Origine : échange mails
Avertissement de 2008 :
Le texte qui suit est paru en 1983 dans La Rue, la revue du groupe
Louise Michel de la Fédération anarchiste (n°
33) sous le pseudonyme d’Eric Vilain. Si je devais réécrire
l’article aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, je
modifierais radicalement tout ce qui concerne la dialectique, le
« matérialisme dialectique », etc.
Les expressions « matérialisme dialectique »
et « dialectique matérialiste » n’ont absolument
aucun sens ; pas plus de sens que si on parlait de « matérialisme
spiritualiste ». D’ailleurs, Marx n’emploie jamais
ces expressions. Il n’emploie d’ailleurs jamais non
plus l’expression « matérialisme historique ».
L’examen systématique d’un échantillon
significatif des œuvres de Marx montre que ce terme n’apparaît
jamais [1]. En revanche on le rencontre sous la plume des auteurs
qui ont rédigé des introductions ou présentations
de ces œuvres. Chez Engels le « matérialisme historique
» n’apparaît pas dans des œuvres significatives
telles que l’Anti-Dühring ou Socialisme utopique et socialisme
scientifique.
Jusque vers 1860, Marx ne fait référence à
la dialectique que péjorativement, le plus souvent en référence
à Hegel dont il critique l’idéalisme. Ce n’est
que tardivement qu’il y fait référence de manière
positive, et très rarement. Le « matérialisme
dialectique » est de la bouillie pour les chats inventée
par Staline et reprise par les écoles de formation des partis
communistes pour permettre de justifier tout et n’importe
quoi grâce à des entourloupes rhétoriques.
Néanmoins, l’article de La Rue, dont le titre «
La question économique » est un peu idiot, a l’intérêt
de présenter une approche à mon avis nouvelle de la
question de la méthode employée respectivement dans
le Système des contradictions économiques de Proudhon
et le Capital de Marx. Voici en résumé de quoi il
s’agit :
• 1846. Marx et Engels « découvrent »
leur conception matérialiste de l’histoire et développent
leur thèse dans l’Idéologie allemande. Proudhon
écrit le Système des contradictions économiques.
• Proudhon s’est interrogé sur la méthode
à employer pour expliquer les mécanismes du capitalisme.
Il est parvenu à la conclusion que la méthode historique
ne convenait pas. Au lieu de faire une description chronologique,
il en fait une analyse logique, et prend comme point de départ
la valeur, à partir de laquelle il déduit tout le
reste du fonctionnement du système. En somme il pose une
catégorie initiale (hypothèse) à partir de
laquelle sont déduites des catégories dérivées
; il construit à partir de ces catégories dérivées
un « échafaudage », en d’autres termes
un modèle théorique du système : il fait une
simulation. Il met en relief la cohérence d’ensemble
de la structure du système. Bref, il emploie la méthode
inductive-déductive, méthode extrêmement banale
employée dans les sciences : le génie de Proudhon
est d’avoir été le premier à appliquer
cette méthode à l’économie politique.
• Marx répond au Système des contradictions
économiques par un pamphlet hystérique et d’une
invraisemblable mauvaise foi, Misère de la philosophie, dans
lequel il reproche à Proudhon de ne pas employer la méthode
historique pour expliquer les mécanismes du développement
du capitalisme mais des « catégories » qualifiés
d’abstraites. On comprend évidemment que lui, Marx,
possède la bonne méthode et on va voir ce qu’on
va voir.
• Mais pendant quinze ans, Marx ne produit rien. Il ne s’en
sort pas. Il y a une lettre de lui à Engels dans laquelle
il exprime son désespoir de ne pas parvenir à exposer
rationnellement les mécanismes du fonctionnement du capitalisme.
• Puis, brusquement, Euréka ! Il a trouvé !
Il explique sa nouvelle méthode, celle qu’il va employer
dans le Capital. Curieusement, c’est exactement celle qu’employait
Proudhon dans le Système des contradictions économiques.
Désormais, Marx va avoir recours à des catégories
– c’est lui qui le dit – telles que la valeur,
etc. Mais évidemment il ne fait aucune référence
à Proudhon. Pas question de dire : finalement le vieux Proudhon
avait raison. (D’ailleurs, si on regarde le plan du Système
des contradictions économiques et celui du Capital, on constate
qu’ils sont curieusement semblables…)
• Comme malgré tout, il faut justifier de l’emploi
de cette nouvelle méthode, et qu’il ne faut surtout
pas parler de Proudhon, il raconte un bobard. Il dit : par hasard
j’ai refeuilleté un exemplaire de la Logique de Hegel
et la lumière m’est apparue. Histoire de lier son travail
à la philosophie allemande, et pas au socialisme français.
• Le plus rigolo de l’histoire est que l’exemplaire
de la Logique de Hegel que Marx affirme avoir refeuilleté
avait appartenu à… Bakounine ! C’est à
cette époque-là que Marx commence à faire des
allusions positives à Hegel et à la dialectique.
En résumé : « L’œuvre majeure de
Marx, Le Capital, emploie une méthode qui n’a rien
à voir avec le « matérialisme historique »,
elle emploie la méthode inductive-déductive, une méthode
qui, elle, est parfaitement scientifique. Et c’est la raison
pour laquelle on peut précisément la considérer
comme une œuvre scientifique. Mais alors il faut lui accorder
le statut de toute œuvre scientifique : elle est susceptible
d’être discutée et remise en question. »
Pour conclure : j’ai pensé qu’il serait
utile de présenter l’article de 1983 parce que, malgré
les passages que je ne retiendrais pas aujourd’hui sur la
« dialectique », il est une première ébauche
d’explication du travail de Proudhon et Marx sur la méthode
employée dans le Système des contradictions économiques
et dans le Capital, ébauche que j’ai poursuivi dans
un texte encore inédit dont le premier volume, Essai sur
les fondements théoriques de l’anarchisme, développe
en particulier cette question.
INTRODUCTION
Engels a déclaré, en 1890, que Marx et lui-même
avaient été obligés d'insister sur la question
de l'analyse économique parce qu'en ce temps-là, c'était
une optique nouvelle et qu'il était nécessaire de
souligner ce « principe essentiel » [2].
L'étude critique de l'analyse économique marxiste
doit donc tenir compte de cette déclaration, en vérifiant
si elle est fondée, plutôt qu'en s'en tenant aux préjugés
qui existent dans le mouvement libertaire sur cette question.
Il s'agit moins de démontrer que, a priori, toutes les propositions
du marxisme sont fausses que d'essayer de déterminer en quoi
la méthode d'analyse marxiste constitue encore, même
partiellement, un outil utilisable pour les militants révolutionnaires.
Des tentatives ont été faites, dans le passé,
pour effectuer une « synthèse » entre marxisme
et anarchisme. Ces tentatives étaient vouées à
l'échec.
Il s'agit ici surtout de démytifier le marxisme comme «
doctrine scientifique » aux yeux des libertaires et de démontrer
que tout n'est pas à rejeter, tout simplement parce que ce
qui fait l'opposition irréductible entre marxisme et anarchisme
(interdisant toute synthèse) est parfaitement délimité
et repérable et que, pour tout le reste, il y a beaucoup
de propositions qui sont parfaitement assimilables par l'anarchisme,
soit simplement parce qu'elles étaient déjà
présentes dans la pensée de notre mouvement avant
que Marx ne les exprime ou ne les reformule, soit parce qu'elles
constituent un acquis de la pensée universelle au même
titre que la loi de la relativité ou la théorie des
quantas (qui n'ont pas été formulées par des
anarchistes, comme chacun sait).
Le propre d'une pensée vivante est de pouvoir intégrer
ou rejeter – de façon raisonnée – les
idées nouvelles. La pensée morte rejette toute
idée qui n'émane pas d'auteurs patentés, et
finit par tourner en rond.
En filigrane de la présente étude se trouvera donc
l'interrogation suivante : ceux qui refusent le marxisme pour des
mauvaises raisons acceptent-ils l'anarchisme pour de bonnes ?
1 - MAIS QU'EST-CE DONC QUE LE MATERIALISME DIALECTIQUE
?
Dans l'Anti-Dühring, Engels dit en substance :
– L'histoire est l'histoire de la lutte des classes, les
classes sociales en conflit sont le produit des rapports de production
et des échanges ;
– La structure économique de la société
constitue le fondement réel par lequel on peut expliquer
la superstructure des institutions juridiques, politiques,
les idéologies religieuses et philosophiques ;
– Il en résulte que les causes ultimes des mutations
sociales doivent être cherchées non dans le cerveau
des hommes, dans leur compréhension de vérités
éternelles, mais dans les mutations de la production et des
échanges ;
– Mais, tout de même, les moyens de la suppression
des inconvénients du système existent de façon
plus ou moins développée dans les rapports de production
en mutation. Ces moyens doivent être découverts dans
les faits matériels de la production.
1° Le matérialisme.
Le concept de matière au XVIIIe siècle est lié
avec celui de « sensation ». La matière
est la cause de la sensation. Dans la sensation, l'homme est passif,
il reçoit les impressions du monde extérieur. Selon
Marx, le matérialisme du passé conçoit la réalité
sous la forme d'un objet ou d'une intuition, non comme une activité
sensitive humaine. Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx déclare
que le degré le plus élevé atteint par le matérialisme
intuitif, qui ne conçoit pas la sensibilité comme
une activité pratique, est l'intuition des individus singuliers
dans la société bourgeoise.
Pour Marx, la matière doit être pensée comme
un mécanisme, une matière première qui donne
l'occasion d'agir.
Les anciens Grecs pensaient que la connaissance était le
résultat d'une contemplation passive. Marx soutient que nous
sommes toujours actifs. Nous altérons constamment ce que
nous percevons. Un objet n'est pas reconnu par la réception
d'une impression passive. Nous ne pouvons le connaître qu'en
agissant sur lui. Ainsi, la substance de toute vérité
est pratique. Puisque nous altérons l'objet en agissant sur
lui, la vérité cesse d'être statique et devient
quelque chose qui change et se développe continuellement
[3].
Engels avait une conception beaucoup plus « réductive
» sur la nature de la matière et sur le caractère
pragmatique de la vérité, qui le rapproche du matérialisme
orthodoxe. Dans une introduction de 1892 à Socialisme utopique,
socialisme scientifique, la part assignée à l'action
est réduite au rôle conventionnel de contrôle
scientifique : « La démonstration du pudding est que
nous le mangeons. » Dans cette introduction de 1892 il
n'y a pas trace de la doctrine selon laquelle les objets sensibles
sont en grande partie le produit de notre activité. Mais
il n'y a aucune indication qu'Engels a conscience d'être en
désaccord avec Marx.
Appliqué à l'économie, à l'histoire
et aux sciences sociales en général, le matérialisme
implique que, à la base de toutes les actions humaines, se
trouvent des causalités qui ont leurs racines dans les faits
réels – matériels – de la société,
en l'occurrence principalement les faits économiques,
et non dans les idées, les convictions ou même la volonté
des hommes : « Ce n'est pas la conscience qui détermine
la vie, c'est la vie qui détermine la conscience. »
(L'Idéologie allemande.)
A partir d'une telle conception, on arrive vite à l'idée
du déterminisme dans l'histoire, à l'idée
selon laquelle les actions des groupes sociaux sont inscrites
dans un ordre fixé d'avance par des lois auxquelles il n'est
pas possible de se soustraire. Marx caressera cette idée
pendant un temps, comme Proudhon, mais ne s'y tiendra pas.
En fait, le matérialisme n'implique pas de déterminisme.
Il est vrai que dans le Capital le sujet social est quelque peu
dissout pour faire apparaître ce sujet anonyme et impersonnel
qu'est le capital. Mais dans ses œuvres historiques, où
il emploie une autre méthode d'approche – la méthode
dialectique justement – Marx montrera que les raisons qui
font agir la classe sociale en certaines périodes ne relèvent
pas nécessairement des rapports économiques et
du rôle qu'elles assument dans les rapports de production.
C'est Boukharine qui, plus tard, en 1921, « interprétera
» Marx en affirmant qu'il existe un rapport de détermination
nécessaire entre le niveau de développement des
forces productives et le niveau de la lutte des classes (Théorie
du matérialisme historique). Si ce que Boukharine disait
était vrai, compte tenu du niveau de développement
des forces productives en Russie, il faudrait conclure soit que
le prolétariat russe en 1917 ne s'est pas soulevé,
soit que ce n'était pas une révolution prolétarienne…
Dans les faits, Marx évite de réduire la totalité
sociale à ses contradictions économiques [4]. Nous
pensons, comme Pierre Ansart, que la « reconnaissance de la
pluralité des déterminations n'est pas, chez Marx,
une concession à la complexité de l'expérience,
mais bien sa méthode explicite, dans ses analyses empiriques
» (Marx et l'anarchisme).
2° La dialectique dans l'histoire
Pour Marx, la réalité ultime est la matière.
Il pense que le monde se développe conformément à
une loi logique. Ce qui le conduit à penser que la résultante
d'un conflit social, d'une mutation, ne peut être que l'instauration
d'un système plus évolué. C'est en cela que
son matérialisme est dialectique, parce qu'il envisage
les phénomènes sociaux non pas d'un point de vue statique,
mais dans leur évolution, dans leur mouvement contradictoire.
Les contradictions de la société se résolvant
par une succession de synthèses qui constituent des progrès
historiques par rapport aux situations antérieures,
et le prolétariat étant la dernière classe
sociale de l'histoire dont l'émancipation correspondra à
l'émancipation de l'humanité entière, il résulte
qu'il arrivera un moment où il n'y aura plus d'antagonismes,
plus d'évolution, plus de synthèses, plus d'histoire.
Ce n'est que dans un ordre des choses où il n'y aura plus
de classes et d'antagonisme de classes, que les évolutions
sociales cesseront d'être des révolutions politiques.
Jusque-là, à la veille de chaque remaniement
général de la société, le dernier mot
de la science sociale sera toujours : « Le combat ou la mort
: la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que
la question est invinciblement posée… » (Marx,
Misère de la philosophie). »
Proudhon, dans le même ordre d'idée, disait qu'il
y avait des « contradictions antagonistes », irréductibles,
au sein du capitalisme, et des contradictions « non antagonistes
» dans le socialisme, mais qu'il y aurait toujours des contradictions
sans quoi il n'y aurait plus de société [5] .
La pensée de Marx et d'Engels était empreinte de
l'optimisme philosophique du XIXe siècle. Mais ce n'est pas
seulement un problème théorique. Les communistes affirment
toujours que les conflits entre communisme et capitalisme, malgré
les victoires partielles du second, doivent nécessairement
mener à l'instauration du communisme. Mais faute d'une vision
véritablement scientifique de l'histoire, ils ne voient pas
que nous pouvons aussi aboutir à une régression historique.
Car la notion de synthèse aboutissant à un progrès
historique a maintes fois été infirmée par
l'histoire. Pour ne citer que l'exemple de Rome, la décadence
de l'empire et les invasions barbares qui l'ont accompagnée
n'ont pas abouti à un mode de production plus évolué.
Pourtant, on peut trouver dans Marx lui-même, sinon une réfutation,
du moins des éléments de réfutation aux interprétations
figées de ses idées. En effet, si dans l'avant-propos
de la Critique de l'économie politique il dit : « Jamais
une société n'expire avant que ne soient développées
toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir
», il rajoute aussitôt : « ...Jamais des rapports
supérieurs de production ne se mettent en place avant que
les conditions matérielles de leur existence ne soient
écloses dans le sein même de la vieille société.
»
Cela signifie clairement que des rapports de production supérieurs
n'apparaissent pas systématiquement à la suite du
déclin d'une société expirante. Marx n'a tout
simplement pas eu l'occasion ou le besoin de traiter le problème
des sociétés déclinantes sans « postérité
». Cependant, s'il est inexact d'imputer à Marx
une étroitesse de vues qui n'est pas la sienne, il faut reconnaître
que pour justifier les nuances qu'on peut émettre concernant
les interprétations dominantes du marxisme, il faut «
solliciter » les textes. Démenti par le passé,
l’» optimisme historique » de Marx concernant
les évolutions futures de l'histoire est celui de la bourgeoisie
européenne de son temps, devant qui s'ouvrait alors le marché
mondial. Cet « optimisme historique » qui éclate
dans le Manifeste aura plus d'impact que les quelques réserves
qu'on peut trouver dans la Critique de l'économie politique,
dans l'Idéologie allemande ou ailleurs [6].
Les critiques de Bakounine restent donc parfaitement justifiées,
en particulier dans ce passage où il donne en même
temps une magistrale démonstration de dialectique matérialiste
:
« L'état politique de chaque pays (...) est toujours
le produit et l'expression fidèle de sa situation économique
; pour changer le premier il faut seulement transformer cette dernière.
Tout le secret des évolutions historiques, selon M. Marx,
est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments
de l'histoire, tels que la réaction, pourtant évidente,
des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation
économique. Il dit : la misère produit l'esclavage
politique : l'Etat. Mais il ne permet pas de retourner cette phrase
et de dire : l'esclavage politique, l'Etat, reproduit à son
tour et maintient la misère comme une condition de son existence...
»
Appliqué à lui-même, le matérialisme
dialectique est une méthode d'investigation et d'interprétation
des phénomènes sociaux liés aux progrès
et aux transformations de la pensée scientifique du début
du XIXe siècle, à l'accélération des
évolutions sociales et historiques, et aux mutations
économiques et politiques.
Le matérialisme dialectique est le produit de son temps,
il est le résultat d'une évolution historique dont
de nombreux penseurs ont posé les jalons depuis le XVIIIe
siècle. A une époque où les mutations dans
les conditions matérielles de vie étaient aussi perceptibles,
il était difficile de concevoir que ne se constitue pas une
méthode d'analyse prenant pour point de départ la
dynamique de l'évolution. C'est pourquoi il est absurde de
dire que si Marx était venu au monde deux siècles
plus tôt cela aurait épargné de nombreux malheurs
à l'humanité [7].
II – LES ALEAS D'UNE METHODE.
Nous avons évoqué les deux postulats sur lesquels
repose tout l'édifice marxiste. Nous nous attacherons à
la méthode d'investigation employée par Marx, mais
auparavant nous ferons un détour par Proudhon.
Dans un ouvrage daté de 1846, le Système des contradictions
économiques, Proudhon développe un certain nombre
d'idées qui feront leur chemin :
– Il est possible d'identifier les contradictions économiques
aux contradictions logiques. Les rapports inhérents à
la réalité économique sont identifiables aux
rapports rationnels de la logique.
– Il y a conformité des phénomènes économiques
aux lois de la pensée. Il en résulte que le capitalisme
est un ensemble intelligible dont on peut dévoiler la structure
interne afin d'en comprendre la nature véritable.
Il est difficile de saisir aujourd'hui la véritable portée
de ces deux postulats. Ils constituent une véritable révolution
dans la pensée de l'époque. Mais Proudhon va émettre
un autre postulat méthodologique, qui aura un destin curieux.
– On peut traiter du système capitaliste comme d'une
totalité structurée, sans considération de
son passé et de son histoire ; il conviendra donc d'étudier
l'enchaînement des évolutions historiques non selon
leur histoire, mais comme un tout systématique : «
...Nous ne faisons point une histoire selon l'ordre du temps, mais
selon la succession des idées. »
L'étude du système socio-économique impose
donc le recours à une méthode nouvelle. En fait, en
étudiant la « société économique
», terme qui désigne non pas des rapports économiques
mais des rapports sociaux, Proudhon fera en réalité
l'analyse du système des contradictions sociales. On peut
très justement considérer Proudhon comme le fondateur
de la sociologie moderne.
Marx reproche au Système des contradictions d'abandonner
la seule méthode possible, l'étude du mouvement historique
des rapports de production. Or il s'agit chez Proudhon d'un propos
délibéré. Il veut montrer que les catégories
de l'économie sont en relation de contradiction en laissant
en suspens leur dimension historique, leur évolution, pour
ne prendre en considération que leurs relations dans leur
contemporainéité.
Les rapports de production ne sont pas des catégories immuables.
Un rappel pourra être fait dans l'exposé au sujet de
l'évolution particulière d'une catégorie,
mais sans modifier le plan d'ensemble.
Proudhon était parvenu à l'idée que, pour
la clarté de l'exposé, il était nécessaire
de créer un concept de « capitalisme pur », c'est-à-dire
dont toutes les caractéristiques réunies constituent
un modèle idéal, adéquat et limpide –
ce qui ne se rencontre jamais dans la réalité –
afin de mettre en évidence les mécanismes de son fonctionnement.
Il va donc analyser le système non pas du point de vue de
la succession historique, mais du point de vue de la succession
des catégories logiques qui le constituent, car « dans
la pratique, toutes ces choses sont inséparables et
simultanées ».
Pourtant, le projet de dégager la logique de l'économie
politique ne conduit pas à substituer au réel une
logomachie abstraite. Il est vrai que toutes les formules de Proudhon
ne sont pas claires, que bien des analyses sont déficientes,
que bien des propositions sont maladroites et que, isolées
de leur contexte (exercice auquel Marx était passé
maître), elles suggèrent une lecture idéaliste
de la réalité sociale. Mais c'est bien des contradictions
réelles du capitalisme de son temps que traite Proudhon.
Aux reproches d'idéalisme formulés par Marx, il
peut répondre justement : « Ai-je jamais prétendu
que les principes sont autres que la représentation intellectuelle,
non la cause génératrice des faits ? »
Il est vrai qu'une ambiguïté du Système des
contradictions réside dans le fait que Proudhon cherche d'une
part à dévoiler les mécanismes du capitalisme,
d'autre part à découvrir les processus, au sein du
système, qui annoncent les formes d’une société
désaliénée. Non que ces processus. puissent
être créés arbitrairement, ce qui est le propre
des socialistes utopiques qui ignorent les réalités
économiques et fondent la société nouvelle
sur des bons sentiments ou des idéaux.
« L'erreur du socialisme a été jusqu'ici de
perpétuer la rêverie religieuse en se lançant
dans un avenir fantastique au lieu de saisir la réalité
qui l'écrase » (Système des contradictions.).
En fait, l'approche proudhonienne de la société capitaliste
est beaucoup moins économique que sociologique. Sous
l'apparence de l'économie il étudie la réalité
du rapport social. Si la formule simplifiante (« la propriété
c'est le vol »), bouscule les analyses complexes sur la formation
du capital, ce n'est pas seulement une notion polémique,
elle désigne surtout le rapport réel entre deux
classes antagonistes.
Marx reprendra le projet proudhonien de repenser socialement les
contradictions de l'économie politique. Il évoquera
les « travaux si pénétrants de Proudhon ».
Le Premier Mémoire de Proudhon lui apparaîtra
comme un manifeste révolutionnaire du prolétariat
mais aussi comme un examen « absolu en même temps que
scientifique » de l'économie politique. (Marx,
La Sainte Famille.)
« Proudhon a mis fin, une fois pour toutes, à cette
inconscience. Il a pris au sérieux l'apparence humaine des
rapports économiques, et l'a nettement opposée à
leur réalité non humaine. » (Marx, La Sainte
Famille.)
Proudhon avait montré le caractère conflictuel et
contradictoire des rapports sociaux au sein du capitalisme. Sa formation
hégélienne préparait Marx à penser
dialectiquement et à découvrir les dynamiques dans
les contradictions. L'œuvre de Proudhon fournissait une critique
concrète de la dialectique spéculative, car les contradictions
analysées s'inscrivent dans la pratique sociale, dans réalité
de la société bourgeoise.
Pourtant des divergences existaient entre les deux hommes, que
Proudhon avait bien vues, mais dont Marx n'avait pas conscience.
Marx ne relève pas les passages de Proudhon sur l'anarchie.
Une critique commune du « communisme vulgaire » empêche
Marx de voir les passages où Proudhon expose sa critique
de la « communauté » et annonce sa théorie
de « l'association économique », notions qui,
par des évolutions successives, finiront par se poser
en termes de parti ou syndicat.
Ces oppositions doctrinales devaient entraîner la rupture
en 1846 et susciter la rédaction de Misère de la philosophie
en réponse au Système des contradictions. Comme
d'abord Marx avait négligé les oppositions qui
le séparaient de Proudhon, il négligera maintenant
les points qui l'en rapprochent. « Ces extrêmes contradictions,
dit Pierre Ansart dans Marx et l'anarchisme, ne sont intelligibles
que si l'on fait apparaître, par-delà les formules
de la polémique, un ensemble de théories communes
au sein desquelles les divergences seront particulièrement
aiguës. »
Il est en effet intéressant de confronter le Système
des contradictions non pas avec l'ouvrage qui lui répond
(Misère de la philosophie) mais avec le Capital. Le livre
de Proudhon apparaît dès lors comme un moment
important dans l'évolution de la pensée de Marx, l'occasion
d'une formulation méthodologique, la découverte d'une
tentative qui fournira un modèle à la rédaction
du Capital.
Dans Misère…, Marx reproche à Proudhon l'abandon
de l'exposé historique et son choix d'une succession abstraite
relevant du domaine de la raison pure. Selon Marx, l'alternative
se pose en termes de méthode historique ou de logomachie.
Proudhon ouvre une autre voie, celle de l'analyse structurale des
contradictions envisagées dans leur fonctionnement réel,
la méthode inductive-déductive, que Kropotkine qualifie,
dans la Science moderne et l'anarchie, de « seule méthode
scientifique » :
« Aucune des découvertes du XIX· siècle
- en mécanique, en astronomie, en physique, en chimie, en
biologie, en psychologie, en anthropologie - n'a été
faite par la méthode dialectique. Toutes ont été
faites par la méthode inductive, la seule méthode
scientifique. »
Ou encore :
« La méthode inductive que nous employons dans les
sciences naturelles a si bien prouvé son pouvoir, que le
XIX· siècle a pu faire avancer les sciences en cent
années plus qu'elles ne l'avaient fait auparavant pendant
deux mille ans. Et lorsqu'en commença, dans la seconde moitié
du siècle, à l'appliquer à l'étude des
sociétés humaines, en ne se heurta nulle part à
un point où il fut nécessaire de la rejeter, afin
de retourner à la scolastique médiévale ressuscitée
par Hegel. » (la Science moderne et l'anarchie).
C'est précisément cette méthode que reprendra
Marx dans le Capital, en éliminant les ambiguïtés
du vocabulaire proudhonien. Il renoncera à tout ce qu'il
avait déclaré dans l'Idéologie allemande et
dans Misère de la philosophie, pour substituer à l'exposé
dialectique le modèle proudhonien. Si ce n'est pas au
niveau du contenu des analyses que les deux auteurs s'opposent fondamentalement,
il est difficile de nier que le Capital, excluant les indignations
morales et les réflexions philosophiques propres à
Proudhon, oppose à une méthodologie souvent approximative
la rigueur d'exposition. Les principaux concepts exposés
par Proudhon dans le Système des contradictions feront l'objet
d'une réflexion critique qui conduiront à des
analyses nouvelles que Proudhon n'avait pas envisagées. La
distinction opérée dans le Capital entre travail
et force de travail constitue un apport essentiel de Marx. Il en
est de même pour l'évaluation du travail et temps de
travail et le calcul du profit en termes d'appropriation du sur-travail.
Proudhon et Marx enfin n’accordent pas la même importance
aux conflits inhérents au capitalisme. Pour Proudhon les
luttes économiques telles que les grèves, reconnues
comme « le seul moyen » de défendre les ouvriers,
sont davantage des actions de désespoir que des luttes efficaces
adaptées aux besoins. En cessant leur travail, les ouvriers
délèguent à leurs employeurs le soin de
résoudre les difficultés. L'augmentation des
salaires, en outre, intervient dans un système dont les lois
inhérentes en annulent les effets. Les luttes économiques
ne participent pas de la dynamique du système. Il est vain
d'en attendre une transformation de la condition ouvrière.
Marx considérait que les luttes économiques, si elles
ne peuvent modifier sensiblement le système, interviennent
sur deux points importants que Proudhon n'avait pas vus : la
fixation de la journée de travail et le maintien du salaire
au prix naturel.
III - SUR QUELQUES ABERRATIONS.
Marx emploie, de fait, successivement, plusieurs méthodes
complémentaires mais différenciées. Le
Capital est essentiellement analytique et étudie le rapport
social entre le détenteur des moyens de production et le
prolétaire, scindant la société en deux classes
rivales. Ses travaux historiques considèrent une situation
à un moment donné, étudiant le rapport
des forces en présence et faisant apparaître plusieurs
classes sociales dont certaines jouent un rôle politique
majeur bien qu'elles n'apparaissent pratiquement pas dans la critique
économique.
Parce que l'infrastructure économique n'est pas seule à
déterminer l'action des groupes sociaux, parce que les illusions,
les croyances, les peurs jouent un rôle, la méthode
analytique valable au niveau économique fait place à
la méthode dialectique, qui saisit les acteurs sociaux
dans leur spécificité.
La véritable dialectique marxienne est peut-être celle
qui unit ces deux méthodes d'investigation, l'une analysant
le système capitaliste dans ses mécanismes, l'autre
décrivant les acteurs de l'histoire réelle dans le
foisonnement de leurs déterminations, et qui envisage ces
déterminations dans leur mouvement.
Si on était parvenu à une connaissance scientifique
de l'évolution des sciences sociales, si le marxisme était
une science exacte, ce ne seraient plus les classes sociales qui
seraient les acteurs de l'histoire, mais les chefs politiques détenteurs
de cette science, ce qu'Althusser explique en disant que la
pratique des dirigeants marxistes « n'est plus spontanée
mais organisée sur la base de la théorie scientifique
du matérialisme historique » (Pour Marx). Un dirigeant
marxiste est en quelque sorte un condensé de matérialisme.
historique.
Quand Lukacs, dans Histoire et conscience de classe, explique que
le matérialisme historique est « le plus important
moyen de lutte » du prolétariat, que « la classe
ouvrière reçoit son arme la plus effilée des
mains de la vraie science », il rejoint les idéalistes
les plus patentés du XVIlle et du XIXe siècle en posant
comme postulat que c'est la conscience qui détermine la vie
et non la vie qui détermine la conscience, inversant ainsi
les termes de Marx (« Ce n'est pas la conscience qui détermine
la vie, c'est la vie qui détermine la conscience »,
l'Idéologie allemande).
De nombreux auteurs, marxistes ou non, ont vu le paradoxe qui consiste,
pour le créateur de la dialectique matérialiste, à
employer la méthode inductive dans son œuvre principale,
le Capital.
Préobrajenski, le théoricien de la N.E.P., dans le
premier chapitre de son ouvrage la Nouvelle Economie, déclare
:
« N'est-il pas évident que nous devons étudier
notre économie en nous laissant guider par la méthode
marxiste? »
Cependant l'auteur semble dérouté par les «
différences d'application de la méthode de la dialectique
matérialiste dues à la matière concrète
de l'étude » :
« Afin de saisir la loi dialectique fondamentale du développement
de l'économie capitaliste et de son équilibre en général,
il faut en premier lieu s'élever au-dessus de tous les
phénomènes du capitalisme concret, qui empêchent
de comprendre cette forme et son mouvement sous leur aspect le plus
pur. » (Souligné par nous.)
Pour comprendre les lois du capitalisme, dit Préobrajenski,
il faut construire un « concept de capitalisme pur »,
et c'est « précisément ce que fait Marx dans
le Capital ».
Mais cette utilisation de l'abstraction n'est pas « la différence
la plus caractéristique » entre ce que Préobrajenski
appelle « la méthode sociologique universelle »
de Marx et la méthode de son économie politique.
En effet, dans l'analyse de certaines particularités de ce
« capitalisme pur », Marx est amené à
employer une méthode « analytico-abstraite ».
Après une tentative de justification un peu confuse de cette
méthode, Préobrajenski contourne la difficulté
en la baptisant: « Méthode dialectique analytique abstraite
». Et voilà!
Lukacs, dès 1922, déplorait la mauvaise habitude
de « considérer la dialectique chez Marx comme un atout
stylistique superficiel... » Dans un passage de la postface
à l'édition allemande du Capital, supprimé
par la suite dans l'édition française, Marx vitupère
les « épigones grincheux, prétentieux et médiocres
qui tiennent actuellement le haut du pavé dans l'Allemagne
cultivée » et qui maltraitent Hegel. Pour leur faire
pièce, il déclare: « Aussi me suis-je ouvertement
déclaré disciple de ce grand penseur et, dans le chapitre
sur la théorie de la valeur, j'allais même flirter
çà et là avec son style particulier. »
Les hégélianismes ayant presque totalement disparu
de l'édition française, Engels allait le reprocher
à Marx, en lui signalant le « pédantisme de
la logique formelle » de la traduction française.
J.A. Schumpeter, un critique non marxiste de Marx, reconnaît,
bien que l’auteur du Capital a été néo-hégélien,
que ce serait « commettre une erreur et ne pas faire justice
à la valeur scientifique de Marx » que de faire de
cet élément philosophique (la dialectique hégélienne)
« la clé principale de son système ».
Marx, dit Schumpeter, « conserva son amour de jeunesse toute
sa vie. »
« Il se complaisait à certaines analogies formelles
que l'on peut constater entre son argumentation et celle de Hegel.
Il aimait à confesser son hégélianisme et user
de la phraséologie hégélienne. Un point c'est
tout. Nulle part Marx ne trahit la science positive en faveur de
la métaphysique. » (Schumpeter : Capitalisme,
socialisme et démocratie.)
Rosdolsky, militant marxiste ukrainien contemporain de la révolution
russe, se donne beaucoup de mal pour démontrer que nombre
de « catégories décisives continuellement employées
viennent directement de la logique de Hegel ». Il cite une
Lettre sur le capital de Marx où celui-ci se réjouit
d'avoir mené à bien ses développements sur
la théorie du profit, et où il conclut : « Quelque
chose m'a rendu grand service : by mere accident j'avais refeuilleté
la Logique de Hegel », sans se rendre compte de la portée
réelle de cette remarque (by mere accident : par hasard).
Rosdolsky analysant de très près l'Ebauche du Capital,
s'intéresse aux raisons qui ont poussé Marx à
modifier de nombreuses fois le plan et la méthode d'élaboration
de son ouvrage, et déclare :
... « Si dans le Capital l'influence de Hegel ne semble à
première vue se manifester que dans quelques notes, l'Ebauche
doit être caractérisée dans sa totalité
comme une référence à Hegel et à la
Logique de celui-ci – aussi radical que soit ici aussi le
“renversement matérialiste” de Hegel. »
(Rosdolsky, Genèse du Capital).
Ce qui est une façon de dire : Marx envisageait l'emploi
de la méthode dialectique quand il a commencé à
rédiger le Capital mais dans la version finale il n'y en
a plus trace. Marx renverse Hegel et Rosdolsky renverse Marx. Mais
Rosdolsky reste très vague sur les raisons et la portée
de la modification dans la méthode d'exposition.
Marx lui-même s'est expliqué dans la préface
de la première édition du Capital :
« L'analyse des formes économiques ne peut s'aider
du microscope ou de réactifs fournis par la chimie ; l'abstraction
est la seule force qui puisse lui servir d'instrument. »
Dans la postface à la seconde édition allemande,
il semble froissé qu'un professeur d'économie politique,
N.I. Sieber, ait pu déclarer que « la méthode
de Marx est celle de toute l'école anglaise, c'est la méthode
déductive dont les avantages et les inconvénients
sont communs aux plus grands théoriciens de l'économie
politique. »
Marx avait l'ambition d'élever la science de la société
au rang d'une science de la nature. Il déclare dans la postface
citée, que « le physicien, pour se rendre compte des
procédés de la nature, ou bien étudie les phénomènes
lorsqu’ils se présentent sous la forme la plus accusée
et la moins obstruée par des influences perturbatrices, ou
bien il expérimente dans des conditions qui assurent autant
que possible la régularité de leur marche ».
La seconde méthode n'étant pas possible, Marx va dévoiler
« l'acte de formation, la génération de ces
catégories, lois, idées, pensées »
tel qu'il reprochait à Proudhon de le faire :
« A force d'abstraire ainsi de tout sujet tous les prétendus
accidents, animés ou inanimés, hommes ou choses,
nous avons raison de dire qu'en dernière abstraction on arrive
à avoir comme substance les catégories logiques. »
C'est ainsi que s'exprime Marx en 1846 contre le Système
des contradictions. Or vingt ans plus tard il reprendra le même
genre d'arguments pour justifier le Capital. La boucle est
bouclée.
CONCLUSION
Il n'a pas été question, dans ce texte, de faire
point par point une analyse critique des principales thèses
de Marx en matière d'économie. Il nous a semblé
plus important d'aller plus au fond du problème et d'évoquer
les questions de méthode, car une méthode d'analyse
peut rester bonne même si ses résultats sont amenés
à être dépassés un jour. Et puis, nous
tenions tout de même à rendre justice à Proudhon
de toutes les âneries qui ont été dites sur
son compte.
La méthode marxiste d'analyse a été mythifiée
aussi bien par les marxistes, qui en ont fait une panacée,
que par nombre d'anarchistes qui ont tout rejeté en bloc,
faisant ainsi l'économie d'une critique véritable.
Pourtant, on pourra objecter : si on accepte certaines propositions
du marxisme on est obligé de tout accepter, car c'est une
théorie cohérente dont tous les éléments
se tiennent et sont indissociables.
Or, le Capital n'aboutit à aucune conclusion en matière
de stratégie politique, de mode d'organisation, de programme.
Il conclut simplement à l'échec de toutes les tentatives
de la bourgeoisie à restaurer le système et à
en colmater les brèches.
A part ça, on peut faire dire au marxisme à peu près
ce qu'on veut. On peut même être anarchiste et se référer
à Marx, à condition de sélectionner ses textes.
C’est ce que certains ont voulu faire, parfois de façon
presque convaincante.
Le point de départ de toute l'œuvre de Marx est que
le moteur de l'histoire est la lutte des classes. En tant que militants,
la lutte des classes est pour nous une chose réelle, palpable
et nous pouvons raisonner comme Engels : la démonstration
de la lutte des classes est que nous la subissons. Mais sur le plan
du principe philosophique, pouvons-nous dire qu’elle est le
moteur de l’histoire ? Une telle affirmation est simplement
invérifiable. C’est une hypothèse de travail,
parmi d’autres.
Car il y en a d'autres, ou au moins une. Kropotkine, lui, est parti
de l'idée que le moteur de l'histoire n'est pas la lutte
des classes entre elles, mais la tendance des hommes à se
solidariser pour survivre.
Son système constitue un ensemble cohérent, qui décrit
exactement la même histoire que Marx, en contrepoint.
Les deux conceptions sont comme le négatif et le positif
de la même photo : elles représentent la même
image.
L'histoire de l'humanité est l'histoire de la création,
par les masses, des mœurs et d'institutions permettant la survie
et la vie en société en s'organisant dans tout ce
qui demande un effort combiné.
Cet effort créateur est contrarié par une minorité
qui tente de s'approprier le pouvoir, le savoir, la superstition.
Cette catégorie d'individus est parcourue de contradictions
internes (« à certaines périodes ils se combattaient
les uns les autres ») mais ils « finissaient toujours
à la longue par s'entendre » pour pouvoir « dominer
les masses, les tenir dans l'obéissance, les gouverner et
les faire travailler pour soi ».
Mais les institutions, qui se sont constituées dans un but
constructif au départ, évoluent, finissent par se
pétrifier. « Elles perdaient leur sens primitif, elles
tombaient sous la domination d'une minorité ambitieuse et
elles finissaient par devenir un empêchement au développement
ultérieur de la société. » (la Science
moderne et l'anarchie).
Alors se produisent des mutations – ou révolutions
– que Kropotkine décrit de façon magistrale
dans son ouvrage sur la Révolution française
:
« Une révolution, c'est le renversement rapide, en
peu d'années, d'institutions qui avaient mis des siècles
à s'enraciner dans le sol et qui semblaient si stables, si
immuables, que les réformateurs les plus fougueux osaient
à peine les attaquer dans leurs écrits... »
C'est, dit Kropotkine, la décomposition rapide de tout ce
qui faisait l'essence de la vie sociale, religieuse, politique,
économique de la nation. C'est l'éclosion de conceptions
nouvelles sur les rapports entre les hommes, qui bouleversèrent
le monde et « donnent au siècle suivant son mot d'ordre,
ses problèmes, sa science, ses lignes de développement
économique, politique et moral » (Ibid).
« Pour arriver à un résultat de cette importance
(...) il ne suffit pas qu'un mouvement des idées se produise
dans les classes instruites, quelle qu'en soit la profondeur; et
il ne suffit pas non plus que des émeutes se produisent au
sein du peuple, quelles qu'en soient le nombre et l'extension. Il
faut que l'action révolutionnaire, venant du peuple, coïncide
avec le mouvement de la pensée révolutionnaire, venant
des classes instruites » (Ibid).
Ainsi, la Révolution française fut, « comme
tout autre événement d’une grande importance,
le résultat d’un ensemble de causes, convergeant à
un moment donné et créant les· hommes qui·contribuèrent
de leur côté à renforcer les effets de ces causes.
» (Ibid.)
On pourrait analyser la volonté de Kropotkine de faire de
l'anarchie « une conception de l'univers basée
sur une interprétation mécanique des phénomènes.
» Il rejoint en cela la plupart des penseurs du XIXe siècle
et leur vision scientiste de l'univers.
Malgré son refus de la méthode dialectique [8], on
voit dans ce qui précède que Kropotkine lui-même,
dans ses œuvres historiques, fait preuve d'une perception nettement
matérialiste et dialectique de l'histoire, qu'il serait
intéressant d'étudier plus à fond. C'est que
tout simplement, un chercheur, un savant, n'a pas un choix
indéfini de méthodes pour parvenir à ses fins.
Que Marx, dans telle circonstance, ait employé la méthode
inductive, et Kropotkine dans telle autre, la méthode dialectique,
n'est donc pas un hasard ni une coïncidence. Mais la méthode
en elle-même ne présage en rien du résultat
obtenu. Si l'emploi d'une mauvaise méthode aboutit rarement
à des résultats justes, il ne suffit pas d'employer
la bonne méthode pour garantir le résultat. C'est
l'erreur idéaliste qu'ont fait nombre de marxistes en considérant
le matérialisme historique comme une arme infaillible.
Ce n'est que l'usage qui est fait d'une arme qui lui confère
son efficacité.
Le but de cette étude était de resituer sur un terrain
plus serein, voire plus sain, les rapports de l'anarchisme
et de Marx en ce qui concerne l'analyse économique. Qu'on
le veuille ou non, que ça plaise ou non, les éléments
méthodologiques apportés par tout un courant de pensée
au XIXe siècle, auquel Proudhon prit part, et dont Marx s'est
fait l'expression la plus claire, sont un acquis qu'il n'est
pas possible d'écarter aujourd'hui. Cela est si vrai que
même les capitalistes, et les gouvernements les plus
réactionnaires, en France, savent utiliser avec beaucoup
de profit d'anciens militants marxistes devenus cadres, sociologues,
psychologues, etc.
Privé de son aura magique et de son caractère incantatoire,
le marxisme redevient ce qu'il n'aurait pas dû cesser d'être
: une méthode d'analyse de la société d'une
part, et d'autre part une stratégie politique, une théorie
de l'organisation. Les questions de stratégie et d'organisation
surtout mériteraient d'être développées
pour que l'exposé critique du marxisme soit complet, pour
que l'ampleur des divergences apparaissent nettement.
Il faut cependant prendre soin de ne pas rejoindre ces anti-marxistes
pour qui « le travail, comme forme d'un rapport d'exploitation
à un degré quelconque, n'est plus pour eux la matrice
essentielle de la structure sociale » (Naville, le Nouveau
Léviathan). Ce que Proudhon exprimait déjà
lorsqu'il disait : « L'unité constitutive de la société
est l'atelier » (Système des contradictions).
Notes
[1] Liste des œuvres examinées :
1845 Idéologie allemande ; 1847 Misère de la philosophie
; 1848 Le Manifeste communiste ; 1850 Luttes de classes en France
; 1852 le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ; 1857 Introduction à
la critique de l'économie politique ; 1859 Critique de l'Economie
politique 1867 ; 1867 Capital ; 1871 Guerre civile en France ; 1875
Critique du programme de Gotha.
[2] « C'est Marx et moi-même, partiellement, qui devons
porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes
donnent plus de poids qu'il ne lui est dû au côté
économique. Face à nos adversaires, Il nous fallait
souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous
ne trouvions pas toujours le temps, le lieu ni l'occasion de donner
leur place aux autres facteurs qui participent à l’action.
» (Engels, lettre à Joseph Bloch,21 septembre 1890.)
[3] Toute théorie socio-politique se fonde à la base,
sur une théorie de la connaissance, c'est-à-dire le
processus par lequel le cogito advient aux hommes. L'enjeu est de
taille. Il s'agit ni plus ni moins, pour chaque penseur, de démontrer
que l’humanité accédera naturellement à
un niveau de conscience qui confirmera ses vues. Pierre Ansart,
dans Marx et l’anarchisme, étudie la théorie
de la connaissance de Proudhon. Le même travail reste à
faire pour Bakounine et démontrerait l'extraordinaire vigueur
et actualité de la pensée de cet auteur.
[4] Une lecture dépassionnée de Marx démontre
qu'il observait une possibilité d'autonomisation de
l'Etat par rapport à l'infrastructure économique :
«La sphère particulière à qui, par suite
de la division du travail était échue l'administration
des intérêts publics, acquit une indépendance
anormale qui fut encore poussée plus loin dans la bureaucratie
moderne. » (L'Idéologie allemande.) De même
il n'y a pas concordance systématique entre la réalité
socioéconomique des classes et leur attitude politique
ou idéologique : les conditions économiques ne
déterminent pas nécessairement les attitudes politiques:
« En France, le petit-bourgeois fait ce que, normalement,
devrait faire le bourgeois industriel; l'ouvrier fait ce qui, normalement,
serait la tâche du petit bourgeois, et la tâche de l'ouvrier,
qui l'accomplit? - Personne ... » (Les Luttes de classes en
France.)
[5] Mao, ancien anarchiste (dit-on) « innovera » le
marxisme en introduisant la notion de « contradiction
au sein du peuple » (non antagonique) et de contradiction
entre le peuple et la classe dominante. (Mao. De la contradiction,
chap. 6, Œuvres choisies, Pékin 1966, Tome 1).
[6] Ecrit en 1846, l'Idéologie allemande n'a pas été
publié et est resté très longtemps inconnu.
La méconnaissance de ce livre très important a contribué
à forger l'interprétation de la pensée de Marx
mi-darwiniste, mi-positiviste que nous devons principalement à
Kautsky et à Plekhanov
[7] Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels
émet même une véritable aberration du point
de vue même du « matérialisme historique ».
Il dit en effet : « Si, jusqu’ici, la raison et la justice
effectives n’ont pas régné dans le monde, c’est
qu’on ne les avait pas encore exactement reconnues. Il manquait
précisément l’individu génial qui est
venu maintenant et qui a reconnu la vérité ; qu’il
se soit présenté maintenant, que la vérité
soit reconnue juste maintenant, ce fait ne résulte pas avec
nécessité de l’enchaînement du développement
historique comme un événement inéluctable,
c’est une simple chance. L’individu de génie
aurait tout aussi bien pu naître cinq cents ans plus tôt,
et il aurait épargné à l’humanité
cinq cents ans d’erreur, de luttes et de souffrances. ».
[8] Le point de vue de Kropotkine sur Marx, ses théories,
sa méthode, révèle un ensemble disparate de
jugements clairvoyants et d'erreurs grossières qui montrent
qu'il ne comprenait pas ce qu'il lisait. Ainsi, il croit réfuter
la théorie de la concentration du capital en affirmant que
« le nombre de ceux qui vivent aux dépens du travail
d'autrui est toujours plus considérable (rentiers, intermédiaires).
» (la Conquête du pain.)
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