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Origine : échange mail
Lorsque, après avoir dépouillé les récits
de tout habillage idéologique, on songe aujourd'hui aux événements
qui se sont déroulés en Russie au lendemain d'Octobre,
on ne peut qu'éprouver un sentiment de vertige. De la prise
du pouvoir à l'affermissement de Staline à la tête
de l'Etat dit soviétique, il se passe dix années pendant
lesquelles « les glorieux dirigeants de la glorieuse révolution
d'Octobre » se combattent, s'allient les uns contre les autres,
défont leurs alliances, se rapprochent de leurs adversaires
de la veille contre leurs anciens alliés, renient leurs propres
partisans, sous l'œil attentif de Staline. Pourtant, la direction
de l'avant-garde du prolétariat avait, pour reprendre la
formule de Lukacs, reçu son arme la plus effilée des
mains de la vraie science « , le marxisme, dont Lénine
disait pour sa part : « On ne peut retrancher aucun principe
fondamental, aucune partie essentielle de cette philosophie du marxisme
coulée dans un seul bloc d'acier, sans s'écarter de
la vérité objective, sans verser dans le mensonge.
bourgeois et réactionnaire. » (Matérialisme
et Empiriocriticisme, 1909.)
Ce genre de proclamation, motivée par le désir d'affirmer
une formulation scientifique, relève à l'évidence
bien plus du credo religieux, et dévoile l'ampleur de la
régression intellectuelle subie par les conceptions léniniennes.
Lorsque la vérité relève moins de la constatation
des faits que de l'interprétation d'un dogme, on assiste
rapidement à une effroyable dégénérescence
politique dont nous avons montré quelques exemples : Trotski
balayant d'un revers de main les « humeurs changeantes »
de la démocratie ouvrière ; Radek décidant
à ne pas céder aux « clameurs des ouvriers »
qui ne « comprennent pas leurs vrais intérêts
» ; Boukharine s'apitoyant sur les mauvaises conditions de
travail... des tchékistes !
La possession de la « vraie science » constitue un
véritable acte de propriété sur la classe ouvrière
; elle légitime ses détenteurs comme direction autoproclamée
du mouvement ouvrier. La moindre contestation de la ligne du parti
– qu'elle s'exprime à l'intérieur de celui-ci
ou à l'extérieur – ne relève pas simplement
d'une divergence politique, elle est une atteinte à la «
vraie science » élaborée par les dirigeants,
et se situe à ce titre en dehors de toute discussion. La
moindre contestation des fondements de cette « vraie science
» constitue une violation qui rejette sans discussion son
auteur dans les rangs de l'ennemi de classe. Face à un problème,
il ne peut y avoir qu'une solution, celle donnée par les
détenteurs et interprètes patentés de la science
; les autres solutions ne peuvent être que le produit de l'idéologie
bourgeoise. Est-il besoin de dire que de telles conceptions de la
« science » sont tragiquement limitatives, que l'histoire
des sciences montre de nombreux exemples de résultats obtenus
par des méthodes différentes, et que de plus le propre
d'une conception scientifique est d'être systématiquement
remise en cause par de nouvelles hypothèses, de nouvelles
découvertes ? Lénine se dissimule derrière
le concept de science pour garantir au marxisme une pérennité
qu'aucune science ne se reconnaît à elle-même
: la science ne peut exister que parce que :
1) les conceptions dominantes d'une époque sont systématiquement
examinées sous des points de vue différents, et,
2) parce qu'elles sont systématiquement rendues obsolètes
par de nouvelles théories.
Tout le problème de la « science », du point
de vue de Lénine, consiste à déterminer qui,
et selon quelles modalités, détermine la bonne interprétation,
c'est-à-dire l'orthodoxie. Ainsi, lorsque Lénine déclare
à N. Valentinov : « Le marxisme orthodoxe n'a besoin
d'aucune modification, ni dans sa philosophie, ni dans sa théorie
de l'économie politique, ni dans ses conséquences
politiques 1 », il n'exprime pas seulement le point de vue
le plus anti-scientifique possible (à savoir : une théorie
scientifique – le marxisme – est immuablement valable),
il expose une aberration du point de vue dialectique. Mais le problème
qu'il pose est bien celui de déterminer qui décide
de la bonne interprétation. C'est là un problème
aisément résolu :
« Les classes sont dirigées par des partis, et les
partis sont dirigés par des individus qu'on nomme les chefs.
( ... ) C'est l'abc, la volonté d'une classe peut être
accomplie par une dictature, la démocratie soviétique
n'est nullement incompatible avec la dictature d'un individu. (
... ) Ce qui importe c'est une direction unique, l'acceptation du
pouvoir dictatorial d'un seul homme. ( ... ) Toutes les phrases
à propos de l'égalité des droits ne sont que
sottises. » (Œuvres complètes, t. 17.)
On a donc affaire à une « science » qui n'est
pas accessible à l'entendement par son contenu propre, par
les démonstrations qu'elle peut proposer, mais qui a besoin
d'être interprétée, dont les mauvaises interprétations
ne révèlent pas une erreur de compréhension
des faits mais des intérêts de classe ennemis, et dont
l'interprétation, en définitive, ne peut être
fournie que par un seul homme.
Les modalités de la détermination de l'orthodoxie
peuvent être (relativement) pacifiques avant la prise du pouvoir,
mais après, les enjeux sont tels que, ayant épuisé
toutes les procédures en une escalade constituée d'étapes
où la discussion cède progressivement le pas à
la violence physique, on aboutit inévitablement à
l'extermination des opposants.
Lorsqu'à l'occasion du dernier round qui a opposé
Zinoviev et Staline, les organisations du parti de Leningrad, fief
du premier, et de Moscou, contrôlées par le second,
votaient des résolutions unanimes se condamnant réciproquement,
Trotski demandait ironiquement : quelle est l'explication sociale
2 ? La question est parfaitement justifiée. Mais on imagine
aisément l'ambiance qui peut régner dans une organisation
où les divergences politiques sont perçues comme l'expression
– chez l'autre – d'intérêts de classe ennemis.
Pourtant, la question que le marxiste Trotski aurait dû poser
est : quelle est « l'explication sociale » d'une organisation
dans laquelle les divergences se règlent dans ces termes?
Revenir sur ces questions n'aurait qu'un intérêt académique
si elles n'avaient d'importantes résonances dans le présent.
Bakounine disait qu'un régime politique, quelque violent
et autoritaire qu'il soit, a besoin d'une « sanction morale
», et que celle-ci doit être « tellement évidente
et simple qu'elle puisse convaincre les masses qui, après
avoir été réduites par la force de l'Etat,
doivent être amenées maintenant à la reconnaissance
morale de son droit. » (Œuvres, Champ libre, VIII, 142).
Or, de toute évidence, l'Etat soviétique aujourd'hui
cherche une sanction morale, une nouvelle légitimité
à la politique qu'il a mise en œuvre, et c'est Boukharine
qui la lui fournit.
En quels termes le problème de la politique économique
du régime se pose-t-il aujourd'hui?
Tout d'abord une constatation : la productivité du travail
en URSS représente 40 % de celle des Etats-Unis. Autrement
dit, très schématiquement, lorsqu'un ouvrier américain
produit 10 objets son homologue soviétique en fabrique 4.
La productivité du travail est, en gros, la résultante
de deux facteurs : le développement technologique du système
et le degré d'exploitation de la force de travail.
La capacité du communisme à développer les
forces productives, que le capitalisme ne parviendrait plus à
développer constitue une des justifications théoriques
du marxisme. C'est parce que les rapports de production capitalistes
entrent en contradiction avec les forces productives, entravant
ces dernières, que le communisme est rendu possible. Or,
malgré les proclamations incantatoires de certaines sectes
trotskistes depuis cinquante ans, on n'avait pas remarqué
que les forces productives avaient cessé de croître
dans le régime capitaliste, et on n'avait pas non plus remarqué
qu'elles avaient subi une expansion particulièrement impressionnante
dans les Etats socialistes.
Les dirigeants soviétiques reconnaissent que les mauvaises
performances de l'économie ont pour cause le système
hypercentralisé instauré par Staline à la fin
des années 20. Mais lorsque Boukharine clamait en 1927 dans
ses Notes d'un économiste : « Nous sommes par trop
centralisés ! », c'est autant à l'héritage
de l'époque léninienne qu'à celui de Staline
qu'il aurait dû s'en prendre.
Les deux inconvénients majeurs du système économique
actuel sont le gaspillage et le retard de l'innovation technologique,
auxquels on peut ajouter l'absence totale de motivation de la main-d'œuvre.
Il s'agit donc de remplacer la gestion administrative par une gestion
économique, assurant une large autonomie des entreprises,
garantissant l'effectivité des mécanismes du marché
et une coordination plus horizontale que verticale.
Outre les résistances au plus haut niveau de l'appareil
d'Etat, l'opposition à la réforme vient évidemment
des membres de l'appareil intermédiaire qui risquent de perdre
leurs privilèges, liés aux fonctions de contrôle
et de décision qu'ils ont assumées depuis 60 ans.
Dans la Pravda, Gorbatchev pouvait ainsi déclarer : «
...Certains dirigeants du parti ont des problèmes avec la
perestroïka – ils sont incapables d'abandonner leurs
fonctions de “distributeurs” qui ne relèvent
pas du parti, le désir de décider de tout pour tout
le monde, de tout contrôler, pour ainsi dire, dans leur main.
» (28 janvier 1987.)
On comprend donc que le souhait d'introduire des modifications
aussi élémentaires que le vote à bulletin secret,
la pluralité des candidatures, la liberté de critique
et l'introduction (partielle) des élections à la place
des nominations par en haut, se heurte à une résistance
acharnée 3.
Pourtant, ces mesures ne semblent susciter dans la classe ouvrière
que le scepticisme, car jusqu'à présent les réformes
de rationalisation introduites ont abouti à resserrer la
discipline, à intensifier le travail, à réduire
les revenus et à augmenter les prix, sans que la consommation
se soit accrue. Lorsque de surcroît, on entend parler de convertibilité
du rouble et d'admission de l'URSS au Fonds monétaire international,
les Soviétiques ont de quoi s'inquiéter.
La première mesure signifierait, à terme, la mise
en concurrence, sur le marché intérieur, des produits
manufacturés russes et étrangers. Les marchandises
soviétiques ne pourraient résister que si les entreprises
rattrapaient leur fantastique retard en matière de productivité
du travail : il s'agit pour le gouvernement ni plus ni moins que
d'utiliser la pression du marché capitaliste pour contraindre
les ouvriers soviétiques...
Quant à l'adhésion au FMI, elle est envisagée
par un officiel soviétique en ces termes : « Notre
participation au FMI favoriserait la solution de certains problèmes
intérieurs ... » (Cf. Actualités soviétiques,
n° 809.) Or, les méthodes préconisées par
le FMI sont connues : réduction des versements sociaux, réduction
massive de main-d'œuvre, hausse des prix, fermeture d'entreprises
non rentables, etc. Si les travailleurs soviétiques ne bénéficiaient
pas, auparavant, du droit d'association, si leurs libertés
politiques étaient réduites, du moins avaient-ils
une certaine sécurité d'emploi. Gorbatchev a compris
ce que Bismarck un siècle avant lui avait constaté
: les libertés politiques formelles ne sont en rien un danger
pour une société de privilèges, elles sont
au contraire le meilleur garant de l'exploitation efficace du prolétariat
4.
On peut faire de nombreux rapprochements entre la situation actuelle
et celle des années 1920-1930, et les réponses proposées
sont globalement identiques. La disparité des prix entre
les produits manufacturés et la production agricole, lorsqu'elle
désavantage les paysans, les empêche d'acheter les
produits de l'industrie. L'accroissement de la productivité
du travail, la guerre au gaspillage, la rationalisation, feront
baisser les prix des produits industriels. Outre que la paysannerie
constitue un énorme marché potentiel, l'équilibre
des relations entre la ville et la campagne permettrait de régler
le problème dramatique de l'approvisionnement des villes.
Boukharine, rappelons-le, pensait que le développement de
l'industrie dépendait du développement de l'agriculture,
de même que cette dernière dépendait de la capacité
de l'industrie à fournir du matériel à la campagne.
La solution préconisée était l'encouragement
des exploitations individuelles.
Le passage direct de la petite exploitation parcellaire au socialisme
était selon lui impossible dans les campagnes. Il fallait
passer par l'intermédiaire du capital privé. Il ne
proposait pas la suppression de la nationalisation du sol mais la
constitution de fermiers employant des salariés sous le contrôle
de l'Etat, et qui seraient expropriés lorsque le degré
de concentration du capital rural serait suffisamment élevé.
Surtout, dans le contexte de la Russie où la paysannerie
était majoritaire, il pensait que ce processus devait se
faire, selon ses propres termes, très, très lentement.
Or Gorbatchev a proposé de concéder en bail de 50
ans d'importantes parcelles de terre à des paysans individuels.
Si cette mesure était adoptée, elle permettrait, selon
le secrétaire général, de fournir sur le marché
une quantité accrue de produits alimentaires. La préoccupation
exprimée par le bureau politique (3 et 6 octobre 1988) est
l'élaboration de « propositions pour une réforme
radicale des relations économiques et de la gestion dans
le complexe agro-industriel du pays ».
A l'autre bout de la chaîne, au niveau de la distribution,
Gorbatchev encourage, comme le faisait Boukharine, la création
de coopératives privées. Ainsi on trouvera sans doute
plus facilement les produits alimentaires qui manquent ; ainsi fera-t-on
sans doute moins la queue ; et à ceux de ses concitoyens
qui se plaignent que ces produits « privés »
sont considérablement plus chers, Gorbatchev répond
de façon très boukharinienne que lorsque ces coopératives
seront en plus grand nombre la concurrence s'accroîtra et
les prix baisseront. Le secrétaire général
pense sans doute que les capitalistes en herbe d'Union soviétique
sont plus bêtes que ceux d'Occident, et qu'ils n'auront pas
l'idée de former des ententes monopolistiques pour éviter
la concurrence.
Nous sommes en plein dans le débat qui opposa la «
gauche » (Trotski, Preobrajenski) et la « droite »
(Boukharine) dans les années 1925-1928. Preobrajenski pensait
que le sort du socialisme dépendait de l'industrialisation
accélérée du pays. Selon lui il fallait trouver
très rapidement des ressources pour financer cette industrialisation.
Le secteur industriel existant, démantelé par la guerre,
la révolution et la guerre civile, ne pouvait à lui
seul créer la plus-value nécessaire à l'industrialisation
: il fallait extraire ces ressources d'investissements de l'économie
rurale. L'industrialisation ne pourrait se faire qu'en transférant
massivement la plus-value de la paysannerie vers le secteur industriel
étatisé.
Preobrajenski nomme ce transfert massif « accumulation socialiste
primitive », par analogie avec l'accumulation primitive du
capitalisme décrite par Marx, et qui s'est faite par la violence
la plus extrême contre les formes économiques non capitalistes.
L'expression n'est certes pas très heureuse car elle suggère
qu'il existe entre l'industrie d'Etat et la paysannerie le même
type de rapport qu'entre la bourgeoisie et le prolétariat,
ou entre les métropoles impérialistes et les colonies.
Si Preobrajenski ne préconise pas des méthodes aussi
brutales que celles employées pour l'accumulation capitaliste,
mais des mesures économiques, administratives, fiscales et
essentiellement « une politique des prix visant systématiquement
l'exploitation de toutes les forces de l'économie privée
», Staline reprendra l'idée du transfert massif entre
1929 et 1932 en la poussant dans ses plus extrêmes limites
de violence, de terreur, lorsqu'il lancera la collectivisation forcée,
ce qui fournit aujourd'hui à l'équipe de Gorbatchev
l'occasion de dire que c'est la gauche, et surtout Trotski, qui
a inspiré la politique stalinienne.
Boukharine qui, à l'époque, fait partie de la majorité
stalinienne – celle d'avant la collectivisation forcée
– développe, contre la gauche, son propre programme.
Tout d'abord, pense-t-il, « une dictature du prolétariat
qui est en guerre avec la paysannerie (...) ne peut en aucune façon
être forte ». L'échange inégal, en éliminant
les stimulations du marché, conduirait les paysans à
refuser de mettre les surplus en circulation, ce qui imposerait
de nouveau la pratique des réquisitions et l'affrontement
avec les paysans. Le conflit avec la paysannerie ne peut être
que défavorable au parti : le soutien de cette classe a été
la condition indispensable du succès de la révolution
en 1917 : « Si cette combinaison particulièrement favorable
entre les classes se perd, alors tout le socle sur lequel la révolution
socialiste peut croître s'effondre. »
Boukharine s'oppose violemment aux thèses de Preobrajenski
qu'il accuse d'inaugurer un système d'exploitation permanent
contre la paysannerie : « Peut-on jamais qualifier le prolétariat
de classe exploiteuse ? », demande-t-il. Sans le savoir, Boukharine
envisage une possibilité sur laquelle un autre Russe s'était
déjà interrogé, cinquante ans plus tôt.
« Les marxiens, dit en effet Bakounine, pensent (que) le prolétariat
des villes est appelé aujourd'hui à détrôner
la classe bourgeoise, à l'absorber et à partager avec
elle la domination et l'exploitation du prolétariat des campagnes,
ce dernier paria de l'histoire... 5 »
Pas plus que Preobrajenski, Boukharine ne nie que l'industrialisation
est la tâche prioritaire du parti. De même il pense
que celle-ci doit se faire à partir des ressources propres
à la Russie, ce qui implique le transfert des ressources
de l'agriculture vers l'industrie d'Etat. Les divergences se situent
au niveau des méthodes et du rythme : « La question
reste de savoir combien nous pouvons prendre à la paysannerie
(...), quelle importance peut prendre ce pompage, quelles méthodes
et quelles limites nous sont assignées, afin que le résultat
soit le plus favorable possible. »
Les membres de l'opposition, dit encore Boukharine, « sont
favorables à une pression maximale, mais elle est économiquement
irrationnelle et politiquement inadmissible. Nous ne renonçons
pas à ce pompage, mais nous voulons le voir s'exercer plus
modérément ».
L'idée de Boukharine est que le développement industriel
dépend du développement de la consommation, qui doit
satisfaire les besoins sociaux. « Plus le pouvoir d'achat
de la paysannerie s'accroît, plus notre industrie se développe
rapidement. » Contre la gauche, il affirme que le secteur
urbain et le secteur rural forment un seul organisme, et que rompre
l'interaction entre l'agriculture et l'industrie conduit à
la catastrophe. Cette interaction ne peut se faire que par le jeu
de l'offre et de la demande. Dans une économie constituée
pour une part écrasante du secteur rural, c'est la demande
paysanne qui stimulera toutes les branches de l'industrie. Inversement,
la qualité et le niveau technologique des produits industriels
fournis aux paysans accroissent et améliorent les produits
agricoles livrés à l'industrie – grains ou cultures
industrielles – ce qui permet leur exportation en échange
de biens d'équipement.
Ces thèses, développées vers 1925, nous renvoient
tout à fait dans les débats actuels de l'économie
soviétique à l'heure de la perestroïka. Il n'est
pas exagéré de dire que Gorbatchev reprend le problème
aujourd'hui dans les termes mêmes où il se posait avant
la collectivisation forcée.
Des critiques extrêmement violentes sont portées aujourd'hui
contre Staline à l'initiative du gouvernement soviétique.
Mais la destruction de l'image de Staline comme instrument du transfert
violent de la plus-value de l'agriculture vers l'industrie (et,
accessoirement, comme responsable de millions de morts...) a pour
corollaire l'assimilation de Trotski à Staline, les deux
hommes étant considérés comme partisans d'une
politique économique identique.
De fait, un général, D. Volkogonov, a publié
un livre, Triomphe et Tragédie, dans lequel il est largement
fait mention de Trotski et de ses relations avec Staline. L'optique
du général soviétique ne peut évidemment
convenir aux trotskistes d'aujourd'hui, mais les questions qu'il
pose ne sont pas dénuées de pertinence et il nous
semble important d'en faire état :
– Pourquoi des dirigeants bolcheviks de valeur tels que Boukharine,
Frounzé, Roudzoutak et d'autres (Trotski n'est pas mentionné
dans l'énumération) n'ont-ils pas été
capables de constituer une direction collective face à Staline
? Quant à Trotski, pendant son exil, il s'est « torturé
l'esprit à l'idée que sa propre passivité aurait
pu aider Staline à surgir du Kremlin ». En d'autres
termes, le général pose le problème de la responsabilité
de Trotski lui-même dans le surgissement du phénomène
stalinien. Volkogonov ajoute d'ailleurs non sans raison : «
Nul autre que Trotski n'a sans doute autant aidé Staline
à renforcer sa position à la tête du parti.
» Trotski était, poursuit le général,
« plus enclin au bonapartisme, au césarisme et à
la dictature militaire qu'à l'idée d'un véritable
pouvoir du peuple ».
– Le général ne manque pas l'occasion de rappeler
que Trotski avait préconisé la militarisation du travail.
« Trotski voulait transformer les régions de production
en unités militaires pour fusionner les districts militaires
avec les unités de production, pour créer des “bataillons
de choc” sur des cibles particulièrement importantes
de manière à accroître la production par l'exemple
personnel et la répression. » On nous suggère
même que Staline avait été « impressionné
par cette façon de poser la question de savoir comment on
pourrait pousser le peuple à “suer” volontairement
“corps et âme” ».
– Enfin, si Trotski n'est plus présenté comme
un ennemi de la révolution, « la source de sa tragédie
réside plus dans sa lutte contre Staline pour le pouvoir
que dans sa bataille contre le stalinisme ». D'ailleurs, il
« était très peu suivi » : « Il
n'avait que très peu de partisans dans le parti. »
Ce n'est pas sans délectation que le général
évoque le désintérêt avec lequel furent
accueillies les manifestations que Trotski et Zinoviev, alors alliés,
organisèrent lors du dixième anniversaire de la révolution.
« Ils purent définitivement se rendre compte, en déambulant
dans les petites rues et les squares de la capitale, qu'ils n'étaient
soutenus que par des individus isolés. La cause était
perdue. »
Certes nous ne pouvons reprendre à notre compte certaines
affirmations du général qui tendent essentiellement
à relativiser le rôle de Staline. Mais notons que,
selon lui, la malchance du peuple soviétique est que, entre
Staline et Trotski, la vieille garde de Lénine a écarté
l'un des deux de la direction du parti : « Ils auraient dû
être écartés tous les deux... »
Il ne fait pas de doute que le sort posthume de Boukharine et celui
de Trotski sont liés. La réhabilitation du premier
était devenue nécessaire, ne serait-ce que pour préserver
du ridicule un régime qui continuait à le définir
comme un traître vendu aux nazis. Elle était devenue
nécessaire aussi tant que le régime éprouvait
le besoin de chercher une justification à sa propre politique
au sein du bolchevisme dans les positions qu'avait défendues
Boukharine. Enfin, la réhabilitation était sans doute
devenue nécessaire pour mieux liquider Trotski.
Si les trotskistes ont raison aujourd'hui de réclamer le
libre débat et l'accessibilité à tous des œuvres
de Trotski, il faut garder à l'esprit que cela ne saurait
suffire pour comprendre le rôle réel qu'il a pu jouer
dans la révolution russe. Les textes de Trotski ne permettront
rien d'autre que de faire connaître l'idée que Trotski
avait lui-même de son propre rôle. Les trotskistes ont
précisément tout à craindre d'une véritable
démarche historique et critique, qui détruirait le
mythe du révolutionnaire opposant à Staline en révélant
à la fois l'extrême passivité dont il a fait
preuve et le contenu réel de l'alternative qu'il proposait.
Opposant à Staline, il l'était certes, mais pour faire
quoi ?
L'étape de la déstalinisation à laquelle nous
semblons assister actuellement risque de ne pas se faire sans dommages
pour Trotski. Michael Reichman écrit qu'il existe des tentatives
« d'identifier Trotski à Staline et, de fait, d'attribuer
au premier la responsabilité de la politique et des actes
du second 6 ». « La majorité de ces auteurs soviétiques
qui le rendent responsable des actes de Staline veulent, indiscutablement,
soutenir que ce dernier n'a rien fait d'autre que réaliser
dans la pratique ce qui était déjà contenu
dans les idées, dans les conceptions de Trotski. »
Attribuer à Trotski la paternité de la politique stalinienne
n'est tout d'abord que simple conjecture, et ne fait que réaliser
un transfert tout à fait hypothétique de responsabilité
d'un homme sur un autre sans permettre en rien de comprendre les
événements. Il convient de s'inscrire en faux contre
ce genre de raisonnement qui, apparemment anti-stalinien, procède
d'une « structure mentale » totalement stalinienne et
qui consiste à ne voir dans l'histoire que l'action d'«
idoles » qui grimpent ou qui descendent selon le cours du
jour.
Staline était notoirement dépourvu de la moindre
idée et le fait qu'il ait systématiquement repris
celles des autres, après en avoir éliminé les
auteurs, pour les déformer monstrueusement, ne rend pas ces
derniers nécessairement responsables de ces déformations.
Mais cela ne transforme pas non plus les dirigeants bolcheviks éliminés
par Staline en innocentes victimes du processus de dégénérescence
de l'Etat, que le méchant secrétaire général
aurait frustrés du plaisir de libérer les masses de
l'oppression bureaucratique. Il paraît plus intéressant
de noter que les bolcheviks, d'une façon générale,
étaient dépourvus de la moindre idée en ce
qui concerne l'organisation de la société, à
commencer par Lénine et à l'exception précisément
de Boukharine qui avait perçu cette chose toute bête,
que dix millions d'ouvriers ne peuvent réussir une révolution
contre cent millions de paysans. Il nous paraît erroné
de mettre grossièrement un signe égal entre la militarisation
du travail prônée par Trotski et la politique menée
plus tard par Staline, parce qu'alors le point de vue des deux hommes
apparaît comme des accidents de l'histoire, des erreurs qui
ne peuvent être attribuées qu'à Staline et à
Trotski. Il nous paraît plus intéressant de souligner
que l'ensemble du parti bolchevique, confronté à un
problème – la gestion économique de la société
– ne trouvait qu'un type identique de solution, fondé
sur la contrainte, la répression et la centralisation étatique.
Boukharine est un cas à part et ses positions méritaient
d'être mieux examinées par le mouvement libertaire
car il était le seul à avoir perçu le poids
de la masse paysanne dans une révolution prolétarienne.
Il ne s'agit pas de dire qu'il était en quoi que ce soit
anarchiste, il s'agit simplement de la problématique qu'il
avait soulevée. En effet, dans les exemples historiques où
les anarchistes étaient hégémoniques –
dans l'Ukraine makhnoviste et dans une partie de l'Espagne de 1936
– la collectivisation massive des terres par les paysans s'est
effectivement réalisée sans contrainte (sans contrainte
contre les paysans, s'entend), ce qui prouve que c'était
possible, mais avec des méthodes radicalement différentes.
Le résultat le plus tangible, en Espagne en particulier,
est qu'il n’y a pas eu d'antagonisme majeur entre la ville
et la campagne et que les centres urbains étaient approvisionnés
en nourriture. Il est d'ailleurs significatif qu'à cette
époque les troupes communistes du général Lister
parcouraient les campagnes précisément pour détruire
les collectivités agricoles...
La mise en valeur par certains auteurs soviétiques des positions
de Boukharine n'est, aujourd'hui, évidemment pas innocente.
Reichman 7 écrit à ce sujet : « Le problème
de Trotski renvoie à la recherche d'un lien avec le courant
réformateur d'aujourd'hui. On voit en Boukharine le précurseur
de l'actuelle réforme. En effet, Boukharine et Trotski se
trouvèrent en opposition, à divers moments, sur différentes
questions relatives à l'édification du pays. En attaquant
Trotski, de nombreux auteurs cherchent certainement à mettre
en valeur la position et les mérites de Boukharine... »
De fait, le général soviétique dont on a évoqué
le livre présente explicitement Trotski comme « un
dictateur potentiel déchu », « un dictateur potentiel
manqué ». Dans le numéro 12 de la revue Ogoniok,
un savant connu déclare au sujet de Trotski et de Staline
: « A mon avis, celui-là est le Staline d'hier et celui-ci
est le Trotski d'aujourd'hui. » Dans la Pravda, un important
écrivain déclare : « Des impôts à
n'en plus finir, des emprunts forcés, la dissolution des
coopératives, la confiscation de leurs instruments de travail
et finalement la répression, la prison, les exécutions,
les déportations, voilà ce que signifiait le trotskisme
pour des millions de familles paysannes. »
Il ne suffit pas de demander que les travailleurs soviétiques
puissent « vérifier eux-mêmes ce que Trotski
a écrit et quels étaient ses projets » 8. ils
doivent pouvoir être en mesure de déterminer ce qu'il
fut en fonction de ses actes, et cela n'est possible que par un
débat qui ne soit pas le monopole des staliniens reconvertis
en démocrates et des trotskistes. Car ouvrir le débat
le plus radical et le plus lucide sur Staline appelle immanquablement
l'ouverture du débat sur les responsabilités collectives
dans l'instauration du régime stalinien. On ne saurait se
contenter des explications qui se limitent aux causes extérieures
: contexte international, arriération de la Russie, sans
pour autant les sous-estimer. Et là nous touchons aux responsabilités
de la politique et des méthodes du parti bolchevique dans
son ensemble. Les Soviétiques découvriront que Trotski
ne détient ni l'antériorité ni l'exclusivité
de l'opposition à la dégénérescence
bureaucratique et autoritaire, commencée bien avant que Staline
ne contrôle l'Etat. Ils découvriront précisément
que le stalinisme n'a été possible que grâce
à cette dégénérescence, dont Troski
et Boukharine furent parmi les principaux artisans avant d'en être
les victimes.
Les soviétiques découvriront de même que Trotski
contribua à l'écrasement des oppositions – intérieures
au parti et extérieures à lui – qui se manifestèrent
bien avant qu'il ne se décidât lui-même à
bouger. A l'intérieur du parti bolchevique des voix s'étaient
élevées dès 1918 contre l'orientation prise.
Citons Miasnikov, qui fut le seul bolchevik, après 1917,
à réclamer la liberté de parole pour les autres
partis : c'était un vieil ouvrier, membre du parti depuis
1906 ; il critiquait violemment la bureaucratie, les erreurs des
principaux dirigeants du parti. Son groupe ouvrier réclamait
la liberté pour les autres partis comme seul moyen pour garantir
l'efficacité et la probité du parti bolchevique. Miasnikov
avait en outre eu l'idée saugrenue de créer des syndicats
de paysans afin de réduire le fossé qui séparait
ouvriers et paysans. il écrivit plus tard : « Le pouvoir
soviétique devrait entretenir à ses frais un corps
de dénigreurs, comme le faisaient autrefois les empereurs
romains... »
La commission de l'Orgbureau qui l'exclut en 1921 comprenait Trotski
et Boukharine ...
1988
NOTES
1) Nicolas Valentinov, Mes rencontres avec Lénine, Paris,
Plon, 1964, p. 22.
2) R.V. Daniels, The Conscience of the Revolution, Oxford, 1960,
p. 28.
3) « Le système bolchevique ne connaît dans
tous ses secteurs que la méthode d'avancement par cooptation
; il ignore pratiquement le recours de l'inférieur contre
l'échelon supérieur de l'appareil administratif. Sa
hiérarchie ne prévoit pas de contrepartie au principe
absolu de subordination de la base au sommet. » (Michel Collinet,
Du bolchevisme, Paris, Amyot-Dumont, 1957, p. 29).
4) C'est en effet un homme issu d'un système autoritaire
et despotique qui a eu l'intelligence de comprendre que le système
représentatif ne constitue en rien une menace pour le système
en place. Le fait que parallèlement à l'évolution
graduelle vers une démocratie parlementaire il s'efforce
d'obtenir un accroissement de pouvoir pour le chef d'Etat ne fait
que confirmer le schéma.
5) M. Bakounine, Œuvres VIII, Paris, Champ Libre, 1982, p.
161.
6) Imprecor, n° 272, sept. 1988.
7) Ibid.
8) Imprecor, n° 273, oct. 1988.
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