est dégagée de l’emprise de la religion qui entérine cette
subordination ? Le lecteur aura sans doute deviné que nous
partageons la seconde hypothèse. Mme Hassan, fidèle en cela à
la tradition dont elle se réclame, même revue et corrigée par
le prisme « féministe », ne semble pas pouvoir envisager
une approche qui ne soit pas religieuse de la question. Elle ne
semble pas percevoir qu’envisager du point de vue religieux l’émancipation
de la femme, même sous une forme minimale, constitue un piège
dont elle ne peut pas sortir.
En Occident, et en particulier en France (je
me limiterai au cas français), la tradition religieuse n’a pas
du tout abandonné son fatras idéologique habituel sur la subordination
de la femme, en particulier dans les milieux fondamentalistes.
Il y a une nombreuse littérature sur cette question. L’émancipation
de la femme – je dirai que de nombreux progrès sont encore à faire
sur cette question – dans les pays occidentaux n’est pas le résultat
d’un abandon, par la religion, de ses présupposés misogynes ;
elle résulte de plusieurs facteurs conjoints :
1. Une
évolution économique et sociale relativement longue, au moins
deux siècles, qui a progressivement marqué les mentalités ;
2. Le
rôle de la science qui a progressivement marqué les mentalités :
3. Un
véritable combat politique des femmes, auquel nombre d’hommes
se sont joints ;
4. Un
réel rejet de la religion dans une partie de la population, ou
du moins sa relégation dans la sphère privée [2] .
C’est contre la religion que les progrès
de la condition de la femme ont pu être effectués. Fondamentalement,
la religion conserve ses présupposés initiaux, mais devant le
poids de l’opinion publique acquise aux droits des femmes, elle
juge plus opportun de laisser cela de côté (sans jamais abandonner
l’idée de reprendre l’offensive à chaque fois que c’est possile)..
Ce constat est sans doute bien sûr difficilement
admissible pour Mme Hassan, car il impliquerait d’une part la
remise en cause de sa démarche – chercher dans l’islam même les
fondements de l’égalité homme-femme
–, d’autre part le constat que
c’est contre la religion en elle-même que les femmes doivent se
battre, de la même manière que les femmes occidentales ont dû
se battre contre les positions régressives de leurs hiérarchies
religieuses.
Si on s’en tient à l’approche théologique, l’argumentaire
de Mme Hassan ne manque cependant pas d’intérêt.
Il n’y aurait, dans le Coran, aucune référence
à la création d’Adam et d’Eve. Le mot hébreu adam,
qui signifie « de la terre », est un terme générique
pour l'humanité : ce serait donc une erreur de traduire « adam » par « l’homme » au sens masculin ou
de lui donner l’acception du nom propre Adam .
Si le mot « Adam » revient 25 fois
dans le Coran, il n’y a aucune affirmation catégorique qu’il a
été le premier être humain créé par Allah. Ce mot est un nom collectif
qui correspond à l’humanité et n’est pas employé pour un être
humain particulier. Le Coran utiliserait d’autres mots (bashar,
al-insan ou an-nas)
pour désigner le processus de la création physique des êtres humains ;
il utilise Adam plus sélectivement, pour désigner des êtres humains
en tant que représentatifs d’une humanité consciente de soi, connaissante
et moralement autonome.
Concernant Eve, le Coran utilise le mot zauj. Le Coran utilise zauj
en référence non seulement aux êtres humains mais également à
toute sorte de création, incluant les animaux, les plantes et
les fruits. Alors que les musulmans aujourd’hui considèrent Adam
comme le premier être humain et ne contestent pas qu’il fût un
homme, on pourrait en déduire que le zauj du Coran correspondrait à Eve. Or, le Coran n’établit
pas qu’Adam fut le premier être humain ni que le premier être
humain fut un homme. Le mot adam
est masculin, mais le mot zauj
aussi. Et alors que le mot adam n’a pas d’équivalent féminin, zauj a une contrepartie féminine, zaujatun, qui n’a pas le sens de « femme »
ou d’« épouse » mais qui a le sens générique de « conjoint ».
Le Coran utilise le nom masculin zauj et non son féminin zaujatun
pour désigner le conjoint d’Adam. Selon Riffat
Hassan, le Coran, délibérément, ne précise pas les termes Adam
et zauj, ni en genre ni en nombre, parce que son propos
n’est pas de narrer des événements particuliers de la vie d’un
homme et d’une femme – l’Adam et l’Eve de l’imagination populaire
– mais d’évoquer l’existence de l’ensemble des êtres humains,
hommes et femmes.
Selon Mme Hassan, le Coran se réfère de deux
manières différentes à la Création de l’humanité dans une trentaine
de passages :>
1. Comme
un processus évolutionniste où différentes étapes sont mentionnées
séparément ou simultanément.
2. Comme
un acte accompli dans sa totalité.
Dans le passage où la Création est décrite de
façon concrète, il n’est pas fait mention d’une création séparée
de l’homme et de la femme. Par ailleurs, dans les passages où
il est fait état d’une création de partenaires sexuellement différenciés,
aucune supériorité n’est accordée à l’un ou à l’autre. Que la
Création d’Allah est une humanité sexuellement indifférenciée,
et que l’homme et la femme soient apparus simultanément est, dit
Mme Hassan, « implicite dans nombre de passages coraniques ».
Mais alors pourquoi les musulmans croient-ils
qu’Eve fut créée de la côte d’Adam ? L’auteur ne pense pas
que cette version de la création de la femme soit entrée dans
la tradition islamique directement, bien que le récit du chapitre
2 de la Genèse soit, dit-elle, accepté par pratiquement
tous les musulmans. En effet, dit Mme Hassan, très peu de musulmans
lisent la Bible. Cette thèse est donc sans doute entrée
dans la vulgate islamique à travers les hadith, c’est-à-dire
le récits des compagnons du prophète qui ont été compilés par
la suite [5] .
A l’appui de sa thèse, Mme Hassan cite un hadith
qui, d’une part, contredit le Coran, mais qui est à l’évidence
inspiré de la Genèse (2 : 18-33) :>
« Quand Iblis
fut renvoyé par Dieu du Jardin et qu’Adam y fut placé, il n’avait
personne pour lui tenir compagnie. Dieu fit tomber le sommeil
sur lui et prit une côte de son côté gauche et mit de la chair
à la place et en créa Hawwa. Quand il
se réveilla il trouva une femme assise près de sa tête. Il lui
demanda : « Qui as-tu été créée ? » Elle répondit :
« Femme ». Il dit : « Pourquoi as-tu été créée ? »
Elle dit : « Afin que tu puisses trouver le repos en
moi. » Les anges dirent : « Quel est son nom ? »
Et il dit : « Hawwa. »
Ils dirent : « Pourquoi a-t-elle été nommée Hawwa ? »
Il dit : « Parce qu’elle a été créée d’un être vivant. »>
Il y a cependant certaines modifications dans
l’histoire telle qu’elle est racontée par le hadith. C’est
une côte du côté gauche qui est à l’origine de la création de
la femme – la gauche étant un mauvais auspice.
Dans la Genèse, la femme est nommée Eve
après la Chute tandis que dans le hadith elle est nommée Hawwa
dès le début.
Dans la Genèse, la femme est appelée Eve
parce qu’elle est « la mère de tous les vivants », mais
dans le hadith, elle est nommée Hawwa
parce qu’elle a été créée à partir d’un être vivant : dans
le premier cas elle est source de toute vie ; dans le second
elle est une créature dérivée, dit Mme Hassan, qui veut montrer
que, concernant la femme, les matériaux bibliques sont incorporés
dans la tradition islamique avec des altérations. Toutefois, si
l’histoire de la côte est manifestement venue de la Genèse,
il n’y a aucune mention d’Adam dans les ahadiths,
ce qui dépersonnalise l’origine de la création de la femme.
L’islam originel, celui du Coran, aurait
donc été déformé par les ahadiths.
De plus, par la suite, beaucoup d’entre eux seraient devenus « invisibles »
parce que les commentateurs ne se référaient plus à eux mais à
l’autorité de commentateurs qui y auraient fait référence pour
soutenir leur interprétation, ce qui rendait impossible de rétablir
le sens originel. La tradition misogyne se retrouve dans les deux
recueils de ahadiths qui sont considérés comme la seconde
autorité après le Coran.
« La théologie de la femme qui est implicite
dans les ahadiths est
fondée sur des généralisations à propos de son ontologie, de sa
biologie, et de sa psychologie qui sont contraires à la lettre
et à l’esprit du Coran », dit Riffat Hassan. « Ces hadiths devraient être rejetés pour
leur seul contenu ». D’autant que ces hadiths seraient fondés
sur l’autorité d’Abu Hurairah,
un compagnon du Prophète qui est grandement controversé par beaucoup
des lettrés musulmans des premiers temps.
Mme Hassan entend montrer que le récit égalitaire
de la Création a été déformé par le contenu des ahadiths.
Cette question de la Création est essentielle, du point de vue
philosophique et théologique, car si l’homme et la femme ont été
créés égaux par Dieu, ils ne peuvent devenir ultérieurement inégaux :
le constat de leur inégalité dans un monde patriarcal est donc
en contradiction avec le plan divin. En revanche, « si l’homme
et la femme ont été créés inégaux par Dieu, alors ils ne peuvent
devenir égaux » car toute tentative de les rendre égaux est
contraire à l’intention de Dieu.
Voilà une approche terifiante
de la question : si le bon dieu avait, de manière explicite,
déclaré : « La femme est inférieure à l’homme »,
Mme Hassan se soumettrait à ce diktat.
La seule façon pour les filles d’Eve de mettre
fin à leur sujétion envers les fils d’Adam est de « revenir
au point d’origine et de remettre en cause l’authenticité des
ahadiths qui les montrent comme
des êtres dérivés et secondaires dans la Création, et qui les
met au premier plan pour ce qui concerne la culpabilité, leur
état de péché, leur déficience mentale et morale. Elles doivent
contester les sources tardives qui les considèrent non comme des
fins en elles-mêmes mais comme des instruments créés pour l’usage
et le confort des hommes ».
On ne peut évidemment que partager la préoccupation
de Mme Hassan concernant l’émancipation de la femme musulmane,
mais on peut émettre bien des réserves sur l’efficacité de son
approche. Que le Coran ait été mal interprété et que son message
initial ait été déformé par les commentateurs est une chose qui
peut être entendue, mais nous nous garderons bien de nous engager
dans ce débat. Nous sommes même d’autant plus tentés de croire,
comme Riffat Hassan, que le Prophète
a été un fervent défenseur de la femme (quoi qu’une lecture même
superficielle du Coran tendrait à nous convaincre du contraire)
que le message de Jésus-Christ a lui aussi été quelque peu dévoyé.
La pauvreté, la non-violence, la compassion, la charité et toute
cette sorte de choses qui font partie du fonds de commerce de
la chrétienté n’a pas été précisément mis en application au fil
des siècles, comme l’histoire des sociétés occidentales le montre.
On peut donc considérer comme un fait acquis qu’entre le discours
« basique » d’une religion, quelle qu’elle soit, et
sa pratique, il y a toujours une grande distance ; le problème
est donc de savoir ce qui fonde cette distance, et nous sommes
peu enclins à croire qu’elle se trouve simplement dans le fait
que les textes fondateurs ont simplement été mal interprétés.
Il y a nécessairement autre chose.
On peut difficilement croire que si le message
du Prophète n’avait pas été dévoyé, le sort de la femme eût été
fondamentalement modifié dans les sociétés où l’islam s’est imposé,
parce que dans ces sociétés-là existaient des structures économiques,
sociales, politiques, bref tout un déterminisme avec lequel la
nouvelle religion a dû composer. Que le statut de la femme ait
subi des modifications par rapport à la Jahilliya
(la société préislamique) n’est pas contestable, mais il est douteux
que des modifications auraient pu être introduites, même si cela
avait été l’intention du Prophète, au point de bouleverser fondamentalement
l’équilibre socio-politique de l’époque
fondé sur un patriarcat triomphant. Bref, la marge de manœuvre
n’était pas grande. Le propre d’une religion à vocation universelle
est de s’adapter aux structures sociales des pays où elle s’implante
– autrement dit, elle fait avec la réalité –, sinon elle reste
à l’état de secte. Le propre d’une secte est de nier la réalité
du monde environnant et de vouloir faire rentrer celui-ci dans
ses propres schémas idéologiques. Or, c’est précisément ce qui
distingue l’islam des débuts du fondamentalisme islamique d’aujourd’hui.
L’invraisemblable paradoxe de l’histoire est que l’islam des débuts
ne s’est développé que grâce à sa faculté d’adaptation aux sociétés
dans lesquelles il s’est implanté, tandis que le fondamentalisme
islamique d’aujourd’hui refuse toute adaptation à la société moderne
(sauf, bien sûr, pour ce qui concerne les moyens technologiques
grâce auxquels il diffuse ses idées…). Le Prophète n’aurait sans
doute pas interdit aux femmes de conduire une automobile, comme
c’est le cas en Arabie saoudite (mais pas en Iran…). A moins qu’un
de ses proches ne lui eût conseillé que cela était politiquement
inopportun, à la suite que quoi le bon dieu lui fût apparu sous
forme de révélation nocture pour l’interdire.
L’universalisme de l’islam des débuts est fondé
sur des valeurs morales respectables, que personne ne nie, mais
il est fondé également sur son adaptabilité à la réalité. Le fondamentalisme
d’aujourd’hui se réfère à des textes datant de quatorze siècles
qui sont censés rester intégralement valables dans les sociétés
d’aujourd’hui, sans aucune adaptation. En cela, le fondamentalisme
est le pire ennemi de l’islam. Rappelons que la notion de « fondamentalisme »
implique la référence littérale aux textes fondateurs.
Si la question de la Création est « essentielle »,
du point de vue philosophique et théologique, elle n’est essentielle
que de ce point de vue-là, et c’est ce qui distingue l’approche
musulmane et l’approche occidentale de la question. Un anthropologue
parisien ou new-yorkais pourra éventuellement se poser la question
chez lui, le soir en fumant sa pipe, si Eve a été créée de la
côte d’Adam. Mais au travail il ne se posera pas cette question.
C’est un faux problème. Dire que s’il apparaît que c’est l’intention
de Dieu que l’homme et la femme soient inégaux, alors il faudra
se plier à la volonté divine, c’est vouloir résoudre un problème
qui est posé sur de mauvaises bases : il faudrait plutôt
se demander pourquoi les hommes ont voulu que Dieu décide que
la femme soit inférieure. Evidemment, poser ainsi la question
c’est remettre en cause l’existence de Dieu. C’est reconnaître
que l’homme a créé Dieu à son image.
Si l’approche de Riffat
Hassan évacue le poids de la société de la péninsule arabique
du VIe ou du VIIe siècle dans la constitution
de l’islam des premiers siècles, elle ne permet pas non plus de
percevoir les déterminismes sociaux qui façonnent les options
les plus radicales de l’islam d’aujourd’hui, orienté de façon
obsessionnelle sur le rôle subordonné de la femme. Lorsque l’homme
crée un Dieu qui veut maintenir la femme en sujétion, c’est que
l’homme a peur de la femme.
Contrôle social des femmes
Deux questions principales se posent lorsqu’on
s’interroge sur la montée du fondamentalisme islamique des vingt
dernières années : qui sont les hommes et (les femmes) qui
en constituent la base sociale ; pourquoi le phénomène est-il
apparu à ce moment-là ?>
Ce serait une erreur d’imaginer que les couches
sociales qui posent avec le plus de force la question de la « décence »
des femmes aujourd’hui, et qui constituent le vivier des forces
islamistes, sont constituées de masses
incultes et facilement manipulables. L’activité des Frères musulmans
se concentre sur les couches pauvres et moyennes de la société
bénéficiant d’une instruction moyenne, voire supérieure. Cadres,
médecins, ingénieurs et avocats, enseignants, employés des secteurs
privé et public, constituent une partie non négligeable de leur
recrutement : ce sont des hommes instruits de la classe moyenne.
Pour ces couches sociales, la question du comportement
des femmes se posait relativement peu il y a une ou deux générations
dans la mesure où la « libération des femmes », entendue
au sens d’imitation par certaines femmes du modèle occidental,
se limitait aux couches de la haute bourgeoisie arabe dont les
femmes se montraient en public, et ne touchait pas les couches
les plus populaires.
Dans la société traditionnelle, les femmes n’étaient
pas absentes mais, aux champs ou sur les marchés, elles avaient
une place bien définie dans la division sexuelle du travail liée
à un ordre patriarcal.
Aujourd’hui la situation a complètement changé
par l’apparition de nouvelles structures sociales liées au travail
des femmes, à leur éducation. En ce sens, les politiques étatiques
ont largement contribué à ces mutations en imposant la scolarité
obligatoire pour les jeunes filles. Celles-ci ont la possibilité
de sortir de chez elles et de fréquenter un environnement qui
n’est pas limité à la famille. Il en est de même lorsqu’elles
travaillent. On est donc dans une situation en profonde mutation
qui perturbe grandement les structures habituelles de la société
par l’effondrement du fossé qui sépare les femmes de la vue des
hommes. A l’école ou au travail, les femmes se retrouvent dans
un environnement dans lequel elles se trouvent avec des hommes
et des femmes sans lien de parenté et échappent relativement au
contrôle social de la famille.
Il y a trente ans, les femmes issues de la grande
bourgeoisie adoptaient des comportements et des usages vestimentaires
occidentaux. La main d’œuvre féminine issue de cette classe représentait
une fraction minime de la population : cette situation ne
perturbait pas l’ordre social patriarcal.
Aujourd’hui, les femmes qui apparaissent dans
la sphère publique ne sont plus exclusivement issues de la grande
bourgeoisie urbaine. L’accès des femmes à l’éducation et au travail
a conduit à une modification de la composition sociale de la main
d’œuvre dans de nombreux secteurs où les femmes s’imposent :
système d’éducation, santé, fonction publique, et aussi parfois
dans des emplois qualifiés ou hautement qualifiés. Elles sont
enseignantes, parfois dans l’enseignement supérieur, secrétaires,
réceptionnistes, et de plus en plus membres des professions libérales
et techniques. Une indépendance économique, même relative, conduit
progressivement à des mutations dans les mentalités des femmes.
Cela a donc sensiblement modifié le contexte traditionnel, rendant
urgent, aux yeux des islamistes, de poser la question du comportement
public et de l’habillement (la « décence ») des femmes.
Les femmes sont progressivement devenues de plus
en plus présentes dans la vie publique, leur rôle est de plus
en plus nécessaire et impossible à masquer : on peut dire
par conséquent qu’elles contribuent littéralement à créer et à
développer une petite bourgeoisie dont on sait le rôle qu’elle
a pu jouer dans les sociétés occidentales. De ce point de vue,
le fondamentalisme a peut-être pour fonction de canaliser le développement
de cette couche sociale en tentant de la maintenir dans un cadre
patriarcal.
Ce phénomène peut être transposé dans le cadre
de la population immigrée des pays occidentaux, où les filles
bénéficient évidemment de la scolarisation obligatoire. La structure
familiale musulmane traditionnelle constitue un handicap pour
la promotion sociale des jeunes hommes dans la mesure où la prééminence
masculine et l’assujettissement des filles ne prépare pas les
garçons à affronter un monde dans lequel ils ne seront pas les
rois ; les filles au contraire auront tendance à s’acharner
à travailler et auront des résultats scolaires souvent nettement
supérieurs à leurs frères, tandis que dans la sphère familiale
elles retrouveront leur statut subordonné. Le fondamentalisme
aura donc pour fonction de maintenir ces filles dans cet état
subordonné, faute de quoi elles risquent d’échapper au contrôle
patriarcal.
Un sondage publié il y a dix ans montrait qu’environ
50 % de jeunes hommes d’origine musulmane se marient ou se
mettent en ménage avec des jeunes filles françaises de souche ;
le taux est de 25 % pour les filles, ce qui, compte tenu
du contexte, est beaucoup. En deux ou trois générations, les filles
d’origine musulmane seraient complètement assimilées. On peut
donc se demander si le fondamentalisme islamique n’a pas pour
fonction de combattre cette assimilation et de conserver le contrôle
social de la communauté sur ses femmes.
Le fondamentalisme islamique semble être l’expression,
ancrée dans les couches populaires de la société arabe, d’un mouvement
de résistance aux évolutions sociales inévitables qui feront perdre
aux hommes et, d’une façon plus générale, aux familles, le contrôle
sur les femmes. Il s’agit d’une réaction contre les mutations
dans les relations entre les sexes qui débordent largement des
couches privilégiées de la population. La question de la conduite
des femmes en public devient donc, pour les fondamentalistes,
un phénomène de société dans la mesure où l’accès des femmes à
l’éducation et au travail a des incidences à grande échelle sur
l’ordre patriarcal.
Si la diffusion massive, chez les femmes, des
comportements traditionnels en matière vestimentaire est souvent
le résultat de pressions masculines et même parfois de violence
extrême (par des jets d’acide, notamment), l’explication ne saurait
se limiter à cela.
Le discours des féministes de la bourgeoisie
urbaine d’il y a trente ans reste incompréhensible aux femmes
qui aujourd’hui accèdent au monde du travail et qui souvent portent
le voile. Ces féministes sont perçues comme des bourgeoises occidentalisées
et la femme occidentalisée des couches supérieures de la société
est désignée comme le symbole de ce qui est à la fois inaccessible
et corrompu.
Les femmes qui accèdent aujourd’hui au marché
du travail ont bénéficié des progrès accomplis dans l’éducation
supérieure des femmes ces vingt ou trente dernières années, progrès
nécessités par un besoin croissant du secteur public en personnels,
ce qui a permis d’intégrer de nombreuses enseignantes, directrices
d’école, employées du bureau. Ces femmes sont, pour beaucoup d’entre
elles, issues de familles qui, auparavant, n’auraient jamais fourni
une instruction à leurs filles. Elles ne sont pas nécessairement
attirées par l’image de la femme « moderne » donnée
par leurs aînées issues de la bourgeoisie des années 60 ou 70
et ne sont pas forcément attirées par leur style de vie. Elles
ne se sentent pas non plus tenues de suivre la mode vestimentaire
de leurs jeunes contemporaines occidententales – « grunge »,
jeans troués, etc.
Les femmes issues de la bourgeoisie « occidentalisée »
qui arrivent sur le marché du travail ou, d’une manière plus générale,
qui accèdent à la sphère publique ont pu bénéficier d’une « période
de transition » du fait même qu’elles ont été élevées dans
des milieux dans lesquels les codes, les valeurs, les comportements
occidentaux ne sont pas étrangers. Au contraire, le passage à
la vie professionnelle des femmes issues des couches plus populaires,
essentiellement conservatrices, peut provoquer une réelle angoisse
liée à leur sentiment de vulnérabilité. Le discours islamiste
peut fournir à ces femmes des codes précis sur la manière dont
une femme doit se comporter dans le monde actuel. L’adoption des
codes de comportement coutumiers est peut-être une façon de concilier
les idées traditionnelles sur la femme et les impératifs d’une
société en profonde mutation.
L’adhésion au fondamentalisme est une forme de
résistance au modernisme occidental. C’est aussi une résistance
culturelle contre l’héritage colonial dont la « mission civilisatrice »
a été perçue comme une agression contre l’identité musulmane. Cette
« mission civilisatrice » entendait réformer les coutumes
et les traditions familiales musulmanes, qui étaient le principal
sujet d’attaque des colons contre l’islam. La famille était le
lieu de contestation de l’ordre colonial dans lequel les représentants
de celui-ci pouvaient difficilement pénétrer. C’est à ce titre
que le féminisme fut assimilé à une des formes de l’impérialisme
culturel de l’Occident. Les musulmans, hommes ou femmes, qui tentaient
de modifier cet ordre de choses étaient considérés comme des traîtres.
La femme musulmane devient le symptôme permettant
d’évaluer le degré d’intégration de la société aux valeurs occidentales.
Cibler les programmes d’islamisation sur les femmes est donc le
moyen de s’opposer à l’introduction des valeurs occidentales et
des valeurs adoptées par les couches supérieures de la société
arabe quand ces valeurs font précisément leur chemin dans les
couches moyennes.
La présence, très circonscrite, des femmes dans
la sphère publique il y a trente ans ne posait pas de problème ;
leur irruption aujourd’hui affecte réellement les couches moyennes
par les conséquences sociales que cela peut avoir et inquiète
nombre d’hommes de ces couches sociales.
Ne pouvant ni nier la supériorité économique
et technique de l’Occident et par conséquent à sa supériorité
politique, ni proposer d’alternative, le fondamentalisme axe son
discours sur le registre moral en tentant de démonter la supériorité
de l’islam, en dépit de son assujettissement politique et économique,
sur l’amoralisme occidental. Aussi les propagandistes américains
qui ne comprennent rien mais veulent expliquer l’acharnement avec
lequel les musulmans intégristes s’en prennent à eux essaient
de se convaincre que c’est la rancœur envers leur mode de vie,
leur niveau de vie. Ils se trompent lourdement.
L’argumentaire habituellement développé pour
justifier le « modèle américain » n’a que peu de prise
sur la majorité des musulmans, à savoir que les États-Unis sont
une société prospère, libre, pluraliste, qui donne aux femmes
les mêmes droits qu’aux hommes. Ces arguments ne sont pas niés
par les fondamentalistes mais déclarés non recevables. Se fondant
sur Sayyid Qotb,
les fondamentalistes disent que l’Occident est une société fondée
sur la liberté tandis que le monde islamique est fondé sur la
vertu. Qotb souligne dans ses ouvrages à quel point la liberté est
mal utilisée dans les pays occidentaux. Les sociétés islamiques
peuvent être pauvres, dit-il, mais elles tentent d’accomplir la
volonté de Dieu : la loi islamique est la volonté de Dieu,
elle est nécessairement au-dessus de toute loi humaine. La vertu
est un principe supérieur à la liberté .
Car le prix que paie l’Occident pour sa supériorité
matérielle est précisément sa dégénérescence morale. La littérature
fondamentaliste est pleine de ces images de la femme occidentale
dénudée, offrant son corps à tous, avilie, qui ne respecte
ni mariage ni famille.
Ne pouvant résister à la puissance économique
et politique de l’Ouest, les fondamentalistes réaffirment leur
autorité dans un domaine sur lequel ils peuvent intervenir, les
femmes et la morale. La femme devient le lieu et le symbole de
la résistance. C’est pourquoi les fondamentalistes qui sont dans
l’opposition, ou qui accèdent aux instances de pouvoir grâce à
cette invention de l’Occident dégénéré qu’est la démocratie, commencent-ils
en priorité par tenter de mettre en place des mesures concernant
les relations hommes-femmes. Le statut
de la femme acquiert une importance primordiale dans le programme
fondamentaliste.
La question de l’habillement des femmes devient
une question politique, et le projet des fondamentalistes est
d’exclure cette question du domaine du choix personnel. Le port
du voile devient une affaire qui relève du contrôle social public
parce que les couches qui constituent la base sociale du fondamentalisme
sont directement touchées par les conséquences des nouveaux rapports
sociaux. Les fondamentalistes entendent lutter contre la pollution
occidentale en créant, à partir d’éléments disparates, une alternative
qui éliminerait les aspects « modernes » de la société
et restaurait les valeurs traditionnelles. Ilest d’ailleurs significatif
que les principaux doctrinaires du fondamentalisme ne sont ni
des religieux ni des théologiens mais des « civils »
(je n’ose parler de « laïcs »…) : que ce soit Maudoudi , Sayyid Qotb...
ou même Ben Laden…
Si les femmes sont les premières victimes de
la corruption occidentale, elles sont aussi aux avant-postes de
la lutte et, à ce titre, elles doivent appliquer avec rigueur
les préceptes de la religion. Les sociétés musulmanes sont engagées
dans une guerre dans laquelle la « pureté » des femmes
– c’est-à-dire le contrôle masculin sur elles – joue un rôle central.
Se disperser dans des futilités, dans la séduction et l’indécence,
c’est donc ouvrir la porte à l’envahisseur, une trahison qui fait
le jeu de l’ennemi dans sa tentation à vouloir corrompre la nation
musulmane.
Le combat contre la dégénérescence occidentale
est mené par des hommes qui mettent les femmes en première ligne,
lesquelles sont également les premières victimes de ce combat. Il est
peu probable, dans ces conditions, que les considérations théologiques
sur ce que le Coran a réellement dit sur la condition de la femme
puissent réellement toucher ces hommes. Comme en Occident, la
revendication de l’égalité des droits ne pourra pas faire l’économie
d’un combat politique, même si l’homme, et Dieu, sa création,
en ont décidé autrement.
Ce combat politique se manifestera peut-être
plus tôt que nous le pensons, et sous des formes inattendues.