Une
offensive idéologique à grande échelle submerge le monde de l'édition
et des médias sur la «fin du travail» et fournit de délicieux
frissons à une armada de théoriciens persuadés d'avoir découvert
quelque chose de nouveau et enchantés d'avoir un sujet à se mettre
sous la dent, qu'ils ont parfois fort longue. Malheureusement
pour eux, la tendance du capitalisme à se débarrasser du travail
– sans jamais y parvenir – est un phénomène fort ancien, décrit
par Proudhon en... 1846, dans Le système des contradictions
économiques. Il y déclare ironiquement que le capitaliste
cherche à se débarrasser de «l'oppression du travail», mais
que c'est un peu comme si l'Etat cherchait à se débarrasser de
l'oppression de l'impôt...
De
fait, lorsqu'on regarde les résultats des grandes entreprises
et l'évolution des revenus du capital, il ne semble en tout cas
pas qu'il y a une crise des profits. Jamais les revenus
du capital n'ont été aussi élevés, puisqu'ils ont progressé de
7,5% par an entre 1987 et 1990 et de 7% par an de 1990 à 1992,
alors que les revenus du travail ont progressé de 0,9% pendant
ces trois premières années, de 2% en 1990, 1,2% en 1991 et 0,1%
en 1992 (). On saisit tout de suite quelle catégorie
particulière de la population fait l'«effort d'adaptation» demandé
par Raymond Barre, qui appelle à ne pas tomber dans des «accès
de sensiblerie sociale» et se demande si les Français sont «prêts
à l'effort d'adaptation soutenu qui s'impose à eux» (Faits
& Arguments, septembre 1994). Les Français, demande-t-il
encore, «sont-ils conscients des défis qu'apporte à leur pays
et à eux-mêmes le caractère global et inexorable de la compétition
présente et à venir?» Avec un taux de chômage de 3% en 1973 et
de plus de 12% aujourd'hui, les Français auraient cependant tort
de ne pas tomber dans des «accès de sensiblerie sociale».
Les
travaux qui affluent sur cette question sont parfois fort intéressants,
bien qu'ils sont rarement en mesure d'expliquer à ceux qui n'ont
pas d'emploi pourquoi il en est ainsi. La plupart du temps, ces
contributions sont d'une obscurité totale, et il est à regretter
que même dans les milieux qui devraient être les plus à mêmes
d'expliquer ce phénomène de chômage de masse, le discours soit
souvent guère moins obscur et l'approche guère moins idéologique.
Cette
«crise» n'est pas un phénomène mystérieux qui nous tombe dessus
comme une fatalité. Elle a une histoire, et des causes, qu'on
peut tenter de cerner. Présenter «le problème du travail» comme
un problème nouveau est une véritable escroquerie. C'est oublier
que dans notre société capital et travail sont liés et que s'il
y a une crise de l'un il y a forcément une crise de l'autre. Toute
la littérature qui sort depuis quelques années sur la question
évacue ce lien, pour la simple raison que leurs auteurs pour la
plupart nient que la cause du «problème» se trouve dans la crise
du capitalisme lui-même. Ils font une description souvent
pertinente des formes particulières et nouvelles de travail qui
apparaissent, constatent que ces évolutions conduisent à une élimination
croissante des salariés de la sphère du travail, et concluent
à l'avènement de la société de loisirs, en oubliant que les seules
heures supplémentaires effectuées en France pourraient occuper
100 000 emplois, que la plupart de ceux qui ont un emploi
à temps partiel supposé être générateur de loisirs ne l'ont pas
choisi et n'ont guère les moyens d'avoir des loisirs, et que si
d'innombrables travailleurs ne trouvent pas d'emploi, ceux qui
en conservent un sont invités à travailler plus et moins cher
et dans des conditions de plus en plus précaires.
Que
les mutations du capitalisme conduisent à des mutations dans le
travail est une extrême banalité. Que cela amène à la «fin du
travail» reste contestable: ceux qui développent ces thèses devraient
se demander comment ils se raseraient le matin sans rasoir ni
électricité, prendraient leur petit déjeuner sans café ni lait,
iraient au travail sans métro ou voiture, écriraient leurs articles
sur la fin du travail sans ordinateur (ou sans machine à écrire
pour les plus attardés d'entre eux), etc., et comment ils se débrouilleraient
avec le tas de poubelles s'amoncelant devant chez eux.
Ces
quelques remarques sont évidemment d'une extrême trivialité, et
peu théoriques. Pourtant, de temps en temps, une grève des éboueurs,
des cheminots ou des transporteurs routiers vient rappeler que
le travail des prolétaires reste une occupation vitale sans laquelle
la société s'effondre, tandis qu'une grève des brocanteurs, des
huissiers de justice ou des auteurs d'articles sur la fin du travail
affecterait guère la vie quotidienne de la population...
Que
le capitalisme ait trouvé des moyens de plus en plus sophistiqués
pour réaliser des profits est une réalité qui ne saurait en aucun
cas évacuer cette autre réalité que tout l'échafaudage repose
sur l'appropriation de la plus-value réalisée par l'exploitation
du travail. Le fait que, augmentation de la productivité du travail
aidant, moins d'ouvriers sont nécessaires ne doit pas évacuer
le fait que les exclus du travail contribuent d'une certaine façon
à la réalisation de la plus-value par leur seule présence, qui
fait pression sur le niveau des salaires.
Le
discours sur la «fin du travail» est à notre sens pour l'essentiel
un discours cherchant à masquer l'essentialité du travail, sans
lequel aucune plus-value n'est réalisée. A la lecture de ces prémisses,
le lecteur ne s'étonnera sans doute pas que, pour tenter de cerner
le problème du travail, nous parlerons surtout du capital.
A.–Baisse du taux de profit et
augmentation de la productivité du travail
Pendant
la première moitié de ce siècle, la production capitaliste était
caractérisée par une production essentiellement fondée sur le
travail humain, c'est-à-dire dans laquelle la part de la main-d'œuvre
était prépondérante dans la production de plus-value. De 1890
à 1950, sur une période de soixante ans, l'augmentation de la
part de capital fixe investie par travailleur n'augmente que
de 3,7 fois (cf. P.Villu, Un siècle de données macro-économiques).
En revanche, à partir de 1950, cette évolution va considérablement
s'accélérer: la machine va cesser d'être un simple complément
du travailleur pour devenir un facteur essentiel de la production:
de 1950 à 1990, l'augmentation de la part de capital fixe investie
par travailleur augmente de 10,4 fois. L'accroissement du machinisme
dans certains secteurs est tel qu'il a remplacé presque complètement
le travailleur, grâce à l'introduction de la robotique. La vente
des robots, selon Le Monde du 23 mars 1994, a progressé
de 23% cette année-là. Les robots sont utilisés dans l'automobile,
la mécanique, mais aussi dans l'agroalimentaire, la chimie, le
bâtiment. Ils peuvent être utilisés soit à des tâches simples,
telles que le soudage, la peinture, et dans ce cas ils sont manipulés
par un opérateur, soit à des tâches plus complexes.
D'une
façon générale, l'automatisation a permis de réduire considérablement
la main d'œuvre dans la sidérurgie, la pétrochimie, le nucléaire.
Pechiney produit la moitié de l'aluminium français avec 580 salariés
(Le Monde, 4 novembre 1994). Le paradoxe est que cette
recherche effrénée de profits conduit à une baisse générale des
taux de profit. En effet, plus la part de capital fixe (machines,
bâtiments, etc.) augmente par rapport à celle du capital variable
(main-d'œuvre), plus le taux de profit tend à baisser, car en
fait seul le travail vivant produit de la plus-value. C'est un
constat que Proudhon, puis Marx avaient déjà fait. Plutôt que
d'illustrer ce phénomène par des chiffres, on peut simplement
considérer que, très logiquement, l'immobilisation d'une quantité
très importante de capitaux dans des investissements en matériels
et en immeubles réduit la part de profits qu'on peut tirer de
ces investissements.
Pour contrecarrer cette tendance, les capitalistes
ont plusieurs solutions:
• accroître
la durée du travail. L'accroissement de la durée du travail n'est
pas toujours possible à réaliser ouvertement aujourd'hui pour
des raisons essentiellement culturelles, mais elle peut être obtenue
par des détours, par l'instauration d'heures supplémentaires (additionnées,
elles créeraient cent mille emplois en France), ou en annualisant
le travail: lorsqu'un effort productif est nécessaire on fait
travailler les salariés plus longtemps, quitte à les faire travailler
moins longtemps en période creuse.
• accroître
l'intensité du travail. Dans les entreprises où les réductions
d'effectifs se font «en douceur», c'est-à-dire par le non-remplacement
des salariés qui partent à la retraite, comme dans celles où les
licenciements sont plus brutaux, on constate que la même quantité
globale de travail, voire une quantité supérieure est exigée de
ceux qui restent, qui subissent une augmentation des cadences,
des rythmes de travail, et une diminution des temps morts.
• d'une
façon générale, augmenter sans cesse la productivité du travail:
selon l'OCDE, celle-ci a augmenté de 150 fois entre 1950 et 1990.
Cependant, l'augmentation du taux d'exploitation des travailleurs
– car c'est bien de cela qu'il s'agit – n'a pas enrayé la baisse
des taux de profit dus à l'augmentation spectaculaire du capital
constant. Il faut cependant considérer que la baisse des taux
de profit n'implique pas forcément une baisse des profits,
dans la mesure où un faible taux de profit relativement à un capital
important peut représenter en valeur absolue une somme supérieure
à un fort taux de profit relativement à un capital moins important:
en 1994, les 25 premiers groupes français ont doublé leurs bénéfices,
tandis que leur chiffre d'affaires n'a augmenté que de
5,2% (Le Monde, 26 avril 1995).
La
conséquence de cette évolution est que les détenteurs de capitaux
trouvent de moins en moins attractif d'investir dans la production,
parce que les taux de profit y sont faibles. C'est ce qui explique
la forme dominante actuelle du capital, qui se transforme en produit
financier et spéculatif évoluant en circuit fermé. L'économie
réelle fondée sur la production et l'économie «fictive», spéculative
(appelons cela le capitalisme «virtuel» pour être dans l'air du
temps, ce qui ne signifie pas que les profits qu'il réalise soient
fictifs...) sont de plus en plus détachées l'une de l'autre.
En
1987, Jean Peyrelevade, alors président de la banque Stern, écrivait
dans Le Monde que «les mouvements financiers sont devenus
sans aucun rapport avec ceux des marchandises» (17 avril
1987). Les transactions sur le marché des changes représentent
aujourd'hui 1 000 milliards de dollars par jour, soit
cinquante fois le montant des échanges de biens et services...
Le
système capitaliste se trouve devant une contradiction insurmontable:
•soit
il axe ses priorités sur l'économie réelle, productive, et on
aboutit à une croissance continue qui se fait au prix du sacrifice
de la stabilité monétaire, et on a l'inflation. Les taux d'intérêt
expriment l'écart entre l'épargne disponible et le besoin en investissement.
C'est ce qui avait caractérisé la période des «Trente glorieuses»;
•soit
on priorise la stabilité monétaire, et l'économie réelle doit
s'adapter à cette situation. Les taux d'intérêt expriment les
anticipations du marché monétaire sur ce que sera l'écart entre
l'épargne disponible et les besoins en investissement; ce n'est
plus l'épargne qui s'aligne sur le besoin d'investissement, mais
le besoin d'investissement qui s'aligne sur les fluctuations du
taux d'intérêt.
Autrement
dit, le «moteur» du système n'est plus la production mais la spéculation.
Les variations de la bourse n'accompagnent plus l'évolution de
la production et du PIB, elles en sont totalement détachées: les
cours de la bourse en 1993 ont monté respectivement de 45% et
de 22% en Allemagne et en France alors que ces deux pays étaient
plongés dans une grave récession. Paradoxe suprême, la croissance
elle-même devient un sujet d'inquiétude, comme ce fut le cas en
octobre-novembre 1994 aux Etats-Unis, parce qu'elle risque de
produire des tensions inflationnistes impliquant la hausse des
taux d'intérêt... Un entrefilet dans le Monde du 8 juin
1996, particulièrement significatif, est intitulé ainsi: «Etats-Unis:
la bonne santé de l'économie inquiète les marchés». C'est que
le nombre de créations d'emplois pour le mois précédent, qui était
prévu à 153 000, a été en fait de 348 000: ces révélations
«ont jeté un froid sur les marchés financiers», dit l'article.
Un
cercle vicieux apparaît: puisque le capital ne peut plus se valoriser
d'une façon suffisamment attractive dans le secteur productif,
il se lance dans des spéculations financières, boursières, jouant
sur l'évolution du cours des monnaies, des matières premières,
des taux d'intérêt. Les Golden Boys ont ainsi l'impression
que l'argent crée l'argent sans qu'il y ait aucun fondement productif
derrière, ce qui n'est évidemment pas le cas. En conséquence,
les banques prêtent de l'argent à fort taux d'intérêt à ceux qui
veulent investir dans l'industrie, puisque les profits y sont
faibles, ce qui en retour décourage l'investissement productif.
Mais puisque le secteur spéculatif rapporte beaucoup, une part
importante des profits réalisés dans l'industrie s'y engage, passant
entre les mains du capital financier au détriment du secteur productif
lui-même... C'est ce qu'on appelle le phénomène de «bulle spéculative»
qui se contracte et se gonfle au gré des péripéties du système,
et qui peut éclater, comme lors du krach boursier d'octobre 1987.
L'argent
ne sert plus à financer des activités productives, des créations
d'entreprises. Le marché boursier primaire, c'est-à-dire consacré
aux émissions d'actions nouvelles – correspondant à des créations
d'entreprises – représente aux Etats-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne,
au Japon et en France moins de 5% du volume des échanges effectués
en bourse; le reste est consacré au marché spéculatif. Et si on
peut constater que les flux de capitaux se consacrant aux investissements
à l'étranger ont augmenté trois fois plus vite que les échanges
entre 1985 et 1991, 90% de ces flux aux Etats-Unis ont servi à
financer des acquisitions-fusions, c'est-à-dire qu'ils ont servi
non pas à accroître les capacités de production mais à concentrer
le capital sur une base transnationale. On en arrive même à parler
d'«industrie financière ()»! Ce processus est accéléré par les
technologies de communication, qui ont considérablement évolué
grâce à la mise en place de réseaux informatiques.
B.–Diminution
des emplois productifs, augmentation du travail improductif
Le
corollaire de ce que nous décrivons est que la nécessité de maintenir
les taux de profit, qui a pour effet d'augmenter la productivité
du travail, conduit à une diminution relative de la classe ouvrière
occupée dans l'industrie, dans les métropoles industrielles. C'est
ce que constate l'Etude de l'OCDE sur l'emploi, de 1994:
sauf pour la Grande-Bretagne, il y a eu, dans les six pays de
l'OCDE, augmentation de la classe ouvrière jusqu'en 1970. Pour
l'ensemble de l'OCDE, la moyenne des emplois industriels par rapport
à la population active monte de 38,2% à 39,7% de 1960 à 1970,
puis elle tombe à 31,4% en moyenne en 1990, soit une chute de
7,3%().
C'est
en Grande-Bretagne que la chute est la plus spectaculaire puisqu'elle
passe de 48,4% en 1960 à 28,7% en 1990 – le thatchérisme est passé
par là. Significativement, c'est l'Allemagne où la proportion
de la classe ouvrière reste la plus nombreuse, avec 39,1% en 1990;
le Japon, quant à lui, voit la proportion de ses emplois industriels
augmenter de 1960 à 1990: ce sont aussi les pays où les investissements
et les dépenses en recherche-développement sont les plus importants.
Les
pays industriels ont tous perdu des emplois industriels, sauf
le Japon et... la Grèce entre 1980 et 1990: la Grande-Bretagne
a perdu 2 millions d'emplois, soit 28% de ses emplois industriels;
la France: 1 million, soit 18%; l'Italie: 600 000 soit 10%;
les Etats-Unis: 1 million, soit 5%; l'Allemagne: 200 000,
soit 1%.
Mais
les Etats-Unis ont perdu 2 millions d'emplois supplémentaires
entre 1991 et 1994, et l'Allemagne 800 000 emplois dans la
métallurgie entre 1991 et 1994 (Le Monde, 17 février 1995).
En
France le secteur tertiaire marchand a gagné 2 541 000
emplois entre 1975 et 1993, la fonction publique 1 070 000
emplois; mais l'industrie et le bâtiment-génie civil ont perdu
1 485 000 et 723 000 emplois.
On
constate donc qu'il y a eu une diminution en valeur relative de
la classe ouvrière industrielle, celle qui produit la plus-value,
même si on tient compte qu'une partie des salariés du tertiaire,
travaillant dans les transports, le stockage, la manutention,
la distribution, participent également à la production de plus-value.
Aux
Etats-Unis, le tertiaire occupait 17% des emplois en 1850, et
77% en 1992. Dans les seize pays de l'OCDE, la part du tertiaire
était en moyenne de 24,3% en 1870, de 38,7% en 1950, de 53,4%
en 1973 et de 63,5% en en 1987 ().
La
question qui vient naturellement à l'esprit est: faut-il mettre
cette baisse sur le compte des délocalisations dans le tiers monde () où la main d'œuvre est bon marché?
On constate en effet que les industries du vêtement, de l'horlogerie,
de l'électronique bas de gamme, des jouets, sont délocalisées
vers des pays à faible coût de main d'œuvre, en particulier dans
le Sud-Est asiatique, et qui permettent par conséquent de garantir
des taux de profit supérieurs. On peut donc se demander si les
emplois créés dans ces pays ne correspondent pas simplement aux
emplois supprimés dans les pays industrialisés, ce qui interdirait
de parler de diminution relative de la classe ouvrière à l'échelle
mondiale.
La
première remarque qu'on peut faire est que les activités qui sont
délocalisées exigent une part importante de main-d'œuvre. Ce sont
donc des emplois peu qualifiés, malgré certaines «bulles» de haute
technologie comme l'informatique en Inde.
La
seconde remarque qu'on peut faire est que:
•La
valeur des exportations des pays industriels vers l'Extrême-Orient
est nettement supérieure à celle de leurs importations, exportations
incluant des biens de production (machines) qui en principe sont
créatrices d'emplois (). De 1985 à 1990, les exportations de
machines sont passées de 50,7 milliards de dollars à 111,1 milliards
(Etude de la Caisse des dépôts et consignations: «Faut-il craindre
les NPI d'Asie?», avril 1993). Cette augmentation des exportations
aurait dû, pense-t-on, créer des emplois dans les pays industriels.
•Mais
aujourd'hui, c'est avant tout l'effet de l'augmentation de la
productivité qui est le facteur de l'augmentation de la production
dans les pays industriels: cette dernière n'est donc plus créatrice
mais destructrice d'emplois. Une étude allemande, citée par André
Gorz, révèle qu'entre 1953 et 1960, 100 milliards de marks
investis dans l'équipement industriel créaient deux millions d'emplois;
entre 1960 et 1965 ces 100 milliards créaient 400 000
emplois; entre 1965 et 1970 ils supprimaient 100 000 emplois
et entre 1970 et 1975, ils en supprimaient 500 000. Si ces
chiffres étaient actualisés à la date d'aujourd'hui, ils seraient
probablement encore plus impressionnants. (A. Gorz, Les chemins
du paradis, l'agonie du capital, éd. Galilée, 1983, p. 69.)
Les
pertes d'emplois dans les pays industriels ne sont par conséquent
pas tant dues aux délocalisations qu'à l'augmentation, destructrice
d'emplois, de la productivité du travail dans ces pays. En valeur
absolue, la classe ouvrière industrielle diminue à l'échelle mondiale,
bien que les pays industriels continuent d'assurer quand même
70% de la production mondiale. Mais ce serait une erreur de s'imaginer
que les pays du tiers monde ne soient pas capables de s'adapter
aux normes occidentales et aux impératifs de l'augmentation de
la productivité du travail, comme le révèle un article du Monde
du 10 octobre 1995: une usine automobile du Nord de la Chine,
qui produit 140 000 camions, 25 000 Golf, 25 000
Jetta et 30 000 Audi entend quadrupler sa production d'ici
10 ans et supprimer 7 000 emplois par an. Il y a donc
tout lieu de penser que d'ici quelques années, le processus de
liquidation des emplois industriels dans les pays du tiers monde
va s'amplifier et que le débat: «y a-t-il diminution relative
de la classe ouvrière?» ne va plus concerner les seuls pays industriels
mais l'ensemble de la planète.
On
assiste d'ailleurs à un phénomène de «retour»: les sociétés japonaises
ou coréennes implantent des usines dans des zones sinistrées d'Europe
occidentale parce que la main-d'œuvre y est maintenant devenue
peu coûteuse, l'autre avantage étant que l'entreprise se trouve
à proximité de ses marchés...
La
seconde grande évolution du système capitaliste concerne la modification
des emplois de services.
La
production de marchandises n'a en soi aucun sens, surtout dans
une économie mondialisée, si ces dernières ne peuvent être acheminées
vers les lieux de vente. En ce sens, les travailleurs occupés
à ces tâches sont «productifs» au même titre que ceux qui se consacrent
à la production proprement dite. Mais au-delà de la production
et de la distribution, il y a une cascade d'activités interdépendantes
qui participent d'une façon ou d'une autre, non pas à la production
de plus-value, mais à sa réalisation: publicité, gestion
commerciale, banques, assurances, immobilier, mais aussi fonction
publique, police, armée, santé, éducation.
C'est
ce qu'on appelle les «faux frais» du capitalisme, c'est-à-dire
les frais annexes, les «services».
Le
secteur des services a considérablement augmenté entre 1960 et
1990, au point qu'on a pu parler d'explosion. Voici son évolution
entre 1960 et 1990 en pourcentage de la population active employée:
1960 1970
1990
France 41,1
47,9 64,6
Italie 31,6
42,0 59,7
G.-B.
47,9 52,7 69,2
RFA
38,5 43,1 57,4
USA 60,8
62,6 71,5
Japon
37,6 46,9 58,7
(Source: Rapport de l'OCDE sur l'emploi,
1994.)
Le
secteur tertiaire dépasse partout et de loin le secteur industriel.
En gros, il y a un travailleur productif pour 5 travailleurs
non directement productifs. On a coutume de considérer que l'existence
d'un fort secteur tertiaire est le symptôme d'une économie industrielle
développée. Il faut cependant rester très réservé. En effet,
les emplois qui traditionnellement relèvent de ce secteur (banque,
assurances, etc.) ont tendance à diminuer au profit d'emplois
précaires et marginaux, de petits boulots dont par exemple 2,6 millions
ont été crées aux Etats-Unis entre mars 1991 et février 1994.
Livreurs de pizzas, gardiens, démarcheurs par téléphone ou opératrices
de 36-15 Ulla, vendeurs de crêpes ou de merguez-frites et autres
emplois dits de «proximité» constituent une part importante des
emplois de services créés actuellement et sont plutôt révélateurs
d'une décadence du système.
Le
secteur tertiaire n'est pas, et de loin, le moins touché par la
vague de restructuration de l'emploi qui s'abat sur les pays industriels.
Le terme de faux-frais n'est pas employé au hasard. Il s'agit
de frais excédentaires qui n'entrent pas directement dans la création
de valeur, dont on peut supporter la charge lorsque les profits
sont élevés, mais qu'on va tenter de réduire le plus possible
lorsque les temps se font durs. Le taux de chômage des ouvriers
français en 1993 était de 14,3%, mais celui des employés était
de 13,9%. L'incertitude touche donc aussi ces couches, mais aussi
de plus en plus les cadres. Les emplois tertiaires sont devenus
un poids que les employeurs veulent diminuer le plus possible,
car ils grèvent considérablement le taux de profit.
Les
compressions de personnels dans le tertiaire pourraient, selon
le Wall Street Journal Europe du 19-20 mars 1993,
faire disparaître aux Etats-Unis 25 millions d'emplois dans
un secteur privé qui en compte environ 90 millions. «C'est
là une nouvelle calamiteuse pour des millions d'employés et cadres
moyens dans les entreprises de services et pour les travailleurs
qui assurent des fonctions d'appui dans l'industrie». (Cité par
Le Monde diplomatique de juillet 1994.)
Le
phénomène atteint aussi la fonction publique, qu'on veut dans
certains cas privatiser (transports, télécom) ou tout simplement
«rationaliser» ou rentabiliser sans qu'on soit capable d'expliquer
ce que veut dire rentabiliser les services d'un ministère, sinon
faire faire le même travail par moins de personnes. Ainsi, l'OCDE
touche le fond du problème lorsqu'elle constate candidement dans
un de ses rapports: «Les deux tiers des emplois qui ont vu le
jour depuis le début des années 70 ont été créés dans le secteur
public. (...) Lorsque l'expansion du secteur public a pris fin,
le chômage s'est rapidement accru.»
Et
lorsque ce rapport affirme qu'il importe que «le secteur public
n'accapare pas l'épargne nationale», qu'il faut supprimer les
«obstacles aux flux des capitaux», «permettre que les ressources
s'orientent vers les utilisations où elles sont le plus rentables»
et «renforcer la concurrence par le biais de la privatisation»,
cela exprime à merveille l'idée que ce qui, dans la fonction publique,
peut être rentabilisé doit être privatisé («renforcer la concurrence
par le biais de la privatisation») et ce qui ne le peut pas doit
coûter le moins possible pour ne pas gâcher l'argent dont les
patrons ont besoin («permettre que les ressources s'orientent
vers les utilisations où elles sont le plus rentables»).
Pour
le capital qui cherche férocement à préserver ses profits, le
tertiaire est devenu un boulet dont il veut se débarrasser. Alors
que le secteur des services jouait le rôle de soupape de sécurité
au chômage dans l'industrie en période d'expansion, il devient
une charge intolérable en période de baisse des taux de profit.
Un
bon indicateur de cette évolution est le statut des cadres, qui
sont de plus en plus touchés: le chômage dans cette catégorie
de salariés a plus que doublé depuis 1988. Plus d'un tiers des
cadres demandeurs d'emploi sont des chômeurs de longue durée.
L'ironie de l'histoire est que les cadres qui aujourd'hui sont
licenciés parce qu'ils sont trop âgés et pas assez compétitifs,
ou ceux qui sont au chômage et qui ne trouvent pas de travail
pour cette même raison, ont constitué le fer de lance de la mise
en œuvre de la «modernisation» qui, il y a quinze ans, a mis au
chômage des centaines de milliers de travailleurs... Le patronat
en quête frénétique de rentabilité n'hésite plus aujourd'hui à
s'en prendre aux cadres, qui sont tout autant visés par les «dégraissages»
que les autres catégories.
«Alors que la saga judiciaire
de grands patrons impliqués dans des affaires de corruption et
de financements occultes de partis politiques ajoutait à la suspicion
qui pesait sur le gotha de la finance et de l'industrie françaises,
le tour de vis salarial imposé aux cadres en 1993 et 1994 a suscité
un réel malaise. Ceux qui se croyaient à l'abri du blocage des
salaires ont été, eux-mêmes, touchés non seulement dans leur pouvoir
d'achat mais dans l'un des ressorts de leur identité de groupe.
«La démotivation gagne les esprits au moment où les cadres
sont de plus en plus sollicités à s'impliquer dans les politiques
de l'entreprise. Aujourd'hui, cette implication ne tient pas tant
au partage des “valeurs communautaires” qu'aux contraintes d'une
ingénierie à visage contractuel qui les déstabilise individuellement
et collectivement tout en renforçant le stress, l'angoisse et
le mal-être dans le travail. Le développement sans précédent d'outils
qui visent à évaluer et contrôler la performance et la motivation
(analyse transactionnelle, méthode Herrmann, programmation neurolinguistique,
etc.) ainsi que les pressions de plus en plus désobligeantes,
voire cyniques exercées sur eux, font voler en éclats les promesses
du “perpétuel gagnant”. Alors que l'usure quotidienne dans un
climat de travail marqué par l'incompréhension envers des supérieurs
hiérarchiques toujours plus exigeants ne cesse de croître, “il
n'y a aucun retour de considération et de reconnaissance en termes
de relations diplôme-classification, de politique salariale ou
de déroulement de carrière ()”.» (L'homme et la société n°117-118,
Luttes de classes, «Le retour d'une affaire classée» E.Koulévakis
& M.Vakaloulis, p.17.)
Le
taux de chômage des cadres de plus de 45 ans a fortement
augmenté – il est le même que celui des ouvriers –, ce qui produit
un sentiment d'insécurité devant l'avenir, la menace d'être licencié
pour insuffisante rentabilité pesant sur les cadres (les «dégraissages
de fin de carrière»). Les patrons préfèrent embaucher de jeunes
cadres plus malléables, à des salaires de beaucoup inférieurs.
L'époque où les jeunes cadres voyaient leurs salaires fortement
augmenter en début de carrière est terminée.
On
peut dire que, au nom de la rentabilité et de la préservation
des taux de profit, les principaux alliés du patronat dans l'entreprise
sont abandonnés aux affres de la lutte des classes. La question
reste posée de savoir si les cadres relèveront le défi...
C.–La «désindustrialsation»
La diminution relative de la part du travail productif
dans la réalisation des profits capitalistes est liée, au niveau
général, au fait que la forme dominante du capitalisme aujourd'hui
n'est plus le capitalisme industriel mais le capitalisme financier
ou, pour être plus précis, le capitalisme spéculatif. Aujourd'hui
quand un capitaliste a de l'argent disponible, il ne l'investit
plus dans la production mais dans la spéculation. Une des formes
dominantes de spéculation est celle qui touche les matières premières.
Ça rapporte beaucoup plus.
En
France, en 1987, 40% des profits des entreprises françaises venaient
de transactions financières, sans lien avec la sphère productive
proprement dite. Et c'est un processus qui s'étend. La forme montante
de spéculation aujourd'hui est la spéculation sur les marchés
internationaux. D'énormes profits sont ainsi réalisés par des
transferts de marchandises ou de matières premières, réalisés
avec un simple téléphone. La valorisation du capital se fait
donc de plus en plus en dehors du travail productif.
Ça
ne signifie pas que le secteur productif cesse d'être important,
mais simplement qu'il y a d'autres champs d'action pour le capitalisme
dans lesquels il réalise des profits, et que ce ne sont pas les
secteurs productifs. Lorsqu'un cargo bourré à ras bord de blé
attend une semaine au large d'Amsterdam que le cours monte, la
plus-value réalisée est le résultat d'une opération spéculative.
C'est bien sûr une image, mais c'est à peu près comme cela que
ça se passe.
Le
capitalisme aujourd'hui a mis en œuvre de nouvelles méthodes
pour réaliser de la plus-value, qui ne dépendent pas directement
du secteur productif. Le concept même de marchandise doit aujourd'hui
être revu. Plus que jamais il apparaît comme un rapport, sa définition
exclusive en tant qu'objet manufacturé tendant à disparaître.
Le système capitaliste étend les rapports marchands à toute la
sphère d'activité de l'humanité: loisirs, santé, information,
systèmes de décision, environnement. Mettant le plus souvent en
jeu des compétences et des technologies complexes, on peut aussi
les qualifier de marchandises complexes, constituées d'une combinaison
de matériel et d'immatériel. Elles exigent des investissements
très lourds, donc des immobilisations importantes de capital,
et contribuent grandement au phénomène aboutissant à la baisse
tendancielle des taux de profit que nous évoquons plus haut.
Qu'en est-il de la classe ouvrière, dans tout cela?
–L'extraordinaire
développement technologique, scientifique, organisationnel de
la société capitaliste d'aujourd'hui rend de plus en plus difficile
d'attribuer à une personne la qualité de productif.
–L'association
complexe d'étapes, de procédés, d'interventions, de la conception
à la mise sur le marché met en œuvre une force collective qui
dépasse de loin les limites de l'usine.
–Les
processus mis en œuvre pour parvenir à l'élaboration d'une marchandise
sont d'une telle complexité en amont de la production elle-même,
et mettent en scène un ensemble de compétences techniques, scientifiques,
technologiques tel que la fabrication elle-même de l'objet devient
une étape, rien de plus, de ce processus.
–L'automation
et les systèmes à flux continus amplifient cette tendance, dans
la mesure où le temps consacré à la conception de la marchandise
devient de plus en plus long, mettant en œuvre des compétences
techniques, scientifiques complexes; le cycle qui sépare la conception
d'un bien de sa réalisation définit le temps de production de
ce bien. L'acte productif lui-même est court.
En résumé, on peut dire à propos de la notion de
travail productif
–elle
ne peut pas être individualisée parce la production est un processus
collectif intégré;
–le
concept d'usine, en tant que lieu où s'effectue la production,
a évolué;
–la
production est un phénomène impliquant des qualifications et compétences
multiples, commençant bien en amont (conception) et se continuant
bien en aval (commercialisation) du concept habituel de travail
productif.
Il
ne s'agit pas de «désindustrialisation» ni de «fin du prolétariat»:
simplement, la plus-value réalisée par le capital dans l'industrie
est devenue relativement moins importante que celle qu'il réalise
dans le secteur financier et spéculatif, ce qu'on peut appeler
le «capitalisme virtuel». Par capitalisme virtuel on entend un
capitalisme dont les revenus ne sont plus directement fondés
sur la production industrielle mais sur la spéculation, c'est-à-dire
en définitive sur l'utilisation de moyens de communication: téléphone,
fax, réseaux informatiques, etc. Les fonds de pension américains
sont un exemple caractéristique de l'évolution spéculative du
capital: ce ne sont pas les cotisations des adhérents qui servent
à verser les pensions des retraités: les cotisations servent à
constituer un capital de base qui sert à spéculer, et ce sont
les profits de la spéculation qui paient les pensions. Il suffirait
d'une série de mauvaises opérations et c'est la catastrophe pour
les retraités.
Si
le marché des «produits dérivés» est passé entre 1992 et 1994
de 4 000 à 14 000 milliards de dollars, il a bien fallu
que ces sommes soient retirées d'autres affectations... Il est
évident cependant qu'à la base il y a une production industrielle
ou des matières premières sur lesquels on spécule... Mais que
sont les produits dérivés ()? On peut dire qu'ils sont l'expression
de l'inventivité humaine. Littéralement, ce sont des produits
dérivés de titres (actions, obligations, assignats, etc.) A l'origine,
il y a des actifs réels, tels que: immeubles, usines, entreprises
commerciales, mines, en somme tout ce qui peut se vendre et qui
produit des profits. Ces actifs servent à l'émission de titres
dont la valeur peut fluctuer, et sur lesquels il y a spéculation.
La question: pourquoi spécule-t-on sur tels titres et pas sur
d'autres relève d'une problématique qui n'est pas abordée dans
le présent travail: mode, irrationalité, engouement collectif,
mais que nous nous bornons à constater.
La
valeur de certains titres peut atteindre des hauteurs totalement
détachées de la valeur réelle des actifs auxquels ils correspondent.
Le spéculateur se contente d'observer que tel titre monte, et
il l'achète, mais il a monté parce qu'auparavant d'autres ont
constaté qu'il montait. On sait qu'à un moment donné, imprévisible,
il va s'effondrer, le tout est de le revendre avant.
On
sait que dans la spéculation il y un risque. On a donc inventé
des techniques pour limiter ce risque, mais en même temps pour
accroître le champ de la spéculation. La réduction du risque consiste
à spéculer non plus sur un titre intervenant sur le marché, mais
sur plusieurs intervenants qui sont en rapport. Par exemple, un
industriel veut se prémunir contre les fluctuations en hausse
des cours de certaines matières premières et les achète au prix
d'aujourd'hui alors qu'il ne les utilisera que plus tard. De même,
un fermier, pour se prémunir d'une éventuelle baisse des prix,
vend sa récolte à terme, au prix d'aujourd'hui. Un spéculateur,
intermédiaire entre l'acheteur et le vendeur, pourra, lui, miser
sur la baisse des cours des matières premières de l'industriel,
ou sur la hausse des cours de la récolte du fermier. Ce sont les
marchés à terme, nés à la fin du siècle dernier. Aujourd'hui,
des systèmes plus compliqués interviennent.
–Le
contrat à terme (en anglais, futures). C'est un engagement
pris, sur un marché organisé, pour acheter ou vendre à un prix
convenu, un produit ou un instrument financier: matière première,
métaux précieux, actions, obligations, devises.
–L'option.
Prime donnant le droit d'acheter ou de vendre un actif dans certains
délais à un prix fixé d'avance. L'option est fondée sur un pari
quant aux variations de prix de cet actif.
–Le
contrat d'échange (en anglais, swap). Deux sociétés échangent
le coût d'une dette à taux fixe contre celui d'une dette à taux
variable, ou des montants libellés en deux monnaies différentes
dans un délai déterminé. Le contrat d'échange permet à deux intervenants
de se couvrir contre les fluctuations du marché.
Ces
produits dérivés ont commencé à prendre un essor à partir des
années 70, avec l'apparition des taux de change flottants, qui
ont abouti à une flambée des prix du pétrole et d'autres matières
premières, ce qui a incité certains à se prémunir contre ces fluctuations,
et d'autres à en profiter... L'extension de ces produits a cependant
été énorme avec la déréglementation.
La
baisse relative des taux de profit tirés de l'activité productive
incite de plus en plus les banques à s'intéresser au marché financier
– taux de change, produits dérivés, gestion d'actifs –, qui s'accompagnent
de commissions juteuses. Ainsi, les deux tiers des résultats nets
de la Société générale en 1994 proviennent de telles activités.
Une banque new-yorkaise, la Bankers Trust, tire 75% de ses revenus
des produits dérivés.
Pour
compliquer le jeu, mais aussi pour diminuer le risque, on fait
des panachages de produits – des dérivés hybrides – ayant des
niveaux de risque différents, mais qui ont des rapports de plus
en plus lointains avec les actifs auxquels ils correspondent.
Les banques peuvent ainsi proposer des produits financiers sur
mesure, si par exemple on s'intéresse à la fois aux tulipes, à
la recherche pétrolière dans les eaux territoriales de Timor-Est
et aux fluctuations de la bourse de Hongkong. Evidemment, plus
le produit est compliqué, plus les commissions de la banque sont
élevées. Un spéculateur américain, George Soros, a ainsi pu récolter
un milliard de dollars lors de la crise monétaire de septembre
1992.
Créés
à l'origine pour diminuer le risque, les produits dérivés en réalité
l'accroissent, en affaiblissant le système économique, en déréglant
les marchés, en détruisant l'économie réelle. Quelques «dysfonctionnements»
sont révélateurs: le groupe allemand Metallgesellschaft perd 1,3
milliard de dollars en 1993 parce qu'un courtier de la filiale
américaine fait une erreur d'évaluation et cherche à se couvrir
contre les fluctuations des prix du pétrole. Un cadre supérieur
japonais fait perdre 128 millions de dollars à la Nippon
Steel Company (il se suicide). Un courtier en produits dérivés,
au Chili, perd 207 millions de dollars en spéculant avec
l'argent public sur le cuivre (il ne se suicide pas). Il y a aussi
l'affaire de la banque Barings. D'innombrables sociétés ont perdu
des sommes énormes dans les produits dérivés: Procter and Gamble,
Cargill, Mead, Gibson Greetings.
«Un
principe de base du marché des dérivés est qu'il s'agit d'un jeu
à somme nulle: dans le domaine des futures, des options
et des swaps, les bénéfices des uns ne peuvent être couverts
que par les pertes des autres. Tout fonctionne sur la base de
“contreparties”. Or comment trouver des contreparties aux nombreux
dérivés hybrides, exotiques et sur mesure, sinon par une chasse
effrénée au gogo?» (Ibrahim Warde, «Dérive spéculative», Manière
de voir n°28, édité par Le Monde diplomatique, p. 41.)
La
spéculation ne produit aucune valeur par elle-même, elle ne dégage
d'énormes profits que par le consensus des innombrables opérateurs
qui, par conviction ou par cynisme, jouent le jeu. En dernière
analyse, elle est effectivement une énorme pompe aspirante de
fonds.
L'exemple
du marché des métaux non ferreux est caractéristique. Ce marché
était jusqu'aux années 80 réservé aux grandes sociétés de négoce,
industrielles ou minières. A la fin des années 80 arrivent en
force les grosses banques internationales et avec elles le règne
exclusif de la spéculation. Un trader japonais, qui aurait
réalisé pendant dix ans des opérations de courtage non autorisées
sur le cuivre, aurait fait perdre officiellement 1,8 milliard
de dollars et, selon des estimations plus probables, 4 milliards
de dollars à la société Sumitomo.
De
nombreuses sociétés ont délocalisé dans le tiers monde certains
services qui ne demandent pas une main-d'œuvre très qualifiée.
Ainsi, Suissair a implanté ses services de tarification à Bombay,
moins parce que l'Inde est à la pointe de la technologie informatique
(ce qui par ailleurs est le cas) mais parce que les salaires y
sont très faibles, que l'Inde s'est adaptée à une certaine forme
de division internationale du travail en faisant la sous-traitance
pour les pays industrialisés.
L'immédiateté
des relations, grâce à la télématique, rend parfaitement indifférent
que des fichiers informatiques soient traités à Taiwan ou New
Delhi plutôt qu'à Gennevilliers, que la saisie de l'annuaire téléphonique
soit faite à Singapour ou à Hongkong plutôt que rue du 4-Septembre
à Paris. Les pays du tiers monde qui ne sauront pas s'adapter
comme sous-traitants des métropoles industrielles mourront.
Bien
que les effets des délocalisations se fassent durement sentir
en termes d'emplois dans les pays industrialisés, il faut relativiser
l'idée reçue de «vagues d'investissements» dans le tiers monde
ou dans les pays de l'ex-bloc soviétique. La plupart des pays
industriels consacrent l'essentiel de leurs investissements...
aux autres pays industriels. 94% des investissements directs de
la France vont vers les pays de l'OCDE, et la tendance est la
même dans tous les pays industriels. Par investissements directs,
il faut entendre les investissements qui concernent la création
d'entreprises ou des prises de participations dans des entreprises,
par opposition aux investissements purement financiers ou à la
spéculation pure et simple.
Conclusion
Le
vrai discours politique n'est pas celui qui est tenu par les hommes
politiques en quête de suffrages et qui tentent de convaincre
les masses que les choses vont s'arranger si elles continuent
encore de faire des sacrifices, il se trouve dans les documents
des organismes internationaux, tels l'OCDE, le FMI ou la Banque
mondiale, qui disent les choses crûment; là, le projet est clairement
exposé: supprimer tous les droits sociaux, transformer tous ceux
qui ont un emploi en quasi-esclaves et tant pis pour ceux qui
n'en ont pas.
Là se trouve le vrai discours
politique, le vrai projet politique que mettent en place ceux
– qu'ils soient de «droite» ou de «gauche»– qui briguent les suffrages
des électeurs qui continuent de voter en espérant que «cette fois-ci»,
on verra le bout du tunnel...
Le
chômage atteint aujourd'hui dans les pays de l'OCDE 35 millions
de personnes, mais à ce chiffre il convient d'ajouter 15 à 20 millions
de chômeurs masqués ne figurant pas sur les statistiques, parce
qu'ils ne sont pas inscrits, parce qu'ils ont été rayés des listes,
parce qu'ils sont sur des stages-garages, sont mis en retraite
anticipée ou bénéficient de traitements du type RMI ou contrat
emploi solidarité. A cela il faut ajouter le chômage partiel
qui touche une masse de gens qui acceptent un mi-temps faute de
mieux sans qu'ils l'aient choisi et, d'une façon générale, tous
les emplois précaires. Ces «emplois fragiles» touchent en Grande-Bretagne
27% de la population salariée et 25% aux Etats-Unis (Le Monde,
15 mars 1994). La conception britannique de la flexibilité
du travail atteint des limites extrêmes: aucune heure de travail
n'est garantie à de nombreux salariés qui doivent attendre chez
eux qu'on les appelle quand on a besoin de leurs services.
En
France, les travailleurs précaires, qui travaillent à temps partiel,
les intérimaires, vacataires, CDD, stagiaires, apprentis, sont
1 404 000 et représentent 5,6% de la population active
en 1994. On a même inventé pour la circonstance un nouveau concept,
le «précariat» qui, comme le concept d'«exclu», ne recouvre pas
une population homogène et constitue plutôt une définition négative,
c'est-à-dire qu'il désigne ce qu'il n'est pas. Il constitue cependant
une sorte de reconnaissance implicite d'une situation durable
et massive, l'apparition d'une condition qui se situe entre le
salariat et l'exclusion.
Le
nombre des CDD a plus que doublé entre 1982 et 1993. La proportion
des emplois à temps partiel par rapport à l'emploi total est passée
de 9,2 à 13,7%, touchant surtout les femmes. Les contrats à durée
déterminée ont concerné plus de 70% des embauches en 1993 (83,4%
des jeunes de moins de 25 ans) (Le Monde, 25-26 décembre
1994.)
Un
chômeur est quelqu'un qui est temporairement privé d'emploi et
qui est dans une situation transitoire avant de retravailler.
Il se définit par rapport au salariat. Aujourd'hui, il est difficile
de considérer ainsi l'écrasante majorité des chômeurs, qui sont
pour la plupart définitivement écartés du système. Les «masques»
inventés par l'Etat – statuts plus ou moins bidons, RMI, CES,
etc. – pour réduire les statistiques de chômage rendent de plus
en plus difficile de distinguer entre activité et chômage. Le
Monde pouvait ainsi conclure un article en déclarant que «notre
difficulté à calculer le nombre de demandeurs d'emploi traduit
en fait notre incapacité à définir précisément ce qu'est un emploi»
(21 décembre 1995, «Ces chômeurs qui ne comptent pas»). Dans
un autre article publié du Monde, Alain Lebaube affirme
que la difficulté d'interprétation des statistiques du chômage
vient du «développement de la précarité, et, avec lui, de la multiplication
des formes particulières d'emploi, qui segmente et divise en petites
portions de travail ce que nous nous obstinons à appeler uniformément
de l'emploi, notion qui renvoie dans nos esprits au statut du
travail à temps plein. Autrement dit, (...) là où la terminologie
traditionnelle voit des créations d'emplois supplémentaires, il
serait sans doute plus juste de parler de signature de contrats
de travail supplémentaires. Une nuance moins innocente qu'il n'y
paraît.» («Les statistiques face aux nouvelles formes d'emploi»,
Le Monde, 28 juin 1996.)
Depuis
le 13 mai 1994, on peut retirer des statistiques du chômage
tout travailleur ayant effectué dans le mois une activité de plus
de 78 heures. Cette mesure a permis de masquer entre 250
et 300 000 chômeurs et de faire tomber le chômage en dessous
de trois millions et de masquer une augmentation de celui-ci de
2,2% sur un an, en présentant, avec la nouvelle norme, une faible
augmentation du chômage de 0,7%… L'ensemble des «bouts d'emploi,
précaires et émiettés», selon l'expression d'Alain Lebaube – mi-temps,
temps partiels, emplois familiaux, CES, etc. – «finit par former
un univers éclaté dont les indicateurs empêchent de prendre la
juste mesure. Ainsi s'explique que le chômage puisse statistiquement
diminuer sans que l'emploi augmente ou que la croissance soit
importante»....
La
réalité de la politique économique menée à l'échelle mondiale
se résume en quelques mots: exploiter encore plus la classe ouvrière.
Le discours mystificateur sur la «fin du travail» masque la double
réalité de l'exclusion d'une masse croissante de travailleurs
de toute possibilité de vivre dignement et de l'exploitation forcenée
de ceux qui continuent d'avoir un emploi, la plupart du temps
dégradé, et présenté comme un «privilège»
Aujourd'hui,
capitalisme, exploitation, prolétariat, sont des mots que les
porte-voix du libéralisme bon teint aimeraient voir rangés au
magasin des accessoires de l'histoire. L'air du temps est aux
euphémismes. On ne dit plus «lutte des classes» mais «fracture
sociale», ce qui est une façon de mettre du même côté prolétariat
et capitalistes, considérés comme des «inclus», et de l'autre
côté les «exclus»
On
parle d'ouverture des marchés, de flux de capitaux, de mondialisation,
de déréglementation, de réduction des déficits comme de concepts
allant de soi, dont la mise en œuvre seule peut permettre d'ouvrir
des perspectives radieuses à une population à qui on demande de
travailler d'autant plus et d'autant moins cher que, par ailleurs,
la masse de ceux qui ont définitivement perdu toute perspective
de trouver du travail est plus nombreuse.
Aujourd'hui,
il y a des conflits sociaux, pas de lutte des classes. Cette idée
aussi est à bannir du lexique du bien-penser libéral. Les conflits
sociaux sont des réactions de populations archaïques qui s'obstinent
à ne pas comprendre que la réduction des «coûts salariaux», l'augmentation
de la charge de travail et le «dégraissage» des effectifs sont
des mesures indispensables pour réaliser le «challenge» de l'augmentation
de la productivité du travail qui permettra, plus tard, bien plus
tard, de diminuer le chômage. Peut-être.
Que
ces mesures s'accompagnent d'une augmentation inouïe – pas du
tout illusoire, elle – des revenus du capital n'est évidemment
qu'une coïncidence...
C'est
qu'une classe dominante ne peut espérer maintenir sa position
par une répression permanente: il faut convaincre les classes
dominées de la légitimité du droit des privilégiés. Il faut instaurer
un droit qui garantisse et justifie la permanence de la domination.
«Le droit ne ment jamais, dit Pierre Legendre, puisqu'il est là
précisément pour obscurcir la vérité sociale en laissant jouer
la fiction du bon pouvoir ().» Cette fiction du bon pouvoir, du
pouvoir qui peut, paralyse toute pensée et toute action critiques.
Une masse importante de travailleurs ont perdu la «conscience
de leur droit», pour emprunter une expression à Bakounine. «Le
plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître,
s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir»,
dit encore Jean-Jacques Rousseau.
L'un
des agents d'exécution de la transformation de la force en droit,
c'est cette couche sociale que Bakounine désignait sous le terme
de «socialistes bourgeois» ou d'«exploiteurs du socialisme» qui
ont investi en masse le mouvement socialiste, et pour qui le savoir,
et non plus l'avoir, est la source légitimante du pouvoir.
Ces couches, Jean-Pierre Garnier et Louis Janover les appellent
la «deuxième droite», chargée de «l'encadrement et la mise en
condition des couches dominées, fonction sublimée chez la plupart
de ses membres en “missions” valorisantes: l'éducation, la formation,
l'information, la communication, l'action sociale, l'animation,
la création, l'élaboration théorique ()». Ces couches constituent «l'agent
subalterne de la reproduction du système ()». Elles ne sont pas parvenues à prendre
le pouvoir, mais elles contribuent efficacement à aider la bourgeoisie
à s'y maintenir en désamorçant les luttes, en inhibant le sentiment
du droit à la révolte dans les masses, en essayant de les persuader
de la fin de la lutte des classes.
La force du pouvoir est d'avoir convaincu les masses
que la dégradation croissante de leurs conditions de vie est une
fatalité, et que la loi du marché est une loi naturelle aussi
impossible à transgresser que la loi de la pesanteur. L'arme suprême
du capitalisme est de persuader le prolétariat que la lutte des
classes n'existe pas: celle-ci peut alors s'exercer impunément
à sens unique, au détriment de la classe ouvrière. Le simple constat
des faits montre pourtant que la lutte des classes reste non seulement
une réalité bien tangible, mais que nous évoluons progressivement
vers une situation qui se rapproche de plus en plus de celle du
prolétariat du XIXe siècle.
C'est-à-dire que tout va être à refaire.
Le
prolétariat défini par la CGT-SR
Pierre Besnard écrit dans
les Syndicats ouvriers et la révolution sociale:
«... l'ouvrier de l'industrie
ou de la terre, l'artisan de la ville ou des champs – qu'il
travaille ou non avec sa famille – l'employé, le fonctionnaire,
le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l'écrivain,
l'artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail
appartiennent à la même classe: le prolétariat.» On ne peut
en aucun cas dire que de telles positions constituent une vision
réductrice et étroitement ouvriériste du concept de prolétariat
Le terme «prolétaire» peut
aujourd'hui faire sourire: tant pis. Disons qu'il désigne ceux
qui produisent les richesses et qui n'en bénéficient pas, ou
peu. Il désigne aussi ceux qu'on écarte du droit de produire:
chômeurs, paysans expulsés. Il désigne ceux qui n'ont aucun
pouvoir. Il désigne enfin ces millions d'hommes qu'on a envoyés
sur tous les fronts s'entre-tuer alors qu'ils n'avaient aucune
raison de le faire, ces millions de femmes, d'enfants, qui meurent
pour la raison d'Etat ou les parts de marché que se disputent
les multinationales. Autrement dit, les damnés de la terre,
qui sont légion, contrairement à ce que certains veulent faire
croire, et dont le nombre va croissant.
Le prolétariat au sens
où l'entendait la CGT-SR de Pierre Besnard couvrirait aujourd'hui
75% de la population en France. Les actifs salariés représentent
22 millions de personnes, dont 1,7 million travaillent
pour l'Etat, 1,4 million pour les collectivités publiques.
(SNCF: 192 000; RATP: 22 000; La Poste: 300 000;
EDF-GDF: 145 000; enseignants: 1,5 millions; hôpitaux:
1 million.) 946 000 personnes se trouvaient au RMI
en juin 1995.
CRISE DU TRAVAIL.
1
OU CRISE DU..
1
CAPITAL?.
1
A.–Baisse du taux de profit
et augmentation de la productivité du travail
2
B.–Diminution des emplois
productifs, augmentation du travail improductif
5
C.–La «désindustrialsation».
9
Conclusion.
13