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BAKOUNINE AVANT L’ANARCHISTE
1836-1842
René Berthier

Origine : échange mail

Avant-propos sur le « making of » de ce travail

En 1991, les éditions du Monde libertaire publièrent mon « Bakounine politique ». Il s’agissait en réalité de la troisième partie d’un travail plus vaste consacré à Bakounine, divisé comme suit :

• Les sources philosophiques de la pensée de Bakounine ;

• La philosophie de l’histoire ;

• L’action.

Cette troisième partie fut elle-même amputée, pour des raisons techniques, d’un chapitre sur la guerre franco-prussienne de 1870, sur la Commune et l’AIT. J’ai rectifié cette lacune en adressant à 1libertaire.free.fr le texte intégral de cette troisième partie.

L’origine de ce travail, commencé en 1988, vient d’un événement parfaitement fortuit. J’avais refeuilleté le recueil des textes philosophiques de Marx et Engels publié par les Editions sociales et j’ai regardé la notice biographique de Bakounine qui se trouvait en fin de volume. On pouvait y lire que le révolutionnaire russe était « sans aucune formation théorique », ce qui m’avait un peu énervé. Je savais bien entendu que c’était faux, mais je n’étais alors pas en mesure d’argumenter, au-delà de quelques vagues affirmations. J’entrepris alors de rédiger un texte pour prouver le contraire. Mon intention n’était pas de dépasser le cadre d’une brochure de dix ou vingt pages. Mal m’en a pris. Je me suis trouvé engagé dans une affaire presque sans fin. J’avais tiré le bout de laine qui dépassait et c’est tout le tricot qui est venu.

Je savais, par mon passage au Centre de sociologie libertaire de Gaston Leval, connaisseur de Bakounine, que ce dernier avait une formation hégélienne. En relisant Bakounine, je constatai qu’il parlait parfois du grand philosophe. J’entrepris donc de lire Hegel et je découvris que toute la pensée du russe était imprégnée de sa philosophie. Puis ce fut le tour de Fichte, de Kant, de Feuerbach, de Spinoza, de Descartes... Bakounine n’est pas un auteur qui parsème ses textes de citations, mais la pensée de ces philosophes, et surtout Hegel, est là, en permanence, entre les lignes, et qu’il faut savoir débusquer.

Le texte qui suit, « Bakounine avant l’anarchiste – 1836-1842 », constitue une partie de mon travail sur les sources philosophiques de la pensée de Bakounine. Bien entendu, ce texte n’est plus tout à fait le même que celui que j’ai initialement rédigé. Depuis 1988, il a été modifié, complété, retravaillé. Surtout, la possibilité de travailler avec le CD-Rom des œuvres de Bakounine publié par l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam a constitué une facilité inimaginable il y vingt ans. Sans doute cela permettra-t-il de susciter des vocations de chercheurs dont les travaux trancheront avec les âneries habituelles qu’on raconte sur Michel Bakounine.



BAKOUNINE AVANT L’ANARCHISTE

1836-1842

Introduction

1. – Contre les Lumières
L’intermède philosophique : du conservatisme à la démocratie
Soif d’absolu
Les « raisonnements philosophiques empiriques de Voltaire, Rousseau, Diderot »….

2. – La Réaction en Allemagne
Le contexte historique
Le contexte philosophique
Schelling
Lamennais
Strauss
Feuerbach
Bruno Bauer
Cieszkovski et la philosophie de l’action
Hess
La thématique de La Réaction en Allemagne
La décomposition du monde
Conséquents et conciliateurs
Démocrates et conservateurs
Dialectique négative et philosophie de l’action
La contradiction
Fusion du négatif dans le positif
Aplatir la contradiction
Weitling.

Conclusion sur la période 1836-1842


ANNEXES

Document : La réaction en Allemagne

Document : Lettre à Arnold Ruge mai 1843

Document : Le Communisme, mai-juin 1843


Introduction

L’objet de ce travail est de remettre la pensée et l’action de Bakounine en perspective. En effet, il est rarement tenu compte que le révolutionnaire russe n’est devenu « anarchiste » que vers 1868 et que, mort en 1876, la maladie l’a rendu à peu près inactif les deux dernières années de sa vie.

Il a fallu une longue maturation pour parvenir au penseur et à l’homme d’action que l’image d’Epinal nous présente comme l’anarchiste type, l’adversaire de Marx dans l’Association internationale des travailleurs, le révolutionnaire brouillon, etc. Il y a donc un autre Bakounine, celui d’avant, qui est peu connu. C’est ce Bakounine-là que nous voulons présenter.

Marx a été « marxiste » dès le début. Des Manuscrits de 1844 au Capital, sa pensée a certes subi des évolutions, une maturation, mais sur une période de quarante ans, elle est identifiée de façon permanente comme communiste. Bakounine n’a été anarchiste que pendant six à huit ans, mais de nombreux commentateurs semblent l’ignorer et analysent ses écrits comme si le révolutionnaire russe était tombé dans la marmite anarchiste à la naissance et n’ont pas de mal, dans ce cas, à soulever les inconséquences supposées de sa pensée. Le moins qu’on puisse dire est, qu’en attendant, il n’est pas resté inactif. Cette activité ne peut pas être définie comme anarchiste, même si elle a été constamment teintée de préoccupations sociales et même si on peut jouer à ce jeu stérile consistant à chercher, dans ses écrits de jeunesse, des « signes » de sa pensée anarchiste finale.

Comme pour Marx, la formation intellectuelle de Bakounine a été déterminante dans la définition de ses orientations ultérieures. Expliciter le contenu théorique de la pensée de Bakounine présente certaines difficultés. La nature de ses écrits n’est pas théorique, elle est toujours liée à une activité militante, souvent pressante ; les références culturelles, en particulier philosophiques, sont rarement explicites et il faut en général lire entre les lignes pour les « débusquer ».

Les conditions dans lesquelles vivaient Marx et Bakounine étaient radicalement différentes. Alors que le premier a vécu la plus grande partie de sa vie d'une façon sédentaire, ce qui lui a permis de réaliser une œuvre théorique systématique marquée par la continuité, Bakounine a été, physiquement, porté sur toutes les routes d'Europe, de Russie et d'Amérique ; il a en outre suivi une évolution intellectuelle qui l'a porté du conservatisme philosophique à la fin des années 1830 à l'anarchisme en passant par plusieurs périodes intermédiaires.

Les écrits de Bakounine sont des textes dictés par les circonstances : lettres, circulaires, conférences, discours. Il existe très peu d'écrits théoriques en tant que tels : un article publié par Arnold Ruge en 1842, une étude sur Feuerbach écrite en 1845 mais dont le texte a été perdu. Les écrits de la période politiquement active n'ont pas été rédigés à tête reposée dans le calme d'une bibliothèque, en prenant le temps de la réflexion. Même les deux textes fondamentaux que sont l'Empire knouto-germanique et Etatisme et anarchie ne furent pas écrits dans des circonstances favorables. Il faut aussi considérer que beaucoup d'écrits ont été détruits. Pourtant, lorsqu'on porte sur l'œuvre de Bakounine un regard global, on note :

– qu'elle a constamment une intention théorique sous-jacente, qu'elle est parcourue par une volonté d'élever le propos à une dimension globale et théorique ;

– qu'elle possède une cohérence interne pour autant qu'on prenne la peine de ne pas mélanger les périodes successives d'évolution de sa pensée [1] ;

– et surtout qu'elle est caractérisée par une réelle intention pédagogique.

Il est tentant de lier l'étude de la pensée de Bakounine à celle de Marx, en constituant ainsi une sorte de couple infernal et manichéen. L'histoire de l'opposition entre les deux hommes a déjà été fait par les partisans des deux bords et il ne s'agit pas d'en fournir un nouvel avatar. L'apport de Bakounine constitue un ensemble qui se suffit à lui-même et qui n'a pas besoin d'être défini par rapport ou en opposition à Marx. Notre intention n'est pas de faire le catalogue des divergences qui ont opposé les deux hommes mais de montrer en quoi ces divergences ont leur origine dans un fonds théorique commun : l'étonnante identité de leurs analyses en bien des domaines provient en effet de leur formation philosophique commune qui les conduit cependant à des conclusions politiques la plupart du temps opposées. Il ne s'agit en somme pas de deux pensées radicalement étrangères l'une à l'autre. Cependant, dès les premiers « travaux pratiques » où les deux hommes ont pu développer une activité politique – la révolution de 1848 en Allemagne – on constate des divergences fondamentales d’approche.

Nombre d'auteurs sont passés du soutien à des régimes qualifiés de totalitaires à la rébellion morale, et font maintenant le procès de l'essence totalitaire du pouvoir. Ceux-là dénoncent aujourd’hui l'imposture de la révolution qui sacrifie les hommes sur l'autel de la terreur d'Etat. Bakounine avait répondu d'avance en disant que l'Etat n'est pas la révolution.

* * *

Les premiers écrits sur Bakounine sont naturellement de Marx et Engels eux-mêmes et de certains auteurs marxistes. A de rares exceptions près, comme Steklov, historien bolchevik, Franz Mehring ou Karl Korsch, Bakounine apparaît sous les traits d'un révolutionnaire brouillon, inculte, irresponsable, suspect et aventuriste. L'examen des textes des pères fondateurs du socialisme dit scientifique révèle pourtant deux choses :

1. Marx lui-même, malgré la variété étonnante d'épithètes par lesquels il qualifie Bakounine, ne se risque pas à une critique réelle de ses positions, sauf dans les annotations portées en marge de son exemplaire d'Etatisme et anarchie, et qui ne peuvent guère être considérées comme satisfaisantes. Le travail de réfutation critique, de polémique, en réalité, revient surtout à Engels.

2. Le lecteur un peu attentif de la correspondance de Marx et d'Engels relève un certain nombre de déclarations contradictoires, et assez étonnantes. Ainsi, en 1863, après que Bakounine se soit évadé de Sibérie et qu'il soit revenu en Europe en faisant un extraordinaire périple par les Etats-Unis, Marx peut-il écrire que Bakounine est un des rares hommes chez qui il « constate du progrès et pas du recul » (lettre à Engels du 4 novembre 1863). On sait que les compliments étaient exceptionnellement rares sous la plume de Marx. Ce dernier déclara, quelques années plus tard, à propos du révolutionnaire russe, que « comme théoricien, il est zéro » (lettre à F. Bolte, 23 novembre 1871), ce qui ne l'avait pas empêché, soucieux d'avoir l'opinion de Bakounine, de lui faire parvenir en Italie un exemplaire du Capital lors de sa parution. Engels, quant à lui, ne manquait jamais de railler Bakounine, mais il écrivit à Charles Rappoport qu'il fallait le respecter car il avait compris Hegel, ce qui n'était pas un mince compliment.

Ces appréciations contradictoires sur l'homme sans savoir théorique qui avait compris Hegel suffiraient à susciter la curiosité et à inciter à la recherche de la vérité. Cette curiosité a manifestement manqué à la plupart des auteurs marxistes…

La vie extraordinairement mouvementée de Bakounine a sans doute orienté les auteurs vers un travail de biographie : il est certain que celui qui a participé à l’insurrection de Prague, à celle de Dresde, à la Commune de Lyon, qui a été arrêté par les autorités saxonnes, livré à l’Autriche, livré ensuite à la Russie, condamné à perpétuité, qui s’est évadé de Sibérie en passant par le Japon et les Etats-Unis, tenta de participer à l’insurrection polonaise de 1863, donna en Italie l’impulsion du mouvement socialiste, fut à l’origine du mouvement libertaire espagnol, participa à l’AIT, un tel homme fournit une large matière aux biographes plus tentés par le rocambolesque que par l’analyse politique.

Dans le mouvement libertaire lui-même Bakounine tient une place à part. Sans doute ses rapports, même conflictuels, avec Marx et la proximité avouée par Bakounine lui-même de sa propre pensée avec celle de Marx, leur formation théorique commune, suscitent-t-elles un certain embarras. Ainsi, un groupe de la Fédération anarchiste a-t-il publié pendant des années une série de brochures consacrées aux biographies des principaux militants libertaires, certains d’entre eux étant totalement inconnus du grand public… et de nombre de libertaires eux-mêmes. Curieusement, Bakounine a été oublié, et cet oubli ne saurait être considéré comme fortuit.

Peu d’auteurs ont fait le constat de la « carrière » anarchiste très courte de Bakounine ni expliqué la progression qu’il a suivie d’un nationalisme slave à caractère fortement social vers le socialisme. Cette « coupure épistémologique » se trouve dans une lettre qu’il écrivit à Marx le 22 décembre 1868, dans laquelle il déclare :

« …mieux que jamais je suis arrivé à comprendre combien tu avais raison en suivant et en nous invitant à marcher sur la grande route de la révolution économique, et en dénigrant ceux d’entre nous qui allaient se perdre dans les sentiers des entreprises soit nationales, soit exclusivement politiques. Je fais maintenant ce que tu as commencé à faire, toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux solennels et publics que j’ai adressés aux bourgeois du Congrès de Berne, je ne connais plus d’autre socité, d’autre milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie maintenant c’est l’Internationale, dont tu es l’un des principaux fondateurs. Tu vois donc cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de l’être. Voilà tout ce qui était nécessaire pour t’expliquer mes rapports et mes sentiments personnels. »

Si cette lettre n’était pas totalement dénuée d’arrière-pensées, le ralliement de Bakounine à la cause du mouvement ouvrier ne peut pas être contesté, ni la reconnaissance, qu’il renouvellera en plusieurs occasions, du rôle joué par Marx.

En annexe au présent ouvrage se trouvent rassemblés l’essentiel des textes de Bakounine qui sont analysés dans notre étude, ce qui permet au lecteur, pour la première fois, de disposer de l’ensemble des documents de Bakounine sur la question slave, sur l’émancipation nationale des peuples d’Europe centrale, sur la révolution de 1848.


1. – Contre les Lumières

Le lecteur averti sait que la jeunesse de Bakounine a été marquée par une période d’exaltation philosophique qui aurait duré de 1836 environ à 1842, date de publication de La Réaction en Allemagne. Cependant, à l’examen de textes que le jeune homme a écrits avant cette période, il apparaît que ce ne soit là qu’une parenthèse.

Bakounine avait commencé très tôt à prendre des notes, qu’il conserva toute sa vie. Il dressait un tableau sur lequel il inscrivait les faits marquants de l’histoire européenne. Les notes qu’il prit en 1834 sont significatives. Elles ne sont pas marquées par le souci de prouver quoi que ce soit, elles ne sont pas entachées du délire verbal mystico-hégélien qui le marquera peu après ; on a simplement affaire à un jeune homme qui prend des notes pour s’instruire et qui les commente. Mais on constate déjà son intérêt pour des thèmes qui marqueront ses réflexions pendant sa période anarchiste : le conflit entre la papauté et les monarchies européennes ; les hérésies ; la fonction de l’idéologie et la manipulation de l’opinion par la papauté ; l’histoire de la Ligue hanséatique, qui sera plus tard le pivot de sa réflexion sur ce qu’il appellera l’« inconsistance révolutionnaire de la bourgeoisie allemande ».

L’histoire intellectuelle de Bakounine ne commence donc pas avec sa période d’exaltation philosophique ; celle-ci apparaît plutôt comme un intermède.


L’intermède philosophique : du conservatisme à la démocratie

Le jeune Bakounine est loin d’être un contestataire de l’ordre établi. Il est né dans une famille d’aristocrates ; un oncle de son père avait été ministre des affaires étrangères sous Catherine II. Son père fut envoyé à l’âge de 8 ans comme attaché d’ambassade à Florence, où l’un de ses parents se chargea de son éducation, et ne rentra en Russie qu’à l’âge de 35 ans. Bien plus tard, il dira :

« Mon père était un homme de beaucoup d'esprit, très instruit, savant même, très libéral, très philanthrope, déiste pas athée, mais libre penseur, en rapport avec tout ce qu'il y avait alors de célébrités philosophiques et scientifiques en Europe – et par conséquent en contradiction complète avec tout ce qui existait et respirait de son temps en Russie, où seulement une petite secte de francs-maçons plus ou moins persécutés gardait et attisait lentement, en secret, le feu sacré du respect et de l'amour de l'humanité. » (Bakounine, Histoire de ma vie, 1870.)

Ce qui est décrit ici est l’environnement typique de la famille d’aristocrates russes influencée par l’esprit des Lumières. La mère de Bakounine était effacée, peu aimée de ses enfants et ne contribua en rien à les imprégner d’une quelconque ferveur religieuse.

Il est possible que le père de Bakounine ait été franc-maçon, comme le sera son fils plus tard. Rentré en Russie, papa Bakounine fut si écœuré par la cour de Saint-Pétersbourg qu’« il se réfugia pour toute sa vie à la campagne et n'en sortit plus jamais. Pourtant il était si connu par presque tous les hommes éclairés qui existaient en Russie de son temps, que sa maison de campagne ne se désemplissait presque jamais ».

De 1817 à 1825 le père de Bakounine fit partie de la société secrète qui, en décembre 1825, fit une tentative de coup d’Etat militaire à Saint-Pétersbourg. L’échec de la tentative fut suivi d’une répression terrible qui rendit l’ancien diplomate prudent. Bakounine père dut son salut au fait qu’il avait refusé de prendre la présidence du mouvement.

A quatorze ans, en 1830, le jeune Bakounine est envoyé dans une école d’artillerie de Saint-Pétersbourg. Dans « Histoire de ma vie », il fait un bilan de son développement intellectuel au moment où il quitte la maison : il parle français, un peu l’allemand et l’anglais assez peu. Il a appris l’histoire ancienne dans Bossuet et a lu Plutarque et Tite-Live dans la traduction d’Amyot. De vagues notions de géographie, mais il a « bien appris l'arithmétique, l'algèbre jusqu'aux équations du 1er degré inclusivement et la planimétrie ». Les mathématiques resteront toute se vie une passion : arrêté en 1849 et emprisonné pour son activité pendant la révolution, il écrit à son ami le musicien Reichel : « Porte-toi bien, vieil et fidèle ami. Je m'en retourne maintenant à mes mathématiques. » (15 octobre 1849.) Le 24 novembre encore, il écrit : « Je ne m'occupe de rien d'autre en ce moment que de mathématiques : les ayant complètement négligées pendant tant d'années, j'ai dû tout reprendre depuis le début comme si je n'y connaissais rien et ai déjà assez progressé. » Et il lui passe une commande de livres [2].

« Quant à l'enseignement religieux, il fut nul. Le prêtre de notre famille, excellent homme que j'aimais beaucoup, parce qu'il m'apportait des pains d'épice, vint nous donner quelques leçons de catéchisme, qui n'exercèrent absolument aucune influence, ni positive, ni négative, ni sur mon cœur, ni sur mon esprit. J'étais plus sceptique que croyant, ou plutôt indifférent. »

La religiosité de Bakounine n’est donc pas ancrée dans son enfance et dans son environnement familial. Plus tard, ses attaques contre la religion ne porteront pratiquement pas sur l’Eglise orthodoxe, dont il doit savoir peu de chose. Pendant sa jeunesse, ses idées sur la morale étaient, dit-il, « excessivement vagues » ; il avait des sentiments, mais aucun principe. « Par une habitude prise dans mon enfance, dans le milieu où s’était passée mon enfance », j’aimais instinctivement le bien et détestais instinctivement le mal, dit-il ; mais il ne se rendait pas compte de ce qui constituait le bien et le mal.

« Je m'indignai et me révoltai contre toute cruauté et contre toute injustice. Je crois même que l'indignation et la révolte furent les premiers sentiments qui se développèrent en moi, plus énergiquement que les autres. »

Or l’existence matérielle, morale et intellectuelle du jeune Bakounine était entièrement fondée sur une « criante injustice », sur une « immoralité absolue », dit-il, « sur l'esclavage de nos paysans qui nourrissaient nos loisirs » [3]. Le père de Bakounine avait parfaitement conscience de cette situation, mais, « homme pratique, il ne nous en parlait jamais, et nous l'ignorâmes très longtemps, trop longtemps ».

Résumons la « configuration » dans laquelle se trouve Bakounine juste avant de partir à l’école des officiers d’artillerie : un père aux idées éclairées, cultivé, qui a vécu longtemps en Italie, propriétaire foncier mais aussi « propriétaire de 1 000 âmes masculines, les femmes n'ayant pas compté dans l'esclavage, comme elles ne comptent pas encore même dans la liberté ». Une mère quasi absente que ses enfants n’aiment pas. Une éducation occidentale, « en dehors de la réalité russe – dans un monde plein de sentiment et de fantaisie mais dénué de toute réalité », éducation qui le laisse indifférent en matière religieuse. Un sentiment de révolte contre l’injustice. Enfin, la fascination pour les voyages.

Il n’y a rien dans l’enfance de Bakounine qui lui permette de s’intégrer intellectuellement dans la réalité russe, rien non plus qui puisse alimenter une crise mystique ; tout au plus un certain sentiment de culpabilité causé par sa condition de privilégié. Dans la mesure où son père, après l’échec des décembristes, opte pour la prudence, « change de système », selon l’expression de Bakounine, et s’efforce de faire de ses enfants des « sujets fidèles du tsar », on peut penser que Bakounine sera réfractaire à toute manifestation d’hypocrisie. A cela s’ajoute la révolte contre l’injustice dont la condition sociale de son père est la manifestation la plus ostensible. Si Bakounine connaît bien une période pendant laquelle il s’engage dans une religiosité à la fois mystique et philosophique, il changera plus tard radicalement d’optique lorsqu’il se rendra compte que la religion est précisément l’un des principaux facteurs du maintien de l’injustice sociale, de l’oppression politique dans la société. Sa révolte contre la religion ne sera pas une manière de masquer une religiosité sous-jacente qui ne veut pas dire son nom, elle sera plutôt un retour aux sources. A ce titre, l’année 1864 sera déterminante.

Alors que tout prédisposait le jeune homme à adhérer aux idées des Lumières, Michel Bakounine traversera une période – assez courte – de mysticisme romantique radicalement opposé à la philosophie du XVIIIe siècle français accompagnée d’une adhésion quasi fanatique à la philosophie allemande, à laquelle aucun jeune intellectuel russe des années 1830-1840 ne pouvait échapper [4].

La correspondance de Bakounine des années 1835-1837 révèle ses premiers émois sentimentaux et religieux – les deux allant en l’occurrence de pair. Henri Arvon [5], soucieux de présenter le Bakounine de la maturité comme un croyant qui ne veut pas se l’avouer, met ces premiers émois religieux en relation avec la première philosophie de Schelling et « dans le prolongement du panthéisme traditionnel tel qu’il s’est développé à travers les doctrines de Giordano Bruno, de Jacob Boehme et surtout de Spinoza ». Ainsi, l’enthousiasme du jeune Bakounine serait provoqué par la philosophie de l’identité où « la nature et l’esprit se fondent dans l’absolu, où l’individu, par-delà les contingences de la vie terrestre, accède au Tout ».

Or si dans une lettre du 7 mai 1835 aux sœurs Beer, citée par Arvon, Bakounine fait étalage d’une sorte de mysticisme sentimental, la raison en est moins une interrogation métaphysique que ses déboires sentimentaux. En effet, il parle de la « jouissance céleste que donne la contemplation d'une belle âme, d'une âme qui a su me comprendre, d'une âme dont j'ai été aimé », mais apparemment les choses ont tourné mal puisqu’il ajoute avec tout le pathos romantique propre à l’époque : « Pourquoi ai-je réveillé un souvenir si poignant, une souffrance dont les terribles suites se ressentent encore si vivement dans mon cœur déchiré ! n'en parlons plus – mes beaux jours n'existent plus ! »

Comme il se doit, cet amour lui étant refusé, ou interdit, il n’aimera plus jamais : « Vous voyez bien, mes bonnes amies, que l'amour n'existe plus pour moi, que ces douceurs me seront inconnues désormais. » Aussi le jeune homme renonce-t-il à l’amour, car ce n’est « qu’un égoïsme à deux ». L’amour à deux étant trop étroit, le jeune Michel va désormais se consacrer à un amour plus vaste : « Il ne me reste donc que l'amour de l'humanité. »

« Je suis l'homme des circonstances et la main de Dieu a tracé dans mon cœur ces lettres sacrées qui comprennent toute mon existence : “il ne vivra pas pour soi !” Je veux réaliser ce bel avenir, je m'en rendrai digne ! pouvoir tout sacrifier pour ce but sacré, voila ma seule ambition ! » (Lettre aux sœurs Beer, 7 mai 1835.)

En 1835, Bakounine vient de quitter l’armée. Il vient de découvrir Schelling et décide de se consacrer à la philosophie. Schelling avait eu une influence considérable chez les intellectuels russes des années 20 et 30. Bakounine lui-même gardera plus tard des traces de son naturalisme.

Lorsque Bakounine arrive à Moscou en 1836, il approfondit sa connaissance de Hegel qui aura sur lui une influence majeure toute sa vie. De Schelling, il conservera de façon permanente l’idée qu’il y a une unité entre les phénomènes de la nature et l’esprit humain ; cependant, il prendra soin de préciser que si l’homme est un phénomène de la nature comme un autre, si ses comportements individuels ou collectifs sont soumis aux lois de la nature, ils comportent aussi des déterminations qui leur sont propres. Le passage de Schelling à Hegel (après une transition par Fichte, il est vrai) fut d’ailleurs progressif, sans heurt, les deux philosophes ne s’opposant pas sur l’idée de l’unité de la connaissance.

La philosophie de Schelling n’était guère appréciée par le pouvoir tsariste, car elle portait en elle des germes de contestation de l’ordre, ce qu’exprime Kochelev dans ses souvenirs :

« La philosophie allemande – c’est-à-dire Kant, Fichte, Schelling, Oken, Goerres, etc., dominait dans le cénacle sans rivale. ... Les principes sur lesquels doivent être fondé s toutes les connaissances humaines, formaient le sujet primordial de nos entretiens. La doctrine chrétienne ne nous paraissait bonne que pour les masses populaires, mais inacceptable pour nous, philosophes. Nous tenions Spinoza en estime particulière, et ses œuvres nous paraissaient de beaucoup supérieures à l’Evangile et aux autres Ecritures sacrées. » (Cité par B. Hepner, Bakounine et le panslavisme révolutionnaire, p. 62.)

Effectivement, le panthéisme de la première philosophie de Schelling rapprochait ce dernier de Spinoza. Le fondement de l’enseignement de Schelling était considéré comme un camouflage de « dépravation intellectuelle et morale », encore pire que la philosophie de Voltaire : l’enseignement de la philosophie de Schelling fut interdit en Russie, suivi de celui de toute philosophie, en 1826.

Il faut bien, lorsqu’on est Russe, jeune et que le romantisme bat son plein, sacrifier aux exigences du genre en épanchant ses sentiments. Protestant de son amour pour ses sœurs, il écrit le 10 août 1836 :

« …Ne vois tu donc pas que me séparer de vous, c'est me séparer de la seule et unique expression de ma vie intérieure ? » « Vous êtes donc mes sœurs non seulement par les lois instinctives de la nature – non, mais par la vie de nos âmes, qui sont parentes, par l'identité de nos buts qui sont éternels [6] ! »

La lettre regorge d’expressions inspirées de la religion, au point que cela en devient écœurant : tous les vingt mots on a droit à la mission éternelle de l’homme ; à sa nature divine ; à l’amour saint et désintéressé ; à l’amour sanctifié ; à la providence. Bakounine évoque le saint devoir qui lui incombe ; le but infini qu’il s’est assigné ; le bonheur céleste ; le saint baptême ; l’amour absolu ; l’héritage divin ; la volonté divine ; la sainte harmonie du monde intérieur avec le monde extérieur ; l'éternité enchaînée dans la finitude ; la religion véritable, celle du Christ, etc. On trouve évidemment le thème chrétien banal de la souffrance rédemptrice : « La souffrance est l'acte par lequel l'homme se libère de toutes les attentes extérieures, de son attachement aux jouissances instinctives et inconscientes. »

Sur 2 700 mots, « amour » revient 33 fois, « divin » 21, « éternel » 14, « saint » 9 fois, « Dieu » 7 fois, « harmonie » 6 fois. Mais aucune spiritualité ne se dégage de ce texte, rien qu’une sensiblerie dégoulinante. Bakounine en fait tellement qu’Henri Arvon n’a pas osé utiliser ce texte pour appuyer sa thèse d’un Bakounine-croyant-mais-qui-ne-veut-pas-l’avouer [7].

Cependant, quelques points méritent d’être relevés. Dans cette lettre, Bakounine associe presque systématiquement l’idée d’amour à celle de liberté, le tout, bien sûr sous caution divine. « Sans liberté, il n'est pas d'amour », apprend-on. Mais on sent déjà qu’il se sent investi d’une mission : « Nous nous sentons Êtres Divins et libres destinés à libérer l'humanité encore esclave. » Le naturalisme de Schelling n’est pas bien loin puisque « tout ce qui vit, ce qui existe, ce qui végète, ce qui subsiste même doit être libre, doit parvenir à la conscience de soi même. » « La Liberté et l'Amour absolus voilà notre but – Libérer l'humanité et l'Univers entier – voilà notre Destination. »

A partir de 1837, la religiosité de Bakounine, jusqu’alors plutôt sentimentale, prend une tournure plus philosophique. Politiquement conservateur, il verse dans une sorte de mysticisme hégélo-chrétien. Dans un document où il déclare « consigner ici les faits de [sa] vie intérieure », on a droit à des propos du type : « La réalité est la vie éternelle de Dieu », ce qui ne l’empêche pas de citer la phrase fameuse de Hegel : « Ce qui est rationnel est réel ».

« L'homme fini est coupé de Dieu, il est coupé de la réalité par les ombres, par son défaut d'immédiateté; pour lui réalité et bien ne sont pas identiques; pour lui bien et mal sont séparés. Il peut être un homme moral, il n'est pas un homme religieux, et parce qu'il est esclave de la réalité, il la redoute, il la hait. Qui hait la réalité et ne la connaît pas hait et ne connaît pas Dieu. La réalité est la volonté divine. En poésie, en religion et enfin en philosophie s'accomplit le grand acte de réconciliation de l'homme avec Dieu. L'homme religieux sent, croit que la volonté divine est le bien absolu, unique, il dit: "Que ta volonté soit faite", il dit cela, bien qu'il ne comprenne pas la raison pour laquelle la volonté divine est en réalité la félicité réelle et que c'est uniquement en elle qu'est la satisfaction finie. » (« Mes notes », 4 septembre-9 novembre 1837.)

Dans ce même texte, Bakounine déclare que son « âme a subi bien des bouleversements », qu’il a « failli chuter à nouveau », qu’il n’est « pas encore suffisamment illuminé par la vérité », qu’il y a en lui « de nombreux côtés obscurs » qui lui rendent impossible « l'obtention de l'harmonie ininterrompue » ; bref, ajoute-t-il, l’an prochain il partira pour l’étranger : « A cette fin, je dois me préparer 1) moralement et 2) matériellement : à présent je lis La Phénoménologie. »

On notera qu’il ne lit pas la Bible ou les Evangiles mais la Phénoménologie de Hegel.

Bakounine apparaît comme un jeune homme exalté et on devine déjà que son exaltation ne sera pas contemplative. Henri Arvon confirme cette « disposition particulière » de son esprit en citant un passage de la « Confession » de Bakounine, écrite en 1851, mais dont il dit à tort que c’est une « autocritique ». Ce n’est pas du tout une autocritique. Arvon fait un grave contre-sens sur la signification de ce texte, contre-sens que beaucoup d’auteurs avec lui ont fait.

Condamné à la prison à vie, Bakounine est enfermé dans la terrible forteresse Pierre-et-Paul ; le tsar lui a demandé d’écrire une confession dans laquelle il avouerait ses « péchés », en échange de quoi peut-être consentira-t-il à alléger ses conditions de détention. Le tsar veut surtout que Bakounine dénonce ses complices. Bakounine finit par accepter, en précisant qu’il avouera ses propres « péchés », mais qu’il n’est pas qualifié pour avouer ceux des autres, montrant par là qu’il maîtrise parfaitement l’hypocrisie religieuse. Aussi parle-t-il abondamment de lui-même, avouant ses propres « fautes », chargeant même la barque à l’occasion. Les seuls « complices » dont il cite les noms sont des militants dont il est notoire qu’ils étaient avec lui ou qui sont hors de portée du tsar. Celui-ci n’est pas dupe une seconde : en marge du document il écrit que cette confession n’a aucune valeur. Il n’y aura aucune amélioration dans les conditions de détention de Bakounine. La Confession est en fait une critique extrêmement fine du système politique russe de l’époque ; elle contient aussi des passages où Bakounine s’analyse lui-même, mais ce ne sont en aucun cas des autocritiques. Ainsi, celui cité par Arvon :

« Il y eut toujours, dans ma nature, un défaut capital : l'amour du fantastique, des aventures extraordinaires et inouïes, des entreprises ouvrant au regard des horizons illimités et dont personne ne peut prévoir l'aboutissement. Dans une existence ordinaire et calme, j'étouffais, je me sentais mal à mon aise. Les hommes recherchent ordinairement la tranquillité et la considèrent comme le bien suprême ; pour ma part, elle me mettait au désespoir; mon âme était dans une agitation perpétuelle, exigeant de l'action, du mouvement et de la vie. J'aurais dû naître quelque part dans les forêts américaines, parmi les colons du Far West, là où la civilisation en est encore à ses débuts et où toute existence n'est qu'une lutte incessante contre des hommes sauvages et contre la nature vierge, et non pas dans une société bourgeoise organisée. Et si de même, dès ma jeunesse, la destinée avait voulu faire de moi un marin, je serais probablement encore, à l'heure actuelle, un honnête homme, je n'aurais pas songé à la politique et je n'aurais cherché d'autres aventures et d'autres tempêtes que celles de la mer. Mais le sort en a décidé autrement et mon besoin de mouvement et d'action est resté insatisfait. Ce besoin, joint ensuite à l'exaltation démocratique, a pour ainsi dire été mon seul mobile. »

Si ce passage décrit parfaitement le tempérament de Bakounine, on notera cependant que les éventuelles alternatives qu’il envisageait à son existence étaient celles d’aventurier, de colon au Far West ou de marin, mais pas de missionnaire et encore moins de moine. Et s’il se reconnaît une certaine exaltation, il ne s’agit pas d’exaltation mystique mais démocratique.


Soif d’absolu

La philosophie est le moyen par lequel Bakounine étanche sa soif d’absolu, mais le jeune homme ne peut se contenter d’une voie qui le conduirait vers le quiétisme. La recherche de l’Absolu, c’est bien, mais il n’entend pas attendre que l’Absolu vienne à lui. Il va s’efforcer de le chercher, activement. Et il le cherche dans le monde réel avec un homme vivant : « Plus l'homme est vivant, plus il est pénétré de l'esprit d'indépendance, plus la réalité est vivante pour lui, plus elle est proche de lui. Est rationnel ce qui est réel », écrit-il dans ses « Notes », entre le 4 septembre et le 9 novembre 1839.

Pavel Annenkov [8], le philologue et publiciste russe, fournit de précieux renseignements sur la jeunesse de Bakounine, dont il écrivit qu'il « fit preuve des plus hautes aptitudes pour la dialectique, aptitudes indispensables pour donner une forme vivante à des formules de logique abstraites et pour tirer des déductions pouvant s'appliquer à la vie. On s'adressait à lui pour éclaircir tel ou tel point obscur ou difficile du système de Hegel ». A cette époque, Bakounine présentait les principes fondamentaux de la logique et de l'esthétique de Hegel « comme une découverte universelle toute récente de l'humanité, comme une loi obligatoire pour la pensée humaine, dont les principes sont l'expression absolue en tout et pour tout, et sans qu'il y ait lieu de corriger, d'ajouter ou de modifier quoi que ce soit ».

Belinski, qui fut le plus célèbre critique littéraire russe, fut lui-même formé à l'hégélianisme par Bakounine, mais le manque de docilité de l'élève et l'enthousiasme despotique du maître provoquèrent une succession de brouilles et de réconciliations. Selon Herzen, le groupe de jeunes hégéliens russes exigeait « une acceptation inconditionnelle de la Phénoménologie et de la Logique de Hegel, et encore selon leur exégèse ». « Or, poursuit Herzen, ils en faisaient une exégèse continuelle (...) Des hommes qui pourtant s'aimaient se brouillaient des semaines durant, n'ayant pu s'accorder sur la définition de « l'esprit transcendant », et prenaient offense d'une opinion sur la personnalité absolue et son « en-soi ». »

Lorsque Belinski reprit la publication de la revue Moskovskij Nabljudatel, ce ne furent plus les conceptions de Schelling, que le journaliste avait jusqu'à présent défendues, qui y dominèrent, mais les « rigoureux schémas de Hegel exprimés dans le sévère langage que ceux-ci demandaient », dit Annenkov. Bakounine était un des rédacteurs du journal et « on attendait de lui une révolution dans les lettres et dans la pensée ». « Et en effet, Bakounine ouvrit une nouvelle phase de philosophisme sur le plan russe en proclamant, en tant que doctrine, la sainteté de tout ce qui est réel. »

Belinski raconte à Stankevic en octobre 1839 que, deux ans auparavant, il avait logé avec Bakounine à Moscou et que son ami avait alors « parcouru la philosophie de la religion et du droit de Hegel ». Jeux philosophiques voluptueux ou délectations intellectuelles – les expressions sont d'Annenkov – Bakounine semble bien avoir été l'un de ceux qui ont introduit dans la Russie des années quarante la mode de Hegel. L'observateur, qui écrit dans les années quatre-vingts, donne une indication intéressante, que Bakounine confirmera indirectement, sur les raisons qui ont pu le pousser vers la philosophie de Hegel. Annenkov dit en effet que les multiples aspects, la promptitude et la souplesse de l'esprit de Bakounine « demandaient déjà une nourriture et un soutien sans cesse renouvelés », et que la philosophie hégélienne, « mer vaste et sans rivages, se présenta on ne peut plus à propos ».

En somme l'hégélianisme a fourni un exutoire, un aliment, dont l'esprit vorace du jeune philosophe a pu se nourrir. Bakounine, qui sera très curieux du fonctionnement de l'esprit humain et de ses mécanismes, expliquera dans l'appendice à l'Empire knouto-germanique, bien plus tard, que l'homme est un être essentiellement spéculatif et que si on lui ferme la voie scientifique, il s'ouvrira, pour satisfaire cette tendance, une nouvelle voie, mystique (VIII, 247). De fait, la philosophie de Hegel, dans laquelle Bakounine s'est plongé comme dans une religion, lui a fourni un terrain suffisamment étendu pour qu'il puisse y déployer toutes ses forces et ses capacités : un aliment à la taille de ce vaste esprit dont le corps matériel, précisons-le, faisait de deux mètres de haut.

Rétrospectivement, Annenkov n'approuve pas la vie que le jeune Bakounine menait à cette époque, mais il reconnaît que sa clarté et son éclat lui attiraient ceux-là mêmes qui restaient indifférents aux idées qu'il propageait. Du point de vue social, dit-il, « personne ne contestait, en tant que valeur, la philosophie de Bakounine ; elle a été, en effet, un pas en avant dans le développement culturel de notre société et elle a servi le progrès ». La méthode développée par cette philosophie pour appréhender les buts et les problèmes de l'existence avait, aux yeux du très libéral Annenkov, des côtés fantaisistes, mais elle était « supérieure à la grossière méthode de présenter ces buts et ces problèmes qui, à l'époque, était en vogue chez la plupart des contemporains ».

On comprend les réticences d'un homme modéré devant les exubérances du jeune Bakounine, surtout si on se souvient que le témoignage est écrit quarante ans plus tard, après la mort de l'intéressé. Annenkov est peut-être tenté également de superposer à son souvenir les impressions produites sur lui par ce qu'il sait de l'action et de la pensée du Bakounine de l'âge mûr. Il reconnaît cependant que si le sens que le système de Bakounine recherchait dans les phénomènes politiques était arbitraire, c'était néanmoins un sens qui demandait, pour être appréhendé, « beaucoup d'étude et de réflexion ». Cette remarque contredit quelque peu ce que Bakounine lui-même dit de lui à cette période : dans sa Confession il déclare en effet que jusque vers 1842 il ne s'était pas du tout intéressé à la politique, au point de ne pas même ouvrir un journal. En fait, jusqu'à cette époque, il avait des opinions politiques tout à fait conservatrices, il condamnait les valeurs du siècle des Lumières venues de France, et faisait l'apologie de celles venues d'Allemagne.


Les « raisonnements philosophiques empiriques de Voltaire, Rousseau, Diderot »…

La France du XVIIIe siècle ne trouvait pas de crédit auprès du jeune Bakounine : il a été le siècle de « la seconde chute de l'homme dans le domaine de la pensée. Il a perdu l'intuition de l'infini, et plongé dans l'intuition finie d'un monde fini, il n'a pas trouvé et n'a pas pu trouver d'autre appui pour sa réflexion que son propre Moi abstrait, illusoire, quand celui-ci est en guerre avec la réalité » [9]. L'Allemagne a été épargnée par cet ouragan grâce au sentiment religieux et esthétique de son peuple, dont la force spirituelle a pu s'opposer au mal qui a failli détruire sa voisine.

Les « philosophications empiriques » de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, ont, pense-t-il, poussé les Français, pour leur malheur, vers la Révolution. Mais à ce moment-là l’intelligence humaine se réveillait d’un long sommeil et elle n’a pas pu d’emblée accéder à la vérité : « le monde réel de la vérité était au-dessus de ses forces », et il lui fallait encore traverser un long chemin d’épreuves. La vérité se gagne par la souffrance, qui est une « flamme purificatrice qui transforme et donne la fermeté d'esprit » :

« Qui n'a pas souffert ne connaît pas et ne peut pas connaître la béatitude de la guérison et de l'illumination grâce à l'amour bienfaiteur, source de vie, en dehors duquel il n'est pas de vie. »

L'Allemagne a été épargnée par cet ouragan grâce au sentiment religieux et esthétique de son peuple, dont la force spirituelle a pu s'opposer au mal qui a failli détruire sa voisine.

« Et le peuple allemand est trop fort, trop réel pour être victime d'une apparence vide ; pareille philosophie équivaut à détruire la religion et l'art, et le sentiment religieux et esthétique, trop profond en lui, l'a mis à l'abri de la condition abstraite et infinie qui a secoué et presque anéanti la France lors des scènes sanglantes et frénétiques de la révolution. »

L'intelligentsia russe doit se garder de l'influence néfaste de la France et se rapprocher de l'Allemagne où, à en croire ses philosophes, l'Esprit du Monde se serait réalisé. L'Allemagne est le dépositaire de cet esprit, elle réalise la volonté de la raison universelle. On trouve là peut-être un écho des Discours à la nation allemande de Fichte. Le jeune Bakounine semble assimiler Kant lui-même aux penseurs français des Lumières [10] car, selon lui, « les formes pures de l’entendement » ne sont « applicables qu'aux phénomènes donnés dans l'intuition sensible [11] » – idée inacceptable pour un bon hégélien : l’entendement ne peut connaître que les phénomènes du monde fini, il ne peut connaître l’infini, l’absolu. Plus tard, dans sa période anarchiste, Bakounine dira que Kant a un moment flirté avec l’athéisme mais qu’il n’a pas osé franchir le pas – il dira d’ailleurs la même chose de Descartes.

Kant lui-même semble assimilé aux penseurs français des Lumières car, selon lui, « les formes pures de l’entendement » ne sont « applicables qu'aux phénomènes donnés dans l'intuition sensible » ; l’entendement ne peut connaître que les phénomènes du monde fini, il ne peut connaâitre l’infini, l’absolu. Plus tard, dans sa période anarchiste, Bakounine dira que Kant a un moment flirté avec l’athéisme mais qu’il n’a pas osé franchir le pas – il dira d’ailleurs la même chose de Descartes.

La philosophie de Kant, et celle de Fichte qui lui fait suite, aboutit à détruire la religion et l’art. Heureusement, le peuple allemand s’est montré trop fort et trop réel pour être victime d’une apparence vide. Il a su éviter l’évolution qui a failli détruire la France « lors des scènes sanglantes et frénétiques de la révolution ». Après Jacobi et Schiller, le philosophe Schelling a « posé le premier fondement du principe philosophique rationnel qui prônait l'unité concrète du sujet et de l'objet. Schelling a élevé cette unité au niveau de principe absolu et enfin le système de Hegel a couronné cette longue aspiration de l'intelligence à la réalité : « Ce qui est réel est rationnel et Ce qui est rationnel est réel. »

Après Jacobi et Schiller, le philosophe Schelling a « posé le premier fondement du principe philosophique rationnel qui prônait l'unité concrète du sujet et de l'objet . Schelling a élevé cette unité au niveau d’un principe absolu et, enfin, le système de Hegel a couronné cette longue aspiration de l'intelligence à la réalité. »

A part Descartes et Malebranche, les Français « ne se sont jamais élevés au niveau de la réflexion spéculative » : la « prétendue philosophie du XVIIIe siècle » en est restée aux recherches empiriques, aux catégories finies de l’entendement, alors que les Allemands ont « atteint l’élément abstrait de l’entendement pur ».

Chez les Français, « tout ce qu'il y a de sacré, de grand et de noble dans la vie a été éliminé sous les coups d'un entendement aveugle et mort. De l'esprit philosophique français a résulté le matérialisme, le triomphe de la chair non spiritualisée ». Les Français ont rejeté le christianisme, « cette preuve éternelle et non transitoire de l'amour du Créateur pour sa création ». Aujourd’hui, les maux dont souffre la France sont dus au rejet de la religion, qui est « l’essence de la vie de tout Etat ».

« Toute la vie de la France n'est rien d'autre que la conscience de son vide et l'aspiration douloureuse à l'emplir avec n'importe quoi, et tous les moyens employés à cet effet sont illusoires et stériles, parce que les moyens vrais et infinis résident dans la religion, dans la sainte révélation divine, dans le christianisme » (« Gymnasialreden de Hegel », 1838 [12].)

Malheureusement, cette maladie de la France s’est répandue à travers toute l’Europe et a constitué « la maladie générale du XVIIIe siècle ».

On voit que le jeune Bakounine est loin d’être l’anarchiste qu’il deviendra à la fin de sa vie et qu’une évolution longue et progressive sera nécessaire.

L’Avant-propos est une réflexion sur la philosophie et la réalité. La tendance de l’époque est aux systèmes abstraits, chacun voulant posséder le sien propre, avoir une idée sur tout. Ces « génies imposteurs » ne font que du « tapage » et se livrent à des « bavardages creux » : l’anarchie des esprits est « la principale maladie de notre nouvelle génération, une génération abstraite, illusoire, étrangère à toute réalité ». La philosophie aujourd’hui a dit adieu à la réalité et « erre dans cette aliénation maladive loin de toute réalité naturelle et spirituelle ». Le peuple russe se méfie de la philosophie parce que « ce qu’on nous a présenté jusqu’à ce jour comme la philosophie ruine l'homme au lieu de le vivifier, au lieu d'en faire un membre utile, réellement utile de la société ».

Bakounine situe l’origine de ce mal à la Réforme. La papauté a perdu la force intérieure « qui lui avait permis de rassembler un si grand nombre d'éléments hétérogènes de la vie européenne » ; la Réforme a ébranlé son autorité, elle a ébranlé toute autorité et a permis la renaissance des sciences empiriques, qui a connu de brillants succès. Mais la Réforme a également permis le développement de la philosophie : « L'intelligence éveillée, libérée des langes de l'autorité, n'a plus voulu accepter n'importe quelle croyance et, isolée du monde réel, plongée en soi-même, elle a voulu tout déduire de soi-même, découvrir en soi-même le commencement et la base du savoir ». C’est le cogito cartésien : je pense donc je suis. « Ainsi a commencé, en la personne de Descartes, la nouvelle philosophie. »

C’est un thème récurrent dans l’œuvre de Bakounine – emprunté d’ailleurs à Hegel – que la philosophie moderne commence avec Descartes. Dans sa période anarchiste, Bakounine dira que le philosophe français a commencé un long processus de remise en cause de la métaphysique, processus qui se termine avec Hegel. Dès 1838 Bakounine développe l’idée que la Réforme a « libéré » l’intelligence de l’autorité papale en alliant le doute philosophique et le savoir expérimental. Il ne reniera jamais cette thèse, mais précisera dans ses textes de maturité que la Réforme fut également, par une ruse de la raison, à l’origine du despotisme en Europe.

Cependant, si en 1838 Descartes trouve grâce aux yeux de Bakounine, ce n’est pas le cas de Voltaire, Rousseau, Diderot et d'Alembert « et autres écrivains français qui s'affublaient du nom ronflant et immérité de philosophes ». Avec eux s’opère une « seconde chute de l'homme dans le domaine de la pensée » car il a perdu l’intuition de l’infini.

A la fin des années 1830, le jeune Bakounine est loin d’être l’anarchiste qu’il deviendra à la fin de sa vie à la suite d’une évolution longue et progressive. L’examen des prises de position du révolutionnaire russe sur Jean-Jacques Rousseau permet de constater très précisément l’évolution qu’il a suivie. On peut distinguer trois périodes :

1. Rejet de Rousseau d’un point de vue réactionnaire ;

2. Admiration envers Rousseau et adhésion totale à la philosophie des Lumières ;

3. Rejet d’un point de vue révolutionnaire et adhésion critique aux Lumières.

En 1838, Rousseau n’est pas en odeur de sainteté chez le jeune Bakounine. Avec Voltaire, Diderot et d’Alembert, Rousseau fait partie de ces écrivains français aux « raisonnements empiriques » qui « s'affublaient du nom ronflant et immérité de philosophes » [13]. A cette époque-là, Bakounine, qui se trouve dans une période d’hégélianisme frénétique, reproche à la philosophie des Lumières précisément ce pour quoi il la louera plus tard : chez les Français « tout ce qu'il y a de sacré, de grand et de noble dans la vie a été éliminé sous les coups d'un entendement aveugle et mort. De l'esprit philosophique français a résulté le matérialisme, le triomphe de la chair non spiritualisée. La dernière étincelle de la révélation s'est éteinte parmi le peuple français ». En 1838, il faut évidemment comprendre cela comme un reproche.

« Le christianisme, cette preuve éternelle et non transitoire de l'amour du Créateur pour sa création, est devenu l'objet des risées générales, du mépris général, et le misérable entendement de l'homme, incapable de pénétrer le profond et saint mystère de la vie, a rejeté tout ce qui lui était inaccessible ; et lui était inaccessible tout ce qui est vrai, tout ce qui est réel. » (…)

« Jean-Jacques Rousseau a proclamé que l'homme instruit est un animal perverti et il s'est produit en France, et devait nécessairement se produire, dans la sphère pratique, le même phénomène qu'en Allemagne dans la sphère théorique : la révolution a été la conséquence nécessaire de cette perversion spirituelle. Là où la religion est absente, il ne peut y avoir d'Etat ; la religion a nié tout Etat, tout ordre légal, et la guillotine a effectué son nivellement sanglant, mettant à mort tout ce qui dépassait tant soit peu la foule insensée [14]. »

Napoléon a mis fin à la Révolution et restauré l’ordre social, mais il n’a pas pu rendre à la France le sentiment de la religion, alors que la religion est « la substance, l'essence de la vie de tout Etat ».

Tout l’article de Bakounine est alors une critique en règle de la pensée française du xviiie siècle : le classicisme comme le romantisme se caractérisent par une même absence de poésie véritable ; le classicisme français est « une imitation pauvre et pitoyable des anciens » ; le romantisme est la « manifestation corrompue d’une foule ignare et dénuée de spiritualité ». Dans les deux cas, « là où n'existe pas l'intuition de l'infini, on a nécessairement besoin de phrases, et là où n'existe pas de religion vivante, il ne peut y avoir d'intuition de l'infini ».

Le crime de la France ne se limite cependant pas là : à travers les idées de la Révolution, elle a propagé la maladie à toute l’Europe : « Mais la maladie de la France ne s'est pas limitée à elle ; cette absence de religion, ce vide intérieur, cette philosophie du bon sens se sont propagés loin à l'étranger et ont constitué la maladie générale du XVIIIe siècle. » En Angleterre, Byron est le porte-parole de cette absence de religion, de ce vide intérieur propagé par la France. Sa poésie est la clameur de désespoir d’une âme absorbée par la contemplation de son vide. C’est là, dit Bakounine, une « misérable et pitoyable issue par rapport à ce que nous propose notre divine religion, par rapport à l'issue dans l'illumination au moyen et grâce à la béatitude d'un amour qui guérit toutes les plaies de celui qui connaît l'aspiration et la soif ».

Le rejet de la culture française est, on le voit, très violent :

« Malgré les nobles efforts de Jukovskij et de quelques autres écrivains pour nous faire connaître le monde allemand, nous avons presque tous été élevés à la manière française, dans la langue française et dans les idées françaises. Les attaques contre les gouverneurs [précepteurs] français ne seront pas une nouveauté : on a confié l'éducation de ses enfants à n'importe quel tailleur ou cordonnier chassé de France par la famine, parce qu'il connaît mal son métier [15]. »

L’éducation reçue par l’aristocratie russe est désignée comme la principale cause du « caractère illusoire » de la jeunesse, car au lieu d’y allumer « l'étincelle divine déposée en eux par la providence même », on le gave de « phrases françaises creuses et dénuées de sens qui tuent l'âme dans l'œuf » : une telle éducation, dit Bakounine, forme « non pas un véritable Russe, dévoué au tsar et à la patrie, mais une créature médiocre, falote et veule ».

Tout de même, dans ces propos, il y a quelque chose qui ressemble fort à la révolte contre le père.


2. – La Réaction en Allemagne

Le fil des réflexions de Bakounine sur l'Allemagne est constitué de trois moments. Le premier se situe avant son départ pour Berlin, lorsqu’il est un jeune idéaliste russe conservateur, imprégné de philosophie allemande, opposé aux idées françaises des Lumières ; le second se situe au début des années quarante lors desquelles il se place dans le mouvement de la gauche hégélienne : c'est l'article La réaction en Allemagne, paru dans les Annales allemandes d'Arnold Ruge. Le troisième moment se situe une trentaine d'années plus tard lorsqu'il reprend le cours de ses pensées, mais dans une perspective qui n'est plus philosophique. Dans l'intervalle, il y a les révolutions de 1848-1849 en Europe, qui furent peu propices à la réflexion théorique, et douze années de captivité, qui le furent encore moins.

Comme beaucoup de jeunes aristocrates russes, le jeune Michel Bakounine se passionne de philosophie allemande et a envie de découvrir le monde. Il veut, selon l’expression de Kaminski, « aller en Allemagne pour boire la science de Hegel à sa source » [16]. En 1840, il a vingt-six ans et part pour Berlin, s’inscrit à l’université, rend visite au vieux Schelling et suit les cours de Werder, le chef de l’école hégélienne.

Bakounine n’est pas un personnage médiocre : par sa taille d’abord ; c’est un géant de plus de deux mètres. La fiche signalétique de la police lors de son incarcération à la forteresse de Königstein, en 1850, le définit comme : « kräftig, kolossal » (kräftig = vigoureux).

Par la qualité des relations qu’il entretient avec les autres, également. Il possède cette capacité incroyable de se rendre sympathique. Il est généreux avec son propre argent (quand il en a) comme avec celui des autres, qu’il « tape » allégrement : mais ceux-là ne lui en veulent pas [17].

Bakounine semble avoir eu une extraordinaire capacité d’empathie. En 1861, lors de son voyage vers San Francisco, après son évasion de Sibérie, il se lie avec un pasteur anglais qui lui confie son cœur. Le brave homme est déchiré : protestant, il est amoureux d’une catholique. Bakounine l’écoute attentivement et réussit à le convaincre qu’il n’a pas le droit de passer à côté du bonheur. Le révérend Frederick Pemberton Koe déclara dans son Journal que lorsqu’ils se quittèrent, il était très triste et que le Russe avait été pour lui « un ami comme il n’en avait rencontré depuis longtemps ». Il ajoute qu’il fut heureux de prêter à Bakounine 300 $ plutôt que les 250 que ce dernier lui avait demandés [18]…

A Berlin Bakounine se lie d’amitié avec Ivan Tourgueniev, et les deux hommes deviennent inséparables. Celui-ci note à ce moment : « Je rencontrai Bakounine le 20 juillet 1840. Je ne désire pas garder d’autres souvenirs de ma vie. » Bakounine rencontre également Varnhagen von Ense [19], qui est au centre da la vie spirituelle de Berlin, et qui exprimera la grande sympathie que lui inspire ce « jeune homme intègre, d’esprit noble ». C’est à cette époque également que Bakounine fit la connaissance du musicien Adolf Reichel :

« En l’année 1842 me furent présentés par une connaissance commune trois jeunes russes qui, tous trois, m’en imposèrent par leur taille inaccoutumée. C’étaient Michel et Pavel Bakounine et Ivan Tourgueniev qui, plus tard devint si connu par ses remarquables romans. Michel sut bientôt, par la force entraînante de sa parole, s’acquérir ma sympathie et celle de ma sœur aînée, sympathie qu’il conserva, fidèle et dévouée, jusqu’à sa mort. »

A la mort de Bakounine, Arnold Ruge [20] évoqua « une personnalité remarquable, attirante et digne d’affection ». On chercherait en vain le témoignage d’un contemporain présentant Marx comme sympathique ou digne d’affection. Ces évocations de Bakounine, qu’on pourrait multiplier, sont importantes parce que les relations personnelles qu’il établit seront un élément important dans son action politique.


Le contexte historique [21]

Bakounine rédige au cours de l’été 1842 un texte signé d’un pseudonyme français, Jules Elysard, consacré à la situation politique de l’Allemagne, et sous-titré « Fragment par un Français ». Le message est clair : le jeune Russe se met désormais dans l’orbite culturelle de la France. La Réaction en Allemagne sera publié dans les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst d’Arnold Ruge (Annales allemandes pour la culture et l’art).

On assiste à un renversement total de la tendance développée en 1838 dans l’avant-propos du traducteur au « Gymnasialreden de Hegel ». Il était alors un jeune Russe conservateur et pro-allemand, s’appuyant sur la philosophie allemande contre le « matérialisme » français. Désormais, il est un démocrate francophile ayant la Révolution française comme référence. L’Allemagne théorique ou la France pratique : c’est un débat qu’on retrouve dans toute le production de la gauche hégélienne.

Mais pour comprendre dans quel ciel éclate La Réaction en Allemagne, il convient de situer le contexte de l’Allemagne des années 1840. Précisions que le titre allemand de l’article est : « les Partis en Allemagne ». Il faut entendre « parti » dans le sens de « ensemble de personnes qui prennent parti pour une cause » plutôt que dans le sens d’organisation strucurée telle que nous l’entendons aujourd’hui. Et de fait, l’article est une analyse des rapports de force entre les « partis » en présence.

Nous sommes encore dans l’Europe issue du congrès de Vienne qui a fait tomber une chape de plomb sur le continent. En 1815, le congrès de Vienne, confirmé trois ans plus tard par le congrès d’Aix-la-Chapelle, avait fait de l’Allemagne, dans le cadre de la Sainte-Alliance formée sous la direction du tsar et de Mettemich [22], une Confédération germanique de trente-neuf Etats souverains sous la direction d’une Diète fédérale constituée par les représentants de ces Etats, dont les deux principaux étaient évidemment la Prusse et l’Autriche. Après la tourmente de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, il fallait créer un ordre nouveau fondé sur la paix à l’extérieur, l’ordre à l’intérieur et reposant sur la puissance du monarque et l’obéissance du citoyen. Les monarques européens s’entendirent pour réprimer toutes les manifestations de libéralisme [23] en Europe en soutenant jusqu’au bout et par tous les moyens les institutions féodales frappées et anéanties par la Révolution, mais rétablies par la Restauration.

Le système monarchique restauré allait être efficacement défendu contre la montée des puissances révolutionnaires. Pourtant, la Révolution française et les guerres napoléoniennes avaient jeté dans l’Europe des germes de dissolution. Alors que la politique de Mettemich visait à créer un monde où il n’y aurait plus de nations mais seulement des Etats, « Liberté » signifiait avant tout indépendance nationale. Cette question allait prendre un aspect d’autant plus important en Allemagne qu’elle allait se doubler du problème de l’unité nationale.

Le sentiment national, très développé dans la jeunesse allemande, avait, pour une grande part, vu le jour sous l’occupation française. La jeunesse s’était lancée avec enthousiasme dans la lutte contre Napoléon. A la bataille d’Iéna (1806) le royaume de Prusse s’écroule. Toute l’Allemagne est gouvernée par des préfets. Ce n’est que par l’intervention du tsar que l’existence politique du royaume de Prusse est préservée. Bakounine souligne que dans cette situation critique, des patriotes allemands, « instruits par les enseignements et l’exemple de la Révolution française, comprirent que la Prusse et l’Allemagne pouvaient être sauvées par de vastes réformes libérales » [24]. C’est alors que Fichte, qui avait été chassé de l’université d’Iéna et qui fut accueilli à Berlin, commença ses cours par son fameux Discours à la Nation allemande, dans lequel il annonçait la future grandeur de son pays.

A vrai dire, si on en croit Bakounine, il n’y eut jamais de soulèvement national spontané contre les armées françaises. Ce n’est que lorsque Napoléon fut « battu à plate couture » et qu’il cessa d’être un danger que les Prussiens d’abord, puis les Autrichiens, se retoumèrent contre lui. Ce n’est qu’à ce moment-là que le roi de Prusse lança une proclamation appelant ses sujets à « s’insurger légalement ».

Devenu anarchiste quelque vingt-cinq ans plus tard, Bakounine analysera cette période de l’histoire du libéralisme allemand en distinguant plusieurs périodes.

1. Première période

La première période s’étend de 1815 à 1830 et se caractérise par la « gallophobie des romantiques tudesques ». L’Allemagne était alors, dit le révolutionnaire russe, la pierre angulaire de la réaction européenne, dont l’inspirateur était l’Autrichien Metternich. Par Allemagne, il faut entendre ici l’ensemble des pays de langue allemande. La Sainte-Alliance ayant donné un caractère international à la réaction, les soulèvements dirigés contre elle pendant cette période le furent de même. C’était, de 1815 à 1830, la « dernière période historique de la bourgeoisie ». Dans le cadre conceptuel élaboré par Bakounine, une classe – en l’occurrence la bourgeoise – est une « classe historique » tant qu’elle lutte encore pour l’hégémonie dans la société. Pour Bakounine, 1830 marque le terme de la période historique de la bourgeoisie parce que c’est à cette date qu’elle assoit définitivement son pouvoir et qu’elle entame son déclin. En d’autres termes, une classe est historique tant qu’elle est dans sa phase ascendante. Cela ne sîgnifie en aucun cas que la bourgeoisie commence dès lors à dépérir ou à s’affaiblir : elle entre simplement dans une période où elle n’a plus à conquérir mais à conserver les acquis. Elle n’en est au contraire que plus acharnée à combattre toute menace contre ses intérêts.

Revenus de la guerre contre Napoléon, les étudiants étaient indignés de voir que les princes allemands n’avaient pas tenu les promesses de libéralisation qu’ils avaient faites au moment du danger. La promesse faite par Frédérick-Guillaume III d’accorder une constitution fut oubliée. Les étudiants fondèrent des sociétés, appelées Burshenschaften, afin de délivrer les universités des vieilles associations d’étudiants réactionnaires. A la date du tricentenaire de la naissance de Luther et du quatrième anniversaire de la bataille de Leipzig, cinq cents étudiants se réunirent à Wartbourg en réclamant l’unité allemande et protestant contre le particularisme et l’absolutisme des princes. Dans des discours vibrants, les orateurs déclarèrent que leurs espoirs avaient été déçus. L’atmosphère s’échauffe. Le maître d’armes Ludwig Jahn, dirigeant des clubs du Turnvater Jahn [25], procède à un autodafé de livres contraires à l’« esprit allemand ». Le code Napoléon figure en bonne place parmi les livres lancés à la réfutation des flammes. Les princes allemands, effrayés de ce tapage, lancèrent une campagne de répression.

En 1819 un étudiant exalté assassine l’écrivain et homme politique August von Kotzebue, ancien conseiller du tsar pour l’Allemagne [26]. Un jeune pharmacien tente d’assassiner von Ibell, conseiller d’Etat réactionnaire de Nassau. Ces deux actes, dit Bakounine en 1873, « étaient foncièrement ineptes, car ils ne pouvaient avoir aucun effet utile » (IV, 301.). Mais ce fut le signal de la réaction la plus violente. En réalité, ces deux actes faisaient bien le jeu de Metternich, car ils lui donnaient l’occasion de resserrer l’étau de la répression sur tous les Etats allemands. En août 1819 la Prusse, l’Autriche, et d’autres Etats décidèrent de former à Mayence une « commission centrale » chargée d’enquêter sur les « actes de haute trahison ». Alors, l’Allemagne se calma et, « onze années durant, de 1819 à 1830, il n’y eut pas, sur la terre allemande la moindre trace de vie politique » [27].

Alors on se passionne pour l’histoire du pays, on exalte l’âme allemande. La jeunesse, qui avait quitté les champs de bataille, avait afflué dans les universités et découvrait la philosophie de Hegel ; les sociétés gymniques devenaient les foyers d’un nationalisme primitif et romantique pour lequel l’exaltation de la « virilité allemande » constituait la condition du redressement national.

« C’était l’époque du sauvage teutonisme. Fils de philistins et futurs philistins eux-mêmes, les étudiants allemands se représentaient les Germains d’autrefois tels que les décrirent Tacite et Jules César : des descendants des guerriers d’Arminius, habitants primitifs d’épaisses forêts. » (Etatisme et anarchie, IV, 302.)

Ce que Bakounine appelle un peu hâtivement la servilité de la bourgeoisie allemande est l’expression à la fois de l’absence de volonté politique de cette classe et de son impuissance à constituer un Etat unitaire. Or, le désir de confier à l’Etat la charge de réaliser l’unité nationale est perçu par les gouvernements eux-mêmes, par la Prusse et l’Autriche, comme de la révolte. Ces deux Etats, en effet, sont en situation de concurrence, aucun n’est en mesure de tirer à lui toute la couverture, chacun s’efforce d’empêcher l’autre d’accéder au « trône de Barberousse ». La répression, par chacun des deux Etats concurrents, de leurs propres libéraux n’est donc pas seulement causée par une opposition de principe aux thèses libérales, mais aussi par le souci d’empêcher l’opposition intérieure de se tourner vers l’Etat concurrent pour réaliser l’unité nationale. C’est cela, dit Bakounine, qui les pousse chacun de son côté à « réprimer comme une manifestation du libéralisme le plus extrême, le désir commun à tous les Allemands de fonder un puissant Etat unitaire ». (Etatisme et anarchie, IV, 303.)

Par la répression et la censure, toutes les idées subversives provenant de l’Ouest de l’Europe furent arrêtées aux frontières. Il s’agissait d’un véritable blocus des idées, qui dura jusqu’en 1830. Le calme revint très rapidement. Metternich avait gagné. De Berlin à Naples, le bloc d’Europe centrale dont il rêvait était devenu une réalité. Les Burschenschaften se « soumirent sans murmure et onze années durant, de 1819 à 1830 il n’y eut pas, sur la terre allemande, la moindre trace de vie politique » [28]. (Etatisme et anarchie, IV, 303.) Wilhelm Müller, un historien libéral auquel Bakounine se réfère souvent, s’étonne de la facilité avec laquelle fut obtenu cet apaisement. Faut-il encore d’autres preuves, dit-il, qu’en Allemagne le terrain ne convient pas à la révolution ?

« La gallophobie était devenue une épidémie générale en Allemagne. La jeunesse universitaire se mit à se vêtir comme ses ancêtres, à l’instar de nos slavophiles des années 40 et 50, et à éteindre sa juvénile ardeur en s’abreuvant de bière ; d’autre part, les duels continuels, se terminant d’ordinaire par des estafilades au visage, attestaient sa bravoure guerrière. Quant à son patriotisme et à son pseudo-libéralisme, elle l’exprimait et le satisfaisait avec plénitude en hurlant des chants patriotiques et guerriers ou l’hymne national : “Où est la patrie allemande ?”, chant prophétique de l’Empire germanique aujourd’hui réalisé ou en train de naître, tenait bien entendu la première place. » (Etatisme et anarchie, IV, 302.)

En Allemagne, le romantisme et l’exaltation patriotique se mariaient bien. Là comme ailleurs, le romantisme était né d’une réaction contre l’esprit du XVIIIe siècle qui avait produit la Révolution française. A la Raison et à la logique de l’époque classique on donne la préférence à l’intuition et à la passion. A l’homme social dont se préoccupaient les philosophes des Lumières, les romantiques substituaient l’individu isolé. Alors que les Encyclopédistes dédaignaient le passé et se préoccupaient de préparer un avenir meilleur, les romantiques se détournent de la vulgarité du présent et se réfugient dans un passé idéal.

Les adversaires de la Révolution considéraient donc naturellement avec sympathie cette nouvelle école littéraire. L’alliance entre la politique ancienne et la littérature nouvelle semblait évidente, du moins au début. Mais ces convergences ne durèrent pas. Les romantiques ne tardèrent pas à exprimer des sympathies pour la Révolution. Victor Hugo écrit en 1830 que « le romantisme, c’est le libéralisme en littérature ». Pourtant, en Allemagne le romantisme a un contenu différent. Il n’évolue pas vers la contestation des institutions sociales. Il n’est qu’un prolongement culturel de la Sainte-Alliance. Son rôle réactionnaire atteint son apogée dans les années 40 sous le règne de Frédérick-Guillaume IV, précisément aux débuts de l’activité politique de Bakounine et de Marx.

Franz Mehring, le biographe de Marx, fait une analyse intéressante du romantisme allemand dans son introduction aux œuvres de Heine :

« L’école romantique était née comme une expression littéraire de la réaction féodale, arme de l’Europe de l’Est contre l’assaut révolutionnaire de la France ; sa naissance la condamnait à ne connaître d’autre monde pour ses idéaux et ses rêves que la “magie du clair de lune” du Moyen Age ; c’était là sa nature intime et non un caractère fortuit, auquel de bons conseils auraient pu la faire renoncer. Mais l’école romantique ne se réduisait pourtant pas pour cela à être un produit de la réaction féodale ; elle était marquée de cette même double nature que, en général, le mouvement des peuples qui a abattu Napoléon ; elle a incarné, si restreinte qu’en fût la portée et si déformée qu’en fussent les conditions, une renaissance nationale ; et, dans cette mesure même, elle a constitué un progrès décisif sur la littérature classique [29]. »

Mehring conclut que ce n’était pas le peuple qui avait vaincu à Leipzig et à Waterloo, mais les princes, et que le romantisme, au service de ces derniers, dégénéra complètement.

C’est au nom de l’être suprême, le « Dieu abstrait et stérile des déistes », que Robespierre guillotina les hébertistes, puis le génie lui-même de la Révolution, Danton, « dans la personnalité duquel il assassina la République ». Dès lors, le triomphe de la dictature de Bonaparte était devenu inévitable. Alors, la « réaction idéaliste chercha et trouva des serviteurs moins fanatiques, moins terribles, mesurés à la taille considérablement amoindrie de la bourgeoisie de notre siècle à nous ». En France, ce furent Châteaubriand, Lamartine et Victor Hugo, et à leur suite « toute la cohorte mélancolique et sentimentale d’esprits maigres et pâles qui constituent, sous la direction de ces maîtres, l’école du romantisme moderne. En Allemagne, ce furent les Schlegel, les Tieck, les Novalis, les Werner, ce fut Schelling, et tant d’autres encore dont les noms ne méritent pas même d’être nommés. »

« La littérature créée par cette école fut le vrai règne des revenants et des fantômes. Elle ne supportait pas le grand jour, le clair-obscur était le seul élément où elle pût vivre. Elle ne supportait pas non plus le contact brutal des masses ; c’était la littérature des âmes tendres, délicates, distinguées, aspirant au ciel, leur patrie, et vivant comme malgré elles sur la terre. Elle avait la politique, les questions du jour, en horreur et en mépris ; mais lorsqu’elle en parlait par hasard, elle se montrait franchement réactionnaire, prenant le parti de l’Eglises contre l’insolence des libres penseurs, des rois contre les peuples, et de toutes les aristocraties contre la vile canaille des rues. » (l’Empire knouto-germanique, variante, Dieu et l’Etat 2. VIII, 139-140.)

Au milieu des nuages dans lesquels vivait cette école, conclut Bakounine, on ne pouvait distinguer que deux points réels : le développement rapide du matérialisme bourgeois et le déchaînement effréné des vanités individuelles. Si on peut difficilement qualifier Victor Hugo d’esprit maigre et pâle, la description que donne Bakounine du romantisme est intéressante en ce sens qu’elle traduit parfaitement ce qu’il pensait de l’intelligentsia allemande et, d’une façon générale, des libéraux allemands qui se révélèrent, au moment de l’action, en 1848, comme de « fieffés réactionnaires » (Etatisme et anarchie).

Dans toute l’Europe – sauf en Allemagne, précise le révolutionnaire russe – la bourgeoisie représente le génie révolutionnaire de l’histoire depuis la Renaissance et la Réforme. Le génie de la bourgeoisie est précisément d’avoir su développer ses idées au nom de l’humanité entière, et d’avoir su également s’appuyer sur « le bras puissant du peuple », ce que la bourgeoisie allemande fut, selon Bakounine, incapable de faire.

Après la chute de Napoléon, la monarchie légitime, la noblesse et l’Eglise avaient été restaurées dans leurs fonctions et leur pouvoir. Du coup, la bourgeoisie se retrouva malgré elle dans le camp de la révolution, mais sans conviction : ce fut un « révolutionnarisme quelque peu réchauffé », précise Bakounine. En aidant la bourgeoisie à renverser une fois de plus la noblesse, le prolétariat avait rendu un dernier service à ses exploiteurs. Maintenant, il fallait se débarrasser de l’alliance du peuple et remettre ce dernier à sa place.

En Allemagne la situation était différente. Les rapports entre les classes y étaient tout à fait originaux. Bakounine montre fort bien qu’il y a un chevauchement entre le système féodal et le système capitaliste. La noblesse n’a pas de puissance séparée de l’Etat, elle n’en est que le serviteur privilégié. Il s’agit d’un Etat despotique qui opprime la bourgeoisie mais qui « mène une politique nécessairement favorable au développement des intérêts bourgeois et de l’économie moderne » (l’Empire knouto-germanique, VIII, 155). Si l’Etat moderne signifie un Etat gouverné par les bourgeois, dit Bakounine, alors l’Allemagne n’est pas moderne. En fait, le révolutionnaire russe montrera que l’exercice du pouvoir par la bourgeoisie ne constitue pas une condition indispensable de sa domination économique et sociale : les schémas de la Révolution française ne sauraient être mécaniquement appliqués à la révolution allemande.

Le premier coup porté à la Sainte-Alliance eut lieu en 1830. Le roi de France est chassé de son trône. La révolution éclate en Belgique et en Pologne. L’Italie s’agite. La guerre civile fait rage en Espagne. L’Allemagne se réveille. Les chancelleries allemandes s’inquiètent. Bakounine souligne la fragilité de l’édifice politique qui régnait à l’époque dans les pays allemands. Malgré tous les signes extérieurs de force militaire, les gouvernements manquaient de foi en eux-mêmes : ils savaient que les Allemands aspiraient au changement, qu’ils s’étaient sentis dépossédés de leurs revendication à un Etat unitaire et à une patrie.

2. Deuxième période

C’est alors que commence la deuxième période du libéralisme allemand (1830-1840) selon la classification de Bakounine, au cours de laquelle les Allemands « cessent de manger du Gaulois ». Cette période va voir s’accroître les germes de dissolution dans la société allemande et la « désaffection envers leurs gouvernements », que Bakounine signale en 1842 dans La Réaction en Allemagne. A cela, il voit, en 1872, deux raisons :

? Alors que la Révolution de Juillet avait anéanti les vestiges de la domination féodale et cléricale en France, et qu’en Angleterre les « réformes libéralo-bourgeoises » triomphaient, la bourgeoisie voit ses positions s’affirmer partout en Europe, sauf en Allemagne. Le parti féodal y est au pouvoir et détient « tous les postes élevés et une grande partie des postes subalternes » dans l’administration et dans l’armée. Bakounine évoque l’arrogance de cette aristocratie et rappelle le mot du prince de Windischgraetz : « L’homme commence au baron. » [30] (Etatisme et anarchie, IV, 304.)

La contradiction fondamentale de la situation est que l’aristocratie, politiquement prépondérante, a en face d’elle une bourgeoisie nettement supérieure « tant du point de vue de la richesse que par son degré de culture ». Pourtant, malgré quelques timides tentatives, la bourgeoisie ne parvient pas à secouer le joug de la noblesse.

? La deuxième cause de la désaffection vient de l’incapacité des gouvernements à réaliser l’unité nationale, « à ce que l’Allemagne s’unifiât dans un Etat fort ». Tous les patriotes allemands « se sentaient blessés dans leurs intérêts politiques et bourgeois ». Les gouvernements allemands, dit enfin Bakounine, « n’avaient plus la confiance de leurs sujets ». (IV, 304.) Ce n’est donc pas en Allemagne, mais en Belgique qu’eut lieu, en 1830, le basculement le plus important de l’équilibre des forces international. Mais ce basculement n’aurait pas été possible, on le verra, sans la Pologne.

Le 25 août 1830, une émeute éclate à Bruxelles, qui tourne à l’insurrection et fait tâche d’huile. Les autorités, affolées, sont paralysées. La population s’arme et s’organise [31]. Des armées hollandaises sont envoyées, qui sont tenues en échec par les insurgés. Le 25 septembre, un gouvernement provisoire est formé.

En réalité, les Belges sont largement redevables de leur indépendance à l’insurrection polonaise. La révolution qui a éclaté en Pologne paralyse momentanément la Russie, la Prusse et l’Autriche, qui s’étaient partagé ce malheureux pays. L’Autriche, de plus, était fort occupée par les troubles qui se déroulaient en Italie. C’est donc à contre-coeur que Mettemich avait dû reconnaître l’indépendance de la Belgique.

Par contre-coup, la réaction s’abattit en Allemagne même, car la révolte polonaise avait suscité les espoirs des libéraux. Heinrich Heine, un des plus grands poètes allemands, dut s’exiler à Paris. Ses œuvres furent interdites en Allemagne. La presse et l’université furent sévèrement contrôlées. Arrestations, bannissements se succédèrent. En 1833, le tsar, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse se rencontrèrent et réaffirmèrent leur attachement aux principes de la Sainte-Alliance.

Malheureusement, les Polonais furent vaincus, Varsovie tomba et avec elle les espoirs des patriotes allemands. La répression reprit de plus belle contre les démocrates.

C’est à ce moment-là, dit Bakounine, que, « rassemblant toutes leurs forces, ceux-ci se livrèrent à une manifestation sinon très violente, du moins extrêmement bruyante, connue dans l’histoire contemporaine sous le nom de la Fête de Hambach » : nous sommes en mai 1832 ; vingt mille personnes venues de presque tout le pays manifestent pour une Allemagne unifiée et démocratique. Pourtant, de l’avis de l’anarchiste, le mouvement était voué à l’échec. A la Fête de Hambach ont été prononcées des « paroles de colère, de rage, de désespoir », mais il n’y avait derrière elles « ni volonté, ni organisation, et, dès lors, ni force ».

Néanmoins, cette manifestation eut un certain nombre de conséquences.

Les paysans du Palatinat bavarois, qui réclamaient la terre et la liberté, se révoltèrent.

Cette révolte « effraya terriblement non seulement les conservateurs, mais aussi les libéraux et les républicains allemands, dont le libéralisme bourgeois est incompatible avec un véritable soulèvement populaire. Mais, à la satisfaction générale, cette nouvelle tentative de révolte paysanne fut écrasée par les troupes bavaroises. » (IV, 305.) Conformément au schéma établi, la bourgeoisie une fois de plus se retrancha derrière la force armée du pouvoir nobiliaire sans avoir la force d’imposer ses propres revendications, et surtout, sans avoir l’audace d’utiliser l’impulsion de la révolte paysanne.

Cependant, les bourgeois allemands ne furent pas tout à fait aussi inactifs ou indifférents que ne le dit Bakounine. En Allemagne du Sud, une importante agitation eut lieu contre les décrets de Karlsbad, en vue d’obtenir un accroissement des pouvoirs des diètes provinciales et la liberté de la presse. Le centre de ce mouvement, qui touchait surtout la petite-bourgeoisie, se trouvait dans le Palatinat rhénan de Bavière, où le droit français était en vigueur, et où la misère, consécutive à l’effondrement des prix des produits agricoles, faisait des ravages aussi bien dans les rangs de la petite-bourgeoisîe que de la paysannerie. C’est le Franconien Wirth qui fut à l’initiative de la Fête de Hambach. Il se déplaçait sans cesse d’une ville à l’autre, imprimant avec une presse à main un journal, la Deutsche Tribune. Il créa une Association de presse (Pressverein), dont le but était « l’organisation d’un Reich allemand unifié, avec une constitution démocratique ».

La dernière flambée du mouvement paysan se produisit dans le grand-duché de Hesse, où le « bain de sang de Sôdel » et la répression militaire sauvage de paysans sans défense, qui s’étaient soulevés contre la misère qui les écrasait, provoqua la protestation des libéraux de la Hesse. Citons le pasteur Weidig, appartenant à la tendance droitière germanochrétienne, qui fut le seul des dirigeants du mouvement en Allemagne du Sud à ne pas capituler devant la répression décheinée par la Diète fédérale à la suite de la Fête de Hambach. En 1834, Weidig s’associa à un étudiant de vingt ans, Georg Büchner, admirateur de la Révolution française, et publia une feuille révolutionnaire, Der Hessische Landbote (Le Messager rural de la Hesse), qui appelait les paysans à se soulever contre leurs mocitres, et qui portait en exergue le mot d’ordre de 1793, « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ! ». Un des membres de leur conspiration les trahit. Büchner put s’enfuir et mourut de maladie en 1837 ; Weidig, torturé en prison, se suicida.

2.- Soixante-dix étudiants armés s’attaquèrent à la garde du palais de la Confédération germanique à Francfort. « Cette entreprise était inepte, dit Bakounine, car c’est à Berlin ou à Vienne qu’il eût fallu frapper » (IV, 306). Et même, soixante-dix étudiants étaient loin de suffire pour « briser la puissance de la réaction allemande ». En plus, le gouvernement, prévenu, avait laissé l’affaire suivre son cours, « afin d’avoir un bon prétexte pour anéantir les partisans de la révolution et les aspiration révolutionnaires en Allemagne ».

La réaction la plus noire s’abattit alors sur le pays. « Ce fut une véritable satumale pour les fonctionnaires allemands et les manufactures de papier, dont une énorme quantité fut noircie à cette occasion ». Une commission centrale fut créée, chargée de coordonner la répression et l’échange d’informations concernant les éléments subversifs. Arthur Lehning, dans une note à Etatisme et anarchie, donne des précisions sur l’efficacité de la coopération des différents Etats allemands dans ce domaine :

« La création d’un "bureau d’informations" pour tous les Etats du Deutsche Bund était une idée de Metternich. Il l’avait déjà émise avant l’attentat de Francfort. Le bureau n’était pas organisé comme une centrale policière munie de pleins pouvoirs, mais comme une police secrète chargée de suivre les activités des révolutionnaires et d’en informer les gouvernements. "On ne pend pas les voleurs avant d’avoir mis la main dessus", écrivait Metternich. Les opérations du Bureau devaient, selon les instructions de Mettemich, s’étendre au-delà des frontières allemandes, notamment en France, centre des comploteurs en Suisse, centre des réfugiés ; en Belgique, terre d’asile des Polonais.... ) Les informations recueillies par une multitude d’agents secrets étaient envoyées à Vienne et à Berlin où des commissions spéciales nommées par les gouvernements devaient prendre, en se basant sur ces renseignements, des mesures policières ou juridiques. » (IV, 428-429.)

Toute la fleur de l’Allemagne libérale fut arrêtée, emprisonnée. Nombreux furent ceux qui restèrent prisonniers jusqu’en 1840, certains même jusqu’en 1848. Après la Fête de Hambach, prit fin tout mouvement politique en Allemagne. « Un silence de mort succéda, qui se prolongea sans la moindre interruption jusqu’en 1848. En revanche, le mouvement se transposa dans la littérature. » (IV, 306.)

3. Troisième période

Selon la classification établie par Bakounine, c’est au début de la troisième période du libéralisme allemand qu’il commence lui-même à entrer en scène, en publiant son essai, La Réaction en Allemagne.

Après la mort de Hegel, en 1831, son école philosophique devait prendre une extension considérable et marquer complètement son époque. Bakounine évoque dans Etatisme et anarchie cette période d’exaltation hégélienne qu’il a vécue à Berlin dans les années 40. l’Allemagne est alors en pleine mutation. L’industrie commence à se développer et, avec elle, le prolétariat. Si la Prusse a jusqu’à présent refusé de prendre la tête du mouvement pour l’unité allemande, c’est parce qu’elle refusait de le faire au prix d’une concession au libéralisme. Cependant, la Prusse n’a pas renoncé à la primauté matérielle et morale sur les autres Etats allemands. Pour cela, elle se servit de deux moyens, dit Bakounine : l’Union douanière et l’université de Berlin.

Sous l’influence du conseiller Altenstein, le seul libéral dans l’entourage de Frédérick-Guillaume III, furent rassemblés à Berlin « tous les hommes de progrès et les personnalités les plus représentatives de la science allemande » (IV, 307). Ainsi, pendant que dans tous les pays germaniques sévissait la réaction la plus noire, « Berlin devint le centre, le foyer rayonnant de la vie scientifique et spirituelle de l’Allemagne ». Hegel laissait derrière lui une pléiade de jeunes professeurs, d’éditeurs de ses œuvres, d’exégètes et d’adeptes. Une multitude d’esprits, allemands ou non, convergèrent sur Berlin.

« Ceux qui n’ont pas vécu cette époque ne pourront jamais comprendre combien était fort le culte de ce système philosophique dans les années 30 et 40. On croyait que l’Absolu recherché de toute éternité était enfin découvert et expliqué et qu’on pouvait se le procurer en gros et en détail à Berlin. » (IV, 307.)

Engels évoquera cette période en des termes presque identiques dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande :

« On conçoit mal quelle énorme influence ce système de Hegel ne pouvait manquer d’exercer dans l’atmosphère teintée de philosophie de l’Allemagne. Ce fut une marche triomphante qui dura plusieurs dizaines d’années et ne s’arrêta nullement à la mort de Hegel. Au contraire, c’est précisément de 1830 à 1840 que “l’engouement hégélien” régna le plus exclusivement, contaminant plus ou moins même ses adversaires. »

Le parti réactionnaire prussien, qui avait repris le pouvoir en 1815, était sérieusement à court d’assise idéologique : Hegel avait grandement contribué à lui en fournir une. Schopenhauer écrivit à son sujet : « Installé par le détenteur du pouvoir dans le rôle de grand philosophe patenté, Hegel n’était qu’un charlatan illettré et écoeurant, qui eut l’incroyable audace d’écrire des insanités que ses adulateurs, approuvés par tous les imbéciles, ont proclamé géniales. Ainsi épaulé par les dirigeants, Hegel a réussi à corrompre toute une génération. »

Ailleurs, Schopenhauer dit encore : « Les gouvernements mettent la philosophie au service de leurs intérêts d’Etat ; quant aux intellectuels, ils en font commerce. » Pour l’anecdote, cette phrase est extraite de l’introduction au Monde comme volonté et comme représentation, le dernier livre que Bakounine eut entre ses mains avant de mourir, et à propos duquel il se plaignit du pessimisme de son auteur.

Si l’université de Berlin, îlot de libéralisme dans un régime despotique, contribuait à donner une assise à la monarchie prussienne, c’était là un processus parfaitement contrôlé. Le roi Frédérick-Guillaume III, dans une directive officielle, avait fait savoir que les sciences abstraites n’intéressaient que le monde universitaire ; on ne peut les ignorer complètement, mais « il importe toutefois de les enfermer dans des limites convenables » [32]. C’est cependant par son action économique que le royaume de Prusse va renforcer considérablement sa puissance en Allemagne. « Auparavant, dit Bakounine, l’Allemagne avait autant de douanes et de règlements douaniers différents les uns des autres qu’elle comptait d’Etats. Cette situation était effectivement intolérable et condamnait l’industrie et le commerce allemands au marasme. » (IV, 314.)

En 1836, seules quelques villes libres et quelques duchés se trouvaient en dehors de l’union douanière – le Zollverein – ainsi que l’Autriche, qui avait négligé toutes les occasions de s’adapter à l’évolution économique, et qui était restée très en retard. Ce retard économique, cette exclusion de l’union douanière, entraîneront inévitablement, souligne Bakounine, l’exclusion de l’Autriche de la scène politique allemande.

Bien qu’à l’origine l’idée de l’union douanière ne vînt pas de Prusse mais de la Bavière et du Wurtemberg, la Prusse s’en empara. La dispersion des ses territoires avait nécessité, dès 1816, la suppression de la douane sur tout le territoire de la monarchie. En 1842, onze Etats allemands associés dans l’union douanière étaient régis par une législation uniforme sur l’exportation et l’importation. L’Autriche, qui représentait alors la première puissance allemande, demeura à l’écart du mouvement : l’union douanière était, aux yeux de Metternich, une tentative de jacobiniser l’Allemagne. Les autorités prussiennes, au contraire, y voyaient une étape vers une Allemagne unie sous la direction de la Prusse.

Bakounine souligne à juste titre que l’exclusion de l’Autriche répondait parfaitement à l’intérêt majeur de la Prusse, « car cette exclusion tout d’abord seulement économique entraîna ensuite son éviction politique » (IV, 314). En 1850, le poids politique de l’Etat prussien était devenu suffisamment grand pour interdire l’entrée de l’Autriche dans l’union, intrusion qui aurait disputé à Berlin l’hégémonie sur l’Allemagne du Nord. Bakounine fait cette observation tout à fait pertinente que le gouvernement prussien vise l’hégémonie par des moyens qui paraissent « incomparablement plus rentables et adéquats que les réformes libérales » : il met en œuvre des mesures économiques grâce auxquelles il s’assure le soutien du capital industriel et financier, la prospérité de l’un et l’autre « appelant nécessairement une vaste centralisation politique » (IV, 314).

L’union douanière va aussi à l’encontre des intérêts des princes allemands, dont les domaines sont parfois enclavés dans le domaine prussien, comme la principauté d’Anhalt. Aussi, le Zollverein suivra-t-il tout d’abord une orientation protectionniste pour ménager les souverains allemands dont les revenus sont constitués pour une part importante des droits de douane, quand ce n’est pas carrément de la contrebande aux dépens de la Prusse. Ce n’est qu’à partir de 1840 que la Prusse s’oriente ouvertement contre les intérêts des princes en défendant l’extension des chemins de fer. L’administration napoléonienne avait commencé à développer les routes, mais ce n’est qu’à grand-peine que l’entrepreneur Borsig avait créé l’industrie berlinoise, faute de voies convenables pour acheminer le matériel.

Les libéraux prussiens, qui aspiraient à des réformes, savaient qu’ils n’avaient rien à attendre de Frédérick-Guillaume III, et attendaient l’avènement de son fils, le futur Frédérick-Guillaume IV, qui monta sur le trône en 1840. Il est difficile, dit Bakounine, de donner une caractéristique à cette troisième période du libéralisme allemand, car elle est « riche en tendances, en écoles, idéaux et concepts qui se développent sous les formes les plus diverses, mais elle est dans une égale mesure pauvre en événements. Elle est tout entière remplie par l’esprit fantasque, et les écrits incohérents du roi Frédérick-Guillaume IV... » Ami des lettres et des arts, causeur intarissable, séduisant, le nouveau roi manque de bon sens, fait des promesses irréalisables, qu’il nie ensuite en toute bonne foi avoir faites, se grise de mots : « Mi savant, mi poète, atteint d’impuissance physiologique et de surcroît ivrogne, protecteur et ami des romantiques itinérants et des “pangermanisants”, il fut, dans les dernières années de sa vie, l’espoir des patriotes allemands. Tout le monde espérait qu’il donnerait la Constitution. » (IV, 315.)

Le roi haïssait la France, la Révolution française et la philosophie du XVIIIe siècle rationaliste. En outre, c’était un adepte de la philosophie historique du droit que Bakounine dénonce dans La Réaction en Allemagne et que Marx et Engels dénonçaient également à la même époque. Les premiers actes du roi soulevèrent les espoirs des libéraux : amnistie des « démagogues » [33], punis après 1819 et 1830. Les patriotes se félicitaient de sa haine de la France. Les protestants étaient enchantés des effusions piétistes de ses discours. Les catholiques étaient charmés de ses bonnes dispositions envers Rome. Mais les bonnes paroles dont le roi avait saoulé tout le monde ne reçurent que peu d’application. Ses actes révélaient en réalité des préoccupations contraires aux promesses faites, puisqu’il appela Schelling à Berlin pour détruire l’influence de Hegel, dont on avait fini par pressentir que la pensée, derrière une forme conservatrice, décelait des germes d’une critique radicale.

« Vaniteux, ambitieux, inconscient, tourmenté et en même temps incapable de se contenir et d’agir, Frédérick-Guillaume IV était tout bonnement un épicurien, un noceur, un romantique ou un despote extravagant installé sur le trône. Comme un homme incapable d’accomplir quoi que ce soit, il ne doutait de rien. Il lui semblait que le pouvoir royal, à la mission divine duquel il croyait sincèrement, lui donnait le droit et la force de faire absolument tout ce qui lui venait à l’esprit et, contre toute logique et contre les lois de la nature et de la société, de réussir l’impossible, de concilier quand même l’inconciliable. » (Etatisme et anarchie, IV, 315.)

Dans une lettre à Ruge datant de mai 1843, Marx avait lui aussi analysé le comportement irrationnel du roi : « ... or pourquoi, dit-il, un individu tel que le roi de Prusse, à qui rien n’indique qu’il soit mis en question, n’obéirait-il pas à son seul caprice ? Et puisqu’il le fait, qu’en résulte-t-il ? Des desseins contradictoires ? Soit, ce ne serait rien. Des velléités stériles ? Pourtant, elles sont toujours la seule réalité politique. (…) Quelque inconscient, insensé et méprisable qu’il soit, le caprice sera toujours assez bon pour gouverner un peuple qui n’a jamais connu d’autre loi que le bon plaisir de ses rois. Je ne dis nullement qu’un système stupide et la perte de l’estime à l’intérieur et à l’extérieur resteront sans conséquences ; je ne garantis pas, quant à moi, la sécurité de la nef des fous ; mais je prétends que le roi de Prusse sera un homme de son temps aussi longtemps que le monde absurde sera le monde réel [34]. »

Il est significatif que l’opinion de Bismarck sur l’indécision et le manque de réalisme du roi est dans l’ensemble la même : chez Frédérick-Guillaume IV, dit-il, le sentiment national était « plus vif, platoniquement plus vif que chez son père. Mais les tendances romantiques et moyenâgeuses et son peu d’envie de prendre des résolutions nettes et fermes furent cause que ce sentiment ne se traduisit jamais par des actes [35]. »

L’absence de réformes libérales provoqua un accroissement du nombre des opposants de toutes les nuances, de la bourgeoisie industrielle et commerçante de la Prusse rhénane qui ressemblait fort à celle de l’Angleterre et de France, aux radicaux constitués pour une bonne part d’intellectuels formés dans les universités à la philosophie hégélienne [36]. Les désirs contradictoires du roi semaient la confusion dans les esprits. « Ainsi, dit Bakounine, il voulait que régnât en Prusse la plus complète liberté, mais en même temps que le pouvoir royal absolu et son arbitraire sans limites. » (IV, 315.) En fait, ce que Frédérick-Guillaume IV entendait par « liberté allemande » n’était rien d’autre que l’obéissance enthousiaste au roi.

* * *

La Prusse de Frédérick-Guillaume IV était un pays essentiellement frustré de démocratie, déchiré entre le passé qu’il ne pouvait se résoudre à quitter et le futur dans lequel il n’osait pas s’engager. Cette frustration était amplifiée par le constat que, alors même que le retard économique avec l’Europe de l’Ouest commençait à se réduire, le retard politique s’accroissait. C’était en somme un pays déchiré qui fournissait un aliment idéal aux philosophes qui voulaient disserter sur le concept de contradiction.

C’est dans ce contexte que fut publié La Réaction en Allemagne, qui est un exposé, en langage philosophique, de la situation politique de la Prusse de Frédérick-Guillaume IV. Le caractère « codé » de ce texte tient d’abord au fait que Bakounine faisait alors partie de la constellation des jeunes intellectuels hégéliens et qu’il n’était pas concevable qu’il s’exprime dans un autre langage. Il tient peut-être au fait que de cette manière, l’article pouvait échapper à la censure. Ce ne fut pas le cas. En décembre 1841 Frédérick-Guillaume IV publie une ordonnance relative à la censure qui mobilise Marx, lequel écrira une série d’articles en mai 1842 dans la Gazette rhénane. Bakounine écrira à son ami Ruge le 19 janvier 1843 : « L'interdiction qui a frappé les “Deutsche Jahrbücher” n'a surpris ici personne, dans la mesure où chacun de nous y était préparé comme à la conséquence indispensable d'une réaction qui nous menaçait depuis longtemps et qui éclatait alors au grand jour. »

Le raidissement du pouvoir se manifeste également par une « interdiction professionnelle » avant la lettre : Bruno Bauer est renvoyé de la faculté de théologie de l’université de Bonn en mars 1842. Et pour couronner le tout, Schelling est rappelé à Berlin.


Le contexte philosophique

Schelling


Schelling avait acquis une rapide célébrité dans sa jeunesse, au début du siècle. A vingt-huit ans, en 1802, il avait déjà beaucoup publié et était le philosophe de l'école romantique. Il avait cependant encore cinquante ans à vivre, pendant lesquels il ne publia que très peu. Il avait bâti sa renommée en grande partie sur son opposition à Fichte. La philosophie de la nature qu'il développait n'avait rien à voir avec la recherche expérimentale, avec ce qui pouvait à l'époque être considéré comme véritablement scientifique ; elle tournait résolument le dos à Descartes et Newton. Les références intellectuelles de Schelling devaient plutôt être cherchées dans la Renaissance, dans la tradition alchimique, voire la théosophie. La nature est une entité autonome parcourue par des forces opposées dont l'équilibre peut être constamment rompu, mais qui est constamment rétabli grâce à sa puissance infinie de rajeunissement. Tel est le schéma général de la pensée de Schelling, et le philosophe va en chercher des confirmations dans la science de son temps, en particulier dans la biologie et la chimie.

Odoïevski, un slavophile, évoquera cette période dans les années 1860 :

« Ma jeunesse appartint à cette époque où la métaphysique formait le fond de notre atmosphère spirituelle, comme le firent plus tard les sciences sociales. Nous croyions à la possibilité d'une théorie générale, à l'aide de laquelle il serait possible de reconstruire tous les phénomènes de la nature, comme de nos jours on croit à la possibilité d'une vie sociale qui donnerait satisfaction à tous les besoins de l'homme. Quoi qu'il en soit, à cette époque la nature tout entière ainsi que la vie humaine nous semblaient passablement claires, et ce n'est pas sans hauteur que nous regardions les physiciens, les chimistes, les utilitaristes qui se vautraient dans la matière grossière. Parmi les sciences de la nature, une seule nous semblait digne de l'attention du philosophe : l'anatomie, en tant que science de l'homme. (...) mais l'anatomie nous a conduits à la physiologie, science encore à ses débuts, et dont les premiers germes féconds apparurent chez Schelling (...). Pourtant nous y rencontrions à chaque pas des questions insolubles sans l'aide de la physique et de la chime, et, d'autre part, pas mal de choses dans Schelling semblaient obscures à qui ne connaissait pas les sciences naturelles. » (Cité par Benoît Hepner, in : Bakounine et le panslavisme révolutionnaire, p. 60.)

Cette citation rend bien compte de l'engouement qu'il y eut à cette époque, dans les milieux cultivés, pour une philosophie qui affirmait expliquer l'âme humaine et la nature en tant que manifestations d'un grand principe unitaire. Schelling est présenté comme le Christophe Collomb du XIXe siècle, qui a « dévoilé à l'homme une partie inconnue de son propre être, son âme, son esprit » (ibid.). Ces esprits cultivés, mais dénués de toute connaissance scientifique, pensaient sincèrement qu'avec quelques maigres connaissances ils allaient pouvoir percer les secrets de l'univers. C'est qu'à l'époque le concept de science n'avait pas le même contenu qu'aujourd'hui : la science par excellence était la philosophie. Rappelons-nous qu'en France même, il n'y a pas si longtemps, le baccalauréat de philosophie était celui qui permettait d'accéder à la faculté de médecine... Selon Schelling, l'esprit et la nature forment une unité, et ce principe paraissait à l'époque en mesure de résoudre les mystères du monde et de l'esprit, de trouver le sens caché de la vie. Incidemment, l'enthousiasme, le sentiment de libération spirituelle qui en résultaient écartait toute considération sur la réalité politique et sociale.

Si dans les années quarante en Allemagne on fera à Schelling pour soutenir le conservatisme politique, en Russie dans les années trente le pouvoir le considérait comme dangereux. Sa philosophie n'était guère appréciée par le pouvoir tsariste, car elle portait en elle des germes de contestation de l'ordre, ce qu'exprime Kochelev dans ses souvenirs :

« La philosophie allemande – c'est-à-dire Kant, Fichte, Schelling, Oken, Goerres, etc., dominait dans le cénacle sans rivale. ... Les principes sur lesquels doivent être fondées toutes les connaissances humaines formaient le sujet primordial de nos entretiens. La doctrine chrétienne ne nous paraissait bonne que pour les masses populaires, mais inacceptable pour nous, philosophes. Nous tenions Spinoza en estime particulière, et ses œuvres nous paraissaient de beaucoup supérieures à l'Evangile et aux autres Ecritures sacrées. » (cité par Hepner, Bakounine et le panslavisme révolutionnaire, p. 62.)

Le panthéisme de la première philosophie de Schelling rapprochait ce dernier de Spinoza, qui avait développé une lecture critique de la Bible. Le fondement de l'enseignement philosophique de Schelling était considéré comme un camouflage de « dépravation intellectuelle et morale », encore pire que la philosophie de Voltaire : l'enseignement de la philosophie de Schelling fut interdit en Russie, suivi de celui de toute philosophie, en 1826. Ainsi Bakounine arriva-t-il à Berlin en juillet 1840 avec en tête l’image d’un Schelling « contestataire » qui ne concordait pas du tout avec le rôle que la monarchie prussienne voulait alors lui faire jouer. Bakounine est au premier rang lorsque le philosophe donne sa leçon inaugurale le 15 novembre 1841. Il ne fut apparemment pas enthousiasmé, car le soir-même il écrit à sa sœur Varvara Aleksandrovna :

« Je vous écris dans la soirée, après le cours de Schelling (très intéressant, mais assez insignifiant et ne retentissant pas dans l'âme. Pour le moment je ne veux rien conclure, je vais l'écouter sans préjugé). Mes camarades russes et allemands, au nombre de dix, viennent de partir. Je parlerai plus tard du cours de Schelling. »

Bakounine s'entendit avec Werder, son professeur, sur des leçons particulières ayant pour objet la Logique de Hegel, des lectures de Fichte ou de Schelling. Il se rendit même chez Schelling avec une lettre d'introduction de Werder. La philosophie de la révélation décevra cependant Bakounine, qui se tourne alors vers l'économie politique...

C’est Frédérick-Guillaume IV lui-même qui rappella Scheling pour contre-balancer l’influence hégélienne dans l’université. Son arrivée ne produisit tout d’abord pas de réaction : le vieux philosophe n’avait rien publié depuis 1809 et on ne connaissait pas sa « philosophie positive », expression qui désigne un courant représenté par Christian Hermann Weisse, Immanuel Hermann Fichte junior, Franz Xaver von Baader, Anton Günther, et par Schelling dans sa dernière période. Ce courant critiquait la philosophie de Hegel d’un point de vue conservateur et entendait subordonner la philosophie à la religion en déclarant que la révélation était la seule source de savoir « positif », tandis que toute philosophie qui se fondait sur le savoir rationnel était qualifiée de « négative ».

Il fallut plusieurs mois pour que la mobilisation s’engage, et elle se fit au nom de la défense de Hegel. Engels fut en quelque sorte aux avant-postes de cette mobilisation. Il publia en décembre 1841 dans le Telegraph für Deutschland (nos 207-208) un article signé Frederick Oswald, « Schelling über Hegel » (Schelling sur Hegel) contre la philosophie positive. L’article commence ainsi : « Demandez à quiconque à Berlin aujourd’hui où se trouve le champ où on se bat pour la domination de l'opinion publique allemande en politique et en religion, et s’il a la moindre idée du pouvoir de l’esprit sur le monde, il répondra que ce champ de bataille se trouve à l’Université, et en particulier dans l’amphithéâtre n° 6 où Schelling donne ses cours sur la philosophie de la révélation. »

Si la première phrase de l’article est une attaque contre Schelling, la deuxième est une défense de Hegel : le premier est « intellectuellement mort depuis des décennies » ; le second est mort depuis dix ans, mais « plus vivant que jamais à travers ses élèves ». Le ton est donné.

Peu après, au début de 1842, Engels publia anonymement « Schelling und die Offenbarung » (Schelling et la révélation), qui est sa principale contribution contre les idées mystiques de Schelling. Un autre pamphlet anonyme suivit, « Schelling, Philosopher in Christo ».

La réaction en Allemagne fut l'une des contributions à cette intense mobilisation contre Schelling. Détail amusant, il y eut un curieux chassé-croisé concernant la paternité de quelques-unes des contributions de nos Jeunes hégéliens : Riazanov, qui édita les œuvres complètes de Marx et d'Engels, cher­cha à rabaisser le rôle de Bakounine dans la campagne contre Schelling en minimisant la portée de La réaction en Allemagne. C'est, dit-il, sous l'influence de la campagne contre Schelling que Bakounine a fait son tournant décisif, et plus particulière­ment sous l'influence des deux bro­chures d'Engels :

« Seule la méconnaissance de ces rapports historiques a permis de sures­timer le degré d'originalité et le carac­tère révolutionnaire de l'article de Ba­kounine... L'article de Bakounine était un écho de pensées qui lui étaient étrangères... [37] »

En somme, ne pouvant nier la portée de l'article de Bakounine, Ria­zanov conclut que les idées qui y sont développées ne sont qu'une pâle copie des idées d'Engels. Henri Arvon écrit à cette occasion que Riazanov « partage avec les exégètes marxistes le sort peu enviable d'avoir à tout juger par rap­port à Marx et Engels [38] ». Il est parfaitement ridicule de dire que Bakounine ait eu besoin de « s'inspirer » d'Engels. Schelling et sa philosophie positive faisaient l'objet d'une attaque généralisée de toute la gauche hégélienne, et cette dernière ne se limitait pas à Engels et à Marx. Si on devait absolument établir une filiation, il se­rait plus juste de dire que Bakounine s'est inspiré de Bruno Bauer, le chef de file des Jeunes hégéliens, qui avait pu­blié en 1841, la Trompette du jugement der­nier, qualifié par H.A. Baatsch de « premier terme de la mort de la méta­physique » [39]. L'ironie de l'histoire, d'ailleurs, est que la première brochure d'Engels, anonyme, sera attribuée par les contemporains à... Bakounine ! Ar­nold Ruge écrivit ainsi à un ami, en avril 1842, à propos de « Schelling et la révélation » : « Je te recommande la lecture de la brochure écrite par un russe, Bakou­nine de nom, qui vit maintenant ici... » A l'inverse, La réaction en Allemagne sera attribué à sa publication à... En­gels !

Il convient de dire que le sous-titre de « Schelling et la révélation » est : « Critique de la dernière tentative de la réaction contre la philosophie libre », ce qui suggère que la préoccupation du jeune Engels n’est pas alors de s’en prendre à la Réaction en tant qu’elle menace la démocratie – point de vue qui est celui de Bakounine dans La Réaction en Allemagne – qu’en tant qu’elle menace la philosophie de Hegel. De ce point de vue, Engels se rapproche plutôt de Bruno Bauer. Bien entendu, les commentateurs marxistes, à commencer par Riazanov, se garderont bien d’en faire la remarque.

Dans le bouillonnement intellectuel qui marque les périodes de mutation historique, on peut difficilement réduire les influences réciproques en termes de copie d'Untel sur Untel. Bakounine et Engels ne sont pas des potaches qui ont rédigé un devoir. Ils faisaient partie du même milieu intellectuel dont ils subis­saient l'influence au même degré. Il se­rait d'ailleurs plus conforme à la réalité de dire que tout le monde copiait sur tout le monde.

Avant de s'expatrier pour la France, Marx écrit le 3 octobre à Feuerbach pour lui demander sa colla­boration aux Annales Franco-alle­mandes dans l'entreprise contre Schel­ling qui, dit-il, « a fait de la philosophie la science générale de la diplomatie. Attaquer Schelling, c'est donc attaquer indirectement toute politique et plus particulièrement la politique prus­sienne ». Feuerbach déclinera l'offre, ne se sentant pas assez motivé pour répondre à l'invitation de Marx, mais il lui ré­pond le 25 octobre que Schelling « actualise non la puissance de la philo­sophie, mais la puissance de la police, non la puissance de la vérité, mais la puissance du mensonge et de la dupe­rie ». Démasquer Schelling, ajoute Feuerbach, est une nécessité non pas d'ordre scientifique mais politique.

Toutefois, attaquer le vieux philosophe n'était pas une mince affaire. Son prestige était immense et tous s'accordaient pour reconnaître l'importance de son apport à la philo­sophie. Heine avait fait en 1835 un portrait dans lequel il expliquait que Schelling avait aidé la philosophie à ac­complir une « grande rotation » [40]. Marx montrera longtemps son attachement au philosophe, en particu­lier pour « la franche pensée de jeunesse de Schelling ».

Avant de devenir la cible des jeunes générations de philosophes, Schelling avait donc eu une influence considérable, notamment parmi les intellectuels russes des années 20 et 30. Bakounine lui-même, qui fut influencé par lui avant de devenir un hégélien, gardera plus tard des traces de son naturalisme.

C'est sa rencontre avec Arnold Ruge qui va faire basculer Bakounine dans la gauche hégélienne, dans laquelle il ne fera d’ailleurs qu’un passage-éclair. En octobre 1841 le jeune homme ren­contre à Dresde Arnold Ruge, éditeur des Annales allemandes et personnalité en vue de la gauche hégélienne. Dans une lettre du 3 novembre à sa famille, il dit de son nouvel ami :

« C'est un homme intéressant, remarquable, encore plus en tant que journaliste, un homme doté plutôt d'une volonté extraordinairement ferme et d'un jugement extraordinairement lucide que d'aptitudes spéculatives. Il est hostile à tout sans exception ce qui a la plus petite apparence de mysticisme. Evidemment, en raison de cela, il verse dans une grande partialité vis-à-vis de tout ce qui touche à la religion, à l'art et à la philosophie. Mais sous de nombreux autres rapports, cette partialité et sa tendance abstraite sont très profitables aux Allemands qu'elles arrachent au juste milieu corrompu et immobile dans lequel ils stagnent depuis si longtemps. »

La critique du juste milieu sera l’un des thèmes dominants de l’article de Bakounine publié par la revue d’Arnold Ruge. Il semble que ce soit précisément leur commune opposition aux partisans du juste mi­lieu, les réactionnaires conciliateurs, qui ait rapproché les deux hommes.


Lamennais

C’est Arnold Ruge, encore, qui incita Bakounine à lire Lamennais à l’occasion d’un voyage que le jeune homme fit à Dresde avec son frère Paul et sa sœur Varvara durant l’automne de 1841. Il leur écrivit le 27 octobre 1841 pour leur exprimer son enthousiasme.

« Cet hiver je vais sans faute les réaliser ; et cette occupation me tient d'autant plus à cœur que c'est justement le moment de le faire maintenant que la politique est la religion, et la religion la politique. J'ai comme l'impression de voir l'avenir et je sens qu'à présent rien au monde ne sera en mesure d'ébranler mes convictions. » (27 octobre 1841, lettre à Pavel et Varvara.)

Le prêtre français décrit en termes lyriques les souffrances du prolétariat :

« Les prolétaires, ainsi qu'on les nomme avec un superbe dédain, affranchis individuellement, ont été, en masse, la propriété de ceux qui règlent les relations entre les membres de la société, le mouvement de l'industrie, les conditions de travail, son prix et la répartition de ses fruits. Ce qu'il leur a plu d'ordonner, on l'a nommé loi et les lois n'ont été, pour la plupart, que des mesures d'intérêts privés, des moyens d'augmenter et de perpétuer la domination et les abus du petit nombre sur le plus grand [41]. »

Lamennais est un personnage étonnant. Prêtre, il avait refusé la pourpre cardinalice que lui avait offerte le pape Grégoire XVI. Il fut d’abord un partisan de Rousseau, qu’il renia en faveur de l’idée d’une royauté romaine théocratique universelle. Le pape ayant déçu ses espoirs, il chercha à concilier l’Eglise et la démocratie. Puis il passa au socialisme. Il exposa ses nouvelles idées dans Paroles d’un croyant et dans le Livre du peuple. Ce rêve-là fut également déçu ; il finit par demander à être enterré dans sa fosse commune, sans croix ni prières. Il est vrai qu’il fut admis prêtre tardivement. Le directeur du séminaire de Rennes lui écrivit : « Vous allez à l’ordination comme une victime au sacrifice. »

Les variations multiples des positions de Lamennais sont le reflet de l’accélération de l’histoire depuis la Révolution de 1789. Il l’explique lui-même : « En moins d’un demi-siècle, on a vu tomber la monarchie absolue de Louis XVI, la république constitutionnelle, le Directoire, les Consuls, l’Empire, la monarchie selon la Charte : qu’y a-t-il donc de stable ? »

Lamennais pense que l’Eglise doit prendre en compte l’inquiétude sociale de la population. Depuis la Réforme, voyant le principe d’autorité menacé partout, l’Eglise avait soutenu les princes dans leur effort de réprimer l’esprit d’insubordination et les idées nouvelles. Mais cette alliance avait contribué à réduire l’autorité spirituelle de l’Eglise auprès des populations puisqu’elle soutenait les gouvernements dans leur tentative de dénier les droits et les libertés du peuple. Il fallait maintenant que l’Eglise soutienne les peuples pour que ceux-ci reviennent vers elle. Ces idées furent développées dans le premier numéro de l’Avenir (16 octobre 1830), journal créé par Lamennais avec le soutien de Montalembert et de Lacordaire. Il faut en somme catholiciser la démocratie. Lamennais est ainsi amené à soutenir toutes les libertés : de pensée, de presse, d’enseignement, politique, d’association. Cependant, chrétien malgré tout, il faut, pense-t-il, une autorité supérieure à toutes ces libertés qui, sinon, seraient anarchiques : Dieu évidemment.

Le programme développé par Lamennais dans l’Avenir fut condamné en 1832 par une encyclique papale, Mirari vos. Le cardinal Pacca écrivit à Lamennais pour lui expliquer l’esprit qui anime l’encyclique :

« Le Saint-Siège désapprouve et réprouve même les doctrines relatives à la liberté civile et politique, lesquelles, contre vos intentions sans doute, tendent de leur nature à exciter et propager partout l’esprit de sédition et de révolte de la part des sujets contre leurs souverains… »

Le cardinal ajoute que les doctrines de l’Avenir sur la liberté des cultes et la liberté de la presse sont « en opposition avec l’enseignement, les maximes et les pratiques de l’Eglise ». Elles ont « affligé » le Saint-Père. Si, dans certaines circonstances, on doit considérer ces libertés comme un moindre mal, de telles doctrines ne sauraient être explicitement exposées par un catholique « comme un bien ou comme une chose désirable ». La liberté de conscience est qualifiée dans l’encyclique de « pestilentissimo errori », d’erreur pernicieuse qui ne peut que soulever l’horreur, « execranda et detestabilis libertas ».

L’Avenir cessa de paraître en septembre 1832, et Lamennais, de mauvaise grâce, se soumit. En 1834, il rompt tous les liens avec l’Eglise et écrit Paroles d’un croyant, livre dans lequel il stigmatise la misère sociale et qui eut un énorme retentissement. Sainte-Beuve, chargé d’en surveiller l’impression, raconte que dans l’imprimerie les typographes étaient tout en émoi [42].

Alors qu’il avait déclaré en 1824 que la démocratie était « une des plus étonnantes et des plus monstrueuses folies qui soient jamais montées dans l’esprit humain » (Nouveaux mélanges), il devient maintenant républicain et démocrate. Il déclare ne plus s’occuper désormais de religion : « ce qui me reste de vie, je le consacrerai à la pure philosophie, à la science humaine, à mon pays, à l’humanité » écrit-il [43].

En 1837 il publie le Livre du peuple, plus virulent encore, mais qui reste dans une perspective religieuse : s’il met l’accent sur l’égalité plutôt que sur la liberté, c’est parce que la première est la condition de la seconde. « Tous les hommes naissent égaux, dit-il ; nul, en venant au monde, n’apporte avec lui le droit de commander [44] » ; mais pour lui, l’égalité de droit reste l’égalité devant Dieu : l’égalité religieuse produit, comme sa conséquence, l’égalité politique et civile, pense-t-il. Et la bourgeoisie doit aux pauvres « un amour prodigue de bienfaits et de saints dévouements » [45].

Il y a à la fois du Proudhon et du Bakounine dans Lamennais. Proudhon reprendra et développera le thème de l’alternative égalité/liberté : au début de son œuvre il priorisera la première pour inverser les termes à la fin de sa vie. Lorsque Lamennais déclare qu’il s’agit d’« assurer au travail ce qui lui appartient équitablement dans les produits du travail même », on retrouve encore Proudhon, de même lorsqu’il affirme vouloir « créer une propriété à celui qui maintenant est privé de toute propriété ». Les idées de diffusion des capitaux par le crédit, d’accessibilité à tous des instruments de travail par le moyen de l’association sont également des thèmes typiquement proudhoniens.

De Bakounine, on retrouve ces étapes multiples dans l’évolution qui le conduit du conservatisme au radicalisme social, mais aussi l’indignation devant la misère, et la foi en l’instinct du peuple : le peuple, dit Lamennais, « est toujours plus accessible que ses maîtres au vrai et au bien » [46] – point de vue typiquement bakouninien.

Henri Arvon écrit que « Bakounine est comme transporté par la découverte de Lamennais qui, il est vrai ne pouvait se produire à un moment plus propice. » (Bakounine, Absolu et révolution, p. 43.) Sans doute convient-il de tempérer un peu le propos. Après avoir laissé son frère et sa sœur à Dresde, Bakounine rentre à Berlin par le train. Il leur écrit une chose surprenante : « Durant le voyage à Leipzig, je n'ai cessé de lire la Politique du Peuple (Lamennais), tout en lisant, je m'émerveillais. A vrai dire, la lecture de ce livre m'a beaucoup amusé. » [Je souligne] Sans doute Arvon eût été plus avisé de dire : « Bakounine est comme amusé par la découverte de Lamennais… »

Pour comprendre cette remarque, il faut essayer de comprendre ce qu’était Bakounine en 1841. Il est en train de lire un livre dans lequel l’auteur décrit le sort épouvantable qui est fait au prolétariat. L’indignation transparaît à chaque ligne. C’est un livre qui fait moins appel à la raison qu’au sentiment. Or, Bakounine est un jeune homme qui est totalement imprégné de la Logique, de la Phénoménologie, de la dialectique hégélienne. Le mode argumentatif de Lamennais doit lui paraître simpliste, amusant. En bon hégélien, Bakounine reproche sans doute à Lamennais d’être encore empêtré dans la vulgarité de la finitude et de n’avoir pas su parvenir au principe, à l’Idée : c’est ainsi qu’il faut comprendre, pensons-nous, cette remarque du jeune russe à propos de la Religion : « On sent dans ce dernier la présence d'un véritable instinct, mais un instinct qui n'a encore rien de précis, rien de libre, un instinct encore enchaîné par les formes de la véritable réalité. »

Pour Arvon, Lamennais fait découvrir à Bakounine « un christianisme non ecclésiastique auréolant l’émancipation politique et sociale ». L’exaltation qu’éprouve le jeune homme « ne s’éteint pas rapidement ». La preuve, c’est que dès son arrivée à Paris en 1844, il rend visite à Lamennais « qui le premier, sans doute, lui a permis de prendre ses distances par rapport à la philosophie allemande ». Voulant à tout prix attribuer à Bakounine des tendances chrétiennes-sociales, Arvon oublie de dire que le jeune russe adhéra alors à la loge maçonnique dans laquelle se trouvait Lamennais. Quant aux distances que prit Bakounine par rapport à la philosophie allemande, nous pensons qu’il est nul besoin d’en attribuer l’origine à Lamennais ; elles se trouvent largement dans la philosophie allemande elle-même. Il faut, pensons-nous, prendre à la lettre l’aveu qu’il fait dans sa Confession en 1850 :

« L'Allemagne elle-même m'a guéri de la maladie philosophique qui y prédominait ; après avoir étudié de plus près les problèmes métaphysiques, je n'ai pas tardé à me convaincre de la nullité et de la vanité de toute métaphysique: j'y cherchais la vie, mais elle ne contient que la mort et l'ennui ; j'y cherchais l'action et elle n'est qu'inactivité absolue. »

On trouve une confirmation de cette hypothèse dans le jugement même que Bakounine porte sur Lamennais, à qui il fait les mêmes reproches qu’aux philosophes allemands, reproches qui ont provoqué son propre abandon de la philosophie et son passage à l’action :

« La question de la religion ne peut être résolue de manière affirmative, par des considérations et des réflexions, parce que celles-ci ne concernent, dans ce domaine, que la négation de celui qui, ayant perdu son âme vivante, n'appartient plus au présent, mais au passé. La question de la religion ne sera résolue que par celui qui affirmera le principe vivifiant simple, et partant, universel et pratique de la nouvelle religion, de la nouvelle vie, de la nouvelle réalité. Mais cette affirmation ne se fera pas dans le domaine de la théorie et des livres, mais dans celui de la vie, voilà pourquoi il sera la nouvelle révélation, voilà pourquoi nous ne pouvons le définir dans les livres. » (Lettre à son frère Pavel et à sa sœur Varvara, 27 octobre 1841.)

Il ne faut pas faire de contresens sur l’idée de « nouvelle religion » qu’évoque Bakounine : c’est de la religion de l’action qu’il s’agit. Lorsqu’il parle de la Politique du peuple, il dit qu’elle embrasse toute la réalité véritable, en signalant ses « contradictions permanentes et universelles ».

« De nos jours on est beaucoup plus enclin à croire aux situations les plus complexes qui se contredisent elles-mêmes qu'à la simple vérité, parce que les situations complexes, du fait de leur complexité, n'incitent pas à l'action et, par conséquent, servent de voile commode à la corruption de notre existence, et encore parce que la simple vérité est trop lumineuse, trop naturellement ardente pour notre vie quotidienne enfermée dans une serre et fertilisée par des méthodes artificielles. La simple vérité ne passe même pas à l'action, parce qu'elle est elle-même l'action, dans son essence. » (Ibid.)

« Qui veut, ne serait-ce que de façon tant soit peu vivante, pénétrer les questions de notre temps » doit lire Lamennais, dit encore Bakounine dans sa lettre. La lecture de cet auteur semble lui avoir ouvert des perspectives, écrit-il ; en le lisant « de nombreuses excellentes idées me sont venues sur la manière dont je vais à présent étudier l'histoire et la politique [47] ». Pour l’instant il ne s’agit encore que d’une nouvelle manière d’« étudier l’histoire et le politique ». « Cette occupation me tient d'autant plus à cœur que c'est justement le moment de le faire maintenant que la politique est la religion, et la religion la politique. J'ai comme l'impression de voir l'avenir et je sens qu'à présent rien au monde ne sera en mesure d'ébranler mes convictions [48] » [Je souligne].

Arvon interprète ce passage comme la découverte d’un « christianisme non ecclésiastique ». On pourrait plutôt penser que cette fusion de la religion et de la politique conduit à une sécularisation de la religion et à une idéalisation de la politique. La politique devient une « religion » en ce sens qu’elle doit être animée par un principe supérieur. Il est possible que c’est à ce moment-là que Bakounine commença à concevoir la rédaction de La Réaction en Allemagne, qui sera publié l’année suivante, en septembre 1842, car on y retrouve cette même idée. Ce texte est en fait intitulé : « Liberté, notre religion, la réaction en Allemagne. » Il porte en sous-titre : « Fragment par un Français », et il est signé d’un pseudonyme français : Jules Elysard. Ce n’est pas innocent. La Réaction en Allemagne marque donc le passage de la théorie à la pratique, de la philosophie allemande à la politique française. « La démocratie est une religion », dit Bakounine. En tant que parti, nous faisons seulement de la politique, « mais nous ne trouvons notre justification que dans notre principe, sinon notre cause ne serait pas meilleure que celle du positif », c’est-à-dire des conservateurs. Le principe supérieur de la politique est la liberté, la démocratie :

« …il nous faut, pour notre propre conservation [49], rester fidèle à notre principe comme à l'unique fondement de notre force et de notre vie, c'est-à-dire nous élever continuellement de cette existence étroite et seulement politique jusqu'à la religion de notre principe universel et ouvert sur la vie. Nous devons agir non seulement politiquement, mais aussi dans notre politique religieusement. » [Je souligne.] (La Réaction en Allemagne.)

Ainsi, retrouvons-nous exactement la même idée, mais explicitée, que dans la lettre de Bakounine du 27 octobre 1841. Bakounine précise encore sa pensée un peu plus loin dans la texte. Parlant des principes de la Révolution française : Liberté, Egalité, Fraternité, il déclare que « ces mots signifient la destruction totale du présent ordre politique et social ». On pense à Fichte : « Si l’on arrête la marche de l’esprit humain,il n’y a que deux cas possibles : en rester où nous étions, nous laisser imposer des bornes que nous ne franchirons pas, ou, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, la force du mouvement de la nature qui aura été opprimée fera explosion, et détruira tout ce qui lui barre la route. L’hulmanité se venge cruellement de ses opesseurs, les révolutions deviennent nécessaires [50]. »

Le principe égalitaire, dit-il encore, « est en contradiction absolue avec toutes les religions positives actuelles, avec toutes les Eglises existantes ». Peut-on nier cela en pensant à la condamnation, faite à deux reprises, des idées de Lamennais par le Saint-Siège ?

Lamennais était-il socialiste ? Curieusement, la question nous ramène à Proudhon, avec qui il a décidément beaucoup de points communs. Il ne se définissait lui-même pas comme un socialiste si on entend par là être saint-simonien ou fouriériste. Il l’était si ce mot signifie être synonyme de partisan de l’association. Il se rapproche ainsi beaucoup de Proudhon qui récusait le « communisme » des utopistes et préconisait l’association. Plus intéressante cependant est la question de savoir s’il était devenu athée.

« Lamennais, comme on sait, débuta par un Catholicisme orthodoxe et fanatique comme celui de de Maistre. Puis il tomba dans le Déisme déclamateur, très ressemblant à celui de Mazzini sur lequel il exerça une influence incontestable. Mais plus heureux que Mazzini, averti par les terribles événements (la révolution de Juin 1848) dont il fut le témoin et dont il avait compris la portée mieux que n'avait su le faire Mazzini, Lamennais vers la fin de ses jours était devenu franchement, révolutionnairement socialiste, et s'il avait vécu un peu plus longtemps, il serait devenu sans doute matérialiste et athée comme nous-mêmes. » (Bakounine, Théologie politique de Mazzini, fragment M.)

Cette analyse, faite en 1871, tend à montrer que ce n’est pas Bakounine qui s’orientait vers le christianisme social mais Lamennais qui s’orientait vers l’athéisme. Cette éventualité ne pouvait évidemment convenir à Henri Arvon.


Strauss

Alors que Schelling est appelé de Munich à Berlin pour détruire l'influence de Hegel, la jeune généra­tion d'intellectuels formés à l'hégélianisme va réagir. Ne pouvant lutter ouvertement sur le terrain poli­tique, ne pouvant par conséquent passer de la théorie à la pratique, ils tournent la difficulté, comme le dit Bakounine, en transposant leur combat dans la litté­rature. Ils s'attaquent au conformisme, aux philistins, et aux partisans du juste milieu. La littérature devient entre leurs mains une arme politique.

Des deux groupes littéraires d'opposition qui se sont constitués entre 1830 et 1840 – la Jeune Allemagne et les Jeunes hégéliens – c'est le second, le plus récent, qui se montre le plus iconoclaste. A l'origine, ce groupe, dont l'organe fondé en 1838 était dirigé par Arnold Ruge, n'était pas en oppo­sition avec le régime prussien, mais progressivement leur point de vue de­vint plus critique, à la fois vis à vis de l'Etat et vis à vis de la philosophie de Hegel.

Le pionnier de cette école fut Da­vid F. Strauss qui, dans La vie de Jésus (1835), fait un examen critique des Ecritures Saintes. Strauss, qui était venu à Berlin suivre les cours de Hegel peu avant la mort du philosophe, avait été l'élève à Tübingen d'un critique de l'Ancien Testament, F.C. Baur.

La question de l'historicité des Evangiles n'était pas un problème important pour Hegel, qui s'attachait surtout à faire une interprétation spéculative de leur contenu symbolique. Reprenant pour une grande part le point de vue hégélien selon lequel le développement de l'Esprit est le moteur de l'histoire, Strauss présente cependant les rapports de la religion et de la philosophie sous un jour nouveau. Le phénomène reli­gieux n'est pas interprété du point de vue du Concept. La vie de Jésus est expliquée comme un mythe du peuple juif, une création collective et idéolo­gique sans fondement matériel. Seule l'humanité, au cours de son développe­ment, dit Strauss, donne une image complète de Dieu. Le Christ n'est pas un personnage historique. Les Evangiles sont l'expression imagée de faits produits par la conscience collective d'un peuple.

La parution du livre de Strauss accentua le fossé qui séparait les différents disciples de Hegel, ce que Bakounine explique dans une lettre datée de mars 1839 à sa sœur Varvara :

« Ne crains pas le livre de Strauss, c'est la dernière et la plus puissante manifestation du scepticisme, et c'est un bien. Méphistophélès doit se manifester dans toute la plénitude de sa force afin d'être entièrement vaincu. Non seulement les hégéliens ne se taisent pas, mais ils se sont fractionnés en deux groupes, dont l'un a pris le parti de Strauss et l'autre s'est opposé puissamment et solennellement à lui ; ils vaincront, cela ne fait pas le moindre doute. »

Strauss eut à subir les attaques des théologiens luthériens aussi bien que celles des rationa­listes et de ceux des disciples de Hegel qui défendaient le point de vue de la réconciliation de la philosophie et de la religion. Son livre eut un retentissement considérable. C'est autour de son au­teur que se constitue le groupe des Jeunes hégéliens. Un contemporain, Rudolf Haym, écrivit :

« Ce fut le Das Leben Jesu de Strauss qui emplit plusieurs de mes compagnons et moi-même d'attitudes hégéliennes et qui nous rendit de plus en plus désillusionnés par la théologie. L'ensorcellement que ce livre exerçait sur nous était indescriptible ; je n'ai jamais lu de livre avec tant de plaisir et de sérieux...

« C'était comme si des écailles tombaient de mes yeux et qu'une grande lumière éclatait sur mon chemin. » (R. Haym, Aus meinem Leben, Berlin, 1902, cité par McLellan, Les Jeunes hégéliens et Karl Marx,Payot.)

C'est Strauss qui fut à l'origine de la distinction entre droite, centre et gauche selon que les tendances hégéliennes étaient proches ou éloignées de l'ancien système. Tout cela n'empêchera pas Strauss de se révéler comme un fieffé conservateur pendant la révolution de 1848...

En 1839, Engels écri­vit que La vie de Jésus avait fait de lui un « partisan enthousiaste de Strauss ». Bakounine avait, lui aussi, lu le livre, la même année, avec sensiblement le même résultat. Cela avait été, selon lui, la « manifestation la plus puissante de scepticisme ». Dans La réaction en Allemagne, Bakounine demande aux conciliateurs qui pensent que tout est calme et qui ne voient pas que la société est sapée par des forces sou­terraines : « N'avez-vous pas entendu parler de Strauss, Feuerbach, Bruno Bauer, et ne savez-vous pas que leurs oeuvres sont dans toutes les mains ? Ce sont les arti­sans du travail souterrain de l'esprit. »

Strauss avait montré que l'Ancien Testament contenait l'essentiel du mes­sage du Christ et que les mythes juifs qui y étaient relatés préparaient le ter­rain du Nouveau Testament. Bauer, lui, se place sur un terrain totalement diffé­rent. Il considère ces deux sources comme deux moments différents ; il y a, dit-il, dans le Nouveau Testament un progrès par rapport à l'Ancien, ce sont deux étapes différentes dans le développement de l'Absolu. Bauer reproche à Strauss d'avoir négligé le rôle de la conscience dans la formation des mythes.

L'influence de l'œuvre de Strauss s'explique sans doute par le caractère particulier que prenait l'opposition au régime dominant en Allemagne. Ne pouvant se manifester ouvertement dans le domaine politique, elle s'était trans­férée dans le domaine philosophique et religieux. Jusqu'en 1840 les Vieux Hégéliens dominent la scène. Ils tentent de garder le juste milieu entre un luthérianisme fondamentaliste et ultra-orthodoxe et le radicalisme critique montant. Ils entendaient préserver l'idée de la réconciliation de la philosophie et de la religion. Le système de Hegel étant la dernière étape de la philosophie, il ne restait dès lors plus qu'à faire l'histoire de la philosophie. K. Ronsenkranz écrivit « qu'ils devaient silencieusement reprendre les doctrines de Hegel, éviter tous les extrêmes et, sûrs que leur philosophie embrassait toute l'histoire du monde, qu'elle était définitive, et qu'elle réconciliait toutes les contradiction, ils croyaient qu'ils ne devaient pas se mêler aux luttes du moment : position d'un quiétisme positif. » (K. Ronsenkranz, Aus einem Tagebuch, Leipzig, 1851 p. 47.)

La préoccupation des Jeunes Hégéliens était tout d’abord essentiellement religieuse, ce qui explique l'impact du livre de Strauss, qui part d'un point de vue théologique. C'était, en dehors de l'art et de la littérature, les seuls domaines où existait une relative liberté de débat, jusqu'à l'accession au trône de Frédérick-Guillaume IV, en 1840, qui amena pour un temps un assouplissement de la censure en Prusse.

C'est à ce moment que les Jeunes Hégéliens se constituent véritablement en mouvement, lorsque les Hallische Jahrbücher für deutsche Wissenschaft und Kunst leur fournit un point de ralliement. C'est un mouvement formé par des fils de bourgeois aisés ou d'industriels dont les parents peuvent payer les études [51]. Ils ont presque tous étudié la philosophie, sauf Hess, Ruge et Engels, qui sont autodidactes, et entendent se consacrer à l'enseignement. Ils ne réaliseront pas leur projet car les emplois d'enseignant leur seront progressivement fermés à cause de leurs idées radicales. Leur situation d'intellectuels sans emploi et déclassés expliquera dans une large mesure leurs prises de positions ultérieures.

* * *

Il n’est pas exagéré de dire que l'œuvre de Bakounine est une longue réflexion sur la pensée allemande. Le fil de ses réflexions est constitué de deux moments. Le premier se situe en 1842 et se place dans le mouvement de la gauche hégélienne : c'est l'article La réaction en Allemagne [52], paru dans les Annales allemandes d'Arnold Ruge. Le second moment se situe une trentaine d'années plus tard lorsqu'il reprend le cours de ses pensées, mais dans une perspective qui n'est plus philosophique mais politique. Dans l'intervalle, il y a les révolutions de 1848-1849 en Europe, qui furent peu propices à la réflexion théorique, douze années de captivité, qui le furent encore moins et la création de la Première internationale.

Devenu un homme mûr, un théoricien et un organisateur du mouvement ouvrier, Bakounine évoque fréquemment la période de décomposition de l'hégélianisme et tente de comprendre ce qui, dans l'Allemagne des années trente et quarante, préfigure celle des années soixante-dix. L'Allemagne intellectuelle exerçait sur le Russe une étrange fascination, sous forme d'attirance dans sa jeunesse, de rejet, plus tard. Herzen raconte que, sous la direction de Stankevitch, Bakounine apprit l'allemand en lisant Kant et Fichte, et qu'il « se mit ensuite à étudier Hegel, dont il assimila à la perfection la méthode et la logique ; et à qui ensuite ne les enseigna-t-il pas ? », laissant entendre qu'il devait casser les pieds à tout le monde avec son enthousiasme de néophyte. Herzen raconte encore, dans Passé et Méditations, qu'en 1839 Bakounine et Bélinski se trouvaient à la tête d'un cercle de jeunes gens, l'un et l'autre « tenant à la main un volume de la philosophie de Hegel, et faisant preuve de cette intolérance juvénile qui seule permet de manifester des convictions vitales et passionnées ».

En 1873, Bakounine évoquera avec un brin d'humour l’époque d'engouement de sa jeunesse pour la philosophie allemande. Dans Étatisme et anarchie, il rappelle qu'à la mort de Hegel une pléiade de jeunes professeurs, d'éditeurs, d'ardents exégètes et d'adeptes avaient répandu sa doctrine dans toute l'Allemagne :

« Elle fit converger sur Berlin, devenu la source vive d'un monde nouveau, une multitude d'esprits, allemands ou non. Ceux qui n'ont pas vécu cette époque ne pourront jamais comprendre combien était fort le culte de ce système philosophique dans les années 30 et 40. On croyait que l'absolu recherché de toute éternité était enfin découvert et expliqué et qu'on pouvait se le procurer en gros et en détail à Berlin. » (Œuvres, IV, 307.)

Avant de se passionner pour Hegel, Bakounine s'était intéressé à Fichte dont il a traduit en russe les Conférences sur la destination du savant, destinées à être publiées dans la revue Teleskop. Malgré les considérables évolutions qu'il a suivies jusqu'à sa période de maturité, Bakounine a toujours gardé de l'estime pour Fichte, qui restera le « hardi et patriotique penseur, persécuté à Iéna » parce qu'il « propageait l'athéisme ».

Bakounine évoque dans Étatisme et anarchie le Discours à la nation allemande, dans lequel Fichte annonçait « la grandeur future de l'Allemagne et exprimait la fière conviction patriotique que la nation allemande était appelée à devenir la plus haute incarnation, voire la nation directrice et en quelque sorte la couronne de l'humanité ». D'autres peuples, avec plus de raison, que les Allemands, sont tombés dans cette illusion, commente alors Bakounine, mais chez Fichte elle avait du moins un caractère héroïque :

« Il l'avait proclamée sous le joug des baïonnettes françaises, alors que Berlin était gouverné par un général de Napoléon et que, dans les rues, battaient les tambours français. »

On peut s'étonner de l'attitude de Bakounine envers le patriotisme de Fichte. C'est là un trait caractéristique du révolutionnaire russe. Fichte est respecté parce que c'est un tempérament fort, bien que philosophe idéaliste. Dans La réaction en Allemagne, écrit trente ans plus tôt, Bakounine explique que parmi les réactionnaires, il y a les purs et les conciliateurs, les sincères et les philistins. Tous se trompent, mais les réactionnaires conséquents ont le mérite du courage et de la sincérité.

Karl Popper ne partage pas l'opinion de Bakounine sur Fichte, qui serait en réalité un imposteur. Il ne nous paraît pas inintéressant d'exposer le point de vue de Popper. Fichte aurait été un candidat malheureux à une chaire de philosophie à l'université de Mayence, ville placée sous la souveraineté française. N'ayant pu trouver auprès du gouvernement prussien les satisfactions pécuniaires qu'il attendait, il proposa ses services à la Russie, à qui il se déclara prêt à demeurer « fidèle jusqu'à la mort », en échange de quelques avantages matériels. Démentant le point de vue de Bakounine sur le comportement de Fichte face aux Français, Popper ajoute : « Lors de l'occupation de Berlin par les Français, il décida dans un sursaut de patriotisme de quitter la ville, mais non sans s'être assuré que son geste ne passerait pas inaperçu du roi de Prusse. » Popper ajoute que Fichte aurait profité de ce qu'on attendait la parution d'un ouvrage de Kant pour faire publier anonymement un livre qui imitait le style de ce dernier. Fichte aurait « tout mis en œuvre pour mieux accréditer une supercherie d'autant plus condamnable qu'il devait à Kant d'avoir trouvé un éditeur [53]... »

Que reste-t-il de l'influence de Fichte chez le Bakounine de la maturité ? Il n'est pas indifférent à notre propos de rappeler le point de vue que le philosophe d'Iéna avait développé sur l'Etat dans les années qui ont suivi la Révolution française. C'est une période de la vie du philosophe sur laquelle les historiens de la philosophie passent assez rapidement. Fichte réfute catégoriquement toute valeur formatrice pour l'homme de l'oppression politique, point de vue qui sera aussi celui de Bakounine : peut-être trouve-t-on là la source de son opposition à la « dictature du prolétariat ».

La philosophie des Lumières avait établi que l'imperfection de l'homme rendait indispensable un arbitre entre la volonté générale et la volonté individuelle, c'est-à-dire un Etat autoritaire. Fichte nie à la fois l'imperfection de l'homme et la nécessité de l'Etat. Il développe une philosophie de l'histoire qui s'inscrit dans un schéma en trois étapes :

1.– L'homme n'est ni bon ni mauvais, la nature est neutre ;

2.– L'histoire est une acquisition progressive de la liberté, sans préjudice de la nature bonne ou mauvaise de celle-ci [54] ;

3.– La fin de l'histoire aboutit à la suppression de l'Etat.

Or, c'est là un schéma étonnamment proche de celui du Fichte de 1793-1794 que reprendra Bakounine :

1.– L'homme n'est pas extérieur à la nature, il n'a en lui-même que des potentialités ; la nature n'a pas de dessein, elle n'est pour l'homme que ce que l'homme en fait. Quand l'homme agit sur la nature, c'est la nature qui agit sur elle-même ; les phénomènes naturels, la faim, le froid, poussent l'homme à agir, à raisonner.

2.– La connaissance des lois de la nature libère progressivement l'homme de la faim, du froid, de l'angoisse de la survie. L'histoire montre le dévoilement progressif de l'humanité et de la liberté humaines.

3.– L'émancipation humaine implique la destruction préalable de l'Etat.

C'est une ironie de l'histoire que Bakounine soit peut-être redevable de cette dialectique de la destruction de l'Etat à l'auteur qui, dans une phase ultérieure de l'évolution de sa pensée, est considéré comme un précurseur du socialisme d'Etat...

Les témoignages des contemporains de la jeunesse de Bakounine concordent pour le présenter comme une sorte d'animateur de la jeunesse dorée intellectuelle de l'époque. Pourtant son apport ne s'est pas limité aux délectations intellectuelles, puisqu'il a, semble-t-il, introduit dans la langue russe un néologisme, le mot prekrasnodusie, qui est la traduction littérale du mot allemand Schönseligkeit, ou « maladie de la belle-âme ». C'est là un terme directement hérité du vocabulaire hégélien.

Dans la Phénoménologie, la belle âme est « le savoir que l'esprit a de soi-même dans sa pure unité transcendente, – la conscience de soi qui sait comme étant l'esprit ce pur savoir de la pure concentration en soi-même, – non pas seulement l'intuition du divin, mais l'intuition de soi du divin » (Ph., II, 299, Aubier.) « Se contempler soi-même est son être-là objectif, et cet élément objectif consiste dans l'expression de son savoir et de son vouloir comme d'un universel. Grâce à cette expression, le soi obtient validité et l'action devient opération accomplissante. » (Ibid. 187.)

En d'autres termes, pour préserver son universalité, la belle-âme se livre à la contemplation de soi-même, de sa pureté originelle, elle s'ensevelit dans son propre concept. La belle-âme refuse la médiation qui pourrait souiller le pour-soi. Elle se refuse à l'action, qui pourrait la limiter. La conscience de soi se retire dans son intériorité la plus profonde : toute extériorité en tant que telle disparaît.

« La conscience vit dans l'angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l'action et l'être-là », dit encore Hegel. Pour préserver la pureté de son cœur « elle fuit le contact de l'effectivité et persiste dans l'impuissance entêtée, impuissance à renoncer à son Soi affiné jusqu'au suprême degré d'abstraction, à se donner la substantialité, à transformer sa pensée en être et à se confier à la différence absolue. L'objet creux qu'elle crée pour soi-même la remplit donc maintenant de la conscience du vide. »

« Son opération est aspiration nostalgique qui ne fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà de cette perte retombant vers soi-même se trouve seulement comme perdue ; – dans cette pureté transparente de ses momets elle devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s’éteint peu à peu en elle-même, et elle s’évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l’air. » (Ibid. 189.)

Il reste la conscience du vide intérieur du moi pur. Dans le dédain du monde extérieur, la belle-âme s'est perdue pour avoir voulu se trouver, et elle s'anéantit. On pense irrésistiblement à Stirner… Ce néologisme que le jeune Bakounine apporte à la langue russe servait, selon Annenkov, à caractériser « de nobles mais fragiles désaveux de la société moderne par la pensée ou le jugement individuel ». C'est aussi à Bakounine que revient la « propagation de cet idéalisme suprême, purissime en même temps que pudibond, qui se détournait avec horreur du tapage mondain tout en confondant sous la seule dénomination commune de phénomènes primaires de l'esprit subjectif tout ce qui l'empêchait, lui, l'idéaliste, de s'occuper tranquillement des destinées et vocations de l'humanité ». (Bakounine et les autres, p. 52.)

Cet « idéalisme extrême » n'est en fait que la description des manifestations de cete maladie de la belle-âme dont la définition que donne Annenkov est quelque peu confuse. C'est sans doute à Novalis que pensait Hegel en écrivant ces pages sur la belle-âme : or, Novalis avait transposé la philosophie de Fichte dans son romantisme. Novalis et Fichte faisaient justement partie des lectures de Bakounine avant qu'il ne soit initié à Hegel par Stankevic au début de 1837.

Ces considérations sur la « belle-âme » sont inséparables du contexte de l’Allemagne dominée par le romantisme. Alors qu’en France le romantisme s’est développé sur le terreau de la Révolution française, en Allemagne il s’est développé par réaction contre la philosophie des Lumières. Les deux écoles n’ont donc pas du tout le même contenu politique. L’Allemagne du début du XIXe siècle est divisée en une quantité de royaumes et de principautés régis par des despotes qui font peser sur les paysans l’essentiel des charges féodales. La mode est alors à l’idéalisation du Moyen Age, considéré comme une épque de liberté. Le romantisme allemand faisait l’apologie de ce passé dans lequel prédominaient de prétendues « libertés germaniques », ce qui arrangeait bien les despostes et les junkers apeurés par la Révolution française.

Le livre de Germaine de Staël, De l’Allemagne publié en 1840, contribua grandement à créer dans l’opinion européenne l’image d’une Allemagne rétrograde, heureuse et libre ; l’auteur idéalise les aspects les plus rétrogrades de la société allemande. C’est pour combattre cette fausse image que Heinrich Heine publia à Paris, en français, et sous le même titre, un livre destiné à montrer la misère et l’oppression subies par le peuple allemand, les effets du particularisme et du despotisme.

L’intermède napoléonien avait vu un début de réformes en profondeur qui devaient liquider la propriété féodale de la terre, mettre en place un Etat constitutionnel qui devait émanciper les serfs, les Juifs, abolir les privilèges des nobles dans l’armée, réorganiser les villes, etc. Ce programme fut interrompu par la défaite de l’empereur, « l’exécuteur testamentaire de la Révolution française ». Le romantisme allemand devint le prolongement culturel, artistique et littéraire de la Sainte-Alliance qui avait battu Napoléon. Sa fonction réactionnaire s’accentua avec le temps pour atteindre son point culminant dans les années 40 avec l’avénement de Frédérick-Guillaume IV au trône de Prusse.

* * *

Avant son voyage en Allemagne, Bakounine travaille méthodiquement. Il lit et relit la Phénoménologie de l'Esprit, la Science de la Logique, l'Encyclopédie, la Philosophie du droit et la Philosophie de l'histoire. Il prend des notes, résume. En 1838, il publie une introduction aux discours académiques de Hegel. Toute la classe cultivée de Russie est prise de passion pour le philosophe allemand. C'est en termes extrêmement durs que, quelque trente ans plus tard, il se souviendra de cette période :

« Après les décembristes, le libéralisme héroïque de la noblesse dégénéra en libéralisme livresque, en doctrinarisme plus ou moins savant. Dès lors, son impuissance bien entendu ne fit que croître : le verbe devint acte de courage ; l'esprit raisonneur, l'intelligence ; la parole creuse, l'éloquence ; et les lectures, l'action. La cause réelle fut oubliée ; bien plus, on se mit à la mépriser ; et du haut d'une satisfaction métaphysique de soi, on regarda toutes les idées révolutionnaires, toutes les tentatives hardies de protestation publique comme des fanfaronnades puériles. J'en parle en connaissance de cause, car dans les années 30, emballé par l'hégélianisme, je versai moi-même dans cette erreur. » (« La science et la question vitale de la révolution », Œuvres, VI, 297.)

Mais à l'époque, celui qu'Annenkov décrit comme le père de l'idéalisme russe était « en même temps très sensible aux voluptés dont il jouissait sans scrupules » : il est peu probable que les voluptés dont il s'agit ici soient exclusivement intellectuelles. Le père de l'idéalisme russe ne semblait pas à l'occasion dédaigner le réel. Cet homme en qui le « romantisme philosophique s'était incarné » ne changea guère lorsqu'il troqua la philosophie contre la politique. William Vogt écrit en effet qu'il adorait « à titre égal, les révolutions et les femmes », et qu'il s’était fait couper le crédit chez un restaurateur pour avoir « taquiné de trop près l'épouse légitime de l'honorable tenancier ». De là peut-être vient la défiance de Bakounine envers les classes moyennes...

Si la poursuite des plaisirs ne gène pas l'étude de la philosophie, Bakounine écrit dans son carnet que beaucoup d'aspects chez lui ne sont pas clarifiés et que l'harmonie lui est impossible. Il ressent le besoin de quitter le milieu de l'intelligentsia russe dans lequel il ne se sent pas à l'aise. Il aspire à partir à l'étranger : « C'est nécessaire : il est temps de sortir du vague et de se définir ». Pour cela, il se prépare intellectuellement en lisant la Phénoménologie.

Que lisait Bakounine pendant cette période qui précède son départ pour l'Allemagne ? Arthur Lehning reproduit une liste de livres qu'il emporta lors d'un séjour que fit le jeune russe dans sa famille en mai 1839.

On y trouve deux dictionnaires allemands et une grammaire anglaise ; la Bible, le Coran, les Evangiles, les lois de Manou, et un livre intitulé Religions de l'Antiquité – sans nom d'auteur, mais il s’agit peut-être de l’ouvrage de Friedrich Creuzer publié en 1829.

Il y a également onze volumes de Hegel, trois de Fichte, deux de Kant, deux de Schelling, quatre de Locke, mais aussi sept volumes de l'historien Heeren qui avait fait des études sur la vie économique de l'Antiquité et qui était encore vivant à cette époque ; deux volumes de Herder, l'auteur de la Philosophie de l'histoire de l'humanité ; trois volumes de Krug, sans titres : il s’agit sans doute de Wilhelm Krug (1770-1842), disciple de Kant qui tenta de concilier l’idéalisme transcendantal du maître avec les doctrines réalistes.

Figurent également Rotteck, mort en 1840 : c'est un historien libéral, auteur d'une Histoire universelle, et Reinhold. En ce qui concerne ce dernier, l'absence de la mention du prénom ne permet pas de savoir s'il s'agit de Charles Leonard ou de son fils Ernest. Le premier, auteur d'un Essai d'une nouvelle théorie de l'entendement humain, a diffusé la philosophie de Kant avant de se tourner vers celle de Fichte ; le second, mort en 1855, a écrit une Histoire de la philosophie d'après les principales phases de son développement (1828). L'un comme l'autre a abordé des sujets qui correspondent parfaitement aux centres d'intérêt de Bakounine à l’époque.

Citons encore Oken, le naturaliste, et un volume du mathématicien Lacroix sur le calcul différentiel : ces deux auteurs étaient encore vivants à l'époque. C'est donc la philosophie qui occupe surtout Bakounine, mais aussi les religions, l'histoire économique, les sciences naturelles, les langues et les mathématiques.

L'étude de cette liste [55], qui ne peut être qu'indicative, ne montre probablement que la partie émergée de l'iceberg. Une partie importante des livres sont écrits par des auteurs contemporains de Bakounine. C'est donc bien armé qu'il partit en Allemagne pour y étudier la philosophie. Il arriva à Berlin le 25 juillet 1840. C'est peu après que commença à proprement parler l'existence politique de Bakounine.

* * *

A Berlin, Bakounine fait la connaissance de Tourguéniev, et les deux hommes deviennent inséparables.

Bakounine s'inscrit à l'université et rend visite à Werder [56], le chef de file de l'école hégélienne, et au vieux Schelling. Il étudie avec ardeur, et fréquente surtout le cours de Werder, avec qui il se liera. Curieusement, il ne rencontre pas Engels qui habitait dans la même rue et fréquentait le même cours. Amateur de musique allemande – William Vogt raconte qu'un soir il a chanté la partition du Don Giovanni de Mozart presque en entier – et amateur de littérature, il va souvent au concert et au théâtre, mais se lie peu avec les Allemands.

« L'université, les études, et le soir, nous descendrons chez ta sœur, écrit Tourguenev à Bakounine, nous irons écouter de la bonne musique ; nous composerons de la lecture ; Werder viendra nous voir. » C'est dans un café qu'Annenkov voit les deux hommes pour la première fois. Bakounine révèle dans sa « Confession » qu'au cours de la première année et au début de la seconde année en Allemagne, il ne s'intéressait pas aux problèmes politiques, « les considérant des hauteurs de l'abstraction philosophique ». Son indifférence à leur égard était si grande qu'il ne lisait même pas les journaux. Il étudiait les « sciences », « surtout la métaphysique allemande » dans laquelle il se plongeait avec une « passion exclusive frisant la démence, à telle enseigne que le jour comme la nuit, je ne voyais que les catégories de Hegel [57] ». Ce fut l'Allemagne elle-même qui le guérit de la maladie philosophique. Sa monomanie métaphysique finit par le persuader de l'insignifiance de toute métaphysique : « J'y cherchais la vie alors qu'elle ne contenait que la mort et l'ennui, j'y cherchais l'action alors qu'y régnait l'inaction absolue ».

Au cours de l'été 1841, Bakounine fait un voyage en Allemagne. A Dresde il fait la connaissance d'Arnold Ruge, puis revient à Berlin pour poursuivre ses études. Au début de 1842 il décide de s'établir à Dresde. Là, un changement complet d'attitude s'opère : il dévore toute la littérature politique qui lui tombe sous la main et commence à s'intéresser aux questions sociales :

« A cette époque-là paraissait en Allemagne une multitude de brochures, revues, poésies politiques que je lisais avec avidité. C'est alors que j'entendis pour la première fois le mot communisme ; le docteur Stein publia un livre intitulé Les socialistes en France [58] qui produisit une impression presque aussi vive et unanime que La vie de Jésus du docteur Strauss, ce qui me révéla un monde nouveau dans lequel je me précipitai avec toute l'avidité de l'affamé et de l'assoiffé (...) Je me mis à lire les œuvres des démocrates et des socialistes français et avalai tout ce que je pus trouver à Dresde. Ayant, peu de temps après, fait la connaissance du docteur Arnold Ruge qui publiait Die Deutsche Jahrbücher, revue que se situait également à cette époque dans la phase de transition de la philosophie à la politique, j'écrivis pour lui un article intitulé Die Parteien in Deutschland [59] sous le pseudonyme de Jules Elysard ; dès les débuts ma main avait été si malheureuse et si lourde que, sitôt paru cet article, la revue fut interdite. Cela se passait en 1842. » (« Confession ».)

Le professeur Werder, un hégélien de droite tout à fait orthodoxe dont le conservatisme aboutissait à un désespérant immobilisme, selon Jean Barrué [60], n'avait plus rien à apprendre à Bakounine. C'est peut-être lui qui est visé dans la « Confession » lorsque Bakounine écrit que la fréquentation personnelle des professeurs allemands contribua de manière non négligeable à la découverte de la vanité de toute métaphysique. Un monde nouveau s'ouvre à Bakounine, le livre de Stein lui révèle l'existence de Fourier, Louis Blanc, Considérant, Cabet, et surtout de Proudhon. Il faut garder à l’esprit, cependant, que lorsque le révolutionnaire russe rédigea La Réaction en Allemagne, le livre de Stein n’était pas encore paru.

Arnold Ruge, qui avait publié la Réaction en Allemagne, écrivit l'année de la mort de Bakounine que ce dernier s'était lancé corps et âme dans le mouvement intellectuel allemand des années 30 et 40, après avoir appris à Berlin la philosophie hégélienne, mais aussi après s'être « assimilé la dialectique vivante, cette âme créatrice de l'univers ». Mais l'article de Bakounine que Ruge avait publié dans Die Deutsche Jahrbücher avait déplu à l'ambassadeur russe de Dresde. On y trouvait « l'expression assez nette de toute la pensée de Bakounine, y compris du social-démocrate (sic), même s'il était rédigé dans un langage philosophique qui ne devait pas être familier à l'ambassade russe de Dresde et d'ailleurs ». Arnold Ruge continue :

« Avec une dialectique pénétrante et ouvertement, le jeune russe annonçait la fin d'un monde corrompu, mais en fait, cela n'était possible qu'en l'affublant d'un langage savant, incompréhensible sans doute pour le censeur, mais qui nous remplit maintenant d'étonnement quand nous le relisons et l'interprétons à la lumière des grands événements de notre époque. »

Il ne suffit pas, ajoute Ruge, de dire que Bakounine était formé à l'école de l'Allemagne, « il était aussi capable de passer un savon philosophique aux philosophes et hommes politiques allemands et de prédire cet avenir qu'ils évoquaient de bon ou de mauvais gré ».

C'est peu après avoir écrit La réaction en Allemagne que Bakounine abandonne définitivement la philosophie pour se consacrer à l'action. Il était devenu à cette époque « dégoûté des fades conversations de ces mesquins professeurs et littérateurs allemands ». Son séjour à Paris, de 1844 à 1847, fit une profonde impression sur le jeune Russe. Il adhère à la franc-maçonnerie, dans la ême loge que Lamennais, rencontre Marx, et fait la connaissance de Proudhon en 1845. Dans sa « Confession » au tsar, il raconte son activité à cette période :

« Généralement je passais mes journées à la maison, m'occupant de traductions de l'allemand, pour subvenir à mes besoins, et, en partie, de sciences : histoire, statistique, économie politique, systèmes sociaux et économiques, politique spéculative, c'est-à-dire sans aucune application à la réalité, et aussi un peu de mathématiques et de sciences naturelles. » (« Confession », 1851.)

En 1871, Bakounine reconnaîtra que Marx était à cette époque beaucoup plus avancé que lui : « Je ne savais alors rien de l'économie politique, je ne m'étais pas encore défait des abstractions métaphysiques, et mon socialisme n'était que d'instinct. » Les deux hommes se voyaient souvent. Bakounine respectait Marx pour « sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours mêlé de vanité personnelle, à la cause du prolétariat ». Le Russe recherchait la conversation de Marx, qui était instructive et spirituelle, dit-il, mais qui malheureusement s'inspirait trop souvent de « haine mesquine ». Il n'y eut cependant jamais entre eux de franche amitié ; leurs tempérament ne s'accordaient pas.

Pendant la courte période qui va de son abandon de la philosophie au début de son engagement pour la cause polonaise, Bakounine est découragé, la révolution lui semble lointaine. Dans sa détresse, il se plonge dans l'étude des sciences naturelles...


Feuerbach

L'influence de Feuerbach sur la Gauche hégélienne fut déterminante. Engels disait qu'il avait remis le matérialisme sur son trône. Il serait en quelque sorte le chaînon intermédiaire entre Hegel et Marx. L'Essence du christianisme souleva l'enthousiasme. « Nous fûmes tous momentanément feuerbachiens », écrivit Engels. Le philosophe fut un temps le maître à penser de Marx, Engels et aussi de Bakounine. Pendant un court moment, Marx ne parlera de lui qu'avec enthousiasme. Les « grandes actions », les « découvertes » de celui qui a donné un fondement philosophique au socialisme » seront constamment rappelées, jusqu'à ce que Stirner montre que la philosophie ne peut se développer jusqu'au bout et s'accomplir qu'en tant que théologie. Stirner affirmera en effet que l'homme générique de Feuerbach est une forme nouvelle du divin, qu'il reproduit la morale chrétienne.

C'est après la critique décapante de Stirner que Marx rejettera les concepts feuerbachiens d'homme total, d'être générique, d'humanisme réel, dont l'idéalisme est trop apparent, et qu'il écrira L'Idéologie allemande dans lequel il tente de disculper le communisme de l'accusation de leurre religieux.

En 1844, année où Marx écrivit ses thèses fameuses sur Feuerbach, Bakounine écrivit un livre sur le philosophe, fait qui est peu connu. L'Exposé et développement des idées de Feuerbach était prêt à être publié en 1845 mais le manuscrit a disparu. Il est considéré aujourd'hui comme définitivement perdu [61].

La première mention que fait le jeune Russe au philosophe se trouve dans la Réaction en Allemagne : ses œuvres, dit-il ainsi que celles de Strauss et de Bruno Bauer, « sont dans toutes les mains ». L’article de 1842 ne semble cependant pas particulièrement marqué par l’influence du philosophe. Faute de pouvoir nous référer au texte disparu de Bakounine, il n'est pas possible de connaître avec précision son degré d'adhésion au point de vue de Feuerbach pendant ses années de formation. Cependant on peut constater que Bakounine parlera toujours du philosophe avec sympathie. Cette attitude s'explique par l'opinion qu'il avait de la philosophie allemande en général, qu'il considère comme idéaliste et doctrinaire. Feuerbach est l'exception, c'est « le plus sympathique et le plus humain des penseurs allemands » (I, 42). Tout au long des écrits de Bakounine on trouve des résurgences, des réminiscences des idées de Feuerbach, en même temps de que des indications qui fixent les limites de la pensée du philosophe. Cela n’empêcha pas Bakounine d’être critique, à l’occasion. Dans une lettre à Arnold Ruge datée du 19 janvier 1843, il critique assez sévèrement un article du philosophe que son ami a publié :

« C'est une réintroduction dogmatique du dogmatisme. Le ton aphoristique a en soi quelque chose d'odieusement élégant. Et à la fin, il dit la même chose que ce que m'a dit mon ami Menzer : lorsque la philosophie s'apparentera de façon plus étroite avec les sciences naturelles, le monde sera purement et simplement sauvé. Ces recettes théoriques de salut sont tellement grotesques et il faut vraiment avoir une grande aptitude à l'abstraction de la réalité pour s'en amuser compte tenu de la pauvreté de ce que nous vivons et qui demande du concret. Ne m'en veuillez pas, cher Ruge, je sais que vous tenez Feuerbach en très grande estime. Moi aussi. Je le considère incontestablement comme le seul vivant des philosophes. Il possède une grande dose de génie, d'originalité, qui se confirment aussi dans cet article. Il existe et là est l'essentiel, dans la mesure où les autres n'existent même pas. Et pourtant son article est mauvais, non-existant, c'est-à-dire qu'il est purement théorique et inopérant. C'est une nouvelle tentative pour sauver la théorie qui, dans son intégralité, doit intrinsèquement renoncer à soi. C'est là que réside son seul salut. Intégrer le concret au sein de la théorie relève de la plus grande contradiction. »

Lorsque Bakounine écrit ces mots, il a déjà définitivement abandonné la philosophie. Il faut entendre par là que pour lui, la philosophie n’est plus le moyen par lequel on pourra transformer le monde ; elle a fait son temps. Feuerbach a fait la même démarche, mais Bakounine lui reproche de simplement vouloir transposer la philosophie dans les sciences naturelles, ce qui conduira à la même impuissance. Le « salut » n’est plus dans les « recettes théoriques ». Mais, on le voit dans le passage cité, Bakounine ne remet pas en cause l’estime quil a pour Feuerbach.

Les réminiscences du philosophe abondent, en particulier dans Fédéralisme socialisme, antithéologisme (1867) qui est un texte charnière des débuts de la période anarchiste de Bakounine. Ce texte est important car ce dernier y fait une sorte de règlement de comptes avec ses idée antérieures. On a l'impression que, avant de commencer une nouvelle phase de son activité politique, Bakounine éprouve le besoin de faire le point.

Dieu est une création humaine, l'expression idéalisée de l'homme, dit Feuerbach. Les caractéristiques que l'homme attribue à Dieu sont en réalité des attributs humains. Si l'homme cherche à prouver qu'il y a dans la nature un Dieu, c'est que ce Dieu y a été mis. Les tentatives de prouver l'existence de Dieu par les phénomènes naturels ne sont que les preuves des limites de la capacité de l'homme à expliquer ces phénomènes, dit Feuerbach. Bakounine reprend cette idée :

« L'histoire des religions, celle de la grandeur et de la décadence des Dieux qui se sont succédé, n'est donc rien que l'histoire du développement de l'intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure qu'ils découvraient, soit en eux, soit en dehors d'eux-mêmes, une force, une capacité, une qualité quelconques, ils l'attribuaient à leurs dieux, après l'avoir grandie, élargie, outre toute mesure (...) De sorte que, grâce à cette modestie et cette générosité des hommes, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et par une conséquence naturelle, plus le ciel devenait riche, plus l'humanité devenait misérable. » (FSA)

L'inspiration feuerbachienne de ce passage est évidente : la religion n'est qu'une forme par laquelle s'exprime la conscience humaine ; la théologie se réduit à l'anthropologie. Les différentes formes prises par les religions montrent les étapes du développement du savoir. « Le progrès historique des religions, dit Feuerbach, consiste en ce que les dernières regardent comme subjectif ou humain ce que les premières contemplaient, adoraient comme divin ».

Selon Marx, Feuerbach permit à l'homme de se réapproprier des formes qu'il attribuait à un être générique. En même temps il montre que l'Absolu des philosophes n'est que le refuge de la divinité. C'est Feuerbach, dit encore Marx, qui a mis un point final à la critique de la religion, condition de toute critique politique. Il a fondé « le vrai matérialisme et la vraie science en faisant, à juste raison, du rapport social de « l'homme à l'homme » le principe fondamental de la théorie ». (Marx, Pl II, 121)

L'enthousiasme de Marx ne dura pas longtemps. En 1867, lorsqu'il relit La Sainte Famille, il s'étonne d'avoir versé dans un tel culte du philosophe : « Je fus agréablement surpris de constater que nous n'avions pas à rougir de ce travail bien que le culte de Feuerbach nous produise maintenant une drôle d'impression. » (Corr. IX, 150)

La définition que donnera plus tard Bakounine du christianisme comme « la religion par excellence », « la religion absolue, la dernière religion », est directement inspirée de Feuerbach (mais aussi de Hegel), ainsi que l'idée selon laquelle la religion est le premier éveil de la raison, une erreur nécessaire dans le développement de l'humanité. La religion selon Feuerbach ne peut exister que par ce qui distingue la conscience humaine de la conscience animale : l'homme se reconnaît comme espèce en même temps qu'il se sent comme individu ; ce que Bakounine résume en une phrase : « Comme l'a fort bien observé l'un des plus grands penseurs de nos jours, Ludwig Feuerbach, l'homme fait tout ce que les animaux font seulement il doit le faire de plus en plus humainement. » (Fédéralisme, socialisme et antithéologisme.) Bakounine se réfère à Feuerbach, mais il pourrait tout aussi bien en appeler à Hegel, qui déclare dans les Leçons sur l'histoire de la philosophie que « dans tout ce qui est humain, ce qui agit est l'acte de penser, la pensée. L'animal vit aussi ; il a en commun avec l'honme les besoins, les sentiments, etc. Toutefois, si l'homme doit se distinguer de l'animal, il faut que ce sentiment soit humain... »

Bakounine précise ailleurs [62] que cette différence avec l'animal « contient en germe toute notre civilisation, avec toutes les merveilles de l'industree, de la science et des arts ; avec tous les développements religieux, philosophiques, esthétiques, politiques économiques et sociaux, « en un mot tout le monde de l'histoire ». L'homme serait donc pour Bakounine un animal qui a une histoire. Feuerbach n'a-t-il pas le mérite d'avoir mis l'accent sur « la création progressive du monde humain, création dans laquelle le Dieu sentimental de Mazzini ni aucun autre bon Dieu n'ont absolument rien à voir ?

L'homme crée son monde humain, son monde historique, en conquérant sur le monde extérieur sa liberté et sa dignité. « Il les conquiert par la science et par le travail », dit le Bakounine anarchiste [63]. Les animaux aussi travaillent, ajoute-t-il, mais le travail ne devient humain que lorsqu'il sert la satisfaction non des besoins fixes et circonscrits de la vie animale, mais ceux de « l'être social, pensant et parlant ». Si l'homme arrive à la conscience de sa liberté par la pensée, « c'est par le travail seulement qu'il la réalise », c'est-à-dire en définitive par un rapport social. On pense ici à Marx, pour qui Feuerbach fait du « rapport social de l'homme à l'homme le principe fondamental de la théorie ».

La doctrine hégélienne, dit Feuerbach, affirme que la réalité est posée par l'Idée, qu'elle n'est que l'expression rationnelle de la doctrine théologique selon laquelle la Nature est créee par Dieu. Elle est, dit-il encore, le dernier soutien rationnel de la théologie. Contre Hegel, Feuerbach soutient le postulat anthropologique que « seul le rationnel est l'objet de raison », que « l'objet de la raison est la raison objet à elle-meme » [64]. Bakounine souligne que cette démarche peut conduire de nouveau à Dieu, à l'abstraction absolue. L'action abstractive de l'homme, dit-il [65], ne rencontre plus qu'un seul objet, elle-même, mais « délivrée de tout contenu et privée de tout mouvement, faute de quelque chose à dépasser elle-même comme abstraction, comme être absolument immobile et absolument vide. » La « puissance d'abstraction se posant à elle-même comme objet » conduit naturellement à se concevoir comme l'âme de l'univers, comme Dieu.

Les limites que Bakounine, dans sa période anarchiste, assignera à la philosophie de Feuerbach sont extrêmement claires. Certes, ce dernier a, plus que tout autre, contribué à enterrer la métaphysique transcendante, à dévoiler les illusions fondamentales du christianisme en particulier et de la religion en général et à humaniser la pensée. Certes, Feuerbach a arraché à la doctrine hégélienne son « masque conservateur » et a montré « dans toute sa nudité l'implacable négation qui en constitue l'essence» (IV, 308). Il a poussé « la suite logique de cette doctrine [celle de Hegel] jusqu'à la négation tant du monde divin que de la métaphysique elle-même ». Mais « il ne put aller plus loin. Métaphysicien lui-même, il dut céder la place à ses héritiers légitimes, représentants de l'école matérialiste ou réaliste. Pourtant, ces héritiers eux-mêmes, conclut Bakounine, « Marx et consorts », n'ont pas non plus réussi, « et ne réussiront pas à se débarrasser d'une pensée abstraite et métaphysique prédominante ». La critique philosophique de Feuerbach ne pourra que se poursuivre par la critique politique de Marx.


Bruno Bauer

Lors de son séjour en Allemagne Bakounine côtoye les cercles d'intellectuels berlinois que fréquentaient Marx et Engels, mais ne s’y intègre pas. La personnalité la plus marquante était sans doute Bruno Bauer. Les « Affranchis », comme ils se désignaient, se livraient à une critique de la situation politique et religieuse de l'époque partir de l'acquis commun que constituait leur interprétation radicale de la philosophie de Hegel.

Dans l'introduction au numéro des Cahiers de Philosophie – L'âge de l'homme consacré à Stirner, Hans-Martin Sass évoque le processus de création collectif du groupe des Affranchis, dont les théories sont « particulièrement en rapport les unes aux autres à tel point que leurs écrits, essais et périodiques donnent l'impression d'être adressés aux membres du cercle plutôt qu'au reste de l'humanité ». Sass mentionne les contributions respectives du groupe : celle d'Engels (Der Triumph des Glaubens), de Stirner (L'Unique et sa propriété), de Marx-Engels (La Sainte Famille), de Karl Schmidt (Das Verstandesthum und das Individuum).

Les modèles formels de ces actes, dit encore H.-M. Sass, ont été fournis par deux écrits de Bauer, La Bonne cause de la liberté et ma propre affaire (1842) et La Trompette du Jugement dernier (1841). Bien que Bakounine n'ait pas formellement fait partie des Affranchis, on peut regretter que La réaction en Allemagne – texte antérieur à ceux d'Engels, de Stirner et de Schmidt – ne soit pas mentionné parmi les contributions à la critique philosophique de l'époque. En effet, outre l'intérêt intrinsèque de l'article de Bakounine, ce texte est manifestement inspiré de Bauer – fait qui, semble-t-il, n'a jamais été relevé – et il existe entre lui et La Trompette une identité frappante dans leur structure interne.

On a vu que, selon l'expression même de Marx, la critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique. Les hégéliens de gauche, cherchant à quitter la spéculation sur l'interprétation de Hegel, s'étaient heurtés au pouvoir politique à travers la critique de la religion. La Trompette du Jugement dernier, écrit par Bauer avec la collaboration de Marx, constitue une rupture radicale avec l'ordre établi. Mais ce livre est aussi une sorte de canular. Hegel avait jusqu'alors été le philosophe conservateur par excellence, protégé par les autorités de Berlin. La signification profonde de son œuvre commençait seulement à être perçue – ce que Bakounine appellera plus tard les « germes d'auto-décomposition de la société actuelle » – et c'est précisément pour détruire l'influence de Hegel que Schelling sera appelé à Berlin. Engels déclara alors : « le conservatisme de cette pensée est relatif, son caractère révolutionnaire est absolu ».

C'est Marx, semble-t-il, qui eut l'idée de réfuter par une farce le livre de Karl Philipp Fischer sur l'Idée de divinité, mais il finit par se désintéresser du projet, désireux sans doute de ne pas trop s'engager avec Bauer, dont il allait rapidement se séparer.

La Trompette adopte le ton du conservateur le plus absolu pour démontrer que Hegel est en réalité un dangereux athée. Le but du livre est de faire ressortir, par des citations savamment choisies, l'aspect révolutionnaire de l'œuvre de Hegel, en ayant l'air de la critiquer. Ainsi, sur un ton faussement vertueux, le livre rend-il hommage à celui qui, du vivant même de Hegel, avait dénoncé le caractère subversif de sa philosophie : Heinrich Leo qui, « le premier, eut le courage d'entrer publiquement en lice contre cette philosophie impie, de l'accuser formellement et d'attirer l'attention des gouvernements chrétiens sur le danger pressant que cette philosophie fait peser sur l'Etat, sur l'Eglise et sur toute moralité ». Mais en meme qu'il fait semblant d'attaquer Hegel sous le couvert de l'orthodoxie, le livre développe le propre point de vue de ses auteurs. Sass dit que la Trompette donne le ton littéraire dans lequel se tiendront les discussions ultérieures dans le cabaret Hippel et aussi dans lequel seront rédigés les actes écrits qui suivront.

La Trompette du Jugement dernier fut publié anonymement et, pendant quelque temps on crut réellement que son auteur était un tenant de l'orthodoxie, mais la supercherie fut bientôt mise à jour et G. Jung écrivit à Ruge : « Avez-vous lu la Trompette contre Hegel ? Si vous ne le savez pas encore, je peux vous dire, sous le sceau du secret, qu'elle est de Bauer et de Marx. J'ai ri de bien bon cœur en la lisant. »

Les analogies de forme à elles seules suffiraient à écarter le hasard dans les similitudes entre l'ouvrage de Bauer et l'article de Bakounine. Tous deux citent ce passage de l'Apocalypse de saint Jean, chapitre III, 15-18 : « Je connais ta conduite, tu n'es ni froid ni chaud – que n'es-tu l'un ou l'autre. Ainsi puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche. » Chez Baknunine ce passage sert à illustrer la situation des conciliateurs qui ne peuvent prendre une position tranchée et, chez Bauer elle désigne ces adversaires de la philosophie hégélienne qui ne peuvent prendre position entre la philosophie et la théologie. Or pour l'un comme pour l'autre, ces hommes qui ne sont ni chauds ni froids sont appelés « positifs ».

Il existe d'autres rapprochements possibles entre La réaction en Allemagne et l'œuvre de Bauer. Nous vivons, dit ce dernier, en des temps où « les ères se séparent, où les intérêts ne sont plus les mêmes (...) L'Ancien sent qu'il est incompatible avec le Nouveau... » A quoi Bakounine répond : « Notre temps est celui de la contradiction. »

L'Ancien se « retient d'examiner sans préjugés le Nouveau et de le comprendre, car il craint sa perte en le comprenant », déclare Bauer. Bakounine reprend : les réactionnaires doivent « se séparer de leur propre raison, avoir peur d'eux-mêmes et redouter le moindre essai de démontrer leurs convictions, ce qui entraînerait à coup sûr leur réfutation ». L'Ancien ne veut pas du Nouveau et emploie toute la force de sa volonté à « repousser loin de lui l'avenir et le nouveau principe » (Bauer). Les conciliateurs « ne veulent au fond qu'étouffer le seul principe vivant de notre époque... » (Bakounine)

Les similitudes de forme sont cependant moins révélatrices que celles qui touchent le fond. En effet, le lien entre La réaction en Allemagne et ce que Sass appelle « les actes de cette création théorique de groupe » apparaît avec netteté lorsqu'on considère la structure interne de La Réaction et de La Trompette. Les deux textes sont bâtis sur le même modèle :

1.– Deux contraires inconciliables sont confrontés et « donnent aux actions et conflits leur modèle fondamental ». Sass ne parle évidemment ici que du texte de Bauer ;

2.– Ces oppositions tendent à s'exacerber et à se radicaliser ;

3.– On en est à la dernière phase de cette radicalisation ;

4.– Avec l'intensification des oppositions se développent aussi les contradictions internes.

Sass conclut par un cinquième point par lequel l'éclatement des contradictions aboutit « à la rupture du consensus et à la formation de positions théoriques à chaque fois authentiquement personnelles, au marxisme par exemple chez Marx et Engels, au conservatisme chez Bruno Bauer, à l'existentialisme chrétien chez Karl Schmidt et à la position de l'Unique ». On peut simplement regretter que le texte de Bakounine ait échappé à la perspicacité de H.M. Sass.

Il est possible que l'influence déterminante accordée par Bakounine à la négation dans la triade dialectique soit, du moins en partie, inspirée de Bauer. H.-M. Sass indique, dans l'article cité, que dans le modèle hégélien les deux côtés d'une opposition avaient raison d'une manière conditionnée, en étant médiatisés l'un avec l'autre. Dans le modèle de Bauer au contraire seul l'un des termes de l'opposition possède la vérité. Mais ce terme, qui contient la vérité, est encore entaché d'erreur : « Seul le procès de purification permanente et d'autocritique élève finalement sa position à la hauteur et à la froideur de la liberté, de la raison, de la vérité émancipées pour elles-mêmes, – et en face se tient désormais tout le reste du monde condamné à périr et à se dessécher. »

De fait, La Trompette…, qui est truffée de citations de Hegel soigneusement choisies, insiste particulièrement sur le caractère critique, négatif, de la contradiction chez Hegel, ce qu'on retrouve également dans La réaction en Allemagne, sans que Bakounine éprouve le besoin de citer à longueur de page le philosophe. Niant qu'il soit possible de parvenir à une résolution de la contradiction par une « victoire sur le principe négatif », il s'interroge : « N'avez vous rien lu de Strauss, de Feuerbach et de Bruno Bauer et ne savez-vous pas que leurs oeuvres sont dans toutes les mains ? Ne voyez-vous pas que toute la littérature allemande, tous les livres, journaux, et brochures sont pénétrés de cet esprit négatif et que même les oeuvres des positivistes, inconsciemment et invo­lontairement en sont imprégnées ? Et c'est cela que vous appelez paix et ré­conciliation ? » Toute la littérature allemande, conclut Bakounine, est pénétrée de cet esprit négatif, à tel point que même les oeuvres des positivistes en sont imprégnées.

Pourtant ce serait aller un peu vite que de faire Bakounine un disciple de Bauer. Chez ce dernier, ce sont des principes qui s’affrontent alors que chez Bakounoine ce sont bien des forces politiques. Bruno Bauer – et son frère Edgar – s’en tiennent à une attitude critique, dont Bakounine sait bien qu’à elle seule elle ne renverse pas un ordre politique et social : Marx et Engels auront raison d’ironiser sur l’attitude des deux frères : le sous-titre de la Sainte Famille sera « Critique de la critique critique »… Les frères Bauer sont précisément ce que Bakounine ne veut pas être : un théoricien impuissant qui se complaît dans cette « histoire de rêve » que vit l’Allemagne. Si Bruno Bauer a influencé Bakounine, il représente aussi, incontestablement, ce pour quoi le jeune Russe a abandonné la philosophie.

En effet, au contraire de Bakounine, Bauer avait fini par se détourner de la vie pratique pour se vouer à la critique pure, la critique critique, qui est à elle-même sa propre fin, et qui ne vise pas à transformer le monde, contrairement à ce que suggère la XIe thèse sur Feuerbach, mais à éclairer sa situation historique. Bakounine et Bauer se trouvent déjà, par cela, aux antipodes l'un de l'autre. Quelle que soit, du point de vue hégélien, la « légitimité » de l'interprétation bakouninienne de la dialectique, on peut dire que Bakounine est plus conséquent que Bauer : le négatif est le terme dynamique de la contradiction, il pousse nécessairement à l'action. Si Bauer a tourné le dos à l'action, c'est qu'il lui manquait ce que Bakounine appelle dans La Réaction en Allemagne un « principe pratique universel » un « principe qui embrasse en soi avec force les mille manifestations diverses de la vie spirituelle ». En d'autres termes, Bauer est incapable de concevoir que les manifestations de la vie spirituelle (l'idéologie) sont le reflet des manifestations de la vie concrète.

Dans L'Unique, Stirner cite un passage de Bauer où ce dernier dénie à la bourgeoisie tout idéalisme. Cette dernière, commente-t-il, a « falsifié les conséquences idéales que Robespierre eût tirées de son principe ». Bakounine aurait pu prendre à son compte la critique de Stirner contre Bauer, qui ne voit dans la masse que le produit le plus significatif de la Révolution, « la foule trompée que les illusions de la philosophie des lumières ont livrée à mauvaise humeur sans limite ». (Stirner.) Bauer oppose à l'émancipation de la masse la libération intérieure du moi. Il va de soi que dans ce processus seul l'intellectuel critique parvient à s'émanciper car il porte en lui le principe de la science. Il est significatif d’ailleurs que Stirner s'identifie à cet intellectuel critique.

En fait, il s'agit chez Bauer rien moins que d'une position de classe : la peur de l'action de masse du prolétariat à laquelle devait nécessairement mener – selon les critères d'une partie de la gauche hégélienne – une réflexion philosophique cohérente sur l'action en tant que dépassement de la philosophie.


Cieszkovski et la philosophie de l’action

La philosophie de l'action, la praxis révolutionnaire a eu un précur­seur que ni Marx ni Bakounine ne ci­tent, mais qu'ils ne pouvaient pas ne pas connaître. Cieszkowski était un Polonais nourri de philosophie hégélienne qui publia en 1838 les Prolégomènes à l'historiosophie [66], où il se révèle comme un maître de la dialectique.

Cieszkowski pense que l'histoire est composée de trois grandes périodes : celle de l'être, celle de la réflexion, elle de l'action. « Le pratique, chez Hegel, est encore absorbé par le théorique, il ne s'en est pas encore distingué, il est toujours considéré, pour ainsi dire, comme une émanation secondaire du théorique. Or sa destination propre et véritable est d'être un stade séparé, spécifique, voire même le stade le plus haut de l'esprit. » (Prolégomènes, p. 109)

L'avenir, comme le passé et le pré­sent, fait partie d'un tout organique et à ce titre il est connaissable par la syn­thèse de l'être et de la pensée, qui est la praxis, c'est-à-dire l'activité sociale considérée comme un tout. « La philo­sophie, dit Cieszkowski, est désormais sur le point d'être appliquée ». « L'action et l'intervention sociale supplanteront la véritable philosophie. » Cieszkowski est le premier du groupe de Jeunes Hégéliens à exposer clairement que le pouvoir des idées à lui seul ne suffit pas.

On peut rappro­cher ces prises de position de celles que prendra Marx six ans plus tard dans la Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), où il dira : « ...vous ne pouvez pas supprimer la philosophie sans la réaliser. » Avec Hegel, la philosophie arrive à sa fin, dit Cieszkowski, idée qui n'est pas particulièrement originale puisque c'est ce que Hegel lui-même pensait. De même que l'art antique était proche de son déclin alors même que la Grèce admirait les œuvres de Phidias, la philosophie arrive à sa fin avec Hegel, qualifié pour la circonstance de « Phidias de la philosophie ». Mais Cieszkowski ne sera pas aussi catégorique que Marx : Hegel, en effet, « ...a pensé jusqu'au bout l'univers en général, et sans aller jusqu'à prétendre qu'il n'y avait plus aucune place après lui pour la recherche spéculative, il faut recon­naître qu'il a déjà découvert l'essentiel. La découverte de la méthode est vérita­blement la découverte de la pierre phi­losophale tant espérée. »

La philosophie va désormais perdre son caractère ésotérique ; son destin ultérieur sera de se vulgariser pour exercer son influence sur les « rapports sociaux de l'humanité » en vue de dé­velopper la vérité objective dans la réa­lité existante aussi bien que dans la vé­rité qui « se force elle-même ». Jusqu'à présent la philosophie était imparfaite car elle ne permettait d'expliquer l'histoire qu'après coup, elle ne pouvait contribuer à déterminer le futur. Selon Cieszkowski, on peut connaître le futur par l'intuition, par la connaissance ; mais la meilleure façon est la méthode, « vraiment pratique, appliquée, complète, spontanée, volontaire et libre, embrassant ainsi toute une sphère d'action », grâce à laquelle on pourra parvenir à la « connaissance spéculative du futur ». Il ne s'agit pas, précisons-le, de construire le futur dans ses détails, mais d'en déduire l'essence à partir de la connaissance du passé. Les positions de Cieszkowski étaient fondées sur le sentiment que la période qu'il vivait était une période de transition et de crise, sentiment partagé par presque tous les penseurs et hommes politiques de l'époque.

Sans que Marx fasse mention à Cieszkowski on peut supposer qu'il en avait connaissance. On retrouve dans ses thèses sur Feuer­bach des échos de l'Historiosophie, en particulier dans la dernière thèse : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières ; il im­porte maintenant de le transformer. »

Herzen, l'ami de Bakounine, pos­sédait le livre de Cieszkowski, et il en parle dans une lettre datant de 1839. Stankewitch parle également de ce livre dans une lettre à Bakounine datant de 1840. Par ailleurs, la correspondance de Cieszkowski révèle que Werder lui-même, professeur de Bakounine à Ber­lin, et hégélien réputé, avait révisé les épreuves de l'Historiosophie [67]. Benoît Hepner a parfaitement rai­son d'envisager l'influence que Cieszkowski aurait pu avoir sur Bakou­nine : « Action ! Comme naguère la béatitude, ce devait devenir le maître mot de Bakounine dès la fin de l'année 1841. Dans quelle me­sure fut-ce l'écho de l'Historiosophie ? » s'interroge-t-il dans son livre.

Faute d'une mention expresse à Cieszkowski par Bakounine, on ne peut s'en tenir qu'à des suppositions. Mais il faut relever que Hepner fait un contre-sens sur le concept de praxis. Il ne s'agit en aucune manière, chez Bakounine, d'une théorie de l'action individuelle ou de l'action pour l'action, comme la formulation de sa question le laisse entendre. La praxis doit être entendue comme pratique so­ciale, c'est l'activité sociale considérée comme un tout. Aucune ambiguïté n'est possible sur ce point dans l’œuvre de Bakounine : de nombreux écrits prou­vent qu'il ne concevait pas l'action de transformation sociale sans une action collective et organisée.

En réalité, il était nul besoin de l'influence d'un auteur particulier pour que cette idée se développe chez les hé­ritiers de Hegel : elle était en quelque sorte inscrite dans l'air du temps. Comme c’est souvent le cas, les thèmes développés par les héritiers du philosophe se retrouvent déjà dans l’œuvre du maître. Le monde en mutation dont Hegel avait été le témoin suscita chez les philosophes le besoin d'une réflexion qui rende compte des contradictions et des crises, qui explique la société qui meurt et celle qui naît. Ce n'est pas un hasard si la première moitié du XIXe siècle est celle des grandes doctrines, phénomène que Cieszkowski a subtilement analysé. Puisque la philosophie cède le pas à l'action, dit-il, alors peut se comprendre le « goût furieux, porté de nos jours jusqu'à la monomanie, d'édifier des systèmes sociaux et de construire la so­ciété a priori, mais ce goût n'est encore que le vague pressentiment d'une exi­gence qui n'est pas encore parvenue à la conscience claire ».

Les penseurs veulent apporter une réponse à l'angoisse des hommes en situant le bouleversement des anciens modes de vie dans une rationalité et en mettant en relief la cohésion inscrite dans ces bouleversements (« le lien du lien et du non lien », disait Hegel). Qu’il s’agisse des théories réactionnaires de Maistre ou de Bonald, des théories sociales de Saint-Simon, de Fourier, ou du positivisme d'Auguste Comte – ou même le marxisme et l'anarchisme – ces doctrines font toutes de l'humanité une réalité historique.

De la reconnaissance de l'humanité comme réalité historique à la volonté de transformer le monde, il n'y a qu'un pas. Pour Hegel la société com­prend les besoins des individus et des groupes que la vie sociale organise en un système cohérent, besoins que la di­vision du travail permet de satisfaire. De l'interaction de ces éléments surgit précisément la société civile. Cepen­dant, Hegel n'approfondit pas cette analyse car les éléments constitutifs de la société civile sont pour lui les pro­duits de l'Etat, providentiel et divin. Ces éléments n'ont donc pas de substance propre en comparaison de la réalité supérieure qu'est l'Etat.



Devant le spectacle de la Révolu­tion française, Hegel s'était cependant interrogé : « Pourquoi les Français sont-ils passés du théorique au pratique, tandis que les Allemands en sont restés à l'abstraction théorique ? » C'est une question qu'on retrouve constamment dans l’œuvre de Bakounine.

Dans la Phénoménolo­gie, Hegel dit encore : « Le véritable être de l'homme, c'est plutôt son acte ; en lui l'individualité est actuelle et c'est lui qui dépasse les deux aspects de ce qui est présumé par l'opinion [68]. » S'opposant au dualisme kantien, qu'il accuse de favoriser l'immobilité, Hegel pense que « chaque action tend à dépasser une idée (subjective) et à la rendre objective (...) Toute activité est idée qui n'est pas encore, mais qui est dépassée comme subjective. » On trouve donc chez Hegel les prémisses de la théorie de la praxis qu'allaient dévelop­per ses continuateurs. Cette théorie se trouve d'ailleurs toute inscrite dans la dialectique, dans la mesure même où la contradiction est la racine de tout mou­vement et de toute vie : le mouvement induit l'action. Après Feuerbach, qui déclare dans ses Principes de philoso­phie, en 1843-1844 : « La pratique ré­soudra les doutes que la théorie n'a pas résolus », Marx reprend dans ses ma­nuscrits de 1844 : « La solution des énigmes théoriques est une tâche de la praxis qui s'accomplit par la médiation de la praxis. »

Le problème de savoir si Ciesz­kowski a pu influencer Bakounine est parfaitement académique. Avec les éléments qu'il avait en sa posses­sion, Bakounine aurait pu développer une théorie de la praxis indépendam­ment de l’œuvre de l'auteur des Prolé­gomènes, en se référant directement à Hegel. Quelle que soit l'origine de la théo­rie de la praxis chez Bakounine, celle-ci se définira plus tard comme une théorie de l'action du prolétariat organisé, en tant que négation de la philo­sophie allemande condamnée à l'impuissance pratique et à l'inaction, tandis que Marx et Engels considére­ront le prolétariat (allemand, il est vrai) comme la réalisation de la philosophie allemande.

Le dépassement de la contradiction conçu en termes de destruction de l’élément positif, conservateur, par l’élément négatif, révolutionnaire, conduit, en politique, à rejeter toute utilisation des institutions de la bourgeoisie par la classe ouvrière. De fait, le révolutionnaire russe verra, dans la politique parlementaire de Marx, la fusion du négatif dans le positif, c’est-à-dire son « aplatissement », et non un changement de qualité, un dépassement de la contradiction.

Si nous considérons que le terme positif constitue le capitalisme et le terme négatif la classe ou­vrière, le dépassement de cette opposition peut être l'Etat, un Etat de transition qui contiendrait les deux éléments jusqu'à ce qu'apparaisse une entité nouvelle. Nous aurons alors le marxisme. Si nous considérons que l'opposition résulte dans la destruction du terme positif par le terme négatif, l'acte de destruction étant en même temps un acte de construction, nous avons l'anarchisme.

Dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, Marx montre, en­core une fois, des préoccupations éton­namment semblables à celles de Ba­kounine à la même époque. De même que pour ce dernier les réactionnaires vivent dans l'illusion, Marx montre que les Allemands vivent une « histoire de rêve ». Tous deux aboutissent à la même conclusion. Selon Bakounine le rôle de la théorie est achevé lorsqu'elle est comprise : cet achèvement se résout par la réalisation d'un « monde nouveau pratique ». Selon Marx la philosophie allemande est le prolongement idéal de l'histoire allemande. Les Allemands sont contemporains philosophiquement du présent sans en être les contempo­rains historiques. « En politique, dit Marx, les Allemands ont pensé ce que les autres peuples ont fait. » C'est juste­ment là ce qui caractérise, aux yeux de Bakounine, leur impuissance.

Il y a constamment un décalage entre le niveau théorique et le niveau de la réalité historique parce que les Alle­mands n'ont pas « gravi en même temps que les peuples modernes les échelons intermédiaires de l'émancipation poli­tique » (Marx). L'Allemagne est en quelque sorte la conscience philoso­phique de l'Europe. Il lui reste encore à mettre sa pratique historique au niveau de sa philosophie. Le peuple allemand doit mettre son « histoire de rêve » au ni­veau de sa condition réelle. C'est à bon droit, dit Marx, qu'en Allemagne « le parti politique pratique exige la néga­tion de la philosophie » : « Son tort n'est pas d'exiger, mais d'en rester là, car cette exigence, il ne l'accomplit ni ne peut l'accomplir vraiment. » Il ne suffit donc pas de tourner le dos à la philosophie. Le tort de ce parti poli­tique « pratique » est de ne pas inclure la philosophie dans la « sphère de la réalité allemande ».

« Vous voulez qu'on s'attache aux germes de vie réels, mais vous oubliez que le germe réel de vie du peuple al­lemand n'a bourgeonné jusqu'ici que sous son crâne. En un mot : vous ne pouvez surmonter la philosophie sans la réaliser [69]. »

L'impuissance philosophique allemande fournira à Bakounine l'occasion de bien des développements, plus tard, notamment dans Etatisme et Anarchie, et dans L'Empire knouto-germanique. Cette impuissance, dira-t-il alors, est le produit d'une longue évolution historique dont les manifestations se font encore sentir et qui influence de façon déterminante la politique du mouvement ouvrier.

La bourgeoisie allemande n'a pas de pensée autonome parce qu'elle n'est pas une classe autonome. La lecture attentive des textes, nombreux mais dispersés, où Bakounine analyse le comportement politique de la bourgeoisie allemande, révèle sa pensée, extrêmement cohérente, sur cette question et dévoile les raisons pour lesquelles il s'oppose à ceux qu'il désigne comme les héritiers de cette tradition bourgeoise, les social-démocrates, lesquels se considèrent d'ailleurs eux-mêmes comme les héritiers de la philosophie allemande : Engels ne déclare-t-il pas que « sans la philosophie allemande qui l'a précédé, en particulier celle de Hegel, le socialisme scientifique allemand, le seul socialisme scientifique qui ait jamais existé, ne se serait jamais constitué » ? (préface à La Guerre des Paysans en Allemagne.) Cette déclaration résume, d'une certaine façon, l'opinion de Bakounine pour qui le communisme d'Etat et le marxisme n'étaient que les avatars de la philosophie allemande, dogmatique, idéaliste et bourgeoise.

La critique que fait Marx du « parti politique pratique » ressemble à celle que fait Bakounine des concilia­teurs. Tous deux reprochent à leurs in­terlocuteurs d'en rester à mi-chemin. Les « pratiques » qui nient la philosophie sont comme les « positifs » qui nient le négatif : ils vont vers « l'aplatissement universel » dont parle Bakounine ou vers le statu quo qu'évoque Marx. Les conciliateurs, par leur attitude, ne veu­lent connaître dans les éléments positifs que ce qu'il y a en eux de mort et de voué à la destruction : ils se vouent à « l'impuissance dans la vie pratique » (La réaction en Allemagne)

Le positif de Bakounine est lui aussi un élément du statu quo, c'est l'élément calme et immobile ; en lui ne se trouve aucune cause de perturba­tion : « A l'intérieur du positif il n'y a aucun mouvement, étant donné que tout mouvement est une négation. » (La réaction en Allemagne.) Mais pour le po­sitif, la conservation du statu quo signi­fie le rejet du négatif. Or, cette activité pour exclure le négatif est elle-même un mouvement. En éliminant le négatif, le positif s'élimine lui-même en tant qu'élément conservateur : « Il s'élimine lui-même et court à sa propre perte », dit Bakounine.

Cette remarque résonne curieusement de la même manière que celle de Marx dans Démocrite et Epicure : « Animé du désir de se réaliser, le système entre en conflit avec autrui. Le contentement de soi et l'harmonie sont rompus. (...) La réalisation de la philosophie est en même temps sa perte [70]. » Ce sont là presque les mêmes mots que Bakounine.

La situation du positif chez Bakou­nine se présente sous deux aspects. Un aspect à la conservation et à l'immobilisme ; un aspect au rejet du progrès, du mouvement qui en même temps conduit le positivisme à se nier lui-même. Or, Marx, dans son texte sur Epicure, fait remarquer de même que l'harmonie est rompue en faveur de la dissolution de l'ordre ancien : dans le processus de la réalisation de la philo­sophie se forment deux tendances dont l'une se tourne contre le monde et l'autre contre la philosophie elle-même. Il se manifeste chez les représentants de la philosophie « une double exigence et action contradictoire en soi-même » :

« N'ayant pas dépassé ce système sous le rapport de la théorie, ils éprou­vent seulement ce qui les oppose au système, à son intégrité sculpturale, sans s'apercevoir qu'en se tournant contre lui, ils ne font qu'en réaliser les divers éléments. » (Marx, Démocrite et Epi­cure, Pléiade, III, 86.)

Lorsque Bakounine affirme que le négatif est le facteur dominant de la contradic­tion – interprétation qui semble bien inspirée de Bruno Bauer – il signifie que celui-ci détermine même l'existence du positif et renferme en lui seul la totalité de la contradiction. Les positivistes conséquents nient, bien sûr, l'existence du négatif. Mais, ce faisant, ils « accomplissent en même temps une fonction logique et sacrée (...) sans d'ailleurs savoir ce qu'ils font. Ils croient nier le négatif, et au contraire ils nient le négatif uniquement dans la mesure où il s'identifie avec le positif ; ils réveillent le négatif de ce repos de bon bourgeois auquel il n'est pas des­tiné et ils le ramènent à sa grande vo­cation : sans relâche et sans ménage­ments détruire tout ce qui a une exis­tence positive. » (La réaction en Allemagne.)

La destruction du positif par le négatif trouve son écho dans la stratégie politique prônée par Bakounine dans l’AIT. « La contradiction n'est pas un équilibre, mais une prépondé­rance du négatif. Le négatif est donc le facteur dominant de la contradiction », disait-il déjà dans La réaction en Allemagne. Par conséquent, le prolétariat – élément négatif et dynamique – ne peut utiliser les institutions politiques de la bourgeoisie – élément positif hostile au mouvement.


Hess

La « philosophie de l’action » est en quelque sorte inscrite dans la philosophie allemande. Kant, déjà, parlait de « primat de la raison pratique ». Mais, outre Hegel et peut-être Schelling, c’est chez Fichte que les Jeunes hégéliens trouvent leur inspiration. Cieskowski et Hess ont clairement désigné Fichte comme l’une de leurs sources. David McLellan pense d’ailleurs que « Cieskowsky, comme les Jeunes hégéliens, après lui, est plus près de Fichte que de Hegel » [71]. « Je ne veux pas seulement penser, je veux agir », disait Fiche [72], dont la pensée est tout sauf une contemplation abstraite détachée du mouvement réel. « Chez lui, l’attitude contemplative ne saurait être dissociée de l’action : penser, c’est déjà agir et Fichte voit en la théorie comme en la praxis deux expressions d’une seul et même acte d’engagement [73]. » « Agir ? Cela signifiait pour Fichte contribuer selon ses forces, conformément au destin que lui avait réservé la Providence, à la construction de l’histoire. »

Hess était un personnage atypique dans le mouvement de la gauche hégélienne. Il naquit en 1812 à Bonn, reçut une éducation très religieuse, puis étudia la philosophie à l’université de Bonn, mais ne passa jamais son diplôme. Lorsque son père mourut, il se maria avec une prostituée, pour défier les normes sociales.

L’influence de Hess fut déterminante dans l’évolution de la pensée de Marx car, d’une certaine manière, il lui donna le « coup de pouce » qui l’engagea dans la voie communiste. Fidèle à Marx, il se fait vertement rabrouer par lui, et il en redemande. C’était un intellectuel de valeur dont les épigones ont voulu occulter l’influence qu’il a pu avoir sur Marx, mais du point de vue de Bakounine il n’était rien d’autre qu’un médiocre et un agent à la solde de Marx.

Bakounine n’a rencontré Hess que deux fois. La première fois en en 1844 à Paris. De cette rencontre, il ne garda « qu'une impression très insignifiante et très pâle. Je me souviens de l'avoir rencontré quelques fois dans la société de Karl Marx, dont il m'avait semblé supporter avec peine l'incontestable supériorité. » Bakounine le haïssait pour le rôle de soldat zélé qu’il avait joué au service de Marx dans la campagne de diffamation systématique dont il avait été la victime au moment même où il devenait évident, après le congrès de Bâle de l’AIT, que l’influence du révolutionnaire russe dans l’AIT devenait trop évidente. Hess, en soldat obéissant, a sans doute sincèrement cru que Bakounine était le slavophile fanatique que Marx lui a décrit. C’est dommage, car Moses Hess était un personnage sympathique qui aurait sans doute plu à Bakounine, dans d’autres circonstances. C’était un homme dont la rectitude morale était proverbiale, ce qui rend d’autant plus incompréhensible l’acharnement avec lequel il s’en est pris à Bakounine. La seule explication possible est que Hess était catégoriquement opposé à la politique russe et que pour cette raison, il a dû être facilement convaincu que Bakounine était un adversaire [74]. D’autant qu’il était quelque peu candide : Marx le méprisait souverainement mais l’utilisait sans vergogne, tout en se plaignant de ses gaffes. Proche de Marx, donc, il est à la fois la mouche du coche et le bouc émissaire.

Moses Hess écrivit en 1837 un livre, passé inaperçu, qui fut la première manifestation de la pensée socialiste en Allemagne : L’histoire sainte de l’humanité. C’est un livre qui est dans la tradition du communisme de l’époque, imprégné de religiosité, influencé par les lectures que l’auteur a faites des socialistes français : Leroux, Cabet, Saint-Simon, Fourier, avec un zeste de Rousseau. L’inégalité étant à la racine de tous les maux sociaux, l’auteur préconise la « communauté de biens » comme objectif de la vie sociale. Il dénonce la propriété, l’héritage, le paupérisme croissant des uns provoqué par l’enrichissement des autres. On y trouve aussi une première esquisse de la théorie de la concentration du capital, que Marx développera plus tard. Cependant, celui qu’on nomma le « rabbin rouge » et l’inspirateur de Marx – quoique les avis divergent sur cette question – avait une fâcheuse tendance à verser dans la spéculation métaphysique et était sujet à de fréquentes oscillations intellectuelles.

C’est un autre livre, la Triarchie européenne, qui rendit Hess célèbre en 1841. L’idée qu’il y développe est la nécessité d’une alliance entre la Prusse, l’Angleterre et la France, pays considérés comme progressistes par rapport à la Russie. Cette opposition à la Russie sera sans doute ce qui réunira encore Hess et Marx contre Bakounine dans l’Internationale, lorsque tout le reste les opposera.

La Triarchie européenne permit « d’introduire une certaine connaissance du communisme dans les milieux intellectuels », dit David McLellan [75]. La principale réussite de Hess fut, selon cet auteur, de faire le lien entre la philosophie allemande et le socialisme français : « Ce fut ce lien entre la philosophie alors élaborée par les Jeunes Hégéliens et les doctrines socialistes de France qui indiqua le chemin que Marx allait prendre. »

Marx et Hess se connaissaient pour avoir suivi les cours de Bruno Bauer à l’université de Bonn en 1841-1842. Ils se rencontrèrent à Bonn en août ou septembre 1841. Hess cherchait des collaborateurs pour la Gazette rhénane. Commanditée par des industriels rhénans et soutenue par le gouvernement prussien, la revue devait promouvoir l’idée de libre entreprise et faire contre-poids au journal conservateur et catholique, le Kölnische Zeitung. Hess joua un rôle déterminant dans les préparatifs permettant la publication de ce journal, mais on ne lui donna que le poste de secrétaire de rédaction, sans doute parce qu’il était trop marqué comme communiste. Hess fut « contraint, tant ses rapports avec le conseil d’administration étaient orageux, de quitter la rédaction et de prendre, à partir de décembre 1842, la correspondance parisienne du journal », écrit Gérard Bensoussan [76]. Hess écrit à propos de cette expérience : « Ces messieurs de la bourgeoisie (m’)écartèrent… sous le noble prétexte que (ma) situation financière ne pouvait guère inspirer confiance à la société en commandite (que [j’]avais moi-même créée)… et hommes d’affaires, avocats et Jeunes hégéliens se rendirent maîtres de la Gazette rhénane [77]. »

Marx était venu à Bonn pour collaborer avec Bruno Bauer, mais aussi parce qu’il espérait trouver un emploi à l’université. Hess fut très impressionné par Marx. Il le définit comme le « plus grand », voire le « seul vrai philosophe actuellement vivant qui, bientôt, lorsqu’il se manifestera publiquement par ses ouvrages et par ses cours, attirera sur lui les regards de toute l’Allemagne [78] ». Marx, en revanche, alors sceptique et méfiant vis-à-vis des doctrines socialistes et communistes, était très réservé à propos de Hess. Il semble acquis, cependant, que c’est sous l’influence de Hess que Marx se rallia au communisme à partir de 1842. Marx a lu les articles de la Gazette rhénane où Hess parle de révolution imminente due au paupérisme croissant des masses dans les pays industriels.

En octobre 1842, Marx quitte Bonn pour Cologne et devient rédacteur de la Rheinische Zeitung. Les liens entre les deux hommes semblaient plus resserrés, mais ils ne furent jamais très proches l’un de l’autre. C’est avec Engels, que Moses Hess convertit au communisme, qu’il établit – pour un temps – les liens les plus solides. C’est Hess qui développa le premier, dans Socialisme et communisme, l’idée que la philosophie allemande allait produire une révolution dépassant tout ce qu’on avait connu jusque-là – thèse que reprendront Marx et Engels et que Bakounine contestera vigoureusement.

La Gazette rhénane paraissait à Cologne depuis janvier 1842. Les deux hommes qui s’étaient vu confier la tâche d’organiser le journal étaient des jeunes hégéliens influencés par Hess : ils embauchèrent leurs collaborateurs parmi les jeunes hégéliens. Marx arriva à Cologne en octobre 1842 et devient rédacteur du journal. Ses opinions politiques étaient encore vaguement libérales et démocratiques. Durant l’été, la Gazette rhénane s’était permis quelques modestes incursions dans le domaine social, à l’initiative vraisemblablement de Moses Hess.

Au début de 1843 commence une répression intense contre les démocrates en Allemagne. Il existait une opposition entre les libéraux démocrates, qui voulaient une réforme du régime absolutiste, et les démocrates révolutionnaires. Cet antagonisme finit par poser le problème du rapport entre démocratie, prolétariat et communisme. Les opinions politiques de Marx, qui est d’abord un journaliste libéral, évoluent rapidement pendant cette période. En février 1842 il écrit encore, dans un article que publiera un an plus tard Arnold Ruge dans ses Anekdota, que l’Etat était « la réalisation de la raison politique et juridique », point de vue qui était celui de Hegel. Un an plus tard, dans un manuscrit de 1843, l’Etat perd son statut d’ordonnateur de la société pour devenir l’expression de celle-ci : la société, avec ses groupes aux intérêts antagoniques, devient l’élément déterminant. C’est donc dans la société qu’il faut chercher la racine de l’Etat. Une mutation importante s’est produite.

En janvier 1843, la Gazette rhénane est interdite. En mai de cette année Marx se rend à Dresde, où habitait Arnold Ruge, qui décida de publier les Annales franco-allemandes. En octobre 1843, Marx s’installe à Paris, où Ruge et Hess se trouvaient déjà depuis le 9 août. Le projet d’une union des socialistes allemands et français échoua, comme le raconte Franz Mehring dans sa biographie de Karl Marx :

« Il parut impossible de concrétiser le “principe gallo-germanique”, ou, comme Ruge l’avait rebaptisé, “l’alliance intellectuelle franco-allemande” ; le “principe politique français” ne voulut rien entendre de l’apport allemand, cette “clairvoyance logique” de la philosophie hégélienne qui devait lui servir boussole dans les espaces métaphysiques où Ruge voyait les Français aller à la dérive, livrés à la merci des vents [79]. »

La revue ne publia qu’un seul numéro, mais réunit éphémèrement une équipe de collaborateurs remarquable : Heine, Herwegh, Jacoby, Hess, Engels. Cet unique numéro s’ouvrit par une correspondance entre Marx, Ruge, Feuerbach et Bakounine. Hess avait préparé un article, « Sur l’essence de l’argent », qui ne sera pas publié puisque les Annales cesseront de paraître. L’article ne sera publié qu’un an et demi plus tard, en 1845. Marx, qui était rédacteur des Annales, l’aurait eu entre ses mains, l’aurait lu et s’en serait fortement inspiré pour Sur la question juive. Hess serait l’auteur de la théorie du caractère fétiche de la marchandise et de l’argent, que Marx développera plus tard [80]. Les avis divergent sur cette question, cependant. Certains auteurs pensent que c’est au contraire Hess qui a copié Marx. Il reste qu’aucun des articles que ce dernier a publié avant cela ne parle de l’argent.

Moses Hess a un statut particulier dans l’existence de Marx. Méprisé par Marx qui lui devait, ne serait-ce que partiellement, son « passage » au communisme, il est constamment à la marge de son existence. Il est toujours là lorsqu’il s’agit de mettre sur pied un journal ou une revue. Marx et Engels étaient particulièrement soucieux, dans les années quarante, de trouver un organe de presse dans lequel ils pourraient développer leurs positions. Il serait fastidieux de retracer les multiples tentatives, mais Hess est toujours dans les parages.

L’idée principale qui animait Hess dans les années quarante était le souci de trouver des principes d’organisation sociale qui rendraient possible l’élimination des conflits entre les hommes et entre les classes. Dans un premier temps il pensait que des principes d’ordre social devaient découler de la connaissance de la structure métaphysique de l’existence. La vertu dérive de la connaissance de notre statut et de notre fonction dans le Tout. Cette philosophie contemplative n’était cependant pas satisfaisante car elle se heurtait à la conscience que de nombreux problèmes existaient auxquels il fallait trouver une solution. Par ailleurs, elle impliquait que l’ordre des choses, leur interrelation, relevaient de la nécessité, et que par conséquent le mal n’existait pas. On ne pouvait donc pas aborder la question de la réalité des problèmes sociaux et de l’oppression. Les Jeunes hégéliens opéraient un retour à Fichte, celui qui avait soutenu la révolution française. C’est à cette époque que Hess écrivit sa Philosophie de l’action, et que Koppen, un proche de Marx, écrivit un article sur « Fichte et la Révolution ».

« Maintenant est venu le temps pour la philosophie de l’esprit de devenir une philosophie de l’action. Non seulement la pensée mais toute l’activité humaine doit être élevée à un niveau où toutes les oppositions disparaissent », dit Hess dans la Philosophie de l’action. « Fichte sous ce rapport est déjà allé plus loin que les philosophes les plus récents. »

L’influence de Cieskowsky sur Hess est attestée, alors que rien ne prouve que Bakounine l’ait lu, même si cela est probable. Sans doute connaissait-il au moins les thèses de l’auteur des Prolégomènes à l’historiosophie : Werder, le professeur de Bakounine, avait relu le livre.

Moïse Hess divergeait fondamentalement de Marx par le fait qu’il refusait de lier les phénomènes historiques aux seules déterminations économiques et sociales : sur ce point, il était d’accord avec Bakounine. Cependant, contrairement à Bakounine, il en vint à considérer la lutte des races et des nationalités comme le principal facteur du développement historique.

La problématique des deux hommes n’était pourtant pas si éloignée l’une de l’autre que cela. En 1848, Bakounine participa, les armes à la main, à deux insurrections, l’une à Prague, l’autre à Dresde, non pas au nom de la lutte des classes mais au nom de la libération nationale des slaves dans un cas, au nom de la démocratie dans l’autre. Le fil conducteur de son action fut l’alliance de la démocratie allemande et de la lutte des slaves pour l’émancipation nationale. Or Bakounine constata de manière traumatisante que les démocrates allemands, Marx en tête, n’entendaient aucunement soutenir les slaves opprimés en Prusse et en Autriche. Précisément, l’un des constats que fait Hesse dans Rome et Jérusalem est que les Allemands sont catégoriquement opposés aux aspirations nationales des autres peuples. Hess et Bakounine se rejoignent donc sur ce point également.

Il est évidemment abusif de prétendre que la pensée de Bakounine et celle de Hess puissent avoir une quelconque proximité. Il y a cependant de réelles convergences sur certains points, qui mériteraient d’être étudiées.

La Réaction en Allemagne fait une allusion indirecte à Hess lorsque Bakounine écrit : « La propagande révolutionnaire, dit le Pentarque, est de par sa nature intime la négation des institutions existantes de l’Etat, car son caractère le plus authentique ne peut lui assigner d’autre programme que la destruction de tout ce qui existe. » Le « Pentarque » est K.E. von Goldmann, qui a écrit en 1841 un livre intitulé La Pentarchie européenne, dans lequel l’auteur développe une analyse politique de la construction d’un système étatique européen fondé sur les puissances réunies au congrès de Vienne (Prusse, Autriche, Russie et Angleterre) auxquelles s’est jointe la France en 1818. La « Triarchie européenne » de Moses Hess est la réponse au « Pentarque ». Hess oppose à cette pentarchie une triarchie composée de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. Hess, comme Marx, était violemment opposé à toute influence russe en Europe. Cela ne signifie aucunement, il convient de le préciser, que Bakounine y était favorable : il était au contraire férocement opposé au régime tsariste et à tout accroissement de l’influence de l’Etat russe en Europe, ce que Marx fit constamment semblant d’ignorer et que Hess ignora peut-être sincèrement.

Il est peu probable que Bakounine ait pu connaître le livre de Goldmann sans connaître également la réponse qu’en fit Moses Hess [81].

La thématique de La Réaction en Allemagne

Sur la forme, l’article de Bakounine reste sur le terrain de la spéculation philosophique dont il conserve le discours et les codes. Mais la Réaction en Allemagne est sur le fond l’acte de naissance du Bakounine politique. Nous ne sommes plus dans l’histoire rêvée de l’Allemagne mais dans son histoire politique contemporaine, pleine d’oppositions qu’il convient d’analyser afin de pouvoir intervenir dans le réel. L’Allemagne dont il est question ici, c’est celle de Frédérick-Guillaume IV qui a accédé au trône peu avant l’arrivée de Bakounine à Berlin. L’article vise un objectif pratique : désigner d’une part les partisans de la réaction, d’autre part ceux de la démocratie. Et dans l’analyse des premiers, Bakounine entend distinguer les conciliateurs et les réactionnaires conséquents. Le titre allemand du texte est d’ailleurs plus explicite de l’intention de l’auteur : Die Partaien in Deutschland : les partis en Alemagne.

La liberté, dit Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit, n'apparaît dans l'histoire que là où se forment de libres constitutions. L'idée peut sembler banale aujourd'hui, mais elle ne l'était pas pour l'époque. En effet, alors qu'en France la liberté est appliquée à l'actuel sans être développée sous sa forme abstraite, en Allemagne « le même principe a suscité l'intérêt de la conscience ; mais il fut élaboré théoriquement. Nous avons toutes sortes de rumeurs dans la tête et sur la tête ; mais la tête allemande aime mieux laisser son bonnet tranquillement en place, et elle opère à l'intérieur. » (Hegel, Histoire de la philosophie, III, 552/3)

Or Bakounine annonce en 1842 dans La réaction en Allemagne que la réalisation de la liberté est à l'ordre du jour de l'histoire.

Ces paroles trouveront un écho presque mot pour mot dans un texte de Marx, la « Remarque à propos de la récente instruction prussienne sur la censure » : « La liberté est à ce point essentielle aux hommes que même ses adversaires la réalisent, tout en combattant sa réalité. » Et Marx ajoute : « Nul homme ne combat la liberté : tout au plus combat-il la liberté des autres »... Mais parler de quelque chose et le reconnaître ne lui donne pas une existence réelle, dit Bakounine, comme pour répondre à Marx. Ceux qui combattent la réalité de la liberté voudraient se l'approprier comme une parure, alors qu'ils l'ont rejetée comme « parure de la nature humaine ». Ce que l'histoire a mis à jour, les deux dissidents de l'hégélianisme que sont Bakounine et Marx vont tenter de le réaliser. La philosophe officielle pèse lourd sur leurs épaules. Ils vont s'efforcer de détruire ce système qui déifie le « concept » de liberté au mépris de la liberté concrète, ce système pour qui « l'Etat est la réalité effective de la liberté concrète » [82], ce qui n'empêche pas ledit Etat de censurer la presse.

L’analyse, en langage philosophique, des forces politiques en présence dans l’Allemagne des années 1840 n’est pas un simple constat statique mais une réflexion sur les évolutions possibles de ces forces. La Réaction en Allemagne n’est, fondamentalement, pas un texte philosophique mais un texte politique.

L’article des Annales allemandes est aussi incontestablement un exercice de style, rédigé en jargon philosophique, dans lequel Bakounine s’efforce de montrer sa maîtrise de la dialectique hégélienne. L’argumentation politique est donc développée avec les catégories philosophiques ; les rapports de forces en présence dans l’Allemagne de l’époque s’affrontent comme les termes opposés de la contradiction dialectique de Hegel. Toute la littérature de la gauche hégélienne est d’ailleurs orientée vers la démonstration que l’ordre du monde ancien est terminé, qu’un bouleversement de grande ampleur va en modifier les fondements.

Les forces déclinantes, que Bakounine désigne sous le terme de « positifs » – reprenant en cela le vocabulaire de Schelling – conservent en leur sein des ressources, et leur résistance est acharnée. C'est pourquoi il ne faut pas les sous-estimer. Elles sont d'ailleurs elles-mêmes parcourues de contradictions puisqu'elles sont divisées en deux principaux courants : les « conséquents » et les « conciliateurs ». Les forces ascendantes, quant à elles, n'ont pas encore atteint leur plein développement, elles n'ont pas même pleinement conscience de leur force. Leur victoire n'est pas acquise, car elles aussi sont parcourues de contradictions internes qui font dire à Bakounine que leur principal ennemi ne se trouve pas en dehors, mais en elles-mêmes. Lorsque le parti démocratique aura réussi à surmonter les obstacles à son développement, il se produira une mutation, une transformation qualitative : « La philosophie de Hegel, dit Bakounine dans son article, caractérise ce moment comme le passage de la nature à un monde qualitativement nouveau, au monde de l'esprit. »

L'action politique du parti démocratique n'est pas seulement l'envers, le négatif de la politique des conservateurs : « Nous ne sommes pas seulement ce parti négatif opposé au positif » : la lutte politique étroite peut éveiller de « mauvaises passions » et rendre partial et injuste. La raison d'être du parti démocratique est « le principe universel de la liberté absolue » qui contient ce qu'il y a de bon dans le positif – dans l'élément conservateur – mais qui est « au-dessus du positif », de même qu'il est au dessus du négatif – l'élément révolutionnaire – considéré comme parti.

Le principe de liberté ne peut se réaliser que s'il est la vivante affir­mation de soi-même « supprimant le né­gatif aussi bien que le positif ». Au-delà de la formulation hégélienne, on peut voir dans ce passage une préfiguration du Bakounine de la maturité. L'action du prolétariat ne peut être politique au sens étroit, car alors elle ne trouverait pas sa justification dans son principe. Peut-être trouve-t-on là un des germes de son opposition à la politique marxienne. L'action politique de la classe ouvrière devra être d'une nature entièrement différente de celle de la bourgeoisie, excluant par conséquent l'utilisation des institutions mises en place par elle.

Les réactionnaires ne voient dans la démocratie que la négation de leur principe. Ils ne voient dans le principe de liberté qu'une « froide et plate abstraction ». D'ailleurs, certains défenseurs eux-mêmes du principe de liberté ont contribué par leur sécheresse à confirmer ces vues. Mais il ne faut pas confondre le principe avec « sa forme actuelle médiocre et totalement négative ». Les réactionnaires se retournent vers un passé qui leur paraît « bien plus vivant et plus riche que le présent déchiré par ses contradictions ». Mais ce passé si vivant ne peut être ressuscité car il est devenu « une image brouillée et brisée dans le miroir des contradictions actuelles » : c’est « un cadavre sans âme abandonné aux lois mécaniques et chimiques de la réflexion. »

Peut-être Bakounine pense-t-il à Frédérick-Guillaume IV, arrivé au trône en 1840 et qui avait éveillé les espoirs des patriotes allemands qui pensaient le voir accorder une constitution. Otton le Grand, Frédé­rick Barberousse représentaient un âge d'or qu'il essayait de faire revivre. C’était un passionné du Moyen Age qui s’était entouré de théoriciens du romantisme et qui « débita tant de billevesées politiques imprégnées de vieil esprit tudesque que les Allemands eux-mêmes n'y comprenaient goutte », dira Bakounine trente ans plus tard [83]. Marx lui-même, dans une lettre à Ruge datée de mai 1843, évoque le roi, « nostalgique d'un grand passé plein de prêtres, de chevaliers et de serfs » et qui « délirait en vieil-allemand [84] ».

La Réaction en Allemagne désigne le vrai ennemi du principe de li­berté : c’est le parti réactionnaire surgi après la Restauration en Europe, qui a trois noms :

1. Le conservatisme en politique. C'est toute la politique de réaction mise en œuvre après la chute de l'empire napoléonien par les puissances absolu­tistes de l'Europe centrale : la Russie, l'Autriche et la Prusse. Le Bakounine de la maturité sera un analyste pénétrant de la société eu­ropéenne de la Restauration. Toute son œuvre de maturité est parcourue de réflexions sur cette période, désignant la situation politique de l'époque qui lui est contemporaine comme la conséquence directe de l'organisation mise en place à la suite du congrès de Vienne. La Réaction en Allemagne dénonce nommément, mais de manière allusive, l’Europe du congrès de Vienne lorsque est évoqué le Pentarque : il s’agit des cinq puissances qui se sont réunies pour briser l’élan révolutionnaire en Europe : la Prusse, l’Autriche, le Royaume uni et la Russie, auxquels s’est jointe la France en 1818.

2. L'école historique du droit, fon­dée par Gustav Hugo, justifiait la réac­tion en rattachant le pouvoir politique à la toute-puissance divine. S'opposant au droit rationnel hérité du siècle des Lumières, il développait le thème du droit découlant d'une longue évolution historique voulue par Dieu. L'Etat chrétien était voulu par Dieu, donc sa­cré, en opposition à l'Etat dérivant d'un contrat social. Le nouveau roi nomma Savigny, disciple de Gustav Hugo et représentant de l'école historique du droit, ministre pour les affaires législa­tives.

Marx condamna l'esprit réactionnaire de cette école dans un article de la Ga­zette rhénane paru en 1842. Il y dit notamment : « Si l'on peut, à bon droit, considérer la philosophie de Kant comme la théorie allemande de la Ré­volution française, on peut au même titre regarder le droit naturel de Hugo comme la théorie allemande de l'Ancien régime français [85]. »

Marx, qui étudiait non pas la philosophie, comme on le croit souvent, mais le droit, fut un moment l'élève de Sa­vigny, en 1836, à l'université de Ber­lin. Mehring, le biographe de Marx, dit que l'école historique du droit « défendait toute espèce de droit histo­rique, pour la seule raison qu'il pouvait se prévaloir d'une origine historique ». Marx définit ainsi cette école, dans Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel :

« Une école de pensée qui justifie l'infamie d'aujourd'hui par l'infamie d'hier, une école qui qualifie de rébellion le moindre cri du serf contre le knout, dès l'instant que ce knout est un knout chargé d'années, héréditaire et historique, une école à laquelle l'histoire, comme le Dieu d'Israël à son serviteur Moïse, ne montre que son a posteriori, l'Ecole historique du droit aurait donc été capable d'inventer l'histoire allemande, si elle n'en était elle-même l'invention [86]. »

En 1842 également, Engels écrit un article dans lequel il s'en prend à cette école. Il y dit qu'il « est temps de s'opposer fermement au continuel ba­vardage d'un certain parti à propos du développement historique, organique et naturel d'un Etat organique ».

3. La philosophie positive. La no­mination du très réactionnaire Savigny date de 1842. Le rappel du vieux Schelling à l'université de Berlin datait de novembre 1841. Frédérick-Guil­laume IV entendait ainsi lutter contre « l'engeance de dragon de l'hégélianisme ».

Schelling était connu pour son hostilité à la « philosophie né­gative » de Hegel, à laquelle il opposait la propre philosophie « positive ». Ces deux termes reviendront constamment dans La réaction en Allemagne, et ils serviront à désigner les révolutionnaires (les « négatifs ») et les réactionnaires (les « positifs »). Le vieux philosophe est en quelque sorte ex­humé de sa retraite par le gouvernement prussien pour réconcilier la Métaphysique et la Révélation, pour combattre la philosophie de Hegel dont la réaction a fini par comprendre qu'elle détenait, selon l'expression de Bakounine, les germes d'une « auto-décomposition de la culture moderne ». Les Jeunes-hégéliens firent campagne contre Schelling, le traitant de « renégat », de « prophète moisi », de « revenant éhonté » et autres « charlatan ».




La décomposition du monde

La fin d’une époque est annoncée ; on perçoit les premiers signes d’un bouleversement fondamental, de la destruction du monde ancien. C’est la fameuse phrase de Bakounine à la fin de La réaction en Allemagne, qui a fait couler tant d’encre :

« Ayons donc confiance dans l’Esprit éternel qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie. La volupté de détruire est en même temps une volupté créatrice ! »

On n’en finirait pas de citer les auteurs qui ont abusivement utilisé cette citation en la retirant de son contexte pour présenter un Bakounine « pan-destructeur ». Il est évident que ce passage ne peut se comprendre que dans le cadre de l’ambiance philosophique des années 40 en Allemagne. Jean Barrué, dans son introduction à La réaction en Allemagne (éditions Spartacus), dit que les commentateurs se sont souvent contentés de citer cette phrase :

« Défenseurs avoués ou honteux de la société bourgeoise, ils ont cru, ou feint de croire, que pour Bakounine détruire c’était construire. Bakounine devenait donc un démolisseur, un maniaque du crime et de l’incendie, alors que son œuvre est imprégnée d’esprit constructif et qu’il a toujours condamné un individualisme stérile et exalté la solidarité des travailleurs. »

Cette fameuse phrase de Bakounine, qui a servi à des générations d’ignorants à affubler le révolutionnaire russe d’une vocation de pan-destructeur, devient d’une banalité affligeante lorsqu’on prend la peine de la considérer dans son contexte hégélien. Elle n’est en effet, manifestement, qu’une imitation du maître, comme c’est le cas de toute la production de la gauche hégélienne. La philosophie de l’histoire de Hegel n’est qu’un vaste panorama rempli de civilisations qui s’effondrent : ainsi y apprend-on que « l’ordre existant est détruit parce qu’il a épuisé et complètement réalisé ses potentialités » et que le progrès « est intimement lié à la destruction et à la dissolution de la forme précédente du réel, laquelle a complète­ment réalisé son concept [87] » On pourrait multiplier de telles citations. On trouve la même chose chez Feuerbach lui-même : « Seul possède la puissance de créer du nouveau celui qui a le courage d’être absolument négatif [88]. »

Un tel processus, ajoute Hegel, se produit selon l'évolution interne de l'Idée, mais il est lui-même aussi produit par « les in­dividus qui l'accomplissent activement et qui assurent sa réalisation ».

On a du mal à imaginer aujourd’hui l’ampleur qu’a pu prendre dans les années 30 et 40 l’enthousiasme pour la philosophie de Hegel ; la mode intellectuelle produisit une foule de vulgarisateurs et d’imitateurs. Kieïevski, cité par Benoît Hepner, raconte qu’« il n’y a presque pas d’hommes qui ne raisonnent en termes philosophiques, pas un adolescent qui ne parle de Hegel, pas un livre, un article de revue qui ne se ressente de l’influence de la pensée allemande ; les enfants de dix ans vous jettent à la tête l’objectivité concrète [89]. » Or, en 1842, lorsqu’il écrit La réaction en Allemagne, Bakounine est encore complètement imprégné de cette philosophie hégélienne. L’idée que l’histoire est une succession continuelle de destructions et de constructions est une des idées de base de la philosophie hégélienne de l’histoire, et seule l’ignorance ou la mauvaise foi peut expliquer que de nombreux auteurs aient réduit toute la pensée de Bakounine à cette petite phrase d’un écrit de jeunesse sur la passion destructrice, phrase émise par surcroît à une époque où il n’était pas anarchiste !

Il faut reconnaître cependant que Bakounine est peut-être en partie responsable de la réputation qui l’a suivi. Il résistait mal à l’envie de se payer la tête de certaines personnes. James Guillaume écrit que le révolutionnaire russe « racontait volontiers des historiettes, des souvenirs de jeunesse, des choses qu'il avait dites ou entendu dire. Il avait tout un répertoire d'anecdotes... [90] » Un jour, en Italie, une dame lui demanda : « Si la révolution éclatait, vous vous trouveriez probablement privé de tabac : que feriez-vous alors ? » Bakounine avait répondu : « Eh bien ! Madame, je fumerais la révolution. » On imagine aisément la brave dame se précipitant pour raconter l'histoire, en la grossissant. James Guillaume évoque une anecdote que Bakounine a racontée en riant (cette précision est nécessaire) : en Allemagne, à la fin d’un dîner, sans doute bien arrosé, organisé par des démocrates bourgeois en 1848, il avait porté ce toast : « Je bois à la destruction de l’ordre public et au déchaînement des mauvaises passions. » Un tonnerre d’applaudissements avait suivi. Quand on sait ce que Bakounine pensait des bourgeois radicaux allemands, ce toast ne peut avoir été motivé que par le désir malicieux de provocation envers ceux qu’il n’a jamais cessé de considérer autrement que comme des petits-bourgeois timorés et velléitaires. On peut supposer que ce qui amusait Bakounine à l’évocation de cette anecdote, c’est le tonnerre d’applaudissements, qui ne s’explique que parce que ces braves gens avaient fait un repas bien arrosé...


Conséquents et conciliateurs

L'histoire, selon Hegel, révèle la lutte des forces ascendantes pour la vie. L'Esprit se répand dans l'histoire en une multiplicité d'aspects, et « nous y percevons sa joie et sa jouis­sance ». La notion de « jouissance » appliquée à la marche de l’histoire revient souvent sous la plume de Hegel. Chaque création de l'Esprit dans laquelle celui-ci « avait trouvé sa satisfaction », devient une nouvelle matière pour son œuvre. « Dans cette activité joyeuse, il n'a af­faire qu'à lui-même. » Dans cette pro­duction de lui-même, l'esprit est vivant et actif, il s'épanouit et parvient « à la jouissance et à la saisie de lui-même ». « L'esprit jouit alors de lui dans cette œuvre » (La Raison dans l'histoire). On pense alors à Bruno Bauer dans La Trompette du jugement dernier : « Hegel parle souvent de l'esprit du monde et il semble qu'il le tienne pour une puis­sance réelle. » Le thème de la jouissance revient très fréquemment chez Stirner, également.

Tout au long de l'œuvre de Bakounine on trouve cette sympathie envers les êtres habités par une pulsion vitale, même si elle va à contre-sens de la sienne ; un adversaire irréductible mais passionné sera préféré à un allié médiocre et sans feu sacré. Ainsi, dans L'Empire knouto-germanique, les barbares des débuts de l'ère chrétienne sont ainsi qualifiés de « braves gens », appellation pour le moins inattendue. Ces « braves gens » sont « pleins de force naturelle, et surtout animés et poussés par un grand besoin et par une grande capacité de vivre ». C'est le souffle hé­gélien de l'élan vital qui pousse les forces jeunes et ascendantes à balayer devant elles les forces mourantes et dé­pourvues de ressort.

La vie, cette « mêlée bigarrée », se­lon l'expression de Hegel, et la jouis­sance, naissent de la contradiction, source de toute vie. Sur ce point au moins, Bakounine restera toute sa vie un hégélien. Pour l’anarchiste Bakounine, la vie est dans la diversité, l’unité est la mort, l’immobilité. On retrouvera cette attitude dans la stratégie qu’il oppose à Marx dans l’Internationale : l’auteur du Manifeste communiste veut imposer un programme unique à l’organisation, tandis que Bakounine estime qu’il faut laisser le libre débat faire son œuvre.

Le mépris que Bakounine éprouve pour les révolutionnaires tièdes s'accompagne curieusement d'une cer­taine forme de respect pour les authen­tiques réactionnaires, les « positivistes conséquents ». Leur élan vital, incapable de se satisfaire, s'est transformé en haine, dit-il ; mais ils sont surtout à plaindre, « leurs efforts ayant une origine presque toujours honnête ». L'estime – toute relative, il faut quand même le préciser – que le révolutionnaire russe éprouve pour les réactionnaires consé­quents fait place, quand il s'agit des conciliateurs, à un mépris profond. Ils sont sa cible privilégiée. Les concilia­teurs, les philistins, ont plus d'intelligence et de pénétration que les réactionnaires conséquents ; ils cherchent à réduire le fossé qui les sépare du parti démocratique en reconnaissant à ce dernier une « justification relative et momentanée ». Le point de vue des philistins est « celui de la malhonnêteté dans le domaine de la théorie ».

En 1849, lorsqu'il fut devenu évi­dent que l'insurrection de Dresde allait être écrasée par l'arrivée de renforts prussiens, Bakounine organisa ce que Richard Wagner appela « l'heureuse retraite de Dresde, qui s'était faite sans aucune perte » [91]. Le Russe avait fait abattre les arbres de l'allée Maximilien afin de « garantir son flanc gauche d'une attaque de la cavalerie prus­sienne », dit encore Wagner, qui ajoute que les lamentations des habitants de la promenade avaient beaucoup amusé Bakounine : « Les larmes des Philistins sont le nectar des Dieux », avait alors déclaré le révolutionnaire.

Les philistins étaient la cible privi­légiée et commune de toute la gauche hégélienne. Il y a là encore d'étonnantes similitudes entre La réaction en Allemagne et une lettre que Marx écrivit à Ruge en mai 1843 [92], dans laquelle il se propose « d'examiner de près le philistin et son Etat ». Ces similitudes montrent à quel point leurs préoccupations à l'époque sont identiques. Il ne faut pas, dit Marx, traiter le Philistin « en épouvantail dont on se détourne crain­tivement », il faut le regarder bien en face. Ce maître du monde, il vaut la peine de l'étudier ». C’est précisément ce que fait Bakounine dans La Réaction en Allemagne : l'existence du parti des concilia­teurs, dit-il, est un signe des temps : « Aussi n'est-il pas permis d'ignorer ce parti ou de le passer sous silence ». Si je ne désespère pas du présent, c'est parce que « sa situation désespérée me remplit d'espoir. Je ne parle pas du tout de l'impéritie des maîtres ni de l'indolence des valets [93] ... »

« Dites-moi si vous êtes contents de vous et s'il vous est possible de l'être ? » demande, de son côté, Bakounine aux conciliateurs : « N'apparaissez-vous pas tous, sans exception, comme de tristes et misérables fantômes de notre triste et misérable époque ? » La pensée moderne, « cette épidémie de notre époque », vous a pénétrés et paralysés, dit-il. L’Esprit a achevé son travail souterrain et va bientôt réapparaître. La décomposition du monde a atteint un stade extrême. Le monde du protestantisme est « en proie aux plus affreux désordres » [94]. Le catholicisme est devenu l’instrument d’une politique étrangère à ses principes. « L'Etat est li­vré maintenant aux contradictions inté­rieures les plus extrêmes ».

De leur côté, les ennemis des philistins, les hommes qui pensent et souffrent et qui sont parvenus à une entente, « enrôlent chaque jour des recrues pour le service de l'humanité nouvelle ». Le système de l'industrie et du commerce, de la propriété et de l'exploitation conduit à « une rupture au sein de la société actuelle », que l'ancien système est incapable de guérir. « L'existence de l'humanité souf­frante qui pense, et de l'humanité pen­sante, qui est opprimée, deviendra né­cessairement indigeste pour le monde animal des philistins, monde passif qui jouit sans penser à rien. » « Tous les peuples et tous les indi­vidus sont pleins d'un vague pressenti­ment et tout être normalement constitué attend anxieusement cet avenir pro­chain, où seront prononcées les paroles de libération. »

Le ton des deux hommes, comme leurs préoccupations, est le même. On perçoit cette angoisse d'une période d'attente où des forces souterraines sont en action, où tout le monde sent que quelque chose va éclater. On retrouve encore cette atmosphère d'angoisse dans un article d'Engels datant de 1847, où il écrit : « Cet air si lourd qui pèse sur nous annonce l'approche de l'orage » [95], ré­flexion qu'on peut, là encore, rapprocher de ce que disait Bakounine dans La Réaction en Allemagne : « De sombres nuages s'amoncellent, précurseurs de l'orage. L'atmosphère est étouffante et grosse de tempêtes [96]. » De tels rapprochements pourraient être multipliés, et on voit que, dans la mesure où le texte de Bakounine est antérieur à ceux de Marx et d'Engels, on pourrait aisément jouer au même jeu que Riazanov, consistant à insinuer que les seconds se sont inspirés du premier. En réalité cela ne prouve que l'identité de leurs préoccupations au même mo­ment.

La lettre de Marx mentionnée plus haut (mai 1843) est une réponse à Ruge, lequel avait exprimé un pessimisme profond sur les perspectives d'évolution de l'Allemagne : la presse est bâillonnée, les tentatives de libéralisation ont échoué, les Allemands sont incapables de vouloir la liberté, etc. Marx réplique que c'est là un « chant funèbre à couper le souffle », mais que l'argument n'a rien de politique et qu'il ne faut pas désespérer : « Laissez les morts enterrer leurs morts, et les pleurer. En revanche il est enviable d'être les premiers à entrer dans la vie nouvelle [97].

Marx fait ici une allusion à l'évangile selon saint Luc (IX, 59-60) [98] : Jésus traversait une bourgade ; il dit à un homme : « Suis-moi. » Mais l'homme demande d'abord à Jésus l'autorisation d'aller ensevelir son père. A quoi Jésus répond : « Laisse les morts ensevelir leurs morts ; et toi, va annoncer le royaume de Dieu. » On retrouve cette parabole des Evangiles de manière récurrente dans la production de la gauche hégélienne. Elle annonce sans doute l’idée que la philosophie a accompli son rôle et qu’il est temps de passer à l’action. On pourrait la désigner comme la para­bole du militant : ce qui est mort est mort, ce qui importe c'est l'action au­jourd'hui, regarde vers l'avant, le vieux monde est derrière toi. Bakounine y fait également référence dans La réaction en Allemagne : « Ouvrez les yeux de l'esprit, laissez les morts enter­rer ce qui est mort... » Et alors que Marx déclare qu'il est enviable d'être les premiers à entrer dans la vie nou­velle, Bakounine veut convaincre les positivistes que « ce n’est pas dans la poussière des ruines qu’il faut chercher l’Esprit, l’Esprit éternellement jeune, éternellement renaissant ! »

Les Philistins, les conciliateurs, se trouvent dans une situation inextricable. Alors que les réactionnaires purs ten­tent de toutes leurs forces de revenir au passé, les conciliateurs veulent mainte­nir le présent dans son état actuel. Mais il n'est pas possible de nier l'existence de la contradiction, hors de laquelle il n'y a pas de vie. Chez Hegel, le conflit est la source du réel ; la dialectique présup­pose la contradiction comme source de sa progression. Elle n'est pas « à prendre simplement comme une anomalie qui se rencontrerait seulement ici et là, mais est le négatif dans sa détermination es­sentielle, le principe de tout auto-mou­vement », dit Hegel dans la Science de la Logique [99]. Les termes opposés s'appellent ré­ciproquement et se nient. La vie naît de la négation de cette négation. La réalité possède en même temps l'être et le non-être. Le mouvement, dit Hegel, est « la contra­diction dans son existence visible ».

Apôtres de l'immobilisme, les conciliateurs sont comme « le ré­gime allemand d'aujourd'hui » dont parle Marx, qui est réduit « à se persua­der qu'il croit encore à lui-même, et il exige que le monde partage son illu­sion. S'il croyait en sa propre nature, tenterait-il de la dissimuler sous l'apparence d'une nature étrangère et de trouver son salut dans l'hypocrisie et le sophisme [100] ? »

La lecture des textes de Bakounine et de Marx de cette période montre à l'évidence qu'ils perçoivent tous deux la crise de la société allemande des an­nées 40 de la même façon. Pour Ba­kounine les bourgeois libéraux, les « conciliateurs », vivent dans l'illusion : « ils ne permettent jamais dans la pratique à la passion de la vérité de détruire l'édifice artificiel de leurs théo­ries » (La réaction en Allemagne). Pour eux, « le monde réel ne vaut pas la peine qu'on ait avec lui des contacts pleins de chaleur ». Alors que le parti démocratique cherche la vérité, les ré­actionnaires fanatiques l'accusent d'hérésie et voient en ses représentants des Antéchrists qu'il faut combattre par tous les moyens.

Le conciliateur de Bakounine fait comme le représentant du sens commun dont parle Hegel : il attend qu'on ap­prouve ou bien que l'on rejette en bloc un système philosophique existant. La manière commune de penser « ne conçoit pas la diversité des systèmes philosophiques comme le développe­ment progressif de la vérité ; elle voit plutôt seulement la contradiction dans cette diversité [101]. »

Or, selon les conciliateurs, « deux tendances opposées, du fait même de leur opposition, sont exclusives et par suite fausses » (La réaction en Allemagne). Il en résulte qu'elles sont toutes deux fausses et que la vérité se trouve entre les deux : dans le juste milieu. Les conciliateurs ne savent pas reconnaître dans la forme de ce qui semble se com­battre des « moments réciproquement nécessaires » (ibid.). Le point de vue des réactionnaires est figé, sans vie. Le parti démocratique oppose à cette attitude stérile une attitude dyna­mique. « Tout ce qui ne repose que sur un point de vue exclusif ne peut utiliser comme arme la vérité, car la vérité est en contradiction avec tout point de vue exclusif. Le point de vue exclusif, par sa seule existence, suppose d'autres points de vue exclusifs qu'il doit élimi­ner pour se maintenir. C'est là la malé­diction qui pèse sur lui. » (La réaction en Allemagne.) Ce sera là une constante chez le Bakounine de la maturité. Il s'opposera à toute méthode qui réduit l'explication des phénomènes historiques et sociaux à une détermination unique, à une cause exclusive. Un point qui le rapproche de Moses Hess.

Etonnante prescience d’une situation qui opposera le révolutionnaire russe à Marx dans l’Internationale ! En effet, dans le débat qui opposera les deux hommes sur l'établissement d'un programme politique obligatoire dans l'AIT, Bakounine aura en définitive une attitude beaucoup plus « dialectique » que son rival. L'obligation pour les fédérations de l'AIT de tous les pays d'adopter un programme unique – un « point de vue exclusif » – n’a pas de sens, pense le Bakounine anarchiste, car la réalité du mouvement ouvrier est trop multiple, et c’est cette multiplicité qui fait sa vie. L'idée que défendait Bakounine était que la liberté de débat dans l'AIT, malgré les énormes disparités de conditions matérielles entre les différents pays, conduirait naturellement à la création d'un programme unique : en d'autres termes, ce n'est que le maintien de ses contradictions au sein de l'association, et non l'exclusion des contradicteurs, qui aurait permis de dépasser les contradictions... L’attitude de Marx, dit enfin Bakounine, entraînera la tentative d'imposer d'autres programmes, c'est-à-dire d'autres points de vue exclusifs, et conduira à l'éclatement de l'organisation. Un programme unique signifiera la mort de l’Internationale, car alors « il y aurait autant d’Internationales qu’il y aura de programmes différents [102] ».


Démocrates et conservateurs

Ayant clairement désigné les en­nemis du principe démocratique, Ba­kounine expose quelle attitude il faudra adopter à leur égard. Ce serait une er­reur de sous-estimer le parti réactionnaire : « Il est partout maintenant le parti dirigeant », et sa force n'est pas l'effet du hasard. La force de ce parti a « ses racines profondes dans l'évolution de l'esprit moderne ». Les deux termes de la contradiction vont se heurter. Mais le terme positif n'a pas encore fini de se développer complètement. Il est encore dans une période ascendante, d'où la relative fai­blesse du parti démocratique.

En de telles périodes se produisent de grands conflits entre les devoirs, les lois et les droits existants, d'une part, et les pos­sibilités qui émergent et qui tendent à détruire les fondements de la réalité existante. L'histoire est la catégorie du devenir. Ce dévelop­pement historique est libre, mais aussi nécessaire. Il ne doit rien au hasard. La prépondérance du parti réactionnaire n'est pas fortuite, elle est un moment nécessaire de « l'esprit moderne », mais un moment appelé à être dépassé. Ne nous endormons pas dans une quiétude néfaste : nous ne comprenons pas bien la situation dans laquelle nous sommes, nous méconnaissons la nature réelle de notre ennemi, ainsi que l'origine réelle de notre force. Une telle situation peut nous mener à deux extrêmes qu'il faut à tout prix éviter : le décourage­ment et l'action irréfléchie.

« Dans la méconnaissance, qui n'est que trop fréquente, de la véritable ori­gine de notre force et de la nature de notre ennemi, accablés par le triste spectacle de la vulgarité, nous pouvons perdre tout notre courage, ou – ce qui est peut-être pire – comme le désespoir ne peut durer chez un être plein de vie, être en proie à une témérité injustifiée, enfantine et stérile. » (La réaction en Allemagne.)

L'examen des rapports entre les classes, des contradictions dont elles sont parcourues, des illusions que les protagonistes d'un événement peuvent véhiculer, feront toujours chez Bakou­nine l'objet d'une attention particulière. Les Lettres à un Français, écrites pen­dant la guerre de 1870, sont caractéris­tiques à ce sujet. Elles sont une analyse des contradictions qui parcourent la so­ciété française pendant les mois qui précèdent la Commune de Paris, et concluent sur la prévision que la guerre franco-prussienne se terminera par la guerre civile en France. Bakounine prédit même la composition du futur gouvernement provisoire où Gambetta voisinera avec Trochu. Extrêmement bien informé, il prévoit aussi que Ba­zaine sera réduit à entreprendre un mouvement désespéré ou à « se rendre honteusement aux Prussiens ». Ces der­niers, dit-il encore, marcheront sur Pa­ris et, « si le peuple français ne se soulève tout entier », l'armée prussienne prendra la capitale.

La connaissance exacte de la « faiblesse momentanée » du parti démo­cratique et de la « force relative de ses adversaires » constitue un prélude à l'action, c'est même un moment im­portant de la vie du parti démocratique, une étape constitutive de sa formation. Connaître sa place dans le rapport des forces permet au parti démocratique de « sortir du vague et de l'imagination » et d'entrer dans la réalité où il doit « vivre, souffrir et finalement vaincre ».

L'idée se convertit en pratique, le concept hégélien, qui est la tendance à se réaliser soi-même, le but qui par lui-même se donne une objectivité dans le monde objectif, s'accomplit dans l'histoire. Mais le concept s'aliène dans la réalité. La conscience de la vie, de son existence et de son action, dit Hegel, n'est que la douleur au sujet de cette existence et de cette action. De même que pour Hegel il s'agit d'une lutte contre un ennemi dont « on ne triomphe qu'en succombant [103] », pour Bakounine le parti démocratique, par son « douloureux contact avec la réalité », doit y vivre, souffrir et finalement vaincre.

Les difficultés qui s'élèvent devant le parti démocratique ne proviennent pas de l'obscurantisme de ses adver­saires : son ennemi est « surtout en lui-même ». C'est pourquoi le parti démocratique doit commencer à vaincre cet « ennemi immanent ». La puissance du parti réactionnaire, de même, n'est pas le fait du hasard. Elle est une nécessité historique. Elle est un moment du processus par lequel le parti démocratique pourra s'affirmer. « C'est seulement dans la mesure où quelque chose a dans soi-même une contradiction, qu'il se meut, a une tendance et une activité », dit Hegel [104]. C'est donc d'abord dans la négation du parti réactionnaire que le parti démocratique s'affirmera.

Pour l'instant, dit le jeune Bakounine, le parti démocratique n'est pas encore parvenu à la « conscience affirmative de son prin­cipe ». C'est pourquoi il n'existe « qu'en tant que négation de la réalité pré­sente ». On songe à la conscience mal­heureuse de Hegel qui est « la conscience de soi comme essence dou­blée et encore seulement empêtrée dans la contradiction [105] ». N'étant pour l'instant que négation, sans conscience de soi, le parti démo­cratique reste étranger à la vie. Mais de même que dans son désir négateur du monde la conscience hégélienne s'engendre en tant que conscience de soi, le parti démocratique s'engendre en tant que « réalité vi­vante » dans sa négation de l'adversaire.

On retrouve la même préoccupa­tion dans les Manuscrits de 1844 de Marx : la découverte de la conscience et de ses rapports avec la vie. Dans la quête des choses, la conscience se cherche elle-même, la conscience de soi se pose par la négation de l'autre, elle est conscience pratique.

Cependant, la voca­tion du parti démocratique, dit Bakounine, n'est pas de rester une simple négation, mais de devenir une réalité vivante, aspirant au général et à l'universel :

« Toute l'importance et toute la force irrésistible du négatif consistent dans l'anéantissement du positif, mais en même temps que le positif, le négatif court à sa ruine en raison de sa nature particulière, imparfaite et inadaptée à son essence. Le parti démocratique n'existe pas en tant que tel dans la plé­nitude de son affirmation mais seule­ment comme la négation du positif. C'est pourquoi il doit dans cette forme imparfaite, disparaître en même temps que le positif, pour renaître spontanément sous une forme régénérée et dans la plénitude vivante de son être. » (La réaction en Allemagne.)

Le principe négatif, élément dynamique de la contradiction, est le mouvement, la vie ; il ébranle le conformisme et l'immobilité, il conteste les situations acquises ; en tant qu'instrument critique, la dialec­tique renverse les déterminations fi­gées. L'ordre social devient susceptible de subir des modifications fondamen­tales et brutales.

Le noyau de cette logique du mouvement et de la vie qu’est la dialectique se trouve dans la contradiction. La vision hégélienne de l’histoire sous-tend l’idée de changement dans le monde et conduit à l’idée de praxis – ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Bruno Bauer cite ce passage de l'Histoire de la philosophie de Hegel : « La vie de l'esprit du monde, c'est l'action. » En réalisant la plénitude de son être, le parti démocratique se « change en lui-même ». Cette transformation « n’est pas seulement quantitative, elle n’est pas un simple élargissement de son existence actuelle imparfaite : Dieu nous en préserve ! Car un tel élargissement conduirait à un aplatissement universel et le terme final de l’histoire serait un néant absolu » (La réaction en Allemagne). La transformation est également qualitative, « c'est une révélation qui vit et qui apporte la vie, c'est un nouveau ciel et une nouvelle terre, un monde jeune et magnifique, dans lequel toutes les dissonances actuelles se résoudront en une unité harmonieuse. » C’est là une allusion à l’Apocalypse de Jean : « Puis je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n'était plus. » (21.1)

Le négatif et le positif sont une fois pour toutes incompatibles. C’est pourquoi on ne peut songer à corriger les imperfections du parti démocratique par une apparente conciliation avec son adversaire. Mais, d’autre part, le négatif, si on l’isole de son opposition au positif, est « sans substance et sans vie ». Le négatif n’existe que dans son opposition au positif, il ne peut être pris isolément, car « il ne serait alors absolument rien ! » : « Tout son être, son contenu, sa vitalité tendent à la destruction du positif. »

Bakounine ne nie pas, bien au contraire, le postulat hégélien selon le­quel une chose n'est vivante que lorsqu'elle contient la contradiction en elle-même : c'est la contradiction qui lui confère la vie. Les deux termes de l’opposition n'ont de signification que dans leur rapport. Notons cependant que la contradic­tion peut ne pas être porteuse de dépas­sement : celui-ci n'est pas le résultat in­évitable de la contradiction. On aurait ainsi une contradiction qui ne se résoudrait pas par une synthèse, on serait en présence du cas évoqué par Hegel dans la Logique, où l’existant ne serait pas capable, dans sa détermination positive, de passer en sa détermination négative et de garder chacune d’elles en l’autre, de posséder à l’intérieur de lui-même la contradiction. Dans ce cas, alors, l’existant n’est pas une entité vivante. Il coule au fond, s’effondre dans la contradiction » :

« Mais si un existant n’est pas en mesure dans sa détermination positive d’empiéter en même temps sur sa détermination négative et de maintenir fermement l’une dans l’autre, n’est pas en mesure d’avoir dans lui-même la contradiction, alors il n’est pas l’unité vivante elle-même, il n’est pas le fondement, mais dans la contradiction va au gouffre [106]. »

Les réactionnaires purs ne peuvent comprendre tout cela car l'aveuglement est le caractère de tout positif, qui tend à la conservation de ce qui existe. En s'accrochant à l'un des termes de la contradiction, ils vont vers l'immobilisme. Nombreux sont ceux qui se cachent à eux-mêmes les consé­quences de leurs propres principes afin de ne pas être « dérangés dans l'édifice artificiel et fragile de leurs propres contradictions ». Les réactionnaires cependant peuvent difficilement nier que le négatif a « répandu son ferment de décomposition ». Ils ne peuvent plus se « maintenir dans le pur positif ». Leurs positions sont ébranlées. La révolution démocratique s'insinue partout, modifie les rapports de force. Aussi les réac­tionnaires réagissent-ils par le durcisse­ment de leurs positions ; ils redoutent « le moindre essai de démontrer leurs convictions, ce qui entraînerait à coup sûr leur réfutation. Ils ont parfaitement conscience de cela : aussi remplacent-ils la parole par l'injure... »

De fait, la montée du mouvement démocratique en Allemagne s'accompagne d'un durcissement accru de la réaction. La révolution qui, en 1830, avait abouti à l'indépendance de la Belgique et la révolte de Varsovie ont fourni à la réaction allemande l'occasion de resserrer l'étau en Alle­magne même.


Dialectique négative et philosophie de l’action

La catégorie de la contradiction est la caractéristique essentielle de notre époque, dit Bakounine. C'est pourquoi « Hegel est sans contredit le plus grand philosophe de notre temps, le plus haut sommet de notre culture mo­derne envisagée du seul point de vue théorique. Et précisément parce qu'il est ce sommet, parce qu'il a compris cette catégorie et par suite l'a analysée, précisément il est à l'origine d'une né­cessaire autodécomposition de la cul­ture moderne. » (La réaction en Allemagne.)

En 1842, l'heure n'est pas encore venue pour Bakounine de jeter sur l'hégélianisme un regard critique. Pourtant, la décomposition de la culture moderne contenue dans Hegel s'accompagne du postulat d'un « nouveau monde pratique » :

« Un monde qui ne se réalisera en aucun cas par l'application formelle et l'extension de théories toutes prêtes mais seulement par une action sponta­née de l'esprit pratique autonome. La contradiction est l'essence la plus intime, non seulement de toute théorie déterminée ou particulière, mais encore de la théorie en général ; et ainsi le moment où la théorie est comprise est aussi en même temps celui où son rôle est achevé. Par cet achèvement, la théorie se résout en un monde nouveau pratique et spontané. » (La réaction en Allemagne.)

L'achèvement de la philosophie par sa réalisation est une idée que les commentateurs marxistes des écrits de jeunesse de Marx ont longuement dé­veloppée, en soulignant son caractère révolutionnaire. Elle n'a en réalité rien d'original puisqu'elle est commune à tous les membres de la gauche hégé­lienne, de Moses Hess [107] à Feuerbach. Il n'y a donc pas à s'étonner de retrou­ver cette idée également chez Bakou­nine. Elle est même implicitement contenue dans la philosophie de Hegel elle-même. « Nous devons être persuadés que la nature du vrai est de percer quand son temps est venu, et qu'il se manifeste seulement quand ce temps est venu [108]. » Le monde nouveau ne résultera pas de l'application d'une théorie toute faite mais d'une action spontanée, c'est-à-dire ne dépendant pas de la volonté des individus particuliers. Le monde nou­veau apparaîtra quand les conditions permettant son existence seront mûres : C'est tout à fait dans cette optique hégélienne que se place Bakounine. L'incompréhension de cette filiation a conduit beaucoup de lecteurs de Bakounine à un grave contre-sens sur ce qu'il entendait par « spontanéité ». Est spontané un phénomène qui se développe par le jeu de ses déterminismes internes, sans intervention de l'extérieur. C'est donc tout à fait le contraire d'un phénomène qui se développe sans cause définie, par la seule volonté, ou le hasard. Le concept de spontanéité est par conséquent très proche de celui de... déterminisme, chez Bakounine.

Les deux termes d’une opposition doivent aller jusqu’au bout de leur logique : c’est pourquoi Bakounine s’en prend aux conciliateurs qui veulent, par leur intervention, briser le développement immanent de l’opposition et aboutir à l’aplatissement de la contradiction : « La contradiction et son développement immanent forment un des nœuds principaux de tout le système hégélien » lit-on dans l’article des Annales allemandes. Aussi l’opposition ne peut-elle se résoudre que par « auto-décomposition du positif », qui est « la seule conciliation possible entre le positif et le négatif, parce que ce dernier est lui-même, de façon immanente et totale, le mouvement et l'énergie de la contradiction ».

On retrouvera cette problématique dans des termes identiques trente ans plus tard, mais appliquée à la stratégie du mouvement ouvrier. La participation de la classe ouvrière aux institutions de l’Etat constitue aux yeux de Bakounine une conciliation absolument inacceptable qui rompt le développement immanent de l’opposition entre prolétariat et bourgeoisie. L’Etat n’est pas un instrument neutre dont il suffit de prendre le contrôle pour résoudre l’opposition bourgeoisie-prolétariat ; il est intrinsèquement l’organisation de classe de la bourgeoisie et sa conquête confère de ce fait à la classe qui s’en assure la contrôle le statut de classe dominante, donc exploiteuse.

Si le philosophe ne doit pas chercher à construire un « au-delà chimérique » mais se contenter de commenter et d'interpréter l'histoire pour en découvrir la rationalité, il reste que dans la mesure où la logique dia­lectique se donne comme une logique de la vie et du mouvement, elle intro­duit inévitablement le thème de la praxis. Dans le mouvement dialectique s'édifie la vie de l'esprit, requérant l'idée pratique. Se convertissant en idée pratique, l'idée trouve le chemin de l'action, le concept s'extériorise et fa­çonne le monde. Tout en s'aliénant, l'esprit fait irruption dans l'histoire pour s'accomplir dans l'action. Hegel ne dit-il pas dans la Logique que le concept est l'impulsion ou la ten­dance à se réaliser soi-même ?

Contrairement Marx, Bakounine s’attache surtout au système de Hegel, pas à sa méthode. Dans sa période « anarchiste », la dialectique ne l’intéresse pas : ayant étudié les mathématiques et les sciences naturelles, il en tient pour la méthode inductive-déductive, celle qui est appliquée à toutes les sciences. Ce qui l’intéresse chez Hegel, c’est le système, qu’il va s’attacher à analyser. Curieusement, pour définir ce système, il emploie lui aussi une image, proche de celle de Marx, où intervient la notion de haut et de bas. Bakounine – celui de l’âge mûr – ne se satisfait pas de qualifier le système hégélien d’idéaliste. Ce système est, selon lui, ambigu, c'est-à-dire ni complètement idéaliste, ni complètement matérialiste : « n'atteignant pas le ciel et ne touchant pas la terre, suspendu entre l'un et l'autre » [109]. On pense à Moses Hess, qui écrit dans la préface à la Triarchie européenne (1841) : « La philosophie allemande a rempli sa mission, elle nous a conduits à la vérité absolue. Maintenant nous devons jeter les ponts qui nous ramènent du ciel vers la terre [110]. »

Vers la fin de sa vie, Bakounine remit en question l'image de la philosophie hé­gélienne comme pure spéculation idéa­liste. Dans un texte où il analyse l'histoire de l'Allemagne des années 20 et 30, il explique qu'on croyait à l'époque que « l'absolu recherché de toute éternité était enfin découvert et expliqué et qu'on pouvait se le procurer en gros ou en détail à Berlin [111]. »

« La philosophie de Hegel a été le couronnement de ce monde fondé sur un idéal suprême. Elle en a été l'expression et en a donné une défini­tion complète par ses constructions et ses catégories métaphysiques ; mais en même temps elle lui a porté un coup mortel en aboutissant, par une logique inflexible, à cette prise de conscience définitive qu'elle et lui n'ont ni consis­tance ni réalité et, pour tout dire, ne renferment que du vide [112]. »

Bakounine pense que toute l’histoire de la philosophie est une lente évolution vers la négation de la métaphysique et de Dieu. Hegel pensait que la philosophie était parvenue au terme d'un achèvement. Il dit de lui-même qu'il conclut une période qui avait commencé à Descartes. Dans la division en périodes qu'il a faite de l'histoire de la philosophie, son système se place à la fin de la troisième époque, après le monde antique, après l'ère chrétienne jusqu'à la Réforme. La troisième époque, qui va de Descartes à Hegel, précisément, et qui trouve son dernier accomplissement – selon Hegel lui-même – dans la philosophie chrétienne, est celle sur laquelle se penche Bakounine. Il ne s'agit pas là d'un achèvement provisoire, d'une étape : l'histoire de l'Esprit est définitivement close. La réconciliation du terrestre et du divin est accomplie. Mais cet accomplissement prélude à une rupture avec le christianisme ; le plus grand déploiement de la philosophie chrétienne, dit Hegel, est aussi ce moment où « tout est pris dans un processus de dissolution et une aspiration vers un nouveau ». On pense irrésistiblement à la « passion destructrice » qui est aussi une « passion constructrice ».

C’est dans ce cadre que s’intègre la réflexion bakouninienne sur Hegel, qui fut « l'un des plus grands métaphysiciens de tous les siècles ; Hegel, qu'on peut appeler aussi le dernier, puisqu'il eut le rare bonheur et la gloire d'avoir conduit la métaphysique jusqu'au point où, condamnée par sa dialectique propre, elle se détruit elle-même [113]. »

Idéaliste, certes, la philosophie de Hegel contient les éléments qui nient l'idéalisme, tout en n'étant pas en mesure de se raccrocher à la terre, à la matière ; elle se trouve à un état intermédiaire entre idéalisme et matérialisme. Cette image reflète d'une façon générale le caractère contradictoire de la période historique que traverse l'Allemagne dans les an­nées 30 et 40. Selon Marx, la dialectique de Hegel marche sur la tête, c'est-à-dire qu'elle est idéaliste ; il suffirait de la remettre sur ses pieds pour lui donner une « physionomie tout à fait acceptable ». On a donc deux interprétations sensiblement différentes : pour Marx, la méthode reste bonne, il suffit de remettre le système à l’endroit. Notons cependant que cette idée de Marx est tardive, et qu’il a lui-même tardivement fait une référence positive à la dialectique de Hegel. Bakounine – celui de la maturité – estime que la pensée de Hegel se trouve à un état intermédiaire entre idéalisme et matérialisme, entre ciel et terre.

Si, pour Hegel, le concept est le moteur du réel (le « démiurge de la réa­lité, laquelle n'est que la forme phéno­ménale de l'idée », dit Marx dans la postface de 1873 au Capital), il se mo­difie dans l'histoire, il s'aliène dans la réalité. L'idée se convertit en pratique, en action. Le véritable être de l'homme, c'est son acte. « L'individu est en même temps seulement ce qu'il a fait [114] »; « l'être vrai de l'homme est bien plutôt son opération ; c'est en elle que l'individualité est effectivement réelle [115]. La Réaction en Allemagne n’est rien d’autre qu’un appel à l’action.


La contradiction

Les conciliateurs comprennent bien qu'ils vivent une époque de crise, mais au lieu de laisser la situation évoluer « sous l'effet de la contradiction poussée à terme, vers une réalité nouvelle, af­firmative et organique, ils veulent maintenir éternellement cette situation si misérable et si débile dans son exis­tence présente, par une infinité de ré­formes graduelles » (La réaction en Allemagne).

Vingt ans plus tard, le principe né­gatif de la contradiction sera représenté par le prolétariat, qui est l'élément dy­namique et révolutionnaire. La poli­tique positive est celle qui participe au jeu des institutions du système domi­nant. Les conciliateurs seront ceux qui voudront faire participer le prolétariat à ces institutions, c'est-à-dire la social-démocratie allemande, et Marx. En 1872, Bakounine définit en effet la po­litique comme « l'institution et les rap­ports mutuels des Etats ». Elle a pour objet d'« assurer aux classes gouver­nantes l'exploitation légale du prolétariat ». Il en résulte que « du moment que le prolétariat veut s'émanciper, il est forcé de prendre en considération la politique, pour la combattre et la ren­verser ». L'« apolitisme » que Marx et ses disciples ont reproché à Bakounine n'apparaît donc plus comme de l'indifférentisme mais comme un refus de la politique bourgeoise, parlemen­taire. De même, la destruction de l'Etat est la destruction de la politique, c'est l'acte politique suprême, c'est la néga­tion du politique accomplie par la classe qui est la négation de la bour­geoisie. Dans sa Lettre à un Français en 1870, Bakounine réclamera « l'émancipation politique du prolétariat, ou plutôt son émancipation de la politique ». (Je souligne.)

Hegel avait montré qu'une chose ne peut rester vivante que si elle est ca­pable de contenir en elle-même la contradiction, c'est-à-dire la détermina­tion positive et la détermination néga­tive. Dans le dépassement de la contradiction il y a, dit encore Hegel, « en même temps quelque chose de conservé qui a seule­ment perdu son existence immédiate, mais n'est pas pour cela détruite ».

Il y a cependant dans le vocabulaire hégélien une ambiguïté. Le mot employé pour désigner le dépassement de la contradiction est aufhebung, qui peut vouloir dire à la fois dépassement, destruction et conservation..., ambiguïté qui laisse la possibilité à des interprétations divergentes. Hegel rappelle « la double signification de notre terme allemand “aufheben” » :

« Par “aufheben” nous entendons d’abord la même chose que par “hinwegräumen” [abroger], “negieren” [nier], et nous disons en conséquence, par exemple, qu’une loi, une dispositions, etc., sont “augehoben» [abrogées]. Mais, en outre, “aufheben” signifie aussi la même chose que “aufbewahren” [conserver], et nous disons en ce sens, que quelque chose est “wohl aufgehoben” [bien conservé]. Cette ambiguïté dans l’usage de la langue suivant laquelle le même mot a une signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle et l’on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche de prêter à confusion, mais on a à reconnaître ici l’esprit spéculatif de notre langue, qui va au-delà du simple “ou bien – ou bien” propre à l’entendement [116]. »

Or, selon Bakounine, le dépassement de l’opposition consiste en la destruction du positif par le négatif, destruction créatrice d’une réalité nouvelle. La dialectique bakouni­nienne insiste sur le rôle du terme négatif, dynamique. La synthèse qui réunit la totalité du contenu des deux premiers termes tend à être remplacée, chez Bakounine, par la destruction du positif par le né­gatif, ce qui créé une réalité nouvelle.

Cette interprétation de la dialec­tique semble bien inspirée de Bruno Bauer, bien que les conclusions aux­quelles l'un et l'autre parviennent soient radicalement différentes. Conscient sans doute de sortir un peu du cadre de la dialectique hégé­lienne, conscient également que la vic­toire d'un des termes de la contradic­tion signifie en même temps la mort de l'autre terme, Bakounine tentera de trouver une justification à sa propre interprétation. Cela explique peut-être que, au contraire de Marx, il ne se ré­férera jamais explicitement à la dialectique [117]. Bakounine a, semble-t-il, conscience de dévier quelque peu de l'orthodoxie : il note effectivement dans La réaction en Allemagne que le grand mérite de Hegel est d'avoir démontré « que tout être vivant ne vit que s'il pos­sède sa négation non pas en dehors de lui, mais en lui comme une condition vitale immanente, et que s'il était seu­lement positif et avait sa négation en dehors de lui, il serait privé de mouve­ment et de vie ». Mais, ajoute-t-il, si on veut citer Hegel, il faut le citer jusqu'au bout. Ce dernier dit en effet que le né­gatif n'est la condition vitale de cet or­ganisme déterminé que durant le temps où il apparaît dans cet organisme dé­terminé en tant que facteur maintenu dans sa totalité :

« Vous verrez qu'il arrive un instant où l'action graduelle du négatif est brusquement brisée, celui-ci se trans­formant en principe indépendant, que cet instant signifie la mort de cet orga­nisme et que la philosophie de Hegel caractérise ce mouvement comme le passage de la nature à un monde quali­tativement nouveau, au monde libre de l'esprit. (La réaction en Allemagne)

Hegel dit bien que le développe­ment de la société n'est pas un progrès régulier, qu'il résulte de tensions constantes entre forces opposées, ten­sions qui sont la garantie de son avance incessante. La discontinuité du progrès se manifeste lorsque les lois, les insti­tutions, ne sont plus en accord avec l'époque, avec l'Esprit, et que les ten­sions ayant atteint un point critique, une éruption est rendue nécessaire pour détruire l'ordre ancien et instaurer un ordre nouveau. Les forces contraires qui croissent sous la surface s'accumulent et explosent ouvertement. L'accroissement quantitatif de l'intensité des tensions, dit Hegel, conduit à une mutation. Au terme du lent processus d'accumulation des ten­sions, il se crée donc une rupture. En somme, si on en croit Bakou­nine, cette rupture d'équilibre libère l'élément négatif de la contradiction, qui devient dès lors un principe indé­pendant. Le dépassement de la contra­diction est perçu comme la libération des forces de l'élément négatif, accom­pagnée de la mort de l'entité constituée de la contradiction jusqu'alors vivante, et suivie de la création d'une entité nouvelle.

Comme s'il n'était pas convaincu que son interprétation fût tout à fait orthodoxe, Bakounine veut montrer que l'idée qu'il se fait de la nature de la contradiction se prête à une confirma­tion non seulement logique, mais histo­rique. C'est l'histoire de l'Eglise, sur laquelle il reviendra encore, bien plus tard, qui lui fournit l'illustration de son propos.

Le principe de liberté, dit-il dans La réaction en Allemagne, s'est éveillé dès les premières années d'existence de l'Eglise, et il a alimenté les innom­brables hérésies du catholicisme. C'est grâce aux manifestations de ce principe de liberté que le catholicisme n'est pas resté figé. Mais il n'en fut ainsi que tant qu'il fut « maintenu dans sa totalité comme facteur simple ». Lorsque le protestantisme est apparu, la progres­sion cessa d'être graduelle : le principe de liberté théorique se haussa jusqu'à devenir un principe autonome et indé­pendant. La négation cessa d'être in­terne à la contradiction, elle n'en fut plus une « condition vitale immanente », ce qui signifie que cet organisme qu'est le catholicisme cessa d'être un orga­nisme vivant capable de progrès [118]. Or, pense Bakounine, nous vivons un temps où le négatif cesse d'être un fac­teur maintenu dans sa totalité à l'intérieur de la contradiction : il s'apprête à devenir un facteur indépen­dant. Les conciliateurs ne voient que calme et sérénité là où la tempête couve. Certes, le calme règne, l'agitation s'est apaisée, mais « jamais encore les contradictions n'ont été aussi aiguës qu'à présent ». La contradiction entre liberté et non-liberté a atteint son apogée. « N'avez-vous jamais entendu parler de ces mots mystérieux de li­berté, égalité, fraternité ? N'avez-vous jamais entendu parler des tempêtes de la Révolution ? Ne savez-vous pas que Napoléon, ce prétendu vainqueur des principes démocratiques, a, en digne fils de la Révolution, répandu par toute l'Europe, de sa main victorieuse, ces principes égalitaires ? »

De même que Marx avait déclaré que la philosophie de Kant était la théo­rie allemande de la Révolution, Bakou­nine dit dans La réaction en Allemagne que toute la philosophie allemande, de Kant à Hegel, a établi en théorie les principes que la révolution a établis en pratique et que ces principes sont en contradiction avec toutes les religions positives actuelles, avec toutes les Eglises existantes. L'Esprit révolution­naire n'est pas vaincu, il s'est replié sur lui-même, il va bientôt réapparaître comme « principe affirmatif et créa­teur ; il creuse maintenant sous la terre comme une taupe, selon l'expression de Hegel » (La réaction en Allemagne).

La pensée est un mouvement qui tente de saisir la vérité. La recherche de la vérité n'est qu'une tendance, et les erreurs elles-mêmes sont un moment de cette recherche. La base de toute épistémologie est que les erreurs, une fois connues, sont instructives.

« Qu'est-ce que la vérité ? C'est la juste appréciation des choses et des faits, de leur développement ou de la logique naturelle qui se manifeste en eux. C'est la conformité aussi sévère que possible du mouvement de la pen­sée avec celui du monde réel qui est l'unique objet de la pensée [119]. »

Le parti-pris qui consiste à mettre l'accent sur les contradictions plutôt que sur leur élimination peut, en ma­tière de sciences, conduire au relati­visme et à l'annihilation de toute cri­tique : puisque ce sont les contradic­tions qui font avancer la science, elles ne sont pas seulement inévitables mais souhaitables. Le « négativisme » de Bakounine, c’est-à-dire l’accent qu’il met sur la suppression du terme positif, conservateur, par le terme négatif, dynamique, est peut-être une tentative de réponse à la philosophie hégélienne de l’identité, dont l’idée maîtresse est l’unité des contraires : sujet-objet, être-devenir, réalité-apparence. Inspirée de Platon, pour qui seules les idées sont réelles, la philosophie de l’identité de Hegel établit l’équation Idée = Réalité ; puis à partir de l’équation Idée = Raison, il pose, dans la préface de la Philosophie du droit, que « ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel ». La réalité est rationnelle : ce qui est rationnel est réel [120].

Curieusement, cette formule a été interprétée comme une justification du fait accompli en histoire. Herzen, l'ami de Bakounine, disait que la formule de Hegel – ce qui est réel est rationnel – légitimait tous les pouvoirs existants et conduisait à l'immobilisme. Si le développement de la raison suit celui du réel, en politique le fait accompli constitue le critère de ce qui est rationnel. Ainsi, l'Etat prussien deviendrait la réalisation de l'esprit absolu.

Mais il convient peut-être d’aborder la fameuse formule de Hegel d’un point de vue « hégélien », c’est-à-dire à partir des critères élaborés par le philosophe lui-même. On pourrait ainsi considérer l’hypothèse selon laquelle seule l’idée est réelle ; on aurait alors : le réel en tant qu’idée est rationnel, il est donc possible d’appréhender le réel d’un point de vue rationnel ; le réel est réductible en termes de raison, ce qui est un simple constat. Il n’est plus question, dès lors, de justifier le réel à tout prix.

La gauche hégélienne retiendra surtout le premier terme de la proposition énoncée par Hegel : ce qui est rationnel est réel. Puisque ce qui est rationnel est réel, il est possible de rendre réel ce qui est conçu comme rationnel, c’est-à-dire abandonner l’attitude interprétative. C’est la fameuse thèse sur Feuerbach : les philosophes ont jusqu’ici interprété le monde ; il s’agit de le transformer. En 1869, Bakounine reprendra la formule de Hegel en la tournant à sa façon : « Tout ce qui est naturel est logique, et tout ce qui est logique est réalisé ou doit se réaliser dans le monde réel : dans la nature proprement dite, et dans son développement postérieur – dans l’histoire naturelle de l’humaine société [121]. »

Malgré le transfert des termes : naturel au lieu de réel ; logique au lieu de rationnel, la paraphrase de la formule hégélienne est claire. Dans la mesure où ce qui apparaît comme logique doit se réaliser, la compréhension de ce qui est logique permet de comprendre les développements ultérieurs de l'histoire et constitue un soutien théorique à l'action. La pensée du logique est un moment de sa réalisation. Car, ajoute Bakounine, « la question est de savoir ce qui est logique dans la nature aussi bien que dans l'histoire ». Là, reconnaît-il, commence la vraie difficulté, car « pour le savoir en perfection, il faudrait avoir la connaissance de toutes les causes, influences, actions et réactions qui déterminent la nature d'une chose et d'un fait... » Aucune science ne peut prétendre réaliser cet objectif, même si elle doit y tendre.

Ainsi se trouvent énoncées les bases théoriques sur lesquelles Bakounine va fonder son action politique :

1. La nécessité de déterminer ce qui est logique, autrement dit la recherche théorique comme fondement de l’action ;

2. La multiplicité inévitable des causes qui produisent un fait impose de refuser d’aborder l’analyse de ce fait d’un point de vue exclusif : autrement dit l’affirmation de la pluridisciplinarité ;

3. Les hypothèses de ce que Bakounine appelle la science rationnelle, délivrée des fantômes de la métaphysique et de la religion, ne sont elles-mêmes que le résumé ou l’expression générale d’une quantité de faits démontrés par l’expérience ; elles n’ont cependant pas de caractère exclusif et doivent être retirées si elles sont démenties par l’expérience ; autrement dit, la critique est un moment incontournable de toute attitude scientifique aussi bien que de toute action politique.


Fusion du néga­tif dans le positif

Le positif et le négatif, le parti de la réaction et celui de la démocratie, n'existent que par leur contradiction. La société se nourrit de cette contradic­tion, sans laquelle elle serait une sub­stance sans vie. Mais le parti réaction­naire lui-même est parcouru de contra­dictions. Il est composé, on l'a vu, de deux tendances, les purs et les conci­liateurs.

Les réactionnaires purs et consé­quents savent qu'on ne peut concilier les contraires. Les purs du parti réac­tionnaire ne voient pas dans le négatif « le côté affirmatif de sa nature ». En d'autres termes les extré­mistes de la réaction ne voient pas dans la révolution – rappelons qu'à l'époque de la rédaction de l'article c'est de ré­volution démocratique qu'il s'agit – l'image antithétique mais inséparable de leur propre existence : aussi disent-ils que le positif ne peut se maintenir que par l'écrasement total du négatif.

Mais eux non plus ne se rendent pas compte qu'ils n'existent qu'en tant que le parti démocratique s'oppose à eux. Ils ne saisissent pas que si le posi­tif remportait une victoire totale sur le négatif, « il serait désormais en dehors de l'opposition, il ne serait plus alors le positif, mais bien plutôt l'achèvement du négatif ». C’est donc la contradiction qui crée la vie.

« Lorsque les conciliateurs fondent leur point de vue sur la nature de la contradiction, c'est-à-dire sur le fait que deux exclusivités opposées se sup­posent, en tant que telles, adversaires, il leur faut alors permettre et accepter que cette nature prenne toute son exten­sion ; il leur faut aussi, en raison des conséquences que cela entraîne pour eux, rester fidèles à leur propre point de vue, étant donné que la face de la contradiction qui leur est favorable est inséparable de celle qui leur est défavo­rable. Or ce qui est défavorable pour eux, c'est que l'existence d'un terme de la contradiction suppose l'existence de l'autre : et ceci n'est pas quelque chose de positif, mais bien de négatif et de destructeur. Il faut attirer l'attention de ces messieurs sur la Logique de Hegel, où il fait une étude remarquable de la catégorie de la contradiction. » (La réaction en Allemagne.)

Ainsi, les conciliateurs ne peuvent sortir de l'impasse dans laquelle ils se trouvent.

Vingt-neuf ans plus tard, en 1871, Bakounine reprochera au positiviste Littré, disciple d'Auguste Comte, d'en rester à la métaphysique de Kant « qui se perd, comme on sait, dans ces antinomies ou contradictions qu'elle prétend être in­conciliables et insolubles ». Là encore, il en appelle à la Logique de Hegel :

« Il est clair qu'en étudiant le monde avec l'idée fixe de l'insolubilité de ces catégories qui semblent, d'un côté, absolument opposées, et, de l'autre, si étroitement, si absolument enchaînées qu'on ne peut penser à l'une, sans penser immédiatement à l'autre, il est clair, dis-je, qu'en appro­chant du monde existant avec ce pré­jugé métaphysique dans la tête, on sera toujours incapable de comprendre quelque chose à la nature des choses. Si les positivistes français avaient voulu prendre connaissance de la critique précieuse que Hegel dans sa Logique, qui est certainement l'un des livres les plus profonds qui aient été faits dans notre siècle, a faite de toutes ces anti­nomies kantiennes, ils se seraient rassu­rés sur cette prétendue impossibilité de reconnaître la nature intime des choses. Ils auraient compris qu'aucune chose ne peut avoir réellement dans son inté­rieur une nature qui ne soit manifestée en son extérieur [122]... »

Les conciliateurs ne peuvent accé­der à la vérité. D'abord, ils sont coupés de la réalité. Par leur point de vue exclusif, ils ont une vue faussée, ils ne peu­vent parvenir à saisir que le côté exté­rieur des choses et non leur contenu et leur sens interne. On en arrive ainsi à un abandon de la recherche de la vé­rité, attitude qui est aujourd'hui consi­dérée comme le triomphe de l'esprit. On pense au discours de Hegel à l'université de Berlin : « Et ainsi, cet abandon de la recherche de la vérité qui, de tous temps, a été regardé comme la marque d'un esprit vulgaire et étroit, est aujourd'hui considéré comme le triomphe de l'esprit. » Autrefois, disait He­gel, le désespoir de la raison s'accompagnait de douleur et de tris­tesse. Aujourd'hui, l'indifférence mo­rale et religieuse, « suivie de près d'un mode de connaître superficiel et vul­gaire », se donnant le nom de connais­sance explicative, reconnaît « franchement et sans s'émouvoir l'impuissance de la raison » (Discours du 22 octobre 1816 à l'université de Berlin).


Aplatir la contradiction

Les conciliateurs, cible principale de Bakounine, ne nient pas le caractère total de la contradiction. Ils veulent seulement la dépouiller de son mouve­ment. La vitalité de la contradiction est une « force pratique » dont l'élément né­gatif constitue le « mouvement et l'énergie ».

Mais la vitalité de la contradiction, incompatible avec les « petites âmes im­puisssantes » des conciliateurs, est « au-dessus de tout ce qu'ils peuvent tenter pour l'étouffer ». Le mouvement est donc inévitable. Le négatif ne se justi­fie que dans la mesure où l'opposition du positif le transforme en « négatif agissant » ; en retour, l'activité qui porte en elle la négation donne vie au positif, c'est elle seule qui justifie l'existence du positif, et c'est elle que les conci­liateurs veulent détruire. En d'autres termes, le parti démocratique, qui n'est pas encore parvenu à son plein déve­loppement, a besoin de l'opposition du parti réactionnaire pour se former. C'est dans la lutte qu'il se constitue, qu'il se développe, qu'il mûrit. Cette lutte, qui a un caractère pédagogique pour le parti révolutionnaire, est une action.

En supprimant cette action contra­dictoire du positif et du négatif, les conciliateurs supprimeraient à la fois les deux termes de la contradiction. Partisans de l'immobilisme, les conci­liateurs révèlent ainsi leur « impuissance dans la vie pratique ». C'est un thème qui sera développé plus tard, chez le Bakounine de la ma­turité : celui de l'impuissance philoso­phique allemande, de l'incapacité de la pensée philosophique et libérale alle­mande à réaliser ses objectifs concrets.

On retrouve, encore une fois, une transposition de cette analyse dans les orientations politiques ultérieures de Marx et de Bakounine. En 1848, Marx et Engels mettent en sommeil la Ligue des communistes, le premier parti communiste de l’histoire, parce qu’ils pensent que l’heure est à la réalisation des objectifs de la révolution bourgeoise. Le mouvement ouvrier (le « négatif agissant »), certes faible, mais qui ne pouvait s’affirmer que par son opposition au « positif », se trouve donc supprimé comme élément de la contradiction. Marx et Engels ont joué le rôle de « conciliateurs ». L’anarchiste Bakounine a quant à lui toujours pensé que la prolétariat, même en état de faiblesse momentanée, devait faire l’expérience de la lutte pour renforcer sa cohésion.

Les conciliateurs, comme on peut s'y attendre, tiennent un double langage selon qu'ils s'adressent aux réaction­naires purs ou aux démocrates. Aux ré­actionnaires ils reconnaissent que leur « monde absurde et rococo » devait être bien agréable. Mais, disent-ils, leurs ennemis communs, les négatifs, ont ga­gné du terrain. « Sous peine d'être en­tièrement détruits par eux », il faut que les réactionnaires leur accordent une petite place dans leur société. Aux démocrates ils disent : vos principes sont excellents, mais inapplicables dans la réalité. Ne prenez pas vos désirs pour des réalités ; il faut savoir à l'occasion faire des concessions et plier. Mais, dit Bakounine, tout ce que ces malheureux conciliateurs gagnent à leur entreprise, c'est d'être méprisés par les deux partis. Pourtant, les concilia­teurs sont des gens honorables, intelli­gents. Il y a parmi eux un « grand nombre de personnes universellement considérées et haut placées ». Malgré cela, on les présente comme des gens sans discernement ni caractère.

Bakounine évoquera le sort de conciliateurs d'une autre espèce, ceux qui, en 1869, sont rassemblés dans la Ligue internationale de la Paix et de la liberté. Cette organisation ras­semble les « bourgeois les plus avancés, les plus intelligents, les mieux pensants et les plus généreusement disposés de l'Europe ». Pourtant, elle manifeste « une grande pauvreté et une incapacité évidente de vouloir, d'agir et de vivre ». C'est que cette ligue « toute bourgeoise » veut l'impossible : « elle veut que la bourgeoisie continue d'exister et qu'en même temps elle continue à servir le progrès » [123].

Les conciliateurs de 1842 se trou­vent dans la même contradiction. Mais il existe également une autre fraction, celle des « conservateurs bourgeois » pour qui le statu quo et l'immobilisme laisse l'espoir de traîner leur existence encore des années, de « mourir avant l'avénement de la catastrophe ».

L'analogie des situations entre 1842 et 1869 est frappante. L'attitude que Bakounine adopte envers les modé­rés qui veulent concilier les contraires au lieu de les dépasser est la même. On retrouvera dans toute l'œuvre de Ba­kounine la critique de ces couches so­ciales qui se situent entre l'immobilisme et l'action, entre la réaction et la révo­lution. C'est que Bakounine ne sous-estime pas leur pouvoir. Il sait que ces conciliateurs, ces modérés, sont en me­sure, s'ils conservent trop d'influence, de « gripper » la solution naturelle de l'antagonisme entre la réaction et le ré­volution, en faisant dissoudre la contra­diction dans ce qu'il appelle « l'aplatissement » Ainsi s'expliquent les attaques constantes de Bakounine contre les conciliateurs de toute sorte. Cette critique atteindra son apogée dans les textes contre le socialisme bour­geois, cet « être hybride », et dont le rôle est de « faire pénétrer dans les classes ouvrières les théories bourgeoises ». L'action équivoque et délétère du socialisme bourgeois accélère la mort de la bourgeoisie, mais, en même temps, elle corrompt à sa naissance le proléta­riat. « Elle le corrompt doublement : d'abord en diminuant et en dénaturant son principe, son programme ; ensuite en lui faisant concevoir des espérances impossibles, accompagnées d'une foi ridicule dans la prochaine conversion des bourgeois [124]... »

Si, parmi les conciliateurs, les mo­dérés, il y a des hommes de grand re­nom, qu'y peut-on faire ? « Tout homme n’est réellement que ce qu’il est dans le monde réel », dit Bakounine dans la Réaction en Allemagne, paraphrasant Hegel. Ces hommes, malgré leur renom, ne peu­vent être jugés que sur leur pratique ; ils veulent le progrès, non à la façon des démocrates qui cherchent des trans­formations fondamentales, mais avec prudence. Le prétendu progrès voulu par les conciliateurs ne vise qu'à étouf­fer le seul principe vivant de notre époque, « le principe créateur et riche d'avenir du mouvement qui désintègre toutes choses » (La réaction en Allemagne).

La grande contradiction de l'époque actuelle n'est pas, pour les conciliateurs, une « force pratique du temps présent », mais un « jouet théo­rique » : les conciliateurs veulent dé­pouiller la contradiction dialectique de son « âme pratique ».

* * *

En mai 1843, Arnold Ruge semble découragé. Nous avons évoqué la lettre qu’il écrivit alors à Marx, et à laquelle celui-ci répondit que c’était « un chant funèbre à couper le souffle ». Certes, le vieux monde appartient au philistins, mais nous devons « le regarder bien en face. Ce maître du monde, il vaut la peine de l’étudier ». C’est là exactement la question qu’aborde La Réaction en Allemagne.

Il semble que Marx ait communiqué la lettre de Ruge à Bakounine, ce qui montre bien que les deux hommes étaient sur la même « longueur d’ondes ». Le révolutionnaire russe écrivit alors à Arnold Ruge : « Notre ami Marx m'a communiqué votre lettre de Berlin. Vous semblez mécontent de l'Allemagne. Vous ne voyez que la famille et que le bourgeois, claquemuré avec toutes ses pensées et tous ses désirs entre quarte pieux, et vous ne voulez pas croire au printemps qui le fera sortir de son trou. Cher ami, ah ! Ne perdez pas la foi ! Vous surtout, ne la perdez pas ! » Si des hommes comme vous ne croient plus à l'avenir de l'Allemagne, dit Bakounine, « qui donc croira, qui donc agira ? »

Dans cette lettre à Ruge, Bakounine exprime parfaitement le contexte qui l’a conduit à abandonner la philosophie et à passer à l’action : il y adjure son ami de ne pas désespérer de l’Allemagne ; le bourgeois claquemuré chez lui sortira de son trou au printemps, dit-il. Moi, le Barbare, je ne désespère pas de l’Allemagne, vous ne pouvez pas abandonner. On y retrouve de nombreux thèmes qui seront abordés par Bakounine dans sa période « anarchiste » : le retard politique de l’Allemagne ; le modèle de 1789 [125], les idées des Lumières, la métaphysique allemande. « Allons, du cœur, et je veux rompre vos liens, ô Germains qui voulez devenir des Grecs », conclut Bakounine.

Autant que la Réaction en Allemagne, la lettre à Ruge, qui en quelque sorte résume l’article des Annales allemandes, marque l’abandon de la philosophie et le passage à l’action.


Weitling

Après la parution de la Réaction en Allemagne, Bakounine quitte la Saxe, à la fin de 1842, car il craint la réaction des autorités russes, et s’installe en Suisse. La suspension du journal d’Arnold Ruge vient confirmer ses craintes. Il rencontre alors Wilhelm Weitling, un communiste allemand qui a publié Garanties de la liberté et de l’harmonie. Bakounine le lit avec un grand intérêt, et il écrit à Arnold Ruge qu’il veut rencontrer l’auteur. C’est Herwegh qui les mettra en relation :

« Herwegh, sachant mon intérêt pour les questions sociales, me le recommandait. Je fus heureux de saisir cette occasion qui allait me permettre, par un contact personnel, de faire plus ample connaissance avec le communisme, lequel commençait alors à attirer l'attention générale. » (Confession.)

Peu après la Réaction en Allemagne, Bakounine, qui était alors en Suisse, publia dans le Schweizerischer Republikaner, les 2, 6 et 13 juin 1843, un article intitulé Le Communisme. C’est une réponse à un article du Beobachter sur Weitling et son communisme.

Dans une lettre à Arnold Ruge du 19 janvier 1843, Bakounine écrit que « c'est vraiment un livre remarquable » mais dont « la deuxième partie, la partie organique, souffre beaucoup, il est vrai, d'une construction partiale et arbitraire ». Comme à son habitude, Bakounine éprouve un réel respect pour cet homme dont il ne partage pourtant pas les vues, mais qui est inspiré par la passion et qui est ancré dans le réel. La première partie du livre, dit-il, « la critique de la situation contemporaine est vivante et souvent juste et profonde. On sent que sa rédaction a été inspirée par une conscience concrète de l'époque actuelle. Même les constructions théoriques sont intéressantes, dans la mesure où elles ne sont pas les produits d'une théorie oiseuse mais qu'elles sont l'expression d'une nouvelle pratique qui cherche à l'élever jusqu'à la conscience. Lorsqu'on lit ce livre, on sent que Weitling énonce ce qu'il ressent réellement et ce que, dans sa position de prolétaire, il pense et doit penser. Et c'est très intéressant. Oui, on pourrait même dire que c'est la chose la plus intéressante de notre époque. Il fait montre parfois d'une telle énergie… »

Bakounine reviendra sur Weitling dans sa Confession en 1851 :

« Weitling me plut ; c'est un homme sans culture intellectuelle, mais je trouvai en lui une intelligence innée, un esprit mobile, beaucoup d'énergie, mais surtout un fanatisme sauvage, une noble et fière croyance en la libération et en l'avenir de la masse réduite en esclavage. D'ailleurs, il ne conserva pas longtemps ces qualités, s'étant dépravé, peu de temps après, dans la société des littérateurs communistes. Mais, au moment de notre première rencontre, il eut toute ma sympathie ; j'étais à tel point dégoûté des fades conversations de ces mesquins professeurs et littérateurs allemands, que je fus tout heureux de rencontrer un homme spontané, simple et sans culture, mais énergique et fervent. Je le priai de venir me voir ; il venait assez fréquemment chez moi m'exposer ses théories et me parlait longuement des communistes français, de la vie des ouvriers en général, de leur travail, de leurs espoirs et de leurs distractions ; il me parlait également des sociétés communistes allemandes, qui venaient de s'organiser. Je combattais ses théories, mais j'écoutais avec une vive curiosité les faits qu'il m'exposait ; mes relations avec Weitling n'allèrent pas plus loin. »

Bakounine avoue qu’il était à l’époque fatigué des « fades conversations de ces mesquins professeurs et littérateurs allemands ». La rencontre avec cet homme « simple et sans culture, mais énergique et fervent » lui fit du bien. Weitling venait fréquemment voir Bakounine et lui parlait longuement des communistes français, de la vie des ouvriers, de leur travail, de leurs espoirs et de leurs distractions. Le Russe n’était pas d’accord avec ses théories mais, dit-il, il écoutait Weitling avec une vive curiosité.

Personne ne croira que Bakounine se contentait d’écouter. La version de Weitling de ces rencontres nous le confirme. Le révolutionnaire russe tenta évidemment de convertir cet homme « simple et sans culture » à la philosophie hégélienne. « La philosophie hégélienne du Moi, dira Weitling, a déjà fait perdre son bon sens à mainte personne. Que de fois m’a-t-on recommandé pourtant d’étudier Hegel ! J’ai pris six fois le livre en main, et chaque fois mes regards sont tombés sur des phrases artificielles et creuses, et jamais personne n’a pu me dire ce que Hegel voulait en réalité. Bakounine […] voulut me donner chaque jour une leçon d’une heure pour me faire comprendre Hegel. »

Malheureusement, l’élève insista, lors de la deuxième leçon, pour que le maître lui expliquât le sens du mot « esprit ». « Bakounine, de son côté, voulait que je continue de suivre sa leçon provisoirement sans cette explication ». Par pure complaisance, Weitling accepta mais, dit-il, « je sentais que ma raison s’égarait. Et l’étude de la philosophie hégélienne fut terminée pour moi [126]. »

L’absence de talent pédagogique de Bakounine a peut-être fait perdre un grand penseur au mouvement ouvrier…

En 1843, le communisme restait une doctrine imprégnée de mysticisme et de bons sentiments, qui attendait la solution de la question sociale d’une autorité forte et dont les conceptions organisationnelles relevaient d’un grégarisme contraignant. Proudhon était férocement opposé au communisme, et Bakounine aussi, dès cette époque. Il le dit très clairement dans son article : « Nous déclarons une fois pour toutes qu'en ce qui nous concerne nous ne sommes pas des communistes. »

« …nous ne pourrions vivre dans une société organisée selon le modèle de Weitling. Ce ne serait pas une société libre, ce ne serait pas une véritable communauté vivante d'hommes libres, mais bien un régime d'insupportable oppression, un troupeau de bêtes rassemblé par la contrainte, qui n'auraient en vue que les satisfactions matérielles et ignoreraient tout du domaine spirituel et des hautes jouissances de l'esprit [127]. »

Néanmoins, le communisme est un phénomène qui doit être analysé et compris car, dit Bakounine, « un phénomène ne peut être dangereux, vraiment dangereux pour la société que s'il contient au moins une vérité relative et que s'il trouve sa justification dans l'état de la société. » Or le communisme n’est pas un phénomène accidentel, il tire son origine des carences de la société. « Face à un tel phénomène, l'Etat n'a qu'une alternative : soit intégrer dans son organisme le droit inhérent à ce phénomène, soit recourir à la violence. Un Etat qui opterait pour cette seconde solution irait sans nul doute à sa perte dans la mesure où un droit dont on a pris conscience devient inaliénable. »

Le communisme contient donc une réelle légitimité car il se fonde sur les revendications « les plus humaines », et c’est précisément cela qui explique « cette attraction puissante, merveilleuse, surprenante qu'il exerce sur les esprits. (…) C'est cette force seule qui, en peu d'années, a tiré ces communistes du néant pour en faire une puissance redoutable ». Le communisme est maintenant une question mondiale qui ne peut être supprimée par la force.

Dans sa lettre d’octobre 1841 à son frère et à sa sœur où il parle de Lamennais, Bakounine évoque plusieurs fois la vérité. Dans l’article au Schweizerischer Republikaner on comprend mieux que la vérité est un principe actif : « Et la vérité n'est pas quelque chose abstrait et d'inconsistant au point de ne pouvoir – je dirais même de ne devoir –, exercer une influence considérable sur les rapports sociaux et l'organisation de la société. » S’adressant à un journal chrétien, Bakounine appuie son propos par une citation de l’Evangile : « Ils reconnaîtront la vérité et la vérité les libérera [128]. » La philosophie, qui est la connaissance de la vérité, a donc une action libératrice. Voyez la Révolution française : avant, le peuple vivait « dans des conditions lamentables ». La cause de cette situation n’était pas sa faiblesse, mais qu’il était « ignorant et se laissait abuser par les boniments des prêtres catholiques ». Ce qui a délivré le peuple de cet esclavage intellectuel, c’est la philosophie, qui a donné au peuple « le sentiment de sa valeur, la conscience de sa dignité et de ses droits imprescriptibles et sacrés ». La philosophie et le communisme ont donc un point commun : libérer les hommes. Mais c’est là aussi que commencent leurs différences : la philosophie est théorique, tandis que le communisme est pratique. Certes, la pensée et l’action, la théorie et la pratique ne sont pas dissociables, et c’est le mérite de la philosophie moderne d’avoir reconnu cette unité.

« Mais avec cette reconnaissance elle atteint sa limite, une limite qu'elle ne peut franchir en tant que philosophie, car au-delà commence une réalité qui la dépasse : la véritable communauté des hommes libres, animée par l'amour et née du principe divin de l'égalité originelle, la réalisation sur cette terre de ce qui est l'essence même du christianisme, en un mot le communisme véritable [129]. »

Henri Arvon semble prendre à la lettre le propos de Bakounine qui, selon lui, exprime son « plein accord avec la tentative de Weitling de placer la cause du communisme au niveau d’un christianisme rénové ». En réalité, Bakounine développe ici l’argumentation des communistes eux-mêmes – dont il a dit qu’il n’en faisait pas partie – et qui fondaient leurs positions sur des arguments tirés des Evangiles. Jésus est à l’occasion présenté comme le premier communiste. Les écrits de la plupart des communistes du temps sont ainsi remplis de ferveur religieuse et le communisme était légitimé par les Ecritures saintes [130]. Weitling ne faisait pas exception, qui sera même arrêté pour blasphème pour s’être présenté comme le nouveau Messie. Dans la préface de l’Evangile d’un pauvre pécheur, qu’il publie en octobre 1843, Weitling écrit : « Dans cette œuvre on prouvera par plus de cent passages bibliques que les conséquences les plus audacieuses des idées libérales sont tout à fait en accord avec l’esprit de la doctrine de Christ. » De nombreux réformateurs chrétiens, ajoute-t-il, ont montré « que toutes les idées démocratiques étaient issues du christianisme. (…) Le Christ est un prophète de la liberté, sa doctrine celle de la liberté et de l’amour. »

C’est donc au nom de l’amour du Christ que la plupart des utopies communistes, et en particulier chez Weitling, aboutissent à la volonté de construire un Etat communautaire extrêmement contraignant dont la fonction essentielle est de maintenir les structures sociales anciennes et dépassées par l’évolution historique, dont les auteurs de ces utopies ont la nostalgie. C’était particulièrement le cas de Weitling.

La référence à Dieu restera encore pendant quelques années une donnée incontournable dans le langage de Bakounine. En 1843 tous les théoriciens de la réforme sociale – sauf un, Proudhon – entendaient supprimer la misère au nom de Dieu. Ainsi, dans son article sur le communisme, Bakounine fait-il lui-même référence aux Evangiles et aux vertus chrétiennes – mais il est difficile de savoir s’il pense vraiment ce qu’il dit ou s’il reprend, au second degré, l’argumentaire communiste. On ne peut reprocher au communisme un manque de passion ou de flamme, dit-il ; il y a en lui « un feu qui tend irrésistiblement à se faire jour », dont l’explosion peut devenir terrible « si les classes privilégiées et cultivées ne l'aident pas à percer de tout leur amour, de tous leurs sacrifices et de leur totale reconnaissance de la mission historique du communisme ». Bakounine pense-t-il vraiment que les classes aisées vont de leur plein gré, par amour, reconnaître la « mission historique du communisme » ? Pense-t-il convaincre ces classes aisées en leur rappelant que « le Christ et Luther étaient issus du peuple, de la plèbe » ? « Tous les hommes, sans aucune exception, sont frères, enseigne l'Evangile, et, ajoute saint Jean, ce n'est que s'ils s'aiment les uns les autres, que sont présents en eux Dieu invisible et la Vérité rédemptrice et salvatrice. »

Il faut se souvenir qu’il commente un article du Beobachter, à propos duquel Bakounine précise : « Ce journal en effet n'a [pas] seulement pour titre le Beobachter, mais bien le Beobachter chrétien ». A l’évidence, il veut mettre la rédaction de ce journal devant ses propres contradictions, en employant ses propres armes, l’argumentation de nature religieuse : « Sans doute le Beobachter ne veut-il pas entendre parler d'humanité? L'idée d'humanité est-elle vraiment pour lui un non-sens, un mot vide? Ce serait étrange ! »

Bakounine semble bien ne rien vouloir d’autre que montrer que « Weitling est entièrement fidèle au christianisme primitif. » Mais le christianisme n’est plus le principe unificateur des nations européennes :

« Maintenant l'autorité du christianisme sur les Etats a disparu ; les Etats actuels se disent bien encore chrétiens, mais ils ne le sont plus. Le christianisme n'est plus pour eux qu'un moyen, il n'est plus la source ni le but de la vie. Ils vivent et agissent d'après des principes entièrement opposés à ceux du christianisme, et le fait de se dire encore chrétiens n'est qu'une hypocrisie plus ou moins consciente [131]. »

Aujourd’hui, le principe unificateur est l’esprit de la Révolution française, qui « marque le début d'une vie nouvelle ».

« Nous sommes à la veille d'un grand bouleversement dans l'histoire du monde, à la veille d'une nouvelle bataille, d'autant plus dure que son caractère ne sera plus seulement politique, mais idéologique et religieux. Oui, ne nous faisons aucune illusion : il ne s'agit de rien moins que d'une nouvelle religion, la religion de la démocratie qui va reprendre la lutte, une lutte à mort, sous les plis de son vieux drapeau où s'inscrit la devise : liberté, égalité, fraternité [132]. »

On revient à l’idée déjà énoncée que la politique est la religion et la religion, la politique. Dire que l’esprit de l’époque est inspiré de la Révolution française et que la nouvelle religion est la religion de la démocratie peut conduire à douter que Bakounine puisse être situé, comme le fait Arvon, « parmi les socialistes religieux de son époque » [133].

Bakounine fournira en 1865 un éclairage sur la « nouvelle religion » dont il parle dans son texte sur Weitling.

« Les Hébertistes étaient des athées !... Quelle terrible accusation, en vérité !... Mais savez-vous que les athées des XVIIIe et XIXe siècles avaient une foi infiniment plus ferme que leurs contemporains croyants ? L'idée même de Dieu n'est au fond constituée que par les idéaux fondamentaux de l'humanité : la vérité, l'amour, la beauté, la justice et la sainte liberté. Les athées croient que tous les peuples et tous les individus vivant sur terre pourront les atteindre, tandis que vos prétendus croyants en doutent tellement qu'ils les ont relégués très loin des hommes, en dehors de l'espace et du temps, dans un ciel fictif, tellement fictif qu'ils s'en préoccupent, en fait, beaucoup moins que des fluctuations du contenu de leur bourse. De quel côté se trouvent la morale et la foi, je vous le demande [134] ? »

Il est possible qu’en 1843 Bakounine n’était pas encore athée ; nous pensons cependant qu’en faire un socialiste chrétien, comme le veut Henri Arvon, est un abus. De plus, lorsque Bakounine fait étalage de sa foi religieuse, il faut analyser le contexte. Pour ce faire, revenons une dernière fois sur Henri Arvon. Pour montrer à quel point Bakounine « ne se meut à l’aise que dans un univers où la présence divine demeure sensible », il cite une lettre de celui-ci à Annenkov datée du 28 décembre 1847 (et non de 1848, comme l’écrit Arvon). La traduction qu’il cite est sensiblement différente de celle de l’ISSG, à laquelle nous nous référons :

Traduction Arvon

« La vie est là où s’ouvre un horizon large, infini et, par conséquent, quelque peu mystique. Nous tous savons si peu de chose, entourés que nous sommes de miracles, projetés au milieu de forces vitales que chacun de nos pas peut réveiller sans que nous le sachions, et souvent sans que nous ayons besoin d’y mettre de notre volonté. »

Traduction ISSG

« La vie n'existe que là où il y a un horizon mystique large, illimité, et partant quelque peu indéterminé (Je souligne) ; à vrai dire, nous ne savons tous presque rien, nous vivons dans un milieu vivant, entourés des merveilles, des forces de la vie et chacun de nos pas peut les appeler à la surface à notre insu et souvent même indépendamment de notre volonté. »

Il faut, une fois de plus, dresser le contexte de cette lettre à Annenkov. Bakounine vient d’être expulsé de France pour son discours sur l’anniversaire de l’insurrection polonaise et se retrouve à Bruxelles, où il déprime : « Ici, dit-il, il n'y a pas de passion, et il ne peut y en avoir, parce qu'il n'y a pas ce milieu invisible, cette force invisible qui à Paris pénètre et soutient chacun, en l'unissant à tous. » Il évoque sa vieillesse (il a 33 ans !) : « Nous deviendrons vieux, notre cercle ne s'élargira pas aussi aisément que dans la jeunesse, et l'isolement est redoutable. » Il revient sur sa vie, « déterminée jusqu'ici par des tournants presque involontaires, indépendamment de mes propres supputations » et lors de laquelle il n’a en somme rien accompli. Il sait bien qu’il ne peut pas revenir en arrière mais, dit-il, « je ne trahirai jamais mes convictions. Là sont toute ma force et toute ma dignité, là sont aussi toute la réalité et toute la vérité de ma vie. Là sont ma foi et mon devoir ; je n'ai rien à faire du reste : advienne que pourra. » C’est à ce moment-là qu’il écrit : « La vie n'existe que là où il y a un horizon mystique large… »

On notera que la traduction de l’ISSG ne parle pas de « miracles », contrairement à celle de Henri Arvon, mais de « merveilles ». Nous pensons que la simple référence à un « horizon mystique » dans le texte d’un auteur déprimé qui cherche un sens à sa vie ne suffit pas à installer dans l’univers de Bakounine une « présence divine ». C’est un peu solliciter le texte. Il est évident que dès le début des années 1840 la croyance en Dieu n’est pas un élément déterminant dans les orientations politiques du révolutionnaire russe. Un socialiste qui croit en Dieu est une chose ; un socialiste chrétien en est une autre.


Conclusion sur la période 1836-1842

Après la publication de La réaction en Allemagne, Bakounine abandonne la philosophie. Il lui faudra encore une longue évolution avant de devenir l'anarchiste que l'on connaît : plus de vingt ans. Il n'a du socialisme qu'une connaissance livresque. Pendant encore vingt-cinq ans, sa préoccupation essentielle est la question de la libération des Slaves de la domination autrichienne dans l'empire des Habsbourg. Précisons cependant que dans son optique la libération des slaves d’Europe centrale et la revendication démocratique en Allemagne et en Autriche sont deux révolutions qui doivent se mener de pair. C'est à ce titre qu'il participe à la révolution de 1848 et ce n'est pas la moindre des ironies qu'il fasse des années de prison après son arrestation, à Dresde, pour sa participation en faveur de la démocratie en Allemagne.

Après son évasion de Sibérie, il participe activement à l'organisation du mouvement ouvrier en Italie et il est, de fait, l'allié de Marx contre Mazzini. Il passe ensuite par une très courte période pendant laquelle il pense pouvoir rallier les bourgeois radicaux à la lutte du prolétariat et participe en 1869 au congrès de la Ligue de la paix et de la liberté. C'est à cette occasion qu'il rédige Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, un texte assez brouillon, mais qui est une sorte de mise au point de ses idées. C'est après cela, et après son adhésion à l'AIT, qu'on peut le considérer comme anarchiste.

De 1842 à 1869, c'est donc une considérable évolution qu'a subie Bakounine. Deux remarques significatives peuvent être faites à ce sujet :

1. C'est à Marx que Bakounine écrit pour annoncer son ralliement définitif et exclusif à la cause prolétarienne, dans une lettre qui n'est certes pas dénuée d'arrière-pensées, mais dans laquelle il rend, avec une sincérité qui ne peut être mise en doute, hommage à Marx ;

2. Il fonde sa nouvelle orientation par une référence évidente à Hegel, dans des pages qui peuvent être considérées comme la conclusion de son article publié vingt-sept ans auparavant.

Si Frédérick-Guillaume IV a voulu expurger la Prusse de l’« l'engeance de dragon de l'hégélianisme », c’est que la philosophie de Hegel constituait, sur le plan idéologique, une réelle menace – affirmation apparemment contradictoire avec l’idée reçue selon laquelle le philosophe aurait légitimé le pouvoir de l’Etat. La pensé du philosophe, en rappelant que les civilisations naissent, se développent et s’effondrent, rappelait également à la monarchie prussienne qu’elle n’était pas éternelle. Mais, surtout, Hegel avait laissé derrière lui une pléiade de disciples qui interprétaient sa pensée dans un sens qui ne convenait pas du tout au pouvoir en place. Ils popularisèrent sa pensée et la traduisirent en langage politique. On pourrait plus exactement dire qu’ils traduisirent la politique en langage hégélien…

Il se forme partout, en France, en Angleterre – Bakounine ne parle pas de l’Allemagne – « des associations d'un type à la fois socialiste et religieux, qui, entièrement à l'écart du monde politique actuel, puisent leur vitalité à des sources nouvelles et inconnues, se développent et se propagent en secret » (La Réaction en Allemagne). Dans ce monde en plein changement apparaît surtout ce « spectre » qui va hanter l’Europe, selon les termes du Manifeste communiste : la classe ouvrière. « Cette classe, dit Bakounine à la fin de son article des Annales allemandes, dont on a déjà reconnu les droits en théorie, mais que sa naissance et sa situation ont jusqu'à présent condamnée à la misère et à l'ignorance et par lé même à un esclavage de fait, cette classe qui constitue le peuple proprement dit, prend partout une attitude menaçante; elle commence à dénombrer ses ennemis, dont les forces sont inférieures aux siennes, et à réclamer la mise en vigueur effective de ses droits que tous lui ont déjà reconnus. »

Les « phénomènes précurseurs » que Bakounine s’est efforcé d’expliciter sont le signe que « l'Esprit, cette vieille taupe, a achevé son travail souterrain et qu'il va bientôt réapparaître pour rendre sa justice. »

Si une seule chose devait être retenue de l’article de Bakounine, c’est le passage où il déclare que « le moment où la théorie est comprise est aussi en même temps celui où son rôle est achevé. Par cet achèvement, la théorie se résout en un monde nouveau pratique et spontané » [135]. On peut dire que ces deux phrases résument toute la vie du révolutionnaire russe. L’abandon de la philosophie est un abandon de la spéculation philosophique, non de la réflexion théorique. La théorie doit se résoudre en pratique. Il aura la même attitude, trente ans plus tard, face au scientisme comtien : la science peut aider la vie, elle n’est pas la vie.

On pourrait dire de Bakounine ce qu’Alexis Philonenko disait de Fichte :

« Fichte croyait qu’une pensée coupée de l’action étai aussi vide qu’un concept sans intuition – et qu’inversement, séparée de la pensée, l’action était aveugle comme l’intuition privée de concept [136]. »

En 1842, avec son abandon de la philosophie, commence un long processus – vingt-cinq ans – qui va s’achever avec l’adhésion de Bakounine à la cause exclusive du prolétariat et à l’anarchisme.



ANNEXES

Document : La réaction en Allemagne


La réaction en Allemagne

Fragment par un Français [137]

Liberté, réalisation de la liberté : qui peut nier que ces mots soient maintenant en tête de l’ordre du jour de l’histoire ? Amis et ennemis le reconnaissent bon gré mal gré et personne même n’osera se déclarer ouvertement et hardiment adversaire de la liberté. Mais parler de quelque chose et la reconnaître ne lui donne pas une existence réelle, et cela l’évangile le sait bien ; en effet, il y a malheureusement encore une foule de gens qui, à vrai dire, ne croient pas dans le plus profond de leur cœur à la liberté. Il vaut la peine, dans l’intérêt de cette cause, de s’occuper d’eux. Ils appartiennent à des types très différents : nous rencontrons en premier lieu des gens haut placés, chargés d’ans et d’expérience qui, dans leur jeunesse, étaient même des dilettantes de la liberté politique ; un homme riche et distingué trouve en effet une certaine jouissance raffinée à parler de liberté et d’égalité, ce qui le rend en outre doublement intéressant en société. Mais comme ils ne peuvent plus maintenant jouir de la vie comme au temps de leur jeunesse, ils cherchent à dissimuler leur délabrement physique et intellectuel sous le voile de « l’expérience » – un mot dont on a si souvent abusé ! – C’est perdre son temps que de parler avec ces gens ; jamais ils n’ont pris la liberté au sérieux, jamais la liberté ne fut pour eux cette religion qui ne conduit aux plus grandes jouissances et au bonheur suprême que par la voie des plus terribles contradictions, au prix des plus amères souffrances et d’un renoncement total et sans réserve. Il n’y a vraiment aucun intérêt à discuter avec eux, car ils sont vieux et ainsi, bon gré mal gré, ils mourront bientôt.

Mais il y a malheureusement aussi beaucoup de personnes jeunes qui partagent avec les gens du premier groupe les mêmes convictions, ou plutôt l’absence de toute conviction. Ils appartiennent pour la plupart à cette aristocratie qui de par sa nature est frappée depuis longtemps, en Allemagne, de mort politique, soit à la classe bourgeoise et commerçante, soit à celle des fonctionnaires. Avec eux il n’y a rien à entreprendre, et même encore moins qu’avec les gens judicieux et expérimentés de la première catégorie qui ont déjà un pied dans la tombe. Ces derniers avaient au moins une apparence de vie, tandis que les autres sont de naissance des êtres inexistants, des hommes morts. Ils sont tout empêtrés dans leurs intérêts sordides de vanité ou d’argent et uniquement occupés de leurs succès quotidiens, ils ignorent même tout de la vie et de ce qui se passe autour d’eux, au point que, s’ils n’avaient pas entendu parler un peu à l’école de l’histoire et de l’évolution des idées, il croiraient vraisemblablement que le monde n’a jamais été autre que ce qu’il est maintenant. Ce sont des natures ternes, des ombres qui ne peuvent être ni utiles ni nuisibles ; nous n’avons rien à craindre d’eux, car seul ce qui est vivant peut agir et comme il est passé de mode d’avoir commerce avec des ombres, nous ne voulons pas perdre notre temps avec eux.

Mais il y a encore une troisième catégorie d’adversaires du principe de la Révolution, c’est le parti réactionnaire surgi peu après la Restauration dans toute l’Europe et qui s’appelle conservatisme en politique, école historique en science du droit, et philosophie positive dans les sciences spéculatives. Nous avons l’intention de discuter avec ce parti et il serait absurde de notre part d’ignorer son existence et de paraître le considérer comme insignifiant ; nous reconnaissons au contraire sincèrement qu’il est partout maintenant le parti dirigeant, et, bien plus, nous sommes prêts à lui accorder que sa force présente n’est pas un jeu du hasard, mais qu’elle a ses racines profondes dans l’évolution de l’esprit moderne. En général, je ne reconnais au hasard aucune influence réelle sur l’histoire ; l’histoire est un développement libre, mais aussi nécessaire, de la pensée libre, de sorte que si j’attribuais au hasard la prépondérance actuelle du parti réactionnaire, je rendrais le plus mauvais service à la profession de foi démocratique qui se fonde uniquement sur la liberté absolue de la pensée. Ce serait d’autant plus dangereux, pour nous, de nous endormir dans une quiétude néfaste et trompeuse, que malheureusement, jusqu’à présent, nous sommes encore très loin de comprendre notre situation. Danger d’autant plus grand que, dans la méconnaissance, qui n’est que trop fréquente, de la véritable origine de notre force et de la nature de notre ennemi, accablés par le triste spectacle de la vulgarité, nous pouvons perdre tout notre courage, ou – ce qui est peut-être pire – comme le désespoir ne peut durer chez un être plein de vie, être en proie à une témérité injustifiée, enfantine et stérile.

Rien ne peut être plus utile au parti démocratique que de connaître sa faiblesse momentanée et la force relative de ses adversaires. Cette connaissance le fait sortir d’abord du vague de l’imagination et entrer dans cette réalité où il doit vivre, souffrir, et finalement vaincre. Elle rend son enthousiasme réfléchi et modeste. Lorsque, par ce douloureux contact avec la réalité, il aura pris conscience de sa mission sacrée et sacerdotale ; lorsqu’il sera en proie aux innombrables difficultés qui se dressent partout sur son chemin et qui n’ont pas leur source – comme souvent le parti démocratique semble le croire – dans l’obscurantisme de ses adversaires, mais bien plutôt dans la richesse et la complexité de la nature humaine qui résiste aux théories abstraites ; lorsque ces difficultés lui auront fait connaître, et par suite, comprendre, les imperfections de toute son existence présente et lui auront montré que son ennemi n’est pas seulement en dehors de lui, mais aussi et surtout en lui-même et que, par suite, il doit commencer à vaincre cet ennemi immanent ; lorsqu’il aura acquis la conviction que la démocratie ne consiste pas seulement en une opposition aux gouvernants, n’est pas une réforme particulière constitutionnelle, politique ou économique, mais qu’elle annonce une transformation totale de la structure actuelle du monde et une vie essentiellement nouvelle, inconnue jusqu’ici dans l’histoire ; lorsque tout ceci l’aura convaincu que la démocratie est une religion, lorsque cette conception l’aura rendu lui-même religieux, c’est-à-dire non seulement pénétré de son principe en pensée et en raisonnement, mais aussi fidèle à ce principe dans la vie réelle, jusque dans ses plus petites manifestations : c’est alors, et alors seulement que le parti démocratique remportera sur le monde une victoire effective.

Nous reconnaissons donc sincèrement que la puissance actuelle du parti réactionnaire n’est pas le fait du hasard, mais est une nécessité historique. Elle n’a pas son origine dans l’imperfection du principe démocratique : celui-ci est, en effet, l’égalité entre les hommes se réalisant dans la liberté, mais c’est aussi cette entité de l’esprit la plus profonde, la plus générale, la plus universelle, en un mot cette entité unique qui se manifeste dans l’histoire. Cette puissance du parti réactionnaire est l’effet de l’imperfection du parti démocratique qui n’est pas encore parvenu à la conscience affirmative de son principe et par suite n’existe qu’en tant que négation de la réalité présente. Mais n’étant que négation, il reste d’abord nécessairement étranger à cette plénitude de la vie, dont il ne peut pas encore saisir le développement partir d’un principe conçu par lui sous une forme presque uniquement négative. C’est pourquoi, jusqu’à présent, il n’est qu’un parti et pas encore cette réalité vivante qui est l’avenir et non pas le présent. Comme les démocrates forment seulement un parti (et encore, à en juger par les manifestations extérieures de son existence, un faible parti), comme le fait de n’être qu’un parti suppose, opposé à eux, un autre parti puissant, cela seul devrait éclairer les démocrates sur leurs propres imperfections qui résident essentiellement en eux. D’après sa nature et son principe, le parti démocratique aspire au général et à l’universel, mais d’après son existence en tant que parti il est seulement quelque chose de particulier – le négatif – s’opposant à quelque autre chose de particulier – le positif. Toute l’importance et toute la force irrésistible du négatif consistent dans l’anéantissement du positif, mais, en même temps que le positif, le négatif court à sa ruine, en raison de sa nature particulière, imparfaite et inadaptée à son essence. Le parti démocratique n’existe pas en tant que tel dans la plénitude de son affirmation, mais seulement comme la négation du positif : c’est pourquoi il doit, dans cette forme imparfaite, disparaître en même temps que le positif, pour renaître spontanément sous une forme régénérée et dans la plénitude vivante de son être. Ainsi le parti démocratique se change en lui-même et cette transformation n’est pas seulement quantitative, elle n’est pas un simple élargissement de son existence actuelle imparfaite : Dieu nous en préserve ! Car un tel élargissement conduirait à un aplatissement universel et le terme final de l’histoire serait un néant absolu. Cette transformation est au contraire qualitative, c’est une révélation qui vit et qui apporte la vie, c’est un nouveau ciel et une nouvelle terre, un monde jeune et magnifique, dans lequel toutes les dissonances actuelles se résoudront en une unité harmonieuse.

Il est impossible de corriger les imperfections du parti démocratique en mettant un terme au caractère exclusif de son existence en tant que parti par une apparente conciliation avec le positif : se seraient là de vains efforts car le positif et le négatif sont une fois pour toutes incompatibles. Le négatif, pour autant qu’on le considère en soi, paraît être sans substance et sans vie. Cette inconsistance apparente est même le reproche capital que les positifs font aux démocrates ; ce rapproche ne repose que sur un malentendu, car le négatif ne peut être pris isolément – il ne serait alors absolument rien ! – mais seulement dans son opposition au positif ; tout son être, son contenu, sa vitalité tendent à la destruction du positif. « La propagande révolutionnaire, dit le Pentarque [138], est de par sa nature intime la négation des institutions existantes de l’Etat, car son caractère le plus authentique ne peut lui assigner d’autre programme que la destruction de tout ce qui existe. » Mais alors est-il possible que le négatif, dont toute la vie n’a pour mission que de détruire, puisse apparemment s’accorder avec ce que sa nature intime l’oblige à détruire ? Seuls peuvent le penser ces gens sans flamme et sans énergie qui ne se font aucune idée sérieuse du positif et du négatif.

Au sein du parti réactionnaire on peut distinguer actuellement deux groupes principaux : dans l’un figurent les réactionnaires purs et conséquents, dans l’autre les inconséquents et conciliateurs. Les premiers conçoivent l’opposition dans toute sa pureté ; ils savent bien qu’on ne peut pas davantage concilier le positif et le négatif que l’eau et le feu ; ne voyant pas dans le négatif le côté affirmatif de sa nature, ils ne peuvent y croire, et ils en déduisent fort correctement que le positif ne peut se maintenir que par l’écrasement total du négatif. En même temps ils ne se rendent pas compte que le positif n’est ce positif défendu par eux que dans la mesure où le négatif s’oppose encore à lui ; ils ne saisissent pas que, par suite, si le positif remportait une victoire totale sur le négatif, il serait désormais en dehors de l’opposition, il ne serait plus alors le positif, mais bien plutôt l’achèvement du négatif : il faut leur pardonner cette incompréhension, car l’aveuglement est le caractère essentiel de tout positif, tandis que le discernement est le propre du seul négatif. Dans notre triste époque sans conscience, nombreux sont ceux qui par lâcheté essaient de cacher à eux-mêmes les strictes conséquences de leurs propres principes et espèrent ainsi échapper au risque d’être dérangés dans l’édifice artificiel et fragile de leurs prétendues convictions. Aussi faut-il dire un grand merci à ces messieurs les purs réactionnaires. Ils sont sincères, honnêtes et veulent être des hommes entiers. On ne peut parler beaucoup avec eux, parce qu’ils ne veulent jamais se prêter à une conversation raisonnable et, maintenant que le négatif a répandu partout son ferment de décomposition, il leur est bien difficile, sinon impossible, de se maintenir dans le pur positif : à tel point qu’il leur faut se séparer de leur propre raison, avoir peur d’eux-mêmes et redouter le moindre essai de démontrer leurs convictions, ce qui entraînerait à coup sûr leur réfutation. Ils ont parfaitement conscience de cela : aussi remplacent-ils la parole par l’injure... Ils n’en sont pas moins des hommes honnêtes et entiers, ou, plus exactement, ils veulent être des hommes honnêtes et entiers. Ils ont comme nous la haine de toute demi-mesure, car ils savent que seul un homme entier peut être bon et que les demi-mesures sont la source empoisonnée de tout le mal.

Ces réactionnaires fanatiques nous accusent d’hérésie, et, si c’était possible, ils feraient surgir de l’arsenal de l’histoire la force occulte de l’Inquisition pour l’utiliser contre nous ; ils nous dénient tout sentiment bon ou humain et ne voient en nous que des Antéchrists endurcis qu’il est permis de combattre par tous les moyens. Leur rendons-nous la monnaie de leur pièce ? Non, ce serait indigne de nous et de la grande cause que nous défendrons. Le grand principe au service duquel nous nous sommes voués nous donne, parmi bien d’autres avantages, le beau privilège d’être justes et impartiaux sans pour cela causer du tort à notre cause. Tout ce qui ne repose que sur un point de vue exclusif ne peut utiliser comme arme la vérité, car la vérité est en contradiction avec tout point de vue exclusif. Tout ce qui est exclusif est forcément dans ses déclarations partial et fanatique, car il ne peut s’affirmer que par la suppression brutale de tous les autres points de vue exclusifs qui lui sont opposés et qui sont justifiés autant que lui. Un point de vue exclusif, par seul fait d’exister, suppose qu’il en existe d’autres qu’il doit, en raison de sa nature particulière, éliminer pour se maintenir. Cette contradiction est la malédiction qui pèse sur lui, une malédiction qu’il porte en lui et qui change en haine l’expression de tous les bons sentiments innés chez tout homme considéré en tant qu’homme.

Nous sommes à cet égard infiniment plus heureux ; certes, en tant que parti, nous nous opposons aux positivistes, nous les combattons, et cette lutte éveille alors en nous toutes les mauvaises passions ; le fait d’appartenir nous-mêmes à un parti nous rend aussi très souvent partiaux et injustes. Mais nous ne sommes pas seulement ce parti négatif opposé au positif ; notre source de vie, c’est le principe universel de la liberté absolue, un principe qui renferme en lui tout ce qu’il y a de bon dans le positif et qui est au-dessus du positif, aussi bien qu’au-dessus de nous considérés comme parti. En tant que parti nous faisons seulement de la politique, mais nous ne trouvons notre justification que dans notre principe, sinon notre cause ne serait pas meilleure que celle du positif, et il nous faut, pour notre propre conversation, rester fidèle à notre principe comme à l’unique fondement de notre force et de notre vie, c’est-à-dire nous élever continuellement de cette existence étroite et seulement politique jusqu’à la religion de notre principe universel et ouvert sur la vie. Nous devons agir non seulement politiquement, mais aussi dans notre politique religieusement, ce qui signifie avoir la religion de la liberté dont la seule expression authentique est la justice et l’amour. Oui, c’est à nous – qu’on traite d’ennemis de la religion chrétienne – c’est à nous seuls qu’est réservée cette tâche dont nous nous sommes faits le devoir suprême : pratiqué effectivement l’amour même dans les combats les plus acharnés, cet amour qui est le plus haut commandement du Christ et le principe unique du vrai christianisme [139].

Nous cherchons à être justes même à l’égard de nos ennemis, et nous reconnaissons volontiers qu’ils s’efforcent de vouloir réellement le bien et, bien plus, que leur nature les avait destinés au bien et à une vie animée et que, seul, un inconcevable coup du sort les a détournés de leur véritable vocation. Nous ne parlons pas de ceux qui n’ont rallié leur parti que pour laisser le champ libre à leurs mauvaises passions : des Tartuffes, il y a en a malheureusement beaucoup dans tous les partis ! Nous ne parlons que des défenseurs sincères du positivisme conséquent, qui s’efforcent d’arriver au bien sans avoir la volonté de le réaliser c’est là leur grande infortune et leur conscience en est déchirée. Ils ne voient dans le principe de la liberté qu’une froide et plate abstraction, à laquelle la platitude et la sécheresse de maints défenseurs de ce principe ont activement collaboré, une abstraction qui se vide de toute vie, de toute beauté et de toute sainteté. Ils ne comprennent pas qu’on ne doit point confondre ce principe avec sa forme actuelle médiocre et totalement négative, et qu’il ne peut vaincre et se réaliser que s’il est la vivante affirmation de soi-même supprimant le négatif aussi bien que le positif. Leur opinion, partagée malheureusement encore par bien des adhérents du parti négatif, est que le négatif essaie de se propager en tant que tel, et ils pensant, exactement comme nous, que la diffusion du négatif ferait sombrer dans la platitude toute la société intellectuelle. En même temps leurs sentiments spontanés les font aspirer de plein droit à la plénitude d’une vie passionnée et, comme ils ne trouvent dans le négatif que l’aplatissement de cette vie, ils retournent au passé, au passé tel qu’il existait avant que surgisse l’opposition entre le négatif et le positif. Ils ont raison dans la mesure où ce passé était un tout animé d’une vie propre et leur apparaît, en tant que tel, bien plus vivant et plus riche que le présent déchiré par ses contradictions. Mais ils commettent une grande erreur lorsqu’ils pensent pouvoir ressusciter ce passé si vivant ; ils oublient que la plénitude du passé ne peut leur apparaître que sous forme d’une image brouillée et brisée dans le miroir des contradictions actuelles qu’ils ont fatalement engendrées, et que ce passé, appartenant au positif, n’est plus qu’un cadavre sans âme abandonné aux lois mécaniques et chimiques de la réflexion. Adeptes d’un positivisme aveugle, ils ne comprennent pas cela, alors que des êtres vivants, en raison de leur propre nature, ressentent parfaitement ce manque de vie ; et comme ils ne savent pas que, par le seul fait d’être positifs, ils portaient en eux le négatif, ils rejettent sur le négatif toute la responsabilité de ce manque de vie ; leur élan vers la vie et la vérité, incapable de se satisfaire, s’est changé en haine et ils font peser le poids de cet échec sur le négatif. Tel est nécessairement, chez tout positiviste conséquent, le déroulement interne de ses sentiments : c’est pourquoi, selon moi, ils sont vraiment à plaindre, leurs efforts ayant une origine presque toujours honnête.

Les positivistes conciliateurs ont une tout autre position ; ils se distinguent des positivistes conséquents de deux façons : plus corrompus que ces derniers par la fausse vision qu’ils ont de notre époque, non seulement ils ne rejettent pas purement et simplement le négatif comme un mal absolu, mais ils lui accordent même une justification relative et momentanée ; et d’autre part ils ne possèdent pas la même pureté pleine d’énergie, cette pureté à laquelle aspirent du moins les positivistes conséquents et intransigeants et que nous avons signalée comme l’indice d’une nature entière, riche et honnête. Nous pouvons définir le point de vue des conciliateurs comme celui de la malhonnêteté dans le domaine de la théorie ; je dis bien : de la théorie, parce que je préfère éviter toute accusation contre des actes ou des personnes et parce que je ne crois pas que, dans l’évolution des esprits, une mauvaise volonté personnelle puisse intervenir pour l’enrayer ; cependant, il faut reconnaître que la malhonnêteté théorique, en raison de sa nature même, tourne nécessairement presque toujours à la malhonnêteté pratique.

Les positivistes conciliateurs ont plus d’intelligence et de pénétration que les conséquents ; ils sont les intelligents et les théoriciens par excellence et, dans cette mesure, les principaux représentants de l’époque actuelle. Nous pourrions leur appliquer ce qu’au début de la révolution de Juillet un journal français disait du « Juste Milieu » : « Le côté gauche dit : deux fois deux font quatre ; le côté droit : deux fois deux font six... et le juste milieu dit : deux fois deux font cinq. » Mais ils prendraient cela en mauvaise part ! Aussi allons-nous essayer d’étudier leur nature confuse et difficile très sérieusement et avec le plus profond respect pour leur sagesse. Il est bien plus malaisé d’avoir raison des conciliateur que des conséquents. Ces derniers manifestent dans leurs actes la force de leurs convictions, ils savent ce qu’ils veulent et en parlent clairement, et ils haïssent autant que nous toute indécision, toute obscurité parce que ces natures énergiques dans l’action ne peuvent respirer librement que dans un air pur et lumineux. Mais avec les conciliateurs, c’est bien une autre affaire ! Ce sont gens malins, oh ! ils sont intelligents et avisés ! Ils ne permettent jamais dans la pratique à la passion de la vérité de détruire l’édifice artificiel de leurs théories ; ils sont trop expérimentés, trop intelligents pour prêter une oreille bienveillante à la voix impérative de la simple conscience pratique. Forts de leur point de vue, ils jettent sur elle des regards pleins de distinction, et quand nous disons que, seul, ce qui est simple est vrai et réel, parce que, seul, il peut jouer un rôle créateur, ils prétendent au contraire que, seul, le complexe est vrai : ils ont eu, en effet, le plus grand mal à le rapetasser et il est le seul signe qui permet de les distinguer, eux, les gens intelligents, de la plèbe imbécile et inculte (il est bien difficile de venir à bout de ces gens parce que, précisément, ils savent tout !) Autres raisons de leur attitude : étant d’habiles politiques, ils tiennent pour une impardonnable faiblesse d’être pris à l’improviste par quelque événement ; enfin, aidés de leur réflexion, ils se sont glissés dans tous les recoins du monde de la nature et de l’esprit et, après ce long et pénible voyage intellectuel, ils ont acquis la conviction que le monde réel ne vaut pas la peine qu’on ait avec lui des contacts pleins de chaleur. Avec ces gens-là il est difficile de tirer quelque chose au clair, car, ainsi que les constitutions allemandes, ils reprennent de la main droite ce qu’ils donnent de la gauche ; ils ne répondent jamais par un oui ou par un non, ils disent : « Dans une certaine mesure vous avez raison, mais cependant... », et, quand ils sont à bout d’arguments, ils disent alors : « Oui, c’est une question délicate... »

Et cependant nous désirons essayer d’entrer en relations avec le parti des conciliateurs qui, malgré l’inconsistance de sa doctrine et l’incapacité de jouer un rôle directeur, est actuellement un parti puissant et même le plus puissant, si l’on ne tient compte, bien entendu, que du nombre et non des idées. Son existence est un signe du temps, et un des plus importants : aussi n’est-il pas permis d’ignorer ce parti ou de le passer sous silence.

Toute la sagesse des conciliateurs consiste à prétendre que deux tendances opposées, du fait même de leur opposition, sont exclusives et par suite fausses, et si les deux termes de la contradiction, pris dans l’abstrait, sont faux, il faut donc que la vérité soit entre les deux, il faut concilier les contraires pour parvenir à la vérité. A première vue, ce raisonnement paraît irréfutable ; nous avons nous-même admis le caractère exclusif du négatif, pour autant qu’il s’oppose au positif et que dans cette opposition, il rapporte tout à soi. N’en résulte-t-il point nécessairement qu’il se réalise et se complète essentiellement dans le positif ? Et les conciliateurs n’ont-ils pas raison de vouloir concilier le positif et le négatif ? D’accord, si cette conciliation est possible : mais est-elle vraiment possible ? L’unique raison d’être du négatif n’est-elle pas la destruction du positif ? Lorsque les conciliateurs fondent leur point de vue sur la nature de la contradiction, c’est-à-dire sur le fait que deux exclusivités opposées se supposent, en tant que telles, adversaires, il leur faut alors permettre et accepter que cette nature prenne toute son extension ; il leur faut aussi, en raison des conséquences que cela entraîne pour eux, rester fidèles à leur propre point de vue, étant donné que la face de la contradiction qui leur est favorable est inséparable de celle qui leur est défavorable. Or, ce qui est défavorable pour eux, c’est que l’existence d’un terme de la contradiction suppose l’existence de l’autre : et ceci n’est pas quelque chose de positif, mais bien de négatif et de destructeur. Il faut attirer l’attention de ces messieurs sur la Logique de Hegel où il faut une étude si remarquable de la catégorie de la contradiction.

La contradiction et son développement immanent forment un des nœuds principaux de tout le système hégélien, et comme cette catégorie principale, la caractéristique essentielle de notre époque, Hegel est sans contredit le plus grand philosophe de notre temps, le plus haut sommet de notre culture moderne envisagée du seul point de vue théorique. Et précisément, parce qu’il est ce sommet, parce qu’il a compris cette catégorie et par suite à l’a analysée, précisément il est à l’origine d’une nécessaire auto-décomposition de la culture moderne. Certes, au début, il était encore prisonnier de la théorie, mais parce qu’il est ce sommet, il s’en est évadé, il est au-dessus d’elle et il a postulé un nouveau monde pratique ; un monde qui ne se réalisera en aucun cas par l’application formelle et l’extension de théories toutes prêtes, mais seulement par une action spontanée de l’esprit pratique autonome. La contradiction est l’essence la plus intime, non seulement de toute théorie déterminée ou particulière, mais encore de la théorie en général ; et ainsi le moment où la théorie est comprise est aussi en même temps celui où son rôle est achevé. Par cet achèvement la théorie se résout en un monde nouveau pratique et spontané, en la présence réelle de la liberté. Mais ce n’est pas ici le lieu de développer plus longuement cette question, et nous voulons encore une fois nous tourner vers la discussion de la nature logique de la contradiction.

La contradiction même, en tant qu’elle renferme ses deux termes exclusifs l’un de l’autre, est total, absolue, vraie ; on ne peut lui reprocher cette nature exclusive à laquelle est nécessairement lié un caractère superficiel et étroit, car elle n’est pas seulement le négatif, mais elle est aussi le positif et, l’englobant tout entier, elle est la plénitude totale, absolue, ne laissent rien en dehors d’elle. Et ceci autorise les conciliateurs à exiger qu’on ne retienne pas abstraitement un seul des deux termes exclusifs, mais que, respectant le lien nécessaire et indissoluble qui les unit, on les appréhende dans leur totalité : « Seul la contradiction est vraie, disent-ils, et chacun des termes opposés, pris en soi, est exclusif et donc faux ; il en résulte que nous devons saisir la contradiction dans sa totalité pour posséder la vérité. » Mais c’est précisément ici que commence la difficulté : la contradiction est bien la vérité, mais elle n’existe pas en tant que telle, elle n’est point là comme cette totalité, elle est seulement une totalité en soi et cachée, et son existence naît précisément de l’opposition et de la division de ses deux termes : le positif et le négatif. La contradiction, en tant que vérité totale, est l’union indissoluble de sa simplicité et de sa propre division en un principe unique. C’est là sa nature en soi, sa nature cachée que, par suite, l’esprit ne peut tout d’abord appréhender, et précisément parce que cette union est cachée, la contradiction n’existe uniquement que sous forme de la division de ses termes et n’est plus alors que l’addition du positif et du négatif : or, ces termes s’excluent l’un l’autre si catégoriquement que cette exclusion mutuelle constitue toute leur nature. Mais alors comment saisir la contradiction dans sa totalité ? Il nous reste, semble-t-il, deux issues : ou bien il faut faire arbitrairement abstraction de la division et se réfugier dans cette totalité de la contradiction, totalité simple et précédent la division – mais ceci est impossible, car ce qui échappe à la compréhension ne peut jamais être saisi par l’esprit et parce que la contradiction en tant que telle n’a d’existence immédiate qu’en tant que division de ses termes, et sans celle-ci n’existe pas – ou bien il faut chercher à concilier les termes opposés avec un soin maternel, et c’est à quoi s’efforce l’école conciliatrice : nous allons voir si elle y réussit vraiment.

Le positif paraît tout d’abord être l’élément calme et immobile ; et même il est positif uniquement parce que lui ne repose aucune cause de perturbation et qu’il n’y a rien en lui qui puisse être une négation, parce qu’enfin à l’intérieur du positif il n’y a aucun mouvement, étant donné que tout mouvement est une négation. Mais le positif est précisément tel qu’en lui l’absence de mouvement est établie en tant que telle, il est tel que, pris en soi, il a pour image l’absence totale de mouvement ; or, l’image qu’évoque en nous l’immobilité est indissolublement liée à celle du mouvement, ou plutôt elles ne sont qu’une seule et même, et ainsi le positif, repos absolu, n’est positif qu’en opposition au négatif, agitation absolue. La situation de positif par rapport au négatif se présente ainsi sous deux aspects : d’une part il porte en lui le repos, et ce calme apathique qui le caractérise n’a aucun trait du négatif en soi ; d’autre part, pour conserver ce repos, il écarte énergiquement de lui le négatif, comme s’il avait en lui quelque chose d’opposé au négatif. Mais l’activité qu’il déploie pour exclure le négatif est un mouvement, et ainsi le positif, pris en lui-même et précisément à cause de sa positivité, n’est plus le positif mais le négatif ; en éliminant de lui le négatif, il s’élimine lui-même et court à sa propre perte.

Le positif et le négatif ne sont pas, par suite, égaux en droits comme le pensent les conciliateurs ; la contradiction n’est pas un équilibre, mais une prépondérance du négatif. Le négatif est donc le facteur dominant de la contradiction, il détermine même l’existence du positif et renferme en lui seul la totalité de la contradiction : aussi est-il le seul qui soit fondé en droit d’une façon absolue. Eh quoi ! m’objectera-t-on peut-être, ne nous avez-vous pas accordé que le négatif considéré abstraitement est exclusif tout aussi bien que le positif et que l’élargissement de son existence actuelle imparfaite conduirait à un aplatissement universel ? Oui ! mais je parlais seulement de l’existence actuelle du négatif, je parlais du négatif pour autant que, écarté du positif, il se replie paisiblement sur lui-même et ainsi prend les caractères du positif. En tant que tel, il est alors nié par le positif, et les positivistes conséquents, en niant l’existence du négatif et son paisible comportement, accomplissent en même temps une fonction logique et sacrée... sans d’ailleurs savoir ce qu’ils font. Ils croient le négatif, et au contraire ils nient le négatif uniquement dans la mesure où s’identifie avec le positif ; ils réveillent le négatif de ce repos de bon bourgeois auquel il n’est pas destiné et ils le ramènent à sa grande vocation : sans relâche et sans ménagements détruire tout ce qui a une existence positive.

Nous reconnaîtrons que le positif et le négatif ont des droits égaux si ce dernier se replie sur lui-même paisiblement et égoïstement et ainsi est infidèle à sa mission. Mais le négatif ne doit pas être égoïste, il doit se donner avec amour au positif pour l’absorber et, dans cet acte de destruction religieux, plein de foi et de vie, pour révéler sa nature intime inépuisable et grosse de l’avenir. Le positif est nié par le négatif et inversement le négatif par le positif ; qu’est-ce donc qui est commun à tous les deux et qui les domine tous deux ? Le fait de nier, de détruire, d’absorber passionnément le positif, même lorsque celui-ci cherche avec ruse à se cacher sous les traits du négatif. Le négatif ne trouve sa justification qu’en étant cette négation radicale – et en tant que tel il est alors absolument justifié : c’est en effet par lui en tant que tel qu’agit l’esprit pratique présent bien qu’invisible dans la contradiction, l’esprit qui, par cette tempête de destruction, exhorte ardemment à la pénitence les âmes pécheresses des conciliateurs et annonce sa venue prochaine, sa Révélation prochaine dans une église de la Liberté vraiment démocratique et ouverte à l’humanité universelle.

Cette auto-décomposition du positif est la seule conciliation possible entre le positif et le négatif, parce que ce dernier est lui-même, de façon immanente et totale, le mouvement et l’énergie de la contradiction. Ainsi tout autre mode de conciliation est arbitraire, et tous ceux qui tendent vers une autre conciliation démontrent seulement par là même qu’ils ne sont pas pénétrés par l’esprit du temps et qu’ils sont ou stupides, ou sans caractère on n’est, en effet, vraiment intelligent et moral que si l’on s’abandonne entièrement à cet esprit et si l’on est pénétré par lui. La contradiction est totale et vrai : même les conciliateurs le reconnaissent. Etant totale elle est animée d’une vie intense, et cette vie qui embrasse tout tire précisément son énergie, comme nous venons de le voir, de cette perpétuelle immolation du positif brûlant dans la flamme pure du négatif.

Que font alors les conciliateurs ? Ils nous concèdent tout cela, ils reconnaissent comme nous le caractère total de la contradiction, à cela près qu’ils la dépouillent – ou plutôt veulent la dépouiller – de son mouvement, de sa vitalité et de son âme tout entière : cette vitalité, en effet, est une force pratique, incompatible avec leurs petites âmes impuissantes, mais par là même bien au-dessus de tout ce qu’ils peuvent tenter pour l’étouffer. Nous avons dit et démontré que le positif, pris en lui-même, est privé de tous droits : il ne se justifie que dans la mesure où il oppose son refus à la quiétude du négatif et à tout rapport avec lui, où il écarte de lui le négatif catégoriquement et sans réserve et entretient ainsi son activité, dans la mesure enfin où il se transforme en un négatif agissant. Cette activité que porte en elle la négation, à laquelle les positivistes s’élèvent grâce à la puissance invincible de la contradiction et à sa présence invisible dans toutes les natures vivantes, cette activité qui constitue la seule justification des positivistes et le seul signe de leur vitalité, c’est elle précisément que les conciliateurs veulent interdire. Par une disgrâce singulière et incompréhensible, ou plutôt en raison de cette disgrâce parfaitement compréhensible née de leur manque de caractère et de leur impuissance dans la vie pratique, ils ne connaissent dans les éléments positifs que ce qu’il y a en eux de mort, de pourri et de voué à la destruction et ils récusent en eux ce qui crée toute leur vitalité : La lutte vivante avec le négatif, la présence vivante de la contradiction.

Et voici ce qu’ils disent aux positivistes : « Messieurs, vous avez raison de conserver les restes pourris et desséchés de la tradition. Comme la vie est belle et agréable dans ces ruines, dans ce monde absurde du rococo dont l’air, pour nos esprits anémiques, est aussi sain que l’air d’une étable pour des corps anémiques ! En ce qui nous concerne, nous nous serions établis avec la plus grande joie dans monde, dans un monde où le Vrai et le Sacré ne se mesurent pas à l’échelle de la raison et des décisions raisonnables de la volonté humaine, mais à celle de la longue durée et de l’immobilité, un monde où, par suite, on tient certainement la Chine avec ses mandarins et ses bastonnades pour la Vérité absolue. Mais que faut-il faire maintenant, messieurs ? Nous vivons de tristes temps, nos ennemis communs, les négatifs, ont gagné beaucoup de terrain. Notre haine à leur égard est aussi forte, sinon plus forte, que la vôtre, car ils se permettent dans leurs excès de nous mépriser. Mais ils sont devenus puissants et il nous faut – nolens volens – les prendre en considération, sous d’être entièrement détruits par eux. Ne soyez donc pas trop fanatiques, messieurs, accordez-leur une petite place dans votre société. Que vous importe si, dans votre musée historique, ils prennent la place de maintes ruines, d’ailleurs fort vénérables, mais complètement délabrées ? Croyez-nous ; tout ravis de l’honneur que vous leur témoignez ainsi, ils se conduiront dans votre respectable société avec beaucoup de calme et de discrétion. Ce ne sont, après tout, que des jeunes gens rendus amers par le besoin et le manque d’une situation exempte de soucis [140] : c’est la seule raison de leurs cris et de tout le bruit qu’ils font, espérant par là se donner une certaine importance et obtenir une place agréable dans la société. »

Après quoi ils se tournent vers le négatifs et leur disent : « Messieurs, vos aspirations sont nobles ! Nous comprenons votre enthousiasme juvénile pour les purs principes et nous avons pour vous la plus grande sympathie ; mais, croyez-nous, les purs principes sont dans leur pureté inapplicables à la vie ; il est nécessaire pour vivre d’avoir une certain dose d’éclectisme, le monde ne se laisse pas commander selon vos désirs et il faut lui céder sur certains points pour pouvoir exercer sur lui une action efficace : sinon votre situation dans le monde sera complètement perdue. » Les conciliateurs ressemblent à ces Juifs polonais qui, dit-on, lors de la dernière guerre de Pologne, voulaient rendre service aux deux partis en lutte, aux Polonais comme aux Russes, et furent pendus par les uns comme par les autres [141]; de même ces malheureux se tourmentent avec leur entreprise impossible de conciliation extérieure et, en remerciement, sont méprisés par les deux partis. Il est seulement regrettable que l’époque actuelle manque trop de force et d’énergie pour faire sienne la loi de Solon !

« Ce ne sont là que phrases ! me répliquera-t-on ; les conciliateurs sont gens pour la plupart honorables et ayant une formation scientifique ; il y a parmi eux un très grand nombre de personnes universellement considérées et haut placées, et vous les avez représentés comme des gens sans discernement et sans caractère ! » Qu’y puis-je, si cela est vrai ? Je ne veux me livrer à aucune attaque personnelle : les sentiments intimes d’un individu sont pour moi une chose sainte et inviolable, quelque chose d’incommensurable sur laquelle je ne me permettrai jamais de porter un jugement ; ils peuvent avoir pour l’individu même une valeur immense, mais, en réalité, pour le monde ils existent dans la mesure où ils se manifestent, et le monde les voit tels qu’ils se manifestent. Tout homme n’est réellement que ce qu’il est dans le monde réel, et il m’est impossible d’appeler blanc ce qui est noir.

Oui, me répondra-t-on, les aspirations des conciliateurs vous paraissent noires ou plus exactement grises ; en fait ils veulent seulement le progrès, ils tendent vers lui et ils le favorisent davantage que vous-mêmes en se mettant au travail avec prudence et non avec la présomption des démocrates qui cherchent à faire sauter le monde entier. Mais nous avons vu ce qu’est ce prétendu progrès visé par les conciliateurs, nous avons vu qu’ils ne veulent au fond rien d’autre qu’étouffer le seul principe vivant de notre époque par ailleurs si misérable, le principe créateur et riche d’avenir du mouvement qui désintègre toutes choses. Ils voient aussi bien que nous que notre temps est celui de la contradiction ; ils nous accordent que c’est là une situation difficile et pleine de déchirements, mais au lieu de la laisser évoluer, sous l’effet de la contradiction poussée à son terme, vers une réalité nouvelle, affirmative et organique, ils veulent maintenir éternellement cette situation, si misérable et si débile dans son existence présente, par une infinité de réformes graduelles. Est-ce là un progrès ? Ils disent aux positifs : « Conservez ce qui est vieux, mais permettez en même temps aux négatifs de le désagréer peu à peu. » Et aux négatifs : « Détruisez ce qui est vieux, mais pas d’un seul coup ni totalement, afin que vous ayez toujours quelque ouvrage à faire ; c’est-à-dire, restez chacun dans votre exclusivité, tandis que nous les Elus, nous garderons pour nous la jouissance de la totalité ! : Misérable totalité qui peut satisfaire seulement des esprits misérables ! Ils dépouillent la contradiction de son âme pratique et toujours en mouvement et se réjouissent de pouvoir ensuite la traiter selon leur fantaisie. La grande contradiction actuelle n’est pas pour eux une force pratique du temps présent, à laquelle tout être vivant doit s’abandonner pour conserver sa vitalité, mais un simple jouet théorique. Ils ne sont pas pénétrés de l’esprit pratique du temps et ils sont, pour cette raison, des individus sans moralité ; oui, sans moralité ! eux qui se glorifient tellement de leur moralité ! Car il ne saurait y avoir de moralité en dehors de cette église de l’humanité libre, hors de laquelle il n’est point de salut. Il faut leur répéter ce que l’auteur de l’Apocalypse dit aux conciliateurs de son temps :

« Je connais ta conduite : tu n’es ni froid, ni chaud – que n’es-tu l’un ou l’autre !

« Ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud, ni froid, je vais te vomir de ma bouche.

« Tu t’imagines : me voilà riche, je me suis enrichi et je ne manque de rien ; mais tu ne le vois donc pas : c’est toi qui es malheureux, pitoyable, pauvre, aveugle et nu. »

« Mais, me dira-t-on, ne retombez-vous pas, avec votre séparation absolue des extrêmes, dans ce point de vue abstrait depuis longtemps dépassé par Schelling et Hegel ? Et ce même Hegel que vous avez en si haute estime, n’a-t-il pas fort justement remarqué que dans la lumière pure on voit aussi peu que dans l’obscurité pure, et que seule l’union concrète des deux rend la vue généralement possible ? Et le grand mérite de Hegel n’est-il pas d’avoir démontré que tout être vivant ne vit que s’il possède sa négation non pas en dehors de lui, mais en lui comme condition vitale immanente, et que s’il était seulement positif et avait sa négation en dehors de lui, il serait privé d mouvement et de vie ? » Je le sais fort bien, messieurs ! Je vous accorde que, par exemple, un organisme vivant ne vit que s’il porte en lui le germe de sa mort. Mais si vous voulez citer Hegel, il faut le faire intégralement. Vous verrez alors que le négatif n’est la condition vitale de cet organisme déterminé que durant le temps où il apparaît dans cet organisme déterminé en tant que facteur maintenu dans sa totalité. Vous verrez qu’il arrive un instant où l’action graduelle du négatif est brusquement brisée, celui-ci se transformant en principe indépendant, que cet instant signifie la mort de cet organisme et que la philosophie de Hegel caractérise ce moment comme le passage de la nature à un monde qualitativement nouveau, au monde libre de l’esprit.

Les mêmes faits se reproduisent dans l’histoire : par exemple le principe de la liberté théorique s’éveilla dans le monde catholique du passé dès les premières années de son existence. Ce principe fut la source de toutes les hérésies si nombreuses dans le catholicisme. Sans ce principe, le catholicisme serait demeuré figé ; il fut donc en même temps le principe de sa vitalité, mais seulement tant qu’il fut maintenu dans sa totalité comme un facteur simple. Et ainsi le protestantisme a fait peu à peu son apparition ; son origine remontait à l’origine même du catholicisme, mais un jour sa progression cessa brusquement d’être graduelle et le principe de la liberté théorique se haussa jusqu’à devenir un principe autonome et indépendant. C’est alors seulement que la contradiction apparut dans sa pureté, et vous savez bien, messieurs, vous qui vous dites protestants, ce que Luther répondit aux conciliateurs de son temps lorsqu’ils vinrent lui proposer leurs services.

Comme vous le voyez, l’idée que je me fais de la nature de la contradiction se prête à une confirmation non seulement logique, mais aussi historique. Je sais bien qu’aucune démonstration n’a d’effet sur vous, car, étant sans vie, vous avez comme occupation préférée la maîtrise de l’histoire, et ce n’est pas sans raison qu’on vous a traités d’arrangeurs racornis !

« Nous ne sommes pas encore battus, mais répondront peut-être les conciliateurs ; tout ce que vous dites de la contradiction est vrai ; mais il y a une chose que nous ne pouvons pas vous accorder, c’est que la situation à notre époque soit aussi mauvaise que vous le prétendez. Il y a de notre temps bien des contradictions, mais elles ne sont pas aussi dangereuses que vous nous l’assurez. Voyez, partout règne le calme, partout l’agitation s’est apaisée, personne ne pense à la guerre et la majorité des nations et des hommes vivant actuellement bandent toutes leurs forces pour maintenir la paix : c’est qu’ils savent bien que, sans la paix, ne peuvent être favorisés ces intérêts matériels qui semblent être devenus la principale affaire de la politique et du monde civilisé. Que d’excellentes occasions pour faire la guerre et pour détruire le régime existant se sont présentées, de la révolution de Juillet jusqu’à nos jours ! Au cours de ces douze années il s’est produit de telles complications qu’on n’aurait jamais cru possible leur solution pacifique, il y a eu de tels moments qu’un conflit général semblait inévitable et que les plus terribles tempêtes nous menaçaient : et cependant les difficultés ont peu à peu disparu, tout est raté tranquille et la paix semble s’être établie pour toujours sur la terre ! »

La paix, dites-vous : si l’on peut appeler cela une paix ! Je soutiens au contraire que jamais encore les contradictions n’ont été aussi aiguës qu’à présent ; j’affirme que l’éternelle contradiction qui dure depuis toujours, mais qui, au cours de l’histoire, n’a fait que croître et se développer, cette contradiction entre la liberté et la non-liberté a pris son essor dans notre temps si analogue aux périodes de décomposition du monde païen et a atteint son apogée ! N’avez-vous pas lu sur le fronton de ce temple de la Liberté élevé par la Révolution ces mots mystérieux et terribles : Liberté, Egalité et Fraternité ? Ne savez-vous pas et ne sentez-vous pas que ces mots signifient la destruction totale du présent ordre politique et social ? N’avez-vous jamais entendu parler des tempêtes de la Révolution ? Ne savez-vous pas que Napoléon, ce prétendu vainqueur des principes démocratiques, a, en digne fils de la Révolution, répandu par toute l’Europe, de sa main victorieuse, ces principes égalitaires ? Peut-être ignorez-vous tout de Kant, Fichte, Schelling et Hegel, et ne savez-vous vraiment rien d’une philosophie qui, dans le monde intellectuel, a établi ce principe de l’autonomie de l’esprit, identique au principe égalitaire de la Révolution ? Ne comprenez-vous pas que ce principe est en contradiction absolue avec toutes les religions positives actuelles, avec toutes les Eglises existantes ?

« Oui, me répondrez-vous, mais ces contradictions sont tout juste de l’histoire ancienne ; en France même la révolution a été vaincue par le sage gouvernement de Louis-Philippe, et c’est Schelling lui-même qui a triomphé tout récemment de la philosophie moderne, alors qu’il était un de ses plus grands fondateurs. Partout maintenant et dans toutes les sphères de la vie, la contradiction est résolue ! » Et vous croyez vraiment à cette résolution, à cette victoire sur l’esprit révolutionnaire ? Etes-vous donc aveugles et sourds ? N’avez-vous ni yeux, ni oreilles pour percevoir ce qui progresse autour de vous ? Non, messieurs, l’esprit révolutionnaire n’est pas vaincu ; sa première apparition a ébranlé le monde entier jusque dans ses fondements, mais ensuite il s’est seulement replié sur soi, il s’est seulement renfermé en soi pour bientôt, de nouveau, s’annoncer comme le principe affirmatif et créateur, et il creuse maintenant sous la terre comme une taupe, selon l’expression de Hegel. Qu’il ne travaille pas inutilement, c’est ce que montrent toutes ces ruines qui jonchent le sol dans l’édifice religieux, politique et social. Et vous parlez de résolution de la contradiction et de réconciliation ! Regardez autour de vous et dites-moi ce qui est resté vivant du vieux monde catholique et protestant ? Vous parliez de victoire sur la principe négatif ! N’avez-vous rien lu de Strauss, de Feuerbach et de Bruno Bauer et ne savez-vous pas que leurs oeuvres sont dans toutes les mains ? Ne voyez-vous pas que toute la littérature allemande, tous les livres, journaux et brochures sont pénétrés de cet esprit négatif et que même les oeuvres des positivistes, inconsciemment et involontairement, en sont imprégnées ? Et c’est cela que vous appelez paix et réconciliation !

Nous savons bien que l’humanité, en raison de sa noble mission, ne peut trouver sa satisfaction et son apaisement que dans un principe pratique universel, dans un principe qui embrasse en soi avec force les mille manifestations diverses de la vie spirituelle. Mais où est ce principe, messieurs ? Cependant il vous arrive parfois, au cours de votre existence d’ordinaire si triste, de vivre des instants pleins de vie et d’humanité, de ces instants où vous rejetez loin de vous les mobiles mesquins qui animent votre vie quotidienne et où vous aspirez à la vérité, à tout ce qui est grand et saint ; répondez-moi alors sincèrement, la main sur le cœur : avez-vous jamais, parmi les ruines qui nous entourent, découvert ce monde tant désiré où vous pourriez renaître à une nouvelle vie dans un abandon total et dans une communion du protestantisme ? Mais il est en proie aux plus affreux désordres [142], et en combien de sectes différentes n’est-il pas déchiré ? « Sans un grand enthousiasme général, dit Schelling, il n’y a que des sectes, mais pas d’opinion publique. » Et le monde protestant actuel est à mille lègues d’être pénétré d’un tel enthousiasme, car il est bien le monde le plus prosaïque que l’on puisse imaginer. Serait-ce par hasard le catholicisme ? Mais où est son antique splendeur ? Lui, qui fut le maître du monde, n’est-il pas devenu l’instrument obéissant d’une politique immorale, étrangère à ses principes ? Ou peut-être trouvez-vous votre consolation dans l’Etat tel qu’il est présentement ? Eh bien ! ce serait là une jolie consolation ! L’Etat est livré maintenant aux contradictions intérieures les plus extrêmes, parce que l’Etat sans religion et sans de solides principes communs ne peut vivre. Si vous voulez vous en convaincre, regardez seulement la France et l’Angleterre : je préfère ne pas parler de l’Allemagne !

Rentrez enfin en vous-mêmes, messieurs, et dites-moi sincèrement si vous êtes contents de vous et s’il vous est possible de l’être ? N’apparaissez-vous pas tous, sans exception, comme les tristes et misérables fantômes de notre triste et misérable époque ? N’êtes-vous pas remplis de contradictions ? Etes-vous des hommes entiers ? Croyez-vous vraiment à quelque chose ? Savez-vous ce que vous voulez et surtout êtes-vous capables de vouloir quelque chose ? La pensée moderne, cette épidémie de notre époque, a-t-elle laissé vivante une seule partie de vous-mêmes, ne vous a-t-elle pas pénétrés jusqu’au tréfonds, paralysés et brisés ? En vérité, messieurs, il vous faut avouer que notre époque est une misérable époque et que nous en sommes enfants encore plus misérables !

Mais d’autre part se manifestent autour de nous des phénomènes précurseurs : ils sont le signe que l’Esprit, cette vieille taupe, a achevé son travail souterrain et qu’il va bientôt réapparaître pour rendre sa justice. Il se forme partout, et surtout en France et en Angleterre, des associations d’un type à la fois socialiste et religieux, qui, entièrement à l’écart du monde politique actuel, puisent leur vitalité à des sources nouvelles et inconnues, se développent et se propagent en secret. Le peuple, la classe des pauvres gens qui forme sans aucun doute l’immense majorité de l’humanité, cette classe dont on a déjà reconnu les droits en théorie, mais que sa naissance et sa situation ont jusqu’à présent condamnée à la misère et à l’ignorance et par lé même à un esclavage de fait, cette classe qui constitue le peuple proprement dit, prend partout une attitude menaçante ; elle commence à dénombrer ses ennemis, dont les forces sont inférieures aux siennes, et à réclamer la mise en vigueur effective de ses droits que tous lui ont déjà reconnus. Tous les peuples et tous les individus sont pleins d’un vague pressentiment, et tout être normalement constitué attend anxieusement cet avenir prochain, où seront prononcées les paroles libératrices. Même en Russie, dans cet empire immense aux steppes couvertes de neige que nous connaissons si peu et à qui s’ouvre peut-être un grand avenir, même dans cette Russie s’amoncellent de sombres nuages, précurseurs de l’orage. Oh ! l’atmosphère est étouffante et grosse de tempêtes !

Et c’est pourquoi nous crions à nos frères aveuglés :

Faites pénitence ! faites pénitence ! le royaume de Dieu est proche !

Nous disons aux positivistes : ouvrez les yeux de l’esprit, laissez les morts enterrer ce qui est mort, et soyez enfin convaincus que ce n’est pas dans la poussière des ruines qu’il faut chercher l’Esprit, l’Esprit éternellement jeune, éternellement renaissant ! Et nous exhortons les conciliateurs à ouvrir leurs cœurs à la vérité, et à s’affranchir de leur misérable et aveugle sagesse, de leur morgue doctrinale et de cette peur servile qui dessèche leurs âmes et paralyse leurs mouvements.

Ayons donc confiance dans l’Esprit éternel qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie. La volupté de détruire est en même temps une volupté créatrice !

Jules Elysard



Document : Lettre à Arnold Ruge mai 1843

Deutsch-Französische Jahrbücher, éd. par Arnold Ruge et Karl Marx, Paris, 1844 ; La Vie ouvrière, NE112, 20 mai 1914, Paris.

B. à R.

Île de Saint-Pierre, lac de Bienne, mai 1843.

Notre ami Marx m'a communiqué votre lettre de Berlin. Vous semblez mécontent de l'Allemagne. Vous ne voyez que la famille et que le bourgeois, claquemuré avec toutes ses pensées et tous ses désirs entre quarte pieux, et vous ne voulez pas croire au printemps qui le fera sortir de son trou. Cher ami, ah ! ne perdez pas la foi ! Vous surtout, ne la perdez pas ! Comment ! moi, le Russe, le Barbare, je n'y renonce pas, je ne veux pas désespérer de l'Allemagne : et vous qui êtes au milieu même du mouvement, vous qui en avez vécu les commencements, et que son essor avait surpris, vous voulez maintenant taxer d'impuissance ces mêmes idées dont jadis, lorsque leur force n'avait pas encore été mise à l'épreuve, vous attendiez tout? Oh, j'en conviens, le jour du Quatre-vingt-neuf allemand est encore bien éloigné ! Les Allemands ne sont-ils pas toujours restés en arrière de plusieurs siècles? Mais ce n'est pas une raison pour se croiser maintenant les bras et désespérer lâchement. Si des hommes comme vous ne croient plus à l'avenir de l'Allemagne, ne veulent plus y travailler, qui donc croira, qui donc agira?

J'écris cette lettre dans l'île de Rousseau, sur le lac de Bienne. Vous le savez, je ne me nourris pas d'imaginations et de phrases ; mais je me sens vibrer de tout mon être à cette pensée qu'aujourd'hui même, où j'écris à vous et sur un pareil sujet, j'ai été conduit en ce lieu par le destin. Oh oui, je l'atteste, ma croyance en la victoire de l'humanité sur les prêtres et les tyrans est cette même croyance que la grand exile a versée dans tant de millions de cœurs, et qu'il avait emportée ici avec lui. Rousseau et Voltaire, ces immortels, sont redevenus jeunes ; c'est dans les têtes les plus intelligentes de la nation allemande qu'ils célèbrent leur résurrection ; un enthousiasme puissant pour l'humanisme et pour l'Etat enfin régénéré, dont l'homme est réellement devenu le principe, une haine brûlante des prêtres et de l'insolente souillure qu'ils impriment à tout ce qui est humainement grand et vrai, a de nouveau pénétré le monde. La philosophie jouera encore une fois le rôle qu'en France elle a si glorieusement rempli ; et ce n'est pas un argument contre elle, que sa redoutable puissance se soit révélée à ses adversaires avant de l'avoir été à elle-même. Elle est naïve et ne s'attend pas, d'abord, à la lutte et à la persécution : car elle prend tous les hommes pour des êtres raisonnables et s'adresse à leur raison, comme si celle-ci leur commandait en souveraine. Il est toujours à fait dans l'ordre que ses adversaires, qui ont le front de déclarer : « Nous sommes déraisonnables et nous voulons le demeurer », commencent par des mesures déraisonnables le combat pratique, la résistance à la raison. Voltaire a dit une fois : Vous, petits hommes, revêtus d'un petit emploi qui vous donne une petite autorité dans un petit pays, vous criez contre la philosophie? En Allemagne, nous sommes à l'époque de Rousseau et de Voltaire, et ceux d'entre nous qui sont assez jeunes pour recueillir les fruits de notre travail, verront une grande révolution et un temps où il vaudra la peine d'avoir vécu. Ces paroles de Voltaire, nous pouvons les répéter, avec la certitude que l'histoire ne les confirmera pas moins cette fois-ci que la première.

Les Français, en ce moment, sont encore nos maîtres. Ils ont sur nous, au point de vue politique, une avance de plusieurs siècles, et tout ce qui s'ensuit. Cette puissante littérature, cette poésie et cet art si vivants, cette culture et cette intellectualisation de tout le peuple, autant de conditions dont nous n'avons qu'une compréhension lointaine ! Il faut acquérir ce qui nous manque ; il faut donner le fouet à notre orgueil métaphysique, qui ne saurait réchauffer le monde ; il faut apprendre, il faut travailler jour et nuit, pour nous rendre capables de vivre en hommes avec des hommes, d'être libres et de rendre les autres libres ; il faut - j'en reviens toujours là - prendre enfin possession de notre époque par nos pensées. Le penseur et le poète ont le privilège d'anticiper sur l'avenir et de construire, au milieu du chaos de la mort et de la décomposition qui nous entoure, un nouveau monde de liberté et de beauté.

Et sachant tout cela, initié dans le secret des puissances éternelles qui vont enfanter les temps nouveaux, vous voulez désespérer? Si vous désespérez de l'Allemagne, vous ne désespérez pas seulement de vous-même, vous renoncez à la puissance de la vérité, à laquelle vous vous êtes voué. Peu d'hommes sont assez nobles pour se vouer entièrement et sans réserve à l'action de la vérité libératrice, peu savent communiquer à leurs contemporains ce mouvement du cœur et de la tête ; mais celui à qui il a été donné une fois d'être la bouche de la Liberté et de captiver le monde par les accents charmeurs de la voix de la déesse, celui-là possède de la victoire de sa cause une garantie qu'un autre ne peut obtenir à son tour que par un même effort et une même réussite.

Mais il faut – je dois en convenir – que nous rompions avec notre propre passé ! Nous avons été battus. C'est la force brutale seule, il est vrai, qui a fait obstacle au mouvement de la pensée et de la poésie ; mais cette brutalité eût été impossible, si nous n'avions pas même une existence à part dans le ciel de la théorie savante, si nous avions eu le peuple de notre côté. Ce n'est pas devant lui que nous avons posé la question de sa propre cause. Les Français ont fait autrement. On eût aussi écrasé leurs libérateurs, si on l'avait pu.

Je sais que vous aimez les Français, que vous sentez leur supériorité. Cela suffit à une forte volonté, dans une si grande cause, pour se faire leur émule, et pour les atteindre. Quel sentiment ! Quelle indicible félicité que cet effort et ce pouvoir ! Oh, que je vous envie une semblable tâche, et même votre colère, car celle-là aussi est le sentiment éprouvé par tous les nobles coeurs de votre peuple. Puisse-je seulement collaborer avec vous : mon sang et ma vie pour sa libération ! Croyez-moi, il se soulèvera, il atteindra le grand jour de l'histoire humaine. Il ne se fera pas toujours un titre de gloire de cet opprobre des Germains, d'être les meilleurs serviteurs de toutes les tyrannies. Vous lui reprochez de n'être pas libre, de n'être qu'un peuple domestiqué. Vous ne dites là que ce qu'il est : comment voulez-vous en conclure ce qu'il sera?

N'en était-il pas tout à fait de même en France? et pourtant combien promptement la France entière s'est transformée en une nation et ses fils sont devenus des citoyens ! Il ne nous est pas permis d'abandonner la cause du peuple, même s'il la désertait lui-même. Les bourgeois ont fait défection, ils nous persécutent : qu'importe ! Leurs enfants ne s'en dévoueront que plus fidèlement à notre cause : les pères tentent de tuer la liberté, eux se feront tuer pour elle.

Et quel avantage n'avons-nous pas sur les hommes du dix-huitième siècle ! Ils parlaient dans le vide, en leur temps. Nous, nous avons vivants devant nos yeux les gigantesques résultats de leurs idées, nous pouvons entrer en contact avec ces résultats par la pratique. Allons en France, franchissons le Rhin, et nous voilà, d'un seul coup, transportés au milieu des éléments nouveaux, qui, en Allemagne, sont encore à naître.

La diffusion de la pensée politique dans toutes les couches de la société, l'énergie de la pensée et de la parole, qui ne fait explosion dans les têtes les plus saillantes que parce qu'elle donne issue, par chaque mot, à la passion concentrée de tout un peuple, – tout cela nous pouvons maintenant l'apprendre par un vivant spectacle. Un voyage en France et même un séjour prolongé à Paris serait pour nous de la plus grande utilité.

La théorie allemande, précipitée du haut de son ciel, se voit aujourd'hui, dans sa chute, malmenée par des théologiens brutaux et de sots hobereaux campagnards, qui la secouent par les oreilles, comme on fait à un chien de chasse, pour lui indiquer la voie à prendre. Elle l'a largement mérité. Ce sera bien, si cette chute la guérit de son orgueil. Il dépendra d'elle de tirer de cette aventure cette leçon, que sur la solitaire et sombre hauteur elle est abandonnée sans défense, et que c'est seulement dans le coeur du peuple qu'elle peut trouver la sûreté. « Qui gagnera le peuple, de nous ou de vous? » crient aux philosophes ces obscurs castrats. Ô honte que pareille chose se passe ! Mais aussi salut et honneur aux hommes qui sauront maintenant faire triompher la cause de l'humanité.

C'est ici, oui, c'est ici que commence vraiment le combat : et si forte est notre cause, que nous, quelques hommes épars, et les mains liées, par notre seul cri de guerre nous inspirons l'effroi à leurs myriades ! Allons, du coeur, et je veux rompre vos liens, ô Germains qui voulez devenir des Grecs, moi le Scythe. Envoyez-moi vos ouvrages. Dans l'île de Rousseau je les imprimerai, et en lettres de feu j'inscrirai une fois encore dans le ciel de l'histoire la défaite des Perses !



Document : « Le Communisme », mai-juin 1843

Der Schweizerischer Republikaner, 2, 6 et 13 juin 1843, Zurich

Le dernier numéro du Beobachter contient un article ou plutôt le début d'un article sur le communisme qui nous a très agréablement surpris. Il est empreint d'une dignité et d'une sérénité qui sont vraiment frappantes dans le Beobachter. Il y a des gens qui croient qu'un tel ton dans le Beobachter est toujours mauvais signe et nous devons admettre que nous avons souvent partagé cette opinion. Mais il nous semble qu'il en va là un peu différemment. On dirait que le Beobachter, touché par le dangereux sérieux du communisme, s'est maintenant décidé à laisser tomber ses manières habituelles indignes d'un homme sérieux et d'une cause sérieuse et à analyser dignement et consciencieusement ce sujet extrêmement important.

La suite nous montrera si nous nous sommes trompés. Mais c'est un phénomène bien connu que rien ne saurait autant démoraliser un homme que le fait d'avoir conscience qu'on ne lui reconnaît rien de bon ni de noble. Si le Beob. cherche vraiment à s'amender, il ne faut pas que nous lui rendions cette amélioration impossible en jetant hâtivement le discrédit sur ses objectifs. Il faut, au contraire, que nous utilisions tous les moyens en notre pouvoir pour le maintenir sur cette voie de l'amélioration.

Le communisme est, il est vrai, un phénomène très important et dangereux. C'est tout dire. Car un phénomène ne peut être dangereux, vraiment dangereux pour la société que s'il contient au moins une vérité relative et que s'il trouve sa justification dans l'état de la société. Ce qui n'est que fortuit ne saurait constituer un danger pour un Etat bien réglé, car toute la puissance et toute la force vive d'un Etat réside précisément dans le fait qu'il se maintienne et puisse se maintenir face aux mille aléas de la vie quotidienne. L'Etat peut et doit rester au-dessus de tous les maux que génère la méchanceté de quelques individus. La police est là pour ça, les lois et les tribunaux sont là pour ça, toute son organisation est là pour ça. Un voleur et même toute une bande de brigands représentent un danger pour plus d'un individu isolé dans l'Etat, mais pas pour l'Etat tant qu'il constitue une entité saine et bien organisée.

Il en va tout autrement lorsqu'il s'agit d'un phénomène qui tire son origine non pas de l'arbitraire ni de la mauvaise volonté de quelques individus mais des manques de l'organe étatique, des institutions étatiques d'une entité politique. Un tel phénomène peut représenter un réel danger pour un Etat, pour une société constituée unilatéralement. Mais un tel phénomène ne peut pas non plus être réprimé par la force, car il a pour soi un droit absolu tant que ses prétentions légitimes ne sont pas reconnues et satisfaites par l'Etat. Face à un tel phénomène, l'Etat n'a qu'une alternative : soit intégrer dans son organisme le droit inhérent à ce phénomène, soit recourir à la violence. Un Etat qui opterait pour cette seconde solution irait sans nul doute à sa perte dans la mesure où un droit dont on a pris conscience devient inaliénable.

Voilà les raisons pour lesquelles, en accord avec le Beobachter, nous considérons le communisme comme un phénomène très important et extrêmement dangereux. Pour prévenir tout malentendu, nous déclarons une fois pour toutes qu'en ce qui nous concerne nous ne sommes pas des communistes. Pas plus que les messieurs du Beobachter nous ne pourrions vivre dans une société organisée selon le modèle de Weitling.

Ce ne serait pas une société libre, ce ne serait pas une véritable communauté vivante d'hommes libres, mais bien un régime d'insupportable oppression, un troupeau de bêtes rassemblé par la contrainte, qui n'auraient en vue que les satisfactions matérielles et ignoreraient tout du domaine spirituel et des hautes jouissances de l'esprit. Nous ne pouvons pas croire que cette communauté puisse jamais voir le jour, car nous avons une trop grande confiance dans la puissance sacrée de la vérité plus ou moins consciemment inhérente à l'homme, pour ne pas être complètement apaisés à ce sujet.

D'autre part, nous sommes absolument convaincus que le communisme contient en lui des éléments qui sont pour nous de la plus haute importance – et ce mot me semble même trop faible. Il se fonde sur les droits les plus sacrés, sur les revendications les plus humaines, et c'est ce qui explique cette attraction puissante, merveilleuse, surprenante qu'il exerce sur les esprits. Les communistes eux-mêmes n'ont pas conscience de cette force invisible qui les pousse : et pourtant ce n'est qu'en elle et par elle qu'ils sont quelque chose, en dehors d'elle ils ne sont rien ! C'est cette force seule qui, en peu d'années, a tiré ces communistes du néant pour en faire une puissance redoutable. Car, il ne faut point se le dissimuler, le communisme est devenu maintenant une question mondiale, qu'un homme d'Etat ne peut plus longtemps ignorer et encore moins supprimer par le seul emploi de la force.

Le Beobachter semble croire que le communisme est une conséquence directe de la philosophie allemande et du radicalisme et qu'il ne s'en différencie que par le fait qu'il a le courage et le scrupule d'exprimer officiellement et clairement ces points de vue que ceux-ci soit habillent d'un langage philosophique incompréhensible, soit taisent totalement.

En ce qui concerne le soi-disant mutisme des philosophes et des Radicaux, nous ne croyons pas que le Beobachter ait exprimé cette accusation de façon vraiment sérieuse. Ce n'était qu'une plaisanterie de sa part, car, au fond, il est lui-même persuadé du contraire. Il sait bien que toute la puissance des Radicaux réside dans le caractère public et que se taire est le sort incontournable du parti qu'on appelle conservateur et qui n'utilise le peuple qu'en tant que moyen sans le considérer comme « but ». Il sait bien que la souveraineté du peuple est le principe qui est à la base de toutes les autres façons de voir des Radicaux et que ces derniers se sont tout particulièrement occupés d'améliorer les écoles et de favoriser la formation du peuple parce qu'ils étaient persuadés que le peuple ne peut se gouverner lui-même qu'en étant émancipé et autonome et qu'il ne peut accéder à cette autonomie et à cette émancipation que grâce à la formation. En un mot, le Beobachter sait très bien que l'objectif principal des Radicaux consiste à libérer le peuple de la tutelle des grands et des riches, c'est d'ailleurs pour cette raison que nous ne nous fatiguerons plus à repousser une accusation qui, comme nous l'avons dit, n'était qu'une simple plaisanterie.

La philosophie et le radicalisme ont certes de nombreux points communs avec le communisme. Mais pour comprendre vraiment un phénomène, il ne suffit pas de souligner les ressemblances qu'il présente avec d'autres, il faut encore apprendre à connaître leurs différences essentielles ; sinon nous arriverions à affirmer de tous les phénomènes : il n'est pas en effet un seul objet dans le domaine physique ou intellectuel, qui n'ait avec les autres quelque point de commun.

La philosophie et le communisme ont assurément bien des points de contact, et il ne saurait en être autrement ; la vie, le développement de l'humanité ne sont point un assemblage fait au petit bonheur d'événements fortuits, mais leur déroulement nécessaire, ayant ses propres règles logiques, est régi par cette même intelligence dont toutes les manifestations particulières de notre vie intérieure sont le reflet, de même que toute la vitalité et toute la sensibilité du corps humain préexistent déjà dans la moindre cellule.

La philosophie actuelle doit avoir nécessairement avec le communisme bien des points de commun, car tous deux sont nés de l'esprit moderne et en sont les manifestations les plus importantes. Quel est le but de la philosophie ? La connaissance de la vérité. Et la vérité n'est pas quelque chose d’abstrait et d'inconsistant au point de ne pouvoir – je dirais même de ne devoir –, exercer une influence considérable sur les rapports sociaux et l'organisation de la société. L'Evangile dit déjà : « Ils reconnaîtront la vérité et la vérité les libèrera. » Tout l'effort de la philosophie s'exprime dans ces quelques mots, et l'histoire récente de la Révolution française peut nous convaincre que cet effort n'a pas été stérile. Peu avant la Révolution, les travailleurs, l'élite du peuple, vivaient encore en France dans des conditions lamentables. Ils possédaient à peine le tiers des terres, toutes sortes d'obstacles entravaient leur travail, leur unique moyen d'existence, et il leur fallait encore porter tout le poids des impôts et payer des redevances spéciales au clergé et à la noblesse. Et nous ne voulons même pas parler des autres obligations, très souvent humiliantes qui accablaient le pauvre peuple ; quant à la justice, elle était organisée pour donner toujours et obligatoirement raison contre le peuple aux gens de qualité qui, en un mot, pouvaient le fouler aux pieds en toute circonstance. La raison de cela ? La faiblesse du peuple ? Allons donc ! Le peuple n'est jamais faible, mais il était alors ignorant et se laissait abuser par les boniments des prêtres catholiques, qui lui racontaient que ces messieurs de la noblesse et du clergé étaient ses maîtres par la grâce de Dieu, que le peuple devait les servir, s'incliner et s'humilier devant eux, pour entrer un jour dans le royaume des cieux ; tu es simple d'esprit, tu ne comprends rien à rien, repose-toi donc sur nous et nous te guiderons : tel était le langage que les prêtres tenaient au peuple, et le pauvre peuple, dans l'âme duquel sommeillent tant de foi et de bon sens, croyait vraiment à son imbécillité et étouffait dans son esprit toute idée de doute, toute pensée de libération, comme étant d'inspiration diabolique. Qu'est-ce qui a délivré le peuple de cet esclavage intellectuel ? La philosophie. Sur bien des points les philosophes du siècle dernier se sont trompés, la sainteté et la beauté de bien des choses leur ont échappé, mais ils n'ont pas failli à leur mission providentielle qui consistait à donner au peuple le sentiment de sa valeur, la conscience de sa dignité et de ses droits imprescriptibles et sacrés, et comme l'histoire porte des jugements plus justes et plus généreux que les partis, odieux par leur mesquinerie et leur aveuglement, elle inscrira sans aucun doute les noms de ces philosophes parmi ceux des libérateurs et des meilleurs serviteurs de l'humanité.

Et, de nos jours encore, la philosophie continue son combat acharné, sa lutte à mort contre tous les préjugés, contre tout ce qui empêche les hommes d'atteindre ce but grandiose et sacré : fonder une communauté libre et fraternelle, réaliser le paradis sur cette terre. Elle a encore fort à faire et bien des combats à livrer, avant de déchirer ce réseau de mensonges, dont les conservateurs, ces soi-disant amis du peuple, l'ont à dessein enveloppé. Mais elle a le courage que donne la vérité, elle vaincra, et elle vaincra fatalement, parce que la vérité, la connaissance de la vérité sont ses seules armes. Elle combat en pleine lumière, et ses ennemis dans l'ombre ; ils font appel aux passions basses, aux instincts obscurs et démoniaques du peuple, elle au contraire s'appuie sur ce qu'il y a de divin et de lumineux dans la nature humaine, elle s'adresse aux sentiments élevés de la liberté, de l'amour, de la connaissance, et, à la fin, la lumière divine de la vérité l'emportera sur l'ombre.

C'est là le point commun entre la philosophie et le communisme : tous deux s'efforcent de libérer les hommes ; mais là aussi commence leur différence essentielle. La philosophie par sa nature même reste théorique, elle a pour champ d'action et de développement la connaissance, le communisme au contraire est sous sa forme actuelle uniquement pratique, et c'est ainsi que s'expriment l'avantage et l'infériorité de chacune de ces conceptions vis-à-vis de l'autre. Sans doute la pensée et l'action, la vérité et la morale, la théorie et la pratique sont en dernière analyse une seule et même chose, et sont de par leur nature indissolublement liées ; sans doute est-ce là le plus grand mérite de la philosophie moderne, d'avoir reconnu et compris cette unité ; mais avec cette reconnaissance elle atteint sa limite, une limite qu'elle ne peut franchir en tant que philosophie, car au-delà commence une réalité qui la dépasse : la véritable communauté des hommes libres, animée par l'amour et née du principe divin de l'égalité originelle, la réalisation sur cette terre de ce qui est l'essence même du christianisme, en un mot le communisme véritable.

« Pour lui [Weitling] aussi, dit le Beobachter, comme pour le Républicain Suisse, tout sentiment national est une folie, un non-sens. Il n'y a que des êtres humains, pas des peuples à proprement parler. Il n'y a que des citoyens du monde, pas des citoyens d'Etats spécifiques. »

Encore une mystification ! Le Beobachter est un fripon, chrétien certes, mais il n'en reste pas moins un fripon ! Il plaisante parfois d'une telle façon qu'on pourrait prendre ses plaisanteries au sérieux. Mais il est trop astucieux pour pouvoir avoir cette opinion du Républicain et trop moral pour dire sérieusement quelque chose à quoi il ne peut croire lui-même. Le Républicain déclarerait que tout sentiment national est une folie et un non-sens ? Le Beobachter a-t-il oublié que le Républicain a toujours considéré comme un crime de haute trahison, comme une trahison effroyable et infâme le fait pour quiconque de chercher à immiscer l'étranger dans les affaires de sa patrie, dans le but de faire triompher ses idées politiques, que ces idées soient bonnes ou mauvaises ? L'indépendance et la fière autonomie de la Suisse à l'égard de toutes les influences des Gouvernements étrangers n'ont-elles pas constitué l'objectif permanent du Républicain et ne l'a-t-il pas suffisamment prouvé par son attitude, par exemple, dans les affaires du Conseil, dans l'imbroglio causé par Louis Bonaparte et dans l'affaire Herwegh ?

Nous ne voulons pas reprocher à Weitling le fait d'avoir méconnu la signification de la nationalité. C'est une erreur, mais une erreur inévitable dans l'évolution du communisme. Toute grande manifestation historique, jusques et y compris le Christianisme, apparaît tout d'abord comme étant quelque chose de partial, comme n'étant que la négation de l'existant. Ainsi, le Christianisme a-t-il au début rejeté inévitablement l'art, car à cette époque l'art était indissociable du paganisme, mais par la suite il a reconsidéré l'art comme un re-né à partir du principe écrit et c'est ainsi qu'est né l'art chrétien. Il en va de même pour le communisme : actuellement il conteste toute nationalité non pas parce que le principe de nationalité est mauvais en soi. Le communisme n'en sait encore rien car il n'a encore qu'une très faible formation théorique et scientifique, car il est encore bien loin d'avoir compris son propre principe dans sa vérité et dans toute l'ampleur de ses conséquences. Le communisme rejette toutes les nationalités car, telles qu'elles sont pour l'heure, elles ne satisfont pas à leur concept et au lieu d'être des supports libres et des organes de l'humanité, elles s'accrochent mesquinement et égoïstement à cette unité divine dans laquelle elles pourraient parvenir à leur véritable vocation.

Il faut bien se garder de confondre le cosmopolitisme des communistes avec celui du siècle précédent. Le cosmopolitisme théorique du dix-huitième siècle était quelque chose de froid, d'indifférent, de calcule, sans base solide et sans passion ; c'était une abstraction morte et stérile, une pure conception théorique qui ne recelait pas en elle la moindre étincelle féconde et créatrice ; contre cette ombre sans vie et sans âme la force démoniaque et négative qu'est l'idée de nationalité avait mille fois raison, et elle a remporté sur elle une victoire complète.

On ne peut reprocher au contraire au communisme un manque de passion ou de flamme ; le communisme n'est ni un fantôme, ni une ombre ; il tient, cachés en lui, une chaleur, un feu qui tend irrésistiblement à se faire jour, un feu que rien ne peut plus étouffer, et donc l'explosion peut devenir dangereuse et même terrible, si les classes privilégiées et cultivées ne l'aident pas à percer de tout leur amour, de tous leurs sacrifices et de leur totale reconnaissance de la mission historique du communisme. Non, le communisme n'est pas une ombre sans vie ; il est sorti du peuple, et le peuple n'engendre jamais de fantômes. Le peuple – et sous ce terme je comprends la majorité, la masse immense des pauvres et des opprimés – le peuple, dis-je, a toujours été l'unique terre féconde, d'où sont sortis – et d'elle seulement –, tout ce qui fait la dignité de l'homme, tous les hauts faits de l'histoire, toutes les révolutions libératrices. Celui qui est étranger au peuple voit tout ce qu'il fait et entreprend frappé dès le début par la malédiction de l'impuissance : créer, vraiment créer, on ne peut que grâce à un contact réel, magnétique avec le peuple ; le Christ et Luther étaient issus du peuple, de la plèbe, et si les héros de la Révolution française ont jeté les premiers fondements du temple futur de la liberté et de l'égalité, ce fut uniquement parce qu'ils s'étaient régénérés en plongeant dans les vagues furieuses de la vie populaire.

C'est ainsi que la protestation du communisme contre l'idée de nationalité a beaucoup plus de force et d'importance que celle du cosmopolitisme éclairé du siècle précédent. Le communisme n'est pas inspiré par la théorie, mais par l'instinct pratique, par l'instinct populaire qui, lui, ne se trompe jamais. Sa protestation est un arrêt souverain rendu par l'humanité dont l'égoïsme mesquin des nations méconnaît encore l'unité sacrée qui, seule, peut libérer le monde.

Sans doute le Beobachter ne veut-il pas entendre parler d'humanité ? L'idée d'humanité est-elle vraiment pour lui un non-sens, un mot vide ? Ce serait étrange ! Ce journal en effet n'a seulement pour titre le Beobachter, mais bien le Beobachter chrétien, et, comme tel, il devrait savoir que l'affirmation de l'idée d'humanité en face des nations païennes isolées et résolument repliées sur elles-mêmes a été un des actes les plus grandioses du christianisme.

Tous les hommes, sans aucune exception, sont frères, enseigne l'Evangile, et, ajoute saint Jean, ce n'est que s'ils s'aiment les uns les autres, que sont présents en eux Dieu invisible et la Vérité rédemptrice et salvatrice. L'homme isolé ne peut donc, en dépit d'une haute moralité, participer à la Vérité, s'il ne vit pas dans la communauté. Ce n'est pas dans l'individu mais seulement dans la communauté que Dieu est présent, et ainsi un individu ne peut avoir de vertu, de vertu vivante et féconde, que par le lien sacré et miraculeux de l'amour, et seulement dans la communauté. Hors de la communauté l'homme n'est rien, dans la communauté il est tout ; et toutes les fois que la Bible parle de communauté, elle est bien loin de comprendre sous ce terme les collectivités ou les nations isolées, égoïstes, se séparant les unes des autres. Le christianisme primitif ne connaît pas les différences nationales et cette communauté qu'il prêche, c'est la communauté de tous les hommes, c'est l'humanité.

Et ainsi Weitling est entièrement fidèle au christianisme primitif, lorsqu'il rejette le principe diviseur des nationalités au nom de l'humanité unie et indivisible. Le christianisme à ses débuts s'est présenté comme la négation absolue et la destruction de toutes les différences nationales ; ces dernières par la suite se sont de nouveau développées dans le monde chrétien. Mais aussi longtemps que dura la puissance du christianisme, il eut la force dans les quelques grands tournants de l'histoire de faire de nouveau cesser l'isolement des nations et de les rassembler pour une grande oeuvre commune : les croisades en sont un des exemples les plus probants.

Maintenant l'autorité du christianisme sur les Etats a disparu ; les Etats actuels se disent bien encore chrétiens, mais ils ne le sont plus. Le christianisme n'est plus pour eux qu'un moyen, il n'est plus la source ni le but de la vie. Ils vivent et agissent d'après des principes entièrement opposés à ceux du christianisme, et le fait de se dire encore chrétiens n'est qu'une hypocrisie plus ou moins consciente. Nous espérons dans le cours de cet article en donner une démonstration claire et irréfutable. Nous examinerons les points les plus importants de la vie actuelle de l'Etat, et nous montrerons que seule l'apparence est un peu chrétienne, mais que la réalité est nettement anti-chrétienne.

Depuis que le christianisme n'est plus ce lien vivifiant qui maintenant ensemble les Etats européens, qu'est-ce qui peut encore les réunir et entretenir en eux cette flamme sacrée de l'unité et de l'amour que le christianisme y avait allumée ? Cet esprit saint de la liberté et de l'égalité, cet esprit de pure humanité que la Révolution française avait révélé aux hommes au milieu des éclairs et du tonnerre et, à travers la tourmente des guerres de la Révolution, répandu par le monde comme la semence d'une vie nouvelle. La Révolution française marque le début d'une vie nouvelle ; que de gens sont assez aveugles pour penser avoir dompté et vaincu cet esprit irrésistible ! Les malheureux ! Quel terrible réveil ils se préparent ! Non, le drame révolutionnaire n'est pas encore terminé. Nous sommes nés sous le signe de la révolution, nous vivons et nous agissons sous son influence ; et tous, nous tous sans exception qui vivons maintenant, nous mourrons sous ce signe. Nous sommes à la veille d'un grand bouleversement dans l'histoire du monde, à la veille d'une nouvelle bataille, d'autant plus dure que son caractère ne sera plus seulement politique, mais idéologique et religieux. Oui, ne nous faisons aucune illusion : il ne s'agit de rien moins que d'une nouvelle religion, la religion de la démocratie qui va reprendre la lutte, une lutte à mort, sous les plis de son vieux drapeau où s'inscrit la devise : liberté, égalité, fraternité.

Cet esprit est né du communisme, cet esprit rassemble maintenant de façon invisible tous les peuples, sans distinction de nations. A cet esprit, illustre héritier du christianisme, s'opposent maintenant les gouvernements soi-disant chrétiens, tous ceux qui dans les monarchies et républiques détiennent la souveraineté ou le pouvoir, car ils savent bien que leur christianisme mensonger et leurs menées intéressées ne peuvent soutenir la flamme de son regard. Et que font-ils donc, que mettent-ils en oeuvre pour empêcher sa victoire ? Ils cherchent à développer dans le peuple le sentiment national aux dépens de l'humanité et de l'amour ; ils prêchent, eux, les gouvernements chrétiens, la haine et l'assassinat au nom des nationalités !

Weitling et le communisme ont entièrement raison contre eux, car, selon les principes du christianisme, il faut anéantir tout ce qui s'oppose à l'esprit d'amour.



Notes

[1] 1 On peut distinguer sept phases bien délimitées dans l'évolution de la pensée politique de Bakounine :

I. 1835-1840. – Adepte de la philosophie de Fichte, puis de celle de Hegel, Bakounine est en politique un conservateur.

II. 1840-1842. – Etudes de philosophie à Berlin, passage du conservatisme à un point de vue démocratique. Découverte du socialisme.

III. 1842-1848. – Rejet de la philosophie, fréquentation des radicaux allemands, agitation révolutionnaire en direction des Slaves.

IV. 1848-1849. – Participation à la révolution de 1848 à Paris, à Prague et à Dresde, défense de la cause slave.

V. 1850-1861. – Arrestation, prison, déportation en Sibérie, évasion.

VI. 1862-1867. – Reprise de l'activité pour l'émancipation slave ; Bakounine s'investit progressivement dans le mouvement ouvrier. Jusqu'en 1868 il préconise l'alliance du mouvement socialiste avec la bourgeoisie radicale.

VII. 1868-1876. – Période proprement anarchiste de Bakounine.


La bibliographie des études sur Bakounine est fournie par l'article d'Arthur Lehning, «Bakounine et les historiens», dans Bakounine, combats et débats, publié par l'Institut d'études slaves. La biographie rédigée par Max Nettlau, et l'ouvrage de James Guillaume, sont des textes de base fondés sur des documents que les auteurs ont rassemblés. La biographie de Madeleine Grawitz est la plus récente, elle fournit des développements intéressants sur un aspect peu étudié de la vie de Bakounine, l'épisode lyonnais. Spécialiste connue de psychologie politique, Madeleine Grawitz propose sur Bakounine des hypothèses intéressantes.

Les contributions proposées dans Bakounine, combats et débats traitent de questions très « pointues » et d'aspets très partiels de l'œuvre de Bakounine. Font exception l'article de Marc Vuilleurmier, « Bakounine et le mouvement ouvrier de son temps » et celui de Miklos Molnar et Marianne Enkel, « Bakounine et la politique internationale ».

Marc Vuilleurmier veut montrer que si Bakounine a pu faire des prévisions d'une extraordinaire acuité, il reste néanmoins que « la dialectique même de l'histoire » (sic) veut que certains théoriciens, inspirés par des « conceptions héritées du passé » (lire : Bakounine) semblent sur certains points plus perspicaces que ceux dont les analyses plus profondes et complètes (lire : Marx) se révèlent être un « outil encore valable aujourd'hui ». En somme, Bakounine a tort d'avoir raison, Marx a raison d'avoir tort. Ce mode de raisonnement est parfaitement illustratif de la pensée close dans laquelle se sont enfermés bien des auteurs marxistes : il invite néanmoins à s'interroger sur ces « conceptions héritées du passé » qui font faire à Bakounine des constats dont ses adversaires même ne peuvent que reconnaître la perspicacité (par exemple les concepts de « bureaucratie rouge », de « socialiste bourgeois », etc., élaborés par Bakounine).

Je ne mentionne qu’en pasant l’ouvrage signé Jacques Duclos, Bakounine Marx ombre et lumière (Plon). Ce livre est le déshonneur de l’intelligence mais est parfaitement illustratif des poncifs traditionnels sur Bakounine.

Le cas le plus intéressant de critique « marxienne » de Bakounine est sans doute celui de Maximilien Rubel, dans le recueil d'articles rassemblés sous le titre Marx critique du marxisme. Un examen systématique de ses positions sur le révolutionnaire russe révèle une méconnaissance totale de ses idées : M. Rubel ne fait que reprendre, sans critique, et de seconde main, tout ce que Marx et Engels ont pu dire sur Bakounine. Tous les poncifs, toutes les images d'Epinal s'y trouvent. On découvre ainsi une étonnante similitude de méthode d'approche entre Jacques Duclos et Maximilien Rubel, sur ce point précis. Il faut ne pas avoir lu Bakounine pour le considérer comme un panslaviste ou pour faire un amalgame de textes d'une époque où il n'était pas anarchiste et de textes de son époque anarchiste.

Maximilien Rubel a publié un article sur Etatisme et anarchie, de Bakounine, dans le Dictionnaire des œuvres politiques, en 1986. Manifestement, le ton change, et cet article révèle une lecture réelle du livre de Bakounine. Mais cela annule-t-il tout ce que Rubel a pu écrire auparavant ? Un examen de ses réflexions dans son article du Dictionnaire des oeuvres politiques conduit à des commentaires non moins critiques. En effet, il semble que M. Rubel n'ait retenu de Bakounine que les passages où il parle de Marx. Etatisme et anarchie ne traite bien entendu pas que de Marx, loin de là : c'est aussi un livre où sont exposées des conceptions de géopolitique qui ne sont pas inintéressantes, et bien d'autres choses. On s'aperçoit que le sujet que traite Rubel n'est en fait pas Bakounine mais... Marx. Dans un article consacré à une œuvre de Bakounine, Rubel conclut en parlant du grand projet non réalisé de... Marx, ce qui en dit long sur le sujet qui est réellement traité. (Le nom de Bakounine est mentionné 53 fois, celui de Marx à peine moins, 47 fois [sans compter les citations et les notes]).

[2] Voici une liste d’ouvrages dont il passa commande pendant son incarcération :

« 1. Complément des éléments d'algèbre, par Lacroix. (à ne pas confondre avec les éléments d'algèbre que j'ai déjà). »

« 2. Traité complet de calcul différentiel et intégral, par Lacroix. 3 vol. in-quarto.

« 3. Application de l'analyse à la géométrie à l'usage de l'Ecole Polytechnique – par Monge.

« 4. Analyse Algébrique, par Garnier – 1 vol. in-octavo.

« 5. Leçons du calcul différentiel et intégral – 2 vol. in-octavo, par Garnier.

« 6. Euler – Eléments d'algèbre. 1870, 2 vol. in-octavo. La première partie contient l'analyse déterminée revue et augmentée de notes par Garnier. La deuxième partie contient l'analyse indéterminée revue et augmentée de notes par Lagrange.

« 7. Lagrange. Leçons sur le calcul des fonctions....

« 8. Lagrange. Traité de la résolution des équations numériques.

« 9. Lagrange. Théorie des fonctions analytiques.

« 10. Lagrange. Traité de mécanique analytique. 2 vol. in-quarto.

« 11. Poisson. Traité de mécanique... 2 vol. in-quinto.

« 12. Pouillet. Cours de physique.

« Et encore [Cauchy/Canetry] et Ampère sur le calcul différentiel et intégral. »

[3] « Il était donc le maître de 2000 esclaves masculins et féminins à peu près, avec le droit de les vendre, de les rosser, de les faire transporter en Sibérie, de les livrer à l'armée comme recrues et surtout de les exploiter sans merci, ou simplement parlant de les piller et de vivre de leur travail forcé. J'ai dit que mon père était arrivé en Russie tout plein de sentiments libéraux – Son libéralisme se révolta d'abord contre cette position horrible, infâme de maîtres d'esclaves.. Il fit même quelques efforts mal calculés et mal réussis pour émanciper ses serfs, puis l'habitude et l'intérêt aidant, il devint un propriétaire tranquille, comme tant d'autres de ses voisins – tranquille et résigné à l'esclavage de ces centaines d'êtres humains dont le travail le nourrissait. »

[4] Cf. l’ouvrage de Benoît P. Hepner, Bakounine et le pansalvisme démocratique, Librairie Marcel Rivière, 1850.

[5] Cf. Henri Arvon, Bakounine, absolu et révolution.

[6] Il est possible que le jeune Bakounine ait éprouvé pour sa sœur Tatiana un amour « inavouable », selon la thèse de Madeleine Grawitz. Sur le bateau qui l’emmène en Allemagne, il écrit à ses sœurs une lettre datée du 4-5 juillet 1840 dans laquelle se trouvent ces deux phrases curieuses : « Les lois condamnent l'objet de mon amour. Tanjuchka, ceci te concerne. »

[7] Un examen de la récurrence de certains mots à connotation religieuse dans la correspondance de Bakounine (en partant de lettres sensiblement de la même longueur) montre un « pic » en août 1836 :

De 1831 à 1834 le mot « amour » apparaît au plus 5 fois par lettre ; il apparaît 14 fois dans une lettre à ses sœurs du 7 mai 1835 ; 15 fois dans une lettre à Aleksandra Andreevna Beer du 6 avril 1836 ; 33 fois dans une lettre à ses sœurs du 10 août 1836 ; 18 fois dans une lettre à la même du 31 juillet 1837 ; 16 fois dans une lettre à Nikolaj Aleksandrovitch Bakunin du 29 mars 1841. Après 1841, la récurrence du mot retombe à une à quatre fois. Plus que d’un accès de mysticisme, on pourrait parler d’un accès de romantisme.

De même, les mots « divin » et « Dieu » ont des pics entre 1836 et 1837 pour retomber complètement après. A partir de 1841 (Bakounine est en Allemagne) on ne les retrouve plus.

On constate également que les mots à connotation religieuse ou sentimentale, même dans la période de « pics », sont en général beaucoup moins fréquents dans les lettres que Bakounine adresse à des hommes. (Cet examen ne prétend pas être une véritable statistique. Il n’est que tout à fait indicatif et approximatif.)

[8] Pavel Annenkov (1812-1887), philologue et publiciste libéral russe qui voyageait beaucoup en Europe. Il publia la première édition critique des œuvres de Pouchkin.

[9] Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du traducteur (Bakounine). Publié dans Moskovskij Nabljudatel, XVI, mars 1838.

[10] Marx dira quatre ans plus tard que la philosophie de Kant est « la théorie allemande de la Révolution française » (« Le manifeste philosophique de l’école historique du droit », 1842, Pléiade, Philosophie, p. 224.)

[11] Loc. cit. « Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du traducteur » 1838. (lectures au lycée). Gymnasium = lycée en allemand.

[12] Ibid.

[13] « Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du traducteur », 1838.

[14] Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du traducteur, Moskovskij Nabljudatel, XVI, mars 1838, Moscou.

[15] Gymnasialreden de Hegel. Avant-propos du traducteur, printemps 1838.

[16] H.E. Kaminski, Bakounine, la vie d’un révolutionnaire, Aubier éditions Montaigne, 1938.

[17] Il existe de nombreux témoignages de contemporains qui racontent leur rencontre avec Bakounine. Ces récits, faits par des hommes parvenus à l’âge mûr ayant acquis une position sociale, évoquent leur jeunesse. Souvent ces hommes tiennent à prendre leurs distances par rapport aux idées du révolutionnaire russe, désapprouvent ses « débordements », mais leurs récits sont toujours empreints d’une réelle tendresse pour le personnage. Parfois ils racontent avec un réel humour la manière dont Bakounine leur a soutiré de l’argent.

[18] « A Rediscovered Source on Bakunin in 1861: The Diary of F.P. Koe » presented by Robert M. Cutler. Originally published in Canadian Slavonic Papers 35, nos. 1–2 (March–June 1993): 121–130.

[19] Diplomate et écrivain allemand lié au mouvement romantique. Soupçonné de sympathies démocratiques, sa carrière politique prit fin et il s’établit à Berlin au début des années 20.

[20] Arnold Ruge (1801-1880) était un démocrate allemand, un des plus célèbres représentants de la gauche hégélienne. Il dirigea des revues dans lesquelles il publiait les productions de la gauche hégélienne, dont il était un des plus notoires représentants. C’est lui qui publia en 1842 le texte de Bakounine, « la Réaction en Allemagne ». Il fut élu en avril 1848 à l’Assemblée de Francfort, grâce à Bakounine.

[21] J’ai repris, pour cette partie du texte, des éléments déjà publiés dans Bakounine politique, ch. 2, « L’inconsistance révolutionnaire de la bourgeoisie allemande ».

[22] Le prince Klemens von Metternich, (1773-1859) était un homme politique et diplomate autrichien opposé à la Révolution française, à Napoléon. Il dirigea les Affaires étrangères de l’empire autrichien de 1809 à 1848. Il fut le chef d’orchestre lors du congrès de Vienne de 1814-1815 en jouant la carte de l’équilibre monarchique en Europe. Il freine les ambitions de la Russie en Pologne et contrecarre les prétentions de la Prusse qui entend absorber la Saxe. En suscitant la création de la Confédération germanique, dominée par l'Autriche, il brise tout espoir de reconstituer le Saint Empire romain germanique.

[23] Il convient de préciser que le libéralisme dont il est ici question est le mouvement politique opposé au monarchisme despotique.

[24] Etatisme et anarchie.

[25] Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852) éducateur allemand et promoteur de la gymnastique et du nationalisme germanique ; raison pour laquelle on l’appelait Turnvater Jahn, « père de la gymnastique ». Son mouvement, le Turnverein, eut une influence intellectuelle sur la genèse du nazisme.

[26] La répression contre la Burschenschaft consécutive à la Fête de Wartbourg poussa les éléments les plus actifs du mouvement à répondre par la formation d’une société secrète, la Bund des Unbedingten (Ligue des intransigeants), qui eut recours au terrorisme. Karl Sand, qui tua Kotzebue, était un des membres de cette ligue.

[27] Etatisme et anarchie.

[28] Les Burschenschaften furent interdites par la Diète fédérale le 20 septembre 1819. Bakounine tend, semble-t-il à sous-estimer l’ampleur invraisemblable de la répression qui s’abattit sur le mouvement libéral en Allemagne.

[29] Cité par Gérard Bloch, introduction de La vie de Karl Marx, Franz Mehring, éditions Pie, p. 71.

[30] On a du mal aujourd’hui à imaginer à quel point l’arrogance nobiliaire a pu être encore ancrée dans les esprits de bon nombre d’aristocrates, bien des années après la Révolution française. A peu près à la même époque où le prince de Windischgraetz donne sa définition de l’homme, le marquis de Saint-Astier saisit, indigné, le bras du promeneur qui l’accompagne, quand il voit un commissionnaire, arrêté au coin d’une rue : « Voyez, voyez ce coquin qui lit. » Cité par Laurent Louessard, La révolution de juillet 1830, Spartacus. (Cf. également, Radio Libertaire, interview dans le « Magazine Libertaire » du 21 avril 1991.)

[31] Lors du congrès de Vienne, la Belgique, c’est-à-dire les anciens PaysBas espagnols, puis autrichiens, plus l’ancienne principauté de Liège, ont été rattachés aux Pays-Bas septentrionaux pour former le Royaume des Pays-Bas.

[32] Cf. E.N. Anderson, Nationalism and the Cultural Crisis in Prussia, 1810-1815, p.270,1939.

[33] C’est ainsi que la Sainte-Alliance désignait les intellectuels de tendance libérale et nationale.

[34] La Pléiade, III, p. 339.

[35] Bismarck, Pensées et souvenirs, Calmann-Lévy, pp. 66-67.

[36] La structure économique et sociale de la Confédération, sans compter l’Autriche, était en gros la suivante : a) dans le Nord-Est se trouvaient des Etats agraires dans lesquels dominaient le système féodal et le despotisme ; b) en Prusse, les réformes introduites après l’écrasement de l’armée à Iéna avaient permis le développement du capitalisme dans l’industrie et dans l’agriculture ; c) l’influence française avait pénétré dans les Etats du centre et du Sud, essentiellement agricoles : pays de Bade, Wurtemberg, Hesse, Hanovre, Bavière, Saxe, dans lesquels régnaient un libéralisme modéré mais sans base sociale profonde ; d) c’est en Rhénanie et en Westphalie que l’influence française a été la plus profonde.

[37] Cité par Jean Barrué, introduction à La réaction en Allemagne, éditions Spartacus.

[38] «Bakounine et la gauche hégélienne», Bakounine, combats et débats, Institut d'études slaves.

[39] Introduction de l'édition Aubier.

[40] De l'Allemagne.

[41] Lamennais, Livre du peuple, ch. 1er, cité par Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France, Gallimard, p. 445.

[42] Le livre sera condamné dans une nouvelle encyclique, Singulari nos.

[43] Forgues, Correspondance de Lamennais, II, 281.

[44] Le Livre du peuple, VII.

[45] La politique à l’usage du peuple.

[46] Le Livre du peuple, 185.

[47] Lettre à Pavel Aleksandrovitch Bakunin et Varvara Aleksandrovna Bakunin, 27 octobre 1841. IISG.

[48] Lettre à Pavel Aleksandrovitch Bakunin et Varvara Aleksandrovna Bakunin, 27 octobre 1841. IISG.

[49] Il y a un lapsus dans la traduction, qui dit « conversation ». Le mot allemand est « Selbsterhaltung ».

[50] Alexis Philononko, Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en 1793. p. 108 Vrin.

[51] Les parents de Ruge étaient propriétaires terriens ; ceux de Hess et d'Engels industriels, Marx et Feuerbach étaient des fils d'hommes de loi aisés, le père de Stirner avait une fabrique de flûtes.

[52] Editions Spartacus, traduction de Jean Barué.

[53] Cf. La société ouverte et ses ennemis, Hegel et Marx, ch. 12, Le Seuil.

[54] Cf. Fichte : « Voici ce qui seul est véridique : un divers infini est donné, ni bon, ni mauvais en soi, mais devenant l’un ou l’autre par la libre application de l’être raisonnable ; divers tel qu’en fait il ne peut devenir meilleur avant que nous-mêmes ne soyons devenus meilleurs. » cité par A. Philonenko. P.98

[55] Les papiers et la correspondance de Bakounine contiennent toute une série de listes de livres. Il s’agit de livres qu’il emportait avec lui en vacances ou en voyage, ou encore de livres dont il demandait à un correspondant de les lui procurer. Ainsi on a une liste datée du 7 avril, Village de Prjamuchino 1839, peut-être adressée à son frère, à l’en-tête de laquelle on peut lire : « Ordonnance destinée à et empoisonner dans de brefs délais l'âme d'un brave jeune homme. M. Bakunin. » Voici le contenu de cette liste :

« Hegel – Philosophie de l'histoire

K.F. Göschel (1781-1861) – a. Hegel et son temps. b. De l'immortalité de l'âme. c. Aphorismes sur la non-connaissance et la connaissance absolue. d. Sur Goethe. »

Marheineke – Histoire du luthéranisme

Raumer – a. Histoire des Hohenstaufen. b. Histoire de la Reforme

Leo – Histoire des républiques italiennes à l'intention de Misha.

Tâche de me procurer :

Von Doctor Strauss interdit, surtout : a. La vie du Christ. b. Oeuvres polémiques

Renseigne-toi s'il n'y a pas les œuvres : 1. Bauer. 2. Rosenkranz. 3. Schulz : Bases de la physiologie. 4. Baader. 5. Daub. - 6. Rötscher. 7. Erdmann. »

[56] 56 Le jeune Bakounine et son professeur établiront des relations d’affection et d’estime réciproques. Le 3 novembre 1841, le jeune Russe raconte à sa famille la visite qu’il a rendue à Werder : « Je suis allé voir Werder qui m'a accueilli les bras ouverts, en disant qu'il avait depuis longtemps besoin de me voir pour se rafraîchir dans ma brutalité. Cet accueil m'a touché. Nous avons passé quelque trois heures ensemble. »

[57] « Confession » de Bakounine, 1850.

[58] Titre complet : Le Socialisme et le communisme dans la France contemporaine.

[59] « La Réaction en Allemagne », en français.

[60] Jean Barrué fit un excellente introduction à la réédition par les Cahiers de Spartacus de « La Réaction en Allemagne ».

[61] « Je suis devenu Français et travaille avec application à un Exposé et Développement des Idées de Feuerbach. J'étudie beaucoup l'économie politique et suis communiste de tout mon coeur. » (Lettre à Reinhold Solger, 14 octobre 1844.)

[62] L’Empire knouto-germanique VIII, 223.

[63] Ibid.

[64] L’Essence du christianisme, Maspéro, p. 125.

[65] Fédéralisme, socialisme et antithéologisme. 163.

[66] Editions Champ libre.

[67] Cf. B. Hepner, Bakounine ou le panslavisme révolutionnaire, pp. 161-162.

[68] Op. cit, p. 236.

[69] Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel , Œuvres, Philosophie, Pléiade, III, 389.

[70] Marx, Notes à Démocrite et Epicure, Pl. III, 85.

[71] McLellan, op. cit. p. 23.

[72] Cité par Alexis Philononko, Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en 1793. p. 79 Vrin.

[73] Id. pp. 92 et 79.

[74] Hess avait aussi une raison personnelle d’en vouloir à Bakounine. Celui-ci s’occupa pendant plusieurs mois de l’Egalité, le journal de la section genevoise de l’AIT. Jean-Philippe Becker avait apporté à Bakounine une brochure de Hess afin qu’il en fasse un article dans l’Egalité. « Après l'avoir parcourue, écrivit Bakounine, j'ai cru devoir refuser, n'ayant trouvé dans cet écrit prétentieux et confus qu'un désir évident : celui de concilier la chèvre bourgeoise avec le chou du prolétariat. – L'Egalité ne pouvait y souscrire sans trahir son programme et son nom. » Peu après, les deux hommes se rencontrèrent au congrès de Bâle. C’est après ce congrès que Hess écrira dans un journal français, le Réveil, un article calomnieux qui suscita la colère de Bakounine.

[75] Les jeunes hégéliens et Karl Marx, Payot, p. 202.

[76] Gérard Bensoussan, Moses Hess la philosophie le socialisme, Philosophes d’aujourd’hui, PUF., p. 74.

[77] Cité par G. Besoussan, op. cit.

[78] Cité par G. Bensoussn.

[79] Franz Mehring, Karl Marx, histoire de sa vie, Editions sociales p. 82.

[80] Dans Moses Hess, la philosophie le socialisme, Gérard Bensoussan joint en annexe trois textes de Hess : « Socialisme et communisme », « Philosophie de l’action » et « Les derniers philosophes ». On peut regretter qu’il n’ait pas joint « Sur l’essence de l’argent ». Il est vrai que ce texte contient des propos antisémites, du genre : « Les juifs avaient la mission historique mondiale dans l’histoire naturelle du monde social animal de développer la bête de proie qui est dans l’homme. Le mystère du judaïsme et du christianisme a été rendu public dans le monde moderne judéo-chrétien des boutiquiers ». Il n’y a semble-t-il pas de traduction française de ce texte. Je me suis référé à la traduction anglaise. (Marxists Internet Archive, marxists.org).

[81] Il est convenu dans la galaxie marxiste de considérer Moses Hess au mieux comme l’inspirateur de Marx sur certains points, au pire comme un membre de son entourage, mais de toute façon comme une sorte de « proto-marxiste ». Beaucoup d’arguments plaideraient en faveur de la thèse d’un Moses Hess proto-anarchiste.

[82] Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 260. Vrin.

[83] Etatisme et anarchie.

[84] Marx, La Pléiade, III p. 342-343.

[85] Pléiade, III 224.

[86] Œuvres, Philosophie, La Pléiade, p. 384.

[87] Hegel, La Raison dans l'histoire, 10/18, p. 120.

[88] Ludwig Feuerbach, Manifestes philosophiques, p. 97.

[89] Bakounine et le panslavisme révolutionnaire, p. 100.

[90] Bakounine et les autres, 10/18, p. 266.

[91] Outre sa formation philosophique, Bakounine avait aussi une formation d’officier d’artillerie. Lorsque l’insurrection de Dresde fut vaincue, il organisa une retraite stratégique qui fut un modèle du genre. Dans l’« art » militaire, une retraite stratégique consiste à dégager d’un lieu de combat un maximum d’hommes et de matériel, en bon ordre, avec un minimum de pertes. La compétence de Bakounine fut reconnue par Engels, lui-même féru de questions militaires : « A Dresde, le combat des rues dura quatre jours. Les petits-bourgeois de Dresde – la “garde nationale” –, non seulement ne participèrent pas à cette lutte, mais ils appuyèrent la progression des troupes contre les insurgés. Ceux-ci, par contre, comprenaient presque exclusivement des ouvriers venus des quartiers industriels environnants. Ils trouvèrent un chef capable et de sang-froid dans la personne du réfugié russe Michel Bakounine, qui fut fait prisonnier par la suite... » (In Bakounine et les autres, Arthur Lehning, 10/18, p. 170.)

[92] Pléiade, III, 336-342.

[93] Marx, Pléiade, III, 336-342.

[94] Aber er ist der furchtbarsten Anarchie preisgegeben, dit le texte original. (« Mais il est abandonné à la plus terrible anarchie »). Pour des raisons évidentes, le traducteur, Jean Barrué, n’a pas voulu créer de confusion. Ce scrupule, à mon avis, était inutile.

[95] La Réforme, 6 août 1847.

[96] L’article de Bakounine est parcouru d’une emphase apocalyptique : « les plus terribles tempêtes nous menaçaient », « l'atmosphère est étouffante et grosse de tempêtes » ; il y est question d’« Antéchrist », de la « perpétuelle immolation du positif brûlant dans la flamme pure du négatif », de « sombres nuages, précurseurs de l'orage », de « tempête de destruction ».

[97] Marx, lettre à Ruge, mai 1843, Pléiade, Œuvres, Philosophie, p. 336.

[98] La même parabole se trouve dans Matthieu 8-22.

[99] Science de la logique, Tome Ier, 2e livre « La doctrine de l’essence », p. 82.

[100] Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, Œuvres, Philosophie, La Pléiade, p. 386.

[101] Phénoménologie, préface, I, 6, Vrin.

[102] Ecrit contre Marx, 1872.

[103] Hegel, Phénoménologie de l’esprit.

[104] Science de la Logique, La doctrine de l’essence, T.I, Livre II, p. 81, Aubier.

[105] Phénoménologie, Livre I, Vrin, p. 176.

[106] Logique, T.I, Livre II, Doctrine de l’Essence, Aubier, p. 83.

[107] Curieusement, Marx ne se réfère jamais à Hess. Bakounine ne le mentionne qu'en passant. Hess semble être à ses yeux qu'un pâle épigone de Marx, bien que le Russe reconnaisse qu'il a pu dans un premier temps influencer celui-ci. Les rapports entre Bakounine et Hess mériteraient d’être étudiés. Hess a été un agent extrêmement actif de lutte contre l’influence bakouninienne dans l’Internationale, et Bakounine, qui le méprisait, le lui rendait bien. Cette opposition a malheureusement occulté bien des points qui auraient pu rapprocher les deux hommes.

[108] Phénoménologie, I, 60, Vrin.

[109] Etatisme et anarchie, IV, 308.

[110] Editions du Lérot, traduit par M. Espagne, 1988, p. 59.

[111] Etatisme et anarchie, IV, 307.

[112] Ibid., 308.

[113] Bakounine, « Histoire du Socialisme », manuscrit sans date.

[114] Phénoménologie, I, 257, Vrin.

[115] Ibid., p. 267.

[116] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I.–Science de la logique, p. 529. Vrin.

[117] Encore faut-il préciser que Marx lui-même n'y fait référence de façon positive que tardivement.

[118] Plus tard, Bakounine reviendra sur le caractère contradictoire de la Réforme protestante : tout d’abord expression du besoin de liberté, il devient ensuite l’un des principaux facteurs du despotisme monarchique en Europe.

[119] l’Empire knouto-germanique, VIII, 215.

[120] La traduction des éditions Vrin est légèrement différente : « Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel. »

[121] Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, Stock, p. 116.

[122] L’Empire knouto-germanique, VIII, 267.

[123] « Les Endormeurs », juin-juillet 1869.

[124] Ecrit contre Marx, 1872.

[125] Cf. René Berthier : « La Révolution française dans la formation de la théorie politique de Bakounine » et « La Révolution française comme archétype : 1848 ou le 1789 manqué de la bourgeoisie allemande », in : les Anarchistes et la Révolution française, éditions du Monde libertaire, Paris 1990.

[126] Bakounine et les autres,10/18, p. 94.

[127] « Le Communisme », mai-juin 1843, Der Schweizerischer Republikaner, 2, 6 et 13 juin 1843, Zurich.

[128] Jean, 8.32 : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira. »

[129] « Le Communisme », mai-juin 1843 Der Schweizerischer Republikaner.

[130] Cabet écrivit le Vrai christianisme suivant Jésus-Christ dans lequel il réclame « la réalisation de la démocratie et du christianisme ». Il écrit également : « l’ancien christianisme suffit amplement pour donner le bonheur, pourvu qu’on sache le comprendre et l’appliquer. On peut y trouver les bases d’une admirable morale sociale. Le Christ a été un prolétaire ou s’est incarné dans un prolétaire. »

[131] « Le Communisme », mai-juin 1843 Der Schweizerischer Republikaner.

[132] Ibid.

[133] Henri Arvon, Bakounine, Absolu et révolution, p. 53.

[134] Article pour Il Popolo d’Italia, septembre 1865.

[135] Cf. Marx : « Quand le prolétariat annonce la dissolution de l’ordre présent du monde, dit Marx en 1843, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il est lui-même la dissolution effective de cet ordre du monde. » Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, Pléiade, Œuvres, Philosophie, p. 396.

[136] Cité par Alexis Philononko, Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en 1793. p. 79 Vrin.

[137] En allemand : Die Parteien in Deutschland, publié dans les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst, No 247-251, Leipzig, 1842. Traduction : Jean Barrué.

[138] Note de Bakounine : « p. 154. »

En 1841 Moses Hess publia La Triarchie européenne qui est une réponse à La Pentarchie européenne de K.E. von Goldmann, livre dans lequel l’auteur développe une analyse politique de la construction d’un système étatique européen fondé sur les puissances réunies au congrès de Vienne (Prusse, Autriche, Russie et Angleterre) auxquelles s’est jointe la France en 1818. Dans la Triarchie européenne, puis dans Rome et Jérusalem, Hess oppose à cette pentarchie une triarchie composée de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. L’Allemagne a une vocation philosophique ; la France a « ouvert à toutes les nations la route vers les changements et les améliorations sociales et politiques, et a également éclairé le chemin du progrès pour les sciences naturelles » ; l’Angleterre a suivi la voie du progrès et du développement de l’industrie. « Ces trois nations ont grandement contribué au développement de la civilisation, chacune à sa manière propre. » (Rome et Jérusalem.) Hess, comme Marx, était violemment opposé à toute influence russe en Europe.

[139] Peut-être une allusion à l’ouvrage de Feuerbach, paru en 1841, l’Essence du christianisme. Le titre allemand du livre de Feuerbach est « Das Wesen des Christentums » ; le texte allemand de Bakounine parle de « Wesen des wahren Christenthums ».

[140] Note de Bakounine : « voir l’interpellation de Marheineke dans l’affaire de B. Bauer, p. 86. » Le théologien et hégélien de droite Philip K. Marheineke avait été le professeur de Bruno Bauer. Les deux hommes collaborèrent dans l’édition des Leçons sur la philosophie de la religion de Hegel, mais le premier n’approuvait pas l’interprétation que le second donnait de la pensée du philosophe.

[141] On a voulu voir dans cette phrase une remarque antisémite. L’accusation ne me paraît pas justifiée. Elle l’aurait été si Bakounine s’était réjoui de cette situation, ou s’il avait fait un commentaire dépréciatif sur les Juifs. Ce n’est pas le cas ; il se contente de faire un constat. Dans Etatisme et anarchie, Bakounine écrit : « Dès le début de l'histoire de la Pologne, l'usage de la langue allemande s'était implanté dans les agglomérations urbaines grâce à la foule de bourgeois, d'artisans et surtout de Juifs allemands qui trouvaient là un bon accueil. On sait que depuis les temps les plus reculés, la majeure partie des villes, dans cette partie de la Pologne, étaient administrées selon le Droit de Magdebourg. » Le Moyen Âge a été marqué par une « ruée vers l’Est » des populations germanophones, y compris juives, ce qui avait conduit à la mise en place dans les villes d’Europe centrale d’un droit particulier, relatif à l’autonomie municipale. On trouve la même analyse chez Engels, dans la Nouvelle Gazette rhénane du 9 juin 1848 : « Dans toute la Pologne, ce sont des Allemands et des Juifs qui forment la souche de la bourgeoisie industrielle et commerçante ; ce sont les descendants d'immigrants qui, la plupart du temps, ont fui leur pays à cause des persécutions religieuses. Ils ont fondé des villes au cœur du territoire polonais, et depuis des siècles ils en ont vécu toutes les vicissitudes. Ces Allemands et ces Juifs, importante minorité, cherchent à mettre à profit la situation provisoire du pays pour s'élever au pouvoir. Ils en appellent à leur qualité d'Allemands ; ils sont aussi peu Allemands que les Allemands d'Amérique. Si on les incorpore à l'Allemagne, on opprime la langue et la nationalité de plus de la moitié de la population polonaise de Posnanie… » (NGR, « Le nouveau partage de la Pologne », 9 juin 1848.)

Les propos antisémites de Bakounine apparaîtront beaucoup plus tard et seront liés aux calomnies de Marx et de son entourage, et en particulier de Moses Hess, calomnies que Bakounine attribuera aux « Juifs allemands ».

[142] « Aber er ist der furchtbarsten Anarchie preisgegeben », dit le texte original. (« Mais il est abandonné à la plus terrible anarchie »). Pour des raisons évidentes, le traducteur, Jean Barrué, n’a pas voulu créer de confusion. Ce scrupule, à mon avis, était inutile.