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La réhabilitation de Boukharine ou la seconde mort de Trotski
René Berthier en 1988
Publié dans Economies et Sociétés, « Etudes de Marxologie »,
S, n° 28-29,1991, pp. 165-177

Origine : échange mail

Lorsque, après avoir dépouillé les récits de tout habillage idéologique, on songe aujourd'hui aux événements qui se sont déroulés en Russie au lendemain d'Octobre, on ne peut qu'éprouver un sentiment de vertige. De la prise du pouvoir à l'affermissement de Staline à la tête de l'Etat dit soviétique, il se passe dix années pendant lesquelles « les glorieux dirigeants de la glorieuse révolution d'Octobre » se combattent, s'allient les uns contre les autres, défont leurs alliances, se rapprochent de leurs adversaires de la veille contre leurs anciens alliés, renient leurs propres partisans, sous l'œil attentif de Staline. Pourtant, la direction de l'avant-garde du prolétariat avait, pour reprendre la formule de Lukacs, reçu son arme la plus effilée des mains de la vraie science « , le marxisme, dont Lénine disait pour sa part : « On ne peut retrancher aucun principe fondamental, aucune partie essentielle de cette philosophie du marxisme coulée dans un seul bloc d'acier, sans s'écarter de la vérité objective, sans verser dans le mensonge. bourgeois et réactionnaire. » (Matérialisme et Empiriocriticisme, 1909.)

Ce genre de proclamation, motivée par le désir d'affirmer une formulation scientifique, relève à l'évidence bien plus du credo religieux, et dévoile l'ampleur de la régression intellectuelle subie par les conceptions léniniennes.

Lorsque la vérité relève moins de la constatation des faits que de l'interprétation d'un dogme, on assiste rapidement à une effroyable dégénérescence politique dont nous avons montré quelques exemples : Trotski balayant d'un revers de main les « humeurs changeantes » de la démocratie ouvrière ; Radek décidant à ne pas céder aux « clameurs des ouvriers » qui ne « comprennent pas leurs vrais intérêts » ; Boukharine s'apitoyant sur les mauvaises conditions de travail... des tchékistes !

La possession de la « vraie science » constitue un véritable acte de propriété sur la classe ouvrière ; elle légitime ses détenteurs comme direction autoproclamée du mouvement ouvrier. La moindre contestation de la ligne du parti – qu'elle s'exprime à l'intérieur de celui-ci ou à l'extérieur – ne relève pas simplement d'une divergence politique, elle est une atteinte à la « vraie science » élaborée par les dirigeants, et se situe à ce titre en dehors de toute discussion. La moindre contestation des fondements de cette « vraie science » constitue une violation qui rejette sans discussion son auteur dans les rangs de l'ennemi de classe. Face à un problème, il ne peut y avoir qu'une solution, celle donnée par les détenteurs et interprètes patentés de la science ; les autres solutions ne peuvent être que le produit de l'idéologie bourgeoise. Est-il besoin de dire que de telles conceptions de la « science » sont tragiquement limitatives, que l'histoire des sciences montre de nombreux exemples de résultats obtenus par des méthodes différentes, et que de plus le propre d'une conception scientifique est d'être systématiquement remise en cause par de nouvelles hypothèses, de nouvelles découvertes ? Lénine se dissimule derrière le concept de science pour garantir au marxisme une pérennité qu'aucune science ne se reconnaît à elle-même : la science ne peut exister que parce que :

1) les conceptions dominantes d'une époque sont systématiquement examinées sous des points de vue différents, et,

2) parce qu'elles sont systématiquement rendues obsolètes par de nouvelles théories.

Tout le problème de la « science », du point de vue de Lénine, consiste à déterminer qui, et selon quelles modalités, détermine la bonne interprétation, c'est-à-dire l'orthodoxie. Ainsi, lorsque Lénine déclare à N. Valentinov : « Le marxisme orthodoxe n'a besoin d'aucune modification, ni dans sa philosophie, ni dans sa théorie de l'économie politique, ni dans ses conséquences politiques 1 », il n'exprime pas seulement le point de vue le plus anti-scientifique possible (à savoir : une théorie scientifique – le marxisme – est immuablement valable), il expose une aberration du point de vue dialectique. Mais le problème qu'il pose est bien celui de déterminer qui décide de la bonne interprétation. C'est là un problème aisément résolu :

« Les classes sont dirigées par des partis, et les partis sont dirigés par des individus qu'on nomme les chefs. ( ... ) C'est l'abc, la volonté d'une classe peut être accomplie par une dictature, la démocratie soviétique n'est nullement incompatible avec la dictature d'un individu. ( ... ) Ce qui importe c'est une direction unique, l'acceptation du pouvoir dictatorial d'un seul homme. ( ... ) Toutes les phrases à propos de l'égalité des droits ne sont que sottises. » (Œuvres complètes, t. 17.)

On a donc affaire à une « science » qui n'est pas accessible à l'entendement par son contenu propre, par les démonstrations qu'elle peut proposer, mais qui a besoin d'être interprétée, dont les mauvaises interprétations ne révèlent pas une erreur de compréhension des faits mais des intérêts de classe ennemis, et dont l'interprétation, en définitive, ne peut être fournie que par un seul homme.

Les modalités de la détermination de l'orthodoxie peuvent être (relativement) pacifiques avant la prise du pouvoir, mais après, les enjeux sont tels que, ayant épuisé toutes les procédures en une escalade constituée d'étapes où la discussion cède progressivement le pas à la violence physique, on aboutit inévitablement à l'extermination des opposants.

Lorsqu'à l'occasion du dernier round qui a opposé Zinoviev et Staline, les organisations du parti de Leningrad, fief du premier, et de Moscou, contrôlées par le second, votaient des résolutions unanimes se condamnant réciproquement, Trotski demandait ironiquement : quelle est l'explication sociale 2 ? La question est parfaitement justifiée. Mais on imagine aisément l'ambiance qui peut régner dans une organisation où les divergences politiques sont perçues comme l'expression – chez l'autre – d'intérêts de classe ennemis.

Pourtant, la question que le marxiste Trotski aurait dû poser est : quelle est « l'explication sociale » d'une organisation dans laquelle les divergences se règlent dans ces termes?

Revenir sur ces questions n'aurait qu'un intérêt académique si elles n'avaient d'importantes résonances dans le présent. Bakounine disait qu'un régime politique, quelque violent et autoritaire qu'il soit, a besoin d'une « sanction morale », et que celle-ci doit être « tellement évidente et simple qu'elle puisse convaincre les masses qui, après avoir été réduites par la force de l'Etat, doivent être amenées maintenant à la reconnaissance morale de son droit. » (Œuvres, Champ libre, VIII, 142).

Or, de toute évidence, l'Etat soviétique aujourd'hui cherche une sanction morale, une nouvelle légitimité à la politique qu'il a mise en œuvre, et c'est Boukharine qui la lui fournit.

En quels termes le problème de la politique économique du régime se pose-t-il aujourd'hui?

Tout d'abord une constatation : la productivité du travail en URSS représente 40 % de celle des Etats-Unis. Autrement dit, très schématiquement, lorsqu'un ouvrier américain produit 10 objets son homologue soviétique en fabrique 4. La productivité du travail est, en gros, la résultante de deux facteurs : le développement technologique du système et le degré d'exploitation de la force de travail.

La capacité du communisme à développer les forces productives, que le capitalisme ne parviendrait plus à développer constitue une des justifications théoriques du marxisme. C'est parce que les rapports de production capitalistes entrent en contradiction avec les forces productives, entravant ces dernières, que le communisme est rendu possible. Or, malgré les proclamations incantatoires de certaines sectes trotskistes depuis cinquante ans, on n'avait pas remarqué que les forces productives avaient cessé de croître dans le régime capitaliste, et on n'avait pas non plus remarqué qu'elles avaient subi une expansion particulièrement impressionnante dans les Etats socialistes.

Les dirigeants soviétiques reconnaissent que les mauvaises performances de l'économie ont pour cause le système hypercentralisé instauré par Staline à la fin des années 20. Mais lorsque Boukharine clamait en 1927 dans ses Notes d'un économiste : « Nous sommes par trop centralisés ! », c'est autant à l'héritage de l'époque léninienne qu'à celui de Staline qu'il aurait dû s'en prendre.

Les deux inconvénients majeurs du système économique actuel sont le gaspillage et le retard de l'innovation technologique, auxquels on peut ajouter l'absence totale de motivation de la main-d'œuvre. Il s'agit donc de remplacer la gestion administrative par une gestion économique, assurant une large autonomie des entreprises, garantissant l'effectivité des mécanismes du marché et une coordination plus horizontale que verticale.

Outre les résistances au plus haut niveau de l'appareil d'Etat, l'opposition à la réforme vient évidemment des membres de l'appareil intermédiaire qui risquent de perdre leurs privilèges, liés aux fonctions de contrôle et de décision qu'ils ont assumées depuis 60 ans.

Dans la Pravda, Gorbatchev pouvait ainsi déclarer : « ...Certains dirigeants du parti ont des problèmes avec la perestroïka – ils sont incapables d'abandonner leurs fonctions de “distributeurs” qui ne relèvent pas du parti, le désir de décider de tout pour tout le monde, de tout contrôler, pour ainsi dire, dans leur main. » (28 janvier 1987.)

On comprend donc que le souhait d'introduire des modifications aussi élémentaires que le vote à bulletin secret, la pluralité des candidatures, la liberté de critique et l'introduction (partielle) des élections à la place des nominations par en haut, se heurte à une résistance acharnée 3.

Pourtant, ces mesures ne semblent susciter dans la classe ouvrière que le scepticisme, car jusqu'à présent les réformes de rationalisation introduites ont abouti à resserrer la discipline, à intensifier le travail, à réduire les revenus et à augmenter les prix, sans que la consommation se soit accrue. Lorsque de surcroît, on entend parler de convertibilité du rouble et d'admission de l'URSS au Fonds monétaire international, les Soviétiques ont de quoi s'inquiéter.

La première mesure signifierait, à terme, la mise en concurrence, sur le marché intérieur, des produits manufacturés russes et étrangers. Les marchandises soviétiques ne pourraient résister que si les entreprises rattrapaient leur fantastique retard en matière de productivité du travail : il s'agit pour le gouvernement ni plus ni moins que d'utiliser la pression du marché capitaliste pour contraindre les ouvriers soviétiques...

Quant à l'adhésion au FMI, elle est envisagée par un officiel soviétique en ces termes : « Notre participation au FMI favoriserait la solution de certains problèmes intérieurs ... » (Cf. Actualités soviétiques, n° 809.) Or, les méthodes préconisées par le FMI sont connues : réduction des versements sociaux, réduction massive de main-d'œuvre, hausse des prix, fermeture d'entreprises non rentables, etc. Si les travailleurs soviétiques ne bénéficiaient pas, auparavant, du droit d'association, si leurs libertés politiques étaient réduites, du moins avaient-ils une certaine sécurité d'emploi. Gorbatchev a compris ce que Bismarck un siècle avant lui avait constaté : les libertés politiques formelles ne sont en rien un danger pour une société de privilèges, elles sont au contraire le meilleur garant de l'exploitation efficace du prolétariat 4.

On peut faire de nombreux rapprochements entre la situation actuelle et celle des années 1920-1930, et les réponses proposées sont globalement identiques. La disparité des prix entre les produits manufacturés et la production agricole, lorsqu'elle désavantage les paysans, les empêche d'acheter les produits de l'industrie. L'accroissement de la productivité du travail, la guerre au gaspillage, la rationalisation, feront baisser les prix des produits industriels. Outre que la paysannerie constitue un énorme marché potentiel, l'équilibre des relations entre la ville et la campagne permettrait de régler le problème dramatique de l'approvisionnement des villes. Boukharine, rappelons-le, pensait que le développement de l'industrie dépendait du développement de l'agriculture, de même que cette dernière dépendait de la capacité de l'industrie à fournir du matériel à la campagne. La solution préconisée était l'encouragement des exploitations individuelles.

Le passage direct de la petite exploitation parcellaire au socialisme était selon lui impossible dans les campagnes. Il fallait passer par l'intermédiaire du capital privé. Il ne proposait pas la suppression de la nationalisation du sol mais la constitution de fermiers employant des salariés sous le contrôle de l'Etat, et qui seraient expropriés lorsque le degré de concentration du capital rural serait suffisamment élevé. Surtout, dans le contexte de la Russie où la paysannerie était majoritaire, il pensait que ce processus devait se faire, selon ses propres termes, très, très lentement. Or Gorbatchev a proposé de concéder en bail de 50 ans d'importantes parcelles de terre à des paysans individuels. Si cette mesure était adoptée, elle permettrait, selon le secrétaire général, de fournir sur le marché une quantité accrue de produits alimentaires. La préoccupation exprimée par le bureau politique (3 et 6 octobre 1988) est l'élaboration de « propositions pour une réforme radicale des relations économiques et de la gestion dans le complexe agro-industriel du pays ».

A l'autre bout de la chaîne, au niveau de la distribution, Gorbatchev encourage, comme le faisait Boukharine, la création de coopératives privées. Ainsi on trouvera sans doute plus facilement les produits alimentaires qui manquent ; ainsi fera-t-on sans doute moins la queue ; et à ceux de ses concitoyens qui se plaignent que ces produits « privés » sont considérablement plus chers, Gorbatchev répond de façon très boukharinienne que lorsque ces coopératives seront en plus grand nombre la concurrence s'accroîtra et les prix baisseront. Le secrétaire général pense sans doute que les capitalistes en herbe d'Union soviétique sont plus bêtes que ceux d'Occident, et qu'ils n'auront pas l'idée de former des ententes monopolistiques pour éviter la concurrence.

Nous sommes en plein dans le débat qui opposa la « gauche » (Trotski, Preobrajenski) et la « droite » (Boukharine) dans les années 1925-1928. Preobrajenski pensait que le sort du socialisme dépendait de l'industrialisation accélérée du pays. Selon lui il fallait trouver très rapidement des ressources pour financer cette industrialisation. Le secteur industriel existant, démantelé par la guerre, la révolution et la guerre civile, ne pouvait à lui seul créer la plus-value nécessaire à l'industrialisation : il fallait extraire ces ressources d'investissements de l'économie rurale. L'industrialisation ne pourrait se faire qu'en transférant massivement la plus-value de la paysannerie vers le secteur industriel étatisé.

Preobrajenski nomme ce transfert massif « accumulation socialiste primitive », par analogie avec l'accumulation primitive du capitalisme décrite par Marx, et qui s'est faite par la violence la plus extrême contre les formes économiques non capitalistes. L'expression n'est certes pas très heureuse car elle suggère qu'il existe entre l'industrie d'Etat et la paysannerie le même type de rapport qu'entre la bourgeoisie et le prolétariat, ou entre les métropoles impérialistes et les colonies.

Si Preobrajenski ne préconise pas des méthodes aussi brutales que celles employées pour l'accumulation capitaliste, mais des mesures économiques, administratives, fiscales et essentiellement « une politique des prix visant systématiquement l'exploitation de toutes les forces de l'économie privée », Staline reprendra l'idée du transfert massif entre 1929 et 1932 en la poussant dans ses plus extrêmes limites de violence, de terreur, lorsqu'il lancera la collectivisation forcée, ce qui fournit aujourd'hui à l'équipe de Gorbatchev l'occasion de dire que c'est la gauche, et surtout Trotski, qui a inspiré la politique stalinienne.

Boukharine qui, à l'époque, fait partie de la majorité stalinienne – celle d'avant la collectivisation forcée – développe, contre la gauche, son propre programme. Tout d'abord, pense-t-il, « une dictature du prolétariat qui est en guerre avec la paysannerie (...) ne peut en aucune façon être forte ». L'échange inégal, en éliminant les stimulations du marché, conduirait les paysans à refuser de mettre les surplus en circulation, ce qui imposerait de nouveau la pratique des réquisitions et l'affrontement avec les paysans. Le conflit avec la paysannerie ne peut être que défavorable au parti : le soutien de cette classe a été la condition indispensable du succès de la révolution en 1917 : « Si cette combinaison particulièrement favorable entre les classes se perd, alors tout le socle sur lequel la révolution socialiste peut croître s'effondre. »

Boukharine s'oppose violemment aux thèses de Preobrajenski qu'il accuse d'inaugurer un système d'exploitation permanent contre la paysannerie : « Peut-on jamais qualifier le prolétariat de classe exploiteuse ? », demande-t-il. Sans le savoir, Boukharine envisage une possibilité sur laquelle un autre Russe s'était déjà interrogé, cinquante ans plus tôt. « Les marxiens, dit en effet Bakounine, pensent (que) le prolétariat des villes est appelé aujourd'hui à détrôner la classe bourgeoise, à l'absorber et à partager avec elle la domination et l'exploitation du prolétariat des campagnes, ce dernier paria de l'histoire... 5 »

Pas plus que Preobrajenski, Boukharine ne nie que l'industrialisation est la tâche prioritaire du parti. De même il pense que celle-ci doit se faire à partir des ressources propres à la Russie, ce qui implique le transfert des ressources de l'agriculture vers l'industrie d'Etat. Les divergences se situent au niveau des méthodes et du rythme : « La question reste de savoir combien nous pouvons prendre à la paysannerie (...), quelle importance peut prendre ce pompage, quelles méthodes et quelles limites nous sont assignées, afin que le résultat soit le plus favorable possible. »

Les membres de l'opposition, dit encore Boukharine, « sont favorables à une pression maximale, mais elle est économiquement irrationnelle et politiquement inadmissible. Nous ne renonçons pas à ce pompage, mais nous voulons le voir s'exercer plus modérément ».

L'idée de Boukharine est que le développement industriel dépend du développement de la consommation, qui doit satisfaire les besoins sociaux. « Plus le pouvoir d'achat de la paysannerie s'accroît, plus notre industrie se développe rapidement. » Contre la gauche, il affirme que le secteur urbain et le secteur rural forment un seul organisme, et que rompre l'interaction entre l'agriculture et l'industrie conduit à la catastrophe. Cette interaction ne peut se faire que par le jeu de l'offre et de la demande. Dans une économie constituée pour une part écrasante du secteur rural, c'est la demande paysanne qui stimulera toutes les branches de l'industrie. Inversement, la qualité et le niveau technologique des produits industriels fournis aux paysans accroissent et améliorent les produits agricoles livrés à l'industrie – grains ou cultures industrielles – ce qui permet leur exportation en échange de biens d'équipement.

Ces thèses, développées vers 1925, nous renvoient tout à fait dans les débats actuels de l'économie soviétique à l'heure de la perestroïka. Il n'est pas exagéré de dire que Gorbatchev reprend le problème aujourd'hui dans les termes mêmes où il se posait avant la collectivisation forcée.

Des critiques extrêmement violentes sont portées aujourd'hui contre Staline à l'initiative du gouvernement soviétique. Mais la destruction de l'image de Staline comme instrument du transfert violent de la plus-value de l'agriculture vers l'industrie (et, accessoirement, comme responsable de millions de morts...) a pour corollaire l'assimilation de Trotski à Staline, les deux hommes étant considérés comme partisans d'une politique économique identique.

De fait, un général, D. Volkogonov, a publié un livre, Triomphe et Tragédie, dans lequel il est largement fait mention de Trotski et de ses relations avec Staline. L'optique du général soviétique ne peut évidemment convenir aux trotskistes d'aujourd'hui, mais les questions qu'il pose ne sont pas dénuées de pertinence et il nous semble important d'en faire état :

– Pourquoi des dirigeants bolcheviks de valeur tels que Boukharine, Frounzé, Roudzoutak et d'autres (Trotski n'est pas mentionné dans l'énumération) n'ont-ils pas été capables de constituer une direction collective face à Staline ? Quant à Trotski, pendant son exil, il s'est « torturé l'esprit à l'idée que sa propre passivité aurait pu aider Staline à surgir du Kremlin ». En d'autres termes, le général pose le problème de la responsabilité de Trotski lui-même dans le surgissement du phénomène stalinien. Volkogonov ajoute d'ailleurs non sans raison : « Nul autre que Trotski n'a sans doute autant aidé Staline à renforcer sa position à la tête du parti. » Trotski était, poursuit le général, « plus enclin au bonapartisme, au césarisme et à la dictature militaire qu'à l'idée d'un véritable pouvoir du peuple ».

– Le général ne manque pas l'occasion de rappeler que Trotski avait préconisé la militarisation du travail. « Trotski voulait transformer les régions de production en unités militaires pour fusionner les districts militaires avec les unités de production, pour créer des “bataillons de choc” sur des cibles particulièrement importantes de manière à accroître la production par l'exemple personnel et la répression. » On nous suggère même que Staline avait été « impressionné par cette façon de poser la question de savoir comment on pourrait pousser le peuple à “suer” volontairement “corps et âme” ».

– Enfin, si Trotski n'est plus présenté comme un ennemi de la révolution, « la source de sa tragédie réside plus dans sa lutte contre Staline pour le pouvoir que dans sa bataille contre le stalinisme ». D'ailleurs, il « était très peu suivi » : « Il n'avait que très peu de partisans dans le parti. » Ce n'est pas sans délectation que le général évoque le désintérêt avec lequel furent accueillies les manifestations que Trotski et Zinoviev, alors alliés, organisèrent lors du dixième anniversaire de la révolution. « Ils purent définitivement se rendre compte, en déambulant dans les petites rues et les squares de la capitale, qu'ils n'étaient soutenus que par des individus isolés. La cause était perdue. »

Certes nous ne pouvons reprendre à notre compte certaines affirmations du général qui tendent essentiellement à relativiser le rôle de Staline. Mais notons que, selon lui, la malchance du peuple soviétique est que, entre Staline et Trotski, la vieille garde de Lénine a écarté l'un des deux de la direction du parti : « Ils auraient dû être écartés tous les deux... »

Il ne fait pas de doute que le sort posthume de Boukharine et celui de Trotski sont liés. La réhabilitation du premier était devenue nécessaire, ne serait-ce que pour préserver du ridicule un régime qui continuait à le définir comme un traître vendu aux nazis. Elle était devenue nécessaire aussi tant que le régime éprouvait le besoin de chercher une justification à sa propre politique au sein du bolchevisme dans les positions qu'avait défendues Boukharine. Enfin, la réhabilitation était sans doute devenue nécessaire pour mieux liquider Trotski.

Si les trotskistes ont raison aujourd'hui de réclamer le libre débat et l'accessibilité à tous des œuvres de Trotski, il faut garder à l'esprit que cela ne saurait suffire pour comprendre le rôle réel qu'il a pu jouer dans la révolution russe. Les textes de Trotski ne permettront rien d'autre que de faire connaître l'idée que Trotski avait lui-même de son propre rôle. Les trotskistes ont précisément tout à craindre d'une véritable démarche historique et critique, qui détruirait le mythe du révolutionnaire opposant à Staline en révélant à la fois l'extrême passivité dont il a fait preuve et le contenu réel de l'alternative qu'il proposait. Opposant à Staline, il l'était certes, mais pour faire quoi ?

L'étape de la déstalinisation à laquelle nous semblons assister actuellement risque de ne pas se faire sans dommages pour Trotski. Michael Reichman écrit qu'il existe des tentatives « d'identifier Trotski à Staline et, de fait, d'attribuer au premier la responsabilité de la politique et des actes du second 6 ». « La majorité de ces auteurs soviétiques qui le rendent responsable des actes de Staline veulent, indiscutablement, soutenir que ce dernier n'a rien fait d'autre que réaliser dans la pratique ce qui était déjà contenu dans les idées, dans les conceptions de Trotski. » Attribuer à Trotski la paternité de la politique stalinienne n'est tout d'abord que simple conjecture, et ne fait que réaliser un transfert tout à fait hypothétique de responsabilité d'un homme sur un autre sans permettre en rien de comprendre les événements. Il convient de s'inscrire en faux contre ce genre de raisonnement qui, apparemment anti-stalinien, procède d'une « structure mentale » totalement stalinienne et qui consiste à ne voir dans l'histoire que l'action d'« idoles » qui grimpent ou qui descendent selon le cours du jour.

Staline était notoirement dépourvu de la moindre idée et le fait qu'il ait systématiquement repris celles des autres, après en avoir éliminé les auteurs, pour les déformer monstrueusement, ne rend pas ces derniers nécessairement responsables de ces déformations. Mais cela ne transforme pas non plus les dirigeants bolcheviks éliminés par Staline en innocentes victimes du processus de dégénérescence de l'Etat, que le méchant secrétaire général aurait frustrés du plaisir de libérer les masses de l'oppression bureaucratique. Il paraît plus intéressant de noter que les bolcheviks, d'une façon générale, étaient dépourvus de la moindre idée en ce qui concerne l'organisation de la société, à commencer par Lénine et à l'exception précisément de Boukharine qui avait perçu cette chose toute bête, que dix millions d'ouvriers ne peuvent réussir une révolution contre cent millions de paysans. Il nous paraît erroné de mettre grossièrement un signe égal entre la militarisation du travail prônée par Trotski et la politique menée plus tard par Staline, parce qu'alors le point de vue des deux hommes apparaît comme des accidents de l'histoire, des erreurs qui ne peuvent être attribuées qu'à Staline et à Trotski. Il nous paraît plus intéressant de souligner que l'ensemble du parti bolchevique, confronté à un problème – la gestion économique de la société – ne trouvait qu'un type identique de solution, fondé sur la contrainte, la répression et la centralisation étatique.

Boukharine est un cas à part et ses positions méritaient d'être mieux examinées par le mouvement libertaire car il était le seul à avoir perçu le poids de la masse paysanne dans une révolution prolétarienne. Il ne s'agit pas de dire qu'il était en quoi que ce soit anarchiste, il s'agit simplement de la problématique qu'il avait soulevée. En effet, dans les exemples historiques où les anarchistes étaient hégémoniques – dans l'Ukraine makhnoviste et dans une partie de l'Espagne de 1936 – la collectivisation massive des terres par les paysans s'est effectivement réalisée sans contrainte (sans contrainte contre les paysans, s'entend), ce qui prouve que c'était possible, mais avec des méthodes radicalement différentes. Le résultat le plus tangible, en Espagne en particulier, est qu'il n’y a pas eu d'antagonisme majeur entre la ville et la campagne et que les centres urbains étaient approvisionnés en nourriture. Il est d'ailleurs significatif qu'à cette époque les troupes communistes du général Lister parcouraient les campagnes précisément pour détruire les collectivités agricoles...

La mise en valeur par certains auteurs soviétiques des positions de Boukharine n'est, aujourd'hui, évidemment pas innocente. Reichman 7 écrit à ce sujet : « Le problème de Trotski renvoie à la recherche d'un lien avec le courant réformateur d'aujourd'hui. On voit en Boukharine le précurseur de l'actuelle réforme. En effet, Boukharine et Trotski se trouvèrent en opposition, à divers moments, sur différentes questions relatives à l'édification du pays. En attaquant Trotski, de nombreux auteurs cherchent certainement à mettre en valeur la position et les mérites de Boukharine... »

De fait, le général soviétique dont on a évoqué le livre présente explicitement Trotski comme « un dictateur potentiel déchu », « un dictateur potentiel manqué ». Dans le numéro 12 de la revue Ogoniok, un savant connu déclare au sujet de Trotski et de Staline : « A mon avis, celui-là est le Staline d'hier et celui-ci est le Trotski d'aujourd'hui. » Dans la Pravda, un important écrivain déclare : « Des impôts à n'en plus finir, des emprunts forcés, la dissolution des coopératives, la confiscation de leurs instruments de travail et finalement la répression, la prison, les exécutions, les déportations, voilà ce que signifiait le trotskisme pour des millions de familles paysannes. »

Il ne suffit pas de demander que les travailleurs soviétiques puissent « vérifier eux-mêmes ce que Trotski a écrit et quels étaient ses projets » 8. ils doivent pouvoir être en mesure de déterminer ce qu'il fut en fonction de ses actes, et cela n'est possible que par un débat qui ne soit pas le monopole des staliniens reconvertis en démocrates et des trotskistes. Car ouvrir le débat le plus radical et le plus lucide sur Staline appelle immanquablement l'ouverture du débat sur les responsabilités collectives dans l'instauration du régime stalinien. On ne saurait se contenter des explications qui se limitent aux causes extérieures : contexte international, arriération de la Russie, sans pour autant les sous-estimer. Et là nous touchons aux responsabilités de la politique et des méthodes du parti bolchevique dans son ensemble. Les Soviétiques découvriront que Trotski ne détient ni l'antériorité ni l'exclusivité de l'opposition à la dégénérescence bureaucratique et autoritaire, commencée bien avant que Staline ne contrôle l'Etat. Ils découvriront précisément que le stalinisme n'a été possible que grâce à cette dégénérescence, dont Troski et Boukharine furent parmi les principaux artisans avant d'en être les victimes.

Les soviétiques découvriront de même que Trotski contribua à l'écrasement des oppositions – intérieures au parti et extérieures à lui – qui se manifestèrent bien avant qu'il ne se décidât lui-même à bouger. A l'intérieur du parti bolchevique des voix s'étaient élevées dès 1918 contre l'orientation prise. Citons Miasnikov, qui fut le seul bolchevik, après 1917, à réclamer la liberté de parole pour les autres partis : c'était un vieil ouvrier, membre du parti depuis 1906 ; il critiquait violemment la bureaucratie, les erreurs des principaux dirigeants du parti. Son groupe ouvrier réclamait la liberté pour les autres partis comme seul moyen pour garantir l'efficacité et la probité du parti bolchevique. Miasnikov avait en outre eu l'idée saugrenue de créer des syndicats de paysans afin de réduire le fossé qui séparait ouvriers et paysans. il écrivit plus tard : « Le pouvoir soviétique devrait entretenir à ses frais un corps de dénigreurs, comme le faisaient autrefois les empereurs romains... »

La commission de l'Orgbureau qui l'exclut en 1921 comprenait Trotski et Boukharine ...

1988


NOTES

1) Nicolas Valentinov, Mes rencontres avec Lénine, Paris, Plon, 1964, p. 22.

2) R.V. Daniels, The Conscience of the Revolution, Oxford, 1960, p. 28.

3) « Le système bolchevique ne connaît dans tous ses secteurs que la méthode d'avancement par cooptation ; il ignore pratiquement le recours de l'inférieur contre l'échelon supérieur de l'appareil administratif. Sa hiérarchie ne prévoit pas de contrepartie au principe absolu de subordination de la base au sommet. » (Michel Collinet, Du bolchevisme, Paris, Amyot-Dumont, 1957, p. 29).

4) C'est en effet un homme issu d'un système autoritaire et despotique qui a eu l'intelligence de comprendre que le système représentatif ne constitue en rien une menace pour le système en place. Le fait que parallèlement à l'évolution graduelle vers une démocratie parlementaire il s'efforce d'obtenir un accroissement de pouvoir pour le chef d'Etat ne fait que confirmer le schéma.

5) M. Bakounine, Œuvres VIII, Paris, Champ Libre, 1982, p. 161.

6) Imprecor, n° 272, sept. 1988.

7) Ibid.

8) Imprecor, n° 273, oct. 1988.