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Origine : échange mail
Avant-propos sur le « making of » de ce travail
En 1991, les éditions du Monde libertaire publièrent
mon « Bakounine politique ». Il s’agissait en
réalité de la troisième partie d’un travail
plus vaste consacré à Bakounine, divisé comme
suit :
• Les sources philosophiques de la pensée de Bakounine
;
• La philosophie de l’histoire ;
• L’action.
Cette troisième partie fut elle-même amputée,
pour des raisons techniques, d’un chapitre sur la guerre franco-prussienne
de 1870, sur la Commune et l’AIT. J’ai rectifié
cette lacune en adressant à 1libertaire.free.fr le texte
intégral de cette troisième partie.
L’origine de ce travail, commencé en 1988, vient d’un
événement parfaitement fortuit. J’avais refeuilleté
le recueil des textes philosophiques de Marx et Engels publié
par les Editions sociales et j’ai regardé la notice
biographique de Bakounine qui se trouvait en fin de volume. On pouvait
y lire que le révolutionnaire russe était «
sans aucune formation théorique », ce qui m’avait
un peu énervé. Je savais bien entendu que c’était
faux, mais je n’étais alors pas en mesure d’argumenter,
au-delà de quelques vagues affirmations. J’entrepris
alors de rédiger un texte pour prouver le contraire. Mon
intention n’était pas de dépasser le cadre d’une
brochure de dix ou vingt pages. Mal m’en a pris. Je me suis
trouvé engagé dans une affaire presque sans fin. J’avais
tiré le bout de laine qui dépassait et c’est
tout le tricot qui est venu.
Je savais, par mon passage au Centre de sociologie libertaire de
Gaston Leval, connaisseur de Bakounine, que ce dernier avait une
formation hégélienne. En relisant Bakounine, je constatai
qu’il parlait parfois du grand philosophe. J’entrepris
donc de lire Hegel et je découvris que toute la pensée
du russe était imprégnée de sa philosophie.
Puis ce fut le tour de Fichte, de Kant, de Feuerbach, de Spinoza,
de Descartes... Bakounine n’est pas un auteur qui parsème
ses textes de citations, mais la pensée de ces philosophes,
et surtout Hegel, est là, en permanence, entre les lignes,
et qu’il faut savoir débusquer.
Le texte qui suit, « Bakounine avant l’anarchiste –
1836-1842 », constitue une partie de mon travail sur les sources
philosophiques de la pensée de Bakounine. Bien entendu, ce
texte n’est plus tout à fait le même que celui
que j’ai initialement rédigé. Depuis 1988, il
a été modifié, complété, retravaillé.
Surtout, la possibilité de travailler avec le CD-Rom des
œuvres de Bakounine publié par l’Institut d’histoire
sociale d’Amsterdam a constitué une facilité
inimaginable il y vingt ans. Sans doute cela permettra-t-il de susciter
des vocations de chercheurs dont les travaux trancheront avec les
âneries habituelles qu’on raconte sur Michel Bakounine.
BAKOUNINE AVANT L’ANARCHISTE
1836-1842
Introduction
1. – Contre les Lumières
L’intermède philosophique : du conservatisme à
la démocratie
Soif d’absolu
Les « raisonnements philosophiques empiriques de Voltaire, Rousseau,
Diderot »….
2. – La Réaction en Allemagne
Le contexte historique
Le contexte philosophique
Schelling
Lamennais
Strauss
Feuerbach
Bruno Bauer
Cieszkovski et la philosophie de l’action
Hess
La thématique de La Réaction en Allemagne
La décomposition du monde
Conséquents et conciliateurs
Démocrates et conservateurs
Dialectique négative et philosophie de l’action
La contradiction
Fusion du négatif dans le positif
Aplatir la contradiction
Weitling.
Conclusion sur la période 1836-1842
ANNEXES
Document : La réaction en Allemagne
Document : Lettre à Arnold Ruge mai 1843
Document : Le Communisme, mai-juin 1843
Introduction
L’objet de ce travail est de remettre la pensée et
l’action de Bakounine en perspective. En effet, il est rarement
tenu compte que le révolutionnaire russe n’est devenu
« anarchiste » que vers 1868 et que, mort en 1876, la
maladie l’a rendu à peu près inactif les deux
dernières années de sa vie.
Il a fallu une longue maturation pour parvenir au penseur et à
l’homme d’action que l’image d’Epinal nous
présente comme l’anarchiste type, l’adversaire
de Marx dans l’Association internationale des travailleurs,
le révolutionnaire brouillon, etc. Il y a donc un autre Bakounine,
celui d’avant, qui est peu connu. C’est ce Bakounine-là
que nous voulons présenter.
Marx a été « marxiste » dès le
début. Des Manuscrits de 1844 au Capital, sa pensée
a certes subi des évolutions, une maturation, mais sur une
période de quarante ans, elle est identifiée de façon
permanente comme communiste. Bakounine n’a été
anarchiste que pendant six à huit ans, mais de nombreux commentateurs
semblent l’ignorer et analysent ses écrits comme si
le révolutionnaire russe était tombé dans la
marmite anarchiste à la naissance et n’ont pas de mal,
dans ce cas, à soulever les inconséquences supposées
de sa pensée. Le moins qu’on puisse dire est, qu’en
attendant, il n’est pas resté inactif. Cette activité
ne peut pas être définie comme anarchiste, même
si elle a été constamment teintée de préoccupations
sociales et même si on peut jouer à ce jeu stérile
consistant à chercher, dans ses écrits de jeunesse,
des « signes » de sa pensée anarchiste finale.
Comme pour Marx, la formation intellectuelle de Bakounine a été
déterminante dans la définition de ses orientations
ultérieures. Expliciter le contenu théorique de la
pensée de Bakounine présente certaines difficultés.
La nature de ses écrits n’est pas théorique,
elle est toujours liée à une activité militante,
souvent pressante ; les références culturelles, en
particulier philosophiques, sont rarement explicites et il faut
en général lire entre les lignes pour les «
débusquer ».
Les conditions dans lesquelles vivaient Marx et Bakounine étaient
radicalement différentes. Alors que le premier a vécu
la plus grande partie de sa vie d'une façon sédentaire,
ce qui lui a permis de réaliser une œuvre théorique
systématique marquée par la continuité, Bakounine
a été, physiquement, porté sur toutes les routes
d'Europe, de Russie et d'Amérique ; il a en outre suivi une
évolution intellectuelle qui l'a porté du conservatisme
philosophique à la fin des années 1830 à l'anarchisme
en passant par plusieurs périodes intermédiaires.
Les écrits de Bakounine sont des textes dictés par
les circonstances : lettres, circulaires, conférences, discours.
Il existe très peu d'écrits théoriques en tant
que tels : un article publié par Arnold Ruge en 1842, une
étude sur Feuerbach écrite en 1845 mais dont le texte
a été perdu. Les écrits de la période
politiquement active n'ont pas été rédigés
à tête reposée dans le calme d'une bibliothèque,
en prenant le temps de la réflexion. Même les deux
textes fondamentaux que sont l'Empire knouto-germanique et Etatisme
et anarchie ne furent pas écrits dans des circonstances favorables.
Il faut aussi considérer que beaucoup d'écrits ont
été détruits. Pourtant, lorsqu'on porte sur
l'œuvre de Bakounine un regard global, on note :
– qu'elle a constamment une intention théorique sous-jacente,
qu'elle est parcourue par une volonté d'élever le
propos à une dimension globale et théorique ;
– qu'elle possède une cohérence interne pour
autant qu'on prenne la peine de ne pas mélanger les périodes
successives d'évolution de sa pensée [1] ;
– et surtout qu'elle est caractérisée par une
réelle intention pédagogique.
Il est tentant de lier l'étude de la pensée de Bakounine
à celle de Marx, en constituant ainsi une sorte de couple
infernal et manichéen. L'histoire de l'opposition entre les
deux hommes a déjà été fait par les
partisans des deux bords et il ne s'agit pas d'en fournir un nouvel
avatar. L'apport de Bakounine constitue un ensemble qui se suffit
à lui-même et qui n'a pas besoin d'être défini
par rapport ou en opposition à Marx. Notre intention n'est
pas de faire le catalogue des divergences qui ont opposé
les deux hommes mais de montrer en quoi ces divergences ont leur
origine dans un fonds théorique commun : l'étonnante
identité de leurs analyses en bien des domaines provient
en effet de leur formation philosophique commune qui les conduit
cependant à des conclusions politiques la plupart du temps
opposées. Il ne s'agit en somme pas de deux pensées
radicalement étrangères l'une à l'autre. Cependant,
dès les premiers « travaux pratiques » où
les deux hommes ont pu développer une activité politique
– la révolution de 1848 en Allemagne – on constate
des divergences fondamentales d’approche.
Nombre d'auteurs sont passés du soutien à des régimes
qualifiés de totalitaires à la rébellion morale,
et font maintenant le procès de l'essence totalitaire du
pouvoir. Ceux-là dénoncent aujourd’hui l'imposture
de la révolution qui sacrifie les hommes sur l'autel de la
terreur d'Etat. Bakounine avait répondu d'avance en disant
que l'Etat n'est pas la révolution.
* * *
Les premiers écrits sur Bakounine sont naturellement de
Marx et Engels eux-mêmes et de certains auteurs marxistes.
A de rares exceptions près, comme Steklov, historien bolchevik,
Franz Mehring ou Karl Korsch, Bakounine apparaît sous les
traits d'un révolutionnaire brouillon, inculte, irresponsable,
suspect et aventuriste. L'examen des textes des pères fondateurs
du socialisme dit scientifique révèle pourtant deux
choses :
1. Marx lui-même, malgré la variété
étonnante d'épithètes par lesquels il qualifie
Bakounine, ne se risque pas à une critique réelle
de ses positions, sauf dans les annotations portées en marge
de son exemplaire d'Etatisme et anarchie, et qui ne peuvent guère
être considérées comme satisfaisantes. Le travail
de réfutation critique, de polémique, en réalité,
revient surtout à Engels.
2. Le lecteur un peu attentif de la correspondance de Marx et d'Engels
relève un certain nombre de déclarations contradictoires,
et assez étonnantes. Ainsi, en 1863, après que Bakounine
se soit évadé de Sibérie et qu'il soit revenu
en Europe en faisant un extraordinaire périple par les Etats-Unis,
Marx peut-il écrire que Bakounine est un des rares hommes
chez qui il « constate du progrès et pas du recul »
(lettre à Engels du 4 novembre 1863). On sait que les compliments
étaient exceptionnellement rares sous la plume de Marx. Ce
dernier déclara, quelques années plus tard, à
propos du révolutionnaire russe, que « comme théoricien,
il est zéro » (lettre à F. Bolte, 23 novembre
1871), ce qui ne l'avait pas empêché, soucieux d'avoir
l'opinion de Bakounine, de lui faire parvenir en Italie un exemplaire
du Capital lors de sa parution. Engels, quant à lui, ne manquait
jamais de railler Bakounine, mais il écrivit à Charles
Rappoport qu'il fallait le respecter car il avait compris Hegel,
ce qui n'était pas un mince compliment.
Ces appréciations contradictoires sur l'homme sans savoir
théorique qui avait compris Hegel suffiraient à susciter
la curiosité et à inciter à la recherche de
la vérité. Cette curiosité a manifestement
manqué à la plupart des auteurs marxistes…
La vie extraordinairement mouvementée de Bakounine a sans
doute orienté les auteurs vers un travail de biographie :
il est certain que celui qui a participé à l’insurrection
de Prague, à celle de Dresde, à la Commune de Lyon,
qui a été arrêté par les autorités
saxonnes, livré à l’Autriche, livré ensuite
à la Russie, condamné à perpétuité,
qui s’est évadé de Sibérie en passant
par le Japon et les Etats-Unis, tenta de participer à l’insurrection
polonaise de 1863, donna en Italie l’impulsion du mouvement
socialiste, fut à l’origine du mouvement libertaire
espagnol, participa à l’AIT, un tel homme fournit une
large matière aux biographes plus tentés par le rocambolesque
que par l’analyse politique.
Dans le mouvement libertaire lui-même Bakounine tient une
place à part. Sans doute ses rapports, même conflictuels,
avec Marx et la proximité avouée par Bakounine lui-même
de sa propre pensée avec celle de Marx, leur formation théorique
commune, suscitent-t-elles un certain embarras. Ainsi, un groupe
de la Fédération anarchiste a-t-il publié pendant
des années une série de brochures consacrées
aux biographies des principaux militants libertaires, certains d’entre
eux étant totalement inconnus du grand public… et de
nombre de libertaires eux-mêmes. Curieusement, Bakounine a
été oublié, et cet oubli ne saurait être
considéré comme fortuit.
Peu d’auteurs ont fait le constat de la « carrière
» anarchiste très courte de Bakounine ni expliqué
la progression qu’il a suivie d’un nationalisme slave
à caractère fortement social vers le socialisme. Cette
« coupure épistémologique » se trouve
dans une lettre qu’il écrivit à Marx le 22 décembre
1868, dans laquelle il déclare :
« …mieux que jamais je suis arrivé à
comprendre combien tu avais raison en suivant et en nous invitant
à marcher sur la grande route de la révolution économique,
et en dénigrant ceux d’entre nous qui allaient se perdre
dans les sentiers des entreprises soit nationales, soit exclusivement
politiques. Je fais maintenant ce que tu as commencé à
faire, toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux solennels
et publics que j’ai adressés aux bourgeois du Congrès
de Berne, je ne connais plus d’autre socité, d’autre
milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie maintenant c’est
l’Internationale, dont tu es l’un des principaux fondateurs.
Tu vois donc cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier
de l’être. Voilà tout ce qui était nécessaire
pour t’expliquer mes rapports et mes sentiments personnels.
»
Si cette lettre n’était pas totalement dénuée
d’arrière-pensées, le ralliement de Bakounine
à la cause du mouvement ouvrier ne peut pas être contesté,
ni la reconnaissance, qu’il renouvellera en plusieurs occasions,
du rôle joué par Marx.
En annexe au présent ouvrage se trouvent rassemblés
l’essentiel des textes de Bakounine qui sont analysés
dans notre étude, ce qui permet au lecteur, pour la première
fois, de disposer de l’ensemble des documents de Bakounine
sur la question slave, sur l’émancipation nationale
des peuples d’Europe centrale, sur la révolution de
1848.
1. – Contre les Lumières
Le lecteur averti sait que la jeunesse de Bakounine a été
marquée par une période d’exaltation philosophique
qui aurait duré de 1836 environ à 1842, date de publication
de La Réaction en Allemagne. Cependant, à l’examen
de textes que le jeune homme a écrits avant cette période,
il apparaît que ce ne soit là qu’une parenthèse.
Bakounine avait commencé très tôt à
prendre des notes, qu’il conserva toute sa vie. Il dressait
un tableau sur lequel il inscrivait les faits marquants de l’histoire
européenne. Les notes qu’il prit en 1834 sont significatives.
Elles ne sont pas marquées par le souci de prouver quoi que
ce soit, elles ne sont pas entachées du délire verbal
mystico-hégélien qui le marquera peu après
; on a simplement affaire à un jeune homme qui prend des
notes pour s’instruire et qui les commente. Mais on constate
déjà son intérêt pour des thèmes
qui marqueront ses réflexions pendant sa période anarchiste
: le conflit entre la papauté et les monarchies européennes
; les hérésies ; la fonction de l’idéologie
et la manipulation de l’opinion par la papauté ; l’histoire
de la Ligue hanséatique, qui sera plus tard le pivot de sa
réflexion sur ce qu’il appellera l’« inconsistance
révolutionnaire de la bourgeoisie allemande ».
L’histoire intellectuelle de Bakounine ne commence donc pas
avec sa période d’exaltation philosophique ; celle-ci
apparaît plutôt comme un intermède.
L’intermède philosophique : du conservatisme
à la démocratie
Le jeune Bakounine est loin d’être un contestataire
de l’ordre établi. Il est né dans une famille
d’aristocrates ; un oncle de son père avait été
ministre des affaires étrangères sous Catherine II.
Son père fut envoyé à l’âge de
8 ans comme attaché d’ambassade à Florence,
où l’un de ses parents se chargea de son éducation,
et ne rentra en Russie qu’à l’âge de 35
ans. Bien plus tard, il dira :
« Mon père était un homme de beaucoup d'esprit,
très instruit, savant même, très libéral,
très philanthrope, déiste pas athée, mais libre
penseur, en rapport avec tout ce qu'il y avait alors de célébrités
philosophiques et scientifiques en Europe – et par conséquent
en contradiction complète avec tout ce qui existait et respirait
de son temps en Russie, où seulement une petite secte de
francs-maçons plus ou moins persécutés gardait
et attisait lentement, en secret, le feu sacré du respect
et de l'amour de l'humanité. » (Bakounine, Histoire
de ma vie, 1870.)
Ce qui est décrit ici est l’environnement typique
de la famille d’aristocrates russes influencée par
l’esprit des Lumières. La mère de Bakounine
était effacée, peu aimée de ses enfants et
ne contribua en rien à les imprégner d’une quelconque
ferveur religieuse.
Il est possible que le père de Bakounine ait été
franc-maçon, comme le sera son fils plus tard. Rentré
en Russie, papa Bakounine fut si écœuré par la
cour de Saint-Pétersbourg qu’« il se réfugia
pour toute sa vie à la campagne et n'en sortit plus jamais.
Pourtant il était si connu par presque tous les hommes éclairés
qui existaient en Russie de son temps, que sa maison de campagne
ne se désemplissait presque jamais ».
De 1817 à 1825 le père de Bakounine fit partie de
la société secrète qui, en décembre
1825, fit une tentative de coup d’Etat militaire à
Saint-Pétersbourg. L’échec de la tentative fut
suivi d’une répression terrible qui rendit l’ancien
diplomate prudent. Bakounine père dut son salut au fait qu’il
avait refusé de prendre la présidence du mouvement.
A quatorze ans, en 1830, le jeune Bakounine est envoyé dans
une école d’artillerie de Saint-Pétersbourg.
Dans « Histoire de ma vie », il fait un bilan de son
développement intellectuel au moment où il quitte
la maison : il parle français, un peu l’allemand et
l’anglais assez peu. Il a appris l’histoire ancienne
dans Bossuet et a lu Plutarque et Tite-Live dans la traduction d’Amyot.
De vagues notions de géographie, mais il a « bien appris
l'arithmétique, l'algèbre jusqu'aux équations
du 1er degré inclusivement et la planimétrie ».
Les mathématiques resteront toute se vie une passion : arrêté
en 1849 et emprisonné pour son activité pendant la
révolution, il écrit à son ami le musicien
Reichel : « Porte-toi bien, vieil et fidèle ami. Je
m'en retourne maintenant à mes mathématiques. »
(15 octobre 1849.) Le 24 novembre encore, il écrit : «
Je ne m'occupe de rien d'autre en ce moment que de mathématiques
: les ayant complètement négligées pendant
tant d'années, j'ai dû tout reprendre depuis le début
comme si je n'y connaissais rien et ai déjà assez
progressé. » Et il lui passe une commande de livres
[2].
« Quant à l'enseignement religieux, il fut nul. Le
prêtre de notre famille, excellent homme que j'aimais beaucoup,
parce qu'il m'apportait des pains d'épice, vint nous donner
quelques leçons de catéchisme, qui n'exercèrent
absolument aucune influence, ni positive, ni négative, ni
sur mon cœur, ni sur mon esprit. J'étais plus sceptique
que croyant, ou plutôt indifférent. »
La religiosité de Bakounine n’est donc pas ancrée
dans son enfance et dans son environnement familial. Plus tard,
ses attaques contre la religion ne porteront pratiquement pas sur
l’Eglise orthodoxe, dont il doit savoir peu de chose. Pendant
sa jeunesse, ses idées sur la morale étaient, dit-il,
« excessivement vagues » ; il avait des sentiments,
mais aucun principe. « Par une habitude prise dans mon enfance,
dans le milieu où s’était passée mon
enfance », j’aimais instinctivement le bien et détestais
instinctivement le mal, dit-il ; mais il ne se rendait pas compte
de ce qui constituait le bien et le mal.
« Je m'indignai et me révoltai contre toute cruauté
et contre toute injustice. Je crois même que l'indignation
et la révolte furent les premiers sentiments qui se développèrent
en moi, plus énergiquement que les autres. »
Or l’existence matérielle, morale et intellectuelle
du jeune Bakounine était entièrement fondée
sur une « criante injustice », sur une « immoralité
absolue », dit-il, « sur l'esclavage de nos paysans
qui nourrissaient nos loisirs » [3]. Le père de Bakounine
avait parfaitement conscience de cette situation, mais, «
homme pratique, il ne nous en parlait jamais, et nous l'ignorâmes
très longtemps, trop longtemps ».
Résumons la « configuration » dans laquelle
se trouve Bakounine juste avant de partir à l’école
des officiers d’artillerie : un père aux idées
éclairées, cultivé, qui a vécu longtemps
en Italie, propriétaire foncier mais aussi « propriétaire
de 1 000 âmes masculines, les femmes n'ayant pas compté
dans l'esclavage, comme elles ne comptent pas encore même
dans la liberté ». Une mère quasi absente que
ses enfants n’aiment pas. Une éducation occidentale,
« en dehors de la réalité russe – dans
un monde plein de sentiment et de fantaisie mais dénué
de toute réalité », éducation qui le
laisse indifférent en matière religieuse. Un sentiment
de révolte contre l’injustice. Enfin, la fascination
pour les voyages.
Il n’y a rien dans l’enfance de Bakounine qui lui permette
de s’intégrer intellectuellement dans la réalité
russe, rien non plus qui puisse alimenter une crise mystique ; tout
au plus un certain sentiment de culpabilité causé
par sa condition de privilégié. Dans la mesure où
son père, après l’échec des décembristes,
opte pour la prudence, « change de système »,
selon l’expression de Bakounine, et s’efforce de faire
de ses enfants des « sujets fidèles du tsar »,
on peut penser que Bakounine sera réfractaire à toute
manifestation d’hypocrisie. A cela s’ajoute la révolte
contre l’injustice dont la condition sociale de son père
est la manifestation la plus ostensible. Si Bakounine connaît
bien une période pendant laquelle il s’engage dans
une religiosité à la fois mystique et philosophique,
il changera plus tard radicalement d’optique lorsqu’il
se rendra compte que la religion est précisément l’un
des principaux facteurs du maintien de l’injustice sociale,
de l’oppression politique dans la société. Sa
révolte contre la religion ne sera pas une manière
de masquer une religiosité sous-jacente qui ne veut pas dire
son nom, elle sera plutôt un retour aux sources. A ce titre,
l’année 1864 sera déterminante.
Alors que tout prédisposait le jeune homme à adhérer
aux idées des Lumières, Michel Bakounine traversera
une période – assez courte – de mysticisme romantique
radicalement opposé à la philosophie du XVIIIe siècle
français accompagnée d’une adhésion quasi
fanatique à la philosophie allemande, à laquelle aucun
jeune intellectuel russe des années 1830-1840 ne pouvait
échapper [4].
La correspondance de Bakounine des années 1835-1837 révèle
ses premiers émois sentimentaux et religieux – les
deux allant en l’occurrence de pair. Henri Arvon [5], soucieux
de présenter le Bakounine de la maturité comme un
croyant qui ne veut pas se l’avouer, met ces premiers émois
religieux en relation avec la première philosophie de Schelling
et « dans le prolongement du panthéisme traditionnel
tel qu’il s’est développé à travers
les doctrines de Giordano Bruno, de Jacob Boehme et surtout de Spinoza
». Ainsi, l’enthousiasme du jeune Bakounine serait provoqué
par la philosophie de l’identité où «
la nature et l’esprit se fondent dans l’absolu, où
l’individu, par-delà les contingences de la vie terrestre,
accède au Tout ».
Or si dans une lettre du 7 mai 1835 aux sœurs Beer, citée
par Arvon, Bakounine fait étalage d’une sorte de mysticisme
sentimental, la raison en est moins une interrogation métaphysique
que ses déboires sentimentaux. En effet, il parle de la «
jouissance céleste que donne la contemplation d'une belle
âme, d'une âme qui a su me comprendre, d'une âme
dont j'ai été aimé », mais apparemment
les choses ont tourné mal puisqu’il ajoute avec tout
le pathos romantique propre à l’époque : «
Pourquoi ai-je réveillé un souvenir si poignant, une
souffrance dont les terribles suites se ressentent encore si vivement
dans mon cœur déchiré ! n'en parlons plus –
mes beaux jours n'existent plus ! »
Comme il se doit, cet amour lui étant refusé, ou
interdit, il n’aimera plus jamais : « Vous voyez bien,
mes bonnes amies, que l'amour n'existe plus pour moi, que ces douceurs
me seront inconnues désormais. » Aussi le jeune homme
renonce-t-il à l’amour, car ce n’est «
qu’un égoïsme à deux ». L’amour
à deux étant trop étroit, le jeune Michel va
désormais se consacrer à un amour plus vaste : «
Il ne me reste donc que l'amour de l'humanité. »
« Je suis l'homme des circonstances et la main de Dieu a
tracé dans mon cœur ces lettres sacrées qui comprennent
toute mon existence : “il ne vivra pas pour soi !” Je
veux réaliser ce bel avenir, je m'en rendrai digne ! pouvoir
tout sacrifier pour ce but sacré, voila ma seule ambition
! » (Lettre aux sœurs Beer, 7 mai 1835.)
En 1835, Bakounine vient de quitter l’armée. Il vient
de découvrir Schelling et décide de se consacrer à
la philosophie. Schelling avait eu une influence considérable
chez les intellectuels russes des années 20 et 30. Bakounine
lui-même gardera plus tard des traces de son naturalisme.
Lorsque Bakounine arrive à Moscou en 1836, il approfondit
sa connaissance de Hegel qui aura sur lui une influence majeure
toute sa vie. De Schelling, il conservera de façon permanente
l’idée qu’il y a une unité entre les phénomènes
de la nature et l’esprit humain ; cependant, il prendra soin
de préciser que si l’homme est un phénomène
de la nature comme un autre, si ses comportements individuels ou
collectifs sont soumis aux lois de la nature, ils comportent aussi
des déterminations qui leur sont propres. Le passage de Schelling
à Hegel (après une transition par Fichte, il est vrai)
fut d’ailleurs progressif, sans heurt, les deux philosophes
ne s’opposant pas sur l’idée de l’unité
de la connaissance.
La philosophie de Schelling n’était guère appréciée
par le pouvoir tsariste, car elle portait en elle des germes de
contestation de l’ordre, ce qu’exprime Kochelev dans
ses souvenirs :
« La philosophie allemande – c’est-à-dire
Kant, Fichte, Schelling, Oken, Goerres, etc., dominait dans le cénacle
sans rivale. ... Les principes sur lesquels doivent être fondé
s toutes les connaissances humaines, formaient le sujet primordial
de nos entretiens. La doctrine chrétienne ne nous paraissait
bonne que pour les masses populaires, mais inacceptable pour nous,
philosophes. Nous tenions Spinoza en estime particulière,
et ses œuvres nous paraissaient de beaucoup supérieures
à l’Evangile et aux autres Ecritures sacrées.
» (Cité par B. Hepner, Bakounine et le panslavisme
révolutionnaire, p. 62.)
Effectivement, le panthéisme de la première philosophie
de Schelling rapprochait ce dernier de Spinoza. Le fondement de
l’enseignement de Schelling était considéré
comme un camouflage de « dépravation intellectuelle
et morale », encore pire que la philosophie de Voltaire :
l’enseignement de la philosophie de Schelling fut interdit
en Russie, suivi de celui de toute philosophie, en 1826.
Il faut bien, lorsqu’on est Russe, jeune et que le romantisme
bat son plein, sacrifier aux exigences du genre en épanchant
ses sentiments. Protestant de son amour pour ses sœurs, il
écrit le 10 août 1836 :
« …Ne vois tu donc pas que me séparer de vous,
c'est me séparer de la seule et unique expression de ma vie
intérieure ? » « Vous êtes donc mes sœurs
non seulement par les lois instinctives de la nature – non,
mais par la vie de nos âmes, qui sont parentes, par l'identité
de nos buts qui sont éternels [6] ! »
La lettre regorge d’expressions inspirées de la religion,
au point que cela en devient écœurant : tous les vingt
mots on a droit à la mission éternelle de l’homme
; à sa nature divine ; à l’amour saint et désintéressé
; à l’amour sanctifié ; à la providence.
Bakounine évoque le saint devoir qui lui incombe ; le but
infini qu’il s’est assigné ; le bonheur céleste
; le saint baptême ; l’amour absolu ; l’héritage
divin ; la volonté divine ; la sainte harmonie du monde intérieur
avec le monde extérieur ; l'éternité enchaînée
dans la finitude ; la religion véritable, celle du Christ,
etc. On trouve évidemment le thème chrétien
banal de la souffrance rédemptrice : « La souffrance
est l'acte par lequel l'homme se libère de toutes les attentes
extérieures, de son attachement aux jouissances instinctives
et inconscientes. »
Sur 2 700 mots, « amour » revient 33 fois, «
divin » 21, « éternel » 14, « saint
» 9 fois, « Dieu » 7 fois, « harmonie »
6 fois. Mais aucune spiritualité ne se dégage de ce
texte, rien qu’une sensiblerie dégoulinante. Bakounine
en fait tellement qu’Henri Arvon n’a pas osé
utiliser ce texte pour appuyer sa thèse d’un Bakounine-croyant-mais-qui-ne-veut-pas-l’avouer
[7].
Cependant, quelques points méritent d’être relevés.
Dans cette lettre, Bakounine associe presque systématiquement
l’idée d’amour à celle de liberté,
le tout, bien sûr sous caution divine. « Sans liberté,
il n'est pas d'amour », apprend-on. Mais on sent déjà
qu’il se sent investi d’une mission : « Nous nous
sentons Êtres Divins et libres destinés à libérer
l'humanité encore esclave. » Le naturalisme de Schelling
n’est pas bien loin puisque « tout ce qui vit, ce qui
existe, ce qui végète, ce qui subsiste même
doit être libre, doit parvenir à la conscience de soi
même. » « La Liberté et l'Amour absolus
voilà notre but – Libérer l'humanité
et l'Univers entier – voilà notre Destination. »
A partir de 1837, la religiosité de Bakounine, jusqu’alors
plutôt sentimentale, prend une tournure plus philosophique.
Politiquement conservateur, il verse dans une sorte de mysticisme
hégélo-chrétien. Dans un document où
il déclare « consigner ici les faits de [sa] vie intérieure
», on a droit à des propos du type : « La réalité
est la vie éternelle de Dieu », ce qui ne l’empêche
pas de citer la phrase fameuse de Hegel : « Ce qui est rationnel
est réel ».
« L'homme fini est coupé de Dieu, il est coupé
de la réalité par les ombres, par son défaut
d'immédiateté; pour lui réalité et bien
ne sont pas identiques; pour lui bien et mal sont séparés.
Il peut être un homme moral, il n'est pas un homme religieux,
et parce qu'il est esclave de la réalité, il la redoute,
il la hait. Qui hait la réalité et ne la connaît
pas hait et ne connaît pas Dieu. La réalité
est la volonté divine. En poésie, en religion et enfin
en philosophie s'accomplit le grand acte de réconciliation
de l'homme avec Dieu. L'homme religieux sent, croit que la volonté
divine est le bien absolu, unique, il dit: "Que ta volonté
soit faite", il dit cela, bien qu'il ne comprenne pas la raison
pour laquelle la volonté divine est en réalité
la félicité réelle et que c'est uniquement
en elle qu'est la satisfaction finie. » (« Mes notes
», 4 septembre-9 novembre 1837.)
Dans ce même texte, Bakounine déclare que son «
âme a subi bien des bouleversements », qu’il a
« failli chuter à nouveau », qu’il n’est
« pas encore suffisamment illuminé par la vérité
», qu’il y a en lui « de nombreux côtés
obscurs » qui lui rendent impossible « l'obtention de
l'harmonie ininterrompue » ; bref, ajoute-t-il, l’an
prochain il partira pour l’étranger : « A cette
fin, je dois me préparer 1) moralement et 2) matériellement
: à présent je lis La Phénoménologie.
»
On notera qu’il ne lit pas la Bible ou les Evangiles mais
la Phénoménologie de Hegel.
Bakounine apparaît comme un jeune homme exalté et
on devine déjà que son exaltation ne sera pas contemplative.
Henri Arvon confirme cette « disposition particulière
» de son esprit en citant un passage de la « Confession
» de Bakounine, écrite en 1851, mais dont il dit à
tort que c’est une « autocritique ». Ce n’est
pas du tout une autocritique. Arvon fait un grave contre-sens sur
la signification de ce texte, contre-sens que beaucoup d’auteurs
avec lui ont fait.
Condamné à la prison à vie, Bakounine est
enfermé dans la terrible forteresse Pierre-et-Paul ; le tsar
lui a demandé d’écrire une confession dans laquelle
il avouerait ses « péchés », en échange
de quoi peut-être consentira-t-il à alléger
ses conditions de détention. Le tsar veut surtout que Bakounine
dénonce ses complices. Bakounine finit par accepter, en précisant
qu’il avouera ses propres « péchés »,
mais qu’il n’est pas qualifié pour avouer ceux
des autres, montrant par là qu’il maîtrise parfaitement
l’hypocrisie religieuse. Aussi parle-t-il abondamment de lui-même,
avouant ses propres « fautes », chargeant même
la barque à l’occasion. Les seuls « complices
» dont il cite les noms sont des militants dont il est notoire
qu’ils étaient avec lui ou qui sont hors de portée
du tsar. Celui-ci n’est pas dupe une seconde : en marge du
document il écrit que cette confession n’a aucune valeur.
Il n’y aura aucune amélioration dans les conditions
de détention de Bakounine. La Confession est en fait une
critique extrêmement fine du système politique russe
de l’époque ; elle contient aussi des passages où
Bakounine s’analyse lui-même, mais ce ne sont en aucun
cas des autocritiques. Ainsi, celui cité par Arvon :
« Il y eut toujours, dans ma nature, un défaut capital
: l'amour du fantastique, des aventures extraordinaires et inouïes,
des entreprises ouvrant au regard des horizons illimités
et dont personne ne peut prévoir l'aboutissement. Dans une
existence ordinaire et calme, j'étouffais, je me sentais
mal à mon aise. Les hommes recherchent ordinairement la tranquillité
et la considèrent comme le bien suprême ; pour ma part,
elle me mettait au désespoir; mon âme était
dans une agitation perpétuelle, exigeant de l'action, du
mouvement et de la vie. J'aurais dû naître quelque part
dans les forêts américaines, parmi les colons du Far
West, là où la civilisation en est encore à
ses débuts et où toute existence n'est qu'une lutte
incessante contre des hommes sauvages et contre la nature vierge,
et non pas dans une société bourgeoise organisée.
Et si de même, dès ma jeunesse, la destinée
avait voulu faire de moi un marin, je serais probablement encore,
à l'heure actuelle, un honnête homme, je n'aurais pas
songé à la politique et je n'aurais cherché
d'autres aventures et d'autres tempêtes que celles de la mer.
Mais le sort en a décidé autrement et mon besoin de
mouvement et d'action est resté insatisfait. Ce besoin, joint
ensuite à l'exaltation démocratique, a pour ainsi
dire été mon seul mobile. »
Si ce passage décrit parfaitement le tempérament
de Bakounine, on notera cependant que les éventuelles alternatives
qu’il envisageait à son existence étaient celles
d’aventurier, de colon au Far West ou de marin, mais pas de
missionnaire et encore moins de moine. Et s’il se reconnaît
une certaine exaltation, il ne s’agit pas d’exaltation
mystique mais démocratique.
Soif d’absolu
La philosophie est le moyen par lequel Bakounine étanche
sa soif d’absolu, mais le jeune homme ne peut se contenter
d’une voie qui le conduirait vers le quiétisme. La
recherche de l’Absolu, c’est bien, mais il n’entend
pas attendre que l’Absolu vienne à lui. Il va s’efforcer
de le chercher, activement. Et il le cherche dans le monde réel
avec un homme vivant : « Plus l'homme est vivant, plus il
est pénétré de l'esprit d'indépendance,
plus la réalité est vivante pour lui, plus elle est
proche de lui. Est rationnel ce qui est réel », écrit-il
dans ses « Notes », entre le 4 septembre et le 9 novembre
1839.
Pavel Annenkov [8], le philologue et publiciste russe, fournit
de précieux renseignements sur la jeunesse de Bakounine,
dont il écrivit qu'il « fit preuve des plus hautes
aptitudes pour la dialectique, aptitudes indispensables pour donner
une forme vivante à des formules de logique abstraites et
pour tirer des déductions pouvant s'appliquer à la
vie. On s'adressait à lui pour éclaircir tel ou tel
point obscur ou difficile du système de Hegel ». A
cette époque, Bakounine présentait les principes fondamentaux
de la logique et de l'esthétique de Hegel « comme une
découverte universelle toute récente de l'humanité,
comme une loi obligatoire pour la pensée humaine, dont les
principes sont l'expression absolue en tout et pour tout, et sans
qu'il y ait lieu de corriger, d'ajouter ou de modifier quoi que
ce soit ».
Belinski, qui fut le plus célèbre critique littéraire
russe, fut lui-même formé à l'hégélianisme
par Bakounine, mais le manque de docilité de l'élève
et l'enthousiasme despotique du maître provoquèrent
une succession de brouilles et de réconciliations. Selon
Herzen, le groupe de jeunes hégéliens russes exigeait
« une acceptation inconditionnelle de la Phénoménologie
et de la Logique de Hegel, et encore selon leur exégèse
». « Or, poursuit Herzen, ils en faisaient une exégèse
continuelle (...) Des hommes qui pourtant s'aimaient se brouillaient
des semaines durant, n'ayant pu s'accorder sur la définition
de « l'esprit transcendant », et prenaient offense d'une
opinion sur la personnalité absolue et son « en-soi
». »
Lorsque Belinski reprit la publication de la revue Moskovskij Nabljudatel,
ce ne furent plus les conceptions de Schelling, que le journaliste
avait jusqu'à présent défendues, qui y dominèrent,
mais les « rigoureux schémas de Hegel exprimés
dans le sévère langage que ceux-ci demandaient »,
dit Annenkov. Bakounine était un des rédacteurs du
journal et « on attendait de lui une révolution dans
les lettres et dans la pensée ». « Et en effet,
Bakounine ouvrit une nouvelle phase de philosophisme sur le plan
russe en proclamant, en tant que doctrine, la sainteté de
tout ce qui est réel. »
Belinski raconte à Stankevic en octobre 1839 que, deux ans
auparavant, il avait logé avec Bakounine à Moscou
et que son ami avait alors « parcouru la philosophie de la
religion et du droit de Hegel ». Jeux philosophiques voluptueux
ou délectations intellectuelles – les expressions sont
d'Annenkov – Bakounine semble bien avoir été
l'un de ceux qui ont introduit dans la Russie des années
quarante la mode de Hegel. L'observateur, qui écrit dans
les années quatre-vingts, donne une indication intéressante,
que Bakounine confirmera indirectement, sur les raisons qui ont
pu le pousser vers la philosophie de Hegel. Annenkov dit en effet
que les multiples aspects, la promptitude et la souplesse de l'esprit
de Bakounine « demandaient déjà une nourriture
et un soutien sans cesse renouvelés », et que la philosophie
hégélienne, « mer vaste et sans rivages, se
présenta on ne peut plus à propos ».
En somme l'hégélianisme a fourni un exutoire, un
aliment, dont l'esprit vorace du jeune philosophe a pu se nourrir.
Bakounine, qui sera très curieux du fonctionnement de l'esprit
humain et de ses mécanismes, expliquera dans l'appendice
à l'Empire knouto-germanique, bien plus tard, que l'homme
est un être essentiellement spéculatif et que si on
lui ferme la voie scientifique, il s'ouvrira, pour satisfaire cette
tendance, une nouvelle voie, mystique (VIII, 247). De fait, la philosophie
de Hegel, dans laquelle Bakounine s'est plongé comme dans
une religion, lui a fourni un terrain suffisamment étendu
pour qu'il puisse y déployer toutes ses forces et ses capacités
: un aliment à la taille de ce vaste esprit dont le corps
matériel, précisons-le, faisait de deux mètres
de haut.
Rétrospectivement, Annenkov n'approuve pas la vie que le
jeune Bakounine menait à cette époque, mais il reconnaît
que sa clarté et son éclat lui attiraient ceux-là
mêmes qui restaient indifférents aux idées qu'il
propageait. Du point de vue social, dit-il, « personne ne
contestait, en tant que valeur, la philosophie de Bakounine ; elle
a été, en effet, un pas en avant dans le développement
culturel de notre société et elle a servi le progrès
». La méthode développée par cette philosophie
pour appréhender les buts et les problèmes de l'existence
avait, aux yeux du très libéral Annenkov, des côtés
fantaisistes, mais elle était « supérieure à
la grossière méthode de présenter ces buts
et ces problèmes qui, à l'époque, était
en vogue chez la plupart des contemporains ».
On comprend les réticences d'un homme modéré
devant les exubérances du jeune Bakounine, surtout si on
se souvient que le témoignage est écrit quarante ans
plus tard, après la mort de l'intéressé. Annenkov
est peut-être tenté également de superposer
à son souvenir les impressions produites sur lui par ce qu'il
sait de l'action et de la pensée du Bakounine de l'âge
mûr. Il reconnaît cependant que si le sens que le système
de Bakounine recherchait dans les phénomènes politiques
était arbitraire, c'était néanmoins un sens
qui demandait, pour être appréhendé, «
beaucoup d'étude et de réflexion ». Cette remarque
contredit quelque peu ce que Bakounine lui-même dit de lui
à cette période : dans sa Confession il déclare
en effet que jusque vers 1842 il ne s'était pas du tout intéressé
à la politique, au point de ne pas même ouvrir un journal.
En fait, jusqu'à cette époque, il avait des opinions
politiques tout à fait conservatrices, il condamnait les
valeurs du siècle des Lumières venues de France, et
faisait l'apologie de celles venues d'Allemagne.
Les « raisonnements philosophiques empiriques de Voltaire,
Rousseau, Diderot »…
La France du XVIIIe siècle ne trouvait pas de crédit
auprès du jeune Bakounine : il a été le siècle
de « la seconde chute de l'homme dans le domaine de la pensée.
Il a perdu l'intuition de l'infini, et plongé dans l'intuition
finie d'un monde fini, il n'a pas trouvé et n'a pas pu trouver
d'autre appui pour sa réflexion que son propre Moi abstrait,
illusoire, quand celui-ci est en guerre avec la réalité
» [9]. L'Allemagne a été épargnée
par cet ouragan grâce au sentiment religieux et esthétique
de son peuple, dont la force spirituelle a pu s'opposer au mal qui
a failli détruire sa voisine.
Les « philosophications empiriques » de Voltaire, de
Rousseau, de Diderot, ont, pense-t-il, poussé les Français,
pour leur malheur, vers la Révolution. Mais à ce moment-là
l’intelligence humaine se réveillait d’un long
sommeil et elle n’a pas pu d’emblée accéder
à la vérité : « le monde réel
de la vérité était au-dessus de ses forces
», et il lui fallait encore traverser un long chemin d’épreuves.
La vérité se gagne par la souffrance, qui est une
« flamme purificatrice qui transforme et donne la fermeté
d'esprit » :
« Qui n'a pas souffert ne connaît pas et ne peut pas
connaître la béatitude de la guérison et de
l'illumination grâce à l'amour bienfaiteur, source
de vie, en dehors duquel il n'est pas de vie. »
L'Allemagne a été épargnée par cet
ouragan grâce au sentiment religieux et esthétique
de son peuple, dont la force spirituelle a pu s'opposer au mal qui
a failli détruire sa voisine.
« Et le peuple allemand est trop fort, trop réel pour
être victime d'une apparence vide ; pareille philosophie équivaut
à détruire la religion et l'art, et le sentiment religieux
et esthétique, trop profond en lui, l'a mis à l'abri
de la condition abstraite et infinie qui a secoué et presque
anéanti la France lors des scènes sanglantes et frénétiques
de la révolution. »
L'intelligentsia russe doit se garder de l'influence néfaste
de la France et se rapprocher de l'Allemagne où, à
en croire ses philosophes, l'Esprit du Monde se serait réalisé.
L'Allemagne est le dépositaire de cet esprit, elle réalise
la volonté de la raison universelle. On trouve là
peut-être un écho des Discours à la nation allemande
de Fichte. Le jeune Bakounine semble assimiler Kant lui-même
aux penseurs français des Lumières [10] car, selon
lui, « les formes pures de l’entendement » ne
sont « applicables qu'aux phénomènes donnés
dans l'intuition sensible [11] » – idée inacceptable
pour un bon hégélien : l’entendement ne peut
connaître que les phénomènes du monde fini,
il ne peut connaître l’infini, l’absolu. Plus
tard, dans sa période anarchiste, Bakounine dira que Kant
a un moment flirté avec l’athéisme mais qu’il
n’a pas osé franchir le pas – il dira d’ailleurs
la même chose de Descartes.
Kant lui-même semble assimilé aux penseurs français
des Lumières car, selon lui, « les formes pures de
l’entendement » ne sont « applicables qu'aux phénomènes
donnés dans l'intuition sensible » ; l’entendement
ne peut connaître que les phénomènes du monde
fini, il ne peut connaâitre l’infini, l’absolu.
Plus tard, dans sa période anarchiste, Bakounine dira que
Kant a un moment flirté avec l’athéisme mais
qu’il n’a pas osé franchir le pas – il
dira d’ailleurs la même chose de Descartes.
La philosophie de Kant, et celle de Fichte qui lui fait suite,
aboutit à détruire la religion et l’art. Heureusement,
le peuple allemand s’est montré trop fort et trop réel
pour être victime d’une apparence vide. Il a su éviter
l’évolution qui a failli détruire la France
« lors des scènes sanglantes et frénétiques
de la révolution ». Après Jacobi et Schiller,
le philosophe Schelling a « posé le premier fondement
du principe philosophique rationnel qui prônait l'unité
concrète du sujet et de l'objet. Schelling a élevé
cette unité au niveau de principe absolu et enfin le système
de Hegel a couronné cette longue aspiration de l'intelligence
à la réalité : « Ce qui est réel
est rationnel et Ce qui est rationnel est réel. »
Après Jacobi et Schiller, le philosophe Schelling a «
posé le premier fondement du principe philosophique rationnel
qui prônait l'unité concrète du sujet et de
l'objet . Schelling a élevé cette unité au
niveau d’un principe absolu et, enfin, le système de
Hegel a couronné cette longue aspiration de l'intelligence
à la réalité. »
A part Descartes et Malebranche, les Français « ne
se sont jamais élevés au niveau de la réflexion
spéculative » : la « prétendue philosophie
du XVIIIe siècle » en est restée aux recherches
empiriques, aux catégories finies de l’entendement,
alors que les Allemands ont « atteint l’élément
abstrait de l’entendement pur ».
Chez les Français, « tout ce qu'il y a de sacré,
de grand et de noble dans la vie a été éliminé
sous les coups d'un entendement aveugle et mort. De l'esprit philosophique
français a résulté le matérialisme,
le triomphe de la chair non spiritualisée ». Les Français
ont rejeté le christianisme, « cette preuve éternelle
et non transitoire de l'amour du Créateur pour sa création
». Aujourd’hui, les maux dont souffre la France sont
dus au rejet de la religion, qui est « l’essence de
la vie de tout Etat ».
« Toute la vie de la France n'est rien d'autre que la conscience
de son vide et l'aspiration douloureuse à l'emplir avec n'importe
quoi, et tous les moyens employés à cet effet sont
illusoires et stériles, parce que les moyens vrais et infinis
résident dans la religion, dans la sainte révélation
divine, dans le christianisme » (« Gymnasialreden de
Hegel », 1838 [12].)
Malheureusement, cette maladie de la France s’est répandue
à travers toute l’Europe et a constitué «
la maladie générale du XVIIIe siècle ».
On voit que le jeune Bakounine est loin d’être l’anarchiste
qu’il deviendra à la fin de sa vie et qu’une
évolution longue et progressive sera nécessaire.
L’Avant-propos est une réflexion sur la philosophie
et la réalité. La tendance de l’époque
est aux systèmes abstraits, chacun voulant posséder
le sien propre, avoir une idée sur tout. Ces « génies
imposteurs » ne font que du « tapage » et se livrent
à des « bavardages creux » : l’anarchie
des esprits est « la principale maladie de notre nouvelle
génération, une génération abstraite,
illusoire, étrangère à toute réalité
». La philosophie aujourd’hui a dit adieu à la
réalité et « erre dans cette aliénation
maladive loin de toute réalité naturelle et spirituelle
». Le peuple russe se méfie de la philosophie parce
que « ce qu’on nous a présenté jusqu’à
ce jour comme la philosophie ruine l'homme au lieu de le vivifier,
au lieu d'en faire un membre utile, réellement utile de la
société ».
Bakounine situe l’origine de ce mal à la Réforme.
La papauté a perdu la force intérieure « qui
lui avait permis de rassembler un si grand nombre d'éléments
hétérogènes de la vie européenne »
; la Réforme a ébranlé son autorité,
elle a ébranlé toute autorité et a permis la
renaissance des sciences empiriques, qui a connu de brillants succès.
Mais la Réforme a également permis le développement
de la philosophie : « L'intelligence éveillée,
libérée des langes de l'autorité, n'a plus
voulu accepter n'importe quelle croyance et, isolée du monde
réel, plongée en soi-même, elle a voulu tout
déduire de soi-même, découvrir en soi-même
le commencement et la base du savoir ». C’est le cogito
cartésien : je pense donc je suis. « Ainsi a commencé,
en la personne de Descartes, la nouvelle philosophie. »
C’est un thème récurrent dans l’œuvre
de Bakounine – emprunté d’ailleurs à Hegel
– que la philosophie moderne commence avec Descartes. Dans
sa période anarchiste, Bakounine dira que le philosophe français
a commencé un long processus de remise en cause de la métaphysique,
processus qui se termine avec Hegel. Dès 1838 Bakounine développe
l’idée que la Réforme a « libéré
» l’intelligence de l’autorité papale en
alliant le doute philosophique et le savoir expérimental.
Il ne reniera jamais cette thèse, mais précisera dans
ses textes de maturité que la Réforme fut également,
par une ruse de la raison, à l’origine du despotisme
en Europe.
Cependant, si en 1838 Descartes trouve grâce aux yeux de
Bakounine, ce n’est pas le cas de Voltaire, Rousseau, Diderot
et d'Alembert « et autres écrivains français
qui s'affublaient du nom ronflant et immérité de philosophes
». Avec eux s’opère une « seconde chute
de l'homme dans le domaine de la pensée » car il a
perdu l’intuition de l’infini.
A la fin des années 1830, le jeune Bakounine est loin d’être
l’anarchiste qu’il deviendra à la fin de sa vie
à la suite d’une évolution longue et progressive.
L’examen des prises de position du révolutionnaire
russe sur Jean-Jacques Rousseau permet de constater très
précisément l’évolution qu’il a
suivie. On peut distinguer trois périodes :
1. Rejet de Rousseau d’un point de vue réactionnaire
;
2. Admiration envers Rousseau et adhésion totale à
la philosophie des Lumières ;
3. Rejet d’un point de vue révolutionnaire et adhésion
critique aux Lumières.
En 1838, Rousseau n’est pas en odeur de sainteté chez
le jeune Bakounine. Avec Voltaire, Diderot et d’Alembert,
Rousseau fait partie de ces écrivains français aux
« raisonnements empiriques » qui « s'affublaient
du nom ronflant et immérité de philosophes »
[13]. A cette époque-là, Bakounine, qui se trouve
dans une période d’hégélianisme frénétique,
reproche à la philosophie des Lumières précisément
ce pour quoi il la louera plus tard : chez les Français «
tout ce qu'il y a de sacré, de grand et de noble dans la
vie a été éliminé sous les coups d'un
entendement aveugle et mort. De l'esprit philosophique français
a résulté le matérialisme, le triomphe de la
chair non spiritualisée. La dernière étincelle
de la révélation s'est éteinte parmi le peuple
français ». En 1838, il faut évidemment comprendre
cela comme un reproche.
« Le christianisme, cette preuve éternelle et non
transitoire de l'amour du Créateur pour sa création,
est devenu l'objet des risées générales, du
mépris général, et le misérable entendement
de l'homme, incapable de pénétrer le profond et saint
mystère de la vie, a rejeté tout ce qui lui était
inaccessible ; et lui était inaccessible tout ce qui est
vrai, tout ce qui est réel. » (…)
« Jean-Jacques Rousseau a proclamé que l'homme instruit
est un animal perverti et il s'est produit en France, et devait
nécessairement se produire, dans la sphère pratique,
le même phénomène qu'en Allemagne dans la sphère
théorique : la révolution a été la conséquence
nécessaire de cette perversion spirituelle. Là où
la religion est absente, il ne peut y avoir d'Etat ; la religion
a nié tout Etat, tout ordre légal, et la guillotine
a effectué son nivellement sanglant, mettant à mort
tout ce qui dépassait tant soit peu la foule insensée
[14]. »
Napoléon a mis fin à la Révolution et restauré
l’ordre social, mais il n’a pas pu rendre à la
France le sentiment de la religion, alors que la religion est «
la substance, l'essence de la vie de tout Etat ».
Tout l’article de Bakounine est alors une critique en règle
de la pensée française du xviiie siècle : le
classicisme comme le romantisme se caractérisent par une
même absence de poésie véritable ; le classicisme
français est « une imitation pauvre et pitoyable des
anciens » ; le romantisme est la « manifestation corrompue
d’une foule ignare et dénuée de spiritualité
». Dans les deux cas, « là où n'existe
pas l'intuition de l'infini, on a nécessairement besoin de
phrases, et là où n'existe pas de religion vivante,
il ne peut y avoir d'intuition de l'infini ».
Le crime de la France ne se limite cependant pas là : à
travers les idées de la Révolution, elle a propagé
la maladie à toute l’Europe : « Mais la maladie
de la France ne s'est pas limitée à elle ; cette absence
de religion, ce vide intérieur, cette philosophie du bon
sens se sont propagés loin à l'étranger et
ont constitué la maladie générale du XVIIIe
siècle. » En Angleterre, Byron est le porte-parole
de cette absence de religion, de ce vide intérieur propagé
par la France. Sa poésie est la clameur de désespoir
d’une âme absorbée par la contemplation de son
vide. C’est là, dit Bakounine, une « misérable
et pitoyable issue par rapport à ce que nous propose notre
divine religion, par rapport à l'issue dans l'illumination
au moyen et grâce à la béatitude d'un amour
qui guérit toutes les plaies de celui qui connaît l'aspiration
et la soif ».
Le rejet de la culture française est, on le voit, très
violent :
« Malgré les nobles efforts de Jukovskij et de quelques
autres écrivains pour nous faire connaître le monde
allemand, nous avons presque tous été élevés
à la manière française, dans la langue française
et dans les idées françaises. Les attaques contre
les gouverneurs [précepteurs] français ne seront pas
une nouveauté : on a confié l'éducation de
ses enfants à n'importe quel tailleur ou cordonnier chassé
de France par la famine, parce qu'il connaît mal son métier
[15]. »
L’éducation reçue par l’aristocratie
russe est désignée comme la principale cause du «
caractère illusoire » de la jeunesse, car au lieu d’y
allumer « l'étincelle divine déposée
en eux par la providence même », on le gave de «
phrases françaises creuses et dénuées de sens
qui tuent l'âme dans l'œuf » : une telle éducation,
dit Bakounine, forme « non pas un véritable Russe,
dévoué au tsar et à la patrie, mais une créature
médiocre, falote et veule ».
Tout de même, dans ces propos, il y a quelque chose qui ressemble
fort à la révolte contre le père.
2. – La Réaction en Allemagne
Le fil des réflexions de Bakounine sur l'Allemagne est constitué
de trois moments. Le premier se situe avant son départ pour
Berlin, lorsqu’il est un jeune idéaliste russe conservateur,
imprégné de philosophie allemande, opposé aux
idées françaises des Lumières ; le second se
situe au début des années quarante lors desquelles
il se place dans le mouvement de la gauche hégélienne
: c'est l'article La réaction en Allemagne, paru dans les
Annales allemandes d'Arnold Ruge. Le troisième moment se
situe une trentaine d'années plus tard lorsqu'il reprend
le cours de ses pensées, mais dans une perspective qui n'est
plus philosophique. Dans l'intervalle, il y a les révolutions
de 1848-1849 en Europe, qui furent peu propices à la réflexion
théorique, et douze années de captivité, qui
le furent encore moins.
Comme beaucoup de jeunes aristocrates russes, le jeune Michel Bakounine
se passionne de philosophie allemande et a envie de découvrir
le monde. Il veut, selon l’expression de Kaminski, «
aller en Allemagne pour boire la science de Hegel à sa source
» [16]. En 1840, il a vingt-six ans et part pour Berlin, s’inscrit
à l’université, rend visite au vieux Schelling
et suit les cours de Werder, le chef de l’école hégélienne.
Bakounine n’est pas un personnage médiocre : par sa
taille d’abord ; c’est un géant de plus de deux
mètres. La fiche signalétique de la police lors de
son incarcération à la forteresse de Königstein,
en 1850, le définit comme : « kräftig, kolossal
» (kräftig = vigoureux).
Par la qualité des relations qu’il entretient avec
les autres, également. Il possède cette capacité
incroyable de se rendre sympathique. Il est généreux
avec son propre argent (quand il en a) comme avec celui des autres,
qu’il « tape » allégrement : mais ceux-là
ne lui en veulent pas [17].
Bakounine semble avoir eu une extraordinaire capacité d’empathie.
En 1861, lors de son voyage vers San Francisco, après son
évasion de Sibérie, il se lie avec un pasteur anglais
qui lui confie son cœur. Le brave homme est déchiré
: protestant, il est amoureux d’une catholique. Bakounine
l’écoute attentivement et réussit à le
convaincre qu’il n’a pas le droit de passer à
côté du bonheur. Le révérend Frederick
Pemberton Koe déclara dans son Journal que lorsqu’ils
se quittèrent, il était très triste et que
le Russe avait été pour lui « un ami comme il
n’en avait rencontré depuis longtemps ». Il ajoute
qu’il fut heureux de prêter à Bakounine 300 $
plutôt que les 250 que ce dernier lui avait demandés
[18]…
A Berlin Bakounine se lie d’amitié avec Ivan Tourgueniev,
et les deux hommes deviennent inséparables. Celui-ci note
à ce moment : « Je rencontrai Bakounine le 20 juillet
1840. Je ne désire pas garder d’autres souvenirs de
ma vie. » Bakounine rencontre également Varnhagen von
Ense [19], qui est au centre da la vie spirituelle de Berlin, et
qui exprimera la grande sympathie que lui inspire ce « jeune
homme intègre, d’esprit noble ». C’est
à cette époque également que Bakounine fit
la connaissance du musicien Adolf Reichel :
« En l’année 1842 me furent présentés
par une connaissance commune trois jeunes russes qui, tous trois,
m’en imposèrent par leur taille inaccoutumée.
C’étaient Michel et Pavel Bakounine et Ivan Tourgueniev
qui, plus tard devint si connu par ses remarquables romans. Michel
sut bientôt, par la force entraînante de sa parole,
s’acquérir ma sympathie et celle de ma sœur aînée,
sympathie qu’il conserva, fidèle et dévouée,
jusqu’à sa mort. »
A la mort de Bakounine, Arnold Ruge [20] évoqua «
une personnalité remarquable, attirante et digne d’affection
». On chercherait en vain le témoignage d’un
contemporain présentant Marx comme sympathique ou digne d’affection.
Ces évocations de Bakounine, qu’on pourrait multiplier,
sont importantes parce que les relations personnelles qu’il
établit seront un élément important dans son
action politique.
Le contexte historique [21]
Bakounine rédige au cours de l’été 1842
un texte signé d’un pseudonyme français, Jules
Elysard, consacré à la situation politique de l’Allemagne,
et sous-titré « Fragment par un Français ».
Le message est clair : le jeune Russe se met désormais dans
l’orbite culturelle de la France. La Réaction en Allemagne
sera publié dans les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft
und Kunst d’Arnold Ruge (Annales allemandes pour la culture
et l’art).
On assiste à un renversement total de la tendance développée
en 1838 dans l’avant-propos du traducteur au « Gymnasialreden
de Hegel ». Il était alors un jeune Russe conservateur
et pro-allemand, s’appuyant sur la philosophie allemande contre
le « matérialisme » français. Désormais,
il est un démocrate francophile ayant la Révolution
française comme référence. L’Allemagne
théorique ou la France pratique : c’est un débat
qu’on retrouve dans toute le production de la gauche hégélienne.
Mais pour comprendre dans quel ciel éclate La Réaction
en Allemagne, il convient de situer le contexte de l’Allemagne
des années 1840. Précisions que le titre allemand
de l’article est : « les Partis en Allemagne ».
Il faut entendre « parti » dans le sens de « ensemble
de personnes qui prennent parti pour une cause » plutôt
que dans le sens d’organisation strucurée telle que
nous l’entendons aujourd’hui. Et de fait, l’article
est une analyse des rapports de force entre les « partis »
en présence.
Nous sommes encore dans l’Europe issue du congrès
de Vienne qui a fait tomber une chape de plomb sur le continent.
En 1815, le congrès de Vienne, confirmé trois ans
plus tard par le congrès d’Aix-la-Chapelle, avait fait
de l’Allemagne, dans le cadre de la Sainte-Alliance formée
sous la direction du tsar et de Mettemich [22], une Confédération
germanique de trente-neuf Etats souverains sous la direction d’une
Diète fédérale constituée par les représentants
de ces Etats, dont les deux principaux étaient évidemment
la Prusse et l’Autriche. Après la tourmente de la Révolution
française et des guerres napoléoniennes, il fallait
créer un ordre nouveau fondé sur la paix à
l’extérieur, l’ordre à l’intérieur
et reposant sur la puissance du monarque et l’obéissance
du citoyen. Les monarques européens s’entendirent pour
réprimer toutes les manifestations de libéralisme
[23] en Europe en soutenant jusqu’au bout et par tous les
moyens les institutions féodales frappées et anéanties
par la Révolution, mais rétablies par la Restauration.
Le système monarchique restauré allait être
efficacement défendu contre la montée des puissances
révolutionnaires. Pourtant, la Révolution française
et les guerres napoléoniennes avaient jeté dans l’Europe
des germes de dissolution. Alors que la politique de Mettemich visait
à créer un monde où il n’y aurait plus
de nations mais seulement des Etats, « Liberté »
signifiait avant tout indépendance nationale. Cette question
allait prendre un aspect d’autant plus important en Allemagne
qu’elle allait se doubler du problème de l’unité
nationale.
Le sentiment national, très développé dans
la jeunesse allemande, avait, pour une grande part, vu le jour sous
l’occupation française. La jeunesse s’était
lancée avec enthousiasme dans la lutte contre Napoléon.
A la bataille d’Iéna (1806) le royaume de Prusse s’écroule.
Toute l’Allemagne est gouvernée par des préfets.
Ce n’est que par l’intervention du tsar que l’existence
politique du royaume de Prusse est préservée. Bakounine
souligne que dans cette situation critique, des patriotes allemands,
« instruits par les enseignements et l’exemple de la
Révolution française, comprirent que la Prusse et
l’Allemagne pouvaient être sauvées par de vastes
réformes libérales » [24]. C’est alors
que Fichte, qui avait été chassé de l’université
d’Iéna et qui fut accueilli à Berlin, commença
ses cours par son fameux Discours à la Nation allemande,
dans lequel il annonçait la future grandeur de son pays.
A vrai dire, si on en croit Bakounine, il n’y eut jamais
de soulèvement national spontané contre les armées
françaises. Ce n’est que lorsque Napoléon fut
« battu à plate couture » et qu’il cessa
d’être un danger que les Prussiens d’abord, puis
les Autrichiens, se retoumèrent contre lui. Ce n’est
qu’à ce moment-là que le roi de Prusse lança
une proclamation appelant ses sujets à « s’insurger
légalement ».
Devenu anarchiste quelque vingt-cinq ans plus tard, Bakounine analysera
cette période de l’histoire du libéralisme allemand
en distinguant plusieurs périodes.
1. Première période
La première période s’étend de 1815
à 1830 et se caractérise par la « gallophobie
des romantiques tudesques ». L’Allemagne était
alors, dit le révolutionnaire russe, la pierre angulaire
de la réaction européenne, dont l’inspirateur
était l’Autrichien Metternich. Par Allemagne, il faut
entendre ici l’ensemble des pays de langue allemande. La Sainte-Alliance
ayant donné un caractère international à la
réaction, les soulèvements dirigés contre elle
pendant cette période le furent de même. C’était,
de 1815 à 1830, la « dernière période
historique de la bourgeoisie ». Dans le cadre conceptuel élaboré
par Bakounine, une classe – en l’occurrence la bourgeoise
– est une « classe historique » tant qu’elle
lutte encore pour l’hégémonie dans la société.
Pour Bakounine, 1830 marque le terme de la période historique
de la bourgeoisie parce que c’est à cette date qu’elle
assoit définitivement son pouvoir et qu’elle entame
son déclin. En d’autres termes, une classe est historique
tant qu’elle est dans sa phase ascendante. Cela ne sîgnifie
en aucun cas que la bourgeoisie commence dès lors à
dépérir ou à s’affaiblir : elle entre
simplement dans une période où elle n’a plus
à conquérir mais à conserver les acquis. Elle
n’en est au contraire que plus acharnée à combattre
toute menace contre ses intérêts.
Revenus de la guerre contre Napoléon, les étudiants
étaient indignés de voir que les princes allemands
n’avaient pas tenu les promesses de libéralisation
qu’ils avaient faites au moment du danger. La promesse faite
par Frédérick-Guillaume III d’accorder une constitution
fut oubliée. Les étudiants fondèrent des sociétés,
appelées Burshenschaften, afin de délivrer les universités
des vieilles associations d’étudiants réactionnaires.
A la date du tricentenaire de la naissance de Luther et du quatrième
anniversaire de la bataille de Leipzig, cinq cents étudiants
se réunirent à Wartbourg en réclamant l’unité
allemande et protestant contre le particularisme et l’absolutisme
des princes. Dans des discours vibrants, les orateurs déclarèrent
que leurs espoirs avaient été déçus.
L’atmosphère s’échauffe. Le maître
d’armes Ludwig Jahn, dirigeant des clubs du Turnvater Jahn
[25], procède à un autodafé de livres contraires
à l’« esprit allemand ». Le code Napoléon
figure en bonne place parmi les livres lancés à la
réfutation des flammes. Les princes allemands, effrayés
de ce tapage, lancèrent une campagne de répression.
En 1819 un étudiant exalté assassine l’écrivain
et homme politique August von Kotzebue, ancien conseiller du tsar
pour l’Allemagne [26]. Un jeune pharmacien tente d’assassiner
von Ibell, conseiller d’Etat réactionnaire de Nassau.
Ces deux actes, dit Bakounine en 1873, « étaient foncièrement
ineptes, car ils ne pouvaient avoir aucun effet utile » (IV,
301.). Mais ce fut le signal de la réaction la plus violente.
En réalité, ces deux actes faisaient bien le jeu de
Metternich, car ils lui donnaient l’occasion de resserrer
l’étau de la répression sur tous les Etats allemands.
En août 1819 la Prusse, l’Autriche, et d’autres
Etats décidèrent de former à Mayence une «
commission centrale » chargée d’enquêter
sur les « actes de haute trahison ». Alors, l’Allemagne
se calma et, « onze années durant, de 1819 à
1830, il n’y eut pas, sur la terre allemande la moindre trace
de vie politique » [27].
Alors on se passionne pour l’histoire du pays, on exalte
l’âme allemande. La jeunesse, qui avait quitté
les champs de bataille, avait afflué dans les universités
et découvrait la philosophie de Hegel ; les sociétés
gymniques devenaient les foyers d’un nationalisme primitif
et romantique pour lequel l’exaltation de la « virilité
allemande » constituait la condition du redressement national.
« C’était l’époque du sauvage teutonisme.
Fils de philistins et futurs philistins eux-mêmes, les étudiants
allemands se représentaient les Germains d’autrefois
tels que les décrirent Tacite et Jules César : des
descendants des guerriers d’Arminius, habitants primitifs
d’épaisses forêts. » (Etatisme et anarchie,
IV, 302.)
Ce que Bakounine appelle un peu hâtivement la servilité
de la bourgeoisie allemande est l’expression à la fois
de l’absence de volonté politique de cette classe et
de son impuissance à constituer un Etat unitaire. Or, le
désir de confier à l’Etat la charge de réaliser
l’unité nationale est perçu par les gouvernements
eux-mêmes, par la Prusse et l’Autriche, comme de la
révolte. Ces deux Etats, en effet, sont en situation de concurrence,
aucun n’est en mesure de tirer à lui toute la couverture,
chacun s’efforce d’empêcher l’autre d’accéder
au « trône de Barberousse ». La répression,
par chacun des deux Etats concurrents, de leurs propres libéraux
n’est donc pas seulement causée par une opposition
de principe aux thèses libérales, mais aussi par le
souci d’empêcher l’opposition intérieure
de se tourner vers l’Etat concurrent pour réaliser
l’unité nationale. C’est cela, dit Bakounine,
qui les pousse chacun de son côté à «
réprimer comme une manifestation du libéralisme le
plus extrême, le désir commun à tous les Allemands
de fonder un puissant Etat unitaire ». (Etatisme et anarchie,
IV, 303.)
Par la répression et la censure, toutes les idées
subversives provenant de l’Ouest de l’Europe furent
arrêtées aux frontières. Il s’agissait
d’un véritable blocus des idées, qui dura jusqu’en
1830. Le calme revint très rapidement. Metternich avait gagné.
De Berlin à Naples, le bloc d’Europe centrale dont
il rêvait était devenu une réalité. Les
Burschenschaften se « soumirent sans murmure et onze années
durant, de 1819 à 1830 il n’y eut pas, sur la terre
allemande, la moindre trace de vie politique » [28]. (Etatisme
et anarchie, IV, 303.) Wilhelm Müller, un historien libéral
auquel Bakounine se réfère souvent, s’étonne
de la facilité avec laquelle fut obtenu cet apaisement. Faut-il
encore d’autres preuves, dit-il, qu’en Allemagne le
terrain ne convient pas à la révolution ?
« La gallophobie était devenue une épidémie
générale en Allemagne. La jeunesse universitaire se
mit à se vêtir comme ses ancêtres, à l’instar
de nos slavophiles des années 40 et 50, et à éteindre
sa juvénile ardeur en s’abreuvant de bière ;
d’autre part, les duels continuels, se terminant d’ordinaire
par des estafilades au visage, attestaient sa bravoure guerrière.
Quant à son patriotisme et à son pseudo-libéralisme,
elle l’exprimait et le satisfaisait avec plénitude
en hurlant des chants patriotiques et guerriers ou l’hymne
national : “Où est la patrie allemande ?”, chant
prophétique de l’Empire germanique aujourd’hui
réalisé ou en train de naître, tenait bien entendu
la première place. » (Etatisme et anarchie, IV, 302.)
En Allemagne, le romantisme et l’exaltation patriotique se
mariaient bien. Là comme ailleurs, le romantisme était
né d’une réaction contre l’esprit du XVIIIe
siècle qui avait produit la Révolution française.
A la Raison et à la logique de l’époque classique
on donne la préférence à l’intuition
et à la passion. A l’homme social dont se préoccupaient
les philosophes des Lumières, les romantiques substituaient
l’individu isolé. Alors que les Encyclopédistes
dédaignaient le passé et se préoccupaient de
préparer un avenir meilleur, les romantiques se détournent
de la vulgarité du présent et se réfugient
dans un passé idéal.
Les adversaires de la Révolution considéraient donc
naturellement avec sympathie cette nouvelle école littéraire.
L’alliance entre la politique ancienne et la littérature
nouvelle semblait évidente, du moins au début. Mais
ces convergences ne durèrent pas. Les romantiques ne tardèrent
pas à exprimer des sympathies pour la Révolution.
Victor Hugo écrit en 1830 que « le romantisme, c’est
le libéralisme en littérature ». Pourtant, en
Allemagne le romantisme a un contenu différent. Il n’évolue
pas vers la contestation des institutions sociales. Il n’est
qu’un prolongement culturel de la Sainte-Alliance. Son rôle
réactionnaire atteint son apogée dans les années
40 sous le règne de Frédérick-Guillaume IV,
précisément aux débuts de l’activité
politique de Bakounine et de Marx.
Franz Mehring, le biographe de Marx, fait une analyse intéressante
du romantisme allemand dans son introduction aux œuvres de
Heine :
« L’école romantique était née
comme une expression littéraire de la réaction féodale,
arme de l’Europe de l’Est contre l’assaut révolutionnaire
de la France ; sa naissance la condamnait à ne connaître
d’autre monde pour ses idéaux et ses rêves que
la “magie du clair de lune” du Moyen Age ; c’était
là sa nature intime et non un caractère fortuit, auquel
de bons conseils auraient pu la faire renoncer. Mais l’école
romantique ne se réduisait pourtant pas pour cela à
être un produit de la réaction féodale ; elle
était marquée de cette même double nature que,
en général, le mouvement des peuples qui a abattu
Napoléon ; elle a incarné, si restreinte qu’en
fût la portée et si déformée qu’en
fussent les conditions, une renaissance nationale ; et, dans cette
mesure même, elle a constitué un progrès décisif
sur la littérature classique [29]. »
Mehring conclut que ce n’était pas le peuple qui avait
vaincu à Leipzig et à Waterloo, mais les princes,
et que le romantisme, au service de ces derniers, dégénéra
complètement.
C’est au nom de l’être suprême, le «
Dieu abstrait et stérile des déistes », que
Robespierre guillotina les hébertistes, puis le génie
lui-même de la Révolution, Danton, « dans la
personnalité duquel il assassina la République ».
Dès lors, le triomphe de la dictature de Bonaparte était
devenu inévitable. Alors, la « réaction idéaliste
chercha et trouva des serviteurs moins fanatiques, moins terribles,
mesurés à la taille considérablement amoindrie
de la bourgeoisie de notre siècle à nous ».
En France, ce furent Châteaubriand, Lamartine et Victor Hugo,
et à leur suite « toute la cohorte mélancolique
et sentimentale d’esprits maigres et pâles qui constituent,
sous la direction de ces maîtres, l’école du
romantisme moderne. En Allemagne, ce furent les Schlegel, les Tieck,
les Novalis, les Werner, ce fut Schelling, et tant d’autres
encore dont les noms ne méritent pas même d’être
nommés. »
« La littérature créée par cette école
fut le vrai règne des revenants et des fantômes. Elle
ne supportait pas le grand jour, le clair-obscur était le
seul élément où elle pût vivre. Elle
ne supportait pas non plus le contact brutal des masses ; c’était
la littérature des âmes tendres, délicates,
distinguées, aspirant au ciel, leur patrie, et vivant comme
malgré elles sur la terre. Elle avait la politique, les questions
du jour, en horreur et en mépris ; mais lorsqu’elle
en parlait par hasard, elle se montrait franchement réactionnaire,
prenant le parti de l’Eglises contre l’insolence des
libres penseurs, des rois contre les peuples, et de toutes les aristocraties
contre la vile canaille des rues. » (l’Empire knouto-germanique,
variante, Dieu et l’Etat 2. VIII, 139-140.)
Au milieu des nuages dans lesquels vivait cette école, conclut
Bakounine, on ne pouvait distinguer que deux points réels
: le développement rapide du matérialisme bourgeois
et le déchaînement effréné des vanités
individuelles. Si on peut difficilement qualifier Victor Hugo d’esprit
maigre et pâle, la description que donne Bakounine du romantisme
est intéressante en ce sens qu’elle traduit parfaitement
ce qu’il pensait de l’intelligentsia allemande et, d’une
façon générale, des libéraux allemands
qui se révélèrent, au moment de l’action,
en 1848, comme de « fieffés réactionnaires »
(Etatisme et anarchie).
Dans toute l’Europe – sauf en Allemagne, précise
le révolutionnaire russe – la bourgeoisie représente
le génie révolutionnaire de l’histoire depuis
la Renaissance et la Réforme. Le génie de la bourgeoisie
est précisément d’avoir su développer
ses idées au nom de l’humanité entière,
et d’avoir su également s’appuyer sur «
le bras puissant du peuple », ce que la bourgeoisie allemande
fut, selon Bakounine, incapable de faire.
Après la chute de Napoléon, la monarchie légitime,
la noblesse et l’Eglise avaient été restaurées
dans leurs fonctions et leur pouvoir. Du coup, la bourgeoisie se
retrouva malgré elle dans le camp de la révolution,
mais sans conviction : ce fut un « révolutionnarisme
quelque peu réchauffé », précise Bakounine.
En aidant la bourgeoisie à renverser une fois de plus la
noblesse, le prolétariat avait rendu un dernier service à
ses exploiteurs. Maintenant, il fallait se débarrasser de
l’alliance du peuple et remettre ce dernier à sa place.
En Allemagne la situation était différente. Les rapports
entre les classes y étaient tout à fait originaux.
Bakounine montre fort bien qu’il y a un chevauchement entre
le système féodal et le système capitaliste.
La noblesse n’a pas de puissance séparée de
l’Etat, elle n’en est que le serviteur privilégié.
Il s’agit d’un Etat despotique qui opprime la bourgeoisie
mais qui « mène une politique nécessairement
favorable au développement des intérêts bourgeois
et de l’économie moderne » (l’Empire knouto-germanique,
VIII, 155). Si l’Etat moderne signifie un Etat gouverné
par les bourgeois, dit Bakounine, alors l’Allemagne n’est
pas moderne. En fait, le révolutionnaire russe montrera que
l’exercice du pouvoir par la bourgeoisie ne constitue pas
une condition indispensable de sa domination économique et
sociale : les schémas de la Révolution française
ne sauraient être mécaniquement appliqués à
la révolution allemande.
Le premier coup porté à la Sainte-Alliance eut lieu
en 1830. Le roi de France est chassé de son trône.
La révolution éclate en Belgique et en Pologne. L’Italie
s’agite. La guerre civile fait rage en Espagne. L’Allemagne
se réveille. Les chancelleries allemandes s’inquiètent.
Bakounine souligne la fragilité de l’édifice
politique qui régnait à l’époque dans
les pays allemands. Malgré tous les signes extérieurs
de force militaire, les gouvernements manquaient de foi en eux-mêmes
: ils savaient que les Allemands aspiraient au changement, qu’ils
s’étaient sentis dépossédés de
leurs revendication à un Etat unitaire et à une patrie.
2. Deuxième période
C’est alors que commence la deuxième période
du libéralisme allemand (1830-1840) selon la classification
de Bakounine, au cours de laquelle les Allemands « cessent
de manger du Gaulois ». Cette période va voir s’accroître
les germes de dissolution dans la société allemande
et la « désaffection envers leurs gouvernements »,
que Bakounine signale en 1842 dans La Réaction en Allemagne.
A cela, il voit, en 1872, deux raisons :
? Alors que la Révolution de Juillet avait anéanti
les vestiges de la domination féodale et cléricale
en France, et qu’en Angleterre les « réformes
libéralo-bourgeoises » triomphaient, la bourgeoisie
voit ses positions s’affirmer partout en Europe, sauf en Allemagne.
Le parti féodal y est au pouvoir et détient «
tous les postes élevés et une grande partie des postes
subalternes » dans l’administration et dans l’armée.
Bakounine évoque l’arrogance de cette aristocratie
et rappelle le mot du prince de Windischgraetz : « L’homme
commence au baron. » [30] (Etatisme et anarchie, IV, 304.)
La contradiction fondamentale de la situation est que l’aristocratie,
politiquement prépondérante, a en face d’elle
une bourgeoisie nettement supérieure « tant du point
de vue de la richesse que par son degré de culture ».
Pourtant, malgré quelques timides tentatives, la bourgeoisie
ne parvient pas à secouer le joug de la noblesse.
? La deuxième cause de la désaffection vient de l’incapacité
des gouvernements à réaliser l’unité
nationale, « à ce que l’Allemagne s’unifiât
dans un Etat fort ». Tous les patriotes allemands «
se sentaient blessés dans leurs intérêts politiques
et bourgeois ». Les gouvernements allemands, dit enfin Bakounine,
« n’avaient plus la confiance de leurs sujets ».
(IV, 304.) Ce n’est donc pas en Allemagne, mais en Belgique
qu’eut lieu, en 1830, le basculement le plus important de
l’équilibre des forces international. Mais ce basculement
n’aurait pas été possible, on le verra, sans
la Pologne.
Le 25 août 1830, une émeute éclate à
Bruxelles, qui tourne à l’insurrection et fait tâche
d’huile. Les autorités, affolées, sont paralysées.
La population s’arme et s’organise [31]. Des armées
hollandaises sont envoyées, qui sont tenues en échec
par les insurgés. Le 25 septembre, un gouvernement provisoire
est formé.
En réalité, les Belges sont largement redevables
de leur indépendance à l’insurrection polonaise.
La révolution qui a éclaté en Pologne paralyse
momentanément la Russie, la Prusse et l’Autriche, qui
s’étaient partagé ce malheureux pays. L’Autriche,
de plus, était fort occupée par les troubles qui se
déroulaient en Italie. C’est donc à contre-coeur
que Mettemich avait dû reconnaître l’indépendance
de la Belgique.
Par contre-coup, la réaction s’abattit en Allemagne
même, car la révolte polonaise avait suscité
les espoirs des libéraux. Heinrich Heine, un des plus grands
poètes allemands, dut s’exiler à Paris. Ses
œuvres furent interdites en Allemagne. La presse et l’université
furent sévèrement contrôlées. Arrestations,
bannissements se succédèrent. En 1833, le tsar, l’empereur
d’Autriche et le roi de Prusse se rencontrèrent et
réaffirmèrent leur attachement aux principes de la
Sainte-Alliance.
Malheureusement, les Polonais furent vaincus, Varsovie tomba et
avec elle les espoirs des patriotes allemands. La répression
reprit de plus belle contre les démocrates.
C’est à ce moment-là, dit Bakounine, que, «
rassemblant toutes leurs forces, ceux-ci se livrèrent à
une manifestation sinon très violente, du moins extrêmement
bruyante, connue dans l’histoire contemporaine sous le nom
de la Fête de Hambach » : nous sommes en mai 1832 ;
vingt mille personnes venues de presque tout le pays manifestent
pour une Allemagne unifiée et démocratique. Pourtant,
de l’avis de l’anarchiste, le mouvement était
voué à l’échec. A la Fête de Hambach
ont été prononcées des « paroles de colère,
de rage, de désespoir », mais il n’y avait derrière
elles « ni volonté, ni organisation, et, dès
lors, ni force ».
Néanmoins, cette manifestation eut un certain nombre de
conséquences.
Les paysans du Palatinat bavarois, qui réclamaient la terre
et la liberté, se révoltèrent.
Cette révolte « effraya terriblement non seulement
les conservateurs, mais aussi les libéraux et les républicains
allemands, dont le libéralisme bourgeois est incompatible
avec un véritable soulèvement populaire. Mais, à
la satisfaction générale, cette nouvelle tentative
de révolte paysanne fut écrasée par les troupes
bavaroises. » (IV, 305.) Conformément au schéma
établi, la bourgeoisie une fois de plus se retrancha derrière
la force armée du pouvoir nobiliaire sans avoir la force
d’imposer ses propres revendications, et surtout, sans avoir
l’audace d’utiliser l’impulsion de la révolte
paysanne.
Cependant, les bourgeois allemands ne furent pas tout à
fait aussi inactifs ou indifférents que ne le dit Bakounine.
En Allemagne du Sud, une importante agitation eut lieu contre les
décrets de Karlsbad, en vue d’obtenir un accroissement
des pouvoirs des diètes provinciales et la liberté
de la presse. Le centre de ce mouvement, qui touchait surtout la
petite-bourgeoisie, se trouvait dans le Palatinat rhénan
de Bavière, où le droit français était
en vigueur, et où la misère, consécutive à
l’effondrement des prix des produits agricoles, faisait des
ravages aussi bien dans les rangs de la petite-bourgeoisîe
que de la paysannerie. C’est le Franconien Wirth qui fut à
l’initiative de la Fête de Hambach. Il se déplaçait
sans cesse d’une ville à l’autre, imprimant avec
une presse à main un journal, la Deutsche Tribune. Il créa
une Association de presse (Pressverein), dont le but était
« l’organisation d’un Reich allemand unifié,
avec une constitution démocratique ».
La dernière flambée du mouvement paysan se produisit
dans le grand-duché de Hesse, où le « bain de
sang de Sôdel » et la répression militaire sauvage
de paysans sans défense, qui s’étaient soulevés
contre la misère qui les écrasait, provoqua la protestation
des libéraux de la Hesse. Citons le pasteur Weidig, appartenant
à la tendance droitière germanochrétienne,
qui fut le seul des dirigeants du mouvement en Allemagne du Sud
à ne pas capituler devant la répression décheinée
par la Diète fédérale à la suite de
la Fête de Hambach. En 1834, Weidig s’associa à
un étudiant de vingt ans, Georg Büchner, admirateur
de la Révolution française, et publia une feuille
révolutionnaire, Der Hessische Landbote (Le Messager rural
de la Hesse), qui appelait les paysans à se soulever contre
leurs mocitres, et qui portait en exergue le mot d’ordre de
1793, « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières
! ». Un des membres de leur conspiration les trahit. Büchner
put s’enfuir et mourut de maladie en 1837 ; Weidig, torturé
en prison, se suicida.
2.- Soixante-dix étudiants armés s’attaquèrent
à la garde du palais de la Confédération germanique
à Francfort. « Cette entreprise était inepte,
dit Bakounine, car c’est à Berlin ou à Vienne
qu’il eût fallu frapper » (IV, 306). Et même,
soixante-dix étudiants étaient loin de suffire pour
« briser la puissance de la réaction allemande ».
En plus, le gouvernement, prévenu, avait laissé l’affaire
suivre son cours, « afin d’avoir un bon prétexte
pour anéantir les partisans de la révolution et les
aspiration révolutionnaires en Allemagne ».
La réaction la plus noire s’abattit alors sur le pays.
« Ce fut une véritable satumale pour les fonctionnaires
allemands et les manufactures de papier, dont une énorme
quantité fut noircie à cette occasion ». Une
commission centrale fut créée, chargée de coordonner
la répression et l’échange d’informations
concernant les éléments subversifs. Arthur Lehning,
dans une note à Etatisme et anarchie, donne des précisions
sur l’efficacité de la coopération des différents
Etats allemands dans ce domaine :
« La création d’un "bureau d’informations"
pour tous les Etats du Deutsche Bund était une idée
de Metternich. Il l’avait déjà émise
avant l’attentat de Francfort. Le bureau n’était
pas organisé comme une centrale policière munie de
pleins pouvoirs, mais comme une police secrète chargée
de suivre les activités des révolutionnaires et d’en
informer les gouvernements. "On ne pend pas les voleurs avant
d’avoir mis la main dessus", écrivait Metternich.
Les opérations du Bureau devaient, selon les instructions
de Mettemich, s’étendre au-delà des frontières
allemandes, notamment en France, centre des comploteurs en Suisse,
centre des réfugiés ; en Belgique, terre d’asile
des Polonais.... ) Les informations recueillies par une multitude
d’agents secrets étaient envoyées à Vienne
et à Berlin où des commissions spéciales nommées
par les gouvernements devaient prendre, en se basant sur ces renseignements,
des mesures policières ou juridiques. » (IV, 428-429.)
Toute la fleur de l’Allemagne libérale fut arrêtée,
emprisonnée. Nombreux furent ceux qui restèrent prisonniers
jusqu’en 1840, certains même jusqu’en 1848. Après
la Fête de Hambach, prit fin tout mouvement politique en Allemagne.
« Un silence de mort succéda, qui se prolongea sans
la moindre interruption jusqu’en 1848. En revanche, le mouvement
se transposa dans la littérature. » (IV, 306.)
3. Troisième période
Selon la classification établie par Bakounine, c’est
au début de la troisième période du libéralisme
allemand qu’il commence lui-même à entrer en
scène, en publiant son essai, La Réaction en Allemagne.
Après la mort de Hegel, en 1831, son école philosophique
devait prendre une extension considérable et marquer complètement
son époque. Bakounine évoque dans Etatisme et anarchie
cette période d’exaltation hégélienne
qu’il a vécue à Berlin dans les années
40. l’Allemagne est alors en pleine mutation. L’industrie
commence à se développer et, avec elle, le prolétariat.
Si la Prusse a jusqu’à présent refusé
de prendre la tête du mouvement pour l’unité
allemande, c’est parce qu’elle refusait de le faire
au prix d’une concession au libéralisme. Cependant,
la Prusse n’a pas renoncé à la primauté
matérielle et morale sur les autres Etats allemands. Pour
cela, elle se servit de deux moyens, dit Bakounine : l’Union
douanière et l’université de Berlin.
Sous l’influence du conseiller Altenstein, le seul libéral
dans l’entourage de Frédérick-Guillaume III,
furent rassemblés à Berlin « tous les hommes
de progrès et les personnalités les plus représentatives
de la science allemande » (IV, 307). Ainsi, pendant que dans
tous les pays germaniques sévissait la réaction la
plus noire, « Berlin devint le centre, le foyer rayonnant
de la vie scientifique et spirituelle de l’Allemagne ».
Hegel laissait derrière lui une pléiade de jeunes
professeurs, d’éditeurs de ses œuvres, d’exégètes
et d’adeptes. Une multitude d’esprits, allemands ou
non, convergèrent sur Berlin.
« Ceux qui n’ont pas vécu cette époque
ne pourront jamais comprendre combien était fort le culte
de ce système philosophique dans les années 30 et
40. On croyait que l’Absolu recherché de toute éternité
était enfin découvert et expliqué et qu’on
pouvait se le procurer en gros et en détail à Berlin.
» (IV, 307.)
Engels évoquera cette période en des termes presque
identiques dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique
allemande :
« On conçoit mal quelle énorme influence ce
système de Hegel ne pouvait manquer d’exercer dans
l’atmosphère teintée de philosophie de l’Allemagne.
Ce fut une marche triomphante qui dura plusieurs dizaines d’années
et ne s’arrêta nullement à la mort de Hegel.
Au contraire, c’est précisément de 1830 à
1840 que “l’engouement hégélien”
régna le plus exclusivement, contaminant plus ou moins même
ses adversaires. »
Le parti réactionnaire prussien, qui avait repris le pouvoir
en 1815, était sérieusement à court d’assise
idéologique : Hegel avait grandement contribué à
lui en fournir une. Schopenhauer écrivit à son sujet
: « Installé par le détenteur du pouvoir dans
le rôle de grand philosophe patenté, Hegel n’était
qu’un charlatan illettré et écoeurant, qui eut
l’incroyable audace d’écrire des insanités
que ses adulateurs, approuvés par tous les imbéciles,
ont proclamé géniales. Ainsi épaulé
par les dirigeants, Hegel a réussi à corrompre toute
une génération. »
Ailleurs, Schopenhauer dit encore : « Les gouvernements mettent
la philosophie au service de leurs intérêts d’Etat
; quant aux intellectuels, ils en font commerce. » Pour l’anecdote,
cette phrase est extraite de l’introduction au Monde comme
volonté et comme représentation, le dernier livre
que Bakounine eut entre ses mains avant de mourir, et à propos
duquel il se plaignit du pessimisme de son auteur.
Si l’université de Berlin, îlot de libéralisme
dans un régime despotique, contribuait à donner une
assise à la monarchie prussienne, c’était là
un processus parfaitement contrôlé. Le roi Frédérick-Guillaume
III, dans une directive officielle, avait fait savoir que les sciences
abstraites n’intéressaient que le monde universitaire
; on ne peut les ignorer complètement, mais « il importe
toutefois de les enfermer dans des limites convenables » [32].
C’est cependant par son action économique que le royaume
de Prusse va renforcer considérablement sa puissance en Allemagne.
« Auparavant, dit Bakounine, l’Allemagne avait autant
de douanes et de règlements douaniers différents les
uns des autres qu’elle comptait d’Etats. Cette situation
était effectivement intolérable et condamnait l’industrie
et le commerce allemands au marasme. » (IV, 314.)
En 1836, seules quelques villes libres et quelques duchés
se trouvaient en dehors de l’union douanière –
le Zollverein – ainsi que l’Autriche, qui avait négligé
toutes les occasions de s’adapter à l’évolution
économique, et qui était restée très
en retard. Ce retard économique, cette exclusion de l’union
douanière, entraîneront inévitablement, souligne
Bakounine, l’exclusion de l’Autriche de la scène
politique allemande.
Bien qu’à l’origine l’idée de l’union
douanière ne vînt pas de Prusse mais de la Bavière
et du Wurtemberg, la Prusse s’en empara. La dispersion des
ses territoires avait nécessité, dès 1816,
la suppression de la douane sur tout le territoire de la monarchie.
En 1842, onze Etats allemands associés dans l’union
douanière étaient régis par une législation
uniforme sur l’exportation et l’importation. L’Autriche,
qui représentait alors la première puissance allemande,
demeura à l’écart du mouvement : l’union
douanière était, aux yeux de Metternich, une tentative
de jacobiniser l’Allemagne. Les autorités prussiennes,
au contraire, y voyaient une étape vers une Allemagne unie
sous la direction de la Prusse.
Bakounine souligne à juste titre que l’exclusion de
l’Autriche répondait parfaitement à l’intérêt
majeur de la Prusse, « car cette exclusion tout d’abord
seulement économique entraîna ensuite son éviction
politique » (IV, 314). En 1850, le poids politique de l’Etat
prussien était devenu suffisamment grand pour interdire l’entrée
de l’Autriche dans l’union, intrusion qui aurait disputé
à Berlin l’hégémonie sur l’Allemagne
du Nord. Bakounine fait cette observation tout à fait pertinente
que le gouvernement prussien vise l’hégémonie
par des moyens qui paraissent « incomparablement plus rentables
et adéquats que les réformes libérales »
: il met en œuvre des mesures économiques grâce
auxquelles il s’assure le soutien du capital industriel et
financier, la prospérité de l’un et l’autre
« appelant nécessairement une vaste centralisation
politique » (IV, 314).
L’union douanière va aussi à l’encontre
des intérêts des princes allemands, dont les domaines
sont parfois enclavés dans le domaine prussien, comme la
principauté d’Anhalt. Aussi, le Zollverein suivra-t-il
tout d’abord une orientation protectionniste pour ménager
les souverains allemands dont les revenus sont constitués
pour une part importante des droits de douane, quand ce n’est
pas carrément de la contrebande aux dépens de la Prusse.
Ce n’est qu’à partir de 1840 que la Prusse s’oriente
ouvertement contre les intérêts des princes en défendant
l’extension des chemins de fer. L’administration napoléonienne
avait commencé à développer les routes, mais
ce n’est qu’à grand-peine que l’entrepreneur
Borsig avait créé l’industrie berlinoise, faute
de voies convenables pour acheminer le matériel.
Les libéraux prussiens, qui aspiraient à des réformes,
savaient qu’ils n’avaient rien à attendre de
Frédérick-Guillaume III, et attendaient l’avènement
de son fils, le futur Frédérick-Guillaume IV, qui
monta sur le trône en 1840. Il est difficile, dit Bakounine,
de donner une caractéristique à cette troisième
période du libéralisme allemand, car elle est «
riche en tendances, en écoles, idéaux et concepts
qui se développent sous les formes les plus diverses, mais
elle est dans une égale mesure pauvre en événements.
Elle est tout entière remplie par l’esprit fantasque,
et les écrits incohérents du roi Frédérick-Guillaume
IV... » Ami des lettres et des arts, causeur intarissable,
séduisant, le nouveau roi manque de bon sens, fait des promesses
irréalisables, qu’il nie ensuite en toute bonne foi
avoir faites, se grise de mots : « Mi savant, mi poète,
atteint d’impuissance physiologique et de surcroît ivrogne,
protecteur et ami des romantiques itinérants et des “pangermanisants”,
il fut, dans les dernières années de sa vie, l’espoir
des patriotes allemands. Tout le monde espérait qu’il
donnerait la Constitution. » (IV, 315.)
Le roi haïssait la France, la Révolution française
et la philosophie du XVIIIe siècle rationaliste. En outre,
c’était un adepte de la philosophie historique du droit
que Bakounine dénonce dans La Réaction en Allemagne
et que Marx et Engels dénonçaient également
à la même époque. Les premiers actes du roi
soulevèrent les espoirs des libéraux : amnistie des
« démagogues » [33], punis après 1819
et 1830. Les patriotes se félicitaient de sa haine de la
France. Les protestants étaient enchantés des effusions
piétistes de ses discours. Les catholiques étaient
charmés de ses bonnes dispositions envers Rome. Mais les
bonnes paroles dont le roi avait saoulé tout le monde ne
reçurent que peu d’application. Ses actes révélaient
en réalité des préoccupations contraires aux
promesses faites, puisqu’il appela Schelling à Berlin
pour détruire l’influence de Hegel, dont on avait fini
par pressentir que la pensée, derrière une forme conservatrice,
décelait des germes d’une critique radicale.
« Vaniteux, ambitieux, inconscient, tourmenté et en
même temps incapable de se contenir et d’agir, Frédérick-Guillaume
IV était tout bonnement un épicurien, un noceur, un
romantique ou un despote extravagant installé sur le trône.
Comme un homme incapable d’accomplir quoi que ce soit, il
ne doutait de rien. Il lui semblait que le pouvoir royal, à
la mission divine duquel il croyait sincèrement, lui donnait
le droit et la force de faire absolument tout ce qui lui venait
à l’esprit et, contre toute logique et contre les lois
de la nature et de la société, de réussir l’impossible,
de concilier quand même l’inconciliable. » (Etatisme
et anarchie, IV, 315.)
Dans une lettre à Ruge datant de mai 1843, Marx avait lui
aussi analysé le comportement irrationnel du roi : «
... or pourquoi, dit-il, un individu tel que le roi de Prusse, à
qui rien n’indique qu’il soit mis en question, n’obéirait-il
pas à son seul caprice ? Et puisqu’il le fait, qu’en
résulte-t-il ? Des desseins contradictoires ? Soit, ce ne
serait rien. Des velléités stériles ? Pourtant,
elles sont toujours la seule réalité politique. (…)
Quelque inconscient, insensé et méprisable qu’il
soit, le caprice sera toujours assez bon pour gouverner un peuple
qui n’a jamais connu d’autre loi que le bon plaisir
de ses rois. Je ne dis nullement qu’un système stupide
et la perte de l’estime à l’intérieur
et à l’extérieur resteront sans conséquences
; je ne garantis pas, quant à moi, la sécurité
de la nef des fous ; mais je prétends que le roi de Prusse
sera un homme de son temps aussi longtemps que le monde absurde
sera le monde réel [34]. »
Il est significatif que l’opinion de Bismarck sur l’indécision
et le manque de réalisme du roi est dans l’ensemble
la même : chez Frédérick-Guillaume IV, dit-il,
le sentiment national était « plus vif, platoniquement
plus vif que chez son père. Mais les tendances romantiques
et moyenâgeuses et son peu d’envie de prendre des résolutions
nettes et fermes furent cause que ce sentiment ne se traduisit jamais
par des actes [35]. »
L’absence de réformes libérales provoqua un
accroissement du nombre des opposants de toutes les nuances, de
la bourgeoisie industrielle et commerçante de la Prusse rhénane
qui ressemblait fort à celle de l’Angleterre et de
France, aux radicaux constitués pour une bonne part d’intellectuels
formés dans les universités à la philosophie
hégélienne [36]. Les désirs contradictoires
du roi semaient la confusion dans les esprits. « Ainsi, dit
Bakounine, il voulait que régnât en Prusse la plus
complète liberté, mais en même temps que le
pouvoir royal absolu et son arbitraire sans limites. » (IV,
315.) En fait, ce que Frédérick-Guillaume IV entendait
par « liberté allemande » n’était
rien d’autre que l’obéissance enthousiaste au
roi.
* * *
La Prusse de Frédérick-Guillaume IV était
un pays essentiellement frustré de démocratie, déchiré
entre le passé qu’il ne pouvait se résoudre
à quitter et le futur dans lequel il n’osait pas s’engager.
Cette frustration était amplifiée par le constat que,
alors même que le retard économique avec l’Europe
de l’Ouest commençait à se réduire, le
retard politique s’accroissait. C’était en somme
un pays déchiré qui fournissait un aliment idéal
aux philosophes qui voulaient disserter sur le concept de contradiction.
C’est dans ce contexte que fut publié La Réaction
en Allemagne, qui est un exposé, en langage philosophique,
de la situation politique de la Prusse de Frédérick-Guillaume
IV. Le caractère « codé » de ce texte
tient d’abord au fait que Bakounine faisait alors partie de
la constellation des jeunes intellectuels hégéliens
et qu’il n’était pas concevable qu’il s’exprime
dans un autre langage. Il tient peut-être au fait que de cette
manière, l’article pouvait échapper à
la censure. Ce ne fut pas le cas. En décembre 1841 Frédérick-Guillaume
IV publie une ordonnance relative à la censure qui mobilise
Marx, lequel écrira une série d’articles en
mai 1842 dans la Gazette rhénane. Bakounine écrira
à son ami Ruge le 19 janvier 1843 : « L'interdiction
qui a frappé les “Deutsche Jahrbücher” n'a
surpris ici personne, dans la mesure où chacun de nous y
était préparé comme à la conséquence
indispensable d'une réaction qui nous menaçait depuis
longtemps et qui éclatait alors au grand jour. »
Le raidissement du pouvoir se manifeste également par une
« interdiction professionnelle » avant la lettre : Bruno
Bauer est renvoyé de la faculté de théologie
de l’université de Bonn en mars 1842. Et pour couronner
le tout, Schelling est rappelé à Berlin.
Le contexte philosophique
Schelling
Schelling avait acquis une rapide célébrité
dans sa jeunesse, au début du siècle. A vingt-huit
ans, en 1802, il avait déjà beaucoup publié
et était le philosophe de l'école romantique. Il avait
cependant encore cinquante ans à vivre, pendant lesquels
il ne publia que très peu. Il avait bâti sa renommée
en grande partie sur son opposition à Fichte. La philosophie
de la nature qu'il développait n'avait rien à voir
avec la recherche expérimentale, avec ce qui pouvait à
l'époque être considéré comme véritablement
scientifique ; elle tournait résolument le dos à Descartes
et Newton. Les références intellectuelles de Schelling
devaient plutôt être cherchées dans la Renaissance,
dans la tradition alchimique, voire la théosophie. La nature
est une entité autonome parcourue par des forces opposées
dont l'équilibre peut être constamment rompu, mais
qui est constamment rétabli grâce à sa puissance
infinie de rajeunissement. Tel est le schéma général
de la pensée de Schelling, et le philosophe va en chercher
des confirmations dans la science de son temps, en particulier dans
la biologie et la chimie.
Odoïevski, un slavophile, évoquera cette période
dans les années 1860 :
« Ma jeunesse appartint à cette époque où
la métaphysique formait le fond de notre atmosphère
spirituelle, comme le firent plus tard les sciences sociales. Nous
croyions à la possibilité d'une théorie générale,
à l'aide de laquelle il serait possible de reconstruire tous
les phénomènes de la nature, comme de nos jours on
croit à la possibilité d'une vie sociale qui donnerait
satisfaction à tous les besoins de l'homme. Quoi qu'il en
soit, à cette époque la nature tout entière
ainsi que la vie humaine nous semblaient passablement claires, et
ce n'est pas sans hauteur que nous regardions les physiciens, les
chimistes, les utilitaristes qui se vautraient dans la matière
grossière. Parmi les sciences de la nature, une seule nous
semblait digne de l'attention du philosophe : l'anatomie, en tant
que science de l'homme. (...) mais l'anatomie nous a conduits à
la physiologie, science encore à ses débuts, et dont
les premiers germes féconds apparurent chez Schelling (...).
Pourtant nous y rencontrions à chaque pas des questions insolubles
sans l'aide de la physique et de la chime, et, d'autre part, pas
mal de choses dans Schelling semblaient obscures à qui ne
connaissait pas les sciences naturelles. » (Cité par
Benoît Hepner, in : Bakounine et le panslavisme révolutionnaire,
p. 60.)
Cette citation rend bien compte de l'engouement qu'il y eut à
cette époque, dans les milieux cultivés, pour une
philosophie qui affirmait expliquer l'âme humaine et la nature
en tant que manifestations d'un grand principe unitaire. Schelling
est présenté comme le Christophe Collomb du XIXe siècle,
qui a « dévoilé à l'homme une partie
inconnue de son propre être, son âme, son esprit »
(ibid.). Ces esprits cultivés, mais dénués
de toute connaissance scientifique, pensaient sincèrement
qu'avec quelques maigres connaissances ils allaient pouvoir percer
les secrets de l'univers. C'est qu'à l'époque le concept
de science n'avait pas le même contenu qu'aujourd'hui : la
science par excellence était la philosophie. Rappelons-nous
qu'en France même, il n'y a pas si longtemps, le baccalauréat
de philosophie était celui qui permettait d'accéder
à la faculté de médecine... Selon Schelling,
l'esprit et la nature forment une unité, et ce principe paraissait
à l'époque en mesure de résoudre les mystères
du monde et de l'esprit, de trouver le sens caché de la vie.
Incidemment, l'enthousiasme, le sentiment de libération spirituelle
qui en résultaient écartait toute considération
sur la réalité politique et sociale.
Si dans les années quarante en Allemagne on fera à
Schelling pour soutenir le conservatisme politique, en Russie dans
les années trente le pouvoir le considérait comme
dangereux. Sa philosophie n'était guère appréciée
par le pouvoir tsariste, car elle portait en elle des germes de
contestation de l'ordre, ce qu'exprime Kochelev dans ses souvenirs
:
« La philosophie allemande – c'est-à-dire Kant,
Fichte, Schelling, Oken, Goerres, etc., dominait dans le cénacle
sans rivale. ... Les principes sur lesquels doivent être fondées
toutes les connaissances humaines formaient le sujet primordial
de nos entretiens. La doctrine chrétienne ne nous paraissait
bonne que pour les masses populaires, mais inacceptable pour nous,
philosophes. Nous tenions Spinoza en estime particulière,
et ses œuvres nous paraissaient de beaucoup supérieures
à l'Evangile et aux autres Ecritures sacrées. »
(cité par Hepner, Bakounine et le panslavisme révolutionnaire,
p. 62.)
Le panthéisme de la première philosophie de Schelling
rapprochait ce dernier de Spinoza, qui avait développé
une lecture critique de la Bible. Le fondement de l'enseignement
philosophique de Schelling était considéré
comme un camouflage de « dépravation intellectuelle
et morale », encore pire que la philosophie de Voltaire :
l'enseignement de la philosophie de Schelling fut interdit en Russie,
suivi de celui de toute philosophie, en 1826. Ainsi Bakounine arriva-t-il
à Berlin en juillet 1840 avec en tête l’image
d’un Schelling « contestataire » qui ne concordait
pas du tout avec le rôle que la monarchie prussienne voulait
alors lui faire jouer. Bakounine est au premier rang lorsque le
philosophe donne sa leçon inaugurale le 15 novembre 1841.
Il ne fut apparemment pas enthousiasmé, car le soir-même
il écrit à sa sœur Varvara Aleksandrovna :
« Je vous écris dans la soirée, après
le cours de Schelling (très intéressant, mais assez
insignifiant et ne retentissant pas dans l'âme. Pour le moment
je ne veux rien conclure, je vais l'écouter sans préjugé).
Mes camarades russes et allemands, au nombre de dix, viennent de
partir. Je parlerai plus tard du cours de Schelling. »
Bakounine s'entendit avec Werder, son professeur, sur des leçons
particulières ayant pour objet la Logique de Hegel, des lectures
de Fichte ou de Schelling. Il se rendit même chez Schelling
avec une lettre d'introduction de Werder. La philosophie de la révélation
décevra cependant Bakounine, qui se tourne alors vers l'économie
politique...
C’est Frédérick-Guillaume IV lui-même
qui rappella Scheling pour contre-balancer l’influence hégélienne
dans l’université. Son arrivée ne produisit
tout d’abord pas de réaction : le vieux philosophe
n’avait rien publié depuis 1809 et on ne connaissait
pas sa « philosophie positive », expression qui désigne
un courant représenté par Christian Hermann Weisse,
Immanuel Hermann Fichte junior, Franz Xaver von Baader, Anton Günther,
et par Schelling dans sa dernière période. Ce courant
critiquait la philosophie de Hegel d’un point de vue conservateur
et entendait subordonner la philosophie à la religion en
déclarant que la révélation était la
seule source de savoir « positif », tandis que toute
philosophie qui se fondait sur le savoir rationnel était
qualifiée de « négative ».
Il fallut plusieurs mois pour que la mobilisation s’engage,
et elle se fit au nom de la défense de Hegel. Engels fut
en quelque sorte aux avant-postes de cette mobilisation. Il publia
en décembre 1841 dans le Telegraph für Deutschland (nos
207-208) un article signé Frederick Oswald, « Schelling
über Hegel » (Schelling sur Hegel) contre la philosophie
positive. L’article commence ainsi : « Demandez à
quiconque à Berlin aujourd’hui où se trouve
le champ où on se bat pour la domination de l'opinion publique
allemande en politique et en religion, et s’il a la moindre
idée du pouvoir de l’esprit sur le monde, il répondra
que ce champ de bataille se trouve à l’Université,
et en particulier dans l’amphithéâtre n°
6 où Schelling donne ses cours sur la philosophie de la révélation.
»
Si la première phrase de l’article est une attaque
contre Schelling, la deuxième est une défense de Hegel
: le premier est « intellectuellement mort depuis des décennies
» ; le second est mort depuis dix ans, mais « plus vivant
que jamais à travers ses élèves ». Le
ton est donné.
Peu après, au début de 1842, Engels publia anonymement
« Schelling und die Offenbarung » (Schelling et la révélation),
qui est sa principale contribution contre les idées mystiques
de Schelling. Un autre pamphlet anonyme suivit, « Schelling,
Philosopher in Christo ».
La réaction en Allemagne fut l'une des contributions à
cette intense mobilisation contre Schelling. Détail amusant,
il y eut un curieux chassé-croisé concernant la paternité
de quelques-unes des contributions de nos Jeunes hégéliens
: Riazanov, qui édita les œuvres complètes de
Marx et d'Engels, chercha à rabaisser le rôle
de Bakounine dans la campagne contre Schelling en minimisant la
portée de La réaction en Allemagne. C'est, dit-il,
sous l'influence de la campagne contre Schelling que Bakounine a
fait son tournant décisif, et plus particulièrement
sous l'influence des deux brochures d'Engels :
« Seule la méconnaissance de ces rapports historiques
a permis de surestimer le degré d'originalité
et le caractère révolutionnaire de l'article
de Bakounine... L'article de Bakounine était un écho
de pensées qui lui étaient étrangères...
[37] »
En somme, ne pouvant nier la portée de l'article de Bakounine,
Riazanov conclut que les idées qui y sont développées
ne sont qu'une pâle copie des idées d'Engels. Henri
Arvon écrit à cette occasion que Riazanov «
partage avec les exégètes marxistes le sort peu enviable
d'avoir à tout juger par rapport à Marx et Engels
[38] ». Il est parfaitement ridicule de dire que Bakounine
ait eu besoin de « s'inspirer » d'Engels. Schelling
et sa philosophie positive faisaient l'objet d'une attaque généralisée
de toute la gauche hégélienne, et cette dernière
ne se limitait pas à Engels et à Marx. Si on devait
absolument établir une filiation, il serait plus juste
de dire que Bakounine s'est inspiré de Bruno Bauer, le chef
de file des Jeunes hégéliens, qui avait publié
en 1841, la Trompette du jugement dernier, qualifié
par H.A. Baatsch de « premier terme de la mort de la métaphysique
» [39]. L'ironie de l'histoire, d'ailleurs, est que la première
brochure d'Engels, anonyme, sera attribuée par les contemporains
à... Bakounine ! Arnold Ruge écrivit ainsi à
un ami, en avril 1842, à propos de « Schelling et la
révélation » : « Je te recommande la lecture
de la brochure écrite par un russe, Bakounine de nom,
qui vit maintenant ici... » A l'inverse, La réaction
en Allemagne sera attribué à sa publication à...
Engels !
Il convient de dire que le sous-titre de « Schelling et la
révélation » est : « Critique de la dernière
tentative de la réaction contre la philosophie libre »,
ce qui suggère que la préoccupation du jeune Engels
n’est pas alors de s’en prendre à la Réaction
en tant qu’elle menace la démocratie – point
de vue qui est celui de Bakounine dans La Réaction en Allemagne
– qu’en tant qu’elle menace la philosophie de
Hegel. De ce point de vue, Engels se rapproche plutôt de Bruno
Bauer. Bien entendu, les commentateurs marxistes, à commencer
par Riazanov, se garderont bien d’en faire la remarque.
Dans le bouillonnement intellectuel qui marque les périodes
de mutation historique, on peut difficilement réduire les
influences réciproques en termes de copie d'Untel sur Untel.
Bakounine et Engels ne sont pas des potaches qui ont rédigé
un devoir. Ils faisaient partie du même milieu intellectuel
dont ils subissaient l'influence au même degré.
Il serait d'ailleurs plus conforme à la réalité
de dire que tout le monde copiait sur tout le monde.
Avant de s'expatrier pour la France, Marx écrit le 3 octobre
à Feuerbach pour lui demander sa collaboration aux Annales
Franco-allemandes dans l'entreprise contre Schelling qui,
dit-il, « a fait de la philosophie la science générale
de la diplomatie. Attaquer Schelling, c'est donc attaquer indirectement
toute politique et plus particulièrement la politique prussienne
». Feuerbach déclinera l'offre, ne se sentant pas assez
motivé pour répondre à l'invitation de Marx,
mais il lui répond le 25 octobre que Schelling «
actualise non la puissance de la philosophie, mais la puissance
de la police, non la puissance de la vérité, mais
la puissance du mensonge et de la duperie ». Démasquer
Schelling, ajoute Feuerbach, est une nécessité non
pas d'ordre scientifique mais politique.
Toutefois, attaquer le vieux philosophe n'était pas une
mince affaire. Son prestige était immense et tous s'accordaient
pour reconnaître l'importance de son apport à la philosophie.
Heine avait fait en 1835 un portrait dans lequel il expliquait que
Schelling avait aidé la philosophie à accomplir
une « grande rotation » [40]. Marx montrera longtemps
son attachement au philosophe, en particulier pour «
la franche pensée de jeunesse de Schelling ».
Avant de devenir la cible des jeunes générations
de philosophes, Schelling avait donc eu une influence considérable,
notamment parmi les intellectuels russes des années 20 et
30. Bakounine lui-même, qui fut influencé par lui avant
de devenir un hégélien, gardera plus tard des traces
de son naturalisme.
C'est sa rencontre avec Arnold Ruge qui va faire basculer Bakounine
dans la gauche hégélienne, dans laquelle il ne fera
d’ailleurs qu’un passage-éclair. En octobre 1841
le jeune homme rencontre à Dresde Arnold Ruge, éditeur
des Annales allemandes et personnalité en vue de la gauche
hégélienne. Dans une lettre du 3 novembre à
sa famille, il dit de son nouvel ami :
« C'est un homme intéressant, remarquable, encore
plus en tant que journaliste, un homme doté plutôt
d'une volonté extraordinairement ferme et d'un jugement extraordinairement
lucide que d'aptitudes spéculatives. Il est hostile à
tout sans exception ce qui a la plus petite apparence de mysticisme.
Evidemment, en raison de cela, il verse dans une grande partialité
vis-à-vis de tout ce qui touche à la religion, à
l'art et à la philosophie. Mais sous de nombreux autres rapports,
cette partialité et sa tendance abstraite sont très
profitables aux Allemands qu'elles arrachent au juste milieu corrompu
et immobile dans lequel ils stagnent depuis si longtemps. »
La critique du juste milieu sera l’un des thèmes dominants
de l’article de Bakounine publié par la revue d’Arnold
Ruge. Il semble que ce soit précisément leur commune
opposition aux partisans du juste milieu, les réactionnaires
conciliateurs, qui ait rapproché les deux hommes.
Lamennais
C’est Arnold Ruge, encore, qui incita Bakounine à
lire Lamennais à l’occasion d’un voyage que le
jeune homme fit à Dresde avec son frère Paul et sa
sœur Varvara durant l’automne de 1841. Il leur écrivit
le 27 octobre 1841 pour leur exprimer son enthousiasme.
« Cet hiver je vais sans faute les réaliser ; et
cette occupation me tient d'autant plus à cœur que c'est
justement le moment de le faire maintenant que la politique est
la religion, et la religion la politique. J'ai comme l'impression
de voir l'avenir et je sens qu'à présent rien au monde
ne sera en mesure d'ébranler mes convictions. » (27
octobre 1841, lettre à Pavel et Varvara.)
Le prêtre français décrit en termes lyriques
les souffrances du prolétariat :
« Les prolétaires, ainsi qu'on les nomme avec un superbe
dédain, affranchis individuellement, ont été,
en masse, la propriété de ceux qui règlent
les relations entre les membres de la société, le
mouvement de l'industrie, les conditions de travail, son prix et
la répartition de ses fruits. Ce qu'il leur a plu d'ordonner,
on l'a nommé loi et les lois n'ont été, pour
la plupart, que des mesures d'intérêts privés,
des moyens d'augmenter et de perpétuer la domination et les
abus du petit nombre sur le plus grand [41]. »
Lamennais est un personnage étonnant. Prêtre, il avait
refusé la pourpre cardinalice que lui avait offerte le pape
Grégoire XVI. Il fut d’abord un partisan de Rousseau,
qu’il renia en faveur de l’idée d’une royauté
romaine théocratique universelle. Le pape ayant déçu
ses espoirs, il chercha à concilier l’Eglise et la
démocratie. Puis il passa au socialisme. Il exposa ses nouvelles
idées dans Paroles d’un croyant et dans le Livre du
peuple. Ce rêve-là fut également déçu
; il finit par demander à être enterré dans
sa fosse commune, sans croix ni prières. Il est vrai qu’il
fut admis prêtre tardivement. Le directeur du séminaire
de Rennes lui écrivit : « Vous allez à l’ordination
comme une victime au sacrifice. »
Les variations multiples des positions de Lamennais sont le reflet
de l’accélération de l’histoire depuis
la Révolution de 1789. Il l’explique lui-même
: « En moins d’un demi-siècle, on a vu tomber
la monarchie absolue de Louis XVI, la république constitutionnelle,
le Directoire, les Consuls, l’Empire, la monarchie selon la
Charte : qu’y a-t-il donc de stable ? »
Lamennais pense que l’Eglise doit prendre en compte l’inquiétude
sociale de la population. Depuis la Réforme, voyant le principe
d’autorité menacé partout, l’Eglise avait
soutenu les princes dans leur effort de réprimer l’esprit
d’insubordination et les idées nouvelles. Mais cette
alliance avait contribué à réduire l’autorité
spirituelle de l’Eglise auprès des populations puisqu’elle
soutenait les gouvernements dans leur tentative de dénier
les droits et les libertés du peuple. Il fallait maintenant
que l’Eglise soutienne les peuples pour que ceux-ci reviennent
vers elle. Ces idées furent développées dans
le premier numéro de l’Avenir (16 octobre 1830), journal
créé par Lamennais avec le soutien de Montalembert
et de Lacordaire. Il faut en somme catholiciser la démocratie.
Lamennais est ainsi amené à soutenir toutes les libertés
: de pensée, de presse, d’enseignement, politique,
d’association. Cependant, chrétien malgré tout,
il faut, pense-t-il, une autorité supérieure à
toutes ces libertés qui, sinon, seraient anarchiques : Dieu
évidemment.
Le programme développé par Lamennais dans l’Avenir
fut condamné en 1832 par une encyclique papale, Mirari vos.
Le cardinal Pacca écrivit à Lamennais pour lui expliquer
l’esprit qui anime l’encyclique :
« Le Saint-Siège désapprouve et réprouve
même les doctrines relatives à la liberté civile
et politique, lesquelles, contre vos intentions sans doute, tendent
de leur nature à exciter et propager partout l’esprit
de sédition et de révolte de la part des sujets contre
leurs souverains… »
Le cardinal ajoute que les doctrines de l’Avenir sur la liberté
des cultes et la liberté de la presse sont « en opposition
avec l’enseignement, les maximes et les pratiques de l’Eglise
». Elles ont « affligé » le Saint-Père.
Si, dans certaines circonstances, on doit considérer ces
libertés comme un moindre mal, de telles doctrines ne sauraient
être explicitement exposées par un catholique «
comme un bien ou comme une chose désirable ». La liberté
de conscience est qualifiée dans l’encyclique de «
pestilentissimo errori », d’erreur pernicieuse qui ne
peut que soulever l’horreur, « execranda et detestabilis
libertas ».
L’Avenir cessa de paraître en septembre 1832, et Lamennais,
de mauvaise grâce, se soumit. En 1834, il rompt tous les liens
avec l’Eglise et écrit Paroles d’un croyant,
livre dans lequel il stigmatise la misère sociale et qui
eut un énorme retentissement. Sainte-Beuve, chargé
d’en surveiller l’impression, raconte que dans l’imprimerie
les typographes étaient tout en émoi [42].
Alors qu’il avait déclaré en 1824 que la démocratie
était « une des plus étonnantes et des plus
monstrueuses folies qui soient jamais montées dans l’esprit
humain » (Nouveaux mélanges), il devient maintenant
républicain et démocrate. Il déclare ne plus
s’occuper désormais de religion : « ce qui me
reste de vie, je le consacrerai à la pure philosophie, à
la science humaine, à mon pays, à l’humanité
» écrit-il [43].
En 1837 il publie le Livre du peuple, plus virulent encore, mais
qui reste dans une perspective religieuse : s’il met l’accent
sur l’égalité plutôt que sur la liberté,
c’est parce que la première est la condition de la
seconde. « Tous les hommes naissent égaux, dit-il ;
nul, en venant au monde, n’apporte avec lui le droit de commander
[44] » ; mais pour lui, l’égalité de droit
reste l’égalité devant Dieu : l’égalité
religieuse produit, comme sa conséquence, l’égalité
politique et civile, pense-t-il. Et la bourgeoisie doit aux pauvres
« un amour prodigue de bienfaits et de saints dévouements
» [45].
Il y a à la fois du Proudhon et du Bakounine dans Lamennais.
Proudhon reprendra et développera le thème de l’alternative
égalité/liberté : au début de son œuvre
il priorisera la première pour inverser les termes à
la fin de sa vie. Lorsque Lamennais déclare qu’il s’agit
d’« assurer au travail ce qui lui appartient équitablement
dans les produits du travail même », on retrouve encore
Proudhon, de même lorsqu’il affirme vouloir «
créer une propriété à celui qui maintenant
est privé de toute propriété ». Les idées
de diffusion des capitaux par le crédit, d’accessibilité
à tous des instruments de travail par le moyen de l’association
sont également des thèmes typiquement proudhoniens.
De Bakounine, on retrouve ces étapes multiples dans l’évolution
qui le conduit du conservatisme au radicalisme social, mais aussi
l’indignation devant la misère, et la foi en l’instinct
du peuple : le peuple, dit Lamennais, « est toujours plus
accessible que ses maîtres au vrai et au bien » [46]
– point de vue typiquement bakouninien.
Henri Arvon écrit que « Bakounine est comme transporté
par la découverte de Lamennais qui, il est vrai ne pouvait
se produire à un moment plus propice. » (Bakounine,
Absolu et révolution, p. 43.) Sans doute convient-il de tempérer
un peu le propos. Après avoir laissé son frère
et sa sœur à Dresde, Bakounine rentre à Berlin
par le train. Il leur écrit une chose surprenante : «
Durant le voyage à Leipzig, je n'ai cessé de lire
la Politique du Peuple (Lamennais), tout en lisant, je m'émerveillais.
A vrai dire, la lecture de ce livre m'a beaucoup amusé. »
[Je souligne] Sans doute Arvon eût été plus
avisé de dire : « Bakounine est comme amusé
par la découverte de Lamennais… »
Pour comprendre cette remarque, il faut essayer de comprendre ce
qu’était Bakounine en 1841. Il est en train de lire
un livre dans lequel l’auteur décrit le sort épouvantable
qui est fait au prolétariat. L’indignation transparaît
à chaque ligne. C’est un livre qui fait moins appel
à la raison qu’au sentiment. Or, Bakounine est un jeune
homme qui est totalement imprégné de la Logique, de
la Phénoménologie, de la dialectique hégélienne.
Le mode argumentatif de Lamennais doit lui paraître simpliste,
amusant. En bon hégélien, Bakounine reproche sans
doute à Lamennais d’être encore empêtré
dans la vulgarité de la finitude et de n’avoir pas
su parvenir au principe, à l’Idée : c’est
ainsi qu’il faut comprendre, pensons-nous, cette remarque
du jeune russe à propos de la Religion : « On sent
dans ce dernier la présence d'un véritable instinct,
mais un instinct qui n'a encore rien de précis, rien de libre,
un instinct encore enchaîné par les formes de la véritable
réalité. »
Pour Arvon, Lamennais fait découvrir à Bakounine
« un christianisme non ecclésiastique auréolant
l’émancipation politique et sociale ». L’exaltation
qu’éprouve le jeune homme « ne s’éteint
pas rapidement ». La preuve, c’est que dès son
arrivée à Paris en 1844, il rend visite à Lamennais
« qui le premier, sans doute, lui a permis de prendre ses
distances par rapport à la philosophie allemande ».
Voulant à tout prix attribuer à Bakounine des tendances
chrétiennes-sociales, Arvon oublie de dire que le jeune russe
adhéra alors à la loge maçonnique dans laquelle
se trouvait Lamennais. Quant aux distances que prit Bakounine par
rapport à la philosophie allemande, nous pensons qu’il
est nul besoin d’en attribuer l’origine à Lamennais
; elles se trouvent largement dans la philosophie allemande elle-même.
Il faut, pensons-nous, prendre à la lettre l’aveu qu’il
fait dans sa Confession en 1850 :
« L'Allemagne elle-même m'a guéri de la maladie
philosophique qui y prédominait ; après avoir étudié
de plus près les problèmes métaphysiques, je
n'ai pas tardé à me convaincre de la nullité
et de la vanité de toute métaphysique: j'y cherchais
la vie, mais elle ne contient que la mort et l'ennui ; j'y cherchais
l'action et elle n'est qu'inactivité absolue. »
On trouve une confirmation de cette hypothèse dans le jugement
même que Bakounine porte sur Lamennais, à qui il fait
les mêmes reproches qu’aux philosophes allemands, reproches
qui ont provoqué son propre abandon de la philosophie et
son passage à l’action :
« La question de la religion ne peut être résolue
de manière affirmative, par des considérations et
des réflexions, parce que celles-ci ne concernent, dans ce
domaine, que la négation de celui qui, ayant perdu son âme
vivante, n'appartient plus au présent, mais au passé.
La question de la religion ne sera résolue que par celui
qui affirmera le principe vivifiant simple, et partant, universel
et pratique de la nouvelle religion, de la nouvelle vie, de la nouvelle
réalité. Mais cette affirmation ne se fera pas dans
le domaine de la théorie et des livres, mais dans celui de
la vie, voilà pourquoi il sera la nouvelle révélation,
voilà pourquoi nous ne pouvons le définir dans les
livres. » (Lettre à son frère Pavel et à
sa sœur Varvara, 27 octobre 1841.)
Il ne faut pas faire de contresens sur l’idée de «
nouvelle religion » qu’évoque Bakounine : c’est
de la religion de l’action qu’il s’agit. Lorsqu’il
parle de la Politique du peuple, il dit qu’elle embrasse toute
la réalité véritable, en signalant ses «
contradictions permanentes et universelles ».
« De nos jours on est beaucoup plus enclin à croire
aux situations les plus complexes qui se contredisent elles-mêmes
qu'à la simple vérité, parce que les situations
complexes, du fait de leur complexité, n'incitent pas à
l'action et, par conséquent, servent de voile commode à
la corruption de notre existence, et encore parce que la simple
vérité est trop lumineuse, trop naturellement ardente
pour notre vie quotidienne enfermée dans une serre et fertilisée
par des méthodes artificielles. La simple vérité
ne passe même pas à l'action, parce qu'elle est elle-même
l'action, dans son essence. » (Ibid.)
« Qui veut, ne serait-ce que de façon tant soit peu
vivante, pénétrer les questions de notre temps »
doit lire Lamennais, dit encore Bakounine dans sa lettre. La lecture
de cet auteur semble lui avoir ouvert des perspectives, écrit-il
; en le lisant « de nombreuses excellentes idées me
sont venues sur la manière dont je vais à présent
étudier l'histoire et la politique [47] ». Pour l’instant
il ne s’agit encore que d’une nouvelle manière
d’« étudier l’histoire et le politique
». « Cette occupation me tient d'autant plus à
cœur que c'est justement le moment de le faire maintenant que
la politique est la religion, et la religion la politique. J'ai
comme l'impression de voir l'avenir et je sens qu'à présent
rien au monde ne sera en mesure d'ébranler mes convictions
[48] » [Je souligne].
Arvon interprète ce passage comme la découverte d’un
« christianisme non ecclésiastique ». On pourrait
plutôt penser que cette fusion de la religion et de la politique
conduit à une sécularisation de la religion et à
une idéalisation de la politique. La politique devient une
« religion » en ce sens qu’elle doit être
animée par un principe supérieur. Il est possible
que c’est à ce moment-là que Bakounine commença
à concevoir la rédaction de La Réaction en
Allemagne, qui sera publié l’année suivante,
en septembre 1842, car on y retrouve cette même idée.
Ce texte est en fait intitulé : « Liberté, notre
religion, la réaction en Allemagne. » Il porte en sous-titre
: « Fragment par un Français », et il est signé
d’un pseudonyme français : Jules Elysard. Ce n’est
pas innocent. La Réaction en Allemagne marque donc le passage
de la théorie à la pratique, de la philosophie allemande
à la politique française. « La démocratie
est une religion », dit Bakounine. En tant que parti, nous
faisons seulement de la politique, « mais nous ne trouvons
notre justification que dans notre principe, sinon notre cause ne
serait pas meilleure que celle du positif », c’est-à-dire
des conservateurs. Le principe supérieur de la politique
est la liberté, la démocratie :
« …il nous faut, pour notre propre conservation [49],
rester fidèle à notre principe comme à l'unique
fondement de notre force et de notre vie, c'est-à-dire nous
élever continuellement de cette existence étroite
et seulement politique jusqu'à la religion de notre principe
universel et ouvert sur la vie. Nous devons agir non seulement politiquement,
mais aussi dans notre politique religieusement. » [Je souligne.]
(La Réaction en Allemagne.)
Ainsi, retrouvons-nous exactement la même idée, mais
explicitée, que dans la lettre de Bakounine du 27 octobre
1841. Bakounine précise encore sa pensée un peu plus
loin dans la texte. Parlant des principes de la Révolution
française : Liberté, Egalité, Fraternité,
il déclare que « ces mots signifient la destruction
totale du présent ordre politique et social ». On pense
à Fichte : « Si l’on arrête la marche de
l’esprit humain,il n’y a que deux cas possibles : en
rester où nous étions, nous laisser imposer des bornes
que nous ne franchirons pas, ou, ce qui est beaucoup plus vraisemblable,
la force du mouvement de la nature qui aura été opprimée
fera explosion, et détruira tout ce qui lui barre la route.
L’hulmanité se venge cruellement de ses opesseurs,
les révolutions deviennent nécessaires [50]. »
Le principe égalitaire, dit-il encore, « est en contradiction
absolue avec toutes les religions positives actuelles, avec toutes
les Eglises existantes ». Peut-on nier cela en pensant à
la condamnation, faite à deux reprises, des idées
de Lamennais par le Saint-Siège ?
Lamennais était-il socialiste ? Curieusement, la question
nous ramène à Proudhon, avec qui il a décidément
beaucoup de points communs. Il ne se définissait lui-même
pas comme un socialiste si on entend par là être saint-simonien
ou fouriériste. Il l’était si ce mot signifie
être synonyme de partisan de l’association. Il se rapproche
ainsi beaucoup de Proudhon qui récusait le « communisme
» des utopistes et préconisait l’association.
Plus intéressante cependant est la question de savoir s’il
était devenu athée.
« Lamennais, comme on sait, débuta par un Catholicisme
orthodoxe et fanatique comme celui de de Maistre. Puis il tomba
dans le Déisme déclamateur, très ressemblant
à celui de Mazzini sur lequel il exerça une influence
incontestable. Mais plus heureux que Mazzini, averti par les terribles
événements (la révolution de Juin 1848) dont
il fut le témoin et dont il avait compris la portée
mieux que n'avait su le faire Mazzini, Lamennais vers la fin de
ses jours était devenu franchement, révolutionnairement
socialiste, et s'il avait vécu un peu plus longtemps, il
serait devenu sans doute matérialiste et athée comme
nous-mêmes. » (Bakounine, Théologie politique
de Mazzini, fragment M.)
Cette analyse, faite en 1871, tend à montrer que ce n’est
pas Bakounine qui s’orientait vers le christianisme social
mais Lamennais qui s’orientait vers l’athéisme.
Cette éventualité ne pouvait évidemment convenir
à Henri Arvon.
Strauss
Alors que Schelling est appelé de Munich à Berlin
pour détruire l'influence de Hegel, la jeune génération
d'intellectuels formés à l'hégélianisme
va réagir. Ne pouvant lutter ouvertement sur le terrain politique,
ne pouvant par conséquent passer de la théorie à
la pratique, ils tournent la difficulté, comme le dit Bakounine,
en transposant leur combat dans la littérature. Ils
s'attaquent au conformisme, aux philistins, et aux partisans du
juste milieu. La littérature devient entre leurs mains une
arme politique.
Des deux groupes littéraires d'opposition qui se sont constitués
entre 1830 et 1840 – la Jeune Allemagne et les Jeunes hégéliens
– c'est le second, le plus récent, qui se montre le
plus iconoclaste. A l'origine, ce groupe, dont l'organe fondé
en 1838 était dirigé par Arnold Ruge, n'était
pas en opposition avec le régime prussien, mais progressivement
leur point de vue devint plus critique, à la fois vis
à vis de l'Etat et vis à vis de la philosophie de
Hegel.
Le pionnier de cette école fut David F. Strauss qui,
dans La vie de Jésus (1835), fait un examen critique des
Ecritures Saintes. Strauss, qui était venu à Berlin
suivre les cours de Hegel peu avant la mort du philosophe, avait
été l'élève à Tübingen d'un
critique de l'Ancien Testament, F.C. Baur.
La question de l'historicité des Evangiles n'était
pas un problème important pour Hegel, qui s'attachait surtout
à faire une interprétation spéculative de leur
contenu symbolique. Reprenant pour une grande part le point de vue
hégélien selon lequel le développement de l'Esprit
est le moteur de l'histoire, Strauss présente cependant les
rapports de la religion et de la philosophie sous un jour nouveau.
Le phénomène religieux n'est pas interprété
du point de vue du Concept. La vie de Jésus est expliquée
comme un mythe du peuple juif, une création collective et
idéologique sans fondement matériel. Seule l'humanité,
au cours de son développement, dit Strauss, donne une
image complète de Dieu. Le Christ n'est pas un personnage
historique. Les Evangiles sont l'expression imagée de faits
produits par la conscience collective d'un peuple.
La parution du livre de Strauss accentua le fossé qui séparait
les différents disciples de Hegel, ce que Bakounine explique
dans une lettre datée de mars 1839 à sa sœur
Varvara :
« Ne crains pas le livre de Strauss, c'est la dernière
et la plus puissante manifestation du scepticisme, et c'est un bien.
Méphistophélès doit se manifester dans toute
la plénitude de sa force afin d'être entièrement
vaincu. Non seulement les hégéliens ne se taisent
pas, mais ils se sont fractionnés en deux groupes, dont l'un
a pris le parti de Strauss et l'autre s'est opposé puissamment
et solennellement à lui ; ils vaincront, cela ne fait pas
le moindre doute. »
Strauss eut à subir les attaques des théologiens
luthériens aussi bien que celles des rationalistes et
de ceux des disciples de Hegel qui défendaient le point de
vue de la réconciliation de la philosophie et de la religion.
Son livre eut un retentissement considérable. C'est autour
de son auteur que se constitue le groupe des Jeunes hégéliens.
Un contemporain, Rudolf Haym, écrivit :
« Ce fut le Das Leben Jesu de Strauss qui emplit plusieurs
de mes compagnons et moi-même d'attitudes hégéliennes
et qui nous rendit de plus en plus désillusionnés
par la théologie. L'ensorcellement que ce livre exerçait
sur nous était indescriptible ; je n'ai jamais lu de livre
avec tant de plaisir et de sérieux...
« C'était comme si des écailles tombaient de
mes yeux et qu'une grande lumière éclatait sur mon
chemin. » (R. Haym, Aus meinem Leben, Berlin, 1902, cité
par McLellan, Les Jeunes hégéliens et Karl Marx,Payot.)
C'est Strauss qui fut à l'origine de la distinction entre
droite, centre et gauche selon que les tendances hégéliennes
étaient proches ou éloignées de l'ancien système.
Tout cela n'empêchera pas Strauss de se révéler
comme un fieffé conservateur pendant la révolution
de 1848...
En 1839, Engels écrivit que La vie de Jésus
avait fait de lui un « partisan enthousiaste de Strauss ».
Bakounine avait, lui aussi, lu le livre, la même année,
avec sensiblement le même résultat. Cela avait été,
selon lui, la « manifestation la plus puissante de scepticisme
». Dans La réaction en Allemagne, Bakounine demande
aux conciliateurs qui pensent que tout est calme et qui ne voient
pas que la société est sapée par des forces
souterraines : « N'avez-vous pas entendu parler de Strauss,
Feuerbach, Bruno Bauer, et ne savez-vous pas que leurs oeuvres sont
dans toutes les mains ? Ce sont les artisans du travail souterrain
de l'esprit. »
Strauss avait montré que l'Ancien Testament contenait l'essentiel
du message du Christ et que les mythes juifs qui y étaient
relatés préparaient le terrain du Nouveau Testament.
Bauer, lui, se place sur un terrain totalement différent.
Il considère ces deux sources comme deux moments différents
; il y a, dit-il, dans le Nouveau Testament un progrès par
rapport à l'Ancien, ce sont deux étapes différentes
dans le développement de l'Absolu. Bauer reproche à
Strauss d'avoir négligé le rôle de la conscience
dans la formation des mythes.
L'influence de l'œuvre de Strauss s'explique sans doute par
le caractère particulier que prenait l'opposition au régime
dominant en Allemagne. Ne pouvant se manifester ouvertement dans
le domaine politique, elle s'était transférée
dans le domaine philosophique et religieux. Jusqu'en 1840 les Vieux
Hégéliens dominent la scène. Ils tentent de
garder le juste milieu entre un luthérianisme fondamentaliste
et ultra-orthodoxe et le radicalisme critique montant. Ils entendaient
préserver l'idée de la réconciliation de la
philosophie et de la religion. Le système de Hegel étant
la dernière étape de la philosophie, il ne restait
dès lors plus qu'à faire l'histoire de la philosophie.
K. Ronsenkranz écrivit « qu'ils devaient silencieusement
reprendre les doctrines de Hegel, éviter tous les extrêmes
et, sûrs que leur philosophie embrassait toute l'histoire
du monde, qu'elle était définitive, et qu'elle réconciliait
toutes les contradiction, ils croyaient qu'ils ne devaient pas se
mêler aux luttes du moment : position d'un quiétisme
positif. » (K. Ronsenkranz, Aus einem Tagebuch, Leipzig, 1851
p. 47.)
La préoccupation des Jeunes Hégéliens était
tout d’abord essentiellement religieuse, ce qui explique l'impact
du livre de Strauss, qui part d'un point de vue théologique.
C'était, en dehors de l'art et de la littérature,
les seuls domaines où existait une relative liberté
de débat, jusqu'à l'accession au trône de Frédérick-Guillaume
IV, en 1840, qui amena pour un temps un assouplissement de la censure
en Prusse.
C'est à ce moment que les Jeunes Hégéliens
se constituent véritablement en mouvement, lorsque les Hallische
Jahrbücher für deutsche Wissenschaft und Kunst leur fournit
un point de ralliement. C'est un mouvement formé par des
fils de bourgeois aisés ou d'industriels dont les parents
peuvent payer les études [51]. Ils ont presque tous étudié
la philosophie, sauf Hess, Ruge et Engels, qui sont autodidactes,
et entendent se consacrer à l'enseignement. Ils ne réaliseront
pas leur projet car les emplois d'enseignant leur seront progressivement
fermés à cause de leurs idées radicales. Leur
situation d'intellectuels sans emploi et déclassés
expliquera dans une large mesure leurs prises de positions ultérieures.
* * *
Il n’est pas exagéré de dire que l'œuvre
de Bakounine est une longue réflexion sur la pensée
allemande. Le fil de ses réflexions est constitué
de deux moments. Le premier se situe en 1842 et se place dans le
mouvement de la gauche hégélienne : c'est l'article
La réaction en Allemagne [52], paru dans les Annales allemandes
d'Arnold Ruge. Le second moment se situe une trentaine d'années
plus tard lorsqu'il reprend le cours de ses pensées, mais
dans une perspective qui n'est plus philosophique mais politique.
Dans l'intervalle, il y a les révolutions de 1848-1849 en
Europe, qui furent peu propices à la réflexion théorique,
douze années de captivité, qui le furent encore moins
et la création de la Première internationale.
Devenu un homme mûr, un théoricien et un organisateur
du mouvement ouvrier, Bakounine évoque fréquemment
la période de décomposition de l'hégélianisme
et tente de comprendre ce qui, dans l'Allemagne des années
trente et quarante, préfigure celle des années soixante-dix.
L'Allemagne intellectuelle exerçait sur le Russe une étrange
fascination, sous forme d'attirance dans sa jeunesse, de rejet,
plus tard. Herzen raconte que, sous la direction de Stankevitch,
Bakounine apprit l'allemand en lisant Kant et Fichte, et qu'il «
se mit ensuite à étudier Hegel, dont il assimila à
la perfection la méthode et la logique ; et à qui
ensuite ne les enseigna-t-il pas ? », laissant entendre qu'il
devait casser les pieds à tout le monde avec son enthousiasme
de néophyte. Herzen raconte encore, dans Passé et
Méditations, qu'en 1839 Bakounine et Bélinski se trouvaient
à la tête d'un cercle de jeunes gens, l'un et l'autre
« tenant à la main un volume de la philosophie de Hegel,
et faisant preuve de cette intolérance juvénile qui
seule permet de manifester des convictions vitales et passionnées
».
En 1873, Bakounine évoquera avec un brin d'humour l’époque
d'engouement de sa jeunesse pour la philosophie allemande. Dans
Étatisme et anarchie, il rappelle qu'à la mort de
Hegel une pléiade de jeunes professeurs, d'éditeurs,
d'ardents exégètes et d'adeptes avaient répandu
sa doctrine dans toute l'Allemagne :
« Elle fit converger sur Berlin, devenu la source vive d'un
monde nouveau, une multitude d'esprits, allemands ou non. Ceux qui
n'ont pas vécu cette époque ne pourront jamais comprendre
combien était fort le culte de ce système philosophique
dans les années 30 et 40. On croyait que l'absolu recherché
de toute éternité était enfin découvert
et expliqué et qu'on pouvait se le procurer en gros et en
détail à Berlin. » (Œuvres, IV, 307.)
Avant de se passionner pour Hegel, Bakounine s'était intéressé
à Fichte dont il a traduit en russe les Conférences
sur la destination du savant, destinées à être
publiées dans la revue Teleskop. Malgré les considérables
évolutions qu'il a suivies jusqu'à sa période
de maturité, Bakounine a toujours gardé de l'estime
pour Fichte, qui restera le « hardi et patriotique penseur,
persécuté à Iéna » parce qu'il
« propageait l'athéisme ».
Bakounine évoque dans Étatisme et anarchie le Discours
à la nation allemande, dans lequel Fichte annonçait
« la grandeur future de l'Allemagne et exprimait la fière
conviction patriotique que la nation allemande était appelée
à devenir la plus haute incarnation, voire la nation directrice
et en quelque sorte la couronne de l'humanité ». D'autres
peuples, avec plus de raison, que les Allemands, sont tombés
dans cette illusion, commente alors Bakounine, mais chez Fichte
elle avait du moins un caractère héroïque :
« Il l'avait proclamée sous le joug des baïonnettes
françaises, alors que Berlin était gouverné
par un général de Napoléon et que, dans les
rues, battaient les tambours français. »
On peut s'étonner de l'attitude de Bakounine envers le patriotisme
de Fichte. C'est là un trait caractéristique du révolutionnaire
russe. Fichte est respecté parce que c'est un tempérament
fort, bien que philosophe idéaliste. Dans La réaction
en Allemagne, écrit trente ans plus tôt, Bakounine
explique que parmi les réactionnaires, il y a les purs et
les conciliateurs, les sincères et les philistins. Tous se
trompent, mais les réactionnaires conséquents ont
le mérite du courage et de la sincérité.
Karl Popper ne partage pas l'opinion de Bakounine sur Fichte, qui
serait en réalité un imposteur. Il ne nous paraît
pas inintéressant d'exposer le point de vue de Popper. Fichte
aurait été un candidat malheureux à une chaire
de philosophie à l'université de Mayence, ville placée
sous la souveraineté française. N'ayant pu trouver
auprès du gouvernement prussien les satisfactions pécuniaires
qu'il attendait, il proposa ses services à la Russie, à
qui il se déclara prêt à demeurer « fidèle
jusqu'à la mort », en échange de quelques avantages
matériels. Démentant le point de vue de Bakounine
sur le comportement de Fichte face aux Français, Popper ajoute
: « Lors de l'occupation de Berlin par les Français,
il décida dans un sursaut de patriotisme de quitter la ville,
mais non sans s'être assuré que son geste ne passerait
pas inaperçu du roi de Prusse. » Popper ajoute que
Fichte aurait profité de ce qu'on attendait la parution d'un
ouvrage de Kant pour faire publier anonymement un livre qui imitait
le style de ce dernier. Fichte aurait « tout mis en œuvre
pour mieux accréditer une supercherie d'autant plus condamnable
qu'il devait à Kant d'avoir trouvé un éditeur
[53]... »
Que reste-t-il de l'influence de Fichte chez le Bakounine de la
maturité ? Il n'est pas indifférent à notre
propos de rappeler le point de vue que le philosophe d'Iéna
avait développé sur l'Etat dans les années
qui ont suivi la Révolution française. C'est une période
de la vie du philosophe sur laquelle les historiens de la philosophie
passent assez rapidement. Fichte réfute catégoriquement
toute valeur formatrice pour l'homme de l'oppression politique,
point de vue qui sera aussi celui de Bakounine : peut-être
trouve-t-on là la source de son opposition à la «
dictature du prolétariat ».
La philosophie des Lumières avait établi que l'imperfection
de l'homme rendait indispensable un arbitre entre la volonté
générale et la volonté individuelle, c'est-à-dire
un Etat autoritaire. Fichte nie à la fois l'imperfection
de l'homme et la nécessité de l'Etat. Il développe
une philosophie de l'histoire qui s'inscrit dans un schéma
en trois étapes :
1.– L'homme n'est ni bon ni mauvais, la nature est neutre
;
2.– L'histoire est une acquisition progressive de la liberté,
sans préjudice de la nature bonne ou mauvaise de celle-ci
[54] ;
3.– La fin de l'histoire aboutit à la suppression
de l'Etat.
Or, c'est là un schéma étonnamment proche
de celui du Fichte de 1793-1794 que reprendra Bakounine :
1.– L'homme n'est pas extérieur à la nature,
il n'a en lui-même que des potentialités ; la nature
n'a pas de dessein, elle n'est pour l'homme que ce que l'homme en
fait. Quand l'homme agit sur la nature, c'est la nature qui agit
sur elle-même ; les phénomènes naturels, la
faim, le froid, poussent l'homme à agir, à raisonner.
2.– La connaissance des lois de la nature libère progressivement
l'homme de la faim, du froid, de l'angoisse de la survie. L'histoire
montre le dévoilement progressif de l'humanité et
de la liberté humaines.
3.– L'émancipation humaine implique la destruction
préalable de l'Etat.
C'est une ironie de l'histoire que Bakounine soit peut-être
redevable de cette dialectique de la destruction de l'Etat à
l'auteur qui, dans une phase ultérieure de l'évolution
de sa pensée, est considéré comme un précurseur
du socialisme d'Etat...
Les témoignages des contemporains de la jeunesse de Bakounine
concordent pour le présenter comme une sorte d'animateur
de la jeunesse dorée intellectuelle de l'époque. Pourtant
son apport ne s'est pas limité aux délectations intellectuelles,
puisqu'il a, semble-t-il, introduit dans la langue russe un néologisme,
le mot prekrasnodusie, qui est la traduction littérale du
mot allemand Schönseligkeit, ou « maladie de la belle-âme
». C'est là un terme directement hérité
du vocabulaire hégélien.
Dans la Phénoménologie, la belle âme est «
le savoir que l'esprit a de soi-même dans sa pure unité
transcendente, – la conscience de soi qui sait comme étant
l'esprit ce pur savoir de la pure concentration en soi-même,
– non pas seulement l'intuition du divin, mais l'intuition
de soi du divin » (Ph., II, 299, Aubier.) « Se contempler
soi-même est son être-là objectif, et cet élément
objectif consiste dans l'expression de son savoir et de son vouloir
comme d'un universel. Grâce à cette expression, le
soi obtient validité et l'action devient opération
accomplissante. » (Ibid. 187.)
En d'autres termes, pour préserver son universalité,
la belle-âme se livre à la contemplation de soi-même,
de sa pureté originelle, elle s'ensevelit dans son propre
concept. La belle-âme refuse la médiation qui pourrait
souiller le pour-soi. Elle se refuse à l'action, qui pourrait
la limiter. La conscience de soi se retire dans son intériorité
la plus profonde : toute extériorité en tant que telle
disparaît.
« La conscience vit dans l'angoisse de souiller la splendeur
de son intériorité par l'action et l'être-là
», dit encore Hegel. Pour préserver la pureté
de son cœur « elle fuit le contact de l'effectivité
et persiste dans l'impuissance entêtée, impuissance
à renoncer à son Soi affiné jusqu'au suprême
degré d'abstraction, à se donner la substantialité,
à transformer sa pensée en être et à
se confier à la différence absolue. L'objet creux
qu'elle crée pour soi-même la remplit donc maintenant
de la conscience du vide. »
« Son opération est aspiration nostalgique qui ne
fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà
de cette perte retombant vers soi-même se trouve seulement
comme perdue ; – dans cette pureté transparente de
ses momets elle devient une malheureuse belle âme, comme on
la nomme, sa lumière s’éteint peu à peu
en elle-même, et elle s’évanouit comme une vapeur
sans forme qui se dissout dans l’air. » (Ibid. 189.)
Il reste la conscience du vide intérieur du moi pur. Dans
le dédain du monde extérieur, la belle-âme s'est
perdue pour avoir voulu se trouver, et elle s'anéantit. On
pense irrésistiblement à Stirner… Ce néologisme
que le jeune Bakounine apporte à la langue russe servait,
selon Annenkov, à caractériser « de nobles mais
fragiles désaveux de la société moderne par
la pensée ou le jugement individuel ». C'est aussi
à Bakounine que revient la « propagation de cet idéalisme
suprême, purissime en même temps que pudibond, qui se
détournait avec horreur du tapage mondain tout en confondant
sous la seule dénomination commune de phénomènes
primaires de l'esprit subjectif tout ce qui l'empêchait, lui,
l'idéaliste, de s'occuper tranquillement des destinées
et vocations de l'humanité ». (Bakounine et les autres,
p. 52.)
Cet « idéalisme extrême » n'est en fait
que la description des manifestations de cete maladie de la belle-âme
dont la définition que donne Annenkov est quelque peu confuse.
C'est sans doute à Novalis que pensait Hegel en écrivant
ces pages sur la belle-âme : or, Novalis avait transposé
la philosophie de Fichte dans son romantisme. Novalis et Fichte
faisaient justement partie des lectures de Bakounine avant qu'il
ne soit initié à Hegel par Stankevic au début
de 1837.
Ces considérations sur la « belle-âme »
sont inséparables du contexte de l’Allemagne dominée
par le romantisme. Alors qu’en France le romantisme s’est
développé sur le terreau de la Révolution française,
en Allemagne il s’est développé par réaction
contre la philosophie des Lumières. Les deux écoles
n’ont donc pas du tout le même contenu politique. L’Allemagne
du début du XIXe siècle est divisée en une
quantité de royaumes et de principautés régis
par des despotes qui font peser sur les paysans l’essentiel
des charges féodales. La mode est alors à l’idéalisation
du Moyen Age, considéré comme une épque de
liberté. Le romantisme allemand faisait l’apologie
de ce passé dans lequel prédominaient de prétendues
« libertés germaniques », ce qui arrangeait bien
les despostes et les junkers apeurés par la Révolution
française.
Le livre de Germaine de Staël, De l’Allemagne publié
en 1840, contribua grandement à créer dans l’opinion
européenne l’image d’une Allemagne rétrograde,
heureuse et libre ; l’auteur idéalise les aspects les
plus rétrogrades de la société allemande. C’est
pour combattre cette fausse image que Heinrich Heine publia à
Paris, en français, et sous le même titre, un livre
destiné à montrer la misère et l’oppression
subies par le peuple allemand, les effets du particularisme et du
despotisme.
L’intermède napoléonien avait vu un début
de réformes en profondeur qui devaient liquider la propriété
féodale de la terre, mettre en place un Etat constitutionnel
qui devait émanciper les serfs, les Juifs, abolir les privilèges
des nobles dans l’armée, réorganiser les villes,
etc. Ce programme fut interrompu par la défaite de l’empereur,
« l’exécuteur testamentaire de la Révolution
française ». Le romantisme allemand devint le prolongement
culturel, artistique et littéraire de la Sainte-Alliance
qui avait battu Napoléon. Sa fonction réactionnaire
s’accentua avec le temps pour atteindre son point culminant
dans les années 40 avec l’avénement de Frédérick-Guillaume
IV au trône de Prusse.
* * *
Avant son voyage en Allemagne, Bakounine travaille méthodiquement.
Il lit et relit la Phénoménologie de l'Esprit, la
Science de la Logique, l'Encyclopédie, la Philosophie du
droit et la Philosophie de l'histoire. Il prend des notes, résume.
En 1838, il publie une introduction aux discours académiques
de Hegel. Toute la classe cultivée de Russie est prise de
passion pour le philosophe allemand. C'est en termes extrêmement
durs que, quelque trente ans plus tard, il se souviendra de cette
période :
« Après les décembristes, le libéralisme
héroïque de la noblesse dégénéra
en libéralisme livresque, en doctrinarisme plus ou moins
savant. Dès lors, son impuissance bien entendu ne fit que
croître : le verbe devint acte de courage ; l'esprit raisonneur,
l'intelligence ; la parole creuse, l'éloquence ; et les lectures,
l'action. La cause réelle fut oubliée ; bien plus,
on se mit à la mépriser ; et du haut d'une satisfaction
métaphysique de soi, on regarda toutes les idées révolutionnaires,
toutes les tentatives hardies de protestation publique comme des
fanfaronnades puériles. J'en parle en connaissance de cause,
car dans les années 30, emballé par l'hégélianisme,
je versai moi-même dans cette erreur. » (« La
science et la question vitale de la révolution », Œuvres,
VI, 297.)
Mais à l'époque, celui qu'Annenkov décrit
comme le père de l'idéalisme russe était «
en même temps très sensible aux voluptés dont
il jouissait sans scrupules » : il est peu probable que les
voluptés dont il s'agit ici soient exclusivement intellectuelles.
Le père de l'idéalisme russe ne semblait pas à
l'occasion dédaigner le réel. Cet homme en qui le
« romantisme philosophique s'était incarné »
ne changea guère lorsqu'il troqua la philosophie contre la
politique. William Vogt écrit en effet qu'il adorait «
à titre égal, les révolutions et les femmes
», et qu'il s’était fait couper le crédit
chez un restaurateur pour avoir « taquiné de trop près
l'épouse légitime de l'honorable tenancier ».
De là peut-être vient la défiance de Bakounine
envers les classes moyennes...
Si la poursuite des plaisirs ne gène pas l'étude
de la philosophie, Bakounine écrit dans son carnet que beaucoup
d'aspects chez lui ne sont pas clarifiés et que l'harmonie
lui est impossible. Il ressent le besoin de quitter le milieu de
l'intelligentsia russe dans lequel il ne se sent pas à l'aise.
Il aspire à partir à l'étranger : « C'est
nécessaire : il est temps de sortir du vague et de se définir
». Pour cela, il se prépare intellectuellement en lisant
la Phénoménologie.
Que lisait Bakounine pendant cette période qui précède
son départ pour l'Allemagne ? Arthur Lehning reproduit une
liste de livres qu'il emporta lors d'un séjour que fit le
jeune russe dans sa famille en mai 1839.
On y trouve deux dictionnaires allemands et une grammaire anglaise
; la Bible, le Coran, les Evangiles, les lois de Manou, et un livre
intitulé Religions de l'Antiquité – sans nom
d'auteur, mais il s’agit peut-être de l’ouvrage
de Friedrich Creuzer publié en 1829.
Il y a également onze volumes de Hegel, trois de Fichte,
deux de Kant, deux de Schelling, quatre de Locke, mais aussi sept
volumes de l'historien Heeren qui avait fait des études sur
la vie économique de l'Antiquité et qui était
encore vivant à cette époque ; deux volumes de Herder,
l'auteur de la Philosophie de l'histoire de l'humanité ;
trois volumes de Krug, sans titres : il s’agit sans doute
de Wilhelm Krug (1770-1842), disciple de Kant qui tenta de concilier
l’idéalisme transcendantal du maître avec les
doctrines réalistes.
Figurent également Rotteck, mort en 1840 : c'est un historien
libéral, auteur d'une Histoire universelle, et Reinhold.
En ce qui concerne ce dernier, l'absence de la mention du prénom
ne permet pas de savoir s'il s'agit de Charles Leonard ou de son
fils Ernest. Le premier, auteur d'un Essai d'une nouvelle théorie
de l'entendement humain, a diffusé la philosophie de Kant
avant de se tourner vers celle de Fichte ; le second, mort en 1855,
a écrit une Histoire de la philosophie d'après les
principales phases de son développement (1828). L'un comme
l'autre a abordé des sujets qui correspondent parfaitement
aux centres d'intérêt de Bakounine à l’époque.
Citons encore Oken, le naturaliste, et un volume du mathématicien
Lacroix sur le calcul différentiel : ces deux auteurs étaient
encore vivants à l'époque. C'est donc la philosophie
qui occupe surtout Bakounine, mais aussi les religions, l'histoire
économique, les sciences naturelles, les langues et les mathématiques.
L'étude de cette liste [55], qui ne peut être qu'indicative,
ne montre probablement que la partie émergée de l'iceberg.
Une partie importante des livres sont écrits par des auteurs
contemporains de Bakounine. C'est donc bien armé qu'il partit
en Allemagne pour y étudier la philosophie. Il arriva à
Berlin le 25 juillet 1840. C'est peu après que commença
à proprement parler l'existence politique de Bakounine.
* * *
A Berlin, Bakounine fait la connaissance de Tourguéniev,
et les deux hommes deviennent inséparables.
Bakounine s'inscrit à l'université et rend visite
à Werder [56], le chef de file de l'école hégélienne,
et au vieux Schelling. Il étudie avec ardeur, et fréquente
surtout le cours de Werder, avec qui il se liera. Curieusement,
il ne rencontre pas Engels qui habitait dans la même rue et
fréquentait le même cours. Amateur de musique allemande
– William Vogt raconte qu'un soir il a chanté la partition
du Don Giovanni de Mozart presque en entier – et amateur de
littérature, il va souvent au concert et au théâtre,
mais se lie peu avec les Allemands.
« L'université, les études, et le soir, nous
descendrons chez ta sœur, écrit Tourguenev à
Bakounine, nous irons écouter de la bonne musique ; nous
composerons de la lecture ; Werder viendra nous voir. » C'est
dans un café qu'Annenkov voit les deux hommes pour la première
fois. Bakounine révèle dans sa « Confession
» qu'au cours de la première année et au début
de la seconde année en Allemagne, il ne s'intéressait
pas aux problèmes politiques, « les considérant
des hauteurs de l'abstraction philosophique ». Son indifférence
à leur égard était si grande qu'il ne lisait
même pas les journaux. Il étudiait les « sciences
», « surtout la métaphysique allemande »
dans laquelle il se plongeait avec une « passion exclusive
frisant la démence, à telle enseigne que le jour comme
la nuit, je ne voyais que les catégories de Hegel [57] ».
Ce fut l'Allemagne elle-même qui le guérit de la maladie
philosophique. Sa monomanie métaphysique finit par le persuader
de l'insignifiance de toute métaphysique : « J'y cherchais
la vie alors qu'elle ne contenait que la mort et l'ennui, j'y cherchais
l'action alors qu'y régnait l'inaction absolue ».
Au cours de l'été 1841, Bakounine fait un voyage
en Allemagne. A Dresde il fait la connaissance d'Arnold Ruge, puis
revient à Berlin pour poursuivre ses études. Au début
de 1842 il décide de s'établir à Dresde. Là,
un changement complet d'attitude s'opère : il dévore
toute la littérature politique qui lui tombe sous la main
et commence à s'intéresser aux questions sociales
:
« A cette époque-là paraissait en Allemagne
une multitude de brochures, revues, poésies politiques que
je lisais avec avidité. C'est alors que j'entendis pour la
première fois le mot communisme ; le docteur Stein publia
un livre intitulé Les socialistes en France [58] qui produisit
une impression presque aussi vive et unanime que La vie de Jésus
du docteur Strauss, ce qui me révéla un monde nouveau
dans lequel je me précipitai avec toute l'avidité
de l'affamé et de l'assoiffé (...) Je me mis à
lire les œuvres des démocrates et des socialistes français
et avalai tout ce que je pus trouver à Dresde. Ayant, peu
de temps après, fait la connaissance du docteur Arnold Ruge
qui publiait Die Deutsche Jahrbücher, revue que se situait
également à cette époque dans la phase de transition
de la philosophie à la politique, j'écrivis pour lui
un article intitulé Die Parteien in Deutschland [59] sous
le pseudonyme de Jules Elysard ; dès les débuts ma
main avait été si malheureuse et si lourde que, sitôt
paru cet article, la revue fut interdite. Cela se passait en 1842.
» (« Confession ».)
Le professeur Werder, un hégélien de droite tout
à fait orthodoxe dont le conservatisme aboutissait à
un désespérant immobilisme, selon Jean Barrué
[60], n'avait plus rien à apprendre à Bakounine. C'est
peut-être lui qui est visé dans la « Confession
» lorsque Bakounine écrit que la fréquentation
personnelle des professeurs allemands contribua de manière
non négligeable à la découverte de la vanité
de toute métaphysique. Un monde nouveau s'ouvre à
Bakounine, le livre de Stein lui révèle l'existence
de Fourier, Louis Blanc, Considérant, Cabet, et surtout de
Proudhon. Il faut garder à l’esprit, cependant, que
lorsque le révolutionnaire russe rédigea La Réaction
en Allemagne, le livre de Stein n’était pas encore
paru.
Arnold Ruge, qui avait publié la Réaction en Allemagne,
écrivit l'année de la mort de Bakounine que ce dernier
s'était lancé corps et âme dans le mouvement
intellectuel allemand des années 30 et 40, après avoir
appris à Berlin la philosophie hégélienne,
mais aussi après s'être « assimilé la
dialectique vivante, cette âme créatrice de l'univers
». Mais l'article de Bakounine que Ruge avait publié
dans Die Deutsche Jahrbücher avait déplu à l'ambassadeur
russe de Dresde. On y trouvait « l'expression assez nette
de toute la pensée de Bakounine, y compris du social-démocrate
(sic), même s'il était rédigé dans un
langage philosophique qui ne devait pas être familier à
l'ambassade russe de Dresde et d'ailleurs ». Arnold Ruge continue
:
« Avec une dialectique pénétrante et ouvertement,
le jeune russe annonçait la fin d'un monde corrompu, mais
en fait, cela n'était possible qu'en l'affublant d'un langage
savant, incompréhensible sans doute pour le censeur, mais
qui nous remplit maintenant d'étonnement quand nous le relisons
et l'interprétons à la lumière des grands événements
de notre époque. »
Il ne suffit pas, ajoute Ruge, de dire que Bakounine était
formé à l'école de l'Allemagne, « il
était aussi capable de passer un savon philosophique aux
philosophes et hommes politiques allemands et de prédire
cet avenir qu'ils évoquaient de bon ou de mauvais gré
».
C'est peu après avoir écrit La réaction en
Allemagne que Bakounine abandonne définitivement la philosophie
pour se consacrer à l'action. Il était devenu à
cette époque « dégoûté des fades
conversations de ces mesquins professeurs et littérateurs
allemands ». Son séjour à Paris, de 1844 à
1847, fit une profonde impression sur le jeune Russe. Il adhère
à la franc-maçonnerie, dans la ême loge que
Lamennais, rencontre Marx, et fait la connaissance de Proudhon en
1845. Dans sa « Confession » au tsar, il raconte son
activité à cette période :
« Généralement je passais mes journées
à la maison, m'occupant de traductions de l'allemand, pour
subvenir à mes besoins, et, en partie, de sciences : histoire,
statistique, économie politique, systèmes sociaux
et économiques, politique spéculative, c'est-à-dire
sans aucune application à la réalité, et aussi
un peu de mathématiques et de sciences naturelles. »
(« Confession », 1851.)
En 1871, Bakounine reconnaîtra que Marx était à
cette époque beaucoup plus avancé que lui : «
Je ne savais alors rien de l'économie politique, je ne m'étais
pas encore défait des abstractions métaphysiques,
et mon socialisme n'était que d'instinct. » Les deux
hommes se voyaient souvent. Bakounine respectait Marx pour «
sa science et pour son dévouement passionné et sérieux,
quoique toujours mêlé de vanité personnelle,
à la cause du prolétariat ». Le Russe recherchait
la conversation de Marx, qui était instructive et spirituelle,
dit-il, mais qui malheureusement s'inspirait trop souvent de «
haine mesquine ». Il n'y eut cependant jamais entre eux de
franche amitié ; leurs tempérament ne s'accordaient
pas.
Pendant la courte période qui va de son abandon de la philosophie
au début de son engagement pour la cause polonaise, Bakounine
est découragé, la révolution lui semble lointaine.
Dans sa détresse, il se plonge dans l'étude des sciences
naturelles...
Feuerbach
L'influence de Feuerbach sur la Gauche hégélienne
fut déterminante. Engels disait qu'il avait remis le matérialisme
sur son trône. Il serait en quelque sorte le chaînon
intermédiaire entre Hegel et Marx. L'Essence du christianisme
souleva l'enthousiasme. « Nous fûmes tous momentanément
feuerbachiens », écrivit Engels. Le philosophe fut
un temps le maître à penser de Marx, Engels et aussi
de Bakounine. Pendant un court moment, Marx ne parlera de lui qu'avec
enthousiasme. Les « grandes actions », les « découvertes
» de celui qui a donné un fondement philosophique au
socialisme » seront constamment rappelées, jusqu'à
ce que Stirner montre que la philosophie ne peut se développer
jusqu'au bout et s'accomplir qu'en tant que théologie. Stirner
affirmera en effet que l'homme générique de Feuerbach
est une forme nouvelle du divin, qu'il reproduit la morale chrétienne.
C'est après la critique décapante de Stirner que
Marx rejettera les concepts feuerbachiens d'homme total, d'être
générique, d'humanisme réel, dont l'idéalisme
est trop apparent, et qu'il écrira L'Idéologie allemande
dans lequel il tente de disculper le communisme de l'accusation
de leurre religieux.
En 1844, année où Marx écrivit ses thèses
fameuses sur Feuerbach, Bakounine écrivit un livre sur le
philosophe, fait qui est peu connu. L'Exposé et développement
des idées de Feuerbach était prêt à être
publié en 1845 mais le manuscrit a disparu. Il est considéré
aujourd'hui comme définitivement perdu [61].
La première mention que fait le jeune Russe au philosophe
se trouve dans la Réaction en Allemagne : ses œuvres,
dit-il ainsi que celles de Strauss et de Bruno Bauer, « sont
dans toutes les mains ». L’article de 1842 ne semble
cependant pas particulièrement marqué par l’influence
du philosophe. Faute de pouvoir nous référer au texte
disparu de Bakounine, il n'est pas possible de connaître avec
précision son degré d'adhésion au point de
vue de Feuerbach pendant ses années de formation. Cependant
on peut constater que Bakounine parlera toujours du philosophe avec
sympathie. Cette attitude s'explique par l'opinion qu'il avait de
la philosophie allemande en général, qu'il considère
comme idéaliste et doctrinaire. Feuerbach est l'exception,
c'est « le plus sympathique et le plus humain des penseurs
allemands » (I, 42). Tout au long des écrits de Bakounine
on trouve des résurgences, des réminiscences des idées
de Feuerbach, en même temps de que des indications qui fixent
les limites de la pensée du philosophe. Cela n’empêcha
pas Bakounine d’être critique, à l’occasion.
Dans une lettre à Arnold Ruge datée du 19 janvier
1843, il critique assez sévèrement un article du philosophe
que son ami a publié :
« C'est une réintroduction dogmatique du dogmatisme.
Le ton aphoristique a en soi quelque chose d'odieusement élégant.
Et à la fin, il dit la même chose que ce que m'a dit
mon ami Menzer : lorsque la philosophie s'apparentera de façon
plus étroite avec les sciences naturelles, le monde sera
purement et simplement sauvé. Ces recettes théoriques
de salut sont tellement grotesques et il faut vraiment avoir une
grande aptitude à l'abstraction de la réalité
pour s'en amuser compte tenu de la pauvreté de ce que nous
vivons et qui demande du concret. Ne m'en veuillez pas, cher Ruge,
je sais que vous tenez Feuerbach en très grande estime. Moi
aussi. Je le considère incontestablement comme le seul vivant
des philosophes. Il possède une grande dose de génie,
d'originalité, qui se confirment aussi dans cet article.
Il existe et là est l'essentiel, dans la mesure où
les autres n'existent même pas. Et pourtant son article est
mauvais, non-existant, c'est-à-dire qu'il est purement théorique
et inopérant. C'est une nouvelle tentative pour sauver la
théorie qui, dans son intégralité, doit intrinsèquement
renoncer à soi. C'est là que réside son seul
salut. Intégrer le concret au sein de la théorie relève
de la plus grande contradiction. »
Lorsque Bakounine écrit ces mots, il a déjà
définitivement abandonné la philosophie. Il faut entendre
par là que pour lui, la philosophie n’est plus le moyen
par lequel on pourra transformer le monde ; elle a fait son temps.
Feuerbach a fait la même démarche, mais Bakounine lui
reproche de simplement vouloir transposer la philosophie dans les
sciences naturelles, ce qui conduira à la même impuissance.
Le « salut » n’est plus dans les « recettes
théoriques ». Mais, on le voit dans le passage cité,
Bakounine ne remet pas en cause l’estime quil a pour Feuerbach.
Les réminiscences du philosophe abondent, en particulier
dans Fédéralisme socialisme, antithéologisme
(1867) qui est un texte charnière des débuts de la
période anarchiste de Bakounine. Ce texte est important car
ce dernier y fait une sorte de règlement de comptes avec
ses idée antérieures. On a l'impression que, avant
de commencer une nouvelle phase de son activité politique,
Bakounine éprouve le besoin de faire le point.
Dieu est une création humaine, l'expression idéalisée
de l'homme, dit Feuerbach. Les caractéristiques que l'homme
attribue à Dieu sont en réalité des attributs
humains. Si l'homme cherche à prouver qu'il y a dans la nature
un Dieu, c'est que ce Dieu y a été mis. Les tentatives
de prouver l'existence de Dieu par les phénomènes
naturels ne sont que les preuves des limites de la capacité
de l'homme à expliquer ces phénomènes, dit
Feuerbach. Bakounine reprend cette idée :
« L'histoire des religions, celle de la grandeur et de la
décadence des Dieux qui se sont succédé, n'est
donc rien que l'histoire du développement de l'intelligence
et de la conscience collective des hommes. A mesure qu'ils découvraient,
soit en eux, soit en dehors d'eux-mêmes, une force, une capacité,
une qualité quelconques, ils l'attribuaient à leurs
dieux, après l'avoir grandie, élargie, outre toute
mesure (...) De sorte que, grâce à cette modestie et
cette générosité des hommes, le ciel s'est
enrichi des dépouilles de la terre, et par une conséquence
naturelle, plus le ciel devenait riche, plus l'humanité devenait
misérable. » (FSA)
L'inspiration feuerbachienne de ce passage est évidente
: la religion n'est qu'une forme par laquelle s'exprime la conscience
humaine ; la théologie se réduit à l'anthropologie.
Les différentes formes prises par les religions montrent
les étapes du développement du savoir. « Le
progrès historique des religions, dit Feuerbach, consiste
en ce que les dernières regardent comme subjectif ou humain
ce que les premières contemplaient, adoraient comme divin
».
Selon Marx, Feuerbach permit à l'homme de se réapproprier
des formes qu'il attribuait à un être générique.
En même temps il montre que l'Absolu des philosophes n'est
que le refuge de la divinité. C'est Feuerbach, dit encore
Marx, qui a mis un point final à la critique de la religion,
condition de toute critique politique. Il a fondé «
le vrai matérialisme et la vraie science en faisant, à
juste raison, du rapport social de « l'homme à l'homme
» le principe fondamental de la théorie ». (Marx,
Pl II, 121)
L'enthousiasme de Marx ne dura pas longtemps. En 1867, lorsqu'il
relit La Sainte Famille, il s'étonne d'avoir versé
dans un tel culte du philosophe : « Je fus agréablement
surpris de constater que nous n'avions pas à rougir de ce
travail bien que le culte de Feuerbach nous produise maintenant
une drôle d'impression. » (Corr. IX, 150)
La définition que donnera plus tard Bakounine du christianisme
comme « la religion par excellence », « la religion
absolue, la dernière religion », est directement inspirée
de Feuerbach (mais aussi de Hegel), ainsi que l'idée selon
laquelle la religion est le premier éveil de la raison, une
erreur nécessaire dans le développement de l'humanité.
La religion selon Feuerbach ne peut exister que par ce qui distingue
la conscience humaine de la conscience animale : l'homme se reconnaît
comme espèce en même temps qu'il se sent comme individu
; ce que Bakounine résume en une phrase : « Comme l'a
fort bien observé l'un des plus grands penseurs de nos jours,
Ludwig Feuerbach, l'homme fait tout ce que les animaux font seulement
il doit le faire de plus en plus humainement. » (Fédéralisme,
socialisme et antithéologisme.) Bakounine se réfère
à Feuerbach, mais il pourrait tout aussi bien en appeler
à Hegel, qui déclare dans les Leçons sur l'histoire
de la philosophie que « dans tout ce qui est humain, ce qui
agit est l'acte de penser, la pensée. L'animal vit aussi
; il a en commun avec l'honme les besoins, les sentiments, etc.
Toutefois, si l'homme doit se distinguer de l'animal, il faut que
ce sentiment soit humain... »
Bakounine précise ailleurs [62] que cette différence
avec l'animal « contient en germe toute notre civilisation,
avec toutes les merveilles de l'industree, de la science et des
arts ; avec tous les développements religieux, philosophiques,
esthétiques, politiques économiques et sociaux, «
en un mot tout le monde de l'histoire ». L'homme serait donc
pour Bakounine un animal qui a une histoire. Feuerbach n'a-t-il
pas le mérite d'avoir mis l'accent sur « la création
progressive du monde humain, création dans laquelle le Dieu
sentimental de Mazzini ni aucun autre bon Dieu n'ont absolument
rien à voir ?
L'homme crée son monde humain, son monde historique, en
conquérant sur le monde extérieur sa liberté
et sa dignité. « Il les conquiert par la science et
par le travail », dit le Bakounine anarchiste [63]. Les animaux
aussi travaillent, ajoute-t-il, mais le travail ne devient humain
que lorsqu'il sert la satisfaction non des besoins fixes et circonscrits
de la vie animale, mais ceux de « l'être social, pensant
et parlant ». Si l'homme arrive à la conscience de
sa liberté par la pensée, « c'est par le travail
seulement qu'il la réalise », c'est-à-dire en
définitive par un rapport social. On pense ici à Marx,
pour qui Feuerbach fait du « rapport social de l'homme à
l'homme le principe fondamental de la théorie ».
La doctrine hégélienne, dit Feuerbach, affirme que
la réalité est posée par l'Idée, qu'elle
n'est que l'expression rationnelle de la doctrine théologique
selon laquelle la Nature est créee par Dieu. Elle est, dit-il
encore, le dernier soutien rationnel de la théologie. Contre
Hegel, Feuerbach soutient le postulat anthropologique que «
seul le rationnel est l'objet de raison », que « l'objet
de la raison est la raison objet à elle-meme » [64].
Bakounine souligne que cette démarche peut conduire de nouveau
à Dieu, à l'abstraction absolue. L'action abstractive
de l'homme, dit-il [65], ne rencontre plus qu'un seul objet, elle-même,
mais « délivrée de tout contenu et privée
de tout mouvement, faute de quelque chose à dépasser
elle-même comme abstraction, comme être absolument immobile
et absolument vide. » La « puissance d'abstraction se
posant à elle-même comme objet » conduit naturellement
à se concevoir comme l'âme de l'univers, comme Dieu.
Les limites que Bakounine, dans sa période anarchiste, assignera
à la philosophie de Feuerbach sont extrêmement claires.
Certes, ce dernier a, plus que tout autre, contribué à
enterrer la métaphysique transcendante, à dévoiler
les illusions fondamentales du christianisme en particulier et de
la religion en général et à humaniser la pensée.
Certes, Feuerbach a arraché à la doctrine hégélienne
son « masque conservateur » et a montré «
dans toute sa nudité l'implacable négation qui en
constitue l'essence» (IV, 308). Il a poussé «
la suite logique de cette doctrine [celle de Hegel] jusqu'à
la négation tant du monde divin que de la métaphysique
elle-même ». Mais « il ne put aller plus loin.
Métaphysicien lui-même, il dut céder la place
à ses héritiers légitimes, représentants
de l'école matérialiste ou réaliste. Pourtant,
ces héritiers eux-mêmes, conclut Bakounine, «
Marx et consorts », n'ont pas non plus réussi, «
et ne réussiront pas à se débarrasser d'une
pensée abstraite et métaphysique prédominante
». La critique philosophique de Feuerbach ne pourra que se
poursuivre par la critique politique de Marx.
Bruno Bauer
Lors de son séjour en Allemagne Bakounine côtoye les
cercles d'intellectuels berlinois que fréquentaient Marx
et Engels, mais ne s’y intègre pas. La personnalité
la plus marquante était sans doute Bruno Bauer. Les «
Affranchis », comme ils se désignaient, se livraient
à une critique de la situation politique et religieuse de
l'époque partir de l'acquis commun que constituait leur interprétation
radicale de la philosophie de Hegel.
Dans l'introduction au numéro des Cahiers de Philosophie
– L'âge de l'homme consacré à Stirner,
Hans-Martin Sass évoque le processus de création collectif
du groupe des Affranchis, dont les théories sont «
particulièrement en rapport les unes aux autres à
tel point que leurs écrits, essais et périodiques
donnent l'impression d'être adressés aux membres du
cercle plutôt qu'au reste de l'humanité ». Sass
mentionne les contributions respectives du groupe : celle d'Engels
(Der Triumph des Glaubens), de Stirner (L'Unique et sa propriété),
de Marx-Engels (La Sainte Famille), de Karl Schmidt (Das Verstandesthum
und das Individuum).
Les modèles formels de ces actes, dit encore H.-M. Sass,
ont été fournis par deux écrits de Bauer, La
Bonne cause de la liberté et ma propre affaire (1842) et
La Trompette du Jugement dernier (1841). Bien que Bakounine n'ait
pas formellement fait partie des Affranchis, on peut regretter que
La réaction en Allemagne – texte antérieur à
ceux d'Engels, de Stirner et de Schmidt – ne soit pas mentionné
parmi les contributions à la critique philosophique de l'époque.
En effet, outre l'intérêt intrinsèque de l'article
de Bakounine, ce texte est manifestement inspiré de Bauer
– fait qui, semble-t-il, n'a jamais été relevé
– et il existe entre lui et La Trompette une identité
frappante dans leur structure interne.
On a vu que, selon l'expression même de Marx, la critique
de la religion est la condition préliminaire de toute critique.
Les hégéliens de gauche, cherchant à quitter
la spéculation sur l'interprétation de Hegel, s'étaient
heurtés au pouvoir politique à travers la critique
de la religion. La Trompette du Jugement dernier, écrit par
Bauer avec la collaboration de Marx, constitue une rupture radicale
avec l'ordre établi. Mais ce livre est aussi une sorte de
canular. Hegel avait jusqu'alors été le philosophe
conservateur par excellence, protégé par les autorités
de Berlin. La signification profonde de son œuvre commençait
seulement à être perçue – ce que Bakounine
appellera plus tard les « germes d'auto-décomposition
de la société actuelle » – et c'est précisément
pour détruire l'influence de Hegel que Schelling sera appelé
à Berlin. Engels déclara alors : « le conservatisme
de cette pensée est relatif, son caractère révolutionnaire
est absolu ».
C'est Marx, semble-t-il, qui eut l'idée de réfuter
par une farce le livre de Karl Philipp Fischer sur l'Idée
de divinité, mais il finit par se désintéresser
du projet, désireux sans doute de ne pas trop s'engager avec
Bauer, dont il allait rapidement se séparer.
La Trompette adopte le ton du conservateur le plus absolu pour
démontrer que Hegel est en réalité un dangereux
athée. Le but du livre est de faire ressortir, par des citations
savamment choisies, l'aspect révolutionnaire de l'œuvre
de Hegel, en ayant l'air de la critiquer. Ainsi, sur un ton faussement
vertueux, le livre rend-il hommage à celui qui, du vivant
même de Hegel, avait dénoncé le caractère
subversif de sa philosophie : Heinrich Leo qui, « le premier,
eut le courage d'entrer publiquement en lice contre cette philosophie
impie, de l'accuser formellement et d'attirer l'attention des gouvernements
chrétiens sur le danger pressant que cette philosophie fait
peser sur l'Etat, sur l'Eglise et sur toute moralité ».
Mais en meme qu'il fait semblant d'attaquer Hegel sous le couvert
de l'orthodoxie, le livre développe le propre point de vue
de ses auteurs. Sass dit que la Trompette donne le ton littéraire
dans lequel se tiendront les discussions ultérieures dans
le cabaret Hippel et aussi dans lequel seront rédigés
les actes écrits qui suivront.
La Trompette du Jugement dernier fut publié anonymement
et, pendant quelque temps on crut réellement que son auteur
était un tenant de l'orthodoxie, mais la supercherie fut
bientôt mise à jour et G. Jung écrivit à
Ruge : « Avez-vous lu la Trompette contre Hegel ? Si vous
ne le savez pas encore, je peux vous dire, sous le sceau du secret,
qu'elle est de Bauer et de Marx. J'ai ri de bien bon cœur en
la lisant. »
Les analogies de forme à elles seules suffiraient à
écarter le hasard dans les similitudes entre l'ouvrage de
Bauer et l'article de Bakounine. Tous deux citent ce passage de
l'Apocalypse de saint Jean, chapitre III, 15-18 : « Je connais
ta conduite, tu n'es ni froid ni chaud – que n'es-tu l'un
ou l'autre. Ainsi puisque te voilà tiède, ni chaud
ni froid, je vais te vomir de ma bouche. » Chez Baknunine
ce passage sert à illustrer la situation des conciliateurs
qui ne peuvent prendre une position tranchée et, chez Bauer
elle désigne ces adversaires de la philosophie hégélienne
qui ne peuvent prendre position entre la philosophie et la théologie.
Or pour l'un comme pour l'autre, ces hommes qui ne sont ni chauds
ni froids sont appelés « positifs ».
Il existe d'autres rapprochements possibles entre La réaction
en Allemagne et l'œuvre de Bauer. Nous vivons, dit ce dernier,
en des temps où « les ères se séparent,
où les intérêts ne sont plus les mêmes
(...) L'Ancien sent qu'il est incompatible avec le Nouveau... »
A quoi Bakounine répond : « Notre temps est celui de
la contradiction. »
L'Ancien se « retient d'examiner sans préjugés
le Nouveau et de le comprendre, car il craint sa perte en le comprenant
», déclare Bauer. Bakounine reprend : les réactionnaires
doivent « se séparer de leur propre raison, avoir peur
d'eux-mêmes et redouter le moindre essai de démontrer
leurs convictions, ce qui entraînerait à coup sûr
leur réfutation ». L'Ancien ne veut pas du Nouveau
et emploie toute la force de sa volonté à «
repousser loin de lui l'avenir et le nouveau principe » (Bauer).
Les conciliateurs « ne veulent au fond qu'étouffer
le seul principe vivant de notre époque... » (Bakounine)
Les similitudes de forme sont cependant moins révélatrices
que celles qui touchent le fond. En effet, le lien entre La réaction
en Allemagne et ce que Sass appelle « les actes de cette création
théorique de groupe » apparaît avec netteté
lorsqu'on considère la structure interne de La Réaction
et de La Trompette. Les deux textes sont bâtis sur le même
modèle :
1.– Deux contraires inconciliables sont confrontés
et « donnent aux actions et conflits leur modèle fondamental
». Sass ne parle évidemment ici que du texte de Bauer
;
2.– Ces oppositions tendent à s'exacerber et à
se radicaliser ;
3.– On en est à la dernière phase de cette
radicalisation ;
4.– Avec l'intensification des oppositions se développent
aussi les contradictions internes.
Sass conclut par un cinquième point par lequel l'éclatement
des contradictions aboutit « à la rupture du consensus
et à la formation de positions théoriques à
chaque fois authentiquement personnelles, au marxisme par exemple
chez Marx et Engels, au conservatisme chez Bruno Bauer, à
l'existentialisme chrétien chez Karl Schmidt et à
la position de l'Unique ». On peut simplement regretter que
le texte de Bakounine ait échappé à la perspicacité
de H.M. Sass.
Il est possible que l'influence déterminante accordée
par Bakounine à la négation dans la triade dialectique
soit, du moins en partie, inspirée de Bauer. H.-M. Sass indique,
dans l'article cité, que dans le modèle hégélien
les deux côtés d'une opposition avaient raison d'une
manière conditionnée, en étant médiatisés
l'un avec l'autre. Dans le modèle de Bauer au contraire seul
l'un des termes de l'opposition possède la vérité.
Mais ce terme, qui contient la vérité, est encore
entaché d'erreur : « Seul le procès de purification
permanente et d'autocritique élève finalement sa position
à la hauteur et à la froideur de la liberté,
de la raison, de la vérité émancipées
pour elles-mêmes, – et en face se tient désormais
tout le reste du monde condamné à périr et
à se dessécher. »
De fait, La Trompette…, qui est truffée de citations
de Hegel soigneusement choisies, insiste particulièrement
sur le caractère critique, négatif, de la contradiction
chez Hegel, ce qu'on retrouve également dans La réaction
en Allemagne, sans que Bakounine éprouve le besoin de citer
à longueur de page le philosophe. Niant qu'il soit possible
de parvenir à une résolution de la contradiction par
une « victoire sur le principe négatif », il
s'interroge : « N'avez vous rien lu de Strauss, de Feuerbach
et de Bruno Bauer et ne savez-vous pas que leurs oeuvres sont dans
toutes les mains ? Ne voyez-vous pas que toute la littérature
allemande, tous les livres, journaux, et brochures sont pénétrés
de cet esprit négatif et que même les oeuvres des positivistes,
inconsciemment et involontairement en sont imprégnées
? Et c'est cela que vous appelez paix et réconciliation
? » Toute la littérature allemande, conclut Bakounine,
est pénétrée de cet esprit négatif,
à tel point que même les oeuvres des positivistes en
sont imprégnées.
Pourtant ce serait aller un peu vite que de faire Bakounine un
disciple de Bauer. Chez ce dernier, ce sont des principes qui s’affrontent
alors que chez Bakounoine ce sont bien des forces politiques. Bruno
Bauer – et son frère Edgar – s’en tiennent
à une attitude critique, dont Bakounine sait bien qu’à
elle seule elle ne renverse pas un ordre politique et social : Marx
et Engels auront raison d’ironiser sur l’attitude des
deux frères : le sous-titre de la Sainte Famille sera «
Critique de la critique critique »… Les frères
Bauer sont précisément ce que Bakounine ne veut pas
être : un théoricien impuissant qui se complaît
dans cette « histoire de rêve » que vit l’Allemagne.
Si Bruno Bauer a influencé Bakounine, il représente
aussi, incontestablement, ce pour quoi le jeune Russe a abandonné
la philosophie.
En effet, au contraire de Bakounine, Bauer avait fini par se détourner
de la vie pratique pour se vouer à la critique pure, la critique
critique, qui est à elle-même sa propre fin, et qui
ne vise pas à transformer le monde, contrairement à
ce que suggère la XIe thèse sur Feuerbach, mais à
éclairer sa situation historique. Bakounine et Bauer se trouvent
déjà, par cela, aux antipodes l'un de l'autre. Quelle
que soit, du point de vue hégélien, la « légitimité
» de l'interprétation bakouninienne de la dialectique,
on peut dire que Bakounine est plus conséquent que Bauer
: le négatif est le terme dynamique de la contradiction,
il pousse nécessairement à l'action. Si Bauer a tourné
le dos à l'action, c'est qu'il lui manquait ce que Bakounine
appelle dans La Réaction en Allemagne un « principe
pratique universel » un « principe qui embrasse en soi
avec force les mille manifestations diverses de la vie spirituelle
». En d'autres termes, Bauer est incapable de concevoir que
les manifestations de la vie spirituelle (l'idéologie) sont
le reflet des manifestations de la vie concrète.
Dans L'Unique, Stirner cite un passage de Bauer où ce dernier
dénie à la bourgeoisie tout idéalisme. Cette
dernière, commente-t-il, a « falsifié les conséquences
idéales que Robespierre eût tirées de son principe
». Bakounine aurait pu prendre à son compte la critique
de Stirner contre Bauer, qui ne voit dans la masse que le produit
le plus significatif de la Révolution, « la foule trompée
que les illusions de la philosophie des lumières ont livrée
à mauvaise humeur sans limite ». (Stirner.) Bauer oppose
à l'émancipation de la masse la libération
intérieure du moi. Il va de soi que dans ce processus seul
l'intellectuel critique parvient à s'émanciper car
il porte en lui le principe de la science. Il est significatif d’ailleurs
que Stirner s'identifie à cet intellectuel critique.
En fait, il s'agit chez Bauer rien moins que d'une position de
classe : la peur de l'action de masse du prolétariat à
laquelle devait nécessairement mener – selon les critères
d'une partie de la gauche hégélienne – une réflexion
philosophique cohérente sur l'action en tant que dépassement
de la philosophie.
Cieszkovski et la philosophie de l’action
La philosophie de l'action, la praxis révolutionnaire a
eu un précurseur que ni Marx ni Bakounine ne citent,
mais qu'ils ne pouvaient pas ne pas connaître. Cieszkowski
était un Polonais nourri de philosophie hégélienne
qui publia en 1838 les Prolégomènes à l'historiosophie
[66], où il se révèle comme un maître
de la dialectique.
Cieszkowski pense que l'histoire est composée de trois grandes
périodes : celle de l'être, celle de la réflexion,
elle de l'action. « Le pratique, chez Hegel, est encore absorbé
par le théorique, il ne s'en est pas encore distingué,
il est toujours considéré, pour ainsi dire, comme
une émanation secondaire du théorique. Or sa destination
propre et véritable est d'être un stade séparé,
spécifique, voire même le stade le plus haut de l'esprit.
» (Prolégomènes, p. 109)
L'avenir, comme le passé et le présent, fait
partie d'un tout organique et à ce titre il est connaissable
par la synthèse de l'être et de la pensée,
qui est la praxis, c'est-à-dire l'activité sociale
considérée comme un tout. « La philosophie,
dit Cieszkowski, est désormais sur le point d'être
appliquée ». « L'action et l'intervention sociale
supplanteront la véritable philosophie. » Cieszkowski
est le premier du groupe de Jeunes Hégéliens à
exposer clairement que le pouvoir des idées à lui
seul ne suffit pas.
On peut rapprocher ces prises de position de celles que prendra
Marx six ans plus tard dans la Pour une critique de la philosophie
du droit de Hegel (1844), où il dira : « ...vous ne
pouvez pas supprimer la philosophie sans la réaliser. »
Avec Hegel, la philosophie arrive à sa fin, dit Cieszkowski,
idée qui n'est pas particulièrement originale puisque
c'est ce que Hegel lui-même pensait. De même que l'art
antique était proche de son déclin alors même
que la Grèce admirait les œuvres de Phidias, la philosophie
arrive à sa fin avec Hegel, qualifié pour la circonstance
de « Phidias de la philosophie ». Mais Cieszkowski ne
sera pas aussi catégorique que Marx : Hegel, en effet, «
...a pensé jusqu'au bout l'univers en général,
et sans aller jusqu'à prétendre qu'il n'y avait plus
aucune place après lui pour la recherche spéculative,
il faut reconnaître qu'il a déjà découvert
l'essentiel. La découverte de la méthode est véritablement
la découverte de la pierre philosophale tant espérée.
»
La philosophie va désormais perdre son caractère
ésotérique ; son destin ultérieur sera de se
vulgariser pour exercer son influence sur les « rapports sociaux
de l'humanité » en vue de développer la
vérité objective dans la réalité
existante aussi bien que dans la vérité qui «
se force elle-même ». Jusqu'à présent
la philosophie était imparfaite car elle ne permettait d'expliquer
l'histoire qu'après coup, elle ne pouvait contribuer à
déterminer le futur. Selon Cieszkowski, on peut connaître
le futur par l'intuition, par la connaissance ; mais la meilleure
façon est la méthode, « vraiment pratique, appliquée,
complète, spontanée, volontaire et libre, embrassant
ainsi toute une sphère d'action », grâce à
laquelle on pourra parvenir à la « connaissance spéculative
du futur ». Il ne s'agit pas, précisons-le, de construire
le futur dans ses détails, mais d'en déduire l'essence
à partir de la connaissance du passé. Les positions
de Cieszkowski étaient fondées sur le sentiment que
la période qu'il vivait était une période de
transition et de crise, sentiment partagé par presque tous
les penseurs et hommes politiques de l'époque.
Sans que Marx fasse mention à Cieszkowski on peut supposer
qu'il en avait connaissance. On retrouve dans ses thèses
sur Feuerbach des échos de l'Historiosophie, en particulier
dans la dernière thèse : « Les philosophes n'ont
fait qu'interpréter le monde de diverses manières
; il importe maintenant de le transformer. »
Herzen, l'ami de Bakounine, possédait le livre de Cieszkowski,
et il en parle dans une lettre datant de 1839. Stankewitch parle
également de ce livre dans une lettre à Bakounine
datant de 1840. Par ailleurs, la correspondance de Cieszkowski révèle
que Werder lui-même, professeur de Bakounine à Berlin,
et hégélien réputé, avait révisé
les épreuves de l'Historiosophie [67]. Benoît Hepner
a parfaitement raison d'envisager l'influence que Cieszkowski
aurait pu avoir sur Bakounine : « Action ! Comme naguère
la béatitude, ce devait devenir le maître mot de Bakounine
dès la fin de l'année 1841. Dans quelle mesure
fut-ce l'écho de l'Historiosophie ? » s'interroge-t-il
dans son livre.
Faute d'une mention expresse à Cieszkowski par Bakounine,
on ne peut s'en tenir qu'à des suppositions. Mais il faut
relever que Hepner fait un contre-sens sur le concept de praxis.
Il ne s'agit en aucune manière, chez Bakounine, d'une théorie
de l'action individuelle ou de l'action pour l'action, comme la
formulation de sa question le laisse entendre. La praxis doit être
entendue comme pratique sociale, c'est l'activité sociale
considérée comme un tout. Aucune ambiguïté
n'est possible sur ce point dans l’œuvre de Bakounine
: de nombreux écrits prouvent qu'il ne concevait pas
l'action de transformation sociale sans une action collective et
organisée.
En réalité, il était nul besoin de l'influence
d'un auteur particulier pour que cette idée se développe
chez les héritiers de Hegel : elle était en quelque
sorte inscrite dans l'air du temps. Comme c’est souvent le
cas, les thèmes développés par les héritiers
du philosophe se retrouvent déjà dans l’œuvre
du maître. Le monde en mutation dont Hegel avait été
le témoin suscita chez les philosophes le besoin d'une réflexion
qui rende compte des contradictions et des crises, qui explique
la société qui meurt et celle qui naît. Ce n'est
pas un hasard si la première moitié du XIXe siècle
est celle des grandes doctrines, phénomène que Cieszkowski
a subtilement analysé. Puisque la philosophie cède
le pas à l'action, dit-il, alors peut se comprendre le «
goût furieux, porté de nos jours jusqu'à la
monomanie, d'édifier des systèmes sociaux et de construire
la société a priori, mais ce goût n'est
encore que le vague pressentiment d'une exigence qui n'est
pas encore parvenue à la conscience claire ».
Les penseurs veulent apporter une réponse à l'angoisse
des hommes en situant le bouleversement des anciens modes de vie
dans une rationalité et en mettant en relief la cohésion
inscrite dans ces bouleversements (« le lien du lien et du
non lien », disait Hegel). Qu’il s’agisse des
théories réactionnaires de Maistre ou de Bonald, des
théories sociales de Saint-Simon, de Fourier, ou du positivisme
d'Auguste Comte – ou même le marxisme et l'anarchisme
– ces doctrines font toutes de l'humanité une réalité
historique.
De la reconnaissance de l'humanité comme réalité
historique à la volonté de transformer le monde, il
n'y a qu'un pas. Pour Hegel la société comprend
les besoins des individus et des groupes que la vie sociale organise
en un système cohérent, besoins que la division
du travail permet de satisfaire. De l'interaction de ces éléments
surgit précisément la société civile.
Cependant, Hegel n'approfondit pas cette analyse car les éléments
constitutifs de la société civile sont pour lui les
produits de l'Etat, providentiel et divin. Ces éléments
n'ont donc pas de substance propre en comparaison de la réalité
supérieure qu'est l'Etat.
Devant le spectacle de la Révolution française,
Hegel s'était cependant interrogé : « Pourquoi
les Français sont-ils passés du théorique au
pratique, tandis que les Allemands en sont restés à
l'abstraction théorique ? » C'est une question qu'on
retrouve constamment dans l’œuvre de Bakounine.
Dans la Phénoménologie, Hegel dit encore : «
Le véritable être de l'homme, c'est plutôt son
acte ; en lui l'individualité est actuelle et c'est lui qui
dépasse les deux aspects de ce qui est présumé
par l'opinion [68]. » S'opposant au dualisme kantien, qu'il
accuse de favoriser l'immobilité, Hegel pense que «
chaque action tend à dépasser une idée (subjective)
et à la rendre objective (...) Toute activité est
idée qui n'est pas encore, mais qui est dépassée
comme subjective. » On trouve donc chez Hegel les prémisses
de la théorie de la praxis qu'allaient développer
ses continuateurs. Cette théorie se trouve d'ailleurs toute
inscrite dans la dialectique, dans la mesure même où
la contradiction est la racine de tout mouvement et de toute
vie : le mouvement induit l'action. Après Feuerbach, qui
déclare dans ses Principes de philosophie, en 1843-1844
: « La pratique résoudra les doutes que la théorie
n'a pas résolus », Marx reprend dans ses manuscrits
de 1844 : « La solution des énigmes théoriques
est une tâche de la praxis qui s'accomplit par la médiation
de la praxis. »
Le problème de savoir si Cieszkowski a pu influencer
Bakounine est parfaitement académique. Avec les éléments
qu'il avait en sa possession, Bakounine aurait pu développer
une théorie de la praxis indépendamment de l’œuvre
de l'auteur des Prolégomènes, en se référant
directement à Hegel. Quelle que soit l'origine de la théorie
de la praxis chez Bakounine, celle-ci se définira plus tard
comme une théorie de l'action du prolétariat organisé,
en tant que négation de la philosophie allemande condamnée
à l'impuissance pratique et à l'inaction, tandis que
Marx et Engels considéreront le prolétariat (allemand,
il est vrai) comme la réalisation de la philosophie allemande.
Le dépassement de la contradiction conçu en termes
de destruction de l’élément positif, conservateur,
par l’élément négatif, révolutionnaire,
conduit, en politique, à rejeter toute utilisation des institutions
de la bourgeoisie par la classe ouvrière. De fait, le révolutionnaire
russe verra, dans la politique parlementaire de Marx, la fusion
du négatif dans le positif, c’est-à-dire son
« aplatissement », et non un changement de qualité,
un dépassement de la contradiction.
Si nous considérons que le terme positif constitue le capitalisme
et le terme négatif la classe ouvrière, le dépassement
de cette opposition peut être l'Etat, un Etat de transition
qui contiendrait les deux éléments jusqu'à
ce qu'apparaisse une entité nouvelle. Nous aurons alors le
marxisme. Si nous considérons que l'opposition résulte
dans la destruction du terme positif par le terme négatif,
l'acte de destruction étant en même temps un acte de
construction, nous avons l'anarchisme.
Dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx montre,
encore une fois, des préoccupations étonnamment
semblables à celles de Bakounine à la même
époque. De même que pour ce dernier les réactionnaires
vivent dans l'illusion, Marx montre que les Allemands vivent une
« histoire de rêve ». Tous deux aboutissent à
la même conclusion. Selon Bakounine le rôle de la théorie
est achevé lorsqu'elle est comprise : cet achèvement
se résout par la réalisation d'un « monde nouveau
pratique ». Selon Marx la philosophie allemande est le prolongement
idéal de l'histoire allemande. Les Allemands sont contemporains
philosophiquement du présent sans en être les contemporains
historiques. « En politique, dit Marx, les Allemands ont pensé
ce que les autres peuples ont fait. » C'est justement
là ce qui caractérise, aux yeux de Bakounine, leur
impuissance.
Il y a constamment un décalage entre le niveau théorique
et le niveau de la réalité historique parce que les
Allemands n'ont pas « gravi en même temps que les
peuples modernes les échelons intermédiaires de l'émancipation
politique » (Marx). L'Allemagne est en quelque sorte
la conscience philosophique de l'Europe. Il lui reste encore
à mettre sa pratique historique au niveau de sa philosophie.
Le peuple allemand doit mettre son « histoire de rêve
» au niveau de sa condition réelle. C'est à
bon droit, dit Marx, qu'en Allemagne « le parti politique
pratique exige la négation de la philosophie »
: « Son tort n'est pas d'exiger, mais d'en rester là,
car cette exigence, il ne l'accomplit ni ne peut l'accomplir vraiment.
» Il ne suffit donc pas de tourner le dos à la philosophie.
Le tort de ce parti politique « pratique » est
de ne pas inclure la philosophie dans la « sphère de
la réalité allemande ».
« Vous voulez qu'on s'attache aux germes de vie réels,
mais vous oubliez que le germe réel de vie du peuple allemand
n'a bourgeonné jusqu'ici que sous son crâne. En un
mot : vous ne pouvez surmonter la philosophie sans la réaliser
[69]. »
L'impuissance philosophique allemande fournira à Bakounine
l'occasion de bien des développements, plus tard, notamment
dans Etatisme et Anarchie, et dans L'Empire knouto-germanique. Cette
impuissance, dira-t-il alors, est le produit d'une longue évolution
historique dont les manifestations se font encore sentir et qui
influence de façon déterminante la politique du mouvement
ouvrier.
La bourgeoisie allemande n'a pas de pensée autonome parce
qu'elle n'est pas une classe autonome. La lecture attentive des
textes, nombreux mais dispersés, où Bakounine analyse
le comportement politique de la bourgeoisie allemande, révèle
sa pensée, extrêmement cohérente, sur cette
question et dévoile les raisons pour lesquelles il s'oppose
à ceux qu'il désigne comme les héritiers de
cette tradition bourgeoise, les social-démocrates, lesquels
se considèrent d'ailleurs eux-mêmes comme les héritiers
de la philosophie allemande : Engels ne déclare-t-il pas
que « sans la philosophie allemande qui l'a précédé,
en particulier celle de Hegel, le socialisme scientifique allemand,
le seul socialisme scientifique qui ait jamais existé, ne
se serait jamais constitué » ? (préface à
La Guerre des Paysans en Allemagne.) Cette déclaration résume,
d'une certaine façon, l'opinion de Bakounine pour qui le
communisme d'Etat et le marxisme n'étaient que les avatars
de la philosophie allemande, dogmatique, idéaliste et bourgeoise.
La critique que fait Marx du « parti politique pratique »
ressemble à celle que fait Bakounine des conciliateurs.
Tous deux reprochent à leurs interlocuteurs d'en rester
à mi-chemin. Les « pratiques » qui nient la philosophie
sont comme les « positifs » qui nient le négatif
: ils vont vers « l'aplatissement universel » dont parle
Bakounine ou vers le statu quo qu'évoque Marx. Les conciliateurs,
par leur attitude, ne veulent connaître dans les éléments
positifs que ce qu'il y a en eux de mort et de voué à
la destruction : ils se vouent à « l'impuissance dans
la vie pratique » (La réaction en Allemagne)
Le positif de Bakounine est lui aussi un élément
du statu quo, c'est l'élément calme et immobile ;
en lui ne se trouve aucune cause de perturbation : «
A l'intérieur du positif il n'y a aucun mouvement, étant
donné que tout mouvement est une négation. »
(La réaction en Allemagne.) Mais pour le positif, la
conservation du statu quo signifie le rejet du négatif.
Or, cette activité pour exclure le négatif est elle-même
un mouvement. En éliminant le négatif, le positif
s'élimine lui-même en tant qu'élément
conservateur : « Il s'élimine lui-même et court
à sa propre perte », dit Bakounine.
Cette remarque résonne curieusement de la même manière
que celle de Marx dans Démocrite et Epicure : « Animé
du désir de se réaliser, le système entre en
conflit avec autrui. Le contentement de soi et l'harmonie sont rompus.
(...) La réalisation de la philosophie est en même
temps sa perte [70]. » Ce sont là presque les mêmes
mots que Bakounine.
La situation du positif chez Bakounine se présente
sous deux aspects. Un aspect à la conservation et à
l'immobilisme ; un aspect au rejet du progrès, du mouvement
qui en même temps conduit le positivisme à se nier
lui-même. Or, Marx, dans son texte sur Epicure, fait remarquer
de même que l'harmonie est rompue en faveur de la dissolution
de l'ordre ancien : dans le processus de la réalisation de
la philosophie se forment deux tendances dont l'une se tourne
contre le monde et l'autre contre la philosophie elle-même.
Il se manifeste chez les représentants de la philosophie
« une double exigence et action contradictoire en soi-même
» :
« N'ayant pas dépassé ce système sous
le rapport de la théorie, ils éprouvent seulement
ce qui les oppose au système, à son intégrité
sculpturale, sans s'apercevoir qu'en se tournant contre lui, ils
ne font qu'en réaliser les divers éléments.
» (Marx, Démocrite et Epicure, Pléiade,
III, 86.)
Lorsque Bakounine affirme que le négatif est le facteur
dominant de la contradiction – interprétation
qui semble bien inspirée de Bruno Bauer – il signifie
que celui-ci détermine même l'existence du positif
et renferme en lui seul la totalité de la contradiction.
Les positivistes conséquents nient, bien sûr, l'existence
du négatif. Mais, ce faisant, ils « accomplissent en
même temps une fonction logique et sacrée (...) sans
d'ailleurs savoir ce qu'ils font. Ils croient nier le négatif,
et au contraire ils nient le négatif uniquement dans la mesure
où il s'identifie avec le positif ; ils réveillent
le négatif de ce repos de bon bourgeois auquel il n'est pas
destiné et ils le ramènent à sa grande
vocation : sans relâche et sans ménagements
détruire tout ce qui a une existence positive. »
(La réaction en Allemagne.)
La destruction du positif par le négatif trouve son écho
dans la stratégie politique prônée par Bakounine
dans l’AIT. « La contradiction n'est pas un équilibre,
mais une prépondérance du négatif. Le
négatif est donc le facteur dominant de la contradiction
», disait-il déjà dans La réaction en
Allemagne. Par conséquent, le prolétariat –
élément négatif et dynamique – ne peut
utiliser les institutions politiques de la bourgeoisie – élément
positif hostile au mouvement.
Hess
La « philosophie de l’action » est en quelque
sorte inscrite dans la philosophie allemande. Kant, déjà,
parlait de « primat de la raison pratique ». Mais, outre
Hegel et peut-être Schelling, c’est chez Fichte que
les Jeunes hégéliens trouvent leur inspiration. Cieskowski
et Hess ont clairement désigné Fichte comme l’une
de leurs sources. David McLellan pense d’ailleurs que «
Cieskowsky, comme les Jeunes hégéliens, après
lui, est plus près de Fichte que de Hegel » [71]. «
Je ne veux pas seulement penser, je veux agir », disait Fiche
[72], dont la pensée est tout sauf une contemplation abstraite
détachée du mouvement réel. « Chez lui,
l’attitude contemplative ne saurait être dissociée
de l’action : penser, c’est déjà agir
et Fichte voit en la théorie comme en la praxis deux expressions
d’une seul et même acte d’engagement [73]. »
« Agir ? Cela signifiait pour Fichte contribuer selon ses
forces, conformément au destin que lui avait réservé
la Providence, à la construction de l’histoire. »
Hess était un personnage atypique dans le mouvement de la
gauche hégélienne. Il naquit en 1812 à Bonn,
reçut une éducation très religieuse, puis étudia
la philosophie à l’université de Bonn, mais
ne passa jamais son diplôme. Lorsque son père mourut,
il se maria avec une prostituée, pour défier les normes
sociales.
L’influence de Hess fut déterminante dans l’évolution
de la pensée de Marx car, d’une certaine manière,
il lui donna le « coup de pouce » qui l’engagea
dans la voie communiste. Fidèle à Marx, il se fait
vertement rabrouer par lui, et il en redemande. C’était
un intellectuel de valeur dont les épigones ont voulu occulter
l’influence qu’il a pu avoir sur Marx, mais du point
de vue de Bakounine il n’était rien d’autre qu’un
médiocre et un agent à la solde de Marx.
Bakounine n’a rencontré Hess que deux fois. La première
fois en en 1844 à Paris. De cette rencontre, il ne garda
« qu'une impression très insignifiante et très
pâle. Je me souviens de l'avoir rencontré quelques
fois dans la société de Karl Marx, dont il m'avait
semblé supporter avec peine l'incontestable supériorité.
» Bakounine le haïssait pour le rôle de soldat
zélé qu’il avait joué au service de Marx
dans la campagne de diffamation systématique dont il avait
été la victime au moment même où il devenait
évident, après le congrès de Bâle de
l’AIT, que l’influence du révolutionnaire russe
dans l’AIT devenait trop évidente. Hess, en soldat
obéissant, a sans doute sincèrement cru que Bakounine
était le slavophile fanatique que Marx lui a décrit.
C’est dommage, car Moses Hess était un personnage sympathique
qui aurait sans doute plu à Bakounine, dans d’autres
circonstances. C’était un homme dont la rectitude morale
était proverbiale, ce qui rend d’autant plus incompréhensible
l’acharnement avec lequel il s’en est pris à
Bakounine. La seule explication possible est que Hess était
catégoriquement opposé à la politique russe
et que pour cette raison, il a dû être facilement convaincu
que Bakounine était un adversaire [74]. D’autant qu’il
était quelque peu candide : Marx le méprisait souverainement
mais l’utilisait sans vergogne, tout en se plaignant de ses
gaffes. Proche de Marx, donc, il est à la fois la mouche
du coche et le bouc émissaire.
Moses Hess écrivit en 1837 un livre, passé inaperçu,
qui fut la première manifestation de la pensée socialiste
en Allemagne : L’histoire sainte de l’humanité.
C’est un livre qui est dans la tradition du communisme de
l’époque, imprégné de religiosité,
influencé par les lectures que l’auteur a faites des
socialistes français : Leroux, Cabet, Saint-Simon, Fourier,
avec un zeste de Rousseau. L’inégalité étant
à la racine de tous les maux sociaux, l’auteur préconise
la « communauté de biens » comme objectif de
la vie sociale. Il dénonce la propriété, l’héritage,
le paupérisme croissant des uns provoqué par l’enrichissement
des autres. On y trouve aussi une première esquisse de la
théorie de la concentration du capital, que Marx développera
plus tard. Cependant, celui qu’on nomma le « rabbin
rouge » et l’inspirateur de Marx – quoique les
avis divergent sur cette question – avait une fâcheuse
tendance à verser dans la spéculation métaphysique
et était sujet à de fréquentes oscillations
intellectuelles.
C’est un autre livre, la Triarchie européenne, qui
rendit Hess célèbre en 1841. L’idée qu’il
y développe est la nécessité d’une alliance
entre la Prusse, l’Angleterre et la France, pays considérés
comme progressistes par rapport à la Russie. Cette opposition
à la Russie sera sans doute ce qui réunira encore
Hess et Marx contre Bakounine dans l’Internationale, lorsque
tout le reste les opposera.
La Triarchie européenne permit « d’introduire
une certaine connaissance du communisme dans les milieux intellectuels
», dit David McLellan [75]. La principale réussite
de Hess fut, selon cet auteur, de faire le lien entre la philosophie
allemande et le socialisme français : « Ce fut ce lien
entre la philosophie alors élaborée par les Jeunes
Hégéliens et les doctrines socialistes de France qui
indiqua le chemin que Marx allait prendre. »
Marx et Hess se connaissaient pour avoir suivi les cours de Bruno
Bauer à l’université de Bonn en 1841-1842. Ils
se rencontrèrent à Bonn en août ou septembre
1841. Hess cherchait des collaborateurs pour la Gazette rhénane.
Commanditée par des industriels rhénans et soutenue
par le gouvernement prussien, la revue devait promouvoir l’idée
de libre entreprise et faire contre-poids au journal conservateur
et catholique, le Kölnische Zeitung. Hess joua un rôle
déterminant dans les préparatifs permettant la publication
de ce journal, mais on ne lui donna que le poste de secrétaire
de rédaction, sans doute parce qu’il était trop
marqué comme communiste. Hess fut « contraint, tant
ses rapports avec le conseil d’administration étaient
orageux, de quitter la rédaction et de prendre, à
partir de décembre 1842, la correspondance parisienne du
journal », écrit Gérard Bensoussan [76]. Hess
écrit à propos de cette expérience : «
Ces messieurs de la bourgeoisie (m’)écartèrent…
sous le noble prétexte que (ma) situation financière
ne pouvait guère inspirer confiance à la société
en commandite (que [j’]avais moi-même créée)…
et hommes d’affaires, avocats et Jeunes hégéliens
se rendirent maîtres de la Gazette rhénane [77]. »
Marx était venu à Bonn pour collaborer avec Bruno
Bauer, mais aussi parce qu’il espérait trouver un emploi
à l’université. Hess fut très impressionné
par Marx. Il le définit comme le « plus grand »,
voire le « seul vrai philosophe actuellement vivant qui, bientôt,
lorsqu’il se manifestera publiquement par ses ouvrages et
par ses cours, attirera sur lui les regards de toute l’Allemagne
[78] ». Marx, en revanche, alors sceptique et méfiant
vis-à-vis des doctrines socialistes et communistes, était
très réservé à propos de Hess. Il semble
acquis, cependant, que c’est sous l’influence de Hess
que Marx se rallia au communisme à partir de 1842. Marx a
lu les articles de la Gazette rhénane où Hess parle
de révolution imminente due au paupérisme croissant
des masses dans les pays industriels.
En octobre 1842, Marx quitte Bonn pour Cologne et devient rédacteur
de la Rheinische Zeitung. Les liens entre les deux hommes semblaient
plus resserrés, mais ils ne furent jamais très proches
l’un de l’autre. C’est avec Engels, que Moses
Hess convertit au communisme, qu’il établit –
pour un temps – les liens les plus solides. C’est Hess
qui développa le premier, dans Socialisme et communisme,
l’idée que la philosophie allemande allait produire
une révolution dépassant tout ce qu’on avait
connu jusque-là – thèse que reprendront Marx
et Engels et que Bakounine contestera vigoureusement.
La Gazette rhénane paraissait à Cologne depuis janvier
1842. Les deux hommes qui s’étaient vu confier la tâche
d’organiser le journal étaient des jeunes hégéliens
influencés par Hess : ils embauchèrent leurs collaborateurs
parmi les jeunes hégéliens. Marx arriva à Cologne
en octobre 1842 et devient rédacteur du journal. Ses opinions
politiques étaient encore vaguement libérales et démocratiques.
Durant l’été, la Gazette rhénane s’était
permis quelques modestes incursions dans le domaine social, à
l’initiative vraisemblablement de Moses Hess.
Au début de 1843 commence une répression intense
contre les démocrates en Allemagne. Il existait une opposition
entre les libéraux démocrates, qui voulaient une réforme
du régime absolutiste, et les démocrates révolutionnaires.
Cet antagonisme finit par poser le problème du rapport entre
démocratie, prolétariat et communisme. Les opinions
politiques de Marx, qui est d’abord un journaliste libéral,
évoluent rapidement pendant cette période. En février
1842 il écrit encore, dans un article que publiera un an
plus tard Arnold Ruge dans ses Anekdota, que l’Etat était
« la réalisation de la raison politique et juridique
», point de vue qui était celui de Hegel. Un an plus
tard, dans un manuscrit de 1843, l’Etat perd son statut d’ordonnateur
de la société pour devenir l’expression de celle-ci
: la société, avec ses groupes aux intérêts
antagoniques, devient l’élément déterminant.
C’est donc dans la société qu’il faut
chercher la racine de l’Etat. Une mutation importante s’est
produite.
En janvier 1843, la Gazette rhénane est interdite. En mai
de cette année Marx se rend à Dresde, où habitait
Arnold Ruge, qui décida de publier les Annales franco-allemandes.
En octobre 1843, Marx s’installe à Paris, où
Ruge et Hess se trouvaient déjà depuis le 9 août.
Le projet d’une union des socialistes allemands et français
échoua, comme le raconte Franz Mehring dans sa biographie
de Karl Marx :
« Il parut impossible de concrétiser le “principe
gallo-germanique”, ou, comme Ruge l’avait rebaptisé,
“l’alliance intellectuelle franco-allemande” ;
le “principe politique français” ne voulut rien
entendre de l’apport allemand, cette “clairvoyance logique”
de la philosophie hégélienne qui devait lui servir
boussole dans les espaces métaphysiques où Ruge voyait
les Français aller à la dérive, livrés
à la merci des vents [79]. »
La revue ne publia qu’un seul numéro, mais réunit
éphémèrement une équipe de collaborateurs
remarquable : Heine, Herwegh, Jacoby, Hess, Engels. Cet unique numéro
s’ouvrit par une correspondance entre Marx, Ruge, Feuerbach
et Bakounine. Hess avait préparé un article, «
Sur l’essence de l’argent », qui ne sera pas publié
puisque les Annales cesseront de paraître. L’article
ne sera publié qu’un an et demi plus tard, en 1845.
Marx, qui était rédacteur des Annales, l’aurait
eu entre ses mains, l’aurait lu et s’en serait fortement
inspiré pour Sur la question juive. Hess serait l’auteur
de la théorie du caractère fétiche de la marchandise
et de l’argent, que Marx développera plus tard [80].
Les avis divergent sur cette question, cependant. Certains auteurs
pensent que c’est au contraire Hess qui a copié Marx.
Il reste qu’aucun des articles que ce dernier a publié
avant cela ne parle de l’argent.
Moses Hess a un statut particulier dans l’existence de Marx.
Méprisé par Marx qui lui devait, ne serait-ce que
partiellement, son « passage » au communisme, il est
constamment à la marge de son existence. Il est toujours
là lorsqu’il s’agit de mettre sur pied un journal
ou une revue. Marx et Engels étaient particulièrement
soucieux, dans les années quarante, de trouver un organe
de presse dans lequel ils pourraient développer leurs positions.
Il serait fastidieux de retracer les multiples tentatives, mais
Hess est toujours dans les parages.
L’idée principale qui animait Hess dans les années
quarante était le souci de trouver des principes d’organisation
sociale qui rendraient possible l’élimination des conflits
entre les hommes et entre les classes. Dans un premier temps il
pensait que des principes d’ordre social devaient découler
de la connaissance de la structure métaphysique de l’existence.
La vertu dérive de la connaissance de notre statut et de
notre fonction dans le Tout. Cette philosophie contemplative n’était
cependant pas satisfaisante car elle se heurtait à la conscience
que de nombreux problèmes existaient auxquels il fallait
trouver une solution. Par ailleurs, elle impliquait que l’ordre
des choses, leur interrelation, relevaient de la nécessité,
et que par conséquent le mal n’existait pas. On ne
pouvait donc pas aborder la question de la réalité
des problèmes sociaux et de l’oppression. Les Jeunes
hégéliens opéraient un retour à Fichte,
celui qui avait soutenu la révolution française. C’est
à cette époque que Hess écrivit sa Philosophie
de l’action, et que Koppen, un proche de Marx, écrivit
un article sur « Fichte et la Révolution ».
« Maintenant est venu le temps pour la philosophie de l’esprit
de devenir une philosophie de l’action. Non seulement la pensée
mais toute l’activité humaine doit être élevée
à un niveau où toutes les oppositions disparaissent
», dit Hess dans la Philosophie de l’action. «
Fichte sous ce rapport est déjà allé plus loin
que les philosophes les plus récents. »
L’influence de Cieskowsky sur Hess est attestée, alors
que rien ne prouve que Bakounine l’ait lu, même si cela
est probable. Sans doute connaissait-il au moins les thèses
de l’auteur des Prolégomènes à l’historiosophie
: Werder, le professeur de Bakounine, avait relu le livre.
Moïse Hess divergeait fondamentalement de Marx par le fait
qu’il refusait de lier les phénomènes historiques
aux seules déterminations économiques et sociales
: sur ce point, il était d’accord avec Bakounine. Cependant,
contrairement à Bakounine, il en vint à considérer
la lutte des races et des nationalités comme le principal
facteur du développement historique.
La problématique des deux hommes n’était pourtant
pas si éloignée l’une de l’autre que cela.
En 1848, Bakounine participa, les armes à la main, à
deux insurrections, l’une à Prague, l’autre à
Dresde, non pas au nom de la lutte des classes mais au nom de la
libération nationale des slaves dans un cas, au nom de la
démocratie dans l’autre. Le fil conducteur de son action
fut l’alliance de la démocratie allemande et de la
lutte des slaves pour l’émancipation nationale. Or
Bakounine constata de manière traumatisante que les démocrates
allemands, Marx en tête, n’entendaient aucunement soutenir
les slaves opprimés en Prusse et en Autriche. Précisément,
l’un des constats que fait Hesse dans Rome et Jérusalem
est que les Allemands sont catégoriquement opposés
aux aspirations nationales des autres peuples. Hess et Bakounine
se rejoignent donc sur ce point également.
Il est évidemment abusif de prétendre que la pensée
de Bakounine et celle de Hess puissent avoir une quelconque proximité.
Il y a cependant de réelles convergences sur certains points,
qui mériteraient d’être étudiées.
La Réaction en Allemagne fait une allusion indirecte à
Hess lorsque Bakounine écrit : « La propagande révolutionnaire,
dit le Pentarque, est de par sa nature intime la négation
des institutions existantes de l’Etat, car son caractère
le plus authentique ne peut lui assigner d’autre programme
que la destruction de tout ce qui existe. » Le « Pentarque
» est K.E. von Goldmann, qui a écrit en 1841 un livre
intitulé La Pentarchie européenne, dans lequel l’auteur
développe une analyse politique de la construction d’un
système étatique européen fondé sur
les puissances réunies au congrès de Vienne (Prusse,
Autriche, Russie et Angleterre) auxquelles s’est jointe la
France en 1818. La « Triarchie européenne » de
Moses Hess est la réponse au « Pentarque ». Hess
oppose à cette pentarchie une triarchie composée de
l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. Hess,
comme Marx, était violemment opposé à toute
influence russe en Europe. Cela ne signifie aucunement, il convient
de le préciser, que Bakounine y était favorable :
il était au contraire férocement opposé au
régime tsariste et à tout accroissement de l’influence
de l’Etat russe en Europe, ce que Marx fit constamment semblant
d’ignorer et que Hess ignora peut-être sincèrement.
Il est peu probable que Bakounine ait pu connaître le livre
de Goldmann sans connaître également la réponse
qu’en fit Moses Hess [81].
La thématique de La Réaction en Allemagne
Sur la forme, l’article de Bakounine reste sur le terrain
de la spéculation philosophique dont il conserve le discours
et les codes. Mais la Réaction en Allemagne est sur le fond
l’acte de naissance du Bakounine politique. Nous ne sommes
plus dans l’histoire rêvée de l’Allemagne
mais dans son histoire politique contemporaine, pleine d’oppositions
qu’il convient d’analyser afin de pouvoir intervenir
dans le réel. L’Allemagne dont il est question ici,
c’est celle de Frédérick-Guillaume IV qui a
accédé au trône peu avant l’arrivée
de Bakounine à Berlin. L’article vise un objectif pratique
: désigner d’une part les partisans de la réaction,
d’autre part ceux de la démocratie. Et dans l’analyse
des premiers, Bakounine entend distinguer les conciliateurs et les
réactionnaires conséquents. Le titre allemand du texte
est d’ailleurs plus explicite de l’intention de l’auteur
: Die Partaien in Deutschland : les partis en Alemagne.
La liberté, dit Hegel dans la Phénoménologie
de l'Esprit, n'apparaît dans l'histoire que là où
se forment de libres constitutions. L'idée peut sembler banale
aujourd'hui, mais elle ne l'était pas pour l'époque.
En effet, alors qu'en France la liberté est appliquée
à l'actuel sans être développée sous
sa forme abstraite, en Allemagne « le même principe
a suscité l'intérêt de la conscience ; mais
il fut élaboré théoriquement. Nous avons toutes
sortes de rumeurs dans la tête et sur la tête ; mais
la tête allemande aime mieux laisser son bonnet tranquillement
en place, et elle opère à l'intérieur. »
(Hegel, Histoire de la philosophie, III, 552/3)
Or Bakounine annonce en 1842 dans La réaction en Allemagne
que la réalisation de la liberté est à l'ordre
du jour de l'histoire.
Ces paroles trouveront un écho presque mot pour mot dans
un texte de Marx, la « Remarque à propos de la récente
instruction prussienne sur la censure » : « La liberté
est à ce point essentielle aux hommes que même ses
adversaires la réalisent, tout en combattant sa réalité.
» Et Marx ajoute : « Nul homme ne combat la liberté
: tout au plus combat-il la liberté des autres »...
Mais parler de quelque chose et le reconnaître ne lui donne
pas une existence réelle, dit Bakounine, comme pour répondre
à Marx. Ceux qui combattent la réalité de la
liberté voudraient se l'approprier comme une parure, alors
qu'ils l'ont rejetée comme « parure de la nature humaine
». Ce que l'histoire a mis à jour, les deux dissidents
de l'hégélianisme que sont Bakounine et Marx vont
tenter de le réaliser. La philosophe officielle pèse
lourd sur leurs épaules. Ils vont s'efforcer de détruire
ce système qui déifie le « concept » de
liberté au mépris de la liberté concrète,
ce système pour qui « l'Etat est la réalité
effective de la liberté concrète » [82], ce
qui n'empêche pas ledit Etat de censurer la presse.
L’analyse, en langage philosophique, des forces politiques
en présence dans l’Allemagne des années 1840
n’est pas un simple constat statique mais une réflexion
sur les évolutions possibles de ces forces. La Réaction
en Allemagne n’est, fondamentalement, pas un texte philosophique
mais un texte politique.
L’article des Annales allemandes est aussi incontestablement
un exercice de style, rédigé en jargon philosophique,
dans lequel Bakounine s’efforce de montrer sa maîtrise
de la dialectique hégélienne. L’argumentation
politique est donc développée avec les catégories
philosophiques ; les rapports de forces en présence dans
l’Allemagne de l’époque s’affrontent comme
les termes opposés de la contradiction dialectique de Hegel.
Toute la littérature de la gauche hégélienne
est d’ailleurs orientée vers la démonstration
que l’ordre du monde ancien est terminé, qu’un
bouleversement de grande ampleur va en modifier les fondements.
Les forces déclinantes, que Bakounine désigne sous
le terme de « positifs » – reprenant en cela le
vocabulaire de Schelling – conservent en leur sein des ressources,
et leur résistance est acharnée. C'est pourquoi il
ne faut pas les sous-estimer. Elles sont d'ailleurs elles-mêmes
parcourues de contradictions puisqu'elles sont divisées en
deux principaux courants : les « conséquents »
et les « conciliateurs ». Les forces ascendantes, quant
à elles, n'ont pas encore atteint leur plein développement,
elles n'ont pas même pleinement conscience de leur force.
Leur victoire n'est pas acquise, car elles aussi sont parcourues
de contradictions internes qui font dire à Bakounine que
leur principal ennemi ne se trouve pas en dehors, mais en elles-mêmes.
Lorsque le parti démocratique aura réussi à
surmonter les obstacles à son développement, il se
produira une mutation, une transformation qualitative : «
La philosophie de Hegel, dit Bakounine dans son article, caractérise
ce moment comme le passage de la nature à un monde qualitativement
nouveau, au monde de l'esprit. »
L'action politique du parti démocratique n'est pas seulement
l'envers, le négatif de la politique des conservateurs :
« Nous ne sommes pas seulement ce parti négatif opposé
au positif » : la lutte politique étroite peut éveiller
de « mauvaises passions » et rendre partial et injuste.
La raison d'être du parti démocratique est «
le principe universel de la liberté absolue » qui contient
ce qu'il y a de bon dans le positif – dans l'élément
conservateur – mais qui est « au-dessus du positif »,
de même qu'il est au dessus du négatif – l'élément
révolutionnaire – considéré comme parti.
Le principe de liberté ne peut se réaliser que s'il
est la vivante affirmation de soi-même « supprimant
le négatif aussi bien que le positif ». Au-delà
de la formulation hégélienne, on peut voir dans ce
passage une préfiguration du Bakounine de la maturité.
L'action du prolétariat ne peut être politique au sens
étroit, car alors elle ne trouverait pas sa justification
dans son principe. Peut-être trouve-t-on là un des
germes de son opposition à la politique marxienne. L'action
politique de la classe ouvrière devra être d'une nature
entièrement différente de celle de la bourgeoisie,
excluant par conséquent l'utilisation des institutions mises
en place par elle.
Les réactionnaires ne voient dans la démocratie que
la négation de leur principe. Ils ne voient dans le principe
de liberté qu'une « froide et plate abstraction ».
D'ailleurs, certains défenseurs eux-mêmes du principe
de liberté ont contribué par leur sécheresse
à confirmer ces vues. Mais il ne faut pas confondre le principe
avec « sa forme actuelle médiocre et totalement négative
». Les réactionnaires se retournent vers un passé
qui leur paraît « bien plus vivant et plus riche que
le présent déchiré par ses contradictions ».
Mais ce passé si vivant ne peut être ressuscité
car il est devenu « une image brouillée et brisée
dans le miroir des contradictions actuelles » : c’est
« un cadavre sans âme abandonné aux lois mécaniques
et chimiques de la réflexion. »
Peut-être Bakounine pense-t-il à Frédérick-Guillaume
IV, arrivé au trône en 1840 et qui avait éveillé
les espoirs des patriotes allemands qui pensaient le voir accorder
une constitution. Otton le Grand, Frédérick Barberousse
représentaient un âge d'or qu'il essayait de faire
revivre. C’était un passionné du Moyen Age qui
s’était entouré de théoriciens du romantisme
et qui « débita tant de billevesées politiques
imprégnées de vieil esprit tudesque que les Allemands
eux-mêmes n'y comprenaient goutte », dira Bakounine
trente ans plus tard [83]. Marx lui-même, dans une lettre
à Ruge datée de mai 1843, évoque le roi, «
nostalgique d'un grand passé plein de prêtres, de chevaliers
et de serfs » et qui « délirait en vieil-allemand
[84] ».
La Réaction en Allemagne désigne le vrai ennemi du
principe de liberté : c’est le parti réactionnaire
surgi après la Restauration en Europe, qui a trois noms :
1. Le conservatisme en politique. C'est toute la politique de réaction
mise en œuvre après la chute de l'empire napoléonien
par les puissances absolutistes de l'Europe centrale : la Russie,
l'Autriche et la Prusse. Le Bakounine de la maturité sera
un analyste pénétrant de la société
européenne de la Restauration. Toute son œuvre
de maturité est parcourue de réflexions sur cette
période, désignant la situation politique de l'époque
qui lui est contemporaine comme la conséquence directe de
l'organisation mise en place à la suite du congrès
de Vienne. La Réaction en Allemagne dénonce nommément,
mais de manière allusive, l’Europe du congrès
de Vienne lorsque est évoqué le Pentarque : il s’agit
des cinq puissances qui se sont réunies pour briser l’élan
révolutionnaire en Europe : la Prusse, l’Autriche,
le Royaume uni et la Russie, auxquels s’est jointe la France
en 1818.
2. L'école historique du droit, fondée par Gustav
Hugo, justifiait la réaction en rattachant le pouvoir
politique à la toute-puissance divine. S'opposant au droit
rationnel hérité du siècle des Lumières,
il développait le thème du droit découlant
d'une longue évolution historique voulue par Dieu. L'Etat
chrétien était voulu par Dieu, donc sacré,
en opposition à l'Etat dérivant d'un contrat social.
Le nouveau roi nomma Savigny, disciple de Gustav Hugo et représentant
de l'école historique du droit, ministre pour les affaires
législatives.
Marx condamna l'esprit réactionnaire de cette école
dans un article de la Gazette rhénane paru en 1842.
Il y dit notamment : « Si l'on peut, à bon droit, considérer
la philosophie de Kant comme la théorie allemande de la Révolution
française, on peut au même titre regarder le droit
naturel de Hugo comme la théorie allemande de l'Ancien régime
français [85]. »
Marx, qui étudiait non pas la philosophie, comme on le croit
souvent, mais le droit, fut un moment l'élève de Savigny,
en 1836, à l'université de Berlin. Mehring, le
biographe de Marx, dit que l'école historique du droit «
défendait toute espèce de droit historique, pour
la seule raison qu'il pouvait se prévaloir d'une origine
historique ». Marx définit ainsi cette école,
dans Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel
:
« Une école de pensée qui justifie l'infamie
d'aujourd'hui par l'infamie d'hier, une école qui qualifie
de rébellion le moindre cri du serf contre le knout, dès
l'instant que ce knout est un knout chargé d'années,
héréditaire et historique, une école à
laquelle l'histoire, comme le Dieu d'Israël à son serviteur
Moïse, ne montre que son a posteriori, l'Ecole historique du
droit aurait donc été capable d'inventer l'histoire
allemande, si elle n'en était elle-même l'invention
[86]. »
En 1842 également, Engels écrit un article dans lequel
il s'en prend à cette école. Il y dit qu'il «
est temps de s'opposer fermement au continuel bavardage d'un
certain parti à propos du développement historique,
organique et naturel d'un Etat organique ».
3. La philosophie positive. La nomination du très réactionnaire
Savigny date de 1842. Le rappel du vieux Schelling à l'université
de Berlin datait de novembre 1841. Frédérick-Guillaume
IV entendait ainsi lutter contre « l'engeance de dragon de
l'hégélianisme ».
Schelling était connu pour son hostilité à
la « philosophie négative » de Hegel, à
laquelle il opposait la propre philosophie « positive ».
Ces deux termes reviendront constamment dans La réaction
en Allemagne, et ils serviront à désigner les révolutionnaires
(les « négatifs ») et les réactionnaires
(les « positifs »). Le vieux philosophe est en quelque
sorte exhumé de sa retraite par le gouvernement prussien
pour réconcilier la Métaphysique et la Révélation,
pour combattre la philosophie de Hegel dont la réaction a
fini par comprendre qu'elle détenait, selon l'expression
de Bakounine, les germes d'une « auto-décomposition
de la culture moderne ». Les Jeunes-hégéliens
firent campagne contre Schelling, le traitant de « renégat
», de « prophète moisi », de « revenant
éhonté » et autres « charlatan ».
La décomposition du monde
La fin d’une époque est annoncée ; on perçoit
les premiers signes d’un bouleversement fondamental, de la
destruction du monde ancien. C’est la fameuse phrase de Bakounine
à la fin de La réaction en Allemagne, qui a fait couler
tant d’encre :
« Ayons donc confiance dans l’Esprit éternel
qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il
est la source insondable et éternellement créatrice
de toute vie. La volupté de détruire est en même
temps une volupté créatrice ! »
On n’en finirait pas de citer les auteurs qui ont abusivement
utilisé cette citation en la retirant de son contexte pour
présenter un Bakounine « pan-destructeur ». Il
est évident que ce passage ne peut se comprendre que dans
le cadre de l’ambiance philosophique des années 40
en Allemagne. Jean Barrué, dans son introduction à
La réaction en Allemagne (éditions Spartacus), dit
que les commentateurs se sont souvent contentés de citer
cette phrase :
« Défenseurs avoués ou honteux de la société
bourgeoise, ils ont cru, ou feint de croire, que pour Bakounine
détruire c’était construire. Bakounine devenait
donc un démolisseur, un maniaque du crime et de l’incendie,
alors que son œuvre est imprégnée d’esprit
constructif et qu’il a toujours condamné un individualisme
stérile et exalté la solidarité des travailleurs.
»
Cette fameuse phrase de Bakounine, qui a servi à des générations
d’ignorants à affubler le révolutionnaire russe
d’une vocation de pan-destructeur, devient d’une banalité
affligeante lorsqu’on prend la peine de la considérer
dans son contexte hégélien. Elle n’est en effet,
manifestement, qu’une imitation du maître, comme c’est
le cas de toute la production de la gauche hégélienne.
La philosophie de l’histoire de Hegel n’est qu’un
vaste panorama rempli de civilisations qui s’effondrent :
ainsi y apprend-on que « l’ordre existant est détruit
parce qu’il a épuisé et complètement
réalisé ses potentialités » et que le
progrès « est intimement lié à la destruction
et à la dissolution de la forme précédente
du réel, laquelle a complètement réalisé
son concept [87] » On pourrait multiplier de telles citations.
On trouve la même chose chez Feuerbach lui-même : «
Seul possède la puissance de créer du nouveau celui
qui a le courage d’être absolument négatif [88].
»
Un tel processus, ajoute Hegel, se produit selon l'évolution
interne de l'Idée, mais il est lui-même aussi produit
par « les individus qui l'accomplissent activement et
qui assurent sa réalisation ».
On a du mal à imaginer aujourd’hui l’ampleur
qu’a pu prendre dans les années 30 et 40 l’enthousiasme
pour la philosophie de Hegel ; la mode intellectuelle produisit
une foule de vulgarisateurs et d’imitateurs. Kieïevski,
cité par Benoît Hepner, raconte qu’« il
n’y a presque pas d’hommes qui ne raisonnent en termes
philosophiques, pas un adolescent qui ne parle de Hegel, pas un
livre, un article de revue qui ne se ressente de l’influence
de la pensée allemande ; les enfants de dix ans vous jettent
à la tête l’objectivité concrète
[89]. » Or, en 1842, lorsqu’il écrit La réaction
en Allemagne, Bakounine est encore complètement imprégné
de cette philosophie hégélienne. L’idée
que l’histoire est une succession continuelle de destructions
et de constructions est une des idées de base de la philosophie
hégélienne de l’histoire, et seule l’ignorance
ou la mauvaise foi peut expliquer que de nombreux auteurs aient
réduit toute la pensée de Bakounine à cette
petite phrase d’un écrit de jeunesse sur la passion
destructrice, phrase émise par surcroît à une
époque où il n’était pas anarchiste !
Il faut reconnaître cependant que Bakounine est peut-être
en partie responsable de la réputation qui l’a suivi.
Il résistait mal à l’envie de se payer la tête
de certaines personnes. James Guillaume écrit que le révolutionnaire
russe « racontait volontiers des historiettes, des souvenirs
de jeunesse, des choses qu'il avait dites ou entendu dire. Il avait
tout un répertoire d'anecdotes... [90] » Un jour, en
Italie, une dame lui demanda : « Si la révolution éclatait,
vous vous trouveriez probablement privé de tabac : que feriez-vous
alors ? » Bakounine avait répondu : « Eh bien
! Madame, je fumerais la révolution. » On imagine aisément
la brave dame se précipitant pour raconter l'histoire, en
la grossissant. James Guillaume évoque une anecdote que Bakounine
a racontée en riant (cette précision est nécessaire)
: en Allemagne, à la fin d’un dîner, sans doute
bien arrosé, organisé par des démocrates bourgeois
en 1848, il avait porté ce toast : « Je bois à
la destruction de l’ordre public et au déchaînement
des mauvaises passions. » Un tonnerre d’applaudissements
avait suivi. Quand on sait ce que Bakounine pensait des bourgeois
radicaux allemands, ce toast ne peut avoir été motivé
que par le désir malicieux de provocation envers ceux qu’il
n’a jamais cessé de considérer autrement que
comme des petits-bourgeois timorés et velléitaires.
On peut supposer que ce qui amusait Bakounine à l’évocation
de cette anecdote, c’est le tonnerre d’applaudissements,
qui ne s’explique que parce que ces braves gens avaient fait
un repas bien arrosé...
Conséquents et conciliateurs
L'histoire, selon Hegel, révèle la lutte des forces
ascendantes pour la vie. L'Esprit se répand dans l'histoire
en une multiplicité d'aspects, et « nous y percevons
sa joie et sa jouissance ». La notion de « jouissance
» appliquée à la marche de l’histoire
revient souvent sous la plume de Hegel. Chaque création de
l'Esprit dans laquelle celui-ci « avait trouvé sa satisfaction
», devient une nouvelle matière pour son œuvre.
« Dans cette activité joyeuse, il n'a affaire
qu'à lui-même. » Dans cette production de
lui-même, l'esprit est vivant et actif, il s'épanouit
et parvient « à la jouissance et à la saisie
de lui-même ». « L'esprit jouit alors de lui dans
cette œuvre » (La Raison dans l'histoire). On pense alors
à Bruno Bauer dans La Trompette du jugement dernier : «
Hegel parle souvent de l'esprit du monde et il semble qu'il le tienne
pour une puissance réelle. » Le thème de
la jouissance revient très fréquemment chez Stirner,
également.
Tout au long de l'œuvre de Bakounine on trouve cette sympathie
envers les êtres habités par une pulsion vitale, même
si elle va à contre-sens de la sienne ; un adversaire irréductible
mais passionné sera préféré à
un allié médiocre et sans feu sacré. Ainsi,
dans L'Empire knouto-germanique, les barbares des débuts
de l'ère chrétienne sont ainsi qualifiés de
« braves gens », appellation pour le moins inattendue.
Ces « braves gens » sont « pleins de force naturelle,
et surtout animés et poussés par un grand besoin et
par une grande capacité de vivre ». C'est le souffle
hégélien de l'élan vital qui pousse les
forces jeunes et ascendantes à balayer devant elles les forces
mourantes et dépourvues de ressort.
La vie, cette « mêlée bigarrée »,
selon l'expression de Hegel, et la jouissance, naissent
de la contradiction, source de toute vie. Sur ce point au moins,
Bakounine restera toute sa vie un hégélien. Pour l’anarchiste
Bakounine, la vie est dans la diversité, l’unité
est la mort, l’immobilité. On retrouvera cette attitude
dans la stratégie qu’il oppose à Marx dans l’Internationale
: l’auteur du Manifeste communiste veut imposer un programme
unique à l’organisation, tandis que Bakounine estime
qu’il faut laisser le libre débat faire son œuvre.
Le mépris que Bakounine éprouve pour les révolutionnaires
tièdes s'accompagne curieusement d'une certaine forme
de respect pour les authentiques réactionnaires, les
« positivistes conséquents ». Leur élan
vital, incapable de se satisfaire, s'est transformé en haine,
dit-il ; mais ils sont surtout à plaindre, « leurs
efforts ayant une origine presque toujours honnête ».
L'estime – toute relative, il faut quand même le préciser
– que le révolutionnaire russe éprouve pour
les réactionnaires conséquents fait place, quand
il s'agit des conciliateurs, à un mépris profond.
Ils sont sa cible privilégiée. Les conciliateurs,
les philistins, ont plus d'intelligence et de pénétration
que les réactionnaires conséquents ; ils cherchent
à réduire le fossé qui les sépare du
parti démocratique en reconnaissant à ce dernier une
« justification relative et momentanée ». Le
point de vue des philistins est « celui de la malhonnêteté
dans le domaine de la théorie ».
En 1849, lorsqu'il fut devenu évident que l'insurrection
de Dresde allait être écrasée par l'arrivée
de renforts prussiens, Bakounine organisa ce que Richard Wagner
appela « l'heureuse retraite de Dresde, qui s'était
faite sans aucune perte » [91]. Le Russe avait fait abattre
les arbres de l'allée Maximilien afin de « garantir
son flanc gauche d'une attaque de la cavalerie prussienne »,
dit encore Wagner, qui ajoute que les lamentations des habitants
de la promenade avaient beaucoup amusé Bakounine : «
Les larmes des Philistins sont le nectar des Dieux », avait
alors déclaré le révolutionnaire.
Les philistins étaient la cible privilégiée
et commune de toute la gauche hégélienne. Il y a là
encore d'étonnantes similitudes entre La réaction
en Allemagne et une lettre que Marx écrivit à Ruge
en mai 1843 [92], dans laquelle il se propose « d'examiner
de près le philistin et son Etat ». Ces similitudes
montrent à quel point leurs préoccupations à
l'époque sont identiques. Il ne faut pas, dit Marx, traiter
le Philistin « en épouvantail dont on se détourne
craintivement », il faut le regarder bien en face. Ce
maître du monde, il vaut la peine de l'étudier ».
C’est précisément ce que fait Bakounine dans
La Réaction en Allemagne : l'existence du parti des conciliateurs,
dit-il, est un signe des temps : « Aussi n'est-il pas permis
d'ignorer ce parti ou de le passer sous silence ». Si je ne
désespère pas du présent, c'est parce que «
sa situation désespérée me remplit d'espoir.
Je ne parle pas du tout de l'impéritie des maîtres
ni de l'indolence des valets [93] ... »
« Dites-moi si vous êtes contents de vous et s'il vous
est possible de l'être ? » demande, de son côté,
Bakounine aux conciliateurs : « N'apparaissez-vous pas tous,
sans exception, comme de tristes et misérables fantômes
de notre triste et misérable époque ? » La pensée
moderne, « cette épidémie de notre époque
», vous a pénétrés et paralysés,
dit-il. L’Esprit a achevé son travail souterrain et
va bientôt réapparaître. La décomposition
du monde a atteint un stade extrême. Le monde du protestantisme
est « en proie aux plus affreux désordres » [94].
Le catholicisme est devenu l’instrument d’une politique
étrangère à ses principes. « L'Etat est
livré maintenant aux contradictions intérieures
les plus extrêmes ».
De leur côté, les ennemis des philistins, les hommes
qui pensent et souffrent et qui sont parvenus à une entente,
« enrôlent chaque jour des recrues pour le service de
l'humanité nouvelle ». Le système de l'industrie
et du commerce, de la propriété et de l'exploitation
conduit à « une rupture au sein de la société
actuelle », que l'ancien système est incapable de guérir.
« L'existence de l'humanité souffrante qui pense,
et de l'humanité pensante, qui est opprimée,
deviendra nécessairement indigeste pour le monde animal
des philistins, monde passif qui jouit sans penser à rien.
» « Tous les peuples et tous les individus sont
pleins d'un vague pressentiment et tout être normalement
constitué attend anxieusement cet avenir prochain, où
seront prononcées les paroles de libération. »
Le ton des deux hommes, comme leurs préoccupations, est
le même. On perçoit cette angoisse d'une période
d'attente où des forces souterraines sont en action, où
tout le monde sent que quelque chose va éclater. On retrouve
encore cette atmosphère d'angoisse dans un article d'Engels
datant de 1847, où il écrit : « Cet air si lourd
qui pèse sur nous annonce l'approche de l'orage » [95],
réflexion qu'on peut, là encore, rapprocher de
ce que disait Bakounine dans La Réaction en Allemagne : «
De sombres nuages s'amoncellent, précurseurs de l'orage.
L'atmosphère est étouffante et grosse de tempêtes
[96]. » De tels rapprochements pourraient être multipliés,
et on voit que, dans la mesure où le texte de Bakounine est
antérieur à ceux de Marx et d'Engels, on pourrait
aisément jouer au même jeu que Riazanov, consistant
à insinuer que les seconds se sont inspirés du premier.
En réalité cela ne prouve que l'identité de
leurs préoccupations au même moment.
La lettre de Marx mentionnée plus haut (mai 1843) est une
réponse à Ruge, lequel avait exprimé un pessimisme
profond sur les perspectives d'évolution de l'Allemagne :
la presse est bâillonnée, les tentatives de libéralisation
ont échoué, les Allemands sont incapables de vouloir
la liberté, etc. Marx réplique que c'est là
un « chant funèbre à couper le souffle »,
mais que l'argument n'a rien de politique et qu'il ne faut pas désespérer
: « Laissez les morts enterrer leurs morts, et les pleurer.
En revanche il est enviable d'être les premiers à entrer
dans la vie nouvelle [97].
Marx fait ici une allusion à l'évangile selon saint
Luc (IX, 59-60) [98] : Jésus traversait une bourgade ; il
dit à un homme : « Suis-moi. » Mais l'homme demande
d'abord à Jésus l'autorisation d'aller ensevelir son
père. A quoi Jésus répond : « Laisse
les morts ensevelir leurs morts ; et toi, va annoncer le royaume
de Dieu. » On retrouve cette parabole des Evangiles de manière
récurrente dans la production de la gauche hégélienne.
Elle annonce sans doute l’idée que la philosophie a
accompli son rôle et qu’il est temps de passer à
l’action. On pourrait la désigner comme la parabole
du militant : ce qui est mort est mort, ce qui importe c'est l'action
aujourd'hui, regarde vers l'avant, le vieux monde est derrière
toi. Bakounine y fait également référence dans
La réaction en Allemagne : « Ouvrez les yeux de l'esprit,
laissez les morts enterrer ce qui est mort... » Et alors
que Marx déclare qu'il est enviable d'être les premiers
à entrer dans la vie nouvelle, Bakounine veut convaincre
les positivistes que « ce n’est pas dans la poussière
des ruines qu’il faut chercher l’Esprit, l’Esprit
éternellement jeune, éternellement renaissant ! »
Les Philistins, les conciliateurs, se trouvent dans une situation
inextricable. Alors que les réactionnaires purs tentent
de toutes leurs forces de revenir au passé, les conciliateurs
veulent maintenir le présent dans son état actuel.
Mais il n'est pas possible de nier l'existence de la contradiction,
hors de laquelle il n'y a pas de vie. Chez Hegel, le conflit est
la source du réel ; la dialectique présuppose
la contradiction comme source de sa progression. Elle n'est pas
« à prendre simplement comme une anomalie qui se rencontrerait
seulement ici et là, mais est le négatif dans sa détermination
essentielle, le principe de tout auto-mouvement »,
dit Hegel dans la Science de la Logique [99]. Les termes opposés
s'appellent réciproquement et se nient. La vie naît
de la négation de cette négation. La réalité
possède en même temps l'être et le non-être.
Le mouvement, dit Hegel, est « la contradiction dans
son existence visible ».
Apôtres de l'immobilisme, les conciliateurs sont comme «
le régime allemand d'aujourd'hui » dont parle
Marx, qui est réduit « à se persuader qu'il
croit encore à lui-même, et il exige que le monde partage
son illusion. S'il croyait en sa propre nature, tenterait-il
de la dissimuler sous l'apparence d'une nature étrangère
et de trouver son salut dans l'hypocrisie et le sophisme [100] ?
»
La lecture des textes de Bakounine et de Marx de cette période
montre à l'évidence qu'ils perçoivent tous
deux la crise de la société allemande des années
40 de la même façon. Pour Bakounine les bourgeois
libéraux, les « conciliateurs », vivent dans
l'illusion : « ils ne permettent jamais dans la pratique à
la passion de la vérité de détruire l'édifice
artificiel de leurs théories » (La réaction
en Allemagne). Pour eux, « le monde réel ne vaut pas
la peine qu'on ait avec lui des contacts pleins de chaleur ».
Alors que le parti démocratique cherche la vérité,
les réactionnaires fanatiques l'accusent d'hérésie
et voient en ses représentants des Antéchrists qu'il
faut combattre par tous les moyens.
Le conciliateur de Bakounine fait comme le représentant
du sens commun dont parle Hegel : il attend qu'on approuve
ou bien que l'on rejette en bloc un système philosophique
existant. La manière commune de penser « ne conçoit
pas la diversité des systèmes philosophiques comme
le développement progressif de la vérité
; elle voit plutôt seulement la contradiction dans cette diversité
[101]. »
Or, selon les conciliateurs, « deux tendances opposées,
du fait même de leur opposition, sont exclusives et par suite
fausses » (La réaction en Allemagne). Il en résulte
qu'elles sont toutes deux fausses et que la vérité
se trouve entre les deux : dans le juste milieu. Les conciliateurs
ne savent pas reconnaître dans la forme de ce qui semble se
combattre des « moments réciproquement nécessaires
» (ibid.). Le point de vue des réactionnaires est figé,
sans vie. Le parti démocratique oppose à cette attitude
stérile une attitude dynamique. « Tout ce qui
ne repose que sur un point de vue exclusif ne peut utiliser comme
arme la vérité, car la vérité est en
contradiction avec tout point de vue exclusif. Le point de vue exclusif,
par sa seule existence, suppose d'autres points de vue exclusifs
qu'il doit éliminer pour se maintenir. C'est là
la malédiction qui pèse sur lui. » (La
réaction en Allemagne.) Ce sera là une constante chez
le Bakounine de la maturité. Il s'opposera à toute
méthode qui réduit l'explication des phénomènes
historiques et sociaux à une détermination unique,
à une cause exclusive. Un point qui le rapproche de Moses
Hess.
Etonnante prescience d’une situation qui opposera le révolutionnaire
russe à Marx dans l’Internationale ! En effet, dans
le débat qui opposera les deux hommes sur l'établissement
d'un programme politique obligatoire dans l'AIT, Bakounine aura
en définitive une attitude beaucoup plus « dialectique
» que son rival. L'obligation pour les fédérations
de l'AIT de tous les pays d'adopter un programme unique –
un « point de vue exclusif » – n’a pas de
sens, pense le Bakounine anarchiste, car la réalité
du mouvement ouvrier est trop multiple, et c’est cette multiplicité
qui fait sa vie. L'idée que défendait Bakounine était
que la liberté de débat dans l'AIT, malgré
les énormes disparités de conditions matérielles
entre les différents pays, conduirait naturellement à
la création d'un programme unique : en d'autres termes, ce
n'est que le maintien de ses contradictions au sein de l'association,
et non l'exclusion des contradicteurs, qui aurait permis de dépasser
les contradictions... L’attitude de Marx, dit enfin Bakounine,
entraînera la tentative d'imposer d'autres programmes, c'est-à-dire
d'autres points de vue exclusifs, et conduira à l'éclatement
de l'organisation. Un programme unique signifiera la mort de l’Internationale,
car alors « il y aurait autant d’Internationales qu’il
y aura de programmes différents [102] ».
Démocrates et conservateurs
Ayant clairement désigné les ennemis du principe
démocratique, Bakounine expose quelle attitude il faudra
adopter à leur égard. Ce serait une erreur de
sous-estimer le parti réactionnaire : « Il est partout
maintenant le parti dirigeant », et sa force n'est pas l'effet
du hasard. La force de ce parti a « ses racines profondes
dans l'évolution de l'esprit moderne ». Les deux termes
de la contradiction vont se heurter. Mais le terme positif n'a pas
encore fini de se développer complètement. Il est
encore dans une période ascendante, d'où la relative
faiblesse du parti démocratique.
En de telles périodes se produisent de grands conflits entre
les devoirs, les lois et les droits existants, d'une part, et les
possibilités qui émergent et qui tendent à
détruire les fondements de la réalité existante.
L'histoire est la catégorie du devenir. Ce développement
historique est libre, mais aussi nécessaire. Il ne doit rien
au hasard. La prépondérance du parti réactionnaire
n'est pas fortuite, elle est un moment nécessaire de «
l'esprit moderne », mais un moment appelé à
être dépassé. Ne nous endormons pas dans une
quiétude néfaste : nous ne comprenons pas bien la
situation dans laquelle nous sommes, nous méconnaissons la
nature réelle de notre ennemi, ainsi que l'origine réelle
de notre force. Une telle situation peut nous mener à deux
extrêmes qu'il faut à tout prix éviter : le
découragement et l'action irréfléchie.
« Dans la méconnaissance, qui n'est que trop fréquente,
de la véritable origine de notre force et de la nature
de notre ennemi, accablés par le triste spectacle de la vulgarité,
nous pouvons perdre tout notre courage, ou – ce qui est peut-être
pire – comme le désespoir ne peut durer chez un être
plein de vie, être en proie à une témérité
injustifiée, enfantine et stérile. » (La réaction
en Allemagne.)
L'examen des rapports entre les classes, des contradictions dont
elles sont parcourues, des illusions que les protagonistes d'un
événement peuvent véhiculer, feront toujours
chez Bakounine l'objet d'une attention particulière.
Les Lettres à un Français, écrites pendant
la guerre de 1870, sont caractéristiques à ce
sujet. Elles sont une analyse des contradictions qui parcourent
la société française pendant les mois
qui précèdent la Commune de Paris, et concluent sur
la prévision que la guerre franco-prussienne se terminera
par la guerre civile en France. Bakounine prédit même
la composition du futur gouvernement provisoire où Gambetta
voisinera avec Trochu. Extrêmement bien informé, il
prévoit aussi que Bazaine sera réduit à
entreprendre un mouvement désespéré ou à
« se rendre honteusement aux Prussiens ». Ces derniers,
dit-il encore, marcheront sur Paris et, « si le peuple
français ne se soulève tout entier », l'armée
prussienne prendra la capitale.
La connaissance exacte de la « faiblesse momentanée
» du parti démocratique et de la « force
relative de ses adversaires » constitue un prélude
à l'action, c'est même un moment important de
la vie du parti démocratique, une étape constitutive
de sa formation. Connaître sa place dans le rapport des forces
permet au parti démocratique de « sortir du vague et
de l'imagination » et d'entrer dans la réalité
où il doit « vivre, souffrir et finalement vaincre
».
L'idée se convertit en pratique, le concept hégélien,
qui est la tendance à se réaliser soi-même,
le but qui par lui-même se donne une objectivité dans
le monde objectif, s'accomplit dans l'histoire. Mais le concept
s'aliène dans la réalité. La conscience de
la vie, de son existence et de son action, dit Hegel, n'est que
la douleur au sujet de cette existence et de cette action. De même
que pour Hegel il s'agit d'une lutte contre un ennemi dont «
on ne triomphe qu'en succombant [103] », pour Bakounine le
parti démocratique, par son « douloureux contact avec
la réalité », doit y vivre, souffrir et finalement
vaincre.
Les difficultés qui s'élèvent devant le parti
démocratique ne proviennent pas de l'obscurantisme de ses
adversaires : son ennemi est « surtout en lui-même
». C'est pourquoi le parti démocratique doit commencer
à vaincre cet « ennemi immanent ». La puissance
du parti réactionnaire, de même, n'est pas le fait
du hasard. Elle est une nécessité historique. Elle
est un moment du processus par lequel le parti démocratique
pourra s'affirmer. « C'est seulement dans la mesure où
quelque chose a dans soi-même une contradiction, qu'il se
meut, a une tendance et une activité », dit Hegel [104].
C'est donc d'abord dans la négation du parti réactionnaire
que le parti démocratique s'affirmera.
Pour l'instant, dit le jeune Bakounine, le parti démocratique
n'est pas encore parvenu à la « conscience affirmative
de son principe ». C'est pourquoi il n'existe «
qu'en tant que négation de la réalité présente
». On songe à la conscience malheureuse de Hegel
qui est « la conscience de soi comme essence doublée
et encore seulement empêtrée dans la contradiction
[105] ». N'étant pour l'instant que négation,
sans conscience de soi, le parti démocratique reste
étranger à la vie. Mais de même que dans son
désir négateur du monde la conscience hégélienne
s'engendre en tant que conscience de soi, le parti démocratique
s'engendre en tant que « réalité vivante
» dans sa négation de l'adversaire.
On retrouve la même préoccupation dans les Manuscrits
de 1844 de Marx : la découverte de la conscience et de ses
rapports avec la vie. Dans la quête des choses, la conscience
se cherche elle-même, la conscience de soi se pose par la
négation de l'autre, elle est conscience pratique.
Cependant, la vocation du parti démocratique, dit Bakounine,
n'est pas de rester une simple négation, mais de devenir
une réalité vivante, aspirant au général
et à l'universel :
« Toute l'importance et toute la force irrésistible
du négatif consistent dans l'anéantissement du positif,
mais en même temps que le positif, le négatif court
à sa ruine en raison de sa nature particulière, imparfaite
et inadaptée à son essence. Le parti démocratique
n'existe pas en tant que tel dans la plénitude de son
affirmation mais seulement comme la négation du positif.
C'est pourquoi il doit dans cette forme imparfaite, disparaître
en même temps que le positif, pour renaître spontanément
sous une forme régénérée et dans la
plénitude vivante de son être. » (La réaction
en Allemagne.)
Le principe négatif, élément dynamique de
la contradiction, est le mouvement, la vie ; il ébranle le
conformisme et l'immobilité, il conteste les situations acquises
; en tant qu'instrument critique, la dialectique renverse les
déterminations figées. L'ordre social devient
susceptible de subir des modifications fondamentales et brutales.
Le noyau de cette logique du mouvement et de la vie qu’est
la dialectique se trouve dans la contradiction. La vision hégélienne
de l’histoire sous-tend l’idée de changement
dans le monde et conduit à l’idée de praxis
– ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Bruno Bauer cite ce
passage de l'Histoire de la philosophie de Hegel : « La vie
de l'esprit du monde, c'est l'action. » En réalisant
la plénitude de son être, le parti démocratique
se « change en lui-même ». Cette transformation
« n’est pas seulement quantitative, elle n’est
pas un simple élargissement de son existence actuelle imparfaite
: Dieu nous en préserve ! Car un tel élargissement
conduirait à un aplatissement universel et le terme final
de l’histoire serait un néant absolu » (La réaction
en Allemagne). La transformation est également qualitative,
« c'est une révélation qui vit et qui apporte
la vie, c'est un nouveau ciel et une nouvelle terre, un monde jeune
et magnifique, dans lequel toutes les dissonances actuelles se résoudront
en une unité harmonieuse. » C’est là une
allusion à l’Apocalypse de Jean : « Puis je vis
un nouveau ciel et une nouvelle terre; car le premier ciel et la
première terre avaient disparu, et la mer n'était
plus. » (21.1)
Le négatif et le positif sont une fois pour toutes incompatibles.
C’est pourquoi on ne peut songer à corriger les imperfections
du parti démocratique par une apparente conciliation avec
son adversaire. Mais, d’autre part, le négatif, si
on l’isole de son opposition au positif, est « sans
substance et sans vie ». Le négatif n’existe
que dans son opposition au positif, il ne peut être pris isolément,
car « il ne serait alors absolument rien ! » : «
Tout son être, son contenu, sa vitalité tendent à
la destruction du positif. »
Bakounine ne nie pas, bien au contraire, le postulat hégélien
selon lequel une chose n'est vivante que lorsqu'elle contient
la contradiction en elle-même : c'est la contradiction qui
lui confère la vie. Les deux termes de l’opposition
n'ont de signification que dans leur rapport. Notons cependant que
la contradiction peut ne pas être porteuse de dépassement
: celui-ci n'est pas le résultat inévitable de
la contradiction. On aurait ainsi une contradiction qui ne se résoudrait
pas par une synthèse, on serait en présence du cas
évoqué par Hegel dans la Logique, où l’existant
ne serait pas capable, dans sa détermination positive, de
passer en sa détermination négative et de garder chacune
d’elles en l’autre, de posséder à l’intérieur
de lui-même la contradiction. Dans ce cas, alors, l’existant
n’est pas une entité vivante. Il coule au fond, s’effondre
dans la contradiction » :
« Mais si un existant n’est pas en mesure dans sa détermination
positive d’empiéter en même temps sur sa détermination
négative et de maintenir fermement l’une dans l’autre,
n’est pas en mesure d’avoir dans lui-même la contradiction,
alors il n’est pas l’unité vivante elle-même,
il n’est pas le fondement, mais dans la contradiction va au
gouffre [106]. »
Les réactionnaires purs ne peuvent comprendre tout cela
car l'aveuglement est le caractère de tout positif, qui tend
à la conservation de ce qui existe. En s'accrochant à
l'un des termes de la contradiction, ils vont vers l'immobilisme.
Nombreux sont ceux qui se cachent à eux-mêmes les conséquences
de leurs propres principes afin de ne pas être « dérangés
dans l'édifice artificiel et fragile de leurs propres contradictions
». Les réactionnaires cependant peuvent difficilement
nier que le négatif a « répandu son ferment
de décomposition ». Ils ne peuvent plus se «
maintenir dans le pur positif ». Leurs positions sont ébranlées.
La révolution démocratique s'insinue partout, modifie
les rapports de force. Aussi les réactionnaires réagissent-ils
par le durcissement de leurs positions ; ils redoutent «
le moindre essai de démontrer leurs convictions, ce qui entraînerait
à coup sûr leur réfutation. Ils ont parfaitement
conscience de cela : aussi remplacent-ils la parole par l'injure...
»
De fait, la montée du mouvement démocratique en Allemagne
s'accompagne d'un durcissement accru de la réaction. La révolution
qui, en 1830, avait abouti à l'indépendance de la
Belgique et la révolte de Varsovie ont fourni à la
réaction allemande l'occasion de resserrer l'étau
en Allemagne même.
Dialectique négative et philosophie de l’action
La catégorie de la contradiction est la caractéristique
essentielle de notre époque, dit Bakounine. C'est pourquoi
« Hegel est sans contredit le plus grand philosophe de notre
temps, le plus haut sommet de notre culture moderne envisagée
du seul point de vue théorique. Et précisément
parce qu'il est ce sommet, parce qu'il a compris cette catégorie
et par suite l'a analysée, précisément il est
à l'origine d'une nécessaire autodécomposition
de la culture moderne. » (La réaction en Allemagne.)
En 1842, l'heure n'est pas encore venue pour Bakounine de jeter
sur l'hégélianisme un regard critique. Pourtant, la
décomposition de la culture moderne contenue dans Hegel s'accompagne
du postulat d'un « nouveau monde pratique » :
« Un monde qui ne se réalisera en aucun cas par l'application
formelle et l'extension de théories toutes prêtes mais
seulement par une action spontanée de l'esprit pratique
autonome. La contradiction est l'essence la plus intime, non seulement
de toute théorie déterminée ou particulière,
mais encore de la théorie en général ; et ainsi
le moment où la théorie est comprise est aussi en
même temps celui où son rôle est achevé.
Par cet achèvement, la théorie se résout en
un monde nouveau pratique et spontané. » (La réaction
en Allemagne.)
L'achèvement de la philosophie par sa réalisation
est une idée que les commentateurs marxistes des écrits
de jeunesse de Marx ont longuement développée,
en soulignant son caractère révolutionnaire. Elle
n'a en réalité rien d'original puisqu'elle est commune
à tous les membres de la gauche hégélienne,
de Moses Hess [107] à Feuerbach. Il n'y a donc pas à
s'étonner de retrouver cette idée également
chez Bakounine. Elle est même implicitement contenue
dans la philosophie de Hegel elle-même. « Nous devons
être persuadés que la nature du vrai est de percer
quand son temps est venu, et qu'il se manifeste seulement quand
ce temps est venu [108]. » Le monde nouveau ne résultera
pas de l'application d'une théorie toute faite mais d'une
action spontanée, c'est-à-dire ne dépendant
pas de la volonté des individus particuliers. Le monde nouveau
apparaîtra quand les conditions permettant son existence seront
mûres : C'est tout à fait dans cette optique hégélienne
que se place Bakounine. L'incompréhension de cette filiation
a conduit beaucoup de lecteurs de Bakounine à un grave contre-sens
sur ce qu'il entendait par « spontanéité ».
Est spontané un phénomène qui se développe
par le jeu de ses déterminismes internes, sans intervention
de l'extérieur. C'est donc tout à fait le contraire
d'un phénomène qui se développe sans cause
définie, par la seule volonté, ou le hasard. Le concept
de spontanéité est par conséquent très
proche de celui de... déterminisme, chez Bakounine.
Les deux termes d’une opposition doivent aller jusqu’au
bout de leur logique : c’est pourquoi Bakounine s’en
prend aux conciliateurs qui veulent, par leur intervention, briser
le développement immanent de l’opposition et aboutir
à l’aplatissement de la contradiction : « La
contradiction et son développement immanent forment un des
nœuds principaux de tout le système hégélien
» lit-on dans l’article des Annales allemandes. Aussi
l’opposition ne peut-elle se résoudre que par «
auto-décomposition du positif », qui est « la
seule conciliation possible entre le positif et le négatif,
parce que ce dernier est lui-même, de façon immanente
et totale, le mouvement et l'énergie de la contradiction
».
On retrouvera cette problématique dans des termes identiques
trente ans plus tard, mais appliquée à la stratégie
du mouvement ouvrier. La participation de la classe ouvrière
aux institutions de l’Etat constitue aux yeux de Bakounine
une conciliation absolument inacceptable qui rompt le développement
immanent de l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie.
L’Etat n’est pas un instrument neutre dont il suffit
de prendre le contrôle pour résoudre l’opposition
bourgeoisie-prolétariat ; il est intrinsèquement l’organisation
de classe de la bourgeoisie et sa conquête confère
de ce fait à la classe qui s’en assure la contrôle
le statut de classe dominante, donc exploiteuse.
Si le philosophe ne doit pas chercher à construire un «
au-delà chimérique » mais se contenter de commenter
et d'interpréter l'histoire pour en découvrir la rationalité,
il reste que dans la mesure où la logique dialectique
se donne comme une logique de la vie et du mouvement, elle introduit
inévitablement le thème de la praxis. Dans le mouvement
dialectique s'édifie la vie de l'esprit, requérant
l'idée pratique. Se convertissant en idée pratique,
l'idée trouve le chemin de l'action, le concept s'extériorise
et façonne le monde. Tout en s'aliénant, l'esprit
fait irruption dans l'histoire pour s'accomplir dans l'action. Hegel
ne dit-il pas dans la Logique que le concept est l'impulsion ou
la tendance à se réaliser soi-même ?
Contrairement Marx, Bakounine s’attache surtout au système
de Hegel, pas à sa méthode. Dans sa période
« anarchiste », la dialectique ne l’intéresse
pas : ayant étudié les mathématiques et les
sciences naturelles, il en tient pour la méthode inductive-déductive,
celle qui est appliquée à toutes les sciences. Ce
qui l’intéresse chez Hegel, c’est le système,
qu’il va s’attacher à analyser. Curieusement,
pour définir ce système, il emploie lui aussi une
image, proche de celle de Marx, où intervient la notion de
haut et de bas. Bakounine – celui de l’âge mûr
– ne se satisfait pas de qualifier le système hégélien
d’idéaliste. Ce système est, selon lui, ambigu,
c'est-à-dire ni complètement idéaliste, ni
complètement matérialiste : « n'atteignant pas
le ciel et ne touchant pas la terre, suspendu entre l'un et l'autre
» [109]. On pense à Moses Hess, qui écrit dans
la préface à la Triarchie européenne (1841)
: « La philosophie allemande a rempli sa mission, elle nous
a conduits à la vérité absolue. Maintenant
nous devons jeter les ponts qui nous ramènent du ciel vers
la terre [110]. »
Vers la fin de sa vie, Bakounine remit en question l'image de la
philosophie hégélienne comme pure spéculation
idéaliste. Dans un texte où il analyse l'histoire
de l'Allemagne des années 20 et 30, il explique qu'on croyait
à l'époque que « l'absolu recherché de
toute éternité était enfin découvert
et expliqué et qu'on pouvait se le procurer en gros ou en
détail à Berlin [111]. »
« La philosophie de Hegel a été le couronnement
de ce monde fondé sur un idéal suprême. Elle
en a été l'expression et en a donné une définition
complète par ses constructions et ses catégories métaphysiques
; mais en même temps elle lui a porté un coup mortel
en aboutissant, par une logique inflexible, à cette prise
de conscience définitive qu'elle et lui n'ont ni consistance
ni réalité et, pour tout dire, ne renferment que du
vide [112]. »
Bakounine pense que toute l’histoire de la philosophie est
une lente évolution vers la négation de la métaphysique
et de Dieu. Hegel pensait que la philosophie était parvenue
au terme d'un achèvement. Il dit de lui-même qu'il
conclut une période qui avait commencé à Descartes.
Dans la division en périodes qu'il a faite de l'histoire
de la philosophie, son système se place à la fin de
la troisième époque, après le monde antique,
après l'ère chrétienne jusqu'à la Réforme.
La troisième époque, qui va de Descartes à
Hegel, précisément, et qui trouve son dernier accomplissement
– selon Hegel lui-même – dans la philosophie chrétienne,
est celle sur laquelle se penche Bakounine. Il ne s'agit pas là
d'un achèvement provisoire, d'une étape : l'histoire
de l'Esprit est définitivement close. La réconciliation
du terrestre et du divin est accomplie. Mais cet accomplissement
prélude à une rupture avec le christianisme ; le plus
grand déploiement de la philosophie chrétienne, dit
Hegel, est aussi ce moment où « tout est pris dans
un processus de dissolution et une aspiration vers un nouveau ».
On pense irrésistiblement à la « passion destructrice
» qui est aussi une « passion constructrice ».
C’est dans ce cadre que s’intègre la réflexion
bakouninienne sur Hegel, qui fut « l'un des plus grands métaphysiciens
de tous les siècles ; Hegel, qu'on peut appeler aussi le
dernier, puisqu'il eut le rare bonheur et la gloire d'avoir conduit
la métaphysique jusqu'au point où, condamnée
par sa dialectique propre, elle se détruit elle-même
[113]. »
Idéaliste, certes, la philosophie de Hegel contient les
éléments qui nient l'idéalisme, tout en n'étant
pas en mesure de se raccrocher à la terre, à la matière
; elle se trouve à un état intermédiaire entre
idéalisme et matérialisme. Cette image reflète
d'une façon générale le caractère contradictoire
de la période historique que traverse l'Allemagne dans les
années 30 et 40. Selon Marx, la dialectique de Hegel
marche sur la tête, c'est-à-dire qu'elle est idéaliste
; il suffirait de la remettre sur ses pieds pour lui donner une
« physionomie tout à fait acceptable ». On a
donc deux interprétations sensiblement différentes
: pour Marx, la méthode reste bonne, il suffit de remettre
le système à l’endroit. Notons cependant que
cette idée de Marx est tardive, et qu’il a lui-même
tardivement fait une référence positive à la
dialectique de Hegel. Bakounine – celui de la maturité
– estime que la pensée de Hegel se trouve à
un état intermédiaire entre idéalisme et matérialisme,
entre ciel et terre.
Si, pour Hegel, le concept est le moteur du réel (le «
démiurge de la réalité, laquelle n'est
que la forme phénoménale de l'idée »,
dit Marx dans la postface de 1873 au Capital), il se modifie
dans l'histoire, il s'aliène dans la réalité.
L'idée se convertit en pratique, en action. Le véritable
être de l'homme, c'est son acte. « L'individu est en
même temps seulement ce qu'il a fait [114] »; «
l'être vrai de l'homme est bien plutôt son opération
; c'est en elle que l'individualité est effectivement réelle
[115]. La Réaction en Allemagne n’est rien d’autre
qu’un appel à l’action.
La contradiction
Les conciliateurs comprennent bien qu'ils vivent une époque
de crise, mais au lieu de laisser la situation évoluer «
sous l'effet de la contradiction poussée à terme,
vers une réalité nouvelle, affirmative et organique,
ils veulent maintenir éternellement cette situation si misérable
et si débile dans son existence présente, par
une infinité de réformes graduelles » (La
réaction en Allemagne).
Vingt ans plus tard, le principe négatif de la contradiction
sera représenté par le prolétariat, qui est
l'élément dynamique et révolutionnaire.
La politique positive est celle qui participe au jeu des institutions
du système dominant. Les conciliateurs seront ceux qui
voudront faire participer le prolétariat à ces institutions,
c'est-à-dire la social-démocratie allemande, et Marx.
En 1872, Bakounine définit en effet la politique comme
« l'institution et les rapports mutuels des Etats ».
Elle a pour objet d'« assurer aux classes gouvernantes
l'exploitation légale du prolétariat ». Il en
résulte que « du moment que le prolétariat veut
s'émanciper, il est forcé de prendre en considération
la politique, pour la combattre et la renverser ». L'«
apolitisme » que Marx et ses disciples ont reproché
à Bakounine n'apparaît donc plus comme de l'indifférentisme
mais comme un refus de la politique bourgeoise, parlementaire.
De même, la destruction de l'Etat est la destruction de la
politique, c'est l'acte politique suprême, c'est la négation
du politique accomplie par la classe qui est la négation
de la bourgeoisie. Dans sa Lettre à un Français
en 1870, Bakounine réclamera « l'émancipation
politique du prolétariat, ou plutôt son émancipation
de la politique ». (Je souligne.)
Hegel avait montré qu'une chose ne peut rester vivante que
si elle est capable de contenir en elle-même la contradiction,
c'est-à-dire la détermination positive et la
détermination négative. Dans le dépassement
de la contradiction il y a, dit encore Hegel, « en même
temps quelque chose de conservé qui a seulement perdu
son existence immédiate, mais n'est pas pour cela détruite
».
Il y a cependant dans le vocabulaire hégélien une
ambiguïté. Le mot employé pour désigner
le dépassement de la contradiction est aufhebung, qui peut
vouloir dire à la fois dépassement, destruction et
conservation..., ambiguïté qui laisse la possibilité
à des interprétations divergentes. Hegel rappelle
« la double signification de notre terme allemand “aufheben”
» :
« Par “aufheben” nous entendons d’abord
la même chose que par “hinwegräumen” [abroger],
“negieren” [nier], et nous disons en conséquence,
par exemple, qu’une loi, une dispositions, etc., sont “augehoben»
[abrogées]. Mais, en outre, “aufheben” signifie
aussi la même chose que “aufbewahren” [conserver],
et nous disons en ce sens, que quelque chose est “wohl aufgehoben”
[bien conservé]. Cette ambiguïté dans l’usage
de la langue suivant laquelle le même mot a une signification
négative et une signification positive, on ne peut la regarder
comme accidentelle et l’on ne peut absolument pas faire à
la langue le reproche de prêter à confusion, mais on
a à reconnaître ici l’esprit spéculatif
de notre langue, qui va au-delà du simple “ou bien
– ou bien” propre à l’entendement [116].
»
Or, selon Bakounine, le dépassement de l’opposition
consiste en la destruction du positif par le négatif, destruction
créatrice d’une réalité nouvelle. La
dialectique bakouninienne insiste sur le rôle du terme
négatif, dynamique. La synthèse qui réunit
la totalité du contenu des deux premiers termes tend à
être remplacée, chez Bakounine, par la destruction
du positif par le négatif, ce qui créé
une réalité nouvelle.
Cette interprétation de la dialectique semble bien
inspirée de Bruno Bauer, bien que les conclusions auxquelles
l'un et l'autre parviennent soient radicalement différentes.
Conscient sans doute de sortir un peu du cadre de la dialectique
hégélienne, conscient également que la
victoire d'un des termes de la contradiction signifie
en même temps la mort de l'autre terme, Bakounine tentera
de trouver une justification à sa propre interprétation.
Cela explique peut-être que, au contraire de Marx, il ne se
référera jamais explicitement à la dialectique
[117]. Bakounine a, semble-t-il, conscience de dévier quelque
peu de l'orthodoxie : il note effectivement dans La réaction
en Allemagne que le grand mérite de Hegel est d'avoir démontré
« que tout être vivant ne vit que s'il possède
sa négation non pas en dehors de lui, mais en lui comme une
condition vitale immanente, et que s'il était seulement
positif et avait sa négation en dehors de lui, il serait
privé de mouvement et de vie ». Mais, ajoute-t-il,
si on veut citer Hegel, il faut le citer jusqu'au bout. Ce dernier
dit en effet que le négatif n'est la condition vitale
de cet organisme déterminé que durant le temps
où il apparaît dans cet organisme déterminé
en tant que facteur maintenu dans sa totalité :
« Vous verrez qu'il arrive un instant où l'action
graduelle du négatif est brusquement brisée, celui-ci
se transformant en principe indépendant, que cet instant
signifie la mort de cet organisme et que la philosophie de
Hegel caractérise ce mouvement comme le passage de la nature
à un monde qualitativement nouveau, au monde libre de
l'esprit. (La réaction en Allemagne)
Hegel dit bien que le développement de la société
n'est pas un progrès régulier, qu'il résulte
de tensions constantes entre forces opposées, tensions
qui sont la garantie de son avance incessante. La discontinuité
du progrès se manifeste lorsque les lois, les institutions,
ne sont plus en accord avec l'époque, avec l'Esprit, et que
les tensions ayant atteint un point critique, une éruption
est rendue nécessaire pour détruire l'ordre ancien
et instaurer un ordre nouveau. Les forces contraires qui croissent
sous la surface s'accumulent et explosent ouvertement. L'accroissement
quantitatif de l'intensité des tensions, dit Hegel, conduit
à une mutation. Au terme du lent processus d'accumulation
des tensions, il se crée donc une rupture. En somme,
si on en croit Bakounine, cette rupture d'équilibre
libère l'élément négatif de la contradiction,
qui devient dès lors un principe indépendant.
Le dépassement de la contradiction est perçu
comme la libération des forces de l'élément
négatif, accompagnée de la mort de l'entité
constituée de la contradiction jusqu'alors vivante, et suivie
de la création d'une entité nouvelle.
Comme s'il n'était pas convaincu que son interprétation
fût tout à fait orthodoxe, Bakounine veut montrer que
l'idée qu'il se fait de la nature de la contradiction se
prête à une confirmation non seulement logique,
mais historique. C'est l'histoire de l'Eglise, sur laquelle
il reviendra encore, bien plus tard, qui lui fournit l'illustration
de son propos.
Le principe de liberté, dit-il dans La réaction en
Allemagne, s'est éveillé dès les premières
années d'existence de l'Eglise, et il a alimenté les
innombrables hérésies du catholicisme. C'est
grâce aux manifestations de ce principe de liberté
que le catholicisme n'est pas resté figé. Mais il
n'en fut ainsi que tant qu'il fut « maintenu dans sa totalité
comme facteur simple ». Lorsque le protestantisme est apparu,
la progression cessa d'être graduelle : le principe de
liberté théorique se haussa jusqu'à devenir
un principe autonome et indépendant. La négation
cessa d'être interne à la contradiction, elle
n'en fut plus une « condition vitale immanente », ce
qui signifie que cet organisme qu'est le catholicisme cessa d'être
un organisme vivant capable de progrès [118]. Or, pense
Bakounine, nous vivons un temps où le négatif cesse
d'être un facteur maintenu dans sa totalité à
l'intérieur de la contradiction : il s'apprête à
devenir un facteur indépendant. Les conciliateurs ne
voient que calme et sérénité là où
la tempête couve. Certes, le calme règne, l'agitation
s'est apaisée, mais « jamais encore les contradictions
n'ont été aussi aiguës qu'à présent
». La contradiction entre liberté et non-liberté
a atteint son apogée. « N'avez-vous jamais entendu
parler de ces mots mystérieux de liberté, égalité,
fraternité ? N'avez-vous jamais entendu parler des tempêtes
de la Révolution ? Ne savez-vous pas que Napoléon,
ce prétendu vainqueur des principes démocratiques,
a, en digne fils de la Révolution, répandu par toute
l'Europe, de sa main victorieuse, ces principes égalitaires
? »
De même que Marx avait déclaré que la philosophie
de Kant était la théorie allemande de la Révolution,
Bakounine dit dans La réaction en Allemagne que toute
la philosophie allemande, de Kant à Hegel, a établi
en théorie les principes que la révolution a établis
en pratique et que ces principes sont en contradiction avec toutes
les religions positives actuelles, avec toutes les Eglises existantes.
L'Esprit révolutionnaire n'est pas vaincu, il s'est
replié sur lui-même, il va bientôt réapparaître
comme « principe affirmatif et créateur ; il creuse
maintenant sous la terre comme une taupe, selon l'expression de
Hegel » (La réaction en Allemagne).
La pensée est un mouvement qui tente de saisir la vérité.
La recherche de la vérité n'est qu'une tendance, et
les erreurs elles-mêmes sont un moment de cette recherche.
La base de toute épistémologie est que les erreurs,
une fois connues, sont instructives.
« Qu'est-ce que la vérité ? C'est la juste
appréciation des choses et des faits, de leur développement
ou de la logique naturelle qui se manifeste en eux. C'est la conformité
aussi sévère que possible du mouvement de la pensée
avec celui du monde réel qui est l'unique objet de la pensée
[119]. »
Le parti-pris qui consiste à mettre l'accent sur les contradictions
plutôt que sur leur élimination peut, en matière
de sciences, conduire au relativisme et à l'annihilation
de toute critique : puisque ce sont les contradictions
qui font avancer la science, elles ne sont pas seulement inévitables
mais souhaitables. Le « négativisme » de Bakounine,
c’est-à-dire l’accent qu’il met sur la
suppression du terme positif, conservateur, par le terme négatif,
dynamique, est peut-être une tentative de réponse à
la philosophie hégélienne de l’identité,
dont l’idée maîtresse est l’unité
des contraires : sujet-objet, être-devenir, réalité-apparence.
Inspirée de Platon, pour qui seules les idées sont
réelles, la philosophie de l’identité de Hegel
établit l’équation Idée = Réalité
; puis à partir de l’équation Idée =
Raison, il pose, dans la préface de la Philosophie du droit,
que « ce qui est rationnel est réel, et ce qui est
réel est rationnel ». La réalité est
rationnelle : ce qui est rationnel est réel [120].
Curieusement, cette formule a été interprétée
comme une justification du fait accompli en histoire. Herzen, l'ami
de Bakounine, disait que la formule de Hegel – ce qui est
réel est rationnel – légitimait tous les pouvoirs
existants et conduisait à l'immobilisme. Si le développement
de la raison suit celui du réel, en politique le fait accompli
constitue le critère de ce qui est rationnel. Ainsi, l'Etat
prussien deviendrait la réalisation de l'esprit absolu.
Mais il convient peut-être d’aborder la fameuse formule
de Hegel d’un point de vue « hégélien
», c’est-à-dire à partir des critères
élaborés par le philosophe lui-même. On pourrait
ainsi considérer l’hypothèse selon laquelle
seule l’idée est réelle ; on aurait alors :
le réel en tant qu’idée est rationnel, il est
donc possible d’appréhender le réel d’un
point de vue rationnel ; le réel est réductible en
termes de raison, ce qui est un simple constat. Il n’est plus
question, dès lors, de justifier le réel à
tout prix.
La gauche hégélienne retiendra surtout le premier
terme de la proposition énoncée par Hegel : ce qui
est rationnel est réel. Puisque ce qui est rationnel est
réel, il est possible de rendre réel ce qui est conçu
comme rationnel, c’est-à-dire abandonner l’attitude
interprétative. C’est la fameuse thèse sur Feuerbach
: les philosophes ont jusqu’ici interprété le
monde ; il s’agit de le transformer. En 1869, Bakounine reprendra
la formule de Hegel en la tournant à sa façon : «
Tout ce qui est naturel est logique, et tout ce qui est logique
est réalisé ou doit se réaliser dans le monde
réel : dans la nature proprement dite, et dans son développement
postérieur – dans l’histoire naturelle de l’humaine
société [121]. »
Malgré le transfert des termes : naturel au lieu de réel
; logique au lieu de rationnel, la paraphrase de la formule hégélienne
est claire. Dans la mesure où ce qui apparaît comme
logique doit se réaliser, la compréhension de ce qui
est logique permet de comprendre les développements ultérieurs
de l'histoire et constitue un soutien théorique à
l'action. La pensée du logique est un moment de sa réalisation.
Car, ajoute Bakounine, « la question est de savoir ce qui
est logique dans la nature aussi bien que dans l'histoire ».
Là, reconnaît-il, commence la vraie difficulté,
car « pour le savoir en perfection, il faudrait avoir la connaissance
de toutes les causes, influences, actions et réactions qui
déterminent la nature d'une chose et d'un fait... »
Aucune science ne peut prétendre réaliser cet objectif,
même si elle doit y tendre.
Ainsi se trouvent énoncées les bases théoriques
sur lesquelles Bakounine va fonder son action politique :
1. La nécessité de déterminer ce qui est logique,
autrement dit la recherche théorique comme fondement de l’action
;
2. La multiplicité inévitable des causes qui produisent
un fait impose de refuser d’aborder l’analyse de ce
fait d’un point de vue exclusif : autrement dit l’affirmation
de la pluridisciplinarité ;
3. Les hypothèses de ce que Bakounine appelle la science
rationnelle, délivrée des fantômes de la métaphysique
et de la religion, ne sont elles-mêmes que le résumé
ou l’expression générale d’une quantité
de faits démontrés par l’expérience ;
elles n’ont cependant pas de caractère exclusif et
doivent être retirées si elles sont démenties
par l’expérience ; autrement dit, la critique est un
moment incontournable de toute attitude scientifique aussi bien
que de toute action politique.
Fusion du négatif dans le positif
Le positif et le négatif, le parti de la réaction
et celui de la démocratie, n'existent que par leur contradiction.
La société se nourrit de cette contradiction,
sans laquelle elle serait une substance sans vie. Mais le parti
réactionnaire lui-même est parcouru de contradictions.
Il est composé, on l'a vu, de deux tendances, les purs et
les conciliateurs.
Les réactionnaires purs et conséquents savent
qu'on ne peut concilier les contraires. Les purs du parti réactionnaire
ne voient pas dans le négatif « le côté
affirmatif de sa nature ». En d'autres termes les extrémistes
de la réaction ne voient pas dans la révolution –
rappelons qu'à l'époque de la rédaction de
l'article c'est de révolution démocratique qu'il
s'agit – l'image antithétique mais inséparable
de leur propre existence : aussi disent-ils que le positif ne peut
se maintenir que par l'écrasement total du négatif.
Mais eux non plus ne se rendent pas compte qu'ils n'existent qu'en
tant que le parti démocratique s'oppose à eux. Ils
ne saisissent pas que si le positif remportait une victoire
totale sur le négatif, « il serait désormais
en dehors de l'opposition, il ne serait plus alors le positif, mais
bien plutôt l'achèvement du négatif ».
C’est donc la contradiction qui crée la vie.
« Lorsque les conciliateurs fondent leur point de vue sur
la nature de la contradiction, c'est-à-dire sur le fait que
deux exclusivités opposées se supposent, en tant
que telles, adversaires, il leur faut alors permettre et accepter
que cette nature prenne toute son extension ; il leur faut
aussi, en raison des conséquences que cela entraîne
pour eux, rester fidèles à leur propre point de vue,
étant donné que la face de la contradiction qui leur
est favorable est inséparable de celle qui leur est défavorable.
Or ce qui est défavorable pour eux, c'est que l'existence
d'un terme de la contradiction suppose l'existence de l'autre :
et ceci n'est pas quelque chose de positif, mais bien de négatif
et de destructeur. Il faut attirer l'attention de ces messieurs
sur la Logique de Hegel, où il fait une étude remarquable
de la catégorie de la contradiction. » (La réaction
en Allemagne.)
Ainsi, les conciliateurs ne peuvent sortir de l'impasse dans laquelle
ils se trouvent.
Vingt-neuf ans plus tard, en 1871, Bakounine reprochera au positiviste
Littré, disciple d'Auguste Comte, d'en rester à la
métaphysique de Kant « qui se perd, comme on sait,
dans ces antinomies ou contradictions qu'elle prétend être
inconciliables et insolubles ». Là encore, il
en appelle à la Logique de Hegel :
« Il est clair qu'en étudiant le monde avec l'idée
fixe de l'insolubilité de ces catégories qui semblent,
d'un côté, absolument opposées, et, de l'autre,
si étroitement, si absolument enchaînées qu'on
ne peut penser à l'une, sans penser immédiatement
à l'autre, il est clair, dis-je, qu'en approchant du
monde existant avec ce préjugé métaphysique
dans la tête, on sera toujours incapable de comprendre quelque
chose à la nature des choses. Si les positivistes français
avaient voulu prendre connaissance de la critique précieuse
que Hegel dans sa Logique, qui est certainement l'un des livres
les plus profonds qui aient été faits dans notre siècle,
a faite de toutes ces antinomies kantiennes, ils se seraient
rassurés sur cette prétendue impossibilité
de reconnaître la nature intime des choses. Ils auraient compris
qu'aucune chose ne peut avoir réellement dans son intérieur
une nature qui ne soit manifestée en son extérieur
[122]... »
Les conciliateurs ne peuvent accéder à la vérité.
D'abord, ils sont coupés de la réalité. Par
leur point de vue exclusif, ils ont une vue faussée, ils
ne peuvent parvenir à saisir que le côté
extérieur des choses et non leur contenu et leur sens
interne. On en arrive ainsi à un abandon de la recherche
de la vérité, attitude qui est aujourd'hui considérée
comme le triomphe de l'esprit. On pense au discours de Hegel à
l'université de Berlin : « Et ainsi, cet abandon de
la recherche de la vérité qui, de tous temps, a été
regardé comme la marque d'un esprit vulgaire et étroit,
est aujourd'hui considéré comme le triomphe de l'esprit.
» Autrefois, disait Hegel, le désespoir de la
raison s'accompagnait de douleur et de tristesse. Aujourd'hui,
l'indifférence morale et religieuse, « suivie
de près d'un mode de connaître superficiel et vulgaire
», se donnant le nom de connaissance explicative, reconnaît
« franchement et sans s'émouvoir l'impuissance de la
raison » (Discours du 22 octobre 1816 à l'université
de Berlin).
Aplatir la contradiction
Les conciliateurs, cible principale de Bakounine, ne nient pas
le caractère total de la contradiction. Ils veulent seulement
la dépouiller de son mouvement. La vitalité de
la contradiction est une « force pratique » dont l'élément
négatif constitue le « mouvement et l'énergie
».
Mais la vitalité de la contradiction, incompatible avec
les « petites âmes impuisssantes » des conciliateurs,
est « au-dessus de tout ce qu'ils peuvent tenter pour l'étouffer
». Le mouvement est donc inévitable. Le négatif
ne se justifie que dans la mesure où l'opposition du
positif le transforme en « négatif agissant »
; en retour, l'activité qui porte en elle la négation
donne vie au positif, c'est elle seule qui justifie l'existence
du positif, et c'est elle que les conciliateurs veulent détruire.
En d'autres termes, le parti démocratique, qui n'est pas
encore parvenu à son plein développement, a besoin
de l'opposition du parti réactionnaire pour se former. C'est
dans la lutte qu'il se constitue, qu'il se développe, qu'il
mûrit. Cette lutte, qui a un caractère pédagogique
pour le parti révolutionnaire, est une action.
En supprimant cette action contradictoire du positif et du
négatif, les conciliateurs supprimeraient à la fois
les deux termes de la contradiction. Partisans de l'immobilisme,
les conciliateurs révèlent ainsi leur «
impuissance dans la vie pratique ». C'est un thème
qui sera développé plus tard, chez le Bakounine de
la maturité : celui de l'impuissance philosophique
allemande, de l'incapacité de la pensée philosophique
et libérale allemande à réaliser ses objectifs
concrets.
On retrouve, encore une fois, une transposition de cette analyse
dans les orientations politiques ultérieures de Marx et de
Bakounine. En 1848, Marx et Engels mettent en sommeil la Ligue des
communistes, le premier parti communiste de l’histoire, parce
qu’ils pensent que l’heure est à la réalisation
des objectifs de la révolution bourgeoise. Le mouvement ouvrier
(le « négatif agissant »), certes faible, mais
qui ne pouvait s’affirmer que par son opposition au «
positif », se trouve donc supprimé comme élément
de la contradiction. Marx et Engels ont joué le rôle
de « conciliateurs ». L’anarchiste Bakounine a
quant à lui toujours pensé que la prolétariat,
même en état de faiblesse momentanée, devait
faire l’expérience de la lutte pour renforcer sa cohésion.
Les conciliateurs, comme on peut s'y attendre, tiennent un double
langage selon qu'ils s'adressent aux réactionnaires
purs ou aux démocrates. Aux réactionnaires ils
reconnaissent que leur « monde absurde et rococo » devait
être bien agréable. Mais, disent-ils, leurs ennemis
communs, les négatifs, ont gagné du terrain.
« Sous peine d'être entièrement détruits
par eux », il faut que les réactionnaires leur accordent
une petite place dans leur société. Aux démocrates
ils disent : vos principes sont excellents, mais inapplicables dans
la réalité. Ne prenez pas vos désirs pour des
réalités ; il faut savoir à l'occasion faire
des concessions et plier. Mais, dit Bakounine, tout ce que ces malheureux
conciliateurs gagnent à leur entreprise, c'est d'être
méprisés par les deux partis. Pourtant, les conciliateurs
sont des gens honorables, intelligents. Il y a parmi eux un
« grand nombre de personnes universellement considérées
et haut placées ». Malgré cela, on les présente
comme des gens sans discernement ni caractère.
Bakounine évoquera le sort de conciliateurs d'une autre
espèce, ceux qui, en 1869, sont rassemblés dans la
Ligue internationale de la Paix et de la liberté. Cette organisation
rassemble les « bourgeois les plus avancés, les
plus intelligents, les mieux pensants et les plus généreusement
disposés de l'Europe ». Pourtant, elle manifeste «
une grande pauvreté et une incapacité évidente
de vouloir, d'agir et de vivre ». C'est que cette ligue «
toute bourgeoise » veut l'impossible : « elle veut que
la bourgeoisie continue d'exister et qu'en même temps elle
continue à servir le progrès » [123].
Les conciliateurs de 1842 se trouvent dans la même contradiction.
Mais il existe également une autre fraction, celle des «
conservateurs bourgeois » pour qui le statu quo et l'immobilisme
laisse l'espoir de traîner leur existence encore des années,
de « mourir avant l'avénement de la catastrophe ».
L'analogie des situations entre 1842 et 1869 est frappante. L'attitude
que Bakounine adopte envers les modérés qui veulent
concilier les contraires au lieu de les dépasser est la même.
On retrouvera dans toute l'œuvre de Bakounine la critique
de ces couches sociales qui se situent entre l'immobilisme
et l'action, entre la réaction et la révolution.
C'est que Bakounine ne sous-estime pas leur pouvoir. Il sait que
ces conciliateurs, ces modérés, sont en mesure,
s'ils conservent trop d'influence, de « gripper » la
solution naturelle de l'antagonisme entre la réaction et
le révolution, en faisant dissoudre la contradiction
dans ce qu'il appelle « l'aplatissement » Ainsi s'expliquent
les attaques constantes de Bakounine contre les conciliateurs de
toute sorte. Cette critique atteindra son apogée dans les
textes contre le socialisme bourgeois, cet « être
hybride », et dont le rôle est de « faire pénétrer
dans les classes ouvrières les théories bourgeoises
». L'action équivoque et délétère
du socialisme bourgeois accélère la mort de la bourgeoisie,
mais, en même temps, elle corrompt à sa naissance le
prolétariat. « Elle le corrompt doublement : d'abord
en diminuant et en dénaturant son principe, son programme
; ensuite en lui faisant concevoir des espérances impossibles,
accompagnées d'une foi ridicule dans la prochaine conversion
des bourgeois [124]... »
Si, parmi les conciliateurs, les modérés, il
y a des hommes de grand renom, qu'y peut-on faire ? «
Tout homme n’est réellement que ce qu’il est
dans le monde réel », dit Bakounine dans la Réaction
en Allemagne, paraphrasant Hegel. Ces hommes, malgré leur
renom, ne peuvent être jugés que sur leur pratique
; ils veulent le progrès, non à la façon des
démocrates qui cherchent des transformations fondamentales,
mais avec prudence. Le prétendu progrès voulu par
les conciliateurs ne vise qu'à étouffer le seul
principe vivant de notre époque, « le principe créateur
et riche d'avenir du mouvement qui désintègre toutes
choses » (La réaction en Allemagne).
La grande contradiction de l'époque actuelle n'est pas,
pour les conciliateurs, une « force pratique du temps présent
», mais un « jouet théorique » : les
conciliateurs veulent dépouiller la contradiction dialectique
de son « âme pratique ».
* * *
En mai 1843, Arnold Ruge semble découragé. Nous avons
évoqué la lettre qu’il écrivit alors
à Marx, et à laquelle celui-ci répondit que
c’était « un chant funèbre à couper
le souffle ». Certes, le vieux monde appartient au philistins,
mais nous devons « le regarder bien en face. Ce maître
du monde, il vaut la peine de l’étudier ». C’est
là exactement la question qu’aborde La Réaction
en Allemagne.
Il semble que Marx ait communiqué la lettre de Ruge à
Bakounine, ce qui montre bien que les deux hommes étaient
sur la même « longueur d’ondes ». Le révolutionnaire
russe écrivit alors à Arnold Ruge : « Notre
ami Marx m'a communiqué votre lettre de Berlin. Vous semblez
mécontent de l'Allemagne. Vous ne voyez que la famille et
que le bourgeois, claquemuré avec toutes ses pensées
et tous ses désirs entre quarte pieux, et vous ne voulez
pas croire au printemps qui le fera sortir de son trou. Cher ami,
ah ! Ne perdez pas la foi ! Vous surtout, ne la perdez pas ! »
Si des hommes comme vous ne croient plus à l'avenir de l'Allemagne,
dit Bakounine, « qui donc croira, qui donc agira ? »
Dans cette lettre à Ruge, Bakounine exprime parfaitement
le contexte qui l’a conduit à abandonner la philosophie
et à passer à l’action : il y adjure son ami
de ne pas désespérer de l’Allemagne ; le bourgeois
claquemuré chez lui sortira de son trou au printemps, dit-il.
Moi, le Barbare, je ne désespère pas de l’Allemagne,
vous ne pouvez pas abandonner. On y retrouve de nombreux thèmes
qui seront abordés par Bakounine dans sa période «
anarchiste » : le retard politique de l’Allemagne ;
le modèle de 1789 [125], les idées des Lumières,
la métaphysique allemande. « Allons, du cœur,
et je veux rompre vos liens, ô Germains qui voulez devenir
des Grecs », conclut Bakounine.
Autant que la Réaction en Allemagne, la lettre à
Ruge, qui en quelque sorte résume l’article des Annales
allemandes, marque l’abandon de la philosophie et le passage
à l’action.
Weitling
Après la parution de la Réaction en Allemagne, Bakounine
quitte la Saxe, à la fin de 1842, car il craint la réaction
des autorités russes, et s’installe en Suisse. La suspension
du journal d’Arnold Ruge vient confirmer ses craintes. Il
rencontre alors Wilhelm Weitling, un communiste allemand qui a publié
Garanties de la liberté et de l’harmonie. Bakounine
le lit avec un grand intérêt, et il écrit à
Arnold Ruge qu’il veut rencontrer l’auteur. C’est
Herwegh qui les mettra en relation :
« Herwegh, sachant mon intérêt pour les questions
sociales, me le recommandait. Je fus heureux de saisir cette occasion
qui allait me permettre, par un contact personnel, de faire plus
ample connaissance avec le communisme, lequel commençait
alors à attirer l'attention générale. »
(Confession.)
Peu après la Réaction en Allemagne, Bakounine, qui
était alors en Suisse, publia dans le Schweizerischer Republikaner,
les 2, 6 et 13 juin 1843, un article intitulé Le Communisme.
C’est une réponse à un article du Beobachter
sur Weitling et son communisme.
Dans une lettre à Arnold Ruge du 19 janvier 1843, Bakounine
écrit que « c'est vraiment un livre remarquable »
mais dont « la deuxième partie, la partie organique,
souffre beaucoup, il est vrai, d'une construction partiale et arbitraire
». Comme à son habitude, Bakounine éprouve un
réel respect pour cet homme dont il ne partage pourtant pas
les vues, mais qui est inspiré par la passion et qui est
ancré dans le réel. La première partie du livre,
dit-il, « la critique de la situation contemporaine est vivante
et souvent juste et profonde. On sent que sa rédaction a
été inspirée par une conscience concrète
de l'époque actuelle. Même les constructions théoriques
sont intéressantes, dans la mesure où elles ne sont
pas les produits d'une théorie oiseuse mais qu'elles sont
l'expression d'une nouvelle pratique qui cherche à l'élever
jusqu'à la conscience. Lorsqu'on lit ce livre, on sent que
Weitling énonce ce qu'il ressent réellement et ce
que, dans sa position de prolétaire, il pense et doit penser.
Et c'est très intéressant. Oui, on pourrait même
dire que c'est la chose la plus intéressante de notre époque.
Il fait montre parfois d'une telle énergie… »
Bakounine reviendra sur Weitling dans sa Confession en 1851 :
« Weitling me plut ; c'est un homme sans culture intellectuelle,
mais je trouvai en lui une intelligence innée, un esprit
mobile, beaucoup d'énergie, mais surtout un fanatisme sauvage,
une noble et fière croyance en la libération et en
l'avenir de la masse réduite en esclavage. D'ailleurs, il
ne conserva pas longtemps ces qualités, s'étant dépravé,
peu de temps après, dans la société des littérateurs
communistes. Mais, au moment de notre première rencontre,
il eut toute ma sympathie ; j'étais à tel point dégoûté
des fades conversations de ces mesquins professeurs et littérateurs
allemands, que je fus tout heureux de rencontrer un homme spontané,
simple et sans culture, mais énergique et fervent. Je le
priai de venir me voir ; il venait assez fréquemment chez
moi m'exposer ses théories et me parlait longuement des communistes
français, de la vie des ouvriers en général,
de leur travail, de leurs espoirs et de leurs distractions ; il
me parlait également des sociétés communistes
allemandes, qui venaient de s'organiser. Je combattais ses théories,
mais j'écoutais avec une vive curiosité les faits
qu'il m'exposait ; mes relations avec Weitling n'allèrent
pas plus loin. »
Bakounine avoue qu’il était à l’époque
fatigué des « fades conversations de ces mesquins professeurs
et littérateurs allemands ». La rencontre avec cet
homme « simple et sans culture, mais énergique et fervent
» lui fit du bien. Weitling venait fréquemment voir
Bakounine et lui parlait longuement des communistes français,
de la vie des ouvriers, de leur travail, de leurs espoirs et de
leurs distractions. Le Russe n’était pas d’accord
avec ses théories mais, dit-il, il écoutait Weitling
avec une vive curiosité.
Personne ne croira que Bakounine se contentait d’écouter.
La version de Weitling de ces rencontres nous le confirme. Le révolutionnaire
russe tenta évidemment de convertir cet homme « simple
et sans culture » à la philosophie hégélienne.
« La philosophie hégélienne du Moi, dira Weitling,
a déjà fait perdre son bon sens à mainte personne.
Que de fois m’a-t-on recommandé pourtant d’étudier
Hegel ! J’ai pris six fois le livre en main, et chaque fois
mes regards sont tombés sur des phrases artificielles et
creuses, et jamais personne n’a pu me dire ce que Hegel voulait
en réalité. Bakounine […] voulut me donner chaque
jour une leçon d’une heure pour me faire comprendre
Hegel. »
Malheureusement, l’élève insista, lors de la
deuxième leçon, pour que le maître lui expliquât
le sens du mot « esprit ». « Bakounine, de son
côté, voulait que je continue de suivre sa leçon
provisoirement sans cette explication ». Par pure complaisance,
Weitling accepta mais, dit-il, « je sentais que ma raison
s’égarait. Et l’étude de la philosophie
hégélienne fut terminée pour moi [126]. »
L’absence de talent pédagogique de Bakounine a peut-être
fait perdre un grand penseur au mouvement ouvrier…
En 1843, le communisme restait une doctrine imprégnée
de mysticisme et de bons sentiments, qui attendait la solution de
la question sociale d’une autorité forte et dont les
conceptions organisationnelles relevaient d’un grégarisme
contraignant. Proudhon était férocement opposé
au communisme, et Bakounine aussi, dès cette époque.
Il le dit très clairement dans son article : « Nous
déclarons une fois pour toutes qu'en ce qui nous concerne
nous ne sommes pas des communistes. »
« …nous ne pourrions vivre dans une société
organisée selon le modèle de Weitling. Ce ne serait
pas une société libre, ce ne serait pas une véritable
communauté vivante d'hommes libres, mais bien un régime
d'insupportable oppression, un troupeau de bêtes rassemblé
par la contrainte, qui n'auraient en vue que les satisfactions matérielles
et ignoreraient tout du domaine spirituel et des hautes jouissances
de l'esprit [127]. »
Néanmoins, le communisme est un phénomène
qui doit être analysé et compris car, dit Bakounine,
« un phénomène ne peut être dangereux,
vraiment dangereux pour la société que s'il contient
au moins une vérité relative et que s'il trouve sa
justification dans l'état de la société. »
Or le communisme n’est pas un phénomène accidentel,
il tire son origine des carences de la société. «
Face à un tel phénomène, l'Etat n'a qu'une
alternative : soit intégrer dans son organisme le droit inhérent
à ce phénomène, soit recourir à la violence.
Un Etat qui opterait pour cette seconde solution irait sans nul
doute à sa perte dans la mesure où un droit dont on
a pris conscience devient inaliénable. »
Le communisme contient donc une réelle légitimité
car il se fonde sur les revendications « les plus humaines
», et c’est précisément cela qui explique
« cette attraction puissante, merveilleuse, surprenante qu'il
exerce sur les esprits. (…) C'est cette force seule qui, en
peu d'années, a tiré ces communistes du néant
pour en faire une puissance redoutable ». Le communisme est
maintenant une question mondiale qui ne peut être supprimée
par la force.
Dans sa lettre d’octobre 1841 à son frère et
à sa sœur où il parle de Lamennais, Bakounine
évoque plusieurs fois la vérité. Dans l’article
au Schweizerischer Republikaner on comprend mieux que la vérité
est un principe actif : « Et la vérité n'est
pas quelque chose abstrait et d'inconsistant au point de ne pouvoir
– je dirais même de ne devoir –, exercer une influence
considérable sur les rapports sociaux et l'organisation de
la société. » S’adressant à un
journal chrétien, Bakounine appuie son propos par une citation
de l’Evangile : « Ils reconnaîtront la vérité
et la vérité les libérera [128]. » La
philosophie, qui est la connaissance de la vérité,
a donc une action libératrice. Voyez la Révolution
française : avant, le peuple vivait « dans des conditions
lamentables ». La cause de cette situation n’était
pas sa faiblesse, mais qu’il était « ignorant
et se laissait abuser par les boniments des prêtres catholiques
». Ce qui a délivré le peuple de cet esclavage
intellectuel, c’est la philosophie, qui a donné au
peuple « le sentiment de sa valeur, la conscience de sa dignité
et de ses droits imprescriptibles et sacrés ». La philosophie
et le communisme ont donc un point commun : libérer les hommes.
Mais c’est là aussi que commencent leurs différences
: la philosophie est théorique, tandis que le communisme
est pratique. Certes, la pensée et l’action, la théorie
et la pratique ne sont pas dissociables, et c’est le mérite
de la philosophie moderne d’avoir reconnu cette unité.
« Mais avec cette reconnaissance elle atteint sa limite,
une limite qu'elle ne peut franchir en tant que philosophie, car
au-delà commence une réalité qui la dépasse
: la véritable communauté des hommes libres, animée
par l'amour et née du principe divin de l'égalité
originelle, la réalisation sur cette terre de ce qui est
l'essence même du christianisme, en un mot le communisme véritable
[129]. »
Henri Arvon semble prendre à la lettre le propos de Bakounine
qui, selon lui, exprime son « plein accord avec la tentative
de Weitling de placer la cause du communisme au niveau d’un
christianisme rénové ». En réalité,
Bakounine développe ici l’argumentation des communistes
eux-mêmes – dont il a dit qu’il n’en faisait
pas partie – et qui fondaient leurs positions sur des arguments
tirés des Evangiles. Jésus est à l’occasion
présenté comme le premier communiste. Les écrits
de la plupart des communistes du temps sont ainsi remplis de ferveur
religieuse et le communisme était légitimé
par les Ecritures saintes [130]. Weitling ne faisait pas exception,
qui sera même arrêté pour blasphème pour
s’être présenté comme le nouveau Messie.
Dans la préface de l’Evangile d’un pauvre pécheur,
qu’il publie en octobre 1843, Weitling écrit : «
Dans cette œuvre on prouvera par plus de cent passages bibliques
que les conséquences les plus audacieuses des idées
libérales sont tout à fait en accord avec l’esprit
de la doctrine de Christ. » De nombreux réformateurs
chrétiens, ajoute-t-il, ont montré « que toutes
les idées démocratiques étaient issues du christianisme.
(…) Le Christ est un prophète de la liberté,
sa doctrine celle de la liberté et de l’amour. »
C’est donc au nom de l’amour du Christ que la plupart
des utopies communistes, et en particulier chez Weitling, aboutissent
à la volonté de construire un Etat communautaire extrêmement
contraignant dont la fonction essentielle est de maintenir les structures
sociales anciennes et dépassées par l’évolution
historique, dont les auteurs de ces utopies ont la nostalgie. C’était
particulièrement le cas de Weitling.
La référence à Dieu restera encore pendant
quelques années une donnée incontournable dans le
langage de Bakounine. En 1843 tous les théoriciens de la
réforme sociale – sauf un, Proudhon – entendaient
supprimer la misère au nom de Dieu. Ainsi, dans son article
sur le communisme, Bakounine fait-il lui-même référence
aux Evangiles et aux vertus chrétiennes – mais il est
difficile de savoir s’il pense vraiment ce qu’il dit
ou s’il reprend, au second degré, l’argumentaire
communiste. On ne peut reprocher au communisme un manque de passion
ou de flamme, dit-il ; il y a en lui « un feu qui tend irrésistiblement
à se faire jour », dont l’explosion peut devenir
terrible « si les classes privilégiées et cultivées
ne l'aident pas à percer de tout leur amour, de tous leurs
sacrifices et de leur totale reconnaissance de la mission historique
du communisme ». Bakounine pense-t-il vraiment que les classes
aisées vont de leur plein gré, par amour, reconnaître
la « mission historique du communisme » ? Pense-t-il
convaincre ces classes aisées en leur rappelant que «
le Christ et Luther étaient issus du peuple, de la plèbe
» ? « Tous les hommes, sans aucune exception, sont frères,
enseigne l'Evangile, et, ajoute saint Jean, ce n'est que s'ils s'aiment
les uns les autres, que sont présents en eux Dieu invisible
et la Vérité rédemptrice et salvatrice. »
Il faut se souvenir qu’il commente un article du Beobachter,
à propos duquel Bakounine précise : « Ce journal
en effet n'a [pas] seulement pour titre le Beobachter, mais bien
le Beobachter chrétien ». A l’évidence,
il veut mettre la rédaction de ce journal devant ses propres
contradictions, en employant ses propres armes, l’argumentation
de nature religieuse : « Sans doute le Beobachter ne veut-il
pas entendre parler d'humanité? L'idée d'humanité
est-elle vraiment pour lui un non-sens, un mot vide? Ce serait étrange
! »
Bakounine semble bien ne rien vouloir d’autre que montrer
que « Weitling est entièrement fidèle au christianisme
primitif. » Mais le christianisme n’est plus le principe
unificateur des nations européennes :
« Maintenant l'autorité du christianisme sur les Etats
a disparu ; les Etats actuels se disent bien encore chrétiens,
mais ils ne le sont plus. Le christianisme n'est plus pour eux qu'un
moyen, il n'est plus la source ni le but de la vie. Ils vivent et
agissent d'après des principes entièrement opposés
à ceux du christianisme, et le fait de se dire encore chrétiens
n'est qu'une hypocrisie plus ou moins consciente [131]. »
Aujourd’hui, le principe unificateur est l’esprit de
la Révolution française, qui « marque le début
d'une vie nouvelle ».
« Nous sommes à la veille d'un grand bouleversement
dans l'histoire du monde, à la veille d'une nouvelle bataille,
d'autant plus dure que son caractère ne sera plus seulement
politique, mais idéologique et religieux. Oui, ne nous faisons
aucune illusion : il ne s'agit de rien moins que d'une nouvelle
religion, la religion de la démocratie qui va reprendre la
lutte, une lutte à mort, sous les plis de son vieux drapeau
où s'inscrit la devise : liberté, égalité,
fraternité [132]. »
On revient à l’idée déjà énoncée
que la politique est la religion et la religion, la politique. Dire
que l’esprit de l’époque est inspiré de
la Révolution française et que la nouvelle religion
est la religion de la démocratie peut conduire à douter
que Bakounine puisse être situé, comme le fait Arvon,
« parmi les socialistes religieux de son époque »
[133].
Bakounine fournira en 1865 un éclairage sur la « nouvelle
religion » dont il parle dans son texte sur Weitling.
« Les Hébertistes étaient des athées
!... Quelle terrible accusation, en vérité !... Mais
savez-vous que les athées des XVIIIe et XIXe siècles
avaient une foi infiniment plus ferme que leurs contemporains croyants
? L'idée même de Dieu n'est au fond constituée
que par les idéaux fondamentaux de l'humanité : la
vérité, l'amour, la beauté, la justice et la
sainte liberté. Les athées croient que tous les peuples
et tous les individus vivant sur terre pourront les atteindre, tandis
que vos prétendus croyants en doutent tellement qu'ils les
ont relégués très loin des hommes, en dehors
de l'espace et du temps, dans un ciel fictif, tellement fictif qu'ils
s'en préoccupent, en fait, beaucoup moins que des fluctuations
du contenu de leur bourse. De quel côté se trouvent
la morale et la foi, je vous le demande [134] ? »
Il est possible qu’en 1843 Bakounine n’était
pas encore athée ; nous pensons cependant qu’en faire
un socialiste chrétien, comme le veut Henri Arvon, est un
abus. De plus, lorsque Bakounine fait étalage de sa foi religieuse,
il faut analyser le contexte. Pour ce faire, revenons une dernière
fois sur Henri Arvon. Pour montrer à quel point Bakounine
« ne se meut à l’aise que dans un univers où
la présence divine demeure sensible », il cite une
lettre de celui-ci à Annenkov datée du 28 décembre
1847 (et non de 1848, comme l’écrit Arvon). La traduction
qu’il cite est sensiblement différente de celle de
l’ISSG, à laquelle nous nous référons
:
Traduction Arvon
« La vie est là où s’ouvre un horizon
large, infini et, par conséquent, quelque peu mystique. Nous
tous savons si peu de chose, entourés que nous sommes de
miracles, projetés au milieu de forces vitales que chacun
de nos pas peut réveiller sans que nous le sachions, et souvent
sans que nous ayons besoin d’y mettre de notre volonté.
»
Traduction ISSG
« La vie n'existe que là où il y a un horizon
mystique large, illimité, et partant quelque peu indéterminé
(Je souligne) ; à vrai dire, nous ne savons tous presque
rien, nous vivons dans un milieu vivant, entourés des merveilles,
des forces de la vie et chacun de nos pas peut les appeler à
la surface à notre insu et souvent même indépendamment
de notre volonté. »
Il faut, une fois de plus, dresser le contexte de cette lettre
à Annenkov. Bakounine vient d’être expulsé
de France pour son discours sur l’anniversaire de l’insurrection
polonaise et se retrouve à Bruxelles, où il déprime
: « Ici, dit-il, il n'y a pas de passion, et il ne peut y
en avoir, parce qu'il n'y a pas ce milieu invisible, cette force
invisible qui à Paris pénètre et soutient chacun,
en l'unissant à tous. » Il évoque sa vieillesse
(il a 33 ans !) : « Nous deviendrons vieux, notre cercle ne
s'élargira pas aussi aisément que dans la jeunesse,
et l'isolement est redoutable. » Il revient sur sa vie, «
déterminée jusqu'ici par des tournants presque involontaires,
indépendamment de mes propres supputations » et lors
de laquelle il n’a en somme rien accompli. Il sait bien qu’il
ne peut pas revenir en arrière mais, dit-il, « je ne
trahirai jamais mes convictions. Là sont toute ma force et
toute ma dignité, là sont aussi toute la réalité
et toute la vérité de ma vie. Là sont ma foi
et mon devoir ; je n'ai rien à faire du reste : advienne
que pourra. » C’est à ce moment-là qu’il
écrit : « La vie n'existe que là où il
y a un horizon mystique large… »
On notera que la traduction de l’ISSG ne parle pas de «
miracles », contrairement à celle de Henri Arvon, mais
de « merveilles ». Nous pensons que la simple référence
à un « horizon mystique » dans le texte d’un
auteur déprimé qui cherche un sens à sa vie
ne suffit pas à installer dans l’univers de Bakounine
une « présence divine ». C’est un peu solliciter
le texte. Il est évident que dès le début des
années 1840 la croyance en Dieu n’est pas un élément
déterminant dans les orientations politiques du révolutionnaire
russe. Un socialiste qui croit en Dieu est une chose ; un socialiste
chrétien en est une autre.
Conclusion sur la période 1836-1842
Après la publication de La réaction en Allemagne,
Bakounine abandonne la philosophie. Il lui faudra encore une longue
évolution avant de devenir l'anarchiste que l'on connaît
: plus de vingt ans. Il n'a du socialisme qu'une connaissance livresque.
Pendant encore vingt-cinq ans, sa préoccupation essentielle
est la question de la libération des Slaves de la domination
autrichienne dans l'empire des Habsbourg. Précisons cependant
que dans son optique la libération des slaves d’Europe
centrale et la revendication démocratique en Allemagne et
en Autriche sont deux révolutions qui doivent se mener de
pair. C'est à ce titre qu'il participe à la révolution
de 1848 et ce n'est pas la moindre des ironies qu'il fasse des années
de prison après son arrestation, à Dresde, pour sa
participation en faveur de la démocratie en Allemagne.
Après son évasion de Sibérie, il participe
activement à l'organisation du mouvement ouvrier en Italie
et il est, de fait, l'allié de Marx contre Mazzini. Il passe
ensuite par une très courte période pendant laquelle
il pense pouvoir rallier les bourgeois radicaux à la lutte
du prolétariat et participe en 1869 au congrès de
la Ligue de la paix et de la liberté. C'est à cette
occasion qu'il rédige Fédéralisme, socialisme,
antithéologisme, un texte assez brouillon, mais qui est une
sorte de mise au point de ses idées. C'est après cela,
et après son adhésion à l'AIT, qu'on peut le
considérer comme anarchiste.
De 1842 à 1869, c'est donc une considérable évolution
qu'a subie Bakounine. Deux remarques significatives peuvent être
faites à ce sujet :
1. C'est à Marx que Bakounine écrit pour annoncer
son ralliement définitif et exclusif à la cause prolétarienne,
dans une lettre qui n'est certes pas dénuée d'arrière-pensées,
mais dans laquelle il rend, avec une sincérité qui
ne peut être mise en doute, hommage à Marx ;
2. Il fonde sa nouvelle orientation par une référence
évidente à Hegel, dans des pages qui peuvent être
considérées comme la conclusion de son article publié
vingt-sept ans auparavant.
Si Frédérick-Guillaume IV a voulu expurger la Prusse
de l’« l'engeance de dragon de l'hégélianisme
», c’est que la philosophie de Hegel constituait, sur
le plan idéologique, une réelle menace – affirmation
apparemment contradictoire avec l’idée reçue
selon laquelle le philosophe aurait légitimé le pouvoir
de l’Etat. La pensé du philosophe, en rappelant que
les civilisations naissent, se développent et s’effondrent,
rappelait également à la monarchie prussienne qu’elle
n’était pas éternelle. Mais, surtout, Hegel
avait laissé derrière lui une pléiade de disciples
qui interprétaient sa pensée dans un sens qui ne convenait
pas du tout au pouvoir en place. Ils popularisèrent sa pensée
et la traduisirent en langage politique. On pourrait plus exactement
dire qu’ils traduisirent la politique en langage hégélien…
Il se forme partout, en France, en Angleterre – Bakounine
ne parle pas de l’Allemagne – « des associations
d'un type à la fois socialiste et religieux, qui, entièrement
à l'écart du monde politique actuel, puisent leur
vitalité à des sources nouvelles et inconnues, se
développent et se propagent en secret » (La Réaction
en Allemagne). Dans ce monde en plein changement apparaît
surtout ce « spectre » qui va hanter l’Europe,
selon les termes du Manifeste communiste : la classe ouvrière.
« Cette classe, dit Bakounine à la fin de son article
des Annales allemandes, dont on a déjà reconnu les
droits en théorie, mais que sa naissance et sa situation
ont jusqu'à présent condamnée à la misère
et à l'ignorance et par lé même à un
esclavage de fait, cette classe qui constitue le peuple proprement
dit, prend partout une attitude menaçante; elle commence
à dénombrer ses ennemis, dont les forces sont inférieures
aux siennes, et à réclamer la mise en vigueur effective
de ses droits que tous lui ont déjà reconnus. »
Les « phénomènes précurseurs »
que Bakounine s’est efforcé d’expliciter sont
le signe que « l'Esprit, cette vieille taupe, a achevé
son travail souterrain et qu'il va bientôt réapparaître
pour rendre sa justice. »
Si une seule chose devait être retenue de l’article
de Bakounine, c’est le passage où il déclare
que « le moment où la théorie est comprise est
aussi en même temps celui où son rôle est achevé.
Par cet achèvement, la théorie se résout en
un monde nouveau pratique et spontané » [135]. On peut
dire que ces deux phrases résument toute la vie du révolutionnaire
russe. L’abandon de la philosophie est un abandon de la spéculation
philosophique, non de la réflexion théorique. La théorie
doit se résoudre en pratique. Il aura la même attitude,
trente ans plus tard, face au scientisme comtien : la science peut
aider la vie, elle n’est pas la vie.
On pourrait dire de Bakounine ce qu’Alexis Philonenko disait
de Fichte :
« Fichte croyait qu’une pensée coupée
de l’action étai aussi vide qu’un concept sans
intuition – et qu’inversement, séparée
de la pensée, l’action était aveugle comme l’intuition
privée de concept [136]. »
En 1842, avec son abandon de la philosophie, commence un long processus
– vingt-cinq ans – qui va s’achever avec l’adhésion
de Bakounine à la cause exclusive du prolétariat et
à l’anarchisme.
ANNEXES
Document : La réaction en Allemagne
La réaction en Allemagne
Fragment par un Français [137]
Liberté, réalisation de la liberté : qui peut
nier que ces mots soient maintenant en tête de l’ordre
du jour de l’histoire ? Amis et ennemis le reconnaissent bon
gré mal gré et personne même n’osera se
déclarer ouvertement et hardiment adversaire de la liberté.
Mais parler de quelque chose et la reconnaître ne lui donne
pas une existence réelle, et cela l’évangile
le sait bien ; en effet, il y a malheureusement encore une foule
de gens qui, à vrai dire, ne croient pas dans le plus profond
de leur cœur à la liberté. Il vaut la peine,
dans l’intérêt de cette cause, de s’occuper
d’eux. Ils appartiennent à des types très différents
: nous rencontrons en premier lieu des gens haut placés,
chargés d’ans et d’expérience qui, dans
leur jeunesse, étaient même des dilettantes de la liberté
politique ; un homme riche et distingué trouve en effet une
certaine jouissance raffinée à parler de liberté
et d’égalité, ce qui le rend en outre doublement
intéressant en société. Mais comme ils ne peuvent
plus maintenant jouir de la vie comme au temps de leur jeunesse,
ils cherchent à dissimuler leur délabrement physique
et intellectuel sous le voile de « l’expérience
» – un mot dont on a si souvent abusé ! –
C’est perdre son temps que de parler avec ces gens ; jamais
ils n’ont pris la liberté au sérieux, jamais
la liberté ne fut pour eux cette religion qui ne conduit
aux plus grandes jouissances et au bonheur suprême que par
la voie des plus terribles contradictions, au prix des plus amères
souffrances et d’un renoncement total et sans réserve.
Il n’y a vraiment aucun intérêt à discuter
avec eux, car ils sont vieux et ainsi, bon gré mal gré,
ils mourront bientôt.
Mais il y a malheureusement aussi beaucoup de personnes jeunes
qui partagent avec les gens du premier groupe les mêmes convictions,
ou plutôt l’absence de toute conviction. Ils appartiennent
pour la plupart à cette aristocratie qui de par sa nature
est frappée depuis longtemps, en Allemagne, de mort politique,
soit à la classe bourgeoise et commerçante, soit à
celle des fonctionnaires. Avec eux il n’y a rien à
entreprendre, et même encore moins qu’avec les gens
judicieux et expérimentés de la première catégorie
qui ont déjà un pied dans la tombe. Ces derniers avaient
au moins une apparence de vie, tandis que les autres sont de naissance
des êtres inexistants, des hommes morts. Ils sont tout empêtrés
dans leurs intérêts sordides de vanité ou d’argent
et uniquement occupés de leurs succès quotidiens,
ils ignorent même tout de la vie et de ce qui se passe autour
d’eux, au point que, s’ils n’avaient pas entendu
parler un peu à l’école de l’histoire
et de l’évolution des idées, il croiraient vraisemblablement
que le monde n’a jamais été autre que ce qu’il
est maintenant. Ce sont des natures ternes, des ombres qui ne peuvent
être ni utiles ni nuisibles ; nous n’avons rien à
craindre d’eux, car seul ce qui est vivant peut agir et comme
il est passé de mode d’avoir commerce avec des ombres,
nous ne voulons pas perdre notre temps avec eux.
Mais il y a encore une troisième catégorie d’adversaires
du principe de la Révolution, c’est le parti réactionnaire
surgi peu après la Restauration dans toute l’Europe
et qui s’appelle conservatisme en politique, école
historique en science du droit, et philosophie positive dans les
sciences spéculatives. Nous avons l’intention de discuter
avec ce parti et il serait absurde de notre part d’ignorer
son existence et de paraître le considérer comme insignifiant
; nous reconnaissons au contraire sincèrement qu’il
est partout maintenant le parti dirigeant, et, bien plus, nous sommes
prêts à lui accorder que sa force présente n’est
pas un jeu du hasard, mais qu’elle a ses racines profondes
dans l’évolution de l’esprit moderne. En général,
je ne reconnais au hasard aucune influence réelle sur l’histoire
; l’histoire est un développement libre, mais aussi
nécessaire, de la pensée libre, de sorte que si j’attribuais
au hasard la prépondérance actuelle du parti réactionnaire,
je rendrais le plus mauvais service à la profession de foi
démocratique qui se fonde uniquement sur la liberté
absolue de la pensée. Ce serait d’autant plus dangereux,
pour nous, de nous endormir dans une quiétude néfaste
et trompeuse, que malheureusement, jusqu’à présent,
nous sommes encore très loin de comprendre notre situation.
Danger d’autant plus grand que, dans la méconnaissance,
qui n’est que trop fréquente, de la véritable
origine de notre force et de la nature de notre ennemi, accablés
par le triste spectacle de la vulgarité, nous pouvons perdre
tout notre courage, ou – ce qui est peut-être pire –
comme le désespoir ne peut durer chez un être plein
de vie, être en proie à une témérité
injustifiée, enfantine et stérile.
Rien ne peut être plus utile au parti démocratique
que de connaître sa faiblesse momentanée et la force
relative de ses adversaires. Cette connaissance le fait sortir d’abord
du vague de l’imagination et entrer dans cette réalité
où il doit vivre, souffrir, et finalement vaincre. Elle rend
son enthousiasme réfléchi et modeste. Lorsque, par
ce douloureux contact avec la réalité, il aura pris
conscience de sa mission sacrée et sacerdotale ; lorsqu’il
sera en proie aux innombrables difficultés qui se dressent
partout sur son chemin et qui n’ont pas leur source –
comme souvent le parti démocratique semble le croire –
dans l’obscurantisme de ses adversaires, mais bien plutôt
dans la richesse et la complexité de la nature humaine qui
résiste aux théories abstraites ; lorsque ces difficultés
lui auront fait connaître, et par suite, comprendre, les imperfections
de toute son existence présente et lui auront montré
que son ennemi n’est pas seulement en dehors de lui, mais
aussi et surtout en lui-même et que, par suite, il doit commencer
à vaincre cet ennemi immanent ; lorsqu’il aura acquis
la conviction que la démocratie ne consiste pas seulement
en une opposition aux gouvernants, n’est pas une réforme
particulière constitutionnelle, politique ou économique,
mais qu’elle annonce une transformation totale de la structure
actuelle du monde et une vie essentiellement nouvelle, inconnue
jusqu’ici dans l’histoire ; lorsque tout ceci l’aura
convaincu que la démocratie est une religion, lorsque cette
conception l’aura rendu lui-même religieux, c’est-à-dire
non seulement pénétré de son principe en pensée
et en raisonnement, mais aussi fidèle à ce principe
dans la vie réelle, jusque dans ses plus petites manifestations
: c’est alors, et alors seulement que le parti démocratique
remportera sur le monde une victoire effective.
Nous reconnaissons donc sincèrement que la puissance actuelle
du parti réactionnaire n’est pas le fait du hasard,
mais est une nécessité historique. Elle n’a
pas son origine dans l’imperfection du principe démocratique
: celui-ci est, en effet, l’égalité entre les
hommes se réalisant dans la liberté, mais c’est
aussi cette entité de l’esprit la plus profonde, la
plus générale, la plus universelle, en un mot cette
entité unique qui se manifeste dans l’histoire. Cette
puissance du parti réactionnaire est l’effet de l’imperfection
du parti démocratique qui n’est pas encore parvenu
à la conscience affirmative de son principe et par suite
n’existe qu’en tant que négation de la réalité
présente. Mais n’étant que négation,
il reste d’abord nécessairement étranger à
cette plénitude de la vie, dont il ne peut pas encore saisir
le développement partir d’un principe conçu
par lui sous une forme presque uniquement négative. C’est
pourquoi, jusqu’à présent, il n’est qu’un
parti et pas encore cette réalité vivante qui est
l’avenir et non pas le présent. Comme les démocrates
forment seulement un parti (et encore, à en juger par les
manifestations extérieures de son existence, un faible parti),
comme le fait de n’être qu’un parti suppose, opposé
à eux, un autre parti puissant, cela seul devrait éclairer
les démocrates sur leurs propres imperfections qui résident
essentiellement en eux. D’après sa nature et son principe,
le parti démocratique aspire au général et
à l’universel, mais d’après son existence
en tant que parti il est seulement quelque chose de particulier
– le négatif – s’opposant à quelque
autre chose de particulier – le positif. Toute l’importance
et toute la force irrésistible du négatif consistent
dans l’anéantissement du positif, mais, en même
temps que le positif, le négatif court à sa ruine,
en raison de sa nature particulière, imparfaite et inadaptée
à son essence. Le parti démocratique n’existe
pas en tant que tel dans la plénitude de son affirmation,
mais seulement comme la négation du positif : c’est
pourquoi il doit, dans cette forme imparfaite, disparaître
en même temps que le positif, pour renaître spontanément
sous une forme régénérée et dans la
plénitude vivante de son être. Ainsi le parti démocratique
se change en lui-même et cette transformation n’est
pas seulement quantitative, elle n’est pas un simple élargissement
de son existence actuelle imparfaite : Dieu nous en préserve
! Car un tel élargissement conduirait à un aplatissement
universel et le terme final de l’histoire serait un néant
absolu. Cette transformation est au contraire qualitative, c’est
une révélation qui vit et qui apporte la vie, c’est
un nouveau ciel et une nouvelle terre, un monde jeune et magnifique,
dans lequel toutes les dissonances actuelles se résoudront
en une unité harmonieuse.
Il est impossible de corriger les imperfections du parti démocratique
en mettant un terme au caractère exclusif de son existence
en tant que parti par une apparente conciliation avec le positif
: se seraient là de vains efforts car le positif et le négatif
sont une fois pour toutes incompatibles. Le négatif, pour
autant qu’on le considère en soi, paraît être
sans substance et sans vie. Cette inconsistance apparente est même
le reproche capital que les positifs font aux démocrates
; ce rapproche ne repose que sur un malentendu, car le négatif
ne peut être pris isolément – il ne serait alors
absolument rien ! – mais seulement dans son opposition au
positif ; tout son être, son contenu, sa vitalité tendent
à la destruction du positif. « La propagande révolutionnaire,
dit le Pentarque [138], est de par sa nature intime la négation
des institutions existantes de l’Etat, car son caractère
le plus authentique ne peut lui assigner d’autre programme
que la destruction de tout ce qui existe. » Mais alors est-il
possible que le négatif, dont toute la vie n’a pour
mission que de détruire, puisse apparemment s’accorder
avec ce que sa nature intime l’oblige à détruire
? Seuls peuvent le penser ces gens sans flamme et sans énergie
qui ne se font aucune idée sérieuse du positif et
du négatif.
Au sein du parti réactionnaire on peut distinguer actuellement
deux groupes principaux : dans l’un figurent les réactionnaires
purs et conséquents, dans l’autre les inconséquents
et conciliateurs. Les premiers conçoivent l’opposition
dans toute sa pureté ; ils savent bien qu’on ne peut
pas davantage concilier le positif et le négatif que l’eau
et le feu ; ne voyant pas dans le négatif le côté
affirmatif de sa nature, ils ne peuvent y croire, et ils en déduisent
fort correctement que le positif ne peut se maintenir que par l’écrasement
total du négatif. En même temps ils ne se rendent pas
compte que le positif n’est ce positif défendu par
eux que dans la mesure où le négatif s’oppose
encore à lui ; ils ne saisissent pas que, par suite, si le
positif remportait une victoire totale sur le négatif, il
serait désormais en dehors de l’opposition, il ne serait
plus alors le positif, mais bien plutôt l’achèvement
du négatif : il faut leur pardonner cette incompréhension,
car l’aveuglement est le caractère essentiel de tout
positif, tandis que le discernement est le propre du seul négatif.
Dans notre triste époque sans conscience, nombreux sont ceux
qui par lâcheté essaient de cacher à eux-mêmes
les strictes conséquences de leurs propres principes et espèrent
ainsi échapper au risque d’être dérangés
dans l’édifice artificiel et fragile de leurs prétendues
convictions. Aussi faut-il dire un grand merci à ces messieurs
les purs réactionnaires. Ils sont sincères, honnêtes
et veulent être des hommes entiers. On ne peut parler beaucoup
avec eux, parce qu’ils ne veulent jamais se prêter à
une conversation raisonnable et, maintenant que le négatif
a répandu partout son ferment de décomposition, il
leur est bien difficile, sinon impossible, de se maintenir dans
le pur positif : à tel point qu’il leur faut se séparer
de leur propre raison, avoir peur d’eux-mêmes et redouter
le moindre essai de démontrer leurs convictions, ce qui entraînerait
à coup sûr leur réfutation. Ils ont parfaitement
conscience de cela : aussi remplacent-ils la parole par l’injure...
Ils n’en sont pas moins des hommes honnêtes et entiers,
ou, plus exactement, ils veulent être des hommes honnêtes
et entiers. Ils ont comme nous la haine de toute demi-mesure, car
ils savent que seul un homme entier peut être bon et que les
demi-mesures sont la source empoisonnée de tout le mal.
Ces réactionnaires fanatiques nous accusent d’hérésie,
et, si c’était possible, ils feraient surgir de l’arsenal
de l’histoire la force occulte de l’Inquisition pour
l’utiliser contre nous ; ils nous dénient tout sentiment
bon ou humain et ne voient en nous que des Antéchrists endurcis
qu’il est permis de combattre par tous les moyens. Leur rendons-nous
la monnaie de leur pièce ? Non, ce serait indigne de nous
et de la grande cause que nous défendrons. Le grand principe
au service duquel nous nous sommes voués nous donne, parmi
bien d’autres avantages, le beau privilège d’être
justes et impartiaux sans pour cela causer du tort à notre
cause. Tout ce qui ne repose que sur un point de vue exclusif ne
peut utiliser comme arme la vérité, car la vérité
est en contradiction avec tout point de vue exclusif. Tout ce qui
est exclusif est forcément dans ses déclarations partial
et fanatique, car il ne peut s’affirmer que par la suppression
brutale de tous les autres points de vue exclusifs qui lui sont
opposés et qui sont justifiés autant que lui. Un point
de vue exclusif, par seul fait d’exister, suppose qu’il
en existe d’autres qu’il doit, en raison de sa nature
particulière, éliminer pour se maintenir. Cette contradiction
est la malédiction qui pèse sur lui, une malédiction
qu’il porte en lui et qui change en haine l’expression
de tous les bons sentiments innés chez tout homme considéré
en tant qu’homme.
Nous sommes à cet égard infiniment plus heureux ;
certes, en tant que parti, nous nous opposons aux positivistes,
nous les combattons, et cette lutte éveille alors en nous
toutes les mauvaises passions ; le fait d’appartenir nous-mêmes
à un parti nous rend aussi très souvent partiaux et
injustes. Mais nous ne sommes pas seulement ce parti négatif
opposé au positif ; notre source de vie, c’est le principe
universel de la liberté absolue, un principe qui renferme
en lui tout ce qu’il y a de bon dans le positif et qui est
au-dessus du positif, aussi bien qu’au-dessus de nous considérés
comme parti. En tant que parti nous faisons seulement de la politique,
mais nous ne trouvons notre justification que dans notre principe,
sinon notre cause ne serait pas meilleure que celle du positif,
et il nous faut, pour notre propre conversation, rester fidèle
à notre principe comme à l’unique fondement
de notre force et de notre vie, c’est-à-dire nous élever
continuellement de cette existence étroite et seulement politique
jusqu’à la religion de notre principe universel et
ouvert sur la vie. Nous devons agir non seulement politiquement,
mais aussi dans notre politique religieusement, ce qui signifie
avoir la religion de la liberté dont la seule expression
authentique est la justice et l’amour. Oui, c’est à
nous – qu’on traite d’ennemis de la religion chrétienne
– c’est à nous seuls qu’est réservée
cette tâche dont nous nous sommes faits le devoir suprême
: pratiqué effectivement l’amour même dans les
combats les plus acharnés, cet amour qui est le plus haut
commandement du Christ et le principe unique du vrai christianisme
[139].
Nous cherchons à être justes même à l’égard
de nos ennemis, et nous reconnaissons volontiers qu’ils s’efforcent
de vouloir réellement le bien et, bien plus, que leur nature
les avait destinés au bien et à une vie animée
et que, seul, un inconcevable coup du sort les a détournés
de leur véritable vocation. Nous ne parlons pas de ceux qui
n’ont rallié leur parti que pour laisser le champ libre
à leurs mauvaises passions : des Tartuffes, il y a en a malheureusement
beaucoup dans tous les partis ! Nous ne parlons que des défenseurs
sincères du positivisme conséquent, qui s’efforcent
d’arriver au bien sans avoir la volonté de le réaliser
c’est là leur grande infortune et leur conscience en
est déchirée. Ils ne voient dans le principe de la
liberté qu’une froide et plate abstraction, à
laquelle la platitude et la sécheresse de maints défenseurs
de ce principe ont activement collaboré, une abstraction
qui se vide de toute vie, de toute beauté et de toute sainteté.
Ils ne comprennent pas qu’on ne doit point confondre ce principe
avec sa forme actuelle médiocre et totalement négative,
et qu’il ne peut vaincre et se réaliser que s’il
est la vivante affirmation de soi-même supprimant le négatif
aussi bien que le positif. Leur opinion, partagée malheureusement
encore par bien des adhérents du parti négatif, est
que le négatif essaie de se propager en tant que tel, et
ils pensant, exactement comme nous, que la diffusion du négatif
ferait sombrer dans la platitude toute la société
intellectuelle. En même temps leurs sentiments spontanés
les font aspirer de plein droit à la plénitude d’une
vie passionnée et, comme ils ne trouvent dans le négatif
que l’aplatissement de cette vie, ils retournent au passé,
au passé tel qu’il existait avant que surgisse l’opposition
entre le négatif et le positif. Ils ont raison dans la mesure
où ce passé était un tout animé d’une
vie propre et leur apparaît, en tant que tel, bien plus vivant
et plus riche que le présent déchiré par ses
contradictions. Mais ils commettent une grande erreur lorsqu’ils
pensent pouvoir ressusciter ce passé si vivant ; ils oublient
que la plénitude du passé ne peut leur apparaître
que sous forme d’une image brouillée et brisée
dans le miroir des contradictions actuelles qu’ils ont fatalement
engendrées, et que ce passé, appartenant au positif,
n’est plus qu’un cadavre sans âme abandonné
aux lois mécaniques et chimiques de la réflexion.
Adeptes d’un positivisme aveugle, ils ne comprennent pas cela,
alors que des êtres vivants, en raison de leur propre nature,
ressentent parfaitement ce manque de vie ; et comme ils ne savent
pas que, par le seul fait d’être positifs, ils portaient
en eux le négatif, ils rejettent sur le négatif toute
la responsabilité de ce manque de vie ; leur élan
vers la vie et la vérité, incapable de se satisfaire,
s’est changé en haine et ils font peser le poids de
cet échec sur le négatif. Tel est nécessairement,
chez tout positiviste conséquent, le déroulement interne
de ses sentiments : c’est pourquoi, selon moi, ils sont vraiment
à plaindre, leurs efforts ayant une origine presque toujours
honnête.
Les positivistes conciliateurs ont une tout autre position ; ils
se distinguent des positivistes conséquents de deux façons
: plus corrompus que ces derniers par la fausse vision qu’ils
ont de notre époque, non seulement ils ne rejettent pas purement
et simplement le négatif comme un mal absolu, mais ils lui
accordent même une justification relative et momentanée
; et d’autre part ils ne possèdent pas la même
pureté pleine d’énergie, cette pureté
à laquelle aspirent du moins les positivistes conséquents
et intransigeants et que nous avons signalée comme l’indice
d’une nature entière, riche et honnête. Nous
pouvons définir le point de vue des conciliateurs comme celui
de la malhonnêteté dans le domaine de la théorie
; je dis bien : de la théorie, parce que je préfère
éviter toute accusation contre des actes ou des personnes
et parce que je ne crois pas que, dans l’évolution
des esprits, une mauvaise volonté personnelle puisse intervenir
pour l’enrayer ; cependant, il faut reconnaître que
la malhonnêteté théorique, en raison de sa nature
même, tourne nécessairement presque toujours à
la malhonnêteté pratique.
Les positivistes conciliateurs ont plus d’intelligence et
de pénétration que les conséquents ; ils sont
les intelligents et les théoriciens par excellence et, dans
cette mesure, les principaux représentants de l’époque
actuelle. Nous pourrions leur appliquer ce qu’au début
de la révolution de Juillet un journal français disait
du « Juste Milieu » : « Le côté gauche
dit : deux fois deux font quatre ; le côté droit :
deux fois deux font six... et le juste milieu dit : deux fois deux
font cinq. » Mais ils prendraient cela en mauvaise part !
Aussi allons-nous essayer d’étudier leur nature confuse
et difficile très sérieusement et avec le plus profond
respect pour leur sagesse. Il est bien plus malaisé d’avoir
raison des conciliateur que des conséquents. Ces derniers
manifestent dans leurs actes la force de leurs convictions, ils
savent ce qu’ils veulent et en parlent clairement, et ils
haïssent autant que nous toute indécision, toute obscurité
parce que ces natures énergiques dans l’action ne peuvent
respirer librement que dans un air pur et lumineux. Mais avec les
conciliateurs, c’est bien une autre affaire ! Ce sont gens
malins, oh ! ils sont intelligents et avisés ! Ils ne permettent
jamais dans la pratique à la passion de la vérité
de détruire l’édifice artificiel de leurs théories
; ils sont trop expérimentés, trop intelligents pour
prêter une oreille bienveillante à la voix impérative
de la simple conscience pratique. Forts de leur point de vue, ils
jettent sur elle des regards pleins de distinction, et quand nous
disons que, seul, ce qui est simple est vrai et réel, parce
que, seul, il peut jouer un rôle créateur, ils prétendent
au contraire que, seul, le complexe est vrai : ils ont eu, en effet,
le plus grand mal à le rapetasser et il est le seul signe
qui permet de les distinguer, eux, les gens intelligents, de la
plèbe imbécile et inculte (il est bien difficile de
venir à bout de ces gens parce que, précisément,
ils savent tout !) Autres raisons de leur attitude : étant
d’habiles politiques, ils tiennent pour une impardonnable
faiblesse d’être pris à l’improviste par
quelque événement ; enfin, aidés de leur réflexion,
ils se sont glissés dans tous les recoins du monde de la
nature et de l’esprit et, après ce long et pénible
voyage intellectuel, ils ont acquis la conviction que le monde réel
ne vaut pas la peine qu’on ait avec lui des contacts pleins
de chaleur. Avec ces gens-là il est difficile de tirer quelque
chose au clair, car, ainsi que les constitutions allemandes, ils
reprennent de la main droite ce qu’ils donnent de la gauche
; ils ne répondent jamais par un oui ou par un non, ils disent
: « Dans une certaine mesure vous avez raison, mais cependant...
», et, quand ils sont à bout d’arguments, ils
disent alors : « Oui, c’est une question délicate...
»
Et cependant nous désirons essayer d’entrer en relations
avec le parti des conciliateurs qui, malgré l’inconsistance
de sa doctrine et l’incapacité de jouer un rôle
directeur, est actuellement un parti puissant et même le plus
puissant, si l’on ne tient compte, bien entendu, que du nombre
et non des idées. Son existence est un signe du temps, et
un des plus importants : aussi n’est-il pas permis d’ignorer
ce parti ou de le passer sous silence.
Toute la sagesse des conciliateurs consiste à prétendre
que deux tendances opposées, du fait même de leur opposition,
sont exclusives et par suite fausses, et si les deux termes de la
contradiction, pris dans l’abstrait, sont faux, il faut donc
que la vérité soit entre les deux, il faut concilier
les contraires pour parvenir à la vérité. A
première vue, ce raisonnement paraît irréfutable
; nous avons nous-même admis le caractère exclusif
du négatif, pour autant qu’il s’oppose au positif
et que dans cette opposition, il rapporte tout à soi. N’en
résulte-t-il point nécessairement qu’il se réalise
et se complète essentiellement dans le positif ? Et les conciliateurs
n’ont-ils pas raison de vouloir concilier le positif et le
négatif ? D’accord, si cette conciliation est possible
: mais est-elle vraiment possible ? L’unique raison d’être
du négatif n’est-elle pas la destruction du positif
? Lorsque les conciliateurs fondent leur point de vue sur la nature
de la contradiction, c’est-à-dire sur le fait que deux
exclusivités opposées se supposent, en tant que telles,
adversaires, il leur faut alors permettre et accepter que cette
nature prenne toute son extension ; il leur faut aussi, en raison
des conséquences que cela entraîne pour eux, rester
fidèles à leur propre point de vue, étant donné
que la face de la contradiction qui leur est favorable est inséparable
de celle qui leur est défavorable. Or, ce qui est défavorable
pour eux, c’est que l’existence d’un terme de
la contradiction suppose l’existence de l’autre : et
ceci n’est pas quelque chose de positif, mais bien de négatif
et de destructeur. Il faut attirer l’attention de ces messieurs
sur la Logique de Hegel où il faut une étude si remarquable
de la catégorie de la contradiction.
La contradiction et son développement immanent forment un
des nœuds principaux de tout le système hégélien,
et comme cette catégorie principale, la caractéristique
essentielle de notre époque, Hegel est sans contredit le
plus grand philosophe de notre temps, le plus haut sommet de notre
culture moderne envisagée du seul point de vue théorique.
Et précisément, parce qu’il est ce sommet, parce
qu’il a compris cette catégorie et par suite à
l’a analysée, précisément il est à
l’origine d’une nécessaire auto-décomposition
de la culture moderne. Certes, au début, il était
encore prisonnier de la théorie, mais parce qu’il est
ce sommet, il s’en est évadé, il est au-dessus
d’elle et il a postulé un nouveau monde pratique ;
un monde qui ne se réalisera en aucun cas par l’application
formelle et l’extension de théories toutes prêtes,
mais seulement par une action spontanée de l’esprit
pratique autonome. La contradiction est l’essence la plus
intime, non seulement de toute théorie déterminée
ou particulière, mais encore de la théorie en général
; et ainsi le moment où la théorie est comprise est
aussi en même temps celui où son rôle est achevé.
Par cet achèvement la théorie se résout en
un monde nouveau pratique et spontané, en la présence
réelle de la liberté. Mais ce n’est pas ici
le lieu de développer plus longuement cette question, et
nous voulons encore une fois nous tourner vers la discussion de
la nature logique de la contradiction.
La contradiction même, en tant qu’elle renferme ses
deux termes exclusifs l’un de l’autre, est total, absolue,
vraie ; on ne peut lui reprocher cette nature exclusive à
laquelle est nécessairement lié un caractère
superficiel et étroit, car elle n’est pas seulement
le négatif, mais elle est aussi le positif et, l’englobant
tout entier, elle est la plénitude totale, absolue, ne laissent
rien en dehors d’elle. Et ceci autorise les conciliateurs
à exiger qu’on ne retienne pas abstraitement un seul
des deux termes exclusifs, mais que, respectant le lien nécessaire
et indissoluble qui les unit, on les appréhende dans leur
totalité : « Seul la contradiction est vraie, disent-ils,
et chacun des termes opposés, pris en soi, est exclusif et
donc faux ; il en résulte que nous devons saisir la contradiction
dans sa totalité pour posséder la vérité.
» Mais c’est précisément ici que commence
la difficulté : la contradiction est bien la vérité,
mais elle n’existe pas en tant que telle, elle n’est
point là comme cette totalité, elle est seulement
une totalité en soi et cachée, et son existence naît
précisément de l’opposition et de la division
de ses deux termes : le positif et le négatif. La contradiction,
en tant que vérité totale, est l’union indissoluble
de sa simplicité et de sa propre division en un principe
unique. C’est là sa nature en soi, sa nature cachée
que, par suite, l’esprit ne peut tout d’abord appréhender,
et précisément parce que cette union est cachée,
la contradiction n’existe uniquement que sous forme de la
division de ses termes et n’est plus alors que l’addition
du positif et du négatif : or, ces termes s’excluent
l’un l’autre si catégoriquement que cette exclusion
mutuelle constitue toute leur nature. Mais alors comment saisir
la contradiction dans sa totalité ? Il nous reste, semble-t-il,
deux issues : ou bien il faut faire arbitrairement abstraction de
la division et se réfugier dans cette totalité de
la contradiction, totalité simple et précédent
la division – mais ceci est impossible, car ce qui échappe
à la compréhension ne peut jamais être saisi
par l’esprit et parce que la contradiction en tant que telle
n’a d’existence immédiate qu’en tant que
division de ses termes, et sans celle-ci n’existe pas –
ou bien il faut chercher à concilier les termes opposés
avec un soin maternel, et c’est à quoi s’efforce
l’école conciliatrice : nous allons voir si elle y
réussit vraiment.
Le positif paraît tout d’abord être l’élément
calme et immobile ; et même il est positif uniquement parce
que lui ne repose aucune cause de perturbation et qu’il n’y
a rien en lui qui puisse être une négation, parce qu’enfin
à l’intérieur du positif il n’y a aucun
mouvement, étant donné que tout mouvement est une
négation. Mais le positif est précisément tel
qu’en lui l’absence de mouvement est établie
en tant que telle, il est tel que, pris en soi, il a pour image
l’absence totale de mouvement ; or, l’image qu’évoque
en nous l’immobilité est indissolublement liée
à celle du mouvement, ou plutôt elles ne sont qu’une
seule et même, et ainsi le positif, repos absolu, n’est
positif qu’en opposition au négatif, agitation absolue.
La situation de positif par rapport au négatif se présente
ainsi sous deux aspects : d’une part il porte en lui le repos,
et ce calme apathique qui le caractérise n’a aucun
trait du négatif en soi ; d’autre part, pour conserver
ce repos, il écarte énergiquement de lui le négatif,
comme s’il avait en lui quelque chose d’opposé
au négatif. Mais l’activité qu’il déploie
pour exclure le négatif est un mouvement, et ainsi le positif,
pris en lui-même et précisément à cause
de sa positivité, n’est plus le positif mais le négatif
; en éliminant de lui le négatif, il s’élimine
lui-même et court à sa propre perte.
Le positif et le négatif ne sont pas, par suite, égaux
en droits comme le pensent les conciliateurs ; la contradiction
n’est pas un équilibre, mais une prépondérance
du négatif. Le négatif est donc le facteur dominant
de la contradiction, il détermine même l’existence
du positif et renferme en lui seul la totalité de la contradiction
: aussi est-il le seul qui soit fondé en droit d’une
façon absolue. Eh quoi ! m’objectera-t-on peut-être,
ne nous avez-vous pas accordé que le négatif considéré
abstraitement est exclusif tout aussi bien que le positif et que
l’élargissement de son existence actuelle imparfaite
conduirait à un aplatissement universel ? Oui ! mais je parlais
seulement de l’existence actuelle du négatif, je parlais
du négatif pour autant que, écarté du positif,
il se replie paisiblement sur lui-même et ainsi prend les
caractères du positif. En tant que tel, il est alors nié
par le positif, et les positivistes conséquents, en niant
l’existence du négatif et son paisible comportement,
accomplissent en même temps une fonction logique et sacrée...
sans d’ailleurs savoir ce qu’ils font. Ils croient le
négatif, et au contraire ils nient le négatif uniquement
dans la mesure où s’identifie avec le positif ; ils
réveillent le négatif de ce repos de bon bourgeois
auquel il n’est pas destiné et ils le ramènent
à sa grande vocation : sans relâche et sans ménagements
détruire tout ce qui a une existence positive.
Nous reconnaîtrons que le positif et le négatif ont
des droits égaux si ce dernier se replie sur lui-même
paisiblement et égoïstement et ainsi est infidèle
à sa mission. Mais le négatif ne doit pas être
égoïste, il doit se donner avec amour au positif pour
l’absorber et, dans cet acte de destruction religieux, plein
de foi et de vie, pour révéler sa nature intime inépuisable
et grosse de l’avenir. Le positif est nié par le négatif
et inversement le négatif par le positif ; qu’est-ce
donc qui est commun à tous les deux et qui les domine tous
deux ? Le fait de nier, de détruire, d’absorber passionnément
le positif, même lorsque celui-ci cherche avec ruse à
se cacher sous les traits du négatif. Le négatif ne
trouve sa justification qu’en étant cette négation
radicale – et en tant que tel il est alors absolument justifié
: c’est en effet par lui en tant que tel qu’agit l’esprit
pratique présent bien qu’invisible dans la contradiction,
l’esprit qui, par cette tempête de destruction, exhorte
ardemment à la pénitence les âmes pécheresses
des conciliateurs et annonce sa venue prochaine, sa Révélation
prochaine dans une église de la Liberté vraiment démocratique
et ouverte à l’humanité universelle.
Cette auto-décomposition du positif est la seule conciliation
possible entre le positif et le négatif, parce que ce dernier
est lui-même, de façon immanente et totale, le mouvement
et l’énergie de la contradiction. Ainsi tout autre
mode de conciliation est arbitraire, et tous ceux qui tendent vers
une autre conciliation démontrent seulement par là
même qu’ils ne sont pas pénétrés
par l’esprit du temps et qu’ils sont ou stupides, ou
sans caractère on n’est, en effet, vraiment intelligent
et moral que si l’on s’abandonne entièrement
à cet esprit et si l’on est pénétré
par lui. La contradiction est totale et vrai : même les conciliateurs
le reconnaissent. Etant totale elle est animée d’une
vie intense, et cette vie qui embrasse tout tire précisément
son énergie, comme nous venons de le voir, de cette perpétuelle
immolation du positif brûlant dans la flamme pure du négatif.
Que font alors les conciliateurs ? Ils nous concèdent tout
cela, ils reconnaissent comme nous le caractère total de
la contradiction, à cela près qu’ils la dépouillent
– ou plutôt veulent la dépouiller – de
son mouvement, de sa vitalité et de son âme tout entière
: cette vitalité, en effet, est une force pratique, incompatible
avec leurs petites âmes impuissantes, mais par là même
bien au-dessus de tout ce qu’ils peuvent tenter pour l’étouffer.
Nous avons dit et démontré que le positif, pris en
lui-même, est privé de tous droits : il ne se justifie
que dans la mesure où il oppose son refus à la quiétude
du négatif et à tout rapport avec lui, où il
écarte de lui le négatif catégoriquement et
sans réserve et entretient ainsi son activité, dans
la mesure enfin où il se transforme en un négatif
agissant. Cette activité que porte en elle la négation,
à laquelle les positivistes s’élèvent
grâce à la puissance invincible de la contradiction
et à sa présence invisible dans toutes les natures
vivantes, cette activité qui constitue la seule justification
des positivistes et le seul signe de leur vitalité, c’est
elle précisément que les conciliateurs veulent interdire.
Par une disgrâce singulière et incompréhensible,
ou plutôt en raison de cette disgrâce parfaitement compréhensible
née de leur manque de caractère et de leur impuissance
dans la vie pratique, ils ne connaissent dans les éléments
positifs que ce qu’il y a en eux de mort, de pourri et de
voué à la destruction et ils récusent en eux
ce qui crée toute leur vitalité : La lutte vivante
avec le négatif, la présence vivante de la contradiction.
Et voici ce qu’ils disent aux positivistes : « Messieurs,
vous avez raison de conserver les restes pourris et desséchés
de la tradition. Comme la vie est belle et agréable dans
ces ruines, dans ce monde absurde du rococo dont l’air, pour
nos esprits anémiques, est aussi sain que l’air d’une
étable pour des corps anémiques ! En ce qui nous concerne,
nous nous serions établis avec la plus grande joie dans monde,
dans un monde où le Vrai et le Sacré ne se mesurent
pas à l’échelle de la raison et des décisions
raisonnables de la volonté humaine, mais à celle de
la longue durée et de l’immobilité, un monde
où, par suite, on tient certainement la Chine avec ses mandarins
et ses bastonnades pour la Vérité absolue. Mais que
faut-il faire maintenant, messieurs ? Nous vivons de tristes temps,
nos ennemis communs, les négatifs, ont gagné beaucoup
de terrain. Notre haine à leur égard est aussi forte,
sinon plus forte, que la vôtre, car ils se permettent dans
leurs excès de nous mépriser. Mais ils sont devenus
puissants et il nous faut – nolens volens – les prendre
en considération, sous d’être entièrement
détruits par eux. Ne soyez donc pas trop fanatiques, messieurs,
accordez-leur une petite place dans votre société.
Que vous importe si, dans votre musée historique, ils prennent
la place de maintes ruines, d’ailleurs fort vénérables,
mais complètement délabrées ? Croyez-nous ;
tout ravis de l’honneur que vous leur témoignez ainsi,
ils se conduiront dans votre respectable société avec
beaucoup de calme et de discrétion. Ce ne sont, après
tout, que des jeunes gens rendus amers par le besoin et le manque
d’une situation exempte de soucis [140] : c’est la seule
raison de leurs cris et de tout le bruit qu’ils font, espérant
par là se donner une certaine importance et obtenir une place
agréable dans la société. »
Après quoi ils se tournent vers le négatifs et leur
disent : « Messieurs, vos aspirations sont nobles ! Nous comprenons
votre enthousiasme juvénile pour les purs principes et nous
avons pour vous la plus grande sympathie ; mais, croyez-nous, les
purs principes sont dans leur pureté inapplicables à
la vie ; il est nécessaire pour vivre d’avoir une certain
dose d’éclectisme, le monde ne se laisse pas commander
selon vos désirs et il faut lui céder sur certains
points pour pouvoir exercer sur lui une action efficace : sinon
votre situation dans le monde sera complètement perdue. »
Les conciliateurs ressemblent à ces Juifs polonais qui, dit-on,
lors de la dernière guerre de Pologne, voulaient rendre service
aux deux partis en lutte, aux Polonais comme aux Russes, et furent
pendus par les uns comme par les autres [141]; de même ces
malheureux se tourmentent avec leur entreprise impossible de conciliation
extérieure et, en remerciement, sont méprisés
par les deux partis. Il est seulement regrettable que l’époque
actuelle manque trop de force et d’énergie pour faire
sienne la loi de Solon !
« Ce ne sont là que phrases ! me répliquera-t-on
; les conciliateurs sont gens pour la plupart honorables et ayant
une formation scientifique ; il y a parmi eux un très grand
nombre de personnes universellement considérées et
haut placées, et vous les avez représentés
comme des gens sans discernement et sans caractère ! »
Qu’y puis-je, si cela est vrai ? Je ne veux me livrer à
aucune attaque personnelle : les sentiments intimes d’un individu
sont pour moi une chose sainte et inviolable, quelque chose d’incommensurable
sur laquelle je ne me permettrai jamais de porter un jugement ;
ils peuvent avoir pour l’individu même une valeur immense,
mais, en réalité, pour le monde ils existent dans
la mesure où ils se manifestent, et le monde les voit tels
qu’ils se manifestent. Tout homme n’est réellement
que ce qu’il est dans le monde réel, et il m’est
impossible d’appeler blanc ce qui est noir.
Oui, me répondra-t-on, les aspirations des conciliateurs
vous paraissent noires ou plus exactement grises ; en fait ils veulent
seulement le progrès, ils tendent vers lui et ils le favorisent
davantage que vous-mêmes en se mettant au travail avec prudence
et non avec la présomption des démocrates qui cherchent
à faire sauter le monde entier. Mais nous avons vu ce qu’est
ce prétendu progrès visé par les conciliateurs,
nous avons vu qu’ils ne veulent au fond rien d’autre
qu’étouffer le seul principe vivant de notre époque
par ailleurs si misérable, le principe créateur et
riche d’avenir du mouvement qui désintègre toutes
choses. Ils voient aussi bien que nous que notre temps est celui
de la contradiction ; ils nous accordent que c’est là
une situation difficile et pleine de déchirements, mais au
lieu de la laisser évoluer, sous l’effet de la contradiction
poussée à son terme, vers une réalité
nouvelle, affirmative et organique, ils veulent maintenir éternellement
cette situation, si misérable et si débile dans son
existence présente, par une infinité de réformes
graduelles. Est-ce là un progrès ? Ils disent aux
positifs : « Conservez ce qui est vieux, mais permettez en
même temps aux négatifs de le désagréer
peu à peu. » Et aux négatifs : « Détruisez
ce qui est vieux, mais pas d’un seul coup ni totalement, afin
que vous ayez toujours quelque ouvrage à faire ; c’est-à-dire,
restez chacun dans votre exclusivité, tandis que nous les
Elus, nous garderons pour nous la jouissance de la totalité
! : Misérable totalité qui peut satisfaire seulement
des esprits misérables ! Ils dépouillent la contradiction
de son âme pratique et toujours en mouvement et se réjouissent
de pouvoir ensuite la traiter selon leur fantaisie. La grande contradiction
actuelle n’est pas pour eux une force pratique du temps présent,
à laquelle tout être vivant doit s’abandonner
pour conserver sa vitalité, mais un simple jouet théorique.
Ils ne sont pas pénétrés de l’esprit
pratique du temps et ils sont, pour cette raison, des individus
sans moralité ; oui, sans moralité ! eux qui se glorifient
tellement de leur moralité ! Car il ne saurait y avoir de
moralité en dehors de cette église de l’humanité
libre, hors de laquelle il n’est point de salut. Il faut leur
répéter ce que l’auteur de l’Apocalypse
dit aux conciliateurs de son temps :
« Je connais ta conduite : tu n’es ni froid, ni chaud
– que n’es-tu l’un ou l’autre !
« Ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud,
ni froid, je vais te vomir de ma bouche.
« Tu t’imagines : me voilà riche, je me suis
enrichi et je ne manque de rien ; mais tu ne le vois donc pas :
c’est toi qui es malheureux, pitoyable, pauvre, aveugle et
nu. »
« Mais, me dira-t-on, ne retombez-vous pas, avec votre séparation
absolue des extrêmes, dans ce point de vue abstrait depuis
longtemps dépassé par Schelling et Hegel ? Et ce même
Hegel que vous avez en si haute estime, n’a-t-il pas fort
justement remarqué que dans la lumière pure on voit
aussi peu que dans l’obscurité pure, et que seule l’union
concrète des deux rend la vue généralement
possible ? Et le grand mérite de Hegel n’est-il pas
d’avoir démontré que tout être vivant
ne vit que s’il possède sa négation non pas
en dehors de lui, mais en lui comme condition vitale immanente,
et que s’il était seulement positif et avait sa négation
en dehors de lui, il serait privé d mouvement et de vie ?
» Je le sais fort bien, messieurs ! Je vous accorde que, par
exemple, un organisme vivant ne vit que s’il porte en lui
le germe de sa mort. Mais si vous voulez citer Hegel, il faut le
faire intégralement. Vous verrez alors que le négatif
n’est la condition vitale de cet organisme déterminé
que durant le temps où il apparaît dans cet organisme
déterminé en tant que facteur maintenu dans sa totalité.
Vous verrez qu’il arrive un instant où l’action
graduelle du négatif est brusquement brisée, celui-ci
se transformant en principe indépendant, que cet instant
signifie la mort de cet organisme et que la philosophie de Hegel
caractérise ce moment comme le passage de la nature à
un monde qualitativement nouveau, au monde libre de l’esprit.
Les mêmes faits se reproduisent dans l’histoire : par
exemple le principe de la liberté théorique s’éveilla
dans le monde catholique du passé dès les premières
années de son existence. Ce principe fut la source de toutes
les hérésies si nombreuses dans le catholicisme. Sans
ce principe, le catholicisme serait demeuré figé ;
il fut donc en même temps le principe de sa vitalité,
mais seulement tant qu’il fut maintenu dans sa totalité
comme un facteur simple. Et ainsi le protestantisme a fait peu à
peu son apparition ; son origine remontait à l’origine
même du catholicisme, mais un jour sa progression cessa brusquement
d’être graduelle et le principe de la liberté
théorique se haussa jusqu’à devenir un principe
autonome et indépendant. C’est alors seulement que
la contradiction apparut dans sa pureté, et vous savez bien,
messieurs, vous qui vous dites protestants, ce que Luther répondit
aux conciliateurs de son temps lorsqu’ils vinrent lui proposer
leurs services.
Comme vous le voyez, l’idée que je me fais de la nature
de la contradiction se prête à une confirmation non
seulement logique, mais aussi historique. Je sais bien qu’aucune
démonstration n’a d’effet sur vous, car, étant
sans vie, vous avez comme occupation préférée
la maîtrise de l’histoire, et ce n’est pas sans
raison qu’on vous a traités d’arrangeurs racornis
!
« Nous ne sommes pas encore battus, mais répondront
peut-être les conciliateurs ; tout ce que vous dites de la
contradiction est vrai ; mais il y a une chose que nous ne pouvons
pas vous accorder, c’est que la situation à notre époque
soit aussi mauvaise que vous le prétendez. Il y a de notre
temps bien des contradictions, mais elles ne sont pas aussi dangereuses
que vous nous l’assurez. Voyez, partout règne le calme,
partout l’agitation s’est apaisée, personne ne
pense à la guerre et la majorité des nations et des
hommes vivant actuellement bandent toutes leurs forces pour maintenir
la paix : c’est qu’ils savent bien que, sans la paix,
ne peuvent être favorisés ces intérêts
matériels qui semblent être devenus la principale affaire
de la politique et du monde civilisé. Que d’excellentes
occasions pour faire la guerre et pour détruire le régime
existant se sont présentées, de la révolution
de Juillet jusqu’à nos jours ! Au cours de ces douze
années il s’est produit de telles complications qu’on
n’aurait jamais cru possible leur solution pacifique, il y
a eu de tels moments qu’un conflit général semblait
inévitable et que les plus terribles tempêtes nous
menaçaient : et cependant les difficultés ont peu
à peu disparu, tout est raté tranquille et la paix
semble s’être établie pour toujours sur la terre
! »
La paix, dites-vous : si l’on peut appeler cela une paix
! Je soutiens au contraire que jamais encore les contradictions
n’ont été aussi aiguës qu’à
présent ; j’affirme que l’éternelle contradiction
qui dure depuis toujours, mais qui, au cours de l’histoire,
n’a fait que croître et se développer, cette
contradiction entre la liberté et la non-liberté a
pris son essor dans notre temps si analogue aux périodes
de décomposition du monde païen et a atteint son apogée
! N’avez-vous pas lu sur le fronton de ce temple de la Liberté
élevé par la Révolution ces mots mystérieux
et terribles : Liberté, Egalité et Fraternité
? Ne savez-vous pas et ne sentez-vous pas que ces mots signifient
la destruction totale du présent ordre politique et social
? N’avez-vous jamais entendu parler des tempêtes de
la Révolution ? Ne savez-vous pas que Napoléon, ce
prétendu vainqueur des principes démocratiques, a,
en digne fils de la Révolution, répandu par toute
l’Europe, de sa main victorieuse, ces principes égalitaires
? Peut-être ignorez-vous tout de Kant, Fichte, Schelling et
Hegel, et ne savez-vous vraiment rien d’une philosophie qui,
dans le monde intellectuel, a établi ce principe de l’autonomie
de l’esprit, identique au principe égalitaire de la
Révolution ? Ne comprenez-vous pas que ce principe est en
contradiction absolue avec toutes les religions positives actuelles,
avec toutes les Eglises existantes ?
« Oui, me répondrez-vous, mais ces contradictions
sont tout juste de l’histoire ancienne ; en France même
la révolution a été vaincue par le sage gouvernement
de Louis-Philippe, et c’est Schelling lui-même qui a
triomphé tout récemment de la philosophie moderne,
alors qu’il était un de ses plus grands fondateurs.
Partout maintenant et dans toutes les sphères de la vie,
la contradiction est résolue ! » Et vous croyez vraiment
à cette résolution, à cette victoire sur l’esprit
révolutionnaire ? Etes-vous donc aveugles et sourds ? N’avez-vous
ni yeux, ni oreilles pour percevoir ce qui progresse autour de vous
? Non, messieurs, l’esprit révolutionnaire n’est
pas vaincu ; sa première apparition a ébranlé
le monde entier jusque dans ses fondements, mais ensuite il s’est
seulement replié sur soi, il s’est seulement renfermé
en soi pour bientôt, de nouveau, s’annoncer comme le
principe affirmatif et créateur, et il creuse maintenant
sous la terre comme une taupe, selon l’expression de Hegel.
Qu’il ne travaille pas inutilement, c’est ce que montrent
toutes ces ruines qui jonchent le sol dans l’édifice
religieux, politique et social. Et vous parlez de résolution
de la contradiction et de réconciliation ! Regardez autour
de vous et dites-moi ce qui est resté vivant du vieux monde
catholique et protestant ? Vous parliez de victoire sur la principe
négatif ! N’avez-vous rien lu de Strauss, de Feuerbach
et de Bruno Bauer et ne savez-vous pas que leurs oeuvres sont dans
toutes les mains ? Ne voyez-vous pas que toute la littérature
allemande, tous les livres, journaux et brochures sont pénétrés
de cet esprit négatif et que même les oeuvres des positivistes,
inconsciemment et involontairement, en sont imprégnées
? Et c’est cela que vous appelez paix et réconciliation
!
Nous savons bien que l’humanité, en raison de sa noble
mission, ne peut trouver sa satisfaction et son apaisement que dans
un principe pratique universel, dans un principe qui embrasse en
soi avec force les mille manifestations diverses de la vie spirituelle.
Mais où est ce principe, messieurs ? Cependant il vous arrive
parfois, au cours de votre existence d’ordinaire si triste,
de vivre des instants pleins de vie et d’humanité,
de ces instants où vous rejetez loin de vous les mobiles
mesquins qui animent votre vie quotidienne et où vous aspirez
à la vérité, à tout ce qui est grand
et saint ; répondez-moi alors sincèrement, la main
sur le cœur : avez-vous jamais, parmi les ruines qui nous entourent,
découvert ce monde tant désiré où vous
pourriez renaître à une nouvelle vie dans un abandon
total et dans une communion du protestantisme ? Mais il est en proie
aux plus affreux désordres [142], et en combien de sectes
différentes n’est-il pas déchiré ? «
Sans un grand enthousiasme général, dit Schelling,
il n’y a que des sectes, mais pas d’opinion publique.
» Et le monde protestant actuel est à mille lègues
d’être pénétré d’un tel enthousiasme,
car il est bien le monde le plus prosaïque que l’on puisse
imaginer. Serait-ce par hasard le catholicisme ? Mais où
est son antique splendeur ? Lui, qui fut le maître du monde,
n’est-il pas devenu l’instrument obéissant d’une
politique immorale, étrangère à ses principes
? Ou peut-être trouvez-vous votre consolation dans l’Etat
tel qu’il est présentement ? Eh bien ! ce serait là
une jolie consolation ! L’Etat est livré maintenant
aux contradictions intérieures les plus extrêmes, parce
que l’Etat sans religion et sans de solides principes communs
ne peut vivre. Si vous voulez vous en convaincre, regardez seulement
la France et l’Angleterre : je préfère ne pas
parler de l’Allemagne !
Rentrez enfin en vous-mêmes, messieurs, et dites-moi sincèrement
si vous êtes contents de vous et s’il vous est possible
de l’être ? N’apparaissez-vous pas tous, sans
exception, comme les tristes et misérables fantômes
de notre triste et misérable époque ? N’êtes-vous
pas remplis de contradictions ? Etes-vous des hommes entiers ? Croyez-vous
vraiment à quelque chose ? Savez-vous ce que vous voulez
et surtout êtes-vous capables de vouloir quelque chose ? La
pensée moderne, cette épidémie de notre époque,
a-t-elle laissé vivante une seule partie de vous-mêmes,
ne vous a-t-elle pas pénétrés jusqu’au
tréfonds, paralysés et brisés ? En vérité,
messieurs, il vous faut avouer que notre époque est une misérable
époque et que nous en sommes enfants encore plus misérables
!
Mais d’autre part se manifestent autour de nous des phénomènes
précurseurs : ils sont le signe que l’Esprit, cette
vieille taupe, a achevé son travail souterrain et qu’il
va bientôt réapparaître pour rendre sa justice.
Il se forme partout, et surtout en France et en Angleterre, des
associations d’un type à la fois socialiste et religieux,
qui, entièrement à l’écart du monde politique
actuel, puisent leur vitalité à des sources nouvelles
et inconnues, se développent et se propagent en secret. Le
peuple, la classe des pauvres gens qui forme sans aucun doute l’immense
majorité de l’humanité, cette classe dont on
a déjà reconnu les droits en théorie, mais
que sa naissance et sa situation ont jusqu’à présent
condamnée à la misère et à l’ignorance
et par lé même à un esclavage de fait, cette
classe qui constitue le peuple proprement dit, prend partout une
attitude menaçante ; elle commence à dénombrer
ses ennemis, dont les forces sont inférieures aux siennes,
et à réclamer la mise en vigueur effective de ses
droits que tous lui ont déjà reconnus. Tous les peuples
et tous les individus sont pleins d’un vague pressentiment,
et tout être normalement constitué attend anxieusement
cet avenir prochain, où seront prononcées les paroles
libératrices. Même en Russie, dans cet empire immense
aux steppes couvertes de neige que nous connaissons si peu et à
qui s’ouvre peut-être un grand avenir, même dans
cette Russie s’amoncellent de sombres nuages, précurseurs
de l’orage. Oh ! l’atmosphère est étouffante
et grosse de tempêtes !
Et c’est pourquoi nous crions à nos frères
aveuglés :
Faites pénitence ! faites pénitence ! le royaume
de Dieu est proche !
Nous disons aux positivistes : ouvrez les yeux de l’esprit,
laissez les morts enterrer ce qui est mort, et soyez enfin convaincus
que ce n’est pas dans la poussière des ruines qu’il
faut chercher l’Esprit, l’Esprit éternellement
jeune, éternellement renaissant ! Et nous exhortons les conciliateurs
à ouvrir leurs cœurs à la vérité,
et à s’affranchir de leur misérable et aveugle
sagesse, de leur morgue doctrinale et de cette peur servile qui
dessèche leurs âmes et paralyse leurs mouvements.
Ayons donc confiance dans l’Esprit éternel qui ne
détruit et n’anéantit que parce qu’il
est la source insondable et éternellement créatrice
de toute vie. La volupté de détruire est en même
temps une volupté créatrice !
Jules Elysard
Document : Lettre à Arnold Ruge mai 1843
Deutsch-Französische Jahrbücher, éd. par Arnold
Ruge et Karl Marx, Paris, 1844 ; La Vie ouvrière, NE112,
20 mai 1914, Paris.
B. à R.
Île de Saint-Pierre, lac de Bienne, mai 1843.
Notre ami Marx m'a communiqué votre lettre de Berlin. Vous
semblez mécontent de l'Allemagne. Vous ne voyez que la famille
et que le bourgeois, claquemuré avec toutes ses pensées
et tous ses désirs entre quarte pieux, et vous ne voulez
pas croire au printemps qui le fera sortir de son trou. Cher ami,
ah ! ne perdez pas la foi ! Vous surtout, ne la perdez pas ! Comment
! moi, le Russe, le Barbare, je n'y renonce pas, je ne veux pas
désespérer de l'Allemagne : et vous qui êtes
au milieu même du mouvement, vous qui en avez vécu
les commencements, et que son essor avait surpris, vous voulez maintenant
taxer d'impuissance ces mêmes idées dont jadis, lorsque
leur force n'avait pas encore été mise à l'épreuve,
vous attendiez tout? Oh, j'en conviens, le jour du Quatre-vingt-neuf
allemand est encore bien éloigné ! Les Allemands ne
sont-ils pas toujours restés en arrière de plusieurs
siècles? Mais ce n'est pas une raison pour se croiser maintenant
les bras et désespérer lâchement. Si des hommes
comme vous ne croient plus à l'avenir de l'Allemagne, ne
veulent plus y travailler, qui donc croira, qui donc agira?
J'écris cette lettre dans l'île de Rousseau, sur le
lac de Bienne. Vous le savez, je ne me nourris pas d'imaginations
et de phrases ; mais je me sens vibrer de tout mon être à
cette pensée qu'aujourd'hui même, où j'écris
à vous et sur un pareil sujet, j'ai été conduit
en ce lieu par le destin. Oh oui, je l'atteste, ma croyance en la
victoire de l'humanité sur les prêtres et les tyrans
est cette même croyance que la grand exile a versée
dans tant de millions de cœurs, et qu'il avait emportée
ici avec lui. Rousseau et Voltaire, ces immortels, sont redevenus
jeunes ; c'est dans les têtes les plus intelligentes de la
nation allemande qu'ils célèbrent leur résurrection
; un enthousiasme puissant pour l'humanisme et pour l'Etat enfin
régénéré, dont l'homme est réellement
devenu le principe, une haine brûlante des prêtres et
de l'insolente souillure qu'ils impriment à tout ce qui est
humainement grand et vrai, a de nouveau pénétré
le monde. La philosophie jouera encore une fois le rôle qu'en
France elle a si glorieusement rempli ; et ce n'est pas un argument
contre elle, que sa redoutable puissance se soit révélée
à ses adversaires avant de l'avoir été à
elle-même. Elle est naïve et ne s'attend pas, d'abord,
à la lutte et à la persécution : car elle prend
tous les hommes pour des êtres raisonnables et s'adresse à
leur raison, comme si celle-ci leur commandait en souveraine. Il
est toujours à fait dans l'ordre que ses adversaires, qui
ont le front de déclarer : « Nous sommes déraisonnables
et nous voulons le demeurer », commencent par des mesures
déraisonnables le combat pratique, la résistance à
la raison. Voltaire a dit une fois : Vous, petits hommes, revêtus
d'un petit emploi qui vous donne une petite autorité dans
un petit pays, vous criez contre la philosophie? En Allemagne, nous
sommes à l'époque de Rousseau et de Voltaire, et ceux
d'entre nous qui sont assez jeunes pour recueillir les fruits de
notre travail, verront une grande révolution et un temps
où il vaudra la peine d'avoir vécu. Ces paroles de
Voltaire, nous pouvons les répéter, avec la certitude
que l'histoire ne les confirmera pas moins cette fois-ci que la
première.
Les Français, en ce moment, sont encore nos maîtres.
Ils ont sur nous, au point de vue politique, une avance de plusieurs
siècles, et tout ce qui s'ensuit. Cette puissante littérature,
cette poésie et cet art si vivants, cette culture et cette
intellectualisation de tout le peuple, autant de conditions dont
nous n'avons qu'une compréhension lointaine ! Il faut acquérir
ce qui nous manque ; il faut donner le fouet à notre orgueil
métaphysique, qui ne saurait réchauffer le monde ;
il faut apprendre, il faut travailler jour et nuit, pour nous rendre
capables de vivre en hommes avec des hommes, d'être libres
et de rendre les autres libres ; il faut - j'en reviens toujours
là - prendre enfin possession de notre époque par
nos pensées. Le penseur et le poète ont le privilège
d'anticiper sur l'avenir et de construire, au milieu du chaos de
la mort et de la décomposition qui nous entoure, un nouveau
monde de liberté et de beauté.
Et sachant tout cela, initié dans le secret des puissances
éternelles qui vont enfanter les temps nouveaux, vous voulez
désespérer? Si vous désespérez de l'Allemagne,
vous ne désespérez pas seulement de vous-même,
vous renoncez à la puissance de la vérité,
à laquelle vous vous êtes voué. Peu d'hommes
sont assez nobles pour se vouer entièrement et sans réserve
à l'action de la vérité libératrice,
peu savent communiquer à leurs contemporains ce mouvement
du cœur et de la tête ; mais celui à qui il a
été donné une fois d'être la bouche de
la Liberté et de captiver le monde par les accents charmeurs
de la voix de la déesse, celui-là possède de
la victoire de sa cause une garantie qu'un autre ne peut obtenir
à son tour que par un même effort et une même
réussite.
Mais il faut – je dois en convenir – que nous rompions
avec notre propre passé ! Nous avons été battus.
C'est la force brutale seule, il est vrai, qui a fait obstacle au
mouvement de la pensée et de la poésie ; mais cette
brutalité eût été impossible, si nous
n'avions pas même une existence à part dans le ciel
de la théorie savante, si nous avions eu le peuple de notre
côté. Ce n'est pas devant lui que nous avons posé
la question de sa propre cause. Les Français ont fait autrement.
On eût aussi écrasé leurs libérateurs,
si on l'avait pu.
Je sais que vous aimez les Français, que vous sentez leur
supériorité. Cela suffit à une forte volonté,
dans une si grande cause, pour se faire leur émule, et pour
les atteindre. Quel sentiment ! Quelle indicible félicité
que cet effort et ce pouvoir ! Oh, que je vous envie une semblable
tâche, et même votre colère, car celle-là
aussi est le sentiment éprouvé par tous les nobles
coeurs de votre peuple. Puisse-je seulement collaborer avec vous
: mon sang et ma vie pour sa libération ! Croyez-moi, il
se soulèvera, il atteindra le grand jour de l'histoire humaine.
Il ne se fera pas toujours un titre de gloire de cet opprobre des
Germains, d'être les meilleurs serviteurs de toutes les tyrannies.
Vous lui reprochez de n'être pas libre, de n'être qu'un
peuple domestiqué. Vous ne dites là que ce qu'il est
: comment voulez-vous en conclure ce qu'il sera?
N'en était-il pas tout à fait de même en France?
et pourtant combien promptement la France entière s'est transformée
en une nation et ses fils sont devenus des citoyens ! Il ne nous
est pas permis d'abandonner la cause du peuple, même s'il
la désertait lui-même. Les bourgeois ont fait défection,
ils nous persécutent : qu'importe ! Leurs enfants ne s'en
dévoueront que plus fidèlement à notre cause
: les pères tentent de tuer la liberté, eux se feront
tuer pour elle.
Et quel avantage n'avons-nous pas sur les hommes du dix-huitième
siècle ! Ils parlaient dans le vide, en leur temps. Nous,
nous avons vivants devant nos yeux les gigantesques résultats
de leurs idées, nous pouvons entrer en contact avec ces résultats
par la pratique. Allons en France, franchissons le Rhin, et nous
voilà, d'un seul coup, transportés au milieu des éléments
nouveaux, qui, en Allemagne, sont encore à naître.
La diffusion de la pensée politique dans toutes les couches
de la société, l'énergie de la pensée
et de la parole, qui ne fait explosion dans les têtes les
plus saillantes que parce qu'elle donne issue, par chaque mot, à
la passion concentrée de tout un peuple, – tout cela
nous pouvons maintenant l'apprendre par un vivant spectacle. Un
voyage en France et même un séjour prolongé
à Paris serait pour nous de la plus grande utilité.
La théorie allemande, précipitée du haut de
son ciel, se voit aujourd'hui, dans sa chute, malmenée par
des théologiens brutaux et de sots hobereaux campagnards,
qui la secouent par les oreilles, comme on fait à un chien
de chasse, pour lui indiquer la voie à prendre. Elle l'a
largement mérité. Ce sera bien, si cette chute la
guérit de son orgueil. Il dépendra d'elle de tirer
de cette aventure cette leçon, que sur la solitaire et sombre
hauteur elle est abandonnée sans défense, et que c'est
seulement dans le coeur du peuple qu'elle peut trouver la sûreté.
« Qui gagnera le peuple, de nous ou de vous? » crient
aux philosophes ces obscurs castrats. Ô honte que pareille
chose se passe ! Mais aussi salut et honneur aux hommes qui sauront
maintenant faire triompher la cause de l'humanité.
C'est ici, oui, c'est ici que commence vraiment le combat : et
si forte est notre cause, que nous, quelques hommes épars,
et les mains liées, par notre seul cri de guerre nous inspirons
l'effroi à leurs myriades ! Allons, du coeur, et je veux
rompre vos liens, ô Germains qui voulez devenir des Grecs,
moi le Scythe. Envoyez-moi vos ouvrages. Dans l'île de Rousseau
je les imprimerai, et en lettres de feu j'inscrirai une fois encore
dans le ciel de l'histoire la défaite des Perses !
Document : « Le Communisme », mai-juin 1843
Der Schweizerischer Republikaner, 2, 6 et 13 juin 1843, Zurich
Le dernier numéro du Beobachter contient un article ou plutôt
le début d'un article sur le communisme qui nous a très
agréablement surpris. Il est empreint d'une dignité
et d'une sérénité qui sont vraiment frappantes
dans le Beobachter. Il y a des gens qui croient qu'un tel ton dans
le Beobachter est toujours mauvais signe et nous devons admettre
que nous avons souvent partagé cette opinion. Mais il nous
semble qu'il en va là un peu différemment. On dirait
que le Beobachter, touché par le dangereux sérieux
du communisme, s'est maintenant décidé à laisser
tomber ses manières habituelles indignes d'un homme sérieux
et d'une cause sérieuse et à analyser dignement et
consciencieusement ce sujet extrêmement important.
La suite nous montrera si nous nous sommes trompés. Mais
c'est un phénomène bien connu que rien ne saurait
autant démoraliser un homme que le fait d'avoir conscience
qu'on ne lui reconnaît rien de bon ni de noble. Si le Beob.
cherche vraiment à s'amender, il ne faut pas que nous lui
rendions cette amélioration impossible en jetant hâtivement
le discrédit sur ses objectifs. Il faut, au contraire, que
nous utilisions tous les moyens en notre pouvoir pour le maintenir
sur cette voie de l'amélioration.
Le communisme est, il est vrai, un phénomène très
important et dangereux. C'est tout dire. Car un phénomène
ne peut être dangereux, vraiment dangereux pour la société
que s'il contient au moins une vérité relative et
que s'il trouve sa justification dans l'état de la société.
Ce qui n'est que fortuit ne saurait constituer un danger pour un
Etat bien réglé, car toute la puissance et toute la
force vive d'un Etat réside précisément dans
le fait qu'il se maintienne et puisse se maintenir face aux mille
aléas de la vie quotidienne. L'Etat peut et doit rester au-dessus
de tous les maux que génère la méchanceté
de quelques individus. La police est là pour ça, les
lois et les tribunaux sont là pour ça, toute son organisation
est là pour ça. Un voleur et même toute une
bande de brigands représentent un danger pour plus d'un individu
isolé dans l'Etat, mais pas pour l'Etat tant qu'il constitue
une entité saine et bien organisée.
Il en va tout autrement lorsqu'il s'agit d'un phénomène
qui tire son origine non pas de l'arbitraire ni de la mauvaise volonté
de quelques individus mais des manques de l'organe étatique,
des institutions étatiques d'une entité politique.
Un tel phénomène peut représenter un réel
danger pour un Etat, pour une société constituée
unilatéralement. Mais un tel phénomène ne peut
pas non plus être réprimé par la force, car
il a pour soi un droit absolu tant que ses prétentions légitimes
ne sont pas reconnues et satisfaites par l'Etat. Face à un
tel phénomène, l'Etat n'a qu'une alternative : soit
intégrer dans son organisme le droit inhérent à
ce phénomène, soit recourir à la violence.
Un Etat qui opterait pour cette seconde solution irait sans nul
doute à sa perte dans la mesure où un droit dont on
a pris conscience devient inaliénable.
Voilà les raisons pour lesquelles, en accord avec le Beobachter,
nous considérons le communisme comme un phénomène
très important et extrêmement dangereux. Pour prévenir
tout malentendu, nous déclarons une fois pour toutes qu'en
ce qui nous concerne nous ne sommes pas des communistes. Pas plus
que les messieurs du Beobachter nous ne pourrions vivre dans une
société organisée selon le modèle de
Weitling.
Ce ne serait pas une société libre, ce ne serait
pas une véritable communauté vivante d'hommes libres,
mais bien un régime d'insupportable oppression, un troupeau
de bêtes rassemblé par la contrainte, qui n'auraient
en vue que les satisfactions matérielles et ignoreraient
tout du domaine spirituel et des hautes jouissances de l'esprit.
Nous ne pouvons pas croire que cette communauté puisse jamais
voir le jour, car nous avons une trop grande confiance dans la puissance
sacrée de la vérité plus ou moins consciemment
inhérente à l'homme, pour ne pas être complètement
apaisés à ce sujet.
D'autre part, nous sommes absolument convaincus que le communisme
contient en lui des éléments qui sont pour nous de
la plus haute importance – et ce mot me semble même
trop faible. Il se fonde sur les droits les plus sacrés,
sur les revendications les plus humaines, et c'est ce qui explique
cette attraction puissante, merveilleuse, surprenante qu'il exerce
sur les esprits. Les communistes eux-mêmes n'ont pas conscience
de cette force invisible qui les pousse : et pourtant ce n'est qu'en
elle et par elle qu'ils sont quelque chose, en dehors d'elle ils
ne sont rien ! C'est cette force seule qui, en peu d'années,
a tiré ces communistes du néant pour en faire une
puissance redoutable. Car, il ne faut point se le dissimuler, le
communisme est devenu maintenant une question mondiale, qu'un homme
d'Etat ne peut plus longtemps ignorer et encore moins supprimer
par le seul emploi de la force.
Le Beobachter semble croire que le communisme est une conséquence
directe de la philosophie allemande et du radicalisme et qu'il ne
s'en différencie que par le fait qu'il a le courage et le
scrupule d'exprimer officiellement et clairement ces points de vue
que ceux-ci soit habillent d'un langage philosophique incompréhensible,
soit taisent totalement.
En ce qui concerne le soi-disant mutisme des philosophes et des
Radicaux, nous ne croyons pas que le Beobachter ait exprimé
cette accusation de façon vraiment sérieuse. Ce n'était
qu'une plaisanterie de sa part, car, au fond, il est lui-même
persuadé du contraire. Il sait bien que toute la puissance
des Radicaux réside dans le caractère public et que
se taire est le sort incontournable du parti qu'on appelle conservateur
et qui n'utilise le peuple qu'en tant que moyen sans le considérer
comme « but ». Il sait bien que la souveraineté
du peuple est le principe qui est à la base de toutes les
autres façons de voir des Radicaux et que ces derniers se
sont tout particulièrement occupés d'améliorer
les écoles et de favoriser la formation du peuple parce qu'ils
étaient persuadés que le peuple ne peut se gouverner
lui-même qu'en étant émancipé et autonome
et qu'il ne peut accéder à cette autonomie et à
cette émancipation que grâce à la formation.
En un mot, le Beobachter sait très bien que l'objectif principal
des Radicaux consiste à libérer le peuple de la tutelle
des grands et des riches, c'est d'ailleurs pour cette raison que
nous ne nous fatiguerons plus à repousser une accusation
qui, comme nous l'avons dit, n'était qu'une simple plaisanterie.
La philosophie et le radicalisme ont certes de nombreux points
communs avec le communisme. Mais pour comprendre vraiment un phénomène,
il ne suffit pas de souligner les ressemblances qu'il présente
avec d'autres, il faut encore apprendre à connaître
leurs différences essentielles ; sinon nous arriverions à
affirmer de tous les phénomènes : il n'est pas en
effet un seul objet dans le domaine physique ou intellectuel, qui
n'ait avec les autres quelque point de commun.
La philosophie et le communisme ont assurément bien des
points de contact, et il ne saurait en être autrement ; la
vie, le développement de l'humanité ne sont point
un assemblage fait au petit bonheur d'événements fortuits,
mais leur déroulement nécessaire, ayant ses propres
règles logiques, est régi par cette même intelligence
dont toutes les manifestations particulières de notre vie
intérieure sont le reflet, de même que toute la vitalité
et toute la sensibilité du corps humain préexistent
déjà dans la moindre cellule.
La philosophie actuelle doit avoir nécessairement avec le
communisme bien des points de commun, car tous deux sont nés
de l'esprit moderne et en sont les manifestations les plus importantes.
Quel est le but de la philosophie ? La connaissance de la vérité.
Et la vérité n'est pas quelque chose d’abstrait
et d'inconsistant au point de ne pouvoir – je dirais même
de ne devoir –, exercer une influence considérable
sur les rapports sociaux et l'organisation de la société.
L'Evangile dit déjà : « Ils reconnaîtront
la vérité et la vérité les libèrera.
» Tout l'effort de la philosophie s'exprime dans ces quelques
mots, et l'histoire récente de la Révolution française
peut nous convaincre que cet effort n'a pas été stérile.
Peu avant la Révolution, les travailleurs, l'élite
du peuple, vivaient encore en France dans des conditions lamentables.
Ils possédaient à peine le tiers des terres, toutes
sortes d'obstacles entravaient leur travail, leur unique moyen d'existence,
et il leur fallait encore porter tout le poids des impôts
et payer des redevances spéciales au clergé et à
la noblesse. Et nous ne voulons même pas parler des autres
obligations, très souvent humiliantes qui accablaient le
pauvre peuple ; quant à la justice, elle était organisée
pour donner toujours et obligatoirement raison contre le peuple
aux gens de qualité qui, en un mot, pouvaient le fouler aux
pieds en toute circonstance. La raison de cela ? La faiblesse du
peuple ? Allons donc ! Le peuple n'est jamais faible, mais il était
alors ignorant et se laissait abuser par les boniments des prêtres
catholiques, qui lui racontaient que ces messieurs de la noblesse
et du clergé étaient ses maîtres par la grâce
de Dieu, que le peuple devait les servir, s'incliner et s'humilier
devant eux, pour entrer un jour dans le royaume des cieux ; tu es
simple d'esprit, tu ne comprends rien à rien, repose-toi
donc sur nous et nous te guiderons : tel était le langage
que les prêtres tenaient au peuple, et le pauvre peuple, dans
l'âme duquel sommeillent tant de foi et de bon sens, croyait
vraiment à son imbécillité et étouffait
dans son esprit toute idée de doute, toute pensée
de libération, comme étant d'inspiration diabolique.
Qu'est-ce qui a délivré le peuple de cet esclavage
intellectuel ? La philosophie. Sur bien des points les philosophes
du siècle dernier se sont trompés, la sainteté
et la beauté de bien des choses leur ont échappé,
mais ils n'ont pas failli à leur mission providentielle qui
consistait à donner au peuple le sentiment de sa valeur,
la conscience de sa dignité et de ses droits imprescriptibles
et sacrés, et comme l'histoire porte des jugements plus justes
et plus généreux que les partis, odieux par leur mesquinerie
et leur aveuglement, elle inscrira sans aucun doute les noms de
ces philosophes parmi ceux des libérateurs et des meilleurs
serviteurs de l'humanité.
Et, de nos jours encore, la philosophie continue son combat acharné,
sa lutte à mort contre tous les préjugés, contre
tout ce qui empêche les hommes d'atteindre ce but grandiose
et sacré : fonder une communauté libre et fraternelle,
réaliser le paradis sur cette terre. Elle a encore fort à
faire et bien des combats à livrer, avant de déchirer
ce réseau de mensonges, dont les conservateurs, ces soi-disant
amis du peuple, l'ont à dessein enveloppé. Mais elle
a le courage que donne la vérité, elle vaincra, et
elle vaincra fatalement, parce que la vérité, la connaissance
de la vérité sont ses seules armes. Elle combat en
pleine lumière, et ses ennemis dans l'ombre ; ils font appel
aux passions basses, aux instincts obscurs et démoniaques
du peuple, elle au contraire s'appuie sur ce qu'il y a de divin
et de lumineux dans la nature humaine, elle s'adresse aux sentiments
élevés de la liberté, de l'amour, de la connaissance,
et, à la fin, la lumière divine de la vérité
l'emportera sur l'ombre.
C'est là le point commun entre la philosophie et le communisme
: tous deux s'efforcent de libérer les hommes ; mais là
aussi commence leur différence essentielle. La philosophie
par sa nature même reste théorique, elle a pour champ
d'action et de développement la connaissance, le communisme
au contraire est sous sa forme actuelle uniquement pratique, et
c'est ainsi que s'expriment l'avantage et l'infériorité
de chacune de ces conceptions vis-à-vis de l'autre. Sans
doute la pensée et l'action, la vérité et la
morale, la théorie et la pratique sont en dernière
analyse une seule et même chose, et sont de par leur nature
indissolublement liées ; sans doute est-ce là le plus
grand mérite de la philosophie moderne, d'avoir reconnu et
compris cette unité ; mais avec cette reconnaissance elle
atteint sa limite, une limite qu'elle ne peut franchir en tant que
philosophie, car au-delà commence une réalité
qui la dépasse : la véritable communauté des
hommes libres, animée par l'amour et née du principe
divin de l'égalité originelle, la réalisation
sur cette terre de ce qui est l'essence même du christianisme,
en un mot le communisme véritable.
« Pour lui [Weitling] aussi, dit le Beobachter, comme pour
le Républicain Suisse, tout sentiment national est une folie,
un non-sens. Il n'y a que des êtres humains, pas des peuples
à proprement parler. Il n'y a que des citoyens du monde,
pas des citoyens d'Etats spécifiques. »
Encore une mystification ! Le Beobachter est un fripon, chrétien
certes, mais il n'en reste pas moins un fripon ! Il plaisante parfois
d'une telle façon qu'on pourrait prendre ses plaisanteries
au sérieux. Mais il est trop astucieux pour pouvoir avoir
cette opinion du Républicain et trop moral pour dire sérieusement
quelque chose à quoi il ne peut croire lui-même. Le
Républicain déclarerait que tout sentiment national
est une folie et un non-sens ? Le Beobachter a-t-il oublié
que le Républicain a toujours considéré comme
un crime de haute trahison, comme une trahison effroyable et infâme
le fait pour quiconque de chercher à immiscer l'étranger
dans les affaires de sa patrie, dans le but de faire triompher ses
idées politiques, que ces idées soient bonnes ou mauvaises
? L'indépendance et la fière autonomie de la Suisse
à l'égard de toutes les influences des Gouvernements
étrangers n'ont-elles pas constitué l'objectif permanent
du Républicain et ne l'a-t-il pas suffisamment prouvé
par son attitude, par exemple, dans les affaires du Conseil, dans
l'imbroglio causé par Louis Bonaparte et dans l'affaire Herwegh
?
Nous ne voulons pas reprocher à Weitling le fait d'avoir
méconnu la signification de la nationalité. C'est
une erreur, mais une erreur inévitable dans l'évolution
du communisme. Toute grande manifestation historique, jusques et
y compris le Christianisme, apparaît tout d'abord comme étant
quelque chose de partial, comme n'étant que la négation
de l'existant. Ainsi, le Christianisme a-t-il au début rejeté
inévitablement l'art, car à cette époque l'art
était indissociable du paganisme, mais par la suite il a
reconsidéré l'art comme un re-né à partir
du principe écrit et c'est ainsi qu'est né l'art chrétien.
Il en va de même pour le communisme : actuellement il conteste
toute nationalité non pas parce que le principe de nationalité
est mauvais en soi. Le communisme n'en sait encore rien car il n'a
encore qu'une très faible formation théorique et scientifique,
car il est encore bien loin d'avoir compris son propre principe
dans sa vérité et dans toute l'ampleur de ses conséquences.
Le communisme rejette toutes les nationalités car, telles
qu'elles sont pour l'heure, elles ne satisfont pas à leur
concept et au lieu d'être des supports libres et des organes
de l'humanité, elles s'accrochent mesquinement et égoïstement
à cette unité divine dans laquelle elles pourraient
parvenir à leur véritable vocation.
Il faut bien se garder de confondre le cosmopolitisme des communistes
avec celui du siècle précédent. Le cosmopolitisme
théorique du dix-huitième siècle était
quelque chose de froid, d'indifférent, de calcule, sans base
solide et sans passion ; c'était une abstraction morte et
stérile, une pure conception théorique qui ne recelait
pas en elle la moindre étincelle féconde et créatrice
; contre cette ombre sans vie et sans âme la force démoniaque
et négative qu'est l'idée de nationalité avait
mille fois raison, et elle a remporté sur elle une victoire
complète.
On ne peut reprocher au contraire au communisme un manque de passion
ou de flamme ; le communisme n'est ni un fantôme, ni une ombre
; il tient, cachés en lui, une chaleur, un feu qui tend irrésistiblement
à se faire jour, un feu que rien ne peut plus étouffer,
et donc l'explosion peut devenir dangereuse et même terrible,
si les classes privilégiées et cultivées ne
l'aident pas à percer de tout leur amour, de tous leurs sacrifices
et de leur totale reconnaissance de la mission historique du communisme.
Non, le communisme n'est pas une ombre sans vie ; il est sorti du
peuple, et le peuple n'engendre jamais de fantômes. Le peuple
– et sous ce terme je comprends la majorité, la masse
immense des pauvres et des opprimés – le peuple, dis-je,
a toujours été l'unique terre féconde, d'où
sont sortis – et d'elle seulement –, tout ce qui fait
la dignité de l'homme, tous les hauts faits de l'histoire,
toutes les révolutions libératrices. Celui qui est
étranger au peuple voit tout ce qu'il fait et entreprend
frappé dès le début par la malédiction
de l'impuissance : créer, vraiment créer, on ne peut
que grâce à un contact réel, magnétique
avec le peuple ; le Christ et Luther étaient issus du peuple,
de la plèbe, et si les héros de la Révolution
française ont jeté les premiers fondements du temple
futur de la liberté et de l'égalité, ce fut
uniquement parce qu'ils s'étaient régénérés
en plongeant dans les vagues furieuses de la vie populaire.
C'est ainsi que la protestation du communisme contre l'idée
de nationalité a beaucoup plus de force et d'importance que
celle du cosmopolitisme éclairé du siècle précédent.
Le communisme n'est pas inspiré par la théorie, mais
par l'instinct pratique, par l'instinct populaire qui, lui, ne se
trompe jamais. Sa protestation est un arrêt souverain rendu
par l'humanité dont l'égoïsme mesquin des nations
méconnaît encore l'unité sacrée qui,
seule, peut libérer le monde.
Sans doute le Beobachter ne veut-il pas entendre parler d'humanité
? L'idée d'humanité est-elle vraiment pour lui un
non-sens, un mot vide ? Ce serait étrange ! Ce journal en
effet n'a seulement pour titre le Beobachter, mais bien le Beobachter
chrétien, et, comme tel, il devrait savoir que l'affirmation
de l'idée d'humanité en face des nations païennes
isolées et résolument repliées sur elles-mêmes
a été un des actes les plus grandioses du christianisme.
Tous les hommes, sans aucune exception, sont frères, enseigne
l'Evangile, et, ajoute saint Jean, ce n'est que s'ils s'aiment les
uns les autres, que sont présents en eux Dieu invisible et
la Vérité rédemptrice et salvatrice. L'homme
isolé ne peut donc, en dépit d'une haute moralité,
participer à la Vérité, s'il ne vit pas dans
la communauté. Ce n'est pas dans l'individu mais seulement
dans la communauté que Dieu est présent, et ainsi
un individu ne peut avoir de vertu, de vertu vivante et féconde,
que par le lien sacré et miraculeux de l'amour, et seulement
dans la communauté. Hors de la communauté l'homme
n'est rien, dans la communauté il est tout ; et toutes les
fois que la Bible parle de communauté, elle est bien loin
de comprendre sous ce terme les collectivités ou les nations
isolées, égoïstes, se séparant les unes
des autres. Le christianisme primitif ne connaît pas les différences
nationales et cette communauté qu'il prêche, c'est
la communauté de tous les hommes, c'est l'humanité.
Et ainsi Weitling est entièrement fidèle au christianisme
primitif, lorsqu'il rejette le principe diviseur des nationalités
au nom de l'humanité unie et indivisible. Le christianisme
à ses débuts s'est présenté comme la
négation absolue et la destruction de toutes les différences
nationales ; ces dernières par la suite se sont de nouveau
développées dans le monde chrétien. Mais aussi
longtemps que dura la puissance du christianisme, il eut la force
dans les quelques grands tournants de l'histoire de faire de nouveau
cesser l'isolement des nations et de les rassembler pour une grande
oeuvre commune : les croisades en sont un des exemples les plus
probants.
Maintenant l'autorité du christianisme sur les Etats a disparu
; les Etats actuels se disent bien encore chrétiens, mais
ils ne le sont plus. Le christianisme n'est plus pour eux qu'un
moyen, il n'est plus la source ni le but de la vie. Ils vivent et
agissent d'après des principes entièrement opposés
à ceux du christianisme, et le fait de se dire encore chrétiens
n'est qu'une hypocrisie plus ou moins consciente. Nous espérons
dans le cours de cet article en donner une démonstration
claire et irréfutable. Nous examinerons les points les plus
importants de la vie actuelle de l'Etat, et nous montrerons que
seule l'apparence est un peu chrétienne, mais que la réalité
est nettement anti-chrétienne.
Depuis que le christianisme n'est plus ce lien vivifiant qui maintenant
ensemble les Etats européens, qu'est-ce qui peut encore les
réunir et entretenir en eux cette flamme sacrée de
l'unité et de l'amour que le christianisme y avait allumée
? Cet esprit saint de la liberté et de l'égalité,
cet esprit de pure humanité que la Révolution française
avait révélé aux hommes au milieu des éclairs
et du tonnerre et, à travers la tourmente des guerres de
la Révolution, répandu par le monde comme la semence
d'une vie nouvelle. La Révolution française marque
le début d'une vie nouvelle ; que de gens sont assez aveugles
pour penser avoir dompté et vaincu cet esprit irrésistible
! Les malheureux ! Quel terrible réveil ils se préparent
! Non, le drame révolutionnaire n'est pas encore terminé.
Nous sommes nés sous le signe de la révolution, nous
vivons et nous agissons sous son influence ; et tous, nous tous
sans exception qui vivons maintenant, nous mourrons sous ce signe.
Nous sommes à la veille d'un grand bouleversement dans l'histoire
du monde, à la veille d'une nouvelle bataille, d'autant plus
dure que son caractère ne sera plus seulement politique,
mais idéologique et religieux. Oui, ne nous faisons aucune
illusion : il ne s'agit de rien moins que d'une nouvelle religion,
la religion de la démocratie qui va reprendre la lutte, une
lutte à mort, sous les plis de son vieux drapeau où
s'inscrit la devise : liberté, égalité, fraternité.
Cet esprit est né du communisme, cet esprit rassemble maintenant
de façon invisible tous les peuples, sans distinction de
nations. A cet esprit, illustre héritier du christianisme,
s'opposent maintenant les gouvernements soi-disant chrétiens,
tous ceux qui dans les monarchies et républiques détiennent
la souveraineté ou le pouvoir, car ils savent bien que leur
christianisme mensonger et leurs menées intéressées
ne peuvent soutenir la flamme de son regard. Et que font-ils donc,
que mettent-ils en oeuvre pour empêcher sa victoire ? Ils
cherchent à développer dans le peuple le sentiment
national aux dépens de l'humanité et de l'amour ;
ils prêchent, eux, les gouvernements chrétiens, la
haine et l'assassinat au nom des nationalités !
Weitling et le communisme ont entièrement raison contre
eux, car, selon les principes du christianisme, il faut anéantir
tout ce qui s'oppose à l'esprit d'amour.
Notes
[1] 1 On peut distinguer sept phases bien délimitées
dans l'évolution de la pensée politique de Bakounine
:
I. 1835-1840. – Adepte de la philosophie de Fichte, puis
de celle de Hegel, Bakounine est en politique un conservateur.
II. 1840-1842. – Etudes de philosophie à Berlin, passage
du conservatisme à un point de vue démocratique. Découverte
du socialisme.
III. 1842-1848. – Rejet de la philosophie, fréquentation
des radicaux allemands, agitation révolutionnaire en direction
des Slaves.
IV. 1848-1849. – Participation à la révolution
de 1848 à Paris, à Prague et à Dresde, défense
de la cause slave.
V. 1850-1861. – Arrestation, prison, déportation en
Sibérie, évasion.
VI. 1862-1867. – Reprise de l'activité pour l'émancipation
slave ; Bakounine s'investit progressivement dans le mouvement ouvrier.
Jusqu'en 1868 il préconise l'alliance du mouvement socialiste
avec la bourgeoisie radicale.
VII. 1868-1876. – Période proprement anarchiste de
Bakounine.
La bibliographie des études sur Bakounine est fournie par
l'article d'Arthur Lehning, «Bakounine et les historiens»,
dans Bakounine, combats et débats, publié par l'Institut
d'études slaves. La biographie rédigée par
Max Nettlau, et l'ouvrage de James Guillaume, sont des textes de
base fondés sur des documents que les auteurs ont rassemblés.
La biographie de Madeleine Grawitz est la plus récente, elle
fournit des développements intéressants sur un aspect
peu étudié de la vie de Bakounine, l'épisode
lyonnais. Spécialiste connue de psychologie politique, Madeleine
Grawitz propose sur Bakounine des hypothèses intéressantes.
Les contributions proposées dans Bakounine, combats et débats
traitent de questions très « pointues » et d'aspets
très partiels de l'œuvre de Bakounine. Font exception
l'article de Marc Vuilleurmier, « Bakounine et le mouvement
ouvrier de son temps » et celui de Miklos Molnar et Marianne
Enkel, « Bakounine et la politique internationale ».
Marc Vuilleurmier veut montrer que si Bakounine a pu faire des
prévisions d'une extraordinaire acuité, il reste néanmoins
que « la dialectique même de l'histoire » (sic)
veut que certains théoriciens, inspirés par des «
conceptions héritées du passé » (lire
: Bakounine) semblent sur certains points plus perspicaces que ceux
dont les analyses plus profondes et complètes (lire : Marx)
se révèlent être un « outil encore valable
aujourd'hui ». En somme, Bakounine a tort d'avoir raison,
Marx a raison d'avoir tort. Ce mode de raisonnement est parfaitement
illustratif de la pensée close dans laquelle se sont enfermés
bien des auteurs marxistes : il invite néanmoins à
s'interroger sur ces « conceptions héritées
du passé » qui font faire à Bakounine des constats
dont ses adversaires même ne peuvent que reconnaître
la perspicacité (par exemple les concepts de « bureaucratie
rouge », de « socialiste bourgeois », etc., élaborés
par Bakounine).
Je ne mentionne qu’en pasant l’ouvrage signé
Jacques Duclos, Bakounine Marx ombre et lumière (Plon). Ce
livre est le déshonneur de l’intelligence mais est
parfaitement illustratif des poncifs traditionnels sur Bakounine.
Le cas le plus intéressant de critique « marxienne
» de Bakounine est sans doute celui de Maximilien Rubel, dans
le recueil d'articles rassemblés sous le titre Marx critique
du marxisme. Un examen systématique de ses positions sur
le révolutionnaire russe révèle une méconnaissance
totale de ses idées : M. Rubel ne fait que reprendre, sans
critique, et de seconde main, tout ce que Marx et Engels ont pu
dire sur Bakounine. Tous les poncifs, toutes les images d'Epinal
s'y trouvent. On découvre ainsi une étonnante similitude
de méthode d'approche entre Jacques Duclos et Maximilien
Rubel, sur ce point précis. Il faut ne pas avoir lu Bakounine
pour le considérer comme un panslaviste ou pour faire un
amalgame de textes d'une époque où il n'était
pas anarchiste et de textes de son époque anarchiste.
Maximilien Rubel a publié un article sur Etatisme et anarchie,
de Bakounine, dans le Dictionnaire des œuvres politiques, en
1986. Manifestement, le ton change, et cet article révèle
une lecture réelle du livre de Bakounine. Mais cela annule-t-il
tout ce que Rubel a pu écrire auparavant ? Un examen de ses
réflexions dans son article du Dictionnaire des oeuvres politiques
conduit à des commentaires non moins critiques. En effet,
il semble que M. Rubel n'ait retenu de Bakounine que les passages
où il parle de Marx. Etatisme et anarchie ne traite bien
entendu pas que de Marx, loin de là : c'est aussi un livre
où sont exposées des conceptions de géopolitique
qui ne sont pas inintéressantes, et bien d'autres choses.
On s'aperçoit que le sujet que traite Rubel n'est en fait
pas Bakounine mais... Marx. Dans un article consacré à
une œuvre de Bakounine, Rubel conclut en parlant du grand projet
non réalisé de... Marx, ce qui en dit long sur le
sujet qui est réellement traité. (Le nom de Bakounine
est mentionné 53 fois, celui de Marx à peine moins,
47 fois [sans compter les citations et les notes]).
[2] Voici une liste d’ouvrages dont il passa commande pendant
son incarcération :
« 1. Complément des éléments d'algèbre,
par Lacroix. (à ne pas confondre avec les éléments
d'algèbre que j'ai déjà). »
« 2. Traité complet de calcul différentiel
et intégral, par Lacroix. 3 vol. in-quarto.
« 3. Application de l'analyse à la géométrie
à l'usage de l'Ecole Polytechnique – par Monge.
« 4. Analyse Algébrique, par Garnier – 1 vol.
in-octavo.
« 5. Leçons du calcul différentiel et intégral
– 2 vol. in-octavo, par Garnier.
« 6. Euler – Eléments d'algèbre. 1870,
2 vol. in-octavo. La première partie contient l'analyse déterminée
revue et augmentée de notes par Garnier. La deuxième
partie contient l'analyse indéterminée revue et augmentée
de notes par Lagrange.
« 7. Lagrange. Leçons sur le calcul des fonctions....
« 8. Lagrange. Traité de la résolution des
équations numériques.
« 9. Lagrange. Théorie des fonctions analytiques.
« 10. Lagrange. Traité de mécanique analytique.
2 vol. in-quarto.
« 11. Poisson. Traité de mécanique... 2 vol.
in-quinto.
« 12. Pouillet. Cours de physique.
« Et encore [Cauchy/Canetry] et Ampère sur le calcul
différentiel et intégral. »
[3] « Il était donc le maître de 2000 esclaves
masculins et féminins à peu près, avec le droit
de les vendre, de les rosser, de les faire transporter en Sibérie,
de les livrer à l'armée comme recrues et surtout de
les exploiter sans merci, ou simplement parlant de les piller et
de vivre de leur travail forcé. J'ai dit que mon père
était arrivé en Russie tout plein de sentiments libéraux
– Son libéralisme se révolta d'abord contre
cette position horrible, infâme de maîtres d'esclaves..
Il fit même quelques efforts mal calculés et mal réussis
pour émanciper ses serfs, puis l'habitude et l'intérêt
aidant, il devint un propriétaire tranquille, comme tant
d'autres de ses voisins – tranquille et résigné
à l'esclavage de ces centaines d'êtres humains dont
le travail le nourrissait. »
[4] Cf. l’ouvrage de Benoît P. Hepner, Bakounine et
le pansalvisme démocratique, Librairie Marcel Rivière,
1850.
[5] Cf. Henri Arvon, Bakounine, absolu et révolution.
[6] Il est possible que le jeune Bakounine ait éprouvé
pour sa sœur Tatiana un amour « inavouable », selon
la thèse de Madeleine Grawitz. Sur le bateau qui l’emmène
en Allemagne, il écrit à ses sœurs une lettre
datée du 4-5 juillet 1840 dans laquelle se trouvent ces deux
phrases curieuses : « Les lois condamnent l'objet de mon amour.
Tanjuchka, ceci te concerne. »
[7] Un examen de la récurrence de certains mots à
connotation religieuse dans la correspondance de Bakounine (en partant
de lettres sensiblement de la même longueur) montre un «
pic » en août 1836 :
De 1831 à 1834 le mot « amour » apparaît
au plus 5 fois par lettre ; il apparaît 14 fois dans une lettre
à ses sœurs du 7 mai 1835 ; 15 fois dans une lettre
à Aleksandra Andreevna Beer du 6 avril 1836 ; 33 fois dans
une lettre à ses sœurs du 10 août 1836 ; 18 fois
dans une lettre à la même du 31 juillet 1837 ; 16 fois
dans une lettre à Nikolaj Aleksandrovitch Bakunin du 29 mars
1841. Après 1841, la récurrence du mot retombe à
une à quatre fois. Plus que d’un accès de mysticisme,
on pourrait parler d’un accès de romantisme.
De même, les mots « divin » et « Dieu »
ont des pics entre 1836 et 1837 pour retomber complètement
après. A partir de 1841 (Bakounine est en Allemagne) on ne
les retrouve plus.
On constate également que les mots à connotation
religieuse ou sentimentale, même dans la période de
« pics », sont en général beaucoup moins
fréquents dans les lettres que Bakounine adresse à
des hommes. (Cet examen ne prétend pas être une véritable
statistique. Il n’est que tout à fait indicatif et
approximatif.)
[8] Pavel Annenkov (1812-1887), philologue et publiciste libéral
russe qui voyageait beaucoup en Europe. Il publia la première
édition critique des œuvres de Pouchkin.
[9] Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du traducteur (Bakounine).
Publié dans Moskovskij Nabljudatel, XVI, mars 1838.
[10] Marx dira quatre ans plus tard que la philosophie de Kant
est « la théorie allemande de la Révolution
française » (« Le manifeste philosophique de
l’école historique du droit », 1842, Pléiade,
Philosophie, p. 224.)
[11] Loc. cit. « Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du
traducteur » 1838. (lectures au lycée). Gymnasium =
lycée en allemand.
[12] Ibid.
[13] « Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du traducteur
», 1838.
[14] Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du traducteur, Moskovskij
Nabljudatel, XVI, mars 1838, Moscou.
[15] Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du traducteur, printemps
1838.
[16] H.E. Kaminski, Bakounine, la vie d’un révolutionnaire,
Aubier éditions Montaigne, 1938.
[17] Il existe de nombreux témoignages de contemporains
qui racontent leur rencontre avec Bakounine. Ces récits,
faits par des hommes parvenus à l’âge mûr
ayant acquis une position sociale, évoquent leur jeunesse.
Souvent ces hommes tiennent à prendre leurs distances par
rapport aux idées du révolutionnaire russe, désapprouvent
ses « débordements », mais leurs récits
sont toujours empreints d’une réelle tendresse pour
le personnage. Parfois ils racontent avec un réel humour
la manière dont Bakounine leur a soutiré de l’argent.
[18] « A Rediscovered Source on Bakunin in 1861: The Diary
of F.P. Koe » presented by Robert M. Cutler. Originally published
in Canadian Slavonic Papers 35, nos. 1–2 (March–June
1993): 121–130.
[19] Diplomate et écrivain allemand lié au mouvement
romantique. Soupçonné de sympathies démocratiques,
sa carrière politique prit fin et il s’établit
à Berlin au début des années 20.
[20] Arnold Ruge (1801-1880) était un démocrate allemand,
un des plus célèbres représentants de la gauche
hégélienne. Il dirigea des revues dans lesquelles
il publiait les productions de la gauche hégélienne,
dont il était un des plus notoires représentants.
C’est lui qui publia en 1842 le texte de Bakounine, «
la Réaction en Allemagne ». Il fut élu en avril
1848 à l’Assemblée de Francfort, grâce
à Bakounine.
[21] J’ai repris, pour cette partie du texte, des éléments
déjà publiés dans Bakounine politique, ch.
2, « L’inconsistance révolutionnaire de la bourgeoisie
allemande ».
[22] Le prince Klemens von Metternich, (1773-1859) était
un homme politique et diplomate autrichien opposé à
la Révolution française, à Napoléon.
Il dirigea les Affaires étrangères de l’empire
autrichien de 1809 à 1848. Il fut le chef d’orchestre
lors du congrès de Vienne de 1814-1815 en jouant la carte
de l’équilibre monarchique en Europe. Il freine les
ambitions de la Russie en Pologne et contrecarre les prétentions
de la Prusse qui entend absorber la Saxe. En suscitant la création
de la Confédération germanique, dominée par
l'Autriche, il brise tout espoir de reconstituer le Saint Empire
romain germanique.
[23] Il convient de préciser que le libéralisme dont
il est ici question est le mouvement politique opposé au
monarchisme despotique.
[24] Etatisme et anarchie.
[25] Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852) éducateur allemand
et promoteur de la gymnastique et du nationalisme germanique ; raison
pour laquelle on l’appelait Turnvater Jahn, « père
de la gymnastique ». Son mouvement, le Turnverein, eut une
influence intellectuelle sur la genèse du nazisme.
[26] La répression contre la Burschenschaft consécutive
à la Fête de Wartbourg poussa les éléments
les plus actifs du mouvement à répondre par la formation
d’une société secrète, la Bund des Unbedingten
(Ligue des intransigeants), qui eut recours au terrorisme. Karl
Sand, qui tua Kotzebue, était un des membres de cette ligue.
[27] Etatisme et anarchie.
[28] Les Burschenschaften furent interdites par la Diète
fédérale le 20 septembre 1819. Bakounine tend, semble-t-il
à sous-estimer l’ampleur invraisemblable de la répression
qui s’abattit sur le mouvement libéral en Allemagne.
[29] Cité par Gérard Bloch, introduction de La vie
de Karl Marx, Franz Mehring, éditions Pie, p. 71.
[30] On a du mal aujourd’hui à imaginer à quel
point l’arrogance nobiliaire a pu être encore ancrée
dans les esprits de bon nombre d’aristocrates, bien des années
après la Révolution française. A peu près
à la même époque où le prince de Windischgraetz
donne sa définition de l’homme, le marquis de Saint-Astier
saisit, indigné, le bras du promeneur qui l’accompagne,
quand il voit un commissionnaire, arrêté au coin d’une
rue : « Voyez, voyez ce coquin qui lit. » Cité
par Laurent Louessard, La révolution de juillet 1830, Spartacus.
(Cf. également, Radio Libertaire, interview dans le «
Magazine Libertaire » du 21 avril 1991.)
[31] Lors du congrès de Vienne, la Belgique, c’est-à-dire
les anciens PaysBas espagnols, puis autrichiens, plus l’ancienne
principauté de Liège, ont été rattachés
aux Pays-Bas septentrionaux pour former le Royaume des Pays-Bas.
[32] Cf. E.N. Anderson, Nationalism and the Cultural Crisis in
Prussia, 1810-1815, p.270,1939.
[33] C’est ainsi que la Sainte-Alliance désignait
les intellectuels de tendance libérale et nationale.
[34] La Pléiade, III, p. 339.
[35] Bismarck, Pensées et souvenirs, Calmann-Lévy,
pp. 66-67.
[36] La structure économique et sociale de la Confédération,
sans compter l’Autriche, était en gros la suivante
: a) dans le Nord-Est se trouvaient des Etats agraires dans lesquels
dominaient le système féodal et le despotisme ; b)
en Prusse, les réformes introduites après l’écrasement
de l’armée à Iéna avaient permis le développement
du capitalisme dans l’industrie et dans l’agriculture
; c) l’influence française avait pénétré
dans les Etats du centre et du Sud, essentiellement agricoles :
pays de Bade, Wurtemberg, Hesse, Hanovre, Bavière, Saxe,
dans lesquels régnaient un libéralisme modéré
mais sans base sociale profonde ; d) c’est en Rhénanie
et en Westphalie que l’influence française a été
la plus profonde.
[37] Cité par Jean Barrué, introduction à
La réaction en Allemagne, éditions Spartacus.
[38] «Bakounine et la gauche hégélienne»,
Bakounine, combats et débats, Institut d'études slaves.
[39] Introduction de l'édition Aubier.
[40] De l'Allemagne.
[41] Lamennais, Livre du peuple, ch. 1er, cité par Maxime
Leroy, Histoire des idées sociales en France, Gallimard,
p. 445.
[42] Le livre sera condamné dans une nouvelle encyclique,
Singulari nos.
[43] Forgues, Correspondance de Lamennais, II, 281.
[44] Le Livre du peuple, VII.
[45] La politique à l’usage du peuple.
[46] Le Livre du peuple, 185.
[47] Lettre à Pavel Aleksandrovitch Bakunin et Varvara Aleksandrovna
Bakunin, 27 octobre 1841. IISG.
[48] Lettre à Pavel Aleksandrovitch Bakunin et Varvara Aleksandrovna
Bakunin, 27 octobre 1841. IISG.
[49] Il y a un lapsus dans la traduction, qui dit « conversation
». Le mot allemand est « Selbsterhaltung ».
[50] Alexis Philononko, Théorie et praxis dans la pensée
morale et politique de Kant et de Fichte en 1793. p. 108 Vrin.
[51] Les parents de Ruge étaient propriétaires terriens
; ceux de Hess et d'Engels industriels, Marx et Feuerbach étaient
des fils d'hommes de loi aisés, le père de Stirner
avait une fabrique de flûtes.
[52] Editions Spartacus, traduction de Jean Barué.
[53] Cf. La société ouverte et ses ennemis, Hegel
et Marx, ch. 12, Le Seuil.
[54] Cf. Fichte : « Voici ce qui seul est véridique
: un divers infini est donné, ni bon, ni mauvais en soi,
mais devenant l’un ou l’autre par la libre application
de l’être raisonnable ; divers tel qu’en fait
il ne peut devenir meilleur avant que nous-mêmes ne soyons
devenus meilleurs. » cité par A. Philonenko. P.98
[55] Les papiers et la correspondance de Bakounine contiennent
toute une série de listes de livres. Il s’agit de livres
qu’il emportait avec lui en vacances ou en voyage, ou encore
de livres dont il demandait à un correspondant de les lui
procurer. Ainsi on a une liste datée du 7 avril, Village
de Prjamuchino 1839, peut-être adressée à son
frère, à l’en-tête de laquelle on peut
lire : « Ordonnance destinée à et empoisonner
dans de brefs délais l'âme d'un brave jeune homme.
M. Bakunin. » Voici le contenu de cette liste :
« Hegel – Philosophie de l'histoire
K.F. Göschel (1781-1861) – a. Hegel et son temps. b.
De l'immortalité de l'âme. c. Aphorismes sur la non-connaissance
et la connaissance absolue. d. Sur Goethe. »
Marheineke – Histoire du luthéranisme
Raumer – a. Histoire des Hohenstaufen. b. Histoire de la
Reforme
Leo – Histoire des républiques italiennes à
l'intention de Misha.
Tâche de me procurer :
Von Doctor Strauss interdit, surtout : a. La vie du Christ. b.
Oeuvres polémiques
Renseigne-toi s'il n'y a pas les œuvres : 1. Bauer. 2. Rosenkranz.
3. Schulz : Bases de la physiologie. 4. Baader. 5. Daub. - 6. Rötscher.
7. Erdmann. »
[56] 56 Le jeune Bakounine et son professeur établiront
des relations d’affection et d’estime réciproques.
Le 3 novembre 1841, le jeune Russe raconte à sa famille la
visite qu’il a rendue à Werder : « Je suis allé
voir Werder qui m'a accueilli les bras ouverts, en disant qu'il
avait depuis longtemps besoin de me voir pour se rafraîchir
dans ma brutalité. Cet accueil m'a touché. Nous avons
passé quelque trois heures ensemble. »
[57] « Confession » de Bakounine, 1850.
[58] Titre complet : Le Socialisme et le communisme dans la France
contemporaine.
[59] « La Réaction en Allemagne », en français.
[60] Jean Barrué fit un excellente introduction à
la réédition par les Cahiers de Spartacus de «
La Réaction en Allemagne ».
[61] « Je suis devenu Français et travaille avec application
à un Exposé et Développement des Idées
de Feuerbach. J'étudie beaucoup l'économie politique
et suis communiste de tout mon coeur. » (Lettre à Reinhold
Solger, 14 octobre 1844.)
[62] L’Empire knouto-germanique VIII, 223.
[63] Ibid.
[64] L’Essence du christianisme, Maspéro, p. 125.
[65] Fédéralisme, socialisme et antithéologisme.
163.
[66] Editions Champ libre.
[67] Cf. B. Hepner, Bakounine ou le panslavisme révolutionnaire,
pp. 161-162.
[68] Op. cit, p. 236.
[69] Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel , Œuvres,
Philosophie, Pléiade, III, 389.
[70] Marx, Notes à Démocrite et Epicure, Pl. III,
85.
[71] McLellan, op. cit. p. 23.
[72] Cité par Alexis Philononko, Théorie et praxis
dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en
1793. p. 79 Vrin.
[73] Id. pp. 92 et 79.
[74] Hess avait aussi une raison personnelle d’en vouloir
à Bakounine. Celui-ci s’occupa pendant plusieurs mois
de l’Egalité, le journal de la section genevoise de
l’AIT. Jean-Philippe Becker avait apporté à
Bakounine une brochure de Hess afin qu’il en fasse un article
dans l’Egalité. « Après l'avoir parcourue,
écrivit Bakounine, j'ai cru devoir refuser, n'ayant trouvé
dans cet écrit prétentieux et confus qu'un désir
évident : celui de concilier la chèvre bourgeoise
avec le chou du prolétariat. – L'Egalité ne
pouvait y souscrire sans trahir son programme et son nom. »
Peu après, les deux hommes se rencontrèrent au congrès
de Bâle. C’est après ce congrès que Hess
écrira dans un journal français, le Réveil,
un article calomnieux qui suscita la colère de Bakounine.
[75] Les jeunes hégéliens et Karl Marx, Payot, p.
202.
[76] Gérard Bensoussan, Moses Hess la philosophie le socialisme,
Philosophes d’aujourd’hui, PUF., p. 74.
[77] Cité par G. Besoussan, op. cit.
[78] Cité par G. Bensoussn.
[79] Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, Editions sociales
p. 82.
[80] Dans Moses Hess, la philosophie le socialisme, Gérard
Bensoussan joint en annexe trois textes de Hess : « Socialisme
et communisme », « Philosophie de l’action »
et « Les derniers philosophes ». On peut regretter qu’il
n’ait pas joint « Sur l’essence de l’argent
». Il est vrai que ce texte contient des propos antisémites,
du genre : « Les juifs avaient la mission historique mondiale
dans l’histoire naturelle du monde social animal de développer
la bête de proie qui est dans l’homme. Le mystère
du judaïsme et du christianisme a été rendu public
dans le monde moderne judéo-chrétien des boutiquiers
». Il n’y a semble-t-il pas de traduction française
de ce texte. Je me suis référé à la
traduction anglaise. (Marxists Internet Archive, marxists.org).
[81] Il est convenu dans la galaxie marxiste de considérer
Moses Hess au mieux comme l’inspirateur de Marx sur certains
points, au pire comme un membre de son entourage, mais de toute
façon comme une sorte de « proto-marxiste ».
Beaucoup d’arguments plaideraient en faveur de la thèse
d’un Moses Hess proto-anarchiste.
[82] Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 260. Vrin.
[83] Etatisme et anarchie.
[84] Marx, La Pléiade, III p. 342-343.
[85] Pléiade, III 224.
[86] Œuvres, Philosophie, La Pléiade, p. 384.
[87] Hegel, La Raison dans l'histoire, 10/18, p. 120.
[88] Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques, p. 97.
[89] Bakounine et le panslavisme révolutionnaire, p. 100.
[90] Bakounine et les autres, 10/18, p. 266.
[91] Outre sa formation philosophique, Bakounine avait aussi une
formation d’officier d’artillerie. Lorsque l’insurrection
de Dresde fut vaincue, il organisa une retraite stratégique
qui fut un modèle du genre. Dans l’« art »
militaire, une retraite stratégique consiste à dégager
d’un lieu de combat un maximum d’hommes et de matériel,
en bon ordre, avec un minimum de pertes. La compétence de
Bakounine fut reconnue par Engels, lui-même féru de
questions militaires : « A Dresde, le combat des rues dura
quatre jours. Les petits-bourgeois de Dresde – la “garde
nationale” –, non seulement ne participèrent
pas à cette lutte, mais ils appuyèrent la progression
des troupes contre les insurgés. Ceux-ci, par contre, comprenaient
presque exclusivement des ouvriers venus des quartiers industriels
environnants. Ils trouvèrent un chef capable et de sang-froid
dans la personne du réfugié russe Michel Bakounine,
qui fut fait prisonnier par la suite... » (In Bakounine et
les autres, Arthur Lehning, 10/18, p. 170.)
[92] Pléiade, III, 336-342.
[93] Marx, Pléiade, III, 336-342.
[94] Aber er ist der furchtbarsten Anarchie preisgegeben, dit le
texte original. (« Mais il est abandonné à la
plus terrible anarchie »). Pour des raisons évidentes,
le traducteur, Jean Barrué, n’a pas voulu créer
de confusion. Ce scrupule, à mon avis, était inutile.
[95] La Réforme, 6 août 1847.
[96] L’article de Bakounine est parcouru d’une emphase
apocalyptique : « les plus terribles tempêtes nous menaçaient
», « l'atmosphère est étouffante et grosse
de tempêtes » ; il y est question d’« Antéchrist
», de la « perpétuelle immolation du positif
brûlant dans la flamme pure du négatif », de
« sombres nuages, précurseurs de l'orage », de
« tempête de destruction ».
[97] Marx, lettre à Ruge, mai 1843, Pléiade, Œuvres,
Philosophie, p. 336.
[98] La même parabole se trouve dans Matthieu 8-22.
[99] Science de la logique, Tome Ier, 2e livre « La doctrine
de l’essence », p. 82.
[100] Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel,
Œuvres, Philosophie, La Pléiade, p. 386.
[101] Phénoménologie, préface, I, 6, Vrin.
[102] Ecrit contre Marx, 1872.
[103] Hegel, Phénoménologie de l’esprit.
[104] Science de la Logique, La doctrine de l’essence, T.I,
Livre II, p. 81, Aubier.
[105] Phénoménologie, Livre I, Vrin, p. 176.
[106] Logique, T.I, Livre II, Doctrine de l’Essence, Aubier,
p. 83.
[107] Curieusement, Marx ne se réfère jamais à
Hess. Bakounine ne le mentionne qu'en passant. Hess semble être
à ses yeux qu'un pâle épigone de Marx, bien
que le Russe reconnaisse qu'il a pu dans un premier temps influencer
celui-ci. Les rapports entre Bakounine et Hess mériteraient
d’être étudiés. Hess a été
un agent extrêmement actif de lutte contre l’influence
bakouninienne dans l’Internationale, et Bakounine, qui le
méprisait, le lui rendait bien. Cette opposition a malheureusement
occulté bien des points qui auraient pu rapprocher les deux
hommes.
[108] Phénoménologie, I, 60, Vrin.
[109] Etatisme et anarchie, IV, 308.
[110] Editions du Lérot, traduit par M. Espagne, 1988, p.
59.
[111] Etatisme et anarchie, IV, 307.
[112] Ibid., 308.
[113] Bakounine, « Histoire du Socialisme », manuscrit
sans date.
[114] Phénoménologie, I, 257, Vrin.
[115] Ibid., p. 267.
[116] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I.–Science
de la logique, p. 529. Vrin.
[117] Encore faut-il préciser que Marx lui-même n'y
fait référence de façon positive que tardivement.
[118] Plus tard, Bakounine reviendra sur le caractère contradictoire
de la Réforme protestante : tout d’abord expression
du besoin de liberté, il devient ensuite l’un des principaux
facteurs du despotisme monarchique en Europe.
[119] l’Empire knouto-germanique, VIII, 215.
[120] La traduction des éditions Vrin est légèrement
différente : « Ce qui est rationnel est effectif ;
et ce qui est effectif est rationnel. »
[121] Fédéralisme, socialisme et antithéologisme,
Stock, p. 116.
[122] L’Empire knouto-germanique, VIII, 267.
[123] « Les Endormeurs », juin-juillet 1869.
[124] Ecrit contre Marx, 1872.
[125] Cf. René Berthier : « La Révolution française
dans la formation de la théorie politique de Bakounine »
et « La Révolution française comme archétype
: 1848 ou le 1789 manqué de la bourgeoisie allemande »,
in : les Anarchistes et la Révolution française, éditions
du Monde libertaire, Paris 1990.
[126] Bakounine et les autres,10/18, p. 94.
[127] « Le Communisme », mai-juin 1843, Der Schweizerischer
Republikaner, 2, 6 et 13 juin 1843, Zurich.
[128] Jean, 8.32 : « Vous connaîtrez la vérité,
et la vérité vous affranchira. »
[129] « Le Communisme », mai-juin 1843 Der Schweizerischer
Republikaner.
[130] Cabet écrivit le Vrai christianisme suivant Jésus-Christ
dans lequel il réclame « la réalisation de la
démocratie et du christianisme ». Il écrit également
: « l’ancien christianisme suffit amplement pour donner
le bonheur, pourvu qu’on sache le comprendre et l’appliquer.
On peut y trouver les bases d’une admirable morale sociale.
Le Christ a été un prolétaire ou s’est
incarné dans un prolétaire. »
[131] « Le Communisme », mai-juin 1843 Der Schweizerischer
Republikaner.
[132] Ibid.
[133] Henri Arvon, Bakounine, Absolu et révolution, p. 53.
[134] Article pour Il Popolo d’Italia, septembre 1865.
[135] Cf. Marx : « Quand le prolétariat annonce la
dissolution de l’ordre présent du monde, dit Marx en
1843, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre
existence, car il est lui-même la dissolution effective de
cet ordre du monde. » Pour une critique de la philosophie
du droit de Hegel, Pléiade, Œuvres, Philosophie, p.
396.
[136] Cité par Alexis Philononko, Théorie et praxis
dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en
1793. p. 79 Vrin.
[137] En allemand : Die Parteien in Deutschland, publié
dans les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst,
No 247-251, Leipzig, 1842. Traduction : Jean Barrué.
[138] Note de Bakounine : « p. 154. »
En 1841 Moses Hess publia La Triarchie européenne qui est
une réponse à La Pentarchie européenne de K.E.
von Goldmann, livre dans lequel l’auteur développe
une analyse politique de la construction d’un système
étatique européen fondé sur les puissances
réunies au congrès de Vienne (Prusse, Autriche, Russie
et Angleterre) auxquelles s’est jointe la France en 1818.
Dans la Triarchie européenne, puis dans Rome et Jérusalem,
Hess oppose à cette pentarchie une triarchie composée
de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. L’Allemagne
a une vocation philosophique ; la France a « ouvert à
toutes les nations la route vers les changements et les améliorations
sociales et politiques, et a également éclairé
le chemin du progrès pour les sciences naturelles »
; l’Angleterre a suivi la voie du progrès et du développement
de l’industrie. « Ces trois nations ont grandement contribué
au développement de la civilisation, chacune à sa
manière propre. » (Rome et Jérusalem.) Hess,
comme Marx, était violemment opposé à toute
influence russe en Europe.
[139] Peut-être une allusion à l’ouvrage de
Feuerbach, paru en 1841, l’Essence du christianisme. Le titre
allemand du livre de Feuerbach est « Das Wesen des Christentums
» ; le texte allemand de Bakounine parle de « Wesen
des wahren Christenthums ».
[140] Note de Bakounine : « voir l’interpellation de
Marheineke dans l’affaire de B. Bauer, p. 86. » Le théologien
et hégélien de droite Philip K. Marheineke avait été
le professeur de Bruno Bauer. Les deux hommes collaborèrent
dans l’édition des Leçons sur la philosophie
de la religion de Hegel, mais le premier n’approuvait pas
l’interprétation que le second donnait de la pensée
du philosophe.
[141] On a voulu voir dans cette phrase une remarque antisémite.
L’accusation ne me paraît pas justifiée. Elle
l’aurait été si Bakounine s’était
réjoui de cette situation, ou s’il avait fait un commentaire
dépréciatif sur les Juifs. Ce n’est pas le cas
; il se contente de faire un constat. Dans Etatisme et anarchie,
Bakounine écrit : « Dès le début de l'histoire
de la Pologne, l'usage de la langue allemande s'était implanté
dans les agglomérations urbaines grâce à la
foule de bourgeois, d'artisans et surtout de Juifs allemands qui
trouvaient là un bon accueil. On sait que depuis les temps
les plus reculés, la majeure partie des villes, dans cette
partie de la Pologne, étaient administrées selon le
Droit de Magdebourg. » Le Moyen Âge a été
marqué par une « ruée vers l’Est »
des populations germanophones, y compris juives, ce qui avait conduit
à la mise en place dans les villes d’Europe centrale
d’un droit particulier, relatif à l’autonomie
municipale. On trouve la même analyse chez Engels, dans la
Nouvelle Gazette rhénane du 9 juin 1848 : « Dans toute
la Pologne, ce sont des Allemands et des Juifs qui forment la souche
de la bourgeoisie industrielle et commerçante ; ce sont les
descendants d'immigrants qui, la plupart du temps, ont fui leur
pays à cause des persécutions religieuses. Ils ont
fondé des villes au cœur du territoire polonais, et
depuis des siècles ils en ont vécu toutes les vicissitudes.
Ces Allemands et ces Juifs, importante minorité, cherchent
à mettre à profit la situation provisoire du pays
pour s'élever au pouvoir. Ils en appellent à leur
qualité d'Allemands ; ils sont aussi peu Allemands que les
Allemands d'Amérique. Si on les incorpore à l'Allemagne,
on opprime la langue et la nationalité de plus de la moitié
de la population polonaise de Posnanie… » (NGR, «
Le nouveau partage de la Pologne », 9 juin 1848.)
Les propos antisémites de Bakounine apparaîtront beaucoup
plus tard et seront liés aux calomnies de Marx et de son
entourage, et en particulier de Moses Hess, calomnies que Bakounine
attribuera aux « Juifs allemands ».
[142] « Aber er ist der furchtbarsten Anarchie preisgegeben
», dit le texte original. (« Mais il est abandonné
à la plus terrible anarchie »). Pour des raisons évidentes,
le traducteur, Jean Barrué, n’a pas voulu créer
de confusion. Ce scrupule, à mon avis, était inutile.
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