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Origine : Echanges mails
V. – ORDRE MONDIAL ET FASCISME LOCAL
« Lorsqu'il est question de programmes
»nationalistes,
il est naïf de supposer que leurs instigateurs sont naïfs.
»
Nikola Bertolino.
Le conflit qui ravage l'ex-Yougoslavie n'est pas séparable
des proehblèmes de la transition des régimes ex-»
communistes » au capitalisme. On ne peut écarter l'explication
selon laquelle ces régimes avaient réussi à
contenir les rivalités nationales libérées
violemment à leur chute. La crise yougoslave n'est rien d'autre
qu'une des versions de l'après-» communisme ».
On pourrait plus généralement envisager le problème
du point de vue de l'opposition entre l'Etat et la société
civile dans une période de transition. Si en Pologne et en
Hongrie l'Etat s'est effondré, la société civile
n'a au moins pas remis en cause l'espace territorial sur lequel
l'Etat (l'ancien comme le nouveau) exerçait son autorité.
En RDA, l'effondrement de l'Etat a tout simplement abouti à
une fusion avec celui de la RFA dans l'enthousiasme de la société
civile. Enthousiasme passager, d'ailleurs, car bien des citoyens
de l'ex-RDA ont été surpris de voir que la «
liberté » devait se payer par le chômage, les
loyers élevés, la suppression des crèches dans
les entreprises, etc. ; de même, bien des citoyens de la RFA
n'avaient pas pensé que l'unification se paierait par des
impôts accrus... En Tchécoslovaquie la crise entre
l'Etat et la société civile s'est résolue par
la séparation à l'amiable parce que la question territoriale
était relativement bien délimitée. Dans tous
ces cas, l'appareil d'Etat et son personnel, issus du communisme,
ont pu se reconvertir aux nouvelles formes politiques.
La reconversion de l'Etat yougoslave posait beaucoup plus de problèmes,
à cause de son caractère fédéral et
multinational, en premier lieu parce que deux républiques
(Serbie et Monténégro) sur quatre ont conservé
pendant quelque temps le statut de régimes « communistes
», ce qui ne facilitait pas les rapports avec les quatre autres
(Croatie, Slovénie, Bosnie-Herzégovine et Macédoine),
et ensuite parce que l'opposition entre la société
civile et l'Etat fédéral s'est posée en termes
de volonté d'hégémonie des couches dominantes
d'une des républiques – la Serbie – sur les autres.
Le sur-développement relatif de la Slovénie et de
la Croatie a pu pousser certaines couches de la classe dominante
de ces républiques à remettre en cause la péréquation
fiscale qui, au nom du fédéralisme, ponctionnait ces
républiques au profit de républiques ou de régions
moins riches ; de même, le moins-développement économique
relatif de la Serbie par rapport à la Slovénie et
la Croatie, allié à la sur-représentation des
Serbes dans l'appareil d'Etat fédéral ment l'armée,
a pu créer les conditions favorables à une déchirure
douloureuse. La crise yougoslave ne saurait par conséquent
être attribuée à un quelconque atavisme de la
violence chez les Serbes mais à la concordance de conditions
qui rendaient cette violence possible. Le contrôle de l'armée
fédérale – et en particulier de son armement
lourd – par la Serbie fournissait en outre à celle-ci
les moyens d'une politique agressive.
Les formes politiques anciennes, dans le bloc de l'Est, ne pouvaient
plus être maintenues ; une partie importante de l'appareil
d'Etat avait compris que le maintien de ces formes conduisait à
une impasse et à la régression économique.
Le KGB lui-même, avec à sa tête Gorbatchev, c'est-à-dire
des gens qui savaient quelle était réellement la situation,
ont été le moteur de cette évolution en Russie.
Ce n'est pas un hasard.
La société civile avait développé des
revendications que les anciennes couches dominantes ne pouvaient
plus contenir, que les élites nouvelles étaient prêtes
à prendre en charge. Une nouvelle organisation a été
mise en place dans laquelle les « communistes » avaient
abandonné l'exercice du pouvoir sans disparaître complètement
de la scène, voire même parfois, après un temps
de purgatoire, avaient récupéré une partie
substantielle de leur influence, les bienfaits du libéralisme,
que les populations avaient quelque peu mythifié, se faisant
attendre.
La rupture entre société civile et Etat en Yougoslavie
posait à la fois le problème de déterminer
ce qu'était la société civile et ce que serait
l'Etat. Le problème résidait d'ailleurs très
peu dans le premier point (exprimé en l'occurrence en termes
de « conflit de nationalités »), car, contrairement
à l'image que les médias ont véhiculée,
il n'y avait pas de « tradition ancestrale » de conflits
entre populations mais plutôt une tradition ancestrale de
cohabitation. Le problème résidait dans la question
de l'Etat.
Dès lors que la couche dominante d'une des républiques,
qui dominait virtuellement l'appareil d'Etat de l'ancienne fédération,
ne se trouve plus en position hégémonique, et qu'elle
dispose de moyens matériels de coercition, elle va naturellement
être tentée de mettre en place une nouvelle forme de
domination. L'ancien appareil communiste de la république
serbe ne va pas se dissoudre dans la société civile
pour se reconstituer une virginité en modifiant un peu son
discours et en adoptant quelques nouveaux concepts plus conformes
à l'air du temps, il va tenter à tout prix de se maintenir
non pas par une reconversion « démocratique »
mais par une reconversion nationaliste. La rupture ne se résout
pas par un élargissement de la base sociale de l'Etat mais
par un rétrécissement, et par la volte-face apparente,
au niveau idéologique, que constitue le passage quasi instantané
du « communisme » au nationalisme. Nous disons bien
apparent, parce que le « communisme » (avec des guillemets)
n'a jamais été autre chose, depuis l'écrasement
du mouvement ouvrier russe par les léninistes et l'achèvement
du travail par les staliniens, que la feuille de vigne du nationalisme
dans les pays dominés.
En Yougoslavie, deux principes s'affrontent, celui de république,
fondé sur un territoire, et celui de peuple, fondé
sur l'« ethnie », le « sang » et autres
âneries. Le principe qui dirige la politique serbe aujourd'hui
est fondé sur l'idée de droit national, qui exige
le rattachement de toutes les régions où vivent les
Serbes, y compris là où ils sont minoritaires. En
d'autres termes, les Serbes, minoritaires sur le territoire d'une
autre république, ou concentrés sur une portion du
territoire de celle-ci, réclament une souveraineté
séparée. C'est là le fondement théorique
du nettoyage ethnique. L'autre principe qui régit la politique
serbe est le droit historique, une conception identique à
celle dont se réclame le sionisme : tout territoire ayant
appartenu dans le passé à la Serbie doit être
récupéré. C'est, on l'a vu, le cas du Kosovo,
où vivent 90 % d'Albanais, installés là depuis
des siècles. Le fait que ces deux principes soient contradictoires
ne gêne pas les autorités serbes, dans la mesure où
ce ne sont que des prétextes, qu'on applique pour soi-même
mais qu'on refuse aux autres.
En Europe centrale, et en particulier dans les Balkans où
l'imbrication des populations est extrême, l'idée d'Etat-nation,
telle qu'elle est entendue aujourd'hui en France, n'a pas beaucoup
de sens. La France se trouve à une étape achevée
de la constitution de l'Etat-nation, dont le processus a consisté,
au fil des siècles, à intégrer, souvent de
force, des populations dont la langue, le mode de vie, la culture
n'avaient que peu de liens avec l'Etat intégrateur. Cette
intégration s'est faite au cas par cas et de manière
parfaitement opportuniste, par la violence la plus extrême,
comme en Bretagne, où la langue, élément vital
de l'identité nationale, a été littéralement
éradiquée, ou par des concessions, comme en Alsace
(acquise plus récemment, il est vrai), parce que les populations
avaient une alternative, elles avaient toujours le loisir de se
tourner vers l'Allemagne si les méthodes d'intégration
étaient trop contraignantes. Les tendances centrifuges, en
Corse, au Pays Basque, pour significatives qu'elles soient de l'héritage
des résistances à l'intégration dans l'Etat-nation,
ne remettent pas en cause celui-ci ni le fait que le processus est
globalement achevé, voire même en passe d'être
dépassé avec la constitution progressive d'une identité
européenne.
Dans l'ex-Yougoslavie, Etat et nation ne se confondent pas, dans
la mesure où l'Etat y est toujours celui de plusieurs nations.
L'idée d'Etat-nation ne pourrait se concevoir en Yougoslavie
qu'en intégrant le fait que, dans un Etat, il y a nécessairement
une ou plusieurs nationalités minoritaires, et qu'il faut
trouver un moyen pour gérer cette situation. Le principe
de république implique un Etat possédant un territoire
délimité et non contesté, dans lequel vivent
des citoyens, un point c'est tout, c'est-à-dire des individus
sans distinction de religion, de couleur, d'origine, et ayant des
droits égaux. Les minorités n'y existent en principe
pas, elles n'ont pas de statut politique distinct, elles n'existent
qu'en tant que groupement de fait, ou, si elles souhaitent un statut
juridique, sous forme associative, mais sans droit politique particulier.
Il n'y a pas, en France, de parti politique, ni de vote musulman,
juif, arménien, etc. Les représentants de ces communautés
qui sont citoyens français – souvent depuis plus longtemps
que certains Français qui se disent « de souche »
: les Savoyards le sont depuis moins longtemps que bien des Juifs
– se répartissent sur tout l'échiquier politique.
La condition de la création d'un Etat-nation est la suppression
des particularismes (religieux, ethniques, etc.) dans la représentation
politique. Certains gouvernements du tiers monde qui tentent de
constituer des Etats-nations ne s'y trompent d'ailleurs pas : l'Etat
tunisien, par exemple, interdit toute référence à
la religion ou à la région dans la constitution des
partis politiques.
Appliqué à la Yougoslavie, le principe de république
implique quelques ajustements par rapport au modèle français,
puisque chacune des républiques contient une population principale
et des minorités, avec toutes les variations possibles de
combinaisons : la Slovénie ayant une écrasante majorité
de Slovènes (90 %), tandis que la Bosnie-Herzégovine
contenait une population principale – les « Musulmans
» – mais non majoritaire (environ 40 %). Le concept
de République constituée de citoyens est guère
envisageable dans l'ex-Yougoslavie (en pratique, sinon en théorie)
dans la mesure où des populations qui se perçoivent
comme foncièrement distinctes, et qui sont de surcroît
géographiquement imbriquées, cohabitent (va-t-on bientôt
dire : cohabitaient ?) sur un même territoire. Mais il est
évident que la France ne détient pas le monopole en
matière de modèles.
Le principe de république dans le modèle yougoslave
implique un Etat possédant un territoire délimité
et non contesté dans lequel vivent une ou plusieurs minorités
ayant un statut reconnu de citoyenneté et des droits. L'implicite
de ce genre de situation est que chaque Etat peut avoir, dans les
Etats voisins, une proportion plus ou moins importante de ses nationaux
(qui ne sont pas forcément citoyens de leur « patrie
» d'origine et qui peuvent l'avoir quittée depuis des
siècles), ayant à leur tour un statut de minorité.
L'imbrication des populations exige de la part de chaque république
le respect des frontières des autres, ce qui constitue en
même temps la garantie du respect des droits de ses co-nationaux
dans les autres républiques. Tout archaïque que puisse
sembler ce principe, il propose des garanties minimales à
toute communauté qui se pose en minorité dans un Etat
multinational.
L'autre principe est pour ainsi dire l'exact contraire. L'Etat
fondé sur le peuple ou l'ethnie réclame l'autorité
sur tous les membres du peuple considéré, où
qu'ils se trouvent. Les minorités constituées de ce
peuple dans les autres républiques doivent donc avoir un
statut de souveraineté, d'indépendance à l'intérieur
de ces républiques. Les Serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine
doivent pouvoir réclamer un statut de souveraineté
propre à l'intérieur de ces républiques, ils
doivent pouvoir faire sécession pour se rattacher à
la « mère patrie ». Les choses se compliquent
évidemment lorsque les territoires auto-proclamés
souverains, par la violence, et après avoir été
préalablement purifiés des éléments
non serbes, n'ont pas de continuité territoriale avec la
« mère patrie », c'est-à-dire se retrouvent
comme des poches isolées dans un territoire par ailleurs
non serbe. L'idée de rassembler tous les Serbes, définis
d'un point de vue racial, dans le même Etat, implique de démantibuler
les Etats voisins dans lesquels vivent des Serbes. Aucun compromis
ne peut régler la question, puisque les nationalistes serbes
ne veulent pas du statut de minorité.
Dans la fédération yougoslave existaient des «
peuples » (narod) et des « minorités »
(ou « nationalités ») (narodnost). (Pour compliquer
les choses, narod désigne aussi bien le « peuple »
que la « nation »...) Une minorité est un groupe
national qui dispose d'un Etat en dehors de la fédération
yougoslave (les Hongrois, les Italiens, etc.) ou pas d'Etat du tout,
comme les Tziganes, et ne peut donc prétendre au statut de
« peuple constitutif » de la Yougoslavie. Les peuples
constitutifs ont chacun une république dans le fédération.
Les Italiens, au nombre de 30 000, sont une minorité (ou
« nationalité ») au même titre que les
Albanais (2 200 000), majoritaires au Kosovo, où ils vivent.
Les « Musulmans » ne seront reconnus comme peuple constitutif
que tardivement par Tito, à partir de la constitution confédéraliste
de 1974.
NOTA : La situation des Tziganes n'est pas évoquée
ici. Le lecteur pourra utilement se reporter aux ouvrages de Claire
Auzias, Les familles Rom d'Europe de l'Est, éditions de l'IDEF
(3, rue du Coq-Héron, 75001 Paris), et La Compagnie des Roms,
éditions ACL, BP 1186, 69202 Lyon Cedex 01.)
Les membres d'un « peuple » dans une autre république
conservaient le statut de « peuple » : les Serbes de
Croatie, 12 % de la population, n'étaient pas une «
minorité » mais un « peuple » puisque la
fédération yougoslave à laquelle était
liée la Croatie reconnaissait un « peuple » serbe.
L'indépendance de la Croatie et des autres républiques
rejette les Serbes au rang de minorité au même titre
que les Italiens, Hongrois ou Tchèques : cette situation
est perçue comme un déclassement par les nationalistes
serbes. D'ailleurs, les Serbes de Croatie avaient exigé que
la Croatie soit considérée comme une « république
des Croates et des Serbes ». (Il était toutefois inconcevable
que la Serbie fût déclarée « république
des Serbes et des Albanais »...) La chute de la fédération
yougoslave (dans laquelle les Serbes étaient sur-représentés
dans l'administration, la police, l'armée) a été
beaucoup plus durement ressentie par les Serbes, pour lesquels l'espace
yougoslave était devenu un espace national, grâce précisément
à cette sur-représentation. En Croatie même,
les Serbes représentaient presque 70 % des effectifs de police.
Le cas de la Bosnie-Herzégovine est un peu à part.
Au contraire des autres républiques, il n'y a pas de nationalité
majoritaire. Les « Musulmans » y constituent la nationalité
la plus nombreuse, mais pas majoritaire. C'est pourquoi le concept
de citoyen y était relativement plus développé
que dans les autres républiques, notamment chez les «
Musulmans » (groupe dans lequel, en passant, se trouve la
plus forte proportion d'athées...). De nombreux Serbes et
Croates de Bosnie restaient attachés à la légalité
bosniaque, à l'idée de citoyenneté bosniaque.
Lorsque, le 2 et 3 mars 1992 le Parti démocratique serbe
érigea des barricades à Sarajevo, imité aussitôt
par les deux autres partis « ethniques » de la coalition
gouvernementale, des milliers de manifestants de toutes les nationalités
réussirent à déblayer les rues de la ville
des barricades qui symbolisaient la volonté de partition
ethnique. Pendant plusieurs jours, des dizaines de milliers de personnes
dans toute la république furent dans la rue pour manifester
leur attachement à l'intégrité du pays. Ce
fut la dernière manifestation de masse d'opposition à
la coalition tripartite et en faveur de l'idée multiculturelle,
elle fut dispersée par les « snipers » du Parti
démocratique serbe. Ces faits sont rarement mentionnés
par ceux qui s'en tiennent à l'image du déchaînement
en tous sens d'une frénésie de nationalismes dans
l'ex-Yougoslavie.
La Bosnie-Herzégovine était certes une république
multinationale, mais la conception citoyenne de l'Etat y était
relativement plus développée qu'ailleurs. Cette situation
s'explique sans doute en partie par le fait qu'un tiers de la population
avait contracté des mariages multinationaux et que par ailleurs
la pratique religieuse (qui constitue la base de la référence
nationalitaire) y était faible... Aux élections de
novembre 1990, les premières élections libres en Bosnie-Herzégovine,
25 % des suffrages se sont portés sur des formations refusant
toute étiquette ethnique. Il est vrai aussi que 20 % des
électeurs se sont abstenus.
Après les premières élections libres en novembre
1990 – il ne s'agit pas encore d'indépendance de la
Bosnie-Herzégovine mais d'élections au sein de la
fédération yougoslave – trois partis politiques
fondés sur des bases ethniques se sont partagé le
pouvoir : le Parti démocratique serbe, l'Union démocratique
croate et le Parti de l'action démocratique (musulman). Ces
trois partis constituèrent une coalition et se répartirent
les postes : chaque instance de l'administration fut « ethnicisée
». Au sommet, le Musulman Izetbegovic devint président,
le Croate Kuljic devint chef du gouvernement, le Serbe Karadzic
devint président de l'Assemblée de Bosnie.
« Alors que le partage se poursuivait au niveau central,
dans les opstina (municipalités) le parti de l'ethnie majoritaire
– majorité souvent relative – s'octroyait la
quasi-totalité des postes, instaurant ainsi un pouvoir hégémonique
et souvent intolé»ant. La coalition à trois
dégénéra rapidement en un affrontement pour
les dépouilles de l'Etat, le seul point commun des partis
au pouvoir étant de combattre toute option fondée
sur la citoyenneté.
« Cette conception reposant sur le critère ethnique
ouvrait la voie au dépeçage du pays et par conséquent
à la guerre. » (Svebor Dizdarevic, « Les irrecevables
postulats du plan Owen-Vance », Le Monde diplomatique, mars
1993.)
Ainsi, la situation de victime de la population bosniaque dans
son ensemble ne doit pas nous aveugler sur les instances du pouvoir
en Bosnie, et en particulier le parti au pouvoir, le Parti d'action
démocratique d'Alija Izetbegovic. Bien des témoignages
attestent que pas plus que les dirigeants croates et serbes de Bosnie,
Izetbegovic ne croyait à la « nation bosniaque »,
à laquelle il ne s'est rallié que quelques semaines
après l'indépendance, ce qui accréditerait
la thèse, formulée ci-dessous, selon laquelle les
dirigeants « musulmans » n'auraient repris l'idée
de multiculturalité (qui, en revanche, était une réalité
pour la population bosniaque, rappelons-le) que comme arme pour
justifier leur contrôle sur des territoires qu'ils n'occupent
pas. (Cf. infra : « Essai de définition du point de
vue serbe ».)
Les pratiques dénoncées ci-dessus par Svebor Dizdarevic,
qui constituaient une régression terrible, allaient pourtant
à l'encontre du sentiment existant dans la « société
civile » bosniaque, puisque des enquêtes d'opinion révèlent
en 1990 et 1991 l'hostilité à l'égard des nouvelles
élites au pouvoir. En mai 1990, c'est-à-dire avant
les élections, 71 % des personnes interrogées étaient
hostiles à des « institutions et des partis fondés
sur des critères nationaux ». Le nationalisme et la
formation de partis à base ethnique étaient perçus
par une majorité de la population, avant la guerre, comme
le plus grand danger pour la stabilité de la Bosnie-Herzégovine.
Alors, pourquoi, quelques mois plus tard, les élections ne
révélèrent-elles que 25 % d'électeurs
votant pour des partis non ethniques ? Ce phénomène
ne saurait être expliqué de façon simpliste
par une soudaine frénésie nationaliste chez les électeurs
mais par des causes complexes et souvent contradictoires : l'existence
même de partis « ethniques » provoque par anticipation
la peur de ce que pourraient voter les autres nationalités
; par ailleurs, les partis non ethniques sont souvent peu attractifs,
constitués d'anciens communistes, etc.
Ces précisions étant faites, il semble évident
que toute réflexion sur la situation en Yougoslavie devra
intégrer que la guerre dans cette région est entre
autres choses l'expression d'un conflit de modèles politiques,
l'un fondé sur la multiculturalité, l'autre sur la
race, et que pour cette raison il est impossible de rester indifférents,
à moins de considérer (et de démontrer) que
ces deux modèles se valent. Avant d'envisager les pratiques
à mettre en oeuvre, la question de fond qui se pose est celle-ci
: ces deux modèles sont-ils équivalents 1 [1] ?
Quelles que soient les circonstances atténuantes qu'on voudra
accorder aux nationalistes serbes, ou les circonstances aggravantes
qu'on voudra infliger aux dirigeants bosniaques, ce sont deux visions
de la société civile, deux conceptions des rapports
entre la société et l'Etat radicalement différentes
qui s'affrontent, et c'est en ce sens-là que nous sommes
directement concernés par le conflit. Il paraît difficile
d'évacuer les trois questions suivantes : 1) l'un de ces
deux modèles est-il moins archaïque que l'autre ? 2)
y-a-t-il dans le conflit un agresseur et un agressé ? 3)
est-il conforme à l'éthique de renvoyer dos à
dos toutes les parties en présence dans le conflit ?
Les luttes de classes en Yougoslavie
Depuis trois ans, les populations de l'ex-Yougoslavie sont les
otages d'une situation qu'ils n'ont pas choisie : après la
mort de Tito, les couches dirigeantes du pays ont engagé
une lutte pour le pouvoir dans les différentes républiques,
elles ont utilisé à leurs propres fins les lambeaux
de l'appareil d'Etat yougoslave avant de s'apercevoir qu'elles étaient
débordées par les satrapes locaux, les bandits armés,
par la logique nationaliste qu'elles avaient déclenchée.
Les conflits qui ont été déclenchés
n'ont pas grand chose à voir avec la lutte d'un quelconque
peuple pour son indépendance, avec des revendications venant
de la profondeur des peuples. Ce qui a provoqué la guerre,
ce qui a fait éclater la Yougoslavie, ce n'est pas un mouvement
de masse venu d'en bas, c'est au contraire un mouvement créé
de toute pièce d'en haut, par les appareils d'Etat en déliquescence.
Les bureaucraties d'Etat de chacune des républiques, formées
dans la période communiste et à peine dégagées
du communisme, avaient certes des raisons différentes, des
motivations propres. Les objectifs des dirigeants des principales
républiques, la Slovénie, la Croatie et la Serbie
étaient antagoniques : les deux premières, relativement
riches, refusaient de continuer de prendre à leur charge
les frais d'une administration dont la troisième était
la principale bénéficiaire ; la Serbie, quant à
elle, refusait de perdre l'hégémonie qu'elle détenait
jusqu'alors. Ces intérêts contradictoires, d'une république
à l'autre, ne concernaient pas les populations, mais exclusivement
la bureaucratie et les couches dominantes. La Slovénie et
la Croatie se plaignaient que le Fonds d'aide aux républiques
pauvres, qu'elles alimentaient principalement, étaient pillés
et alimentaient les gaspillages et entretenaient l'incompétence
des dirigeants de ces républiques. Ce que les dirigeants
croates, et surtout slovènes, ne disaient pas, c'est que
le marché yougoslave leur était bien profitable, que
l'enrichissement des classes dirigeantes n'était pas seulement
dû à l'exploitation des travailleurs slovènes
ou croates mais aussi à celle des travailleurs kosovars ou
macédoniens. Les matières premières à
bas prix qui venaient de ces républiques pauvres étaient
elles aussi bien profitables aux industries du Nord du pays.
Ce n'est pas une quelconque frénésie nationaliste
massive qui a porté Milosevic au pouvoir. Celui-ci a grimpé
en parfait apparatchik qu'il était, et a utilisé la
démagogie à la fois populiste et nationaliste pour
se porter au sommet. C'est le contrôle qu'il avait sur les
médias, sur l'appareil d'Etat qui lui a donné les
moyens de développer l'hystérie nationaliste en jouant
sur les frustrations d'une population qui subissait une terrible
crise économique créée par l'incurie même
du gouvernement. Parmi les facteurs qui ont permis de provoquer
massivement l'hystérie nationaliste, aussi bien en Serbie
qu'en Croatie, il faut en particulier mentionner la participation
d'une grande partie de l'intelligentsia de ces républiques,
qui se sont évertué à rappeler des faits parfois
très lointains, voire à en inventer, afin de conditionner
les masses. Lorsque pendant des mois, des années, la presse,
la radio, la télévision, la littérature, martèlent
les esprits, lorsque l'intelligentsia s'active fébrilement
pour justifier la haine, sans qu'un contradicteur soit autorisé
à s'exprimer, il serait étonnant que la masse de la
population ne sombre pas.
L'ironie de l'histoire est que l'un des thèmes de la campagne
de Milosevic, l'apparatchik, était : A bas la nomenklatura
! L'autre thème était l'annexion du Kosovo et de la
Voïvodine, que Milosevic organisa de main de maître.
Les dirigeants des autres républiques versèrent des
larmes de crocodile sur cette annexion, en même, temps d'ailleurs
qu'ils pleurnichaient sur le fait qu'ils payaient trop pour les
régions pauvres du Sud.. L'annexion du Kosovo, d'une certaine
façon, anticipait sur le sort qui risquait d'être réservé
aux autres républiques si elles restaient dans une fédération
sous hégémonie serbe, et confirmait leur volonté
de s'en dégager.
Est-ce un hasard ? A l'époque où prend forme le processus
de désagrégation de la Yougoslavie, une grève
de mineurs éclate au Kosovo, matée dans le sang ;
des grèves et des manifestations secouent les régions
de Zagreb, Ljubljana, et la Bosnie. Il est certain que si les luttes
sociales avaient pu s'amplifier et s'organiser, la réalisation
des objectifs des apparatchiks des différentes républiques
auraient été quelque peu compromise, d'autres perspectives
auraient été ouvertes. Les stratégies de développement
des nationalismes ont utilement servi à canaliser, puis à
briser ces luttes sociales. C'est en cela que les nationalistes,
de quelque bord qu'ils soient, n'ont pas pour objectif la libération
des peuples dont ils se disent l'expression, mais leur soumission,
et bien souvent, leur premier acte n'est pas de massacrer les ressortissants
de la nation d'« en face », mais ceux de leurs propres
nationaux qui refusent leur bienveillant patronage armé.
Et le nationalisme oppressif tourné vers le peuple d'«
en face » ne sert que de justification pour exercer l'oppression
de son propre peuple.
La tragédie que vit la Yougoslavie a été rendue
possible par une longue évolution. La fameuse autogestion
yougoslave, qui avait fait frémir d'excitation tant de militants,
avait en réalité contribué à accroître
l'indépendance des dirigeants des entreprises, qui purent
se mettre à commercer directement avec l'étranger.
Progressivement, les entreprises purent librement acheter des matières
premières, organiser la production, commercialiser, voire
passer des accords avec les firmes étrangères. Les
réformes de 1961-1965, consacrant la décentralisation
et démantelant les organismes fédéraux de financement,
accélérèrent ce processus. Les couches dirigeantes
de chaque république finirent par fonctionner comme de véritables
clans ; la décentralisation, effectuée sans que les
travailleurs aient le moindre contrôle, provoqua une véritable
féodalisation dans les républiques. L'ouverture aux
capitaux étrangers, l'accroissement des importations et la
libération des prix provoquèrent un chômage
et une émigration massifs. Ainsi s'explique que, avant l'effondrement
de la Yougoslavie, l'économie du pays était très
largement tournée vers l'exportation, vers le commerce mondial.
Les membres de l'appareil d'Etat des républiques, les bureaucrates
de l'appareil économique – deux groupes parfaitement
perméables et interchangeables -, constituant les dirigeants
des banques, des entreprises, les gestionnaires de l'administration,
les responsables du parti, s'étaient enrichis et formaient
une caste liée par les mêmes intérêts,
les mêmes combines, les mêmes complicités, la
même captation à leur profit personnel des fonds publics.
Mais en même temps, au sein de ces couches dirigeantes se
manifestent des particularismes non pas nationalistes (mais qui
pourront le devenir), mais liées à la volonté
d'étendre le champ de leur contrôle économique.
Un nationalisme économique, en quelque sorte. Les dirigeants
slovènes et croates réclament dans les années
70 une réforme du système bancaire pour pouvoir s'accaparer
davantage de devises provenant du tourisme sur la côte adriatique.
La décentralisation conduit à des aberrations : chaque
république, sous prétexte d'affirmer sa souveraineté,
tend à créer une infrastructure économique
indépendante. Ces fractionnements, évidemment très
coûteux, aboutissent à une considérable baisse
du taux de croissance, qui à son tour accroît les tensions
sociales.
On voit donc que, du vivant même de Tito, la Yougoslavie
avait pris bien des aspects d'un système quasi-féodal
avec des potentats locaux, presque indépendants du pouvoir
central, qui développaient des stratégies d'extension
de leur pouvoir en s'accaparant la richesse du pays.
Après la mort de Tito, les couches dirigeantes des républiques
vont devoir faire face à une sérieuse menace d'explosion
sociale, aggravée encore par les impératifs de la
dette extérieure et les exigences du plan d'ajustement structurel
du FMI.
C'est au Kosovo que cela éclate, des émeutes d'étudiants
et de chômeurs secouent le pays au printemps de 1981. La répression,
brutale, fut approuvée par les dirigeants des autres républiques,
qui, à l'époque, ne pouvaient pas encore imaginer
que leur tour viendrait, et provoqua officiellement onze morts.
C'est la région la plus pauvre de la Yougoslavie, qui subit
le plus durement la crise. La crise économique gagne cependant
tout le pays, au point que les syndicats s'en alarment. Jusqu'à
présent, pourtant, les mouvements revendicatifs restaient
localisés, et s'en prenaient à la mauvaise gestion
des entreprises, aux directeurs, à l'organisation locale
du parti. A partir de 1986 les grèves se multiplient et,
au printemps de 1987, les salaires sont bloqués, parfois
diminués de 20 à 50 %, alors qu'éclatent en
même temps des scandales concernant des détournements
de fonds par les bureaucrates. De Slovénie et de Croatie
part une vague de grèves qui, pour la première fois,
s'oppose à la politique du gouvernement. Les mineurs de Labin,
en Croatie, cessent le travail pendant un mois, réclamant
une augmentation de salaire de 100 %. L'événement
est largement relaté par la presse. Ils réclament
également la démission des directeurs de la mine,
des responsables syndicaux.
De tels mouvement revendicatifs touchent l'ensemble des républiques
et suscitent, notamment en Slovénie, un mouvement de revendication
politique en faveur de la démocratisation du régime,
du multipartisme, et d'élections libres. Les couches sociales
porteuses de telles revendications étaient surtout les étudiants,
les intellectuels, mais aussi les dirigeants d'entreprises pour
qui liberté signifiait avoir plus de pouvoir, plus d'autonomie
d'action, et la soustraction au contrôle de l'Etat et du parti.
Ces revendications s'appuyaient sur la prospérité
relative de la Slovénie, qui assurait 23 % du produit national
brut de la Yougoslavie avec 8 % de la population.
C'est l'organisation de jeunesse du parti qui reprit ces revendications.
Milan Kucan, l'actuel président de la Slovénie, secrétaire
général du parti en 1986, participa activement à
ce mouvement, qui défendait l'idée de pluralisme politique,
de démocratie parlementaire et d'économie de marché
– le « socialisme à visage humain » en
somme. Ce mouvement s'étendit ensuite à la Croatie,
et rassembla les mêmes couches sociales. On peut dire, pour
reprendre la terminologie marxiste, que le cadre juridique de la
société était en retard par rapport au développement
des forces productives. L'intelligentsia et les gestionnaires étaient
les couches porteuses des revendications en faveur de l'adaptation
du cadre politique de la société avec les exigences
du développement économique.
Le mouvement de grèves n'avait évidemment pas épargné
la Serbie, mais la bureaucratie serbe, avec Milosevic à sa
tête, développant une démagogie à la
fois populiste et nationaliste, réussit à récupérer
les revendications sociales en les fusionnant avec des revendications
nationaliste savamment orchestrées. Milosevic, qui, il y
avait encore peu de temps, tirait à boulets rouges sur les
nationalistes et demandait au ministre de l'Intérieur de
sévères sanctions contre eux, se fait tout à
coup le défenseur des Serbes opprimés, apparaît
comme le représentant des petites gens et détourne
le mouvement social en l'orientant vers l'hystérie nationaliste,
dans l'espoir de faire oublier aux travailleurs les 17 % de chômage
en 1989, l'hyperinflation (2 500 % cette même année).
Cela n'empêcha pas de nombreuses grèves d'éclater
: 300 000 travailleurs firent grève en Serbie, à quoi
il faut ajouter la grève des mineurs de Trepca, a Kosovo,
au début de 1989, contre la suppression du statut d'autonomie
de la région.
Après son élection, gagnée avec 65 % des suffrages,
Milosevic eut à faire face à un redoublement de problèmes
sociaux liés à la situation désastreuse de
l'économie serbe. La moitié de la population active
était au chômage. En mars et avril 1991, 700 000 travailleurs
de la métallurgie, du caoutchouc, du textile, firent une
journée de grève générale pour exiger
le payement de deux mois de salaires en retard... En même
temps éclataient des manifestations d'étudiants réclamant
la démocratisation des médias.
Comme à chaque fois, Milosevic tente de résoudre
le problème en brandissant le problème du Kosovo,
le « berceau historique », les humiliations des Serbes,
la conspiration contre les Serbes, etc. A cette époque, avait
eu lieu un référendum en Croatie et en Slovénie,
en faveur de l'indépendance. Les dirigeants de ces deux pays
annoncèrent qu'ils attendraient un délai de six mois
avant de proclamer la sécession, pendant lequel des solutions
pourraient être trouvées pour maintenir une forme d'union
entre les républiques. L'éventuelle solution devait
inévitablement impliquer la fin de l'hégémonie
de la bureaucratie serbe sur la Yougoslavie.
L'indépendance de la Slovénie et de la Croatie fut
proclamée le 25 juin 1991. La guerre contre les prolétaires
yougoslaves pouvait commencer.
L'affaire du Kosovo
On a tendance à oublier que la guerre en Yougoslavie a commencé
au Kosovo, voici plus de dix ans.
Dès la mort de Tito, en 1980, une répression violente
s'abat sur la population albanaise du Kosovo (90 % de la population),
sous le prétexte de protéger la minorité serbe.
Il faut, disent les autorités, empêcher que se développe
une volonté d'indépendance de cette région
autonome, qui est par ailleurs le « berceau historique »
de la nation serbe.
Dans la mythologie de la « nation serbe », le Kosovo
joue un rôle à part. Cette région, où
vit une majorité d'Albanais, était peuplée
autrefois par les Serbes, lesquels ont été chassés
vers le Nord à la suite d'une défaite que leur ont
infligée les Ottomans en... 1389. Cette mythologie a été
pesamment réactivée par les ex-communistes reconvertis
au nationalisme dès 1981. C'est à cette date en effet,
en mars-avril, qu'ont lieu des manifestations pour obtenir le statut
de république fédérale (et non plus de région
autonome), manifestations durement réprimées par les
autorités fédérales de Belgrade.
C'est dès cette époque qu'est mise en oeuvre la méthode
utilisée encore aujourd'hui, fondée, en théorie,
sur l'idée de « sursaut national », et en pratique,
sur l'action conjointe des milices et de l'armée régulière.
Cette méthode, mise au point il y a plus de dix ans au Kosovo,
a été appliquée par la suite aux autres régions
de la Yougoslavie :
– les milices jouent le rôle de pseudo-forces d'«
autodéfense » des Serbes, s'affirment indépendantes
de tout pouvoir, ce qui permet à ce dernier de les désavouer,
éventuellement, devant l'opinion internationale. Formées
en commandos, elles sont chargées de semer la terreur et
de séparer les populations ;
– l'armée joue son rôle traditionnel, s'occupe
des opérations régulières ; sa fonction est
en fait de protéger les milices et de maintenir l'ordre.
En réalité, armée, milices et autorités
politiques serbes travaillent en étroite collaboration.
Les Serbes, selon la théorie officielle, seraient les victimes
d'un véritable génocide et d'un nettoyage ethnique
au Kosovo. En outre, le régime communiste de Tito, qui avait
accordé le statut d'autonomie à la région en
1974, aurait imposé une véritable amnésie sur
l'histoire serbe. Enfin, les autres nationalités de la Yougoslavie,
Albanais du Kosovo, mais aussi les Croates et les Slovènes,
auraient rogné le territoire serbe et réduit le rôle
de la nation serbe. En octobre 1986, un « Mémorandum
de l'Académie des sciences de Serbie » dénonce
le découpage par Tito des républiques de la Yougoslavie
au détriment de la Serbie, et fait état des «
menaces » contre les Serbes du Kosovo et dans les autres républiques
de la fédération. Ce document dénonce la discrimination
systématique dont auraient été victimes les
Serbes sous Tito. La Serbie aurait été amputée
délibérément du Kosovo et de la Voïvodine.
Les Serbes auraient été soumis à une politique
de « terreur » de la part de la majorité albanaise
au Kosovo et ils auraient été soumis à une
assimilation forcée en Croatie, équivalent à
un « génocide ». 1986, c'est, rappelons-le, l'année
de la glastnost en URSS. Or, le mémorandum, conçu
par des membres de l'appareil bureaucratique d'un pays « communiste
», va littéralement réintroduire dans le discours
politique international les concepts de la guerre froide. Alors
que partout on parle de liberté d'expression, de multipartisme
et d'économie de marché, les dirigeants serbes continuent
de raisonner en termes de confrontation Est-Ouest. Il est vrai que
pour ce qui concerne la liberté d'expression, les nouveaux
dirigeants des républiques sécessionnistes de Yougoslavie,
issus de l'appareil communiste, sauront la museler...
En 1987 la minorité serbe du Kosovo se plaint des «
pressions économiques, politiques, voire physiques »
auxquelles elle est soumise, et qui la poussent à l'exode.
Les dirigeants (encore « communistes ») de Belgrade
se rendent sur place. Le 24 avril plusieurs milliers de Serbes sont
rassemblés sur une place d'un faubourg de Pristina, au Kosovo.
La police disperse la foule. Un des dirigeants communistes lance
alors : « Personne n'a le droit de toucher à ce peuple.
» C'est Slobodan Milosevic, et il vient de trouver sa voie.
Milosevic lance alors une campagne d'une redoutable efficacité,
baptisée « révolution antibureaucratique ».
Le parti dont il est un apparatchik est en perte de vitesse. Le
« communisme » commence à achever son déclin.
L'exploitation des frustrations de la minorité serbe du Kosovo
servira de tremplin à la nouvelle carrière de Milosevic.
Il suffira de quelques semaines pour que l'apparatchik communiste
se transforme en champion du nationalisme serbe. Ayant éliminé
la concurrence à l'intérieur de la Ligue des communistes
lors de la huitième session du comité central du parti,
en septembre 1987, il a l'idée, en 1988, d'organiser des
« meetings spontanés » en solidarité avec
les Serbes du Kosovo, lors desquels il s'impose comme leader incontesté.
Des manifestations de masse sont organisées durant l'été
de 1988 en Serbie et au Monténégro, et aboutiront,
en octobre et en novembre, à la démission des dirigeants
de Voïvodine et du Kosovo. Le point culminant de ce processus
sera en 1989 la célébration, au Kosovo, par un million
de Serbes, du 600e anniversaire de la bataille – perdue mais
néanmoins héroïque – du Champ des Merles,
contre les Turcs.
Ces « meetings spontanés » joueront un rôle
considérable dans la stratégie d'expansion serbe,
car ils cimenteront l'« unité » du peuple serbe
à travers des instances « populaires », donc
légitimes, lors desquelles seront prises des décisions
intéressant l'ensemble de la population serbe. Toute discussion
politique véritable, toute contestation deviennent impossibles.
Quiconque s'élevait contre les décisions de ces assemblées
était taxé d'ennemi ou de traître à l'identité
du peuple serbe. Incontestablement, ces assemblées, dont
les opposants serbes mais aussi les autres nationalités étaient
exclus, ont été un instrument extrêmement efficace
de la mobilisation nationaliste. Le slogan : « Seule l'union
sauve le peuple serbe » servira à faire taire toutes
les oppositions.
La mobilisation s'achève en 1989 avec l'élection
de Milosevic comme président de la Serbie. De janvier à
mars des grèves et des émeutes avaient secoué
le Kosovo, durement réprimées par l'intervention de
l'armée. Il y aura deux grèves générales
pendant l'hiver 1988-89, une grève de la faim des ouvriers
des mines de plomb et de zinc du complexe minier de Trepce. Ces
mouvements firent vingt-quatre morts albanais.
Encerclée par des chars, l'Assemblée du Kosovo accepte
sous la contrainte, en mars 1989, les amendements à la constitution
qui donnent aux autorités serbes le contrôle de la
police, des tribunaux, de la défense et de l'économie.
Ce coup de force sera entériné en septembre 1990,
par un véritable putsch constitutionnel qui réforme
la constitution, supprime l'autonomie du Kosovo et de la Voïvodine
et place ces régions sous hégémonie serbe.
En janvier 1990, après une série de meetings, le Monténégro,
sans que les dirigeants de cette république se fassent trop
prier, d'ailleurs, tombera lui aussi sous la coupe de Belgrade.
Ces initiatives auront des conséquences graves par la suite,
car elles attribuent deux voix supplémentaires à la
Serbie au Conseil fédéral, ce qui lui donne, avec
celle du Monténégro, quatre suffrages sur huit. Cette
situation empêchera toute évolution politique, toute
réforme pour transformer la Yougoslavie. La Serbie, encore
soumise au régime de parti unique, refusera toute transformation
et cela aboutira au retrait de la Slovénie et de la Croatie.
Ce sera la mort de la Grande Yougoslavie.
Aujourd'hui, les Albanais du Kosovo sont victimes de violations
massives de leurs droits les plus élémentaires, exclus
de l'emploi, de l'éducation, de l'information. Ils ne peuvent
être soignés dans les établissements officiels,
devenus inaccessibles, et sont contraints de se soumettre à
une médecine parallèle précaire. L'emploi,
la médecine, la culture, la justice, le commerce, l'éducation
ont été « rationalisés » depuis
1989. Les Albanais ont été obligés d'accepter
les programmes éducatifs serbes, l'alphabet cyrillique. Les
enseignants dans leur majorité refusèrent ces mesures
et furent licenciés. Privés de leurs droits civiques,
ils sont convoqués constamment par la police pour des interrogatoires
qui peuvent durer 24 heures, emprisonnés pendant 30 à
60 jours, passés à tabac, parfois torturés.
La politique de terreur mise en place par Belgrade a suscité
une résistance organisée, collective et sans armes.
L'une des formes de cette résistance est la reprise de l'enseignement
en albanais depuis février 1992. En octobre 1994, 400 000
élèves ont fait leur rentrée dans des écoles...
clandestines, dans des caves, des maisons particulières,
des fermes : « le crayon est une arme plus forte que les canons
» enseigne-t-on. Propriétaires et enseignants sont
sévèrement réprimés lorsque la police
serbe les découvre. L'Association des enseignants albanais
estime que 45 000 élèves et 12 000 enseignants ont
quitté le Kosovo. La radio et la télévision
en Albanais ont été supprimés, 1 500 journalistes
renvoyés. Musées, théâtres ont été
fermés.
Entre 1990 et 1992, plus de 100 000 personnes ont été
licenciées, c'est-à-dire les deux tiers de la population
salariée. Un programme de peuplement serbe encourage l'installation
des Serbes au Kosovo grâce à des primes, des salaires
plus élevés, des facilités de crédit
pour acheter, alors que les Albanais se voient interdire toute transaction
immobilière. Il y a là encore une remarquable identité
de pratiques avec celles employées par le gouvernement israélien.
Ce programme de peuplement, publié au Journal officiel de
Serbie, évoque les « sombres traditions médiévales
des Albanais » et leur « taux de natalité illogique
»... Il s'agit explicitement de rendre le « berceau
de la civilisation serbe » à ses « propriétaires
originels » et de forcer les Albanais à partir. 52
000 cas de torture ont été recensés entre 1981
et 1988.
La résistance sans armes est un choix délibéré
des Albanais du Kosovo, un choix difficile car la tentation est
grande de prendre les armes, lorsque notamment trois adultes sont
tués en voulant empêcher les policiers d'arrêter
leurs enfants qui se rendent à leur école clandestine.
C'est aussi un choix difficile lorsque d'autres républiques
proposent des armes – cela a été le cas des
Croates – ou lorsque la République albanaise déclare
qu'elle laisserait le passage à des hommes en armes sur son
territoire. Les Kosovars pourraient bénéficier de
conditions avantageuses, presque idéales, même, pour
mener une guérilla contre les Serbes, dans la mesure où
ils disposeraient d'un territoire de repli – condition indispensable
-, d'un appui de la population, et probablement, étant eux-mêmes
musulmans, d'un financement des pays musulmans. L'ouverture d'un
front supplémentaire auquel les Serbes auraient à
faire face rendrait sans doute les choses plus faciles pour les
Bosniaques. L'idée a certainement déjà dû
en effleurer quelques-uns. Un jour peut-être, un Milosevic
Albanais dans la République albanaise réussira-t-il
à convaincre la population qu'il faut défendre les
Albanais du Kosovo, et les choses seront reparties pour un tour.
Ne l'oublions pas : la guerre en Yougoslavie a commencé
au Kosovo il y a dix ans. Elle dure toujours 2 [2].
La « Petite Yougoslavie »
En janvier 1990 les communistes croates et slovènes, pour
protester contre l'hégémonie serbe dans le parti,
se retirent du congrès extraordinaire de la Ligue des communistes.
Dès lors, ne pouvant dominer l'ensemble de la Yougoslavie,
Milosevic tentera de régner sur l'ensemble des Serbes de
Yougoslavie en devenant le maître d'une Grande Serbie. Il
élimine à la fois l'opposition politique et ses alliés.
C'est ainsi qu'il destitue le président de la Petite Yougoslavie
(Serbie et Monténégro), Dobrica Cosic, et son Premier
ministre, Milan Panic. C'est Cosic qui avait été l'inspirateur
du Mémorandum de 1986 dans lequel Milosevic avait pourtant
puisé son inspiration, mais il avait le tort de vouloir se
poser comme père spirituel de la nation. Panic, quant à
lui, est un milliardaire américain d'origine serbe, et il
sera évincé pour avoir osé couper la parole
à Milosevic lors de la Conférence de Londres en août
1992 et, accessoirement, pour avoir brigué la présidence
serbe.
La guerre au Kosovo est interprétée par les autres
républiques comme un blocage des instances politiques yougoslaves
et du processus démocratique. 1989 et 1990 seront des années
charnière. Le rôle dirigeant du parti communiste est
aboli fin 1989 en Slovénie et le pluralisme politique instauré,
de même qu'en janvier 1990 en Croatie. La Slovénie
et la Croatie organisent des élections respectivement en
avril et mai 1990. En juillet 1990, l'Assemblée serbe révoque
les députés du Kosovo qui, lors d'une réunion
clandestine, avaient déclaré la séparation
d'avec la Serbie. En septembre, les Serbes de Croatie, à
la suite d'un référendum, proclament leur autonomie.
En novembre et décembre ont lieu les premières élections
libres en Bosnie-Herzégovine, en Macédoine, en Serbie
et au Monténégro.
Si l'Allemagne, suivant ses visées stratégiques propres
en Yougoslavie, avait délibérément cessé
toute relation commerciale avec la Yougoslavie au profit de rapports
directs avec la Slovénie et la Croatie, la Serbie, quant
à elle, menait contre la Slovénie et la Croatie une
véritable guerre économique, allant jusqu'à
confisquer des sociétés slovènes en Serbie.
Le gouvernement serbe avait effectué un véritable
raid financier sur la Slovénie et la Croatie en décembre,
en ponctionnant la Banque nationale de Yougoslavie de 1,7 milliard
de dollars, qui était destiné à l'ensemble
de la fédération, et qui ont servi à financer
l'augmentation des salaires et des pensions intervenue en Serbie
à la veille des élections, ... élections gagnées
par Milosevic !
Un référendum sur l'indépendance a lieu en
décembre 1990 pour la Slovénie et en février
1991 pour la Croatie. Une délégation slovène
à Paris avait prévenu qu'une réaction de l'armée
fédérale était possible. Les gouvernements
européens n'étaient pas enthousiastes à l'idée
de cette indépendance, et le paradoxe de cette histoire est
que c'est le ministre des Affaires étrangères du Luxembourg,
un pays de 380 000 habitants, présidant à l'époque
les Douze, qui expliqua que l'indépendance d'un Etat de 2
millions d'habitants n'avait aucun sens... La Slovénie et
la Croatie décident d'attendre jusqu'au mois de juin, afin
de permettre de trouver une solution négociée et de
sauver la Fédération. Milan Kucan, le président
slovène, n'était à l'origine pas du tout un
sécessionniste. Secrétaire général du
parti communiste slovène en 1986, il avait développé
sous l'ancien régime l'idée de multipartisme, de démocratie
parlementaire et de liberté de la presse au niveau de toute
la Yougoslavie ; c'est l'échec de ce projet qui l'a converti
à l'indépendantisme. Peu avant la déclaration
d'indépendance, il pensait encore que la sécession
était une erreur. La Slovénie et la Croatie déclareront
leur indépendance en juin 1991.
Dans un premier temps, le débat tournait autour de la forme
nouvelle que devait adopter la fédération yougoslave.
Il se posait dans des termes devenus traditionnels : une union de
républiques égales entre elles, ou sous hégémonie
d'une Serbe qui s'appropriait le rôle d'unificateur. La proclamation
d'indépendance de la Croatie et de la Slovénie, le
25 juin, sera dans une large mesure la conséquence de l'impossibilité
de résoudre ce blocage.
Le nationalisme slovène et croate a sans aucun doute joué
dans la sécession, mais il n'a pas été un facteur
déterminant, pas plus que l'intervention étrangère.
Certes, on a pu noter, dès le mois de juillet, que les exportations
d'armes de l'Espagne vers l'Autriche ont été multipliées
par 6 : or, le trafic d'armes est largement contrôlé
en Espagne par l'Opus Dei, lequel a des sympathies affichées
pour la Slovénie et la Croatie catholiques ; il est facile
de livrer ces armes à partir de l'Autriche. Deux entreprises
allemandes, Messerschmitt-Bolkow-Blohm et Hecker & Koch, sont
parmi les principaux fournisseurs d'armes de la région. (Cf.
Diagonales Est-Ouest, Lyon, octobre 1992.)
La brochure éditée par la Fédération
anarchiste : Yougoslavie : le terrorisme des Etats montre clairement
à quel point la crise yougoslave a stimulé le trafic
d'armes. « Avant le déclenchement du conflit serbo-croate
en été 1991, un gigantesque trafic d'armes se mit
en place avec la Croatie, désireuse de se doter d'armes qu'elle
n'avait pas, via la Hongrie. » « Plusieurs dizaines
de milliers de kalachnikovs » auraient ainsi été
interceptées au printemps 1991 à Virovitica, quelques
mois avant la guerre en Slovénie. Il est fait également
état dans cette brochure des « milliers de lance-roquettes
Armbrust [Arbalète] utilisées en Yougoslavie »,
fabriquées par l'Allemagne et transitant par Singapour. Ce
sont des lances roquettes anti-char portables, presque silencieux,
dont le projectile ne produit pas de flammes et qui est donc indétectable
à la vue. C'est une arme idéale pour le combat de
rue, en vente uniquement au marché parallèle, car
elle n'est pas en vente officiellement. De même, Hecker &
Koch vendait en Yougoslavie des fusils automatiques par l'intermédiaire
d'une firme grecque, Hellenic Arms. Les armes tchèques ne
sont pas absentes non plus du conflit : une firme allemande, AI
Trading, a acheté en Tchécoslovaquie 30 000 pistolets
mitrailleurs Skorpion (500 dollars pièce) et 10 000 pistolets
CZ-75 (400 dollars) qui devaient être acheminés vers
le Nigéria. Pourquoi l'acheminement s'est-il fait par la
Roumanie, qui a une frontière avec la Serbie, et non par
Hambourg, comme cela se fait d'habitude, on se le demande... Un
tiers de la production militaire allemande trouve des débouchés
dans des pays qui ne pourraient acheter ces marchandises légalement.
Parmi ces pays, l'ex-Yougoslavie, évidemment.
Les ex-Soviétiques ne sont pas de reste, qui vendent des
tanks au poids : 10 000 dollars la tonne. Ces tanks vont évidemment
à la Serbie. Mais de tels trafics, qui ne portent ni sur
l'aviation, ni sur l'artillerie lourde, ni sur les chars, ne peuvent
évidemment compenser ni la supériorité en matériel
lourd de l'armée ex-fédérale, devenue serbe,
ni la supériorité de l'organisation militaire Serbe
(notamment l'expérience de l'encadrement militaire).
La responsabilité de l'effondrement de la Yougoslavie doit-elle
être imputée à part égale entre la Serbie,
la Slovénie et la Croatie ? Ces deux dernières ont
laissé jusqu'au dernier moment la porte ouverte à
une solution négociée, mais qui, certes, excluait
le maintien de l'hégémonie serbe. Là était
justement le problème. L'intervention militaire serbe a achevé
de convaincre les non-Serbes qui espéraient encore une formule
fédérale équitable, de type marché commun,
que les nationalistes favorables à la sécession avaient
raison. Mais par ailleurs, les nationalistes croates, Tudjman en
tête, ont eu un tel comportement provocateur que les Serbes
de Croatie avaient toutes raisons de craindre le pire. Tudjman s'est
félicité un jour que sa femme n'était ni serbe
ni juive... Les craintes des Croates devant l'hégémonie
serbe, et celles des Serbes devant le nationalisme croate se sont
mutuellement alimentées.
Les autorités serbes développent à l'envi
la théorie du complot international dont leur pays serait
la victime, et dont les premiers instigateurs seraient l'Allemagne
nazie, le Vatican catholique, les Etats-Unis impérialistes,
l'Islam intégriste, les Albanais hégémonistes,
etc... Cette idée a été largement reprise par
les autorités françaises, en particulier pour ce qui
concerne l'Allemagne, à qui on attribue la responsabilité
principale dans l'éclatement du conflit. La reconnaissance
prématurée de la Slovénie et de la Croatie,
dont découle celle de la Bosnie-Herzégovine, serait
la cause de la tournure tragique prise par les événements.
L'Allemagne, en exerçant une forte pression pour faire reconnaître
la Slovénie et la Croatie, aurait précipité
l'éclatement de la Yougoslavie avant qu'une solution négociée
ne soit possible au problème des frontières et des
minorités.
Peu nombreux sont ceux qui précisent que l'éclatement
de la Yougoslavie a beaucoup plus ses causes dans l'annexion pure
et simple, en 1988, de la Voïvodine et du Kosovo par la Serbie,
annexion qui annonçait aux autres républiques de la
Yougoslavie ce qu'allait probablement être leur sort, lorsque
leur tour serait venu.
La thèse de la reconnaissance, par l'Allemagne, de la Slovénie
et de la Croatie comme cause de la guerre ne doit pas être
écartée, mais elle doit être considérablement
relativisée à l'examen de la simple chronologie des
faits. (Ce qui n'exclut en rien que l'Etat allemand ait pu avoir
une stratégie propre, ni que les marchands d'armes allemands
soient d'innocentes colombes : qu'on ne me fasse pas dire ce que
je ne dis pas.) Rappelons que le 26 juin 1991, Bonn s'était
associée à Paris et à Washington pour «
regretter » la proclamation d'indépendance de ces deux
républiques. Accessoirement, rappelons également que
le droit de sécession étant reconnu par la constitution
yougoslave de 1974, il n'y avait donc, en termes de droit, pas plus
de raison pour l'Europe de « regretter » la sécession
que pour l'armée fédérale dirigée par
la Serbie de s'y opposer...
Lorsque l'Allemagne reconnaît l'indépendance de la
Slovénie et de la Croatie, le 15 janvier 1992, la Croatie
croule déjà sous les obus de l'armée fédérale
et des milices serbes qui avaient commencé à attaquer
en août 1991... L'armée fédérale occupe
20 % de la Croatie fin septembre, 30 % en décembre. De nombreuses
villes sont bombardées tous les jours, parmi lesquelles Dubrovnik,
dont le siège a commencé le 1er octobre 1991. Vukovar,
dont le siège avait commencé fin août, tombe
le 19 novembre, entièrement détruite. Les victimes
civiles sont innombrables. Le HCR estime, le 2 décembre,
que 10 000 personnes ont été tuées et que 550
000 personnes ont quitté leur foyer en Croatie. Autrement
dit, la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie par
l'Allemagne intervient six mois après le début de
l'agression serbe. La Yougoslavie n'existait déjà
plus lorsque la Croatie et la Slovénie ont été
reconnues ; c'est pourquoi l'aveuglement des gouvernements occidentaux,
qui, pendant l'été de 1991, prônaient encore
le maintien à tout prix de la Yougoslavie, peut surprendre.
Il est donc anachronique de dire que c'est la reconnaissance de
la Slovénie et de la Croatie par l'Allemagne qui a précipité
la crise : celle-ci était déjà largement commencée,
au détriment des Croates notamment. Force est de reconnaître
que la fédération yougoslave avait cessé d'exister
sous les obus de l'armée fédérale eux-mêmes.
Un ancien ministre serbe dira d'ailleurs que « la destruction
de Vukovar et les bombardements de Dubrovnik ont plus aidé
à la reconnaissance de la Croatie que les efforts conjugués
de MM.Kohl et Genscher [ministre des Affaires étrangères
à l'époque] ». (Cité dans le Drame yougoslave,
Rennes, éditions Apogée, 1992.)
Le brouillage de la chronologie des dates fait partie de l'intoxication
mise en scène par le gouvernement serbe, selon lequel Milosevic
n'aurait fait que répliquer à des décisions
prises par d'autres. Ceux qui reprennent à leur compte cette
thèse ont garde de préciser également que les
Serbes de Bosnie avaient proclamé leur « république
» avant le référendum sur l'indépendance
de la Bosnie-Herzégovine... ce qui change évidemment
tout.
Le commandement de l'armée fédérale, constitué
pour les trois quarts d'officiers serbes, donne l'ordre de soumettre
la Slovénie. L'armée fédérale entre
en Slovénie le 25 juin 1991, mais la troupe, constituée,
elle, de soldats venus de toutes les régions, ne tient pas
à mourir pour l'hégémonie serbe. La population
de la Serbie est peu mobilisée pour l'intervention militaire
qui aura lieu en Slovénie. Belgrade subit une rapide défaite
militaire contre le nouvel Etat slovène et retire ses troupes
le 18 août 1991, pour se retourner contre la Croatie. Pourtant,
il faudra beaucoup d'efforts pour stimuler l'inimitié entre
les populations des différentes républiques de la
Yougoslavie.
C'est au Nord de la Croatie, en non dans les zones aujourd'hui
occupées par les Serbes, que se trouve la plus grande concentration
de Serbes de Croatie. Des villages à demi croates, à
demi serbes, ont vécu sans conflit majeur pendant quatre
ou cinq siècles. Ce n'est, significativement, qu'avec la
constitution de la Yougoslavie en 1918 qu'apparaissent des rapports
d'hostilité : lorsque la minorité serbe se fait le
moteur des tentatives d'hégémonie serbe dans la Yougoslavie
nouvellement constituée... Plus récemment, les déplacements
des nationalistes serbes de Serbie venus attiser le sentiment national
des Serbes de Croatie a largement contribué à susciter
des tensions.
En Slovénie, la campagne militaire avait rapidement conduit
à un échec politique. Il est vrai que les minorités
vivant en Slovénie ne sont pas serbes, et qu'il n'y a pas
de contiguïté entre la Slovénie et des territoires
habités par des Serbes, ce qui réduit les possibilités
d'action des nationalistes serbes. Milosevic en tire les leçons
dans sa campagne contre la Croatie, et met en branle le même
dispositif qu'au Kosovo. Il faut mobiliser à la fois les
Serbes de Serbie et ceux de Croatie, ces derniers étant présentés
comme les victimes des Croates qui sont tous assimilés aux
oustachis fascistes.
La rumeur court selon laquelle le gouvernement croate s'apprête
à pratiquer un génocide à l'encontre de la
minorité serbe de Croatie (12 % de la population), comme
sous le régime d'Ante Pavelic. Les Serbes de Croatie sont
menacés d'extermination et il faut les protéger. Milosevic
rejoue littéralement la dernière guerre auprès
de l'opinion publique serbe, en mettant en scène les Croates
pro-nazis et les résistants serbes, tout en occultant d'une
part l'existence des tchetniks, les collaborateurs serbes des Allemands
et des Italiens, et celle de la résistance croate au nazisme.
Il est symptomatique que le discours officiel français s'alignera
totalement sur cette propagande. Il est vrai que le gouvernement
croate avait tout fait pour conforter Milosevic dans ses fantasmes,
par toute une série de provocations.
De septembre 1991 à janvier 1992, le tiers de la Croatie
sera occupé par l'armée et les milices serbes. Cette
occupation va d'ailleurs grandement servir le nationalisme croate.
La population croate de cette république n'est elle-même
pas homogène, elle est marquée par des influences
diverses, latine et italienne sur la côte, autrichienne et
hongroise au centre et au nord, et souvent méfiante à
l'égard du centralisme de la capitale. L'invasion de 1991
va évidemment créer une réaction patriotique
que les nationalistes sauront utiliser, même dans des régions
où les résultats électoraux de Tudjman avaient
été faibles, comme en Dalmatie. C'est d'ailleurs en
Dalmatie que le dernier journal indépendant, Slobodna Dalmacija,
a perdu son indépendance au mois de mars 1993. Le rédacteur
en chef de ce journal avait osé dire : « En Croatie,
il y a deux planètes : celle du luxe, de l'argent facile,
des réceptions et des célébrations, et celle
des réfugiés, des démunis, de ceux qui ont
tout perdu.» C'est que le président s'était
offert un jet de 20 millions de dollars en plein bombardement de
Vukovar, et, la veille de l'entrée en vigueur d'une loi contre
la spéculation immobilière, s'était payé
pour une bouchée de pain une superbe villa avec piscine et
tennis...
Citons également le cas de Danas, un hebdomadaire asphyxié
par le régime de Tudjman, au nom de l'effort de guerre et
de la cause nationale, et qui a disparu en juin 1992. L'une des
méthodes du régime « démocratique »
croate consiste à appliquer aux journaux qui ne sont pas
dans la ligne du pouvoir les mêmes taxes, beaucoup plus importantes,
que pour les publications pornographiques. La liberté d'expression,
pour les régimes autoritaires, est effectivement une forme
de pornographie...
Les craintes des Serbes de Croatie n'étaient en fait pas
sans fondement. Les options politiques du président Tudjman
sont sans ambiguïté, qui a fini par concentrer entre
ses mains tous les pouvoirs au détriment du parlement. Ce
personnage a publié en 1989 un livre intitulé Déroute
de la vérité historique dans lequel il suggère
que les Juifs ont été eux-mêmes responsables
du génocide dont ils ont été victimes en Croatie,
ce qui atténue évidemment la responsabilité
du régime pro-nazi d'Ante Pavelic et de ses oustachis. Les
Serbes de Croatie, dès avant le conflit, avaient donc des
raisons de se méfier, ayant eux-mêmes été
les principales victimes d'un génocide perpétré
par les oustachis. Comparé au pensum de Tudjman, la Déclaration
islamique (et non pas islamiste) d'Izetbegovic, publiée en
1970, rééditée ensuite par... les Serbes pour
servir de propagande anti-Bosniaque, devient relativement insignifiante,
sachant que 16 % des « Musulmans », avant la guerre
pratiquaient leur religion.
En mars 1990 Tudjman déclare devant le Parlement croate
que le soutien que le peuple croate avait donné au gouvernement
oustachi, pronazi, et qui avait perpétré un génocide
contre les Serbes, les Juifs, les Tziganes, n'avait été
que « l'expression de son aspiration historique à un
Etat indépendant », ce qui n'était évidemment
pas pour rassurer les Serbes. Et lorsque ce même personnage
déclare : « Nous avons édifié notre Etat
et nous allons maintenant décider qui vont être ses
citoyens », on peut comprendre que les non-Croates commencent
à s'inquiéter. Cela concernait en effet tous ceux
qui, depuis le recensement de 1947, n'avaient pas été
déclarés Croates : conclusion, 300 000 Serbes ont
émigré depuis le début du conflit, et les 90
000 qui restent ne se sentent pas très à l'aise ;
un écrivain croate déclare ainsi que « être
Serbe en Croatie, c'est comme être noir dans une localité
dont les habitants sont membres du Ku Klux Klan ». (Mme Dubravka
Ugresic, citée par le Monde diplomatique, juillet 1993, «
Dérive autoritaire en Croatie et en Serbie ».) Même
les syndicats se mettent de la partie, puisque en Historié,
dans une région épargnée par la guerre (et
où il y a peu de Serbes...), l'union croate des syndicats
a lancé un appel à la délation contre les «
hordes serbes, ces canailles byzantines ». Des listes de Serbes
vivant en Croatie sont distribuées à la population,
incitant à la délation, à la discrimination.
Des dizaines de milliers de personnes ont ainsi perdu leur travail.
On peut comprendre dans ces conditions que lorsque les autorités
croates avaient inclus dans le libellé du référendum
sur l'indépendance des clauses qui accordaient des garanties
aux autres nationalités, et notamment aux Serbes, ou lorsqu'elles
proposent aux Serbes de la Krajina de reconnaître l'autorité
de Zagreb en échange d'une large autonomie, les intéressés
soient très sceptiques. La purification ethnique effectuée
par les ultranationalistes croates n'a peut-être pas bénéficié
de dix ans d'expérience, comme ce fut le cas des Serbes avec
le Kosovo, elle n'a peut-être pas eu le même caractère
systématique, prémédité et organisé,
mais on peut dire que les milices croates ont fait de leur mieux...
Et de même que Milosevic rejoue la dernière guerre
mondiale à sa manière, Tudjman en fait autant, en
inversant les rôles. Les nationalistes croates n'ont peut-être
pas les mêmes avantages que leurs camarades serbes sur le
plan du rapport des forces, mais leur politique est strictement
la même.
Les organisations d'opposition à la politique de Tudjman
sont indistinctement accusées d'être traîtres
à la patrie. Les individus qui s'opposent doivent faire face
à la réprobation générale de leur entourage,
de leurs collègues, des médias. Dubravka Ugresic a
été accusée de faire partie d'un « lobby
féministe de sorcières » parce qu'elle dénonçait
un Etat qui cherche à uniformiser la pensée de ses
citoyens. (Loc. cit.)
Vukovar, une ville de 30 000 habitants, est totalement détruite.
Les régions conquises par les milices Serbes au nom de la
protection des Serbes de Croatie étaient curieusement des
régions où n'habitaient que peu de Serbes –
200 000 – et où ces derniers n'étaient que faiblement
majoritaires. La Krajina, en effet, a vécu ce que vivent
toutes les zones rurales qui subissent l'industrialisation et l'urbanisation,
elle a subi la dépopulation et l'exode rural. Le demi-million
de Serbes qui vivaient en Croatie en 1991 (sur une population totale
de 4,4 millions) se trouvaient pour les trois quarts dans les principales
villes, dont 100 000 à Zagreb. Si Vukovar et Dubrovnik, pilonnées
par l'artillerie serbe, avaient été peuplées
de Serbes, ceux-ci auraient été massacrés par
leurs compatriotes pour leur propre bien !
Les partisans du renvoi dos à dos des parties en présence
dans le conflit oublient en général de mentionner
que les débats sur l'évolution politique de la Yougoslavie
ont porté jusqu'au dernier moment sur la question de la «
confédération » – c'est-à-dire
une union de républiques égales -, projet défendu
par la Croatie et la Slovénie, et de la « fédération
», dans laquelle la Serbie aurait conservé la prééminence.
C'est le refus de la Serbie d'abandonner son hégémonie
qui a poussé la Croatie et la Slovénie à rompre.
La question ne se réduit donc pas de façon simpliste
à une affirmation hystérique de nationalisme intransigeant
de la part des sécessionnistes, bien que cet aspect-là
ne soit pas absent, ni à des manipulations venant de l'extérieur
du pays, bien qu'il ne faille pas non plus les négliger.
Il y a, à cette guerre, suffisamment de causes endogènes
objectives pour qu'il soit nécessaire d'aller en chercher
dans un complot international ou dans l'irrationnel.
En juin 1991, au moment de l'indépendance de la Croatie,
tout n'était pas perdu. Les électeurs répondirent
à 90 % oui à la question suivante : « La Croatie,
en tant que pays souverain et indépendant, garantissant l'autonomie
culturelle et tous les droits civiques aux Serbes et aux membres
des autres nationalités vivant en Croatie, peut, avec d'autres
républiques, se joindre à une confédérati»n
d'Etats souverains. » Seuls 10 % répondirent oui au
maintien de la Croatie dans la Yougoslavie en tant qu'Etat fédéral.
Le 4 décembre 1991 d'ailleurs, le parlement croate vota une
loi qui garantissait l'autonomie des Serbes de Croatie. Ces faits
expriment le point de vue qu'avaient alors les électeurs
croates, pas celui des dirigeants nationalistes.
L'optique ultranationaliste de Tudjman et de son parti ont largement
cependant contribué à déterminer les positions
des Serbes de Croatie, indépendamment des manipulations dont
ces derniers ont pu être victimes de la part de leurs propres
nationalistes. C'est ainsi que les Serbes de Croatie répondirent
le 19 décembre en se proclamant république indépendante.
Comment s'en étonner lorsque Tudjman, dont la campagne électorale
de 1990, financée par les milieux de l'extrême droite
en émigration, s'est montrée particulièrement
agressive ? Lorsqu'il fait débaptiser la place des Victimes-du-Fascisme
en place des Grands-Croates ? Lorsqu'il transforme le statut des
Serbes de Croatie, jusqu'alors peuple constitutif de la Croatie
avec les Croates, en minorité dont le sort reste indéterminé
?
Les bonnes intentions peuvent cacher des projets qui ne sont pas
particulièrement angéliques. En juillet 1991, dans
L'Express, Stipe Mesic, le représentant croate à la
présidence collégiale de l'ex-Yougoslavie, déclara
que l'on en était à la préhistoire de la guerre.
Selon Mesic, qui continuait alors à croire en une confédération
entre les républiques, quelques modifications de frontières
internes et la partition de la Bosnie-Herzégovine seraient
inévitables. Il préconisait dans un premier temps
une division en cantons ethniquement homogènes et plus tard
l'union des zones croates à la Croatie et des zones serbes
à la Serbie, laissant à la Bosnie les régions
à majorité musulmane. Il faudrait déplacer
des populations entières, ajoute-t-il, mais ce sera à
elles de décider... La logique de ce discours est celle de
la constitution d'une grande Croatie, c'est une logique régressive
et raciste. L'autodétermination est fondée sur des
principes racistes et discriminatoires selon lesquels la citoyenneté
est fondée sur l'« ethnie » ou la religion.
Les garanties constitutionnelles offertes aux Serbes de Croatie,
notamment la Charte des droits des minorités, leur apparaissent
comme des mesures formelles pour répondre aux normes internationales
et obtenir la reconnaissance des grandes puissances, mais n'ayant
aucun contenu réel. Les violations des droits de l'homme
sont innombrables et permanentes à l'égard des Croates
eux-mêmes, alors on peut imaginer ce que cela peut être
pour les Serbes de Croatie. Quant à la « démocratie
», elle est tout à fait relative, sachant que pour
être reconnu citoyen croate, c'est-à-dire pour voter,
il faut être déclaré Croate depuis le recensement
de 1947, avoir obtenu un certificat après avoir répondu
à des questions parfois très inquisitrices. De nombreux
habitants ne peuvent donc pas voter alors que des Croates qui n'ont
jamais vécu en Croatie le pourront. « Selon certaines
rumeurs invérifiables, moins de la moitié des électeurs
aux précédents scrutins ont reçu leur certificat
» déclare Catherine Samary (Le monde diplomatique,
août 1992, « La dérive d'une Croatie “ethniquement
pure» »).
La guerre en Bosnie
L'objectif théorique des Serbes est d'occuper les territoires
de la Croatie dans lesquels se trouvent des Serbes ; malheureusement,
ces territoires ne sont pas directement reliés à la
Serbie, ils sont séparés par la Bosnie-Herzégovine,
elle aussi peuplée en partie de Serbes. Il va donc falloir
occuper également la Bosnie. En mars 1992 commence contre
celle-ci une guerre qui sera extrêmement violente.
Là encore, pour monter contre la Bosnie l'opinion serbe,
il faudra littéralement créer une hostilité
qui n'existait jusqu'alors pas. La manipulation des médias
jouera un rôle prépondérant dans la diffusion
de l'idée que les Serbes de Bosnie sont menacés par
les « Musulmans ». Comme les populations sont extrêmement
imbriquées, il faut les séparer selon les critères
de « nationalité ». Ce sont les milices qui se
chargeront de cette tâche, par la terreur et les massacres
sélectifs. Il faut surtout empêcher que « Musulmans
», Serbes et Croates de Bosnie constituent un front uni. La
menace « islamiste » est montée en épingle,
soulignée à l'envi. La purification ethnique peut
commencer.
La guerre contre la Bosnie est une véritable illustration
de la tactique employée dix ans plus tôt au Kosovo,
d'abord en ce qu'elle écarte toute possibilité de
règlement négocié et pacifique.
1. – La première étape est évidemment
la création de milices d'« autodéfense »
serbes chargées d'assurer la « sécurité
» des Serbes dans les villages bosniaques.
Un certain nombre de Serbes refusent de jouer le jeu de la division
et de la terreur. Ce sont les premiers massacrés quand les
milices paramilitaires serbes arrivent dans un village. Les autres,
pour la plus grande partie d'entre eux, fuient ou se joignent aux
milices d'« autodéfense ». On verra ainsi des
Serbes vivant dans des villages pluri-ethniques indiquer aux milices
les maisons habitées par des « Musulmans » ou
des Croates. Le « nettoyage ethnique » est un acte de
terreur systématique, délibérément organisé
contre des populations civiles ; plus insidieusement, il est aussi
un processus visant à contraindre des populations qui ne
sont pas forcément déterminées par le concept
d'« ethnie » à prendre position : c'est donc
littéralement un acte de prédation effectué
sur des populations entières en les forçant, sous
peine de mort, à se définir comme « Serbes ».
Les habitants de quelques villages d'Herzégovine et de Bosnie,
qui entendaient continuer de vivre ensemble, avaient organisé,
au début des hostilités, des milices communes, «
inter-ethniques », pour résister ensemble : ces expériences
ont été balayées par la force, les habitants
contraints par la violence à choisir leur camp.
Il faut en effet savoir que la nationalité est déterminée
en fonction de déclarations faites lors des recensements.
Beaucoup de Yougoslaves se sont donc vu inciter à se déclarer
de l'une des nationalités simplement parce qu'on le leur
avait demandé lors d'un recensement ; beaucoup également
ont hésité avant de répondre : lorsqu'une famille
est constituée de toutes les nationalités, la réponse
est forcément arbitraire. Certains, pour éviter ce
dilemme, se sont même déclarés Eskimos !
La création, par l'ONU, de « zones de sécurité
» présentées comme le nec plus ultra en matière
d'ingérence humanitaire (et qualifiées non sans quelque
raison par Clinton de « champs de tir »), ne fait que
légitimer la nettoyage ethnique et l'appropriation par la
« république serbe autoproclamée » de
Bosnie de 70 p. 100 du territoire.
2. – La deuxième étape du démembrement
de la Bosnie est constituée par les élections de décembre
1990. Il ne s'agit pas encore d'indépendance, qui sera proclamée
par un référendum, mais d'élections qui se
situent encore dans le cadre de la fédération yougoslave.
Ces élections donneront 201 sièges sur 240 aux partis
« ethniques » : 86 sièges au Parti d'action démocratique
d'Izetbegovic ; 70 au Parti démocratique serbe ; 45 à
l'Union démocratique croate (HVO). 25 % des votants s'étaient
prononcés pour des partis non nationalitaires et 20 % s'étaient
abstenus.
On a dit que les populations ont largement cautionné les
divers nationalismes et les particularismes ethniques par leurs
votes. C'est attribuer une bien grande importance aux élections
en tant qu'expression de la réalité de la société
civile, et on peut d'autant plus s'en étonner lorsque cet
argument est évoqué dans une brochure libertaire (Cf.
Yougoslavie : le terrorisme des Etats, éditions du Monde
Libertaire, p. 27).
Une enquête faite en 1990 révèle en effet qu'une
majorité de la population bosniaque, et en particulier les
Bosniaques musulmans, était, avant la guerre, favorable au
maintien de la Yougoslavie, que 80,1 % de la population bosniaque,
toutes composantes confondues, pensait que le sort de la Bosnie
était lié à celui de la Yougoslavie et que
38,2 % étaient favorables à l'abolition des catégories
nationales contre 41,4 % qui s'y opposaient, c'est-à-dire
une proportion relativement importante de la population qui adoptait
le point de vue de la citoyenneté en opposition à
celui de la nationalité ou de l'« ethnie ». On
dira : une enquête psychosociologique vaut-elle mieux qu'une
élection pour déterminer le sentiment d'une population
? Malgré les réserves qu'on pourra formuler, l'avantage
d'une enquête est qu'elle n'a pas d'enjeu de pouvoir pour
la personne qui y participe. La situation en ex-Yougoslavie révèle
précisément une coupure très importante dans
le comportement des gens selon qu'est concernée leur existence
dans leur vie quotidienne ou leur existence en tant que membres
d'un groupe soumis à des déterminations politiques.
Les citoyens bosniaques des différents groupes nationaux
menaient une vie quotidienne sans heurts ; les problèmes
sont apparus avec l'irruption du politique dans la vie quotidienne.
Haines ancestrales ? Les Bosniaques et les Serbes sont les deux
populations qui se sont le plus mariées ensemble... S'il
y a une « tradition ancestrale » entre ces deux communautés,
c'est plutôt celle de la cohabitation, pendant des siècles.
Avant le XXe siècle, il n'y a jamais eu de conflit entre
Croates et Serbes et lorsque, au début du siècle apparaît
une rivalité, c'est dans le cadre d'une lutte pour le leadership
sur la Yougoslavie, pas dans celui d'un mouvement centrifuge de
repli sur soi identitaire. Mais à force de rappeler aux uns
qu'ils étaient Serbes et aux autres qu'ils étaient
Croates, le comportement des uns et des autres s'est modifié
non pas à partir de faits qu'ils pouvaient expressément
observer mais par anticipation de ce qui pourrait être le
comportement politique des autres groupes. La peur des choix politiques
que pourraient adopter les autres groupes nationaux conduit chaque
groupe national à des attitudes de peur, de repli et de rejet.
Un chercheur de Sarajevo proposait (en 1990, il est vrai) une hypothèse
intéressante pour expliquer la dérive nationaliste.
Il distingue une conscience nationale « de proximité
», c'est-à-dire liée à la vie quotidienne
des gens, et une conscience nationale « politique »
; ou, en d'autres termes, une conscience pragmatique et une conscience
théorique : il constate ainsi « d'importantes différences
dans les positions des gens quand ils évaluent les relations
inter-ethniques dans leur milieu de vie et de travail et quand ils
évaluent les relations inter-ethniques à travers le
discours politique. [...] ...les gens se sen»tent en sécurité
même quand ils vivent dans un milieu dont la majorité
n'appartient pas à leur nation, et ce dans l'actuelle crise
politique des relations inter-ethniques. Alors que plus de la moitié
de la population interrogée craint que la détérioration
politique des relations inter-ethniques (au niveau global) ne débouche
sur une guerre fratricide [...] En dépit des relations qui
se forment dans la vie quotidienne des gens, il n'est pas possible
de développer des modèles de relations inter-ethniques
démocratiques et la méconnaissance ou la non-compréhension
de cette réalité génère des tensions
inter-ethniques supplémentaires allant jusqu'à des
affrontements qui pourraient devenir catastrophiques. » (I.
Bakic, « Onaciji i religiji », Sveske, n° 28-29,
1990, périodique de l'Institut des relations interethniques
[Sarajevo] ; cité par Xavier Bougarel, « Bosnie-Herzégovine
: anatomie d'une poudrière », Hérodote, n°
67, p. 120.)
Ce constat conduit à penser que si les gens ne craignent
pas leur voisin immédiat, ils craignent que des incitations
politiques venant de l'« extérieur », ou de «
plus haut », ne poussent leurs voisins à les menacer,
et ils adoptent eux-mêmes, préventivement, des mesures
d'exclusion de l'autre. La folie qui s'est abattue sur la Yougoslavie
serait donc essentiellement une réaction de peur collective
alimentée par les dirigeants politiques de tous bords, pour
ne pas mentionner les encouragements venant de l'extérieur
du pays.
L'absence d'analyse réelle des élections en Bosnie
conduit à des conclusions caricaturales de la part des partisans
du renvoi dos à dos des parties en présence. La thèse
selon laquelle les électeurs ont majoritairement voté
pour leur nationalité, ce qui rendrait les populations largement
responsables de la dérive nationaliste et de la guerre dans
l'ex-Yougoslavie, doit être en effet considérablement
tempérée par le fait que les candidats « non
nationalitaires » n'étaient pas forcément très
attractifs pour les électeurs. Le vote en faveur des partis
nationaux a été avant tout un vote contre l'ancien
système « communiste », les partis « citoyens
» étant perçus par l'opinion comme des officines
de reconversion des anciens communistes. Un examen hâtif du
résultat des élections révèle un nombre
global important de voix allant à des candidats inscrits
sur des listes nationalitaires, mais il ne fait apparaître
immédiatement aucune indication sur l'origine nationale des
électeurs... Or, beaucoup d'électeurs ont voté
pour des candidats n'appartenant pas à leur groupe. C'est
ainsi que des candidats dont la nationalité était
minoritaire dans une circonscription ont pu être élus
par des électeurs d'autres groupes nationaux.
Pour terminer, deux précisions qu'il nous semble intéressant
de souligner : la première est que la conscience «
citoyenne », c'est-à-dire une conscience critique vis-à-vis
des critères ethniques, est largement liée au niveau
culturel des habitants de l'ex-Yougoslavie. Les diplômés
de l'enseignement supérieur ont été de loin
été les plus nombreux à voter pour les partis
de l'opposition non nationaliste. On ne peut donc faire l'économie,
dans l'analyse de la « folie nationaliste » (cf. Yougoslavie,
le terrorisme des Etats, éditions du Monde Libertaire, intertitre,
p. 33.) qui se serait abattue sur l'ex-Yougoslavie, de l'examen
des critères sociaux. La seconde précision est que
ce sont dans les communes hétérogènes, c'est-à-dire
celles où cohabitaient trois groupes nationaux sans qu'aucun
ne soit majoritaire, qu'il y avait le moins de problème et
que les gens considéraient que trop d'insistance était
donnée dans les médias aux relations interethniques.
Autrement dit, la crainte de l'Autre était d'autant plus
grande qu'il était absent... un peu comme ces communes françaises
dans lesquelles il n'y a pas d'immigré mais où le
vote anti-immigrés est très fort.
Ces quelques indications sommaires, qui mériteraient d'être
beaucoup plus développées, ne font que suggérer
à quel point il faut être prudent lorsqu'on veut tirer
des conclusions sans analyses d'un vote qu'on qualifie indistinctement
de « folie nationaliste ».
3. – La troisième étape est la proclamation
de l'autonomie de régions peuplées de Serbes de l'Herzégovine
orientale et de la Bosanska Krajina, en août 1991, processus
qui aboutira en janvier 1992 à la proclamation de la république
serbe de Bosnie (Herzeg-Bosna).
4. – La dernière étape est constituée
par le référendum sur l'indépendance et la
reconnaissance de cette indépendance par la CEE.
Il est abusif de faire porter la totalité de la responsabilité
de la crise bosniaque sur la Serbie. S'il n'est pas douteux que
la purification ethnique ait été réalisée
par des gens qui avaient déjà expérimenté
la chose dix ans auparavant au Kosovo, et qui faisaient preuve d'un
degré élevé de préméditation
par l'ampleur et le caractère méthodique de leur activité,
les mouvements de la politique serbe ont plutôt reflété
le coup par coup sur un échiquier dont elle ne contrôlait
pas les mouvements. Le référendum sur la Bosnie a
par ailleurs brisé les pratiques qui fondaient antérieurement
la vie politique bosniaque. Trois groupes nationaux coexistaient
sans qu'aucun d'entre eux ait la majorité absolue. Cependant,
deux groupes, quelle que soit la configuration, pouvaient, en s'alliant,
avoir la majorité sur le troisième. Le consensus était
fondé sur le fait qu'aucune décision touchant les
intérêts vitaux d'un groupe ne pouvait être prise
par une éventuelle alliance des deux autres sans son accord.
Les élections libres de novembre 1990 ont porté au
pouvoir trois partis, dirigés respectivement par Alija Izetbegovic
pour les Bosniaques musulmans, Radovan Karadzic pour les Serbes
et Stjepan Kluic pour les Croates. Le consensus constitutionnel
qui prévalait auparavant est maintenu ; une présidence
collective est créée avec deux représentants
pour chaque groupe national. Izetbegovic, qui devient président
de la République, ne fait en réalité que présider
une présidence collective. Les choses se gâtent lorsque
la CEE se met en tête d'inciter la Bosnie, qui ne réclamait
rien, à se déclarer indépendante. Fin 1991,
la CEE offre à la Bosnie-Herzégovine la reconnaissance
diplomatique. L'idée générale était
que puisque la Yougoslavie se désintégrait et qu'on
avait reconnu la Slovénie et la Croatie, autant continuer
dans la foulée avec la Bosnie. En réalité,
si la Slovénie et la Croatie avaient fait sécession,
les républiques de Bosnie-Herzégovine, du Monténégro
et de Macédoine étaient en paix et ne réclamaient
pas l'indépendance. Ce fait explique en grande partie l'impréparation
totale de la Bosnie lorsque le conflit éclatera.
Une commission dirigée par Robert Badinter recommanda l'organisation
d'un référendum sur l'indépendance, ce qui
fut fait en février 1992, contre l'avis des Serbes, qui le
boycottèrent. L'indépendance fut votée à
63 %, ce qui correspond à peu près à la répartition
de la population croate et musulmane, les abstentions correspondant
à peu près à celle des Serbes. Croates et Musulmans
avaient violé le principe du consensus jusqu'alors en vigueur.
L'acquisition d'une légitimité internationale s'était
faite par la cassure de la légitimité interne, d'autant
que le vote croate en faveur de l'indépendance était
essentiellement un vote contre la perspective de vivre dans une
Yougoslavie réduite mais dirigée par les Serbes. Ce
n'était en rien un vote en faveur d'une citoyenneté
bosniaque.
Les Serbes de Bosnie étaient opposés à l'indépendance.
Le référendum qui a abouti à l'indépendance
s'est fait contre leur volonté. Il y a donc eu, de leur point
de vue, une rupture du consensus par les Musulmans et les Croates.
L'usurpation, par les Serbes de Bosnie, de la légitimité
étatique dans la république serbe autoproclamée
de Bosnie résulte dans une large mesure de la transgression,
consécutive au référendum, par les Musulmans
et les Croates, des pratiques consensuelles qui avaient jusqu'alors
été en usage. Que cela ait été, de la
part des nationalistes serbes de Bosnie, un prétexte ou non
– le fait que les Serbes de Bosnie aient proclamé leur
république autonome avant le référendum 3 [3]
accréditerait plutôt la thèse du prétexte
-, on ne saurait évacuer cet aspect-là de la question.
Que tout cela ait pu tomber tout à fait à point et
coïncider avec les intérêts stratégiques
de la Serbie, qui a un besoin vital d'un accès à la
mer, et donc du contrôle de la Bosnie et d'une partie de la
Croatie, ne fait pas de doute, mais il serait erroné d'assimiler
trop hâtivement la politique de l'Etat de Serbie et celle
de la république autoproclamée, autrement dit de Milosevic
et de Karadzic. En effet, on verra que de nombreux germes de tension
existent entre ces deux dirigeants dont les objectifs peuvent être
contradictoires.
Victimes présumées coupables ?
La question de la destruction de la Bosnie-Herzégovine ne
nous concerne pas seulement pour des raisons humanitaires, mais
aussi pour des raisons de principe. On pourrait certes adopter la
position que nous qualifierons d'« internationaliste métaphysique
» et qui conduit à renvoyer dos à dos toutes
les parties en présence dans un conflit. Le « pacifisme
métaphysique » ne nous semble pas non plus acceptable.
Etre « contre toutes les guerres » est un point de vue
qui ne peut pas dépasser la position de principe, surtout
lorsque l'une des parties, manifestement agresseur, dispose d'un
approvisionnement en armes qu'on interdit à l'autre, manifestement
victime. Caractéristique du point de vue internationaliste
métaphysique est celui développé dans Yougoslavie
: terrorisme des Etats, édité par la Fédération
anarchiste. Lorsque le groupe Kamov de Paris traduit dans le Monde
libertaire (5 décembre 1991) un texte d'une association croate,
« le Vent de Zagreb », disant : « ... cette guerre
n'est pas un conflit nationaliste (bien qu'il y ait des éléments
d'un tel conflit) : c'est avant tout une agression classique et
une occupation », le constat est vivement critiqué
par le rédacteur de la brochure, qui s'exclame : «
Toute guerre est une guerre de conquête et d'occupation !
», signifiant par là que la population occupée,
voire bombardée, massacrée, participe de plein droit
à la conquête et à l'occupation, avec les mêmes
responsabilités. Evidemment, toute guerre est une guerre
de conquête et d'occupation. Mais ce constat peut suggérer
entre autres choses que l'une des parties en présence conquiert
et occupe l'autre. L'auteur de la brochure ne cherche pas à
distinguer les divers processus par lesquels deux ou plusieurs pays,
régions, etc., peuvent entrer en guerre. Il y a certes les
cas ou une surenchère progressive de deux parties opposées,
dont les populations sont préalablement conditionnées,
conduit à une guerre dont les motivations réelles
se trouvent dans la conquête de marchés, l'écrasement
de mouvements sociaux intérieurs, etc. Mais refuser de constater
les cas où l'une des parties est surarmée et conditionnée
à la guerre, et l'autre désarmée et impréparée,
relève d'un dogmatisme qui dessert la cause qu'on défend
dans la mesure où cela invalide toute l'argumentation qu'on
pourra développer par la suite. Les guerres coloniales aussi
étaient des guerres de conquête. Les Vietnamiens, les
Algériens étaient-ils responsables des guerres qu'on
leur imposaient ? L'internationalisme métaphysique ne fournit
aucune réponse à une situation où une population
est victime d'une conquête et d'une occupation et où
tous les appels à déposer les armes, pour justifiés
qu'ils soient dans les principes, n'ont jamais contraint un agresseur
à cesser les combats.
Nous pensons qu'il existe des critères relativement fiables
pour déterminer si, dans un conflit, il y a un agresseur
et un agressé, quelle que soit par ailleurs l'opinion qu'on
puisse avoir sur l'agressé ou le peu de sympathie qu'on puisse
éprouver pour lui. De même, il existe des éléments
relativement fiables pour permettre de se faire une idée
de la nature d'un conflit. Les faits observables sont relativement
parlants...
Depuis la guerre du Golfe nous nous sommes habitués au principe
de deux poids, deux mesures en matière de droit international.
Le conflit qui ravage la Bosnie en est une illustration parfaite.
La création, par l'ONU, de « zones de sécurité
» présentées comme le nec plus ultra en matière
d'ingérence humanitaire, ne fait que légitimer le
nettoyage ethnique et l'appropriation par la « république
serbe autoproclamée » de Bosnie de 70 p. 100 du territoire.
Le « groupe de contact » réunissant les Etats-Unis,
la Russie, la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne fait pression
sur les trois parties pour qu'elles signent un cessez-le-feu qui
entérine la partition de la Bosnie-Herzégovine, les
Bosniaques (Croates et Musulmans) recevant 51 % du territoire, les
Serbes 49 %. Radovan Karadzic est, quant à lui, extrêmement
clair sur ses objectifs. S'il ne refuse jamais de négocier
– il applique à merveille le principe : pendant les
négociations la conquête continue – il souligne,
dans une interview au quotidien belgradois Vecernje Novosti, le
24 février 1994, que « les Musulmans ne doivent pas
obtenir plus de 25 % des territoires ». « Les Serbes,
dans les Balkans, ajoute-t-il, sont un peuple supérieur.
Qui donc pourra se battre aussi longtemps contre eux? » (Cité
par Florence Hartmann, Le Monde, 25 février 1994.) Curieusement,
ce foudre de guerre se garde bien d'envoyer son fils Sacha au casse-pipe.
Ce dernier semble être mystérieusement passé
au travers de tous les appels aux armes. Sacha aurait fait un caprice
un jour qu'un pilote d'hélicoptère refusait de l'embarquer
avec son chien, en septembre 1993. Le brave garçon, qui n'a
pas l'habitude d'être contrarié, aurait répondu,
selon le quotidien belgradois Borba : « Mon chien vaut mieux
que dix pilotes. » (Cité par Gabriel Plisson, Mourir
pour Sarajevo, p. 180, Editions In fine.)
Le principe même de ce partage est une véritable prime
à la conquête, puisqu'il entérine le rattachement
à la « petite » Yougoslavie (Serbie + Monténégro)
d'une grande partie des territoires occupés par les Serbes
en Bosnie et en Croatie. Curieusement, les pressions s'exercent
surtout sur les agressés. Lorsque, à la suite d'une
intervention de l'ONU, les défenseurs de Srebrenica assiégée
sont désarmés sans que les assiégeants serbes
ne lèvent le siège, on n'a plus guère d'hésitation
sur les intentions de ceux qui édictent le droit international
: en désarmant les défenseurs de la ville, l'ONU a
par ailleurs permis aux Serbes de libérer des forces pour
attaquer d'autres objectifs... Ce sont là des faits bruts,
qui éclairent les options objectivement pro-serbes de la
politique européenne et onusienne. Quelques autres faits,
qui se situent plus dans le détail de la vie quotidienne,
illustrent de façon également claire la nature du
conflit. La FORPRONU, par exemple, bloque continuellement le déplacement
d'artistes et d'intellectuels bosniaques ; en revanche, les Saoudiens
n'ont aucun problème pour circuler... Ce sont les milices
serbes elles-mêmes qui aident le passage des islamistes. Une
organisation « humanitaire » islamiste, Taiba, donne
50 Deutschemarks par femme qui accepte de porter le voile et par
enfant circoncis. Malgré cela, l'islamisme n'a que très
peu de prise en Bosnie. Juan Goytisolo, lors d'un séjour
qu'il fit à Sarajevo, se vit confier à son départ,
par un habitant de la ville, un paquet de lettres à poster
à Paris. Il constate avec stupeur que le sous-officier du
contrôle de la FORPRONU « prétend que l'on n'a
pas le droit de sortir plus de cinq lettres ». « Extraordinaire
révélation », commente-t-il : « la FORPRONU
participe-t-elle au siège de Sarajevo? » (Le Monde
des Débats, septembre 1993.)
La politique de la communauté européenne a consisté
à adopter une attitude d'apparente neutralité dans
le conflit, agresseur et agressé étant placés
sur le même plan. La préoccupation principale était
non pas de faire cesser la guerre, mais d'empêcher qu'elle
ne s'étende. Mitterrand de son côté a déclaré
qu'il n'y avait en Yougoslavie ni agresseur ni agressé, position
défendue par bien des militants de gauche, voire d'extrême
gauche.
L'ensemble de la « classe politique française »
s'accordait sur le fait qu'il ne fallait pas que le conflit «
s'internationalise », tout en affirmant qu'il fallait «
respecter les frontières » existantes, position qui
paraît un peu contradictoire avec ce qui se passe sur le terrain.
« L'autodétermination des républiques s'imposera
», déclare François Mitterrand à l'Assemblée
nationale, en novembre 1991, « mais la reconnaissance des
frontières internes de droit international, la sauvegarde
des minorités et l'alignement des nouveaux Etats sur les
traités de sécurité relèvent d'une autorité
internationale. » Un point essentiel du discours politique
de la France est le respect des minorités nationales : à
la même époque, Roland Dumas déclare dans la
même assemblée que « s'il est vrai qu'aujourd'hui
les Croates ne peuvent pas envisager de vivre sous une tutelle serbe,
je constate que, réciproquement, les Serbes n'envisagent
pas de vivre sous une domination croate »...
Ces positions ne se sont pas modifiées avec le changement
de gouvernement. La continuité est totale : l'idée
de fond est le maintien d'une Yougoslavie considérée
comme un élément de stabilité dans la région,
ce qui a conduit le gouvernement français à ne reconnaître
la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et
la Macédoine qu'avec d'extrêmes réticences et
seulement quand il n'était plus possible de faire autrement.
Il fallut également longtemps pour que les Serbes de Bosnie
et les autorités de Belgrade soient reconnus comme agresseurs
: jusqu'alors, la responsabilité du conflit était
partagée. Ce n'est qu'en décembre 1992 que Pierre
Joxe déclare à l'Assemblée nationale : «
Mais nous connaissons l'origine, l'intention, les discours qui ont
été tenus et qui formulent explicitement des objectifs
racistes, des objectifs d'exclusion, des massacres habillés
d'un terme qu'on ne doit pas s'habituer à prononcer –
la pureté – et»qui nous rappelle quelque chose.
»
Les gouvernements qui se sont succédé depuis le début
du conflit n'ont pas modifié la politique de l'Etat français.
La seule chose qui se soit modifiée est que le conflit s'est
aggravé. Ce n'est que lorsqu'il n'a plus été
possible de cacher les camps et les viols de masse que l'indignation
gouvernementale s'est un peu manifestée, pendant une courte
durée il est vrai. Mais cette indignation a été
relativisée par l'imputation de tels faits à l'ensemble
des « belligérants » sans aucune nuance. Il n'y
a, en Yougoslavie, qu'une « guerre civile entre Etats et leurs
composantes nationales », selon Georges Kiejman (Le Figaro,
7 août 1992). L'action de la France dans l'ex-Yougoslavie
a vidé de toute substance le discours sur les droits de l'homme
; son action humanitaire n'y est que le cache-sexe de sa politique
pro-serbe.
La position des Etats-Unis
Jusqu'au début de 1994 les initiatives qui ont été
prises dans la région ont été celles de l'Europe
et de l'ONU. Warren Christopher a pu déclarer qu'«
aucun intérêt vital n'est en jeu » pour les Etats-Unis
en Bosnie (sauf les ventes d'armes, évidemment). L'administration
américaine partageait tout d'abord le point de vue de la
France contre l'Allemagne, et admettait mal la dissolution de la
Yougoslavie. George Bush envoya même au Premier ministre fédéral
de Yougoslavie, M. Markovic, une lettre lui recommandant d'accélérer
l'instauration de l'économie de marché mais souhaitant
que tout cela se fasse dans le cadre d'une fédération
yougoslave conservant son intégrité. Telle était
également la position du gouvernement français. Lorsque
les Douze établirent des relations diplomatiques avec la
Slovénie et la Croatie, les Etats-Unis ne suivirent pas le
mouvement, ce qui ne les empêcha pas, peu après, de
faire pression pour la reconnaissance de la Bosnie-Herzégovine.
Une fois installé à la Maison-Blanche, Clinton sera
réticent à l'égard du plan Vance-Owen, soutenu
par les Douze, ce qui fit croire aux Bosniaques qu'ils pouvaient
compter sur les Etats-Unis.
La clef des différentes positions de l'administration américaine
sur la Bosnie tient à deux considérations, l'une politique,
l'autre commerciale :
– Politiquement, le président des Etats-Unis est tenu
à des interventions le plus proches possible de zéro
pertes en vies humaines. Nous serions tentés de dire que
c'est le prix à payer dans un régime démocratique,
si la réalité de la vie politique des Etats-Unis ne
nous retenait. Disons que c'est le prix à payer dans un régime
d'opinion. L'opinion publique américaine n'est pas disposée
à entendre des comptes rendus d'information faisant état
de pertes importantes. Et par pertes importantes il ne faut pas
entendre quelques milliers, mais au plus quelques dizaines. Un journal
américain, pendant la guerre du Golfe, faisait ironiquement
remarquer que les soldats stationnés en Arabie saoudite couraient
moins de risques de se faire tuer qu'en restant au pays où,
il est vrai, les statistiques de meurtres sont effrayantes. Newsweek,
en octobre 1994, titre un article : « Syndrome du stress haïtien?
» (Haitian Stress Syndrome ?) faisant état de l'émotion
suscitée par trois suicides parmi les troupes stationnées
à Haïti... Il est évident que dans ces conditions,
la stratégie d'intervention américaine à l'étranger
est directement liée à des considérations d'économie
absolue en vies humaines et que, si de l'infanterie est envoyée
quelque part, elle devra risquer le moins possible, comme ce fut
le cas dans le Golfe, ou ne sera pas envoyée du tout, comme
ce serait le cas en ex-Yougoslavie (à l'exception de la Macédoine,
où 300 Casques bleus américains sont stationnés,
mais personne n'entend parler de la Macédoine – pour
l'instant). On peut d'ailleurs se demander si l'espace de la guerre
n'a pas été précisément circonscrit
par décision de l'administration américaine, la présence
de ces Casques bleus américains en Macédoine marquant
la limite au-delà de laquelle elle ne doit pas s'étendre,
afin de ne pas déstabiliser l'allié grec, afin aussi
de ne pas inciter la Turquie, autre allié d'importance capitale,
à intervenir. La Grèce et la Turquie, en situation
d'hostilité chronique, sont des alliés des Etats-Unis,
mais la première soutient la Serbie tandis que la seconde
soutient la Bosnie. Permettre à ces deux pays d'intervenir
dans le conflit et de s'opposer ouvertement sur le terrain international
détruirait totalement le dispositif américain dans
la région.
– L'autre considération découle pour une part
de la précédente. Faute d'envoyer de l'infanterie,
l'arme qui sera privilégiée sera l'aviation, capable
d'effectuer des interventions rapides, à distance, et avec
une forte puissance de feu. Lorsque des coupes budgétaires
sévères sont envisagées, c'est l'aviation qui
en pâtit le moins, pour les raisons indiquées précédemment,
et aussi parce que l'aviation, faisant appel à de la technologie
de pointe, est une excellente vitrine à l'exportation des
produits made in USA. C'est sans doute une des raisons de l'insistance
mise par l'administration américaine à faire usage
des frappes aériennes. (Accessoirement, c'est un «
plus » considérable, face à la concurrence,
que les marchands d'armes puissent apposer sur leurs matériels,
dans les foires internationales d'armes, l'étiquette «
combat proven » [a subi l'épreuve du feu]. On peut
dire sans beaucoup exagérer que c'est à cela que la
guerre du Golfe a servi...)
Ce n'est que lorsque le risque d'extension de la guerre a pu menacer
d'entraîner une crise grave au sein de l'OTAN que l'administration
américaine a commencé à réagir... et
lorsque la Russie a commencé à être mêlée
de près à la crise. Les vieux réflexes de la
guerre froide ne sont pas perdus. Lorsque les Etats-Unis et la Russie
entrent en scène, conférences et tentatives de négociations
aboutissent à la décision de l'embargo, par la résolution
713 du 25 septembre 1991, qui en fait consacre la supériorité
militaire des Serbes.
Historique de l'embargo :
– Le 5 juillet 1991 : les Douze décident un embargo
sur les armes ;
– 25 septembre 1991 : l'ONU décide un embargo militaire
;
– 8 novembre 1991 : la CEE impose des sanctions commerciales
à l'ex-Yougoslavie ;
– 30 mai 1992 : embargo commercial et pétrolier de
l'ONU contre la Serbie et le Monténégro.
Échec du plan Vance – Owen
En mai 1993, les Serbes de Bosnie refusent de ratifier le plan
Vance – Owen.
Ce plan, qui s'inscrivait dans la logique de la cantonisation de
la Bosnie-Herzégovine, entérinait le partage territorial
de la Bosnie sur une base ethnique ; chacune des trois communautés
se voyait attribuer trois provinces, Sarajevo ayant un statut spécial,
mais il impliquait la discontinuité territoriale entre les
territoires, faisant ainsi obstacle au rattachement de tous les
Serbes à la Serbie. Les Croates d'Herzégovine avaient
signé, car le plan consacrait l'existence de l'Herzeg-Bosna,
proclamée en juillet 1992. Izetbegovic, quant à lui,
avait accepté avec réticence en demandant des garanties.
La Bosnie-Herzégovine serait devenue un Etat décentralisé
dans lequel les fonctions essentielles seraient revenues aux provinces,
mais ces dernières n'auraient pas disposé de statut
international. Une cour constitutionnelle formée d'une majorité
de non-Bosniaques aurait été créée pour
« régler les différends entre le gouvernement
central et les provinces » ; les routes principales et les
lignes de chemin de fer seraient contrôlées par les
Nations-Unies. Ainsi aurait été constitué un
Etat qui aurait été incapable de fonctionner sans
ingérence étrangère permanente.
Serbes de Serbie et de Bosnie n'avaient accepté que sous
les fortes pressions des Européens et des Américains
: ils signent au début de mai 1993. Belgrade pensait alors
qu'un refus pouvait une entraîner intervention militaire sur
leurs positions. Cependant, les députés du «
parlement » de Pale refusent et organisent un « référendum
» dans les territoires ethniquement nettoyés. Les Occidentaux
se trouvent alors placés devant un choix : – faire
respecter de force le cessez-le-feu et la levée du siège
des villes ; – reculer et entériner la conquête
par les Serbes et le rattachement à la Serbie des territoires
sous leur contrôle. C'est évidemment la seconde solution
qui sera appliquée.
Les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France et l'Espagne
établissent à Washington un « programme commun
d'action » fondé sur des options minimales dont l'objectif
est de créer des zones de sécurité protégées
des attaques serbes. Ces zones de sécurité se révéleront
inefficaces. Les bombardements continuent en Bosnie-Herzégovine
comme en Croatie. La résolution 820 décidera alors
un blocus sur la mini-Yougoslavie (Serbie et Monténégro)
mais cela n'aura aucune incidence sur la situation militaire. Un
an après sa reconnaissance internationale par l'ONU, c'est
la fin de la Bosnie-Herzégovine. La conquête visant
à établir la continuité territoriale avec la
Serbie est de fait entérinée.
La politique de l'apaisement exacerbe la logique de guerre, radicalise
les positions en présence et provoque une extension de la
violence. Il s'agit en fait d'une reconnaissance de la victoire
militaire des Serbes et d'une reconnaissance du principe du partage
ethnique. Dans la mesure même où l'agression est manifestement
payante, les ultra-nationalistes se trouvent renforcés en
Serbie : en juin 1993 Dobrica Cosic, président de la fédération
yougoslave est destitué avec l'appui de la fraction dure
de l'extrême-droite serbe.
En Bosnie-Herzégovine, on assiste à une extension
tragique de la violence. Les troupes serbes de Bosnie sont encouragées
dans leurs opérations militaires. L'effondrement des plans
diplomatiques depuis janvier 1993 confirme les Serbes dans leur
conviction que les négociations ne feront qu'entériner
la conquête. Ils poursuivent le siège des enclaves
musulmanes et le bombardement de Sarajevo. On ne peut que constater
que l'argument du gouvernement français de « ne pas
ajouter la guerre à la guerre » conduit à une
aggravation tragique du nombre des victimes de la guerre.
Combats entre Coates et Musulmans
Croates et Musulmans sont globalement alliés contre les
Serbes, mais se livrent des combats occasionnels. Pendant la première
année de la guerre, en 1992, ils s'étaient combattus
pour le contrôle de territoires. Le paradoxe de ce conflit
est que deux communautés peuvent se combattre dans un endroit
et être alliées ailleurs, ce qui en dit long sur le
fait que le conflit n'est en réalité que très
accessoirement de nature « ethnique » ou « nationale
». Le Courrier international (n° 168) raconte qu'à
Mostar le commandant des forces musulmanes et le commandant de l'artillerie
serbe du secteur – qui ont ensemble fréquenté
l'académie militaire de Belgrade – se sont entendus
(pour 4 000 marks) pour que le second bombarde pendant une demi-heure
les forces croates afin de permettre au premier de consolider ses
positions. En Bosnie centrale, les Serbes gèrent un service
de location de chars de combat. Les voies de communication étant
coupées, les Bosniaques achètent des munitions aux
Serbes. Le commandant des forces musulmanes de Mostar, le général
Pasalic, commente : « Parfois il n'est vraiment plus évident
de savoir qui lutte contre qui dans cette guerre », surtout
lorsque des troupes « musulmanes » dissidentes combattent
dans les rangs des Serbes de Croatie...
Izetbegovic n'avait pas cru en l'extension de la guerre en Bosnie-Herzégovine
et n'avait pris aucune mesure défensive. Les Croates lui
reprochaient de ne pas avoir pris position lors de l'attaque de
l'armée fédérale en Croatie. Le HVO (Conseil
de défense croate) et les autorités bosniaques étaient
en désaccord : les Bosniaques s'en tenaient au principe d'une
république pluri-ethnique tandis que les Croates d'Herzégovine,
soutenus par Tudjman, voulaient une Bosnie-Herzégovine sur
une base ethnique.
Avril 1993 : Mate Boban, dirigeant des Croates, enjoint les forces
bosniaques de quitter le territoire ou de passer sous commandement
croate. Le refus bosniaque fut suivi d'une offensive croate.
Dans Mostar, la capitale de l'entité autonome croate d'Herzeg-Bosna,
les réfugiés musulmans avaient afflué, chassés
par les Serbes, et avaient modifié la balance démographique
en leur faveur. Le HVO y engagea des combats sanglants pour le contrôle
de la ville. Snipers, destructions de bâtiments historiques,
bombardement de quartiers musulmans, blocage de convois humanitaires.
L'armée bosniaque, à son tour, pour garder le contrôle
de territoires qui lui avaient été réservés,
s'engagea dans des offensives en Bosnie centrale, fit le siège
d'enclaves croates, expulsa les populations, détruisit des
maisons et des églises catholiques. La responsabilité
de cette escalade de la violence, des destructions et des massacres
est à mettre directement sur le compte de l'échec
de 1993.
Le Haut-commissariat des Nations-unies pour les réfugiés
estime, au 1er août 1993, qu'il y avait 2 202 000 réfugiés
dans l'ex-Yougoslavie, et plus de 500 000 réfugiés
à l'étranger. La population totale de l'ex-Yougoslavie
était de 24 millions. Pour l'anecdote, l'Allemagne en accueille
280 000, la Suisse 20 000 et la France... 1 300.
Polémiques sur l’intervention militaire
L'argumentation de ceux qui s'opposent à la levée
de l'embargo sur les armes au profit des Bosniaques est qu'il ne
faut pas risquer d'aggraver le conflit et de l'internationaliser.
Cet argument, on le retrouve curieusement à la fois chez
Mitterrand, ou plus généralement chez ceux qui parlent
au nom de la diplomatie française, qu'ils soient de droite
ou de gauche, et chez certains militants révolutionnaires.
L'argument est d'ailleurs parfaitement fondé, mais le conflit
peut-il être plus grave pour les civils Bosniaques ? La levée
de l'embargo sur les armes vers la Bosnie aggraverait certes le
conflit, pour les bandes d'assassins en uniforme qui ont détruit,
bombardé, assiégé Vukovar, Osijek, Dubrovnik,
Sarajevo, Gorazdé, Srebrenica, Tuzla... Tuzla constitue d'ailleurs
un cas à part : c'est une ville de 180 000 habitants, au
coeur d'une région industrielle importante, et avec une classe
ouvrière organisée, concentrée, et multi-ethnique.
Ce n'est probablement pas un hasard si la destruction, voulue par
les nationalistes serbes, des traditions de cohabitation n'a pas
pu réussir. Les Musulmans constituaient avant la guerre 48
% de la population de Tuzla, Croates et Serbes respectivement 16
et 15 % ; mais 21 % de la population se disait Yougoslave. Il y
avait en outre 45 % de mariages mixtes. Une défense efficace
de la ville a pu être organisée, dirigée d'ailleurs
par un Croate...
Ce qui donc est critiquable, ce n'est pas la volonté d'empêcher
les parties engagées dans un conflit, de leur propre volonté
ou malgré elles, de se battre, c'est que cet empêchement
consacre l'inégalité des chances au profit de l'agresseur,
qui d'une part dispose de stocks d'armes lourdes importants et qui,
d'autre part, est largement approvisionné en armes notamment
à travers la Grèce. Ce qui est contestable, c'est
l'incohérence qui consiste, tout en empêchant l'agressé
de se défendre pour ne pas embraser la région, de
ne prendre aucune mesure réelle pour empêcher l'agresseur
d'agresser.
La supériorité écrasante de l'armement serbe
a largement servi de prétexte à la non-intervention,
d'abord parce que celle-ci mettrait en péril les Casques
bleus, ensuite parce qu'elle engagerait l'ONU dans des opérations
extrêmement périlleuses. Si la supériorité
de l'armement serbe par rapport à celui dont disposent les
Bosniaques est réelle, il faut toutefois la remettre en perspective,
car cela relève de la même intoxication que lorsqu'on
parlait de quatrième armée du monde à propos
de l'armée irakienne, à cette différence près
que dans le cas des Irakiens c'était un prétexte à
intervenir, dans le cas des Serbes c'est un prétexte à
ne pas intervenir. On peut même dire que l'armement dont disposent
les Serbes est nettement inférieur à celui dont disposaient
les Irakiens, qui avaient du matériel hautement performant,
mais d'une ou deux générations en retard par rapport
à celui des Occidentaux. Ce n'est même pas le cas des
Serbes : ils disposent de chars ou de canons tractés qui
datent des années cinquante. On a pu voir, dans quelques
reportages, des images de chars serbes, maladroitement peinturlurés
en camouflage, dont aucun pays du tiers monde ne voudrait aujourd'hui.
Il en est de même de leurs avions. Il ne s'agit pas là
de simples hypothèses mais de faits établis par le
Military Balance, l'annuaire de l'Institut d'études stratégiques
de Londres.
Un autre argument avancé par la diplomatie française
est de ne pas mettre en danger les Casques bleus. L'argument révèle
la vraie nature de la présence des Casques bleus. Ils ne
sont pas là pour empêcher les civils de se faire tuer,
ils sont là pour veiller à ce que les victimes ne
se défendent pas.
Quelques exemples :
– en Croatie, après le cessez-le-feu de janvier 1992,
les Casques bleus n'ont pas désarmé les milices serbes,
mais en revanche ils ont protégé celles-ci contre
la contre-attaque croate : les milices ont ainsi pu achever tranquillement
la purification ethnique dans cette région.
– à Srebrenica : l'ONU a désarmé les
défenseurs de la ville, mais n'a pas réussi à
faire lever le siège ni à désarmer les assiégeants
serbes. Ces derniers ont pu ainsi concentrer leurs efforts sur d'autres
objectifs, comme Goradzé.
– dans la Krajina croate contrôlée par les Serbes,
le déploiement des Casques bleus leur a permis de concentrer
ses forces contre la Bosnie-Herzégovine.
– partout, l'argument de la présence des Casques bleus
a empêché toute intervention aérienne contre
l'artillerie serbe qui détruisait les villes.
On entend d'une façon lancinante l'argument selon lequel
il ne faut pas intervenir parce que les Casques bleus pourraient
en pâtir. Les Casques bleus sont en réalité
les otages des forces serbes et l'alibi à la non-intervention
: la proportion plus ou moins grande de Casques bleus engagés
par les différents Etats est le révélateur
le plus sûr de leur volonté politique de maintien du
statu quo.
La France est farouchement hostile à la fois à toute
intervention militaire et à l'extension du conflit dans la
région. Elle se trouve donc dans la situation de ne pas laisser
l'agressé s'armer mais en même temps de ne pas vouloir
assumer sa défense. Ce serait incohérent si en réalité
cela ne correspondait aux objectifs réels de la diplomatie
française. Il faut être militaire pour ne pas avoir
compris cela, comme le général Cot, commandant de
la FORPRONU en ex-Yougoslavie, qui dénonça publiquement
en janvier 1994 les « humiliations » subies par ses
troupes ; le général Briquemont qui, à la même
époque, démissionna de son commandement de la FORPRONU
en Bosnie-Herzégovine, ou le général Morillon
qui resta dans Srebrenica assiégée, malgré
les ordres, afin d'éviter de nouveaux massacres...
Il faut donc mettre a nu les vraies raisons pour lesquelles la
diplomatie française s'oppose à la fois à la
livraison d'armes à la Bosnie et à l'intervention
militaire. Il ne s'agit en rien de considérations humanitaires
mais des objectifs politiques de l'Etat français dans la
région. Le gouvernement français est influencé
par une conception de la politique balkanique née de la guerre
de 1914. La Yougoslavie, née du traité de Trianon
auquel la France a participé en 1920, apparaît comme
un facteur de stabilité et comme une barrière efficace
contre la montée d'une Europe centrale dominée par
les Allemands. L'indépendance de la Slovénie et de
la Croatie, qui avaient appartenu à l'empire d'Autriche,
était apparue comme une avancée substantielle des
intérêts allemands dans la région. L'unité
de la Yougoslavie était donc placée au-dessus de toute
autre considération, et cela a été interprété
par les dirigeants de Belgrade comme un encouragement à l'usage
de la force pour résoudre les problèmes. C'est le
sens des paroles de Mitterrand lors d'une conférence de presse,
le 11 septembre 1991 : « Comment nous, pays européens
ayant des liens très forts avec les peuples de cette région,
qui avons été notamment à l'origine de la création
de la Yougoslavie au lendemain de la guerre de 14-18, comment pourrions-bous
être indifférents au sort de ce p»ys qui, à
sa manière (...) a maintenu une certaine réalité
commune et politique dans cette partie de l'Europe ? » (Le
Monde, 13 septembre 1991.) Il n'est pas innocent que Mitterrand
ait mentionné Bismarck dans cette même conférence
de presse, qui n'avait pas voulu dépecer l'empire d'Autriche
après la victoire de Sadowa, parce que les Autrichiens savaient
comment s'y prendre avec les Slaves du Sud et pas lui, Bismarck.
Autrement dit, Bismarck pas plus que Mitterrand n'ont voulu modifier
l'équilibre régional. Mais Mitterrand n'est pas Bismarck.
La Serbie de 1990 n'est pas non plus l'empire d'Autriche...
La politique française consiste à sauver ce qui peut
l'être de la Yougoslavie, même amputée de la
Slovénie et d'une partie de la Croatie, à négocier
un nouveau tracé des frontières qui satisferait les
Serbes de Croatie et de Bosnie, et à trouver un biais juridique
pour garantir le droit des minorités. Dans les faits, cela
consiste à reconnaître l'hégémonie de
la Serbie. Dans cette perspective, les revendications des Bosniaques
ont peu de poids. La reconnaissance du partage de la Bosnie-Herzégovine
était implicite dès le début dans la politique
des grandes puissances, consistant précisément à
ne pas avoir de politique, mais seulement des initiatives humanitaires.
Mitterrand a d'ailleurs été très clair : «
La France n'a pas été et ne sera pas anti-serbe. Elle
est et sera anti-torture, anti-camp de concentration, anti-guerre
d'expansion. C'est tout. » (Le Monde, 9 février 1993.)
Ce qui est une façon indirecte de reconnaître la torture,
les camps de concentration et la guerre d'expansion.
Les médias, les hommes politiques qui s'expriment sur la
question de la Yougoslavie présentent la situation actuelle
comme la conséquence d'antagonismes séculaires qui
auraient inévitablement provoqué la guerre. La présence
même de « peuples » différents sur un même
territoire est source de conflits. Il ne saurait être question,
dans ce cas, de distinguer les agresseurs des agressés, car
tous sont responsables : de même, Serbes, Croates, Bosniaques
ont tous des « intérêts légitimes »
sur lesquels il faut négocier, sans aucune considération
du contenu des projets politiques. La politique reconnaît
les Etats, pas les systèmes politiques. Que les Bosniaques
s'en tiennent (mais pour combien de temps encore ?) à un
système fondé sur la cohabitation et les Serbes à
un système ethniquement purifié n'entre pas en compte.
Ainsi Mitterrand déclare-t-il au Monde le 9 février
1993 que « l'expérience des siècles, l'héritage
culturel, la réalité vécue permettent d'authentifier
les aspirations nationales » ; c'est pourquoi, précise-t-il,
« le drame était difficilement évitable ».
La politique française reprend à son compte la grille
de lecture de la guerre développée par Belgrade. Dans
la mesure où le conflit était latent et que des «
passions ethniques ancestrales » ont été libérées
des deux côtés (Mitterrand dixit, dans Le Monde du
9 février 1993), il ne saurait y avoir ni agresseur ni agressé,
il ne saurait non plus être question de considérer
que Belgrade a, depuis plus de dix ans, une politique d'expansion
territoriale. On a abouti à une situation où les victimes
de l'agression, dès lors qu'elles veulent se défendre,
se voient reprocher de « provoquer » l'agresseur. Les
seules bonnes victimes sont celles qu'on voit déchiquetées
dans des brancards ; si elles se présentent sous la forme
d'hommes armés qui se défendent, elles sont ramenées,
à égalité avec l'agresseur, au statut de co-responsable
de la guerre. La victime est ainsi présumée coupable.
Une brochette d'intellectuels avait également pris une position
de renvoi dos à dos. Edgar Morin, Elie Wiesel, Jorge Semprun,
Mario Vargas Llosa, Jean-Toussaint Desanti, Peter Handke, Ismaïl
Kadaré, Gyorgy Konrad, Claudio Magris, Peter Schneider et
l'inévitable Bernard-Henry Lévy publient dans Le Monde
un texte affirmant que « quelle que soit la légitimité
respective des causes en présence » – ce qui
sous-entend qu'une politique d'expansion territoriale peut avoir
une légitimité – « le choix des armes
et du sang interdit d'élire une cause contre une autre, un
nationalisme contre un autre, même si, aujourd'hui, la disparité
des forces met les populations de Croatie à la merci de l'armée
“fédérale» ». (Le Monde, 21-11-1991.)
Lorsque ce texte a été rédigé, Vukovar
venait de tomber, rasée par l'artillerie serbe : le «
choix des armes » était celui des militaires serbes
contre des civils croates.
L'aval donné par Paris à la politique d'expansion
du gouvernement serbe trouve une démonstration par l'absurde
dans la présence même des Casques bleus, dont les Français
– ce n'est pas un hasard – constituent le plus fort
contingent. Ils sont là, dit-on, pour maintenir la paix.
D'une certain façon, c'est vrai. Ils sont là pour
maintenir un état de non-guerre là où elle
a été gagnée par les Serbes, en empêchant
les Bosniaques de se défendre, de « provoquer »
les Serbes. Les Casques bleus sont postés dans les endroits
où la politique de purification ethnique a été
réalisée, et non pas là où ils pourraient
empêcher l'approvisionnement en hommes et en armes des milices
serbes de Bosnie.
Une intervention militaire aurait été parfaitement
possible, si elle avait été jugée nécessaire.
Contrairement aux affirmations qui ont été faites
concernant la puissance de l'armée yougoslave, et le rappel
que la Yougoslavie s'est libérée toute seule du nazisme,
etc., l'intervention n'aurait pas été aussi coûteuse
qu'on l'a dit. Tout d'abord, ce n'était pas une armée
serbe qui se trouvait en Bosnie-Herzégovine, mais des bandes
armées, très efficaces contre des populations civiles,
mais qui se sont rarement heurtées à une opposition
véritable, et quand cela a été la cas, le résultat
a été peu brillant. A armement égal, ces bandes
armées ne résisteraient pas longtemps contre l'armée
bosniaque. Le problème crucial de la guerre, au-delà
de la perfection des armements dont on peut disposer, est l'occupation
du terrain. Les Occidentaux, et en particulier les Américains,
sont très vulnérables sur ce point vis-à-vis
de leurs opinions publiques. C'est pourquoi aucun gouvernement occidental
n'interviendra durablement s'il y a des risques de pertes en vies
humaines. Mais en réalité, ce problème ne se
pose pas vraiment : pourquoi évoquer l'appel à des
troupes extérieures, quand il suffirait d'armer correctement
les Bosniaques ? Ces derniers auraient pu constituer les troupes
d'occupation au sol, avec un minimum de couverture aérienne
de l'OTAN. Peu de risque, en somme. Les bandes armées, les
petits seigneurs de la guerre auraient été balayés.
Si cela n'a pas été fait, c'est que c'était
un choix politique.
De Chirac à Delors, de Philippe de Villiers à Fabius
et Brice Lalonde, chacun y est allé de son couplet en faveur
de l'intervention. L'absurdité d'une intervention militaire
est parfaitement dévoilée par une femme de Sarajevo
interviewée en août 1992 par le Figaro :
« Si les armées étrangères viennent
ici, il va falloir qu'elles restent longtemps, très longtemps,
pour empêcher l'inévitable vengeance de ceux qui auront
été battus ... La propagande, le mensonge, la désinformation
[nous] rendent extrémistes. Le téléphone est
coupé volontairement pour que la population ne se parle pas,
... pour la contraindre à regarder la télévision.
Comme cela, chaque camp a une opinion uniforme. Une opinion de haine.
Les politiciens locaux parlent de paix, mais ils préparent
le temps où il ne sera plus possible de pardonner et d'oublier.
... Sarajevo souhaite une intervention militaire en croyant que
c'est la bonne solution. Moi, je dis que c'est la plus immonde,
la plus dangereuse, la plus suicidaire. Si les troupes étrangères
viennent ici, ce sera pire qu'avant. Pour eux comme pour nous. La
division sera consommée et il ne sera plus permis de parler,
de négocier, de s'approcher. »
Une intervention internationale servira d'excuse pour mettre sur
pied, sous le prétexte du moindre mal, une gendarmerie supranationale.
Aujourd'hui en Yougoslavie, demain ailleurs. Rappelons-nous la création
des Compagnies républicaines de sécurité par
les socialistes. Il ne faut rien attendre des Etats pour régler
le conflit en Yougoslavie. Il est vrai qu'appeler à donner
plus d'armes aux Bosniaques et un appel à tuer un peu plus
; mais appeler à ne pas leur en donner conduit au même
résultat... Interventionnistes ou non, les uns attendent
des Etats qu'ils interviennent en Bosnie, et les autres attendent
des Etats qu'ils organisent le blocus des armes... Quel que soit
le mode de l'intervention des puissances impérialistes, il
conduit au désastre, parce que l'objectif recherché
n'est en réalité pas la paix mais l'ordre. Au Tibet
occupé par les Chinois règne l'ordre. Qui s'en indigne
? A Chypre, occupé par les Turcs à 40 %, règne
l'ordre. Qui s'en plaint ? L'ordre qui règnera en Yougoslavie
à l'issue de ce conflit sera de cette sorte. Aucune intervention
étrangère ne délivrera les peuples de Yougoslavie
de la guerre et de l'oppression, car pour cela il faudrait qu'ils
soient débarrassés de leurs dirigeants.
L'accord croato-musulman
Le 23 février 1994, un accord de cessez-le-feu est signé
entre les chefs militaires croates de Bosnie et les forces gouvernementales
bosniaques. Cet accord prévoit également « la
cessation de toute forme de propagande par une partie contre l'autre
», l'ouverture des routes, la libération des prisonniers,
la remise en état des ouvrages d'infrastructure, etc. Grand
élan de fraternisation ou intérêt bien compris
? le dirigeant des Croates de Bosnie-Herzégovine, Kresmir
Zubak, déclara : « Nous sommes convenus qu'il était
possible, voire préférable [...] dans l'intérêt
des deux peuples, d'organiser la Bosnie-Herzégovine sous
la forme d'une union des peuples croate et musulman. » (Le
Monde, 25 février 1994.)
Il est vrai que cette évolution intervient alors que les
forces légales de la Bosnie-Herzégovine se sont réorganisées,
renforcées et ont accumulé face aux Croates des succès
militaires grâce à une infanterie plus nombreuse et
plus efficace. Le HVO (Conseil de défense croate) a accumulé
les revers militaires sur le terrain. Un autre fait n'est sans doute
pas non plus étranger au revirement croate : soupçonnée
de mener avec Herzeg-Bosna le même jeu que la Serbie avec
la république autoproclamée de Karadzic, la Croatie
s'est vue menacée d'un embargo identique à celui qui
frappe la Serbie. Le cessez-le-feu du 23 février aboutit
à la création en avril, d'une fédération
croato-musulmane.
Le 6 juillet, le « groupe de contact » propose un plan
de plus, sous forme d'ultimatum, à prendre ou à laisser,
mais une fois de plus sans envisager les moyens de le mettre en
oeuvre, qui accorde à la fédération croato-musulmane
51 % du territoire et aux Serbes 49 %. La coalition croato-musulmane,
selon ce plan, récupérerait ainsi des territoires
pris par les Serbes au Nord ; la poche de Bihac, à population
majoritairement musulmane (90 %) est sensiblement agrandie, et des
territoires en Bosnie centrale seraient restitués, ainsi
que quelques villes importantes : Modrica, Derventa, Doboj, Jajce.
Mais l'étroit corridor qui, au Nord, permet aux Serbes de
relier leurs conquêtes de Bosnie orientale à celles
de la Bosnie occidentale et de la Croatie, se trouve rétréci.
Enfin, certaines villes doivent être partagées : Foca,
Zvornic, Vlasenica et Rogatica. Mostar sera placée pendant
deux ans sous la protection de l'Union européenne, Sarajevo
sera gérée pendant deux ans par l'ONU, après
quoi la ville sera partagée entre les Musulmans, pour les
deux tiers, et entre Croates et Serbes pour un tiers.
Karadzic, le chef des Serbes de la république autoproclamée,
répliqua en disant que « personne ne peut nous prendre
13 villes par la force ». Les Serbes veulent élargir
le corridor au Nord, ils exigent la garantie de la reconnaissance
internationale pour leur « république » autoproclamée,
et le contrôle de Sarajevo. [Le fondement de la réclamation
serbe sur Sarajevo est que, il y a un demi-siècle, la ville
était en majorité peuplée de Serbes.] Ils exigent
également un accès à la mer. Ce dernier point,
rarement exprimé explicitement, est peut-être le fondement
stratégique réel de la guerre.
Tant que l'Europe et l'ONU étaient seules en charge du dossier
yougoslave, aucune évolution n'avait pu être obtenue.
Ce n'est que lorsque les Etats-Unis, la Russie et l'OTAN s'en sont
mêlés que les choses ont bougé. Ainsi, l'accord
signé à Washington sur la création d'une fédération
bosniaque croato-musulmane était un succès de la diplomatie
américaine soucieuse de consolider les positions de la Bosnie-Herzégovine
face aux Serbes, eux-mêmes soutenus par les Russes, lesquels
réaliseront peut-être enfin l'objectif séculaire
de leur diplomatie, accéder à la Méditerranée.
L'administration américaine a joué sur l'une des
deux tentations de la politique croate. La première était
d'annexer l'Herzégovine, à majorité croate,
sur laquelle Tudjman avait des visées. La Serbie et la Croatie
avaient vraisemblablement négocié le partage de la
Bosnie-Herzégovine dès avant le conflit. On sait que
Milosevic et Tudjman se sont rencontrés en 1992, et il y
eu également des rencontres entre nationalistes serbes de
Bosnie et croates à Graz, en Autriche, la même année.
Les Croates d'Herzégovine avaient d'ailleurs leurs propres
revendications, la création d'une « république
autonome », l'Herzeg-Bosna, ce qui pouvait être un premier
pas vers le rattachement à la Croatie. Le problème,
c'est que si Tudjman annexait l'Herzégovine, il justifiait
par la même occasion l'annexion par les Serbes des territoires
réputés « serbes » de la Croatie. Tudjman
joua sur les deux tableaux : il reconnut la Bosnie-Herzégovine,
mais rattacha de fait l'Herzégovine à la Croatie.
Cela explique que le gouvernement croate signa le premier le plan
Vance – Owen, car il le satisfaisait tout à fait. Mais
lorsque Tudjman voulut aller plus loin en profitant de la mollesse
des Occidentaux après mai 1993, et tenta, avec Milosevic,
un partage de la Bosnie-Herzégovine, il se heurta à
une forte opposition intérieure de ceux qui prônaient
le retour à l'alliance croato-musulmane. L'opposition croate
reprochait à Tudjman de soutenir le plan « Owen –
Stoltenberg » qui préconisait une Union des républiques
de Bosnie-Herzégovine, ce qui aurait entériné
le partage de celle-ci en trois républiques distinctes. L'opposition
croate proposait quant à elle : a) l'arrêt immédiat
des combats entre Musulmans et Croates ; b) la condamnation de tous
les crimes de guerre et la recherche des responsables de ces crimes
; c) le rétablissement de l'alliance entre Musulmans et Croates
; d) la sauvegarde de l'intégrité du territoire de
la Bosnie-Herzégovine et l'enclenchement de sa démilitarisation
; e) la visite d'une délégation parlementaire à
Sarajevo ; f) le retour des déplacés et réfugiés.
Ce programme n'est pas dénué de considérations
pragmatiques, ce qui n'est d'ailleurs pas en soi une mauvaise chose
: concernant le point f), par exemple, la Croatie avait, fin 1993,
300 000 réfugiés bosniaques sur son sol. Mais surtout,
« soutenir ce plan signifiait en réalité l'acceptation
du partage de la Bosnie-Herzégovine : 600000 Croates se trouveraient
ainsi hors des provinces qui leur sont attribuées »,
explique Nebojsa Koharovic, responsable des relations internationales
du Parti populaire croate (HNS), dans l'opposition. (Le Monde, 16
décembre 1993). Explication de texte : les Croates, à
tout prendre, préfèrent être citoyens minoritaires
croates dans une république bosniaque que minoritaires croates
dans une république serbe rattachée (selon des modalités
peu définies, d'ailleurs) à une union de républiques
constituant un « Etat » bosniaque. « L'idée
centrale de l'opposition croate, dit encore Nebojsa Koharovic, consiste
en la sauvegarde de l'intégrité territoriale et multinationale
de la Bosnie-Herzégovine, et en la reprise de l'alliance
politique des Croates et des Musulmans qui est possib»e et
nécessaire malgré les atrocités commises des
deux côtés. »
C'est sur cette tendance que s'appuya l'administration américaine.
L'alliance croato-musulmane est tout à l'avantage des Croates,
en ce sens qu'elle renforce la Bosnie-Herzégovine dans son
rôle de tampon opposé aux tentatives d'expansion de
la Serbie, laquelle est perçue comme autrement plus menaçante.
L'administration américaine s'est montrée bien plus
capable que les Européens de profiter des tendances sous-jacentes
des rapports croato-musulmans. Cependant, elle balance constamment
entre deux tentations, celle qui consiste à concevoir la
Serbie comme le facteur de stabilité dans l'ex-Yougoslavie
(une constante de la politique française et britannique)
ou à accorder ce rôle à la Croatie (point de
vue qui était également celui de M. Genscher, l'ex-ministre
allemand des affaires étrangères).
« De toute évidence, c'est à Mostar que s'affrontent
les interprétations divergentes des accords de Washington
sur la création d'une fédération croato-musulmane
» dit Gojko Beric (Oslobodjenje, cité par Courrier
international, 10-16 novembre 1994). A l'origine, l'accord de partage
de la Bosnie-Herzégovine entre Tudjman et Milosevic mentionné
ci-dessus accordait Mostar à la Croatie. Aujourd'hui, le
HDZ, parti de Tudjman, se contenterait de la moitié de la
ville, qui serait ainsi divisée en deux municipalités,
tandis que les Musulmans préconisent de préserver
l'unité. Actuellement les Croates occupent la rive droite
et les Musulmans la rive gauche. Le problème ne vient d'ailleurs
pas tant de la population traditionnelle de la ville que des innombrables
réfugiés : croates venant des parties de l'Herzégovine
occidentale occupées par les Serbes, ou Musulmans chassés
de villes prises par les Croates, les uns et les autres s'étant
préalablement affrontés avant de se réfugier
à Mostar ... ce qui explique qu'ils ne soient pas très
sensibles aux sirènes de la communauté d'existence.
Selon Gojko Beric, la consolidation du statu quo qui est en cours
« entraînerait la division de la ville en deux municipalités
: l'une croate, l'autre bosniaque. Et marquerait incontestablement
la victoire du concept de “pureté ethnique» qui
fut à l'origine de la guerre en Bosnie-Herzégovine.
»
La constitution d'une fédération croato-musulmane
pourrait avoir comme effet pervers de justifier la constitution
d'une instance équivalente dans les territoires conquis par
les Serbes et marquerait la victoire du concept de pureté
ethnique sur toute la Bosnie-Herzégovine.
Serbie. – La situation interne
L'un des aspects le moins abordé du conflit concerne la
situation intérieure de la Serbie. Le pouvoir était,
avant la guerre, très critiqué pour l'inefficacité
de sa politique économique, mais les sanctions décrétées
en mai 1992 ont fourni à Milosevic le prétexte idéal
pour les rendre seules responsables du désastre actuel, alors
que le terrain avait été fragilisé par plusieurs
années de crise. 80 % du budget fédéral sont
aujourd'hui consacrés à l'armée ; 20 % du produit
national étaient consacrés aux besoins des Serbes
de Bosnie et de Croatie.
Pendant les quinze premiers mois de la guerre le potentiel productif
de la (nouvelle) Yougoslavie (Serbie + Monténégro)
a diminué de 40 %. Trente pour cent des industries ont fait
faillite. 30 000 ouvriers des usines fabriquant les voitures Yugo
ont été licenciés, tandis qu'une partie des
installations était reconvertie en fabrications d'armes légères.
Les Femmes en noir de Belgrade estiment que le niveau de vie a été
divisé par 100.
En 1993, les réserves en devises se sont épuisées
et le blocus a été aggravé en avril. La régression
de l'économie s'est encore accentuée pour atteindre
le stade de l'économie naturelle, pour reprendre une expression
du Figaro économie du 22 décembre 1993. La production
industrielle chute considérablement et tombe à 30
% des capacités du pays. On estime que 50 % de la population
active est au chômage technique en 1993. Un million de salariés
ont en charge 11 millions de personnes et 650 000 réfugiés.
Les deux tiers de la population ont atteint le seuil de pauvreté.
Le gouvernement ne peut assurer les indemnités de tous ceux
qui se trouvent exclus du marché du travail qu'en faisant
fonctionner la planche à billets, provoquant une inflation
qui passe de 120 % par an en 1991 à 14 000 % en 1992 et frise
les 20 000 % par an en 1993... On trouve des billets de 500 millions
de dinars en août 1993, et de 500 milliards de dinars en décembre...
L'après-guerre révélera sans doute à
quel point cette inflation aura été un mécanisme
mis en place par le gouvernement pour pomper les dernières
devises encore en possession de la population serbe, tandis qu'une
minorité de requins se sera constituée des fortunes
colossales. En quoi la guerre aura largement été une
guerre contre la population serbe elle-même...
Le salaire moyen a été divisé par 7 entre
1991 et 1993. La moitié des familles ne peut plus subvenir
aux besoins de première nécessité tandis que
les produits essentiels sont sévèrement rationnés.
A peine six mois après l'instauration de l'embargo, une opération
de la Croix-Rouge a été suspendue à l'initiative
du gouvernement de Belgrade sous le prétexte que Milosevic
refusait d'admettre la situation d'appauvrissement extrême
de la population. Pire, les critères d'obtention de l'aide
sociale ont été durcis par une loi votée en
avril 1992, c'est-à-dire avant la décision de l'embargo.
« Les seuls gagnants de cette guerre, en Serbie et au Monténégro,
sont les marchands, les trafiquants et les intermédiaires
qui savent exploiter les occasions d'enrichissement qu'offre la
violation de l'embargo de l'ONU et du rationnement instauré
da»s le pays », écrit Georges Kyrtsos, du journal
athénien Oikonomikos Tahydromos, à qui nous empruntons
ces données (Cité par Courrier international, jeudi
24-01-93). Ou, pour reprendre les termes d'Ilia Bouzoukachvili,
« une poignée de mafiosos et de trafiquants [...] se
font de l'argent sur la revente de l'essence, de produits alimentaires,
d'armes et de voitures volées. Ils ne représentent
pas plus de 2 a 3 % de la population. Presque tous les autres se
trouvent à »a limite de la misère et ne cherchent
qu'à survivre ». (Europ, p. 39, Hiver 1994, 33, rue
du Louvre, 75002 Paris.) Selon les Femmes en noir de Belgrade, 80
% de la population vit dans la misère, 3 % de la population
constitue l'élite belliciste et possède 80 % des richesses.
L'irrationalité de cette guerre apparaît clairement
lorsqu'on songe à l'imbrication et à l'interdépendance
des économies des différentes républiques de
l'ex-Yougoslavie. L'éclatement de la fédération
a provoqué dans toutes les républiques une véritable
catastrophe : usines de montage sans pièces, réseaux
de distribution coupés, approvisionnements compromis, débouchés
absents.
Cette interdépendance est parfaitement montrée dans
Yougoslavie : le terrorisme des Etats (Editions du Monde libertaire,
pp. 40-44), qui fait très justement remarquer que «
l'économie est la grande absente des analyses savantes ou
journalistiques du conflit yougoslave » : « La Serbie
approvisionne ainsi toutes les autres républiques en énergie
électrique ; elle exporte 5,5 milliards de Kwh, dont 2,23
à la Croatie. La Voïvodine et la Serbie sont les principales
régions agricoles et exportent dans toute la Yougoslavie.
D'u» autre côté, la Serbie est le plus gros consommateur
de charbon : 2,7 Mt sur les 4 Mt, essentiellement en provenance
de Bosnie-Herzégovine. Les raffineries de Pancevo et de Novi
Sad (4,5 MtEP) [millions de tonnes équivalent-pétrole],
situées en Serbie, sont ravitaillées par le pipe-line
Rijeka-Budapest. Au total, 20 % des échanges en moyenne se
font avec les autres Etats de la Yougoslavie. ».
A ces indications, on peut ajouter que 40 % des échanges
de la Slovénie se faisaient auparavant avec l'ex-Yougoslavie,
et que, si le commerce a été interrompu avec la Bosnie
et la Serbie, les relations avec la Croatie sont aujourd'hui tendues,
d'importants droits de douane limitant les échanges. «
La plupart des entreprises avaient leurs débouchés
en Slovénie et Croatie et, en même temps, ces républiques
étaient leurs sources d'approvisionnement » déclare
le professeur Madzar, de l'université de Belgrade (Cf. Europ,
n° 72, Miguel Mucientes, « Hyperinflation et chasse aux
devises ».)
Pire, l'économie yougoslave, au contraire de celle des autres
pays ex-communistes, était largement ouverte sur le monde
et, au-delà de la crise que subissait la fédération,
les perspectives de son intégration dans le marché
mondial étaient encourageantes, d'autant que de nombreuses
entreprises étrangères avaient investi dans le pays.
La revue Europ (loc. cit.) cite le vice-président Jovanovic
sur ce point : « Depuis de longues années, l'économie
serbe reposait surtout sur les échanges commerciaux. Nos
plus grandes entreprises étaient très ouvertes sur
le monde. Leur dimension leur permettaient de travailler sur un
marché plus grand que celui de l'ex-Yougos»avie. Aujourd'hui,
non seulement elles ont perdu le marché de l'ancienne fédération,
mais aussi les marchés européen et mondial. Sans le
vouloir, nous sommes devenus une économie fermée.
» Ces propos – à la dernière phrase près,
car on peut estimer que le gouvernement serbe a au contraire tout
fait pour en arriver là – exposent parfaitement la
situation dans laquelle se trouve la Serbie aujourd'hui.
S'il est vrai que la population serbe n'est pas massivement derrière
Milosevic – les cent mille opposants qui ont manifesté
le 28 juin 1992 en témoignent – la contestation n'est
pas majoritaire, loin s'en faut. Et l'opposition politique à
Milosevic ne brille pas par son originalité, puisqu'elle
reprend les mêmes thèmes nationalistes, comme d'ailleurs
en Croatie. Les programmes politiques sont peu différents
de ceux du parti au pouvoir.
L'embargo a eu sur la population serbe l'effet habituel, c'est-à-dire
le contraire de celui qui était attendu par ceux qui l'ont
décrété : une crispation nationaliste, le renforcement
des ultranationalistes, un encouragement à toutes les forces
qui veulent une Serbie fermée, vindicative, xénophobe
et totalitaire.
La pratique de l'embargo – en réalité il s'agit
de blocus – comme mode de règlement des conflits internationaux
devrait être catégoriquement condamnée et bannie.
On sait que comme moyen de pression pour inciter la population à
renverser un gouvernement, c'est absolument inefficace. On sait
également que ce ne sont jamais les dirigeants politiques
qui pâtissent des mesures prises mais les populations, qui
sont progressivement poussées à une situation tragique
où la seule préoccupation est la survie au jour le
jour. Le blocus est une arme qui fait des milliers de victimes innocentes.
Il équivaut littéralement à un bombardement
massif sur des civils. L'ironie de l'histoire est que le porte-parole
civil de la FORPRONU dénonça, au moment de la prise
de l'enclave de Bihac par les Serbes et l'interdiction du passage
des convois de vivres, « l'utilisation de la nourriture comme
arme de guerre », qu'il présenta comme « une
violation des principes les plus élémentaires de la
loi internationale ».
La « loi internationale » qui interdit l'usage de l'arme
de la nourriture doit être applicable sans discrimination.
Milosevic, ou comment on transforme un criminel de guerre
en humaniste
Le blocus imposé à la Serbie a contraint Milosevic
à quelques concessions. En mai 1993, les pressions occidentales
à elles seules n'avaient pas suffi pour contraindre Karadzic
à signer le plan Vance – Owen ; Milosevic avait dû
lui aussi se montrer persuasif. Karadzic, le leader des Serbes de
la république autoproclamée, s'était soumis
aux injonctions de Milosevic, mais s'était réfugié
ensuite derrière la décision du « parlement
» de Pale pour passer outre. Bref, Karadzic devient encombrant,
d'autant qu'un an plus tard il récidive, contre l'avis de
Milosevic, qui voudrait en finir avec la guerre. Karadzic en est
tout naturellement venu à développer des projets indépendants
de ceux du président serbe. Il s'est rapproché des
forces qui s'opposent ouvertement à Milosevic, l'aile dure
de l'Eglise orthodoxe et les ultra-nationalistes serbes. Karadzic
se pose en concurrent de Milosevic.
Le président serbe se trouve pris à son propre jeu.
Il n'a réussi à accéder au pouvoir que par
la démagogie nationaliste et la surenchère belliciste,
en développant l'idée que seul était digne
de diriger les Serbes celui qui avait le programme le plus agressif,
celui qui était capable de rendre à la Serbie son
« intégrité nationale et spirituelle ».
Flancher sur ce terrain rend le dirigeant indigne de diriger le
pays, tant qu'existent des groupes d'excités capables de
mobiliser une partie de la population pour continuer les combats.
Fin août 1994, lorsqu'un Nième plan de paix était
proposé au référendum des Serbes de Bosnie
par les dirigeants de Pale, la « capitale » de la république
autoproclamée, Milosevic s'était débrouillé
pour que les réfugiés Serbes de Bosnie ne votent pas.
« Belgrade a exigé que Pale accepte le plan international
de paix, disant que le vote rend les 11 millions de Serbes de Yougoslavie
otages du million et demi de Serbes de Bosnie, et il a coupé
tous les rapports commerciaux, téléphoniques et diplomatiqu»s.
» (International Herald Tribune, 27-28 août 1994.) [En
réalité, il ne resterait en Bosnie occupée
par les Serbes que 600 000 Serbes.]
Pour modifier l'opinion, il faut donc modifier l'image de Karadzic.
Les Serbes découvrent ainsi peu à peu, après
deux ans et demi de guerre, que le dirigeant des Serbes de Bosnie
est peu recommandable, que les milices, sous les ordres des dirigeants
de Pale, ont commis les pires crimes.
Stasa Zajovic (Cf. Annexe I), membre active du groupe des Mères
courage contre la guerre, de Belgrade, déclare dans une interview
dans la revue italienne Guerre & Pace (décembre 1993)
que « dans les dernières semaines (...) il y a une
lutte pour le pouvoir entre Milosevic et l'ultranationaliste Seselj,
chef du parti radical serbe, qui organise aussi les groupes paramilitaires.
Le “prestige” de Seselj s'accroît, surtout chez
les chefs mili»aires serbes de Bosnie : désormais il
veut aussi le pouvoir politique, en plus du pouvoir économique
et militaire. Il a pris des initiatives pour remplacer l'actuel
gouvernement serbe, s'en prenant à des proches de Milosevic,
comme le chef de la police et le directeur de la télé.
Seselj est très fort parce qu'avec sa démagogie sociale
il offre des illusions aux désespérés. Dans
l'hypothèse d'une réunification des terres serbes,
Seselj et Karadzic pourraient éliminer Milosevic. »
(Guerre & Pace, Via Festa del Perdono, 6 – 20122 Milan,
Italie.) Si l'analyse faite par Stasa Zajovic est bonne, les concessions
faites par Milosevic à la « communauté internationale
» sont moins motivées par le désir d'en terminer
avec la guerre que par les impératifs de sa survie politique
(voire de sa survie tout court).
Pour préparer l'opinion à une décision aussi
impopulaire que la cessation des liens avec les dirigeants serbes
de Bosnie, une solution, selon un journal de Belgrade, « est
de compromettre Radovan Karadzic et d'autres leaders de la “République
serbe” de Bosnie. Si on les accuse d'être des criminels
de guerre, des profiteurs de guerre ou des coupables de malversations
financières, il faudra le prouver. (...) Inconvéni»nt
: on ne peut pas parler de “bavures” de guerre sans
citer des gens qui ne sont pas à Pale mais à Belgrade.
» (Vreme, cité par Courrier International, 29 sept.-5
oct. 1994.) Il y a en Serbie, selon Vreme, un groupe restreint mais
armé et dangereux qui doit son pouvoir financier et son influence
politique aux opérations militaires qu'il a menées,
et qui n'acceptera pas aisément de jouer le rôle de
bouc émissaire. Milosevic devra prendre des mesures pour
limiter l'influence de ces ultranationalistes car il tient «
à préserver son monopole au pouvoir ».
L'ironie de l'histoire est que l'homme qui a tant contribué
à déclencher la boucherie qui ravage la Yougoslavie
va peut-être sauver sa place grâce au tribunal international
de La Haye chargé de juger les crimes de guerre, en lui livrant
Zeljko Arkan (chef d'un groupe paramilitaire) et Vojislav Seselj
(député fédéral, chef du parti radical,
ultranationaliste). Milosevic se débarrassera ainsi de rivaux
encombrants tout en passant pour un brave humaniste. Mais «
les partisans de Seselj sont en position de saboter la tentative
de Milosevic de prendre ses distances avec la politique belliciste
: ils ne se privent pas de rappeler haut et fort comment tout a
commencé », à l'époque où les
trois hommes étaient main dans la main... (loc. cit.)
Pour l'anecdote, la Serbie que veut Seselj inclut le Kosovo, la
Voïvodine, le Monténégro, la plus grande partie
de la Bosnie-Herzégovine, les deux tiers de la Croatie et
un bout de la Macédoine. Il est le premier à avoir
appliqué le nettoyage ethnique, en Serbie même, contre
les Croates, les Hongrois, les Ruthènes, les Musulmans. Quant
à Arkan, de son vrai nom Zeljko Raznjatovic, c'est un fils
à papa devenu délinquant, un ancien mafioso recherché,
selon Gabriel Plisson, par plusieurs polices d'Europe, et recyclé
dans l'import-export. Il est à la tête de 8 000 paramilitaires
responsables des pires exactions. Il a même laissé
les photographes étrangers filmer les atrocités de
ses troupes, dans l'Est de la Bosnie. C'est une sorte de Rambo orthodoxe
luttant contre le Vatican et l'islamisme. Les « Tigres »
d'Arkan ont organisé, devant l'hôtel Posavina de Brcko,
une orgie et un massacre de trois jours et trois nuits, après
quoi ils ont jeté les trois cents corps dans la rivière.
(Cf. Gabriel Plisson, Mourir pour Sarajevo, éditions In fine.)
La bataille médiatique prenant de l'ampleur, il faudra que
Milosevic accroisse son contrôle sur les médias. Vreme,
hebdomadaire serbe critique vis-à-vis du gouvernement de
Belgrade, sera la première victime de la mise au pas imposée
par Milosevic, son indépendance sera supprimée en
décembre 1994. Borba, un quotidien, se voit suspendre son
inscription au registre du commerce. Ce journal avait réussi
à survivre bien que qu'il coûtât trois fois plus
cher que les journaux dans la ligne du gouvernement, qui, eux, avaient
des avantages fiscaux et étaient livrés en papier.
L'hebdomadaire NIN se voit refuser l'accès au réseau
de distribution auquel il appartenait, et le journal est vendu à
la sauvette par ses journalistes... 1200 journalistes ont été
mis en congé forcé, parmi lesquels Isidora Sekulic,
speaker à la télé de Belgrade. Jusqu'à
présent, l'existence d'une presse indépendante servait
l'image de Milosevic vis-à-vis de l'opinion internationale.
Selon les journalistes serbes, c'est grâce au soutien international
que lui a valu son soutien au plan de paix pour la Bosnie que Milosevic
a maintenant les mains libres pour museler toute expression opposée
à sa politique.
Alors que Milosevic a accédé au pouvoir par la guerre,
la paix devient le seul moyen pour qu'il ne perde pas son fauteuil
présidentiel. Il lui faut à tout prix briser l'isolement
dans lequel il a lui-même placé la Serbie. Il a ainsi
autorisé la mise en place d'observateurs civils entre la
Serbie et la Bosnie, concession qui lui a valu de la part de la
communauté internationale le droit de rouvrir l'aéroport
de Belgrade. En fait il s'agit plutôt d'une mise en garde
contre Karadzic que d'une concession. « Slobodan Milosevic
est incapable de véritables concessions. S'il a accepté
une surveillance internationale sur son territoire, il l'a fait
en dictant lui-même les conditions et les modalités.
S'il milite aujourd'hui pour la signature du plan de pai»
proposé par les grandes puissances, c'est que, contrairement
à ses sbires impatients de Bosnie et de Krajina, il mise
sur le long terme. » (Florence Hartmann, Le Monde, 6 octobre
1994.)
Lorsque le 5 octobre 1994, deux mois après l'annonce de
la rupture entre la Serbie et les dirigeants serbes de Bosnie, l'Iliouchine
de l'Aeroflot dépose sur l'aérodrome de Belgrade un
groupe de journalistes et le représentant russe chargé
du dossier yougoslave, Milosevic sait que l'isolement international
de la petite Yougoslavie est terminé. Les sanctions de l'ONU
décrétées fin 1992 sont assouplies, les liaisons
aériennes sont rétablies, les échanges sportifs
et culturels repris. La position internationale du président
serbe est consolidée, puisqu'il passe pour un interlocuteur,
voire un acteur incontournable dans une éventuelle paix dans
la région. Au même moment, les Serbes bosniaques revendiquent
la propriété de l'aéroport de Sarajevo en échange
de la réouverture du pont aérien qui permet de nourrir
les 380 000 habitants de la ville...
« Il devient assez facile de deviner les desseins de Milosevic
: son abandon du nationalisme agressif lui apporte déjà
des points diplomatiques. S'il parvient soit à mettre au
pas, soit à renier les Serbes de Bosnie, un second règne
lui est promis. On s»it que les grandes puissances ne rejettent
pas les petits dictateurs s'ils parviennent à maintenir la
stabilité dans leur pays. » (Vreme, Belgrade, loc.
cit.)
« De criminel de guerre par excellence, Slobodan Milosevic
est vite devenu l'un des principaux pacifistes de l'Europe humaniste
», écrit Zlatko Dizdarevic, l'éditorialiste
d'Oslobodjenje.
Les Bosniaques contre-attaquent
A la fin du mois d'août 1994, l'armée bosniaque emporte
quelques succès contre les troupes de Fikret Abdic, un Musulman
« rebelle » de Velika Kladusa, dans l'enclave de Bihac.
Opposé au gouvernement de Sarajevo, c'est un homme d'affaires
véreux, qui se découvre une vocation politique en
mai 1993 lorsque les négociateurs internationaux tentent
de le pousser en avant comme alternative au président Izetbegovic.
Abdic avait décrété en septembre 1993 l'autonomie
de la région, signé des traités séparés
à la fois avec les Serbes et les Croates. Il a été
inculpé dans les années 80 d'escroquerie dans le plus
grand scandale financier de l'ex-Yougoslavie, mais a toujours réussi
à retomber sur ses pieds. Avec le soutien de la FORPRONU,
il a réussi, à partir de 1992, à prendre le
contrôle du commerce de la poche de Bihac, faisant de substantiels
profits, louant au HCR à prix fort des locaux lui appartenant
ou des camions pour faire venir l'aide humanitaire, prélevant
d'énormes commissions sur l'argent que des travailleurs de
Velika Kladusa émigrés font transiter par sa banque
à Vienne pour envoyer des fonds à leurs familles restées
au pays. Un charmant garçon, en somme.
Les arguments que fournit Fikret Abdic pour expliquer ses positions
ne manquent toutefois pas de justifications, et il nous semble juste
de les mentionner. La poche de Bihac, dit-il, se trouve de toute
façon enclavée dans une région peuplée
de Serbes et, quelle que soit l'issue du conflit, les Musulmans
qui y habitent devront vivre avec ces Serbes. L'optique du gouvernement
légal de Sarajevo n'a pas de sens pour la population de la
poche de Bihac, et Abdic ne ferait que prendre des mesures qui anticiperaient
sur celles qui seront de toutes façon prises lorsque le conflit
se terminera.
Lorsque le 20 août 1994 le 5e corps d'armée bosniaque
reprend Velika Kladusa et que l'armée du « rebelle
» est repoussée vers le nord, en Krajina, une bonne
partie de la population le suit, convaincue par Abdic qu'elle serait
massacrée par les troupes gouvernementales bosniaques. 17
000 personnes seraient aujourd'hui réfugiées, dans
des conditions épouvantables, dans une usine d'élevage
de poulets d'Agrokomerc, le groupe agro-alimentaire dont il est
le propriétaire, située entre la Krajina et la poche
de Bihac, et 12 000 à Turanj, dans un no man's land truffé
de mines entre les lignes serbes et croates.
Les autorités bosniaques ont invité ces réfugiés
à rentrer chez eux, mais la plupart ont refusé. Selon
un journaliste du New York Times, qui a interrogé des responsables
de l'ONU, ceux-ci estiment que ces hommes ont été
fortement conditionnés. « Nous avons le sentiment que
ces gens, efficacement soumis à une forte pression et à
une propagande active de la part d'Abdic, se sentent obligés
de rester dans cet élevage de poulets... » Il est vrai,
ajoute un responsable du HCR, que « sans un laissez-passer
d'Abdic, ils ne peuvent pas repartir »... La rumeur de violences
que les soldats du 5e corps de l'armée bosniaque auraient
exercées sur les partisans d'Abdic à Kladusa ne les
incite peut-être pas à revenir... bien que la FORPRONU
démente ces violences.
Début septembre 1994, le 5e corps de l'armée bosniaque
avance de quelques kilomètres à l'intérieur
du territoire occupé par les troupes serbes de la Krajina,
en Croatie. Les forces serbes de Croatie et celles de Bosnie ayant
signé un accord, Bihac est alors pris entre deux feux : les
effets de la « victoire » bosniaque sont annulés.
L'utilisation, par les Serbes, du « rebelle » musulman
Fikret Abdic constitue une carte maîtresse en ce sens qu'elle
permet de transformer les combats autour de Bihac en conflit entre
musulmans. La poche de Bihac, peuplée à 90 % de Musulmans,
ne présente pas grand intérêt pour les Serbes
sinon comme moyen de pression. La mollesse de la réaction
des Croates, théoriquement alliés aux Bosniaques,
s'explique par le fait que la Croatie peut avoir intérêt
à ce qu'il y ait, autour de Bihac, des musulmans dociles
si la fédération croato-musulmane éclatait.
La victoire serbe à Bihac et l'installation de Fikret Abdic
serait une victoire diplomatique pour Karadzic : dans ses rapports
avec Belgrade, en montrant qu'il n'a pas besoin de Milosevic ; et
dans ses rapports avec la Croatie, en cassant l'alliance croato-musulmane
: on sait notamment que les Serbes attaquent les Musulmans aux endroits
où ils sont sûrs que les forces croates, qui devraient
les aider, ne le feront pas – à Konjic, Olovo, Vitez,
Kiseljak, au mont Vlasic -, là où existait déjà
un accord entre Serbes et Croates.
L'armée bosniaque déclenche en novembre trois offensives,
jugées spectaculaires par les médias. Karadzic subit
une série de revers militaires auxquels il est contraint
de faire face par la mobilisation générale sur tous
les territoires qu'il contrôle. Son armée de 80 000
hommes, dispersée sur un front de 1 600 kilomètres,
n'a d'autre ressource que de tirer sur des civils.
Les Bosniaques estiment qu'ils sont dans une conjoncture favorable.
Les Serbes de Bosnie ont refusé de signer le plan de paix
proposé par les grandes puissances, et accepté par
la Serbie et la Bosnie-Herzégovine. Les Américains
et l'OTAN appellent à une intensification des frappes aériennes
en cas d'agression serbe contre les zones de sécurité.
Les Etats-Unis décident de ne plus participer au contrôle
de l'embargo sur les armes. Une intense contrebande amène,
via la Croatie, des armes. La Serbie a, officiellement, pris position
contre les ultras serbes de Bosnie. Enfin, l'armée bosniaque
a été réorganisée, elle est mieux entraînée,
mieux encadrée et, bien que sous-équipée par
rapport aux Serbes, elle est plus nombreuse.
Fait nouveau, pour la première fois depuis la création
de la fédération des Musulmans et Croates de Bosnie,
les unités du HVO croate participent à l'offensive
contre les Serbes. Une brigade d'environ 1 000 hommes venant de
Tomislavgrad, à 120 kilomètres au Sud-Ouest de Sarajevo,
renforce les unités de l'armée bosniaque dans la bataille
pour prendre Kupres. Mais cette première action commune révèle
en même temps ses limites. L'armée gouvernementale
bosniaque, du haut des montagnes, avait pilonné la ville
pendant deux jours avant que les Serbes ne la quittent ; les Croates
de Bosnie ont alors profité des circonstances pour investir
Kupres, annoncer les premiers la victoire et planter le drapeau
de la république d'Herzeg-Bosna autoproclamée, froissant
les susceptibilités des officiers de l'armée gouvernementale
bosniaque, qui reprochaient aux Croates de s'être peu battus
et de leur avoir volé leur victoire...
Les Serbes ont abandonné rapidement la ville de Kupres,
en Bosnie centrale, prise conjointement par les Bosniaques et les
Croates. Dans le Nord-Ouest, les troupes du 5e corps d'armée
prennent 250 km2 aux Serbes, bouleversant les donnes dans l'enclave
assiégée de Bihac. Le col de Javorak, au Sud de Sarajevo,
a été pris pratiquement sans combat. Les victoires
se succèdent, curieusement sans combats acharnés.
Ça a l'air trop facile...
A la veille du premier cessez-le-feu, l'armée bosniaque
s'était progressivement améliorée du point
de vue de l'encadrement, de l'organisation ; les troupes serbes
n'avançaient plus et étaient cantonnées sur
leurs positions en profitant de leur supériorité en
artillerie, mais semblaient avoir de grosses difficultés
à tenir le terrain. Aujourd'hui, les observateurs constatent
que les soldats bosniaques sont mieux habillés, mieux équipés
et mieux entraînés. Des experts étrangers la
conseilleraient. L'élément nouveau est dans les acquisitions
accrues d'armement de l'armée bosniaque. « Redevenus
alliés de Zagreb au printemps, les Bosniaques se sont considérablement
approvisionnés en armes à travers les territoires
croates, en jouant sur leurs amitiés avec les Etats-Unis
ainsi qu'avec les pays arabes, dont la Turquie, l'Iran, le Pakist»n,
l'Arabie saoudite... » (sic) (Rémy Ourdan, «
Des armes pour les Bosniaques », Le Monde, 17-11-94) [Les
lecteurs turcs, iraniens et pakistanais du Monde apprécieront,
au passage, d'apprendre qu'ils sont arabes...] « Selon le
quotidien londonien The Independant (...) les Etats-Unis aident
l'armée bosniaque par l'intermédiaire de conseillers
militaires et également en lui fournissant des renseignements,
dont des photographies aériennes des positions serbes. »
Tous ces faits justifieraient-ils une quelconque euphorie militariste
ou un espoir d'issue positive à la « guerre de libération
» ? Le Premier ministre bosniaque a-t-il raison de dire que
« les victoires actuelles prouvent qu'avec un minimum de moyens,
l'armée peut vaincre les forces de l'agresseur » et
que ces victoires « vont amener les Serbes à la table
de négociation » ?
Malgré une évolution positive de la situation du
point de vue de l'armée bosniaque, celle-ci ne dispose que
de très peu d'artillerie lourde (400 pièces), très
peu de chars (40), pas d'aviation, et, en outre, manque cruellement
d'officiers expérimentés. Elle n'est pas capable de
mener des opérations complexes et coordonnées. Il
faudra des années pour que l'armée bosniaque atteigne
un niveau opérationnel suffisant.
L'amélioration de l'armement bosniaque est directement liée
à la création de la fédération croato-musulmane,
soutenue par Washington, puisque c'est essentiellement par la Croatie
que passent les armes à destination de la Bosnie, non sans
que les Croates prélèvent une part au passage. La
réouverture des routes a considérablement accru le
trafic. La remise en état d'une piste au Nord-Est de Sarajevo
permet l'atterrissage de gros porteurs sans marques d'identification
qui déchargent nuitamment du matériel et repartent
aussitôt. Ce sont les Awacs Américains de l'OTAN qui
surveillent le trafic aérien sur la Bosnie... Un officier
bosniaque interrogé par Eric Biegala et Jean Hatzfeld déclare
: « Depuis les premiers jours de la guerre, nous combattons
avec la certitude d'une intervention américaine imminente.
Sans ce mythe, nous n'aurions certainement pas résisté
de la sorte. » (Libération 19-20 novembre 1994, «
L'insaisissable présence américaine en Bosnie ».)
Il convient donc d'évaluer si effectivement, selon un officier
supérieur bosniaque cité par Rémy Ourdan, «
les Américains ont choisi le chemin le plus moral »
et dans quelle mesure nous sommes « à l'aube d'une
réelle coopération » à l'occasion de
laquelle « les Américains commencent à nous
fournir ce dont nous avons vraiment besoin ». Et surtout,
dans quelle mesure l'« aide » américaine n'est
pas une illusion qui cache de tout autres objectifs.
Contre-offensive serbe
Les succès militaires bosniaques allaient évidemment
être suivis de répliques serbes. Le général
Ratko Mladic, le chef d'état-major serbe, lance une contre-offensive
dans la région de Bihac, au Nord-Ouest. Une colonne de plus
de 100 chars le rejoint ainsi que 2 000 volontaires venus de Serbie,
ceux-là mêmes qui auraient détruit Vukovar il
y a trois ans et réalisé la purification ethnique
en Bosnie orientale.
Le 18 novembre, deux avions serbes attaquent la ville de Bihac
(48 000 habitants), lançant pour la première fois
depuis le début du conflit des bombes au napalm. A l'extrême
Nord de la poche de Bihac, les forces du « rebelle »
autonomiste musulman Fikret Abdic sont dans les faubourgs de Velika
Kladusa, tandis qu'à partir de l'Ouest des troupes constituées
des forces conjointes d'Abdic et de Serbes de Croatie avancent vers
la ville d'Izacic.
Le 21 novembre, une escadrille de l'OTAN détruit un aéroport
serbe en territoire croate, Ubdina. C'est de cet aéroport
qu'avaient décollé trois fois en huit jours des avions
serbes pour attaquer la région de Bihac, où se déroulait
depuis une quinzaine de jours une âpre bataille. Les pistes,
les postes de DCA et les radars sont touchés, mais pas les
avions, ni les batteries qui bombardent la zone de sécurité
de Bihac. La FORPRONU avait demandé à l'OTAN des frappes
« extrêmement circonscrites, espérant que l'opération
empêchera, à l'avenir, de nouvelles agressions ».
International Herald Tribune du 22 novembre affirme que «
le commandant des forces des Nations-unies en ex-Yougoslavie, le
général Bertrand de Lapresle, avait insisté
pour que les avions serbes ne soient pas touchés ».
(« Serb Air Base Destroyed In NATO's Biggest Raid ».)
L'attaque de l'OTAN avait été annoncée 48 heures
à l'avance par voie de presse.
Pour l'anecdote, on peut mesurer l'impact que la menace des frappes
aériennes peut avoir sur les Serbes. A part celle du 28 février
1994, lors de laquelle 4 appareils serbes avaient été
abattus (par des avions américains, il est vrai), celle du
10 avril avait pris pour cible une popote ambulante ; celle du 11
avril a mis un transport de troupe hors d'usage (mais 5 jours plus
tard un avion britannique est abattu par les Serbes sans provoquer
de réaction) ; celle du 5 août a pris pour cible un
char hors d'usage.
Affirmée comme proportionnelle, l'attaque contre la piste
d'Ubdina répond aux bombardements de l'artillerie serbe stationnée
en territoire croate, aux mouvements de chars qui appuient les troupes
serbes contre Bihac et aux mouvements de troupes serbes venant de
Croatie. Le Premier ministre bosniaque, Haris Silajdzic, n'a pas
tort de dire que « les Serbes attaquent à travers la
frontière croate une zone protégée des Nations-Unies.
Leurs chars jouissent effectivement de la protection des Nations-Unies
tandis que la Bosnie subit toujours un embargo sur les armes. Cela
est complètement absurde» » (IHT, 22-11-94, «
Real Target Should Be Ground Force »)
La réaction serbe dans la poche de Bihac met en scène
les Serbes de la Krajina, qui occupent un quart du territoire croate,
et qui ont proclamé une République serbe de Krajina
(RSK). Ils refusent catégoriquement toute proposition allant
vers un large statut d'autonomie. Des négociations sur la
reprise de rapports économiques, encouragées par Belgrade,
ont échoué, désavouées par le «
gouvernement » et le « parlement » de la RSK.
Cette république autoproclamée de 250 000 habitants,
avec 50 000 hommes bien équipés, détient un
armement lourd plus important que la Bosnie-Herzégovine :
500 pièces d'artillerie, 100 chars, une dizaine de chasseurs.
La rupture entre la Serbie et les Serbes de Bosnie avait été
un coup dur pour la RSK car la république autoproclamée
des Serbes de Bosnie, située entre les deux, était
leur seul lien géographique avec la « mère patrie
».
Les deux républiques serbes, qui avaient été
créées au détriment de la Croatie et de la
Bosnie, envisageaient périodiquement une union monétaire,
voire une fusion. Ce projet était combattu par Milosevic
qui voyait là un renforcement des positions de Karadzic,
un rival potentiel, et accessoirement un défi à la
« communauté internationale » dont il tente de
se gagner les bonnes grâces.
Alors que le président de la RSK, Milan Martic, soutenait
la position de Milosevic en faveur du dernier plan de partage de
la Bosnie, l'embargo sur la Serbie, qui a indirectement touché
les Serbes de la Krajina, a littéralement rejeté ces
derniers dans le camp de Karadzic. Leur intervention, dans la poche
de Bihac, sera déterminante ; l'intervention des troupes
de la RSK, aguerries et rôdées à la purification
ethnique contre les Croates, avait été déterminante
dans les opérations qui avaient ouvert un couloir au Nord
de la Bosnie, permettant de relier toutes les conquêtes à
la Serbie. Leur intervention dans un différend qui en principe
oppose les Bosniaques et les Serbes de Bosnie risque de constituer
un pas déterminant dans l'escalade. Le ministre russe des
Affaires étrangères, pourtant ouvertement favorable
aux Serbes, ne s'y est pas trompé, qui déclarait :
« Les Musulmans ont commencé une provocation armée,
mais les Serbes de la Krajina, qui n'ont rien à voir avec
le conflit [bosniaque] se sont mêlés de ces actions
depuis le territoire croate d'une manière barbare. »
Alliés théoriques des Bosniaques, les Croates montrent
peu d'enthousiasme à intervenir contre les Serbes dans la
poche de Bihac, de peur de déclencher un mécanisme
qu'ils ne pourront plus contrôler. C'est que, en janvier 1993
et en septembre de cette même année, les Croates avaient
tenté de récupérer militairement des territoires
pris par les Serbes de la Krajina et avaient subi des revers, à
Maslenica et à Medak. Pourtant, les autorités croates
avaient déclaré que « si l'enclave de Bihac
était menacée de tomber aux mains des Serbes, la Croatie
ne pourrait pas rester les bras croisés », ce qui est
en langage diplomatique une façon de dire qu'elles ne bougeront
pas, le meilleur moyen d'empêcher les Serbes de s'emparer
de l'enclave étant encore de ne pas attendre qu'ils aient
fini de le faire... Le vice-président du parlement croate
déclare, péremptoire : « L'unique raison pour
laquelle nous ne sommes pas intervenus jusqu'à présent
était la promesse de l'OTAN qu'il protégerait les
intérêts croates. » Nous voilà rassurés.
Les Etats-Unis, qui ont été les artisans du rapprochement
croato-bosniaque, ne poussent pas à sa mise en pratique maintenant
que cela serait nécessaire. Leur position s'est modifiée
en de multiples occasions et il serait vain d'en retracer les méandres.
Au 1er décembre l'administration américaine semble
se rallier aux positions européennes du « groupe de
contact », mais le chef de la nouvelle majorité républicaine
au Sénat, issue des récentes élections, maintient
la position de la levée de l'embargo sur les armes en Bosnie
et déclare : « La dernière chose dont on a besoin,
c'est d'un autre changement dans la position américaine sur
la Bosnie »...
Il est impossible de tirer des conclusions définitives,
en ce début du mois de décembre 1994, et il serait
présomptueux de faire des prévisions. Néanmoins,
on peut faire quelques constats.
Les événements se sont considérablement accélérés
à partir de l'offensive militaire bosniaque de novembre.
Cette offensive aurait été impossible sans la mise
en place préalable de l'accord croato-musulman parrainé
par Washington et sans la décision américaine de ne
plus participer au contrôle de l'embargo. Le gouvernement
bosniaque a pris un gros risque en prenant, au début de l'hiver,
des initiatives militaires qui allaient inévitablement susciter
des réactions violentes, imposant à la population
des épreuves démultipliées par les conditions
climatiques, alors qu'il aurait été possible d'attendre
le printemps, période traditionnelle des offensives. Excès
de confiance ou calcul délibéré destiné
à mettre les grandes puissances « au pied du mur »
?
On ne peut être que confondu par la naïveté des
autorités bosniaques, qui pensaient réellement pouvoir
compter sur l'aide américaine.
– Certes, des « experts » sont envoyés
pour former les soldats bosniaques, et des généraux
américains se rendent sur place, mais ce sont des généraux
en retraite, et le soutien est officieux. Certes, des pays musulmans
soutiennent la Bosnie, mais – Turquie, Pakistan et Arabie
saoudite – ce sont des pays étroitement inféodés
à la politique étrangère américaine.
La diplomatie américaine, qui consiste surtout à jeter
de l'huile sur le feu dans l'ex-Yougoslavie, profite essentiellement
aux marchands d'armes. Elle est peut-être motivée par
le souci d'élargir l'axe Musulman qui, partant du Pakistan,
irait ainsi par l'Arabie saoudite, la Turquie jusqu'en Bosnie.
– Les dirigeants bosniaques auraient pu prendre en considération
les multiples modifications des positions de l'administration américaine
sur la question bosniaque. Ils auraient pu aussi faire l'analogie
entre leur situation et l'encouragement que les Etats-Unis avaient
donné à la population irakienne à se soulever
contre le régime, et l'abandon total dans lequel cette population
avait été laissée, face à la répression,
après la fin de la guerre du Golfe.
– Les dirigeants bosniaques auraient pu aussi envisager que
l'enjeu de l'administration américaine n'est pas la Bosnie,
mais le rôle que doit continuer de jouer l'OTAN et la place
que doivent y tenir les Etats-Unis.
Evoquant la réunion des ministres des Affaires étrangères
des seize pays de l'OTAN à Bruxelles, début décembre,
Pierre Briançon résume parfaitement la situation :
« Il y a quarante-huit-heures, l'administration Clinton espérait
sauver ce qui pouvait l'être de la réunion de l'OTAN
cette semaine en se rapprochant brusquement de l'Europe sur la question
bosniaque – et en abandonnant la position de va-t-en-guerre
contr» les Serbes qui était, jusque-là, la ligne
officielle de Washington (au moins depuis quelques semaines). Le
drame de Bihac était déjà consommé,
les divisions de l'OTAN et l'impuissance de l'ONU avaient déjà
éclaté, mais peu importe : les Etats-Unis semblaient
tirer un trait sur Bihac et même sur la Bosnie, et le secrétaire
à la Défense William Perry semblait même confusément
soutenir le projet de Grande Serbie. » (Libération,
1er décembre 1994.)
Ce serait une erreur d'imaginer que la modification de majorité,
qui doit prendre effet début 1995, modifiera les intérêts
fondamentaux de l'administration américaine.
Le début de la fin ?
Le « Groupe de contact » visite Sarajevo le 29 novembre,
mais n'est pas reçu par Izetbegovic ni Silajdzic, le Premier
ministre. On parle de « gifle » diplomatique. Trois
jours avant, le général Michael Rose, commandant des
Casques bleus en Bosnie, a été vivement congédié
par le Premier ministre bosniaque. Les dirigeants bosniaques savent
maintenant que la communauté internationale et la FORPRONU
ont décidé de ne pas voler au secours de la poche
de Bihac.
Pour éviter toute ambiguïté, Willy Claes, secrétaire
général de l'OTAN, déclare : « L'OTAN
ne se définit pas par rapport à ce qui se passe dans
l'ex-Yougoslavie ». Au cas où les Bosniaques n'aient
pas compris, Douglas Hurd, secrétaire au Foreign office,
ajoute : « La Bosnie n'est pas un test de la solidité
de l'OTAN. » Le secrétaire d'Etat américain,
Warren Christopher, dans sa conférence de presse finale,
s'est quant à lui « efforcé d'éluder
le sujet bosniaque et de montrer que les Etats-Unis gardent, dans
l'après-guerre froide, la maîtrise du système
de sécurité en Europe, dont l'OTAN est la pièce
centrale ». Tous ont intérêt à préserver
l'existence de l'OTAN, et en particulier les Etats-Unis parce qu'elle
est l'instrument de leur influence en Europe. Pour l'administration
américaine, par conséquent, le choix entre l'OTAN
et la Bosnie est simple. « Tous sont tombés d'accord
pour estimer que les événements de Bihac ne mettent
pas en cause l'Organisation atlantique et que des frappes aériennes
y auraient été inopérantes. » (Le Monde,
Claire Tréan, 3-12-94.)
Les Bosniaques avaient accepté un plan de paix qui prévoyait
que les zones de sécurité seraient protégées
et que les sanctions seraient renforcées en cas de violation
des accords. Or, depuis juillet, les Serbes de Bosnie ont rejeté
à plusieurs reprises le plan de paix : les conséquences
de ces refus furent contraires aux engagements pris et ont conduit
à des concessions supplémentaires des grandes puissances
: les sanctions sur la Serbie ont été partiellement
levées et on évoque maintenant une confédération
regroupant les Serbes de Bosnie et l'Etat serbe.
Le général Gobillard, commandant des Casques bleus
à Sarajevo, reconnaît que « la FORPRONU ne peut
plus remplir sa mission ». (5-12-1994, France 2.) «
Depuis plus de quinze jours nos Casques bleus n'ont plus aucune
liberté de mouvement. » Certains de ses hommes sont
bloqués dans leur base, avoue-t-il, sans pouvoir sortir ni
se ravitailler. Des centaines de Casques bleus sont pris en otage,
des observateurs servent de bouclier humain, des convois humanitaires
sont bloqués et leurs accompagnateurs pris en otage.
Tout cela n'empêche pas qu'à Sarajevo, des voyageurs
de commerce de toute sorte et de toute nationalité grouillent
pour décrocher des contrats de reconstruction. « Dans
ce domaine, écrit La Tribune du 23mars 1994, les Français
ne veulent pas être en reste. Militaires, diplomates, conseillers
civils manifestent la même crainte que les Anglo-Saxons raflent
la mise, malgré une présence militaire bien moindre,
mais»en profitant du relais de leurs ONG qui n'hésitent
pas à étendre l'aide humanitaire à la remise
en marche du réseau de gaz ou de distribution d'eau, quand
les ONG françaises s'occupent avant tout de distribuer de
la nourriture. » Un comité conjoint américano-britannique
a été mis sur pied pour estimer les besoins en reconstruction,
qui se monteraient à plusieurs dizaines de milliards de dollars.
Les équipements sort hors d'usage à 90 %, les immeubles
sont touchés à 92 % et les toits endommagés
à 70 %. Une aubaine. D'ores et déjà on sait
que la remise en état du réseau d'eau et d'électricité
ira aux Britanniques, celle du gaz aux Américains. La Lyonnaise
des eaux, qui a sponsorisé l'Association contre la faim dans
le monde ne désespère pas d'obtenir une partie du
gâteau, cependant. Les ponts et chaussées, la santé
publique, les transports, l'éducation, etc. vont faire l'objet
d'une concurrence acharnée.
Le 4 décembre, Alain Juppé et Douglas Hurd se rendent
à Belgrade pour obtenir que Milosevic fasse pression sur
les Serbes de Bosnie. Ils prévoient de convoquer une réunion
du groupe de contact avec Milosevic, Tudjman et Izetbegovic, dans
la perspective de convoquer une conférence internationale.
Il faut arracher aux Serbes de Bosnie la signature d'un plan de
paix en proposant à Pale de se confédérer avec
république de Serbie, de la même manière que
l'entité croato-musulmane de Bosnie a pu se confédérer
avec la Bosnie.
Le Groupe de contact relance le plan de paix et réaffirme
la validité du plan adopté à Genève
en juillet : 49 % pour les Serbes, 51 % pour les Croates et Musulmans,
mais la carte proposée est déclarée «
négociable ». Un aménagement cependant ne figure
pas dans le communiqué final : la création d'une confédération
entre la Serbie et la république autoproclamée et
la reconnaissance, par la communauté internationale, de liens
politiques entre les deux. Tout cela au nom du parallélisme
de traitement avec le rapprochement croato-musulman.
Deux parties du territoire bosniaque seraient liées avec
deux autres Etats, grâce à ce que le communiqué
du groupe de contact appelle des « arrangements institutionnels
». Selon les tenants de cette thèse, l'unité
territoriale de la Bosnie ne serait pas remise en cause. Alain Juppé
commente, quand même, avec ce qu'on peut espérer être
de l'ironie : « Je reconnais qu'un Etat constitué de
deux entités confédérées chacune avec
un Etat voisin est une innovation dans le droit international. »
(Le Monde, 3-12-94.) La logique voudrait qu'en même temps
on propose aux Serbes de Croatie de se confédérer
avec la Serbie, mais l'idée n'a pas été avancée...
Ainsi, Le Monde du 4/5 décembre 1994 peut-il titrer : «
Les Serbes de Bosnie tirent les bénéfices diplomatiques
de leur victoire militaire. » Les ministres des affaires étrangères
des cinq pays du groupe de contact rédigent le 2 décembre
un communiqué qui, « entérinant en quelque sorte
le forfait de l'OTAN devant l'offensive serbe de Bihac, ne fait
plus référence à un éventuel recours
à la force ». La FORPRONU fait savoir que le dispositif
aérien interdisant aux appareils serbes de survoler la Bosnie
est allégé, ce qui est d'une hypocrisie consommée
car les hélicoptères serbes, moins repérables
que les avions, n'ont jamais cessé de survoler la Bosnie.
Sur une période d'un an, dit Gabriel Plisson, les hélicoptères
serbes ont violé plus de mille fois la zone d'exclusion :
« Bien que n'étant pas de première fraîcheur,
les Jaguar de la Force aérienne tactique (Fatac) restent
de fantastiques machines lorsqu'il s'agit d'aller pilonner des objectifs
en basse ou très basse altitude (jusqu'à 15 mètres
du sol). » (Op. cit.)
Les Etats-Unis, sur lesquels les Bosniaques comptaient tant, sont
rentrés dans le rang, ce qui vaut à Mitterrand –
c'est de bonne guerre, si on peut dire – des propos acérés
: « Il y a beaucoup de discours magnifiques dans lesquels
on encourage les peuples libres à défendre ceux qui
sont dans leur droit. Mais j'en vois moins sur le terrain. »
S'en prenant également à ceux qui critiquent la position
non-interventionniste du gouvernement français, Mitterrand
égratigne au passage certains intellectuels français
: « Je n'en ai pas vu beaucoup s'engager dans des brigades
internationales ! », ce qui est un comble de la part de l'héritier
des socialistes qui ont refusé la livraison d'armes aux républicains
espagnols en 1936-39...
Le groupe de contact a refait son unité. Les milliers de
Casques bleus pris en otage par les Serbes garantissent définitivement
ces derniers contre les frappes aériennes. Les gouvernements
reconnaissent publiquement que les Serbes ont gagné la bataille
de Bihac, mais Pale refuse toujours de signer le cessez-le-feu préconisé
par les Nations-unies et accepté par l'armée bosniaque.
Lorsque M. Akashi, représentant spécial de l'ONU en
ex-Yougoslavie, rencontre le vice-président bosniaque le
2 décembre, les Serbes tirent deux missiles de bienvenue
sur le bâtiment de la présidence bosniaque...
Le lundi 8 décembre à Budapest commence le 9e sommet
de la Conférence sur la sécurité et la coopération
en Europe, la seule instance – consultative uniquement –
qui regroupe l'ensemble des pays européens ainsi que les
Etats-Unis et le Canada. Les Etats-Unis et la Russie s'opposent
sur la question de l'élargissement de l'OTAN. Les Etats-Unis
souhaitent une adhésion rapide des pays de l'Europe de l'Est
: « aucune nation ne sera automatiquement écartée
de l'OTAN. En même temps, nous ne permettrons pas à
un pays extérieur d'opposer un veto à cette expansion
», déclare Clinton à la réunion de Budapest.
Pour les Etats-Unis, l'OTAN est un moyen essentiel pour avoir la
main sur la politique européenne ainsi que sur les ventes
d'armes sur le continent. L'élargissement de l'organisation
atlantique à l'Europe de l'Est constitue par conséquent
un enjeu de taille.
Eltsine, évoquant le spectre d'une « paix froide »
en Europe, s'oppose à l'adhésion des pays de l'Est
aussi bien à l'Union européenne qu'à l'OTAN,
et affirme sa volonté de voir la CSCE, à laquelle
adhère la Russie, jouer un rôle plus important. Les
Russes craignent que la Russie se trouve encerclée, isolée
du reste de l'Europe sans possibilité de peser sur les affaires
du continent. Eltsine échoue sur l'adhésion à
l'Union européenne, mais obtient un demi-succès sur
l'adhésion à l'OTAN : les demandes d'adhésion
sont repoussées d'un an. « L'élargissement de
l'OTAN aux frontières de notre pays représenterait
une menace » estime Valery Mousatov, directeur du Centre d'études
européennes de l'Académie diplomatique du ministère
russe des Affaires étrangères (Libération,
6-12-94). L'accroissement du rôle de la CSCE au détriment
de l'OTAN, consacrerait le rôle de superpuissance de la Russie
et sa fonction de « fondement oriental de la sécurité
européenne ».
L'ex-Yougoslavie a été l'autre source de tensions
à ce sommet. Le président bosniaque souligne le paradoxe
qui consiste à discuter de la sécurité européenne
alors que les Européens sont incapables d'intervenir sur
la question bosniaque et de « sauver ne serait-ce qu'une ville
en danger »... Izetbegovic annonce qu'il n'attend plus rien
des Occidentaux : « Paris et Londres ont dès le début
assumé le rôle de protecteur de la Serbie et empêché
toute tentative d'arrêter la guerre serbe. » «
Quant à la Russie, elle a opposé son veto au Conseil
de sécurité pour permettre l'approvisionnement des
Serbes en pétrole alors que l'aide alimentaire ne peut plus
passer vers Bihac. » En acceptant la victoire serbe, dit-il
encore, les grandes puissances « se préparent à
inviter dans la famille des pays civilisés une création
conçue sur la tyrannie et le génocide. » «
Quelle que soit l'issue de la guerre, que laissera-t-elle ? Une
ONU discréditée, une OTAN ruinée, des Européens
découragés. Un monde pire. » Il évoque
également la « honte énorme qui pèsera
sur l'Ouest à la fin de ce siècle ».
La conférence ne réussit même pas à
se mettre d'accord sur une déclaration finale sur la question
bosniaque.
Alors, on « menace » de retirer les Casques bleus.
Ce sera un magnifique spectacle, « la plus grosse opération
militaire de l'après-guerre en Europe ». (Libération,
8-12-1994.)
La position la moins hypocrite, dans cette affaire, aura été
développée par Josef Joffe dans le Süddeutsche
Zeitung : « Premièrement, si on livre des armes [à
la Bosnie] on prolonge et on étend la guerre. Est-ce ce que
nous voulons? Mieux vaudrait que cette boucherie reste unilatérale
et débouche rapidement sur la victoire de l'agresseur. Deuxièmement,
on ne sait jamais»ce que l'agressé fera demain des
armes que nous lui remettons aujourd'hui... » (Cité
par Courrier international, 31-1-1993.)
Essai de définition du point de vue serbe
Hegel disait que pour réfuter un système de pensée
il fallait « entrer à l'intérieur », c'est-à-dire
envisager les choses de son point de vue. Il n'est peut-être
pas une mauvaise chose d'envisager les choses du point de vue serbe.
Nous avons évoqué l'idée que les initiatives
de la CEE en faveur de la reconnaissance diplomatique de la Bosnie
avaient contribué à créer des problèmes
là où il n'y en avait pas. Les « experts »
européens n'avaient aucune qualification pour évaluer
la situation d'un pays dans lequel l'imbrication et l'enchevêtrement
de nationalités étaient la règle. De plus,
leurs structures mentales n'étaient probablement pas adaptées
à envisager l'hypothèse d'une cohabitation de populations
que leur conditionnement avait présentées comme ayant
vécu dans un état de « luttes séculaires
».
Les Serbes considéraient que les frontières existantes
alors n'étaient qu'administratives, un peu comme pour les
Français les départements n'ont de réalité
qu'administrative. Les Serbes estimaient que ces frontières
avaient été dessinées au lendemain de la guerre
à leur détriment. Le fait est que la Constitution
de 1946 avait érigé en région autonome le Kosovo,
90 % d'Albanais, mais réclamé par les Serbes, et la
Voïvodine, où ne vivait qu'une petite majorité
de Serbes, à côté d'une forte minorité
hongroise, ainsi que des Croates, des Albanais, des Ruthènes,
des Slovaques, des Allemands, des Roumains, des Monténégrins...
C'est en ce sens que les Serbes se sentaient dépossédés.
Pour le reste, le tracé des frontières est peu contestable.
Les Serbes d'ailleurs omettent de dire que la Voïvodine, auparavant
hongroise, a été cédée à la Yougoslavie,
non à la Serbie. L'annexion de cette région par la
Serbie pourrait rendre caducs les traités, et inciter la
Hongrie à réclamer la restitution de la Voïvodine...
Le référendum sur l'indépendance, imposé
par une commission dirigée par Robert Badinter, était
apparu aux Serbes comme une provocation, et ils le boycottèrent,
ce qui ôta de fait à leurs yeux toute légitimité
au gouvernement bosniaque. En réalité, ces frontières,
jusqu'en 1991, correspondaient à très peu de chose
près aux frontières historiques de chaque région.
Les nationalistes serbes clament notamment que les frontières
de la Croatie étaient purement administratives et avaient
été tracées à leurs dépens par
le régime titiste, pour réduire l'influence serbe
en Yougoslavie. Or, la plus grande partie de ces frontières
avait été établie au XIXe siècle, avant
la formation de la Yougoslavie en 1919. Sur les 2 000 kilomètres
de frontière croate, à peine 10 % ont été
établies après 1918. Les nationalistes serbes ne peuvent
donc faire reproche à Tito d'avoir délibérément
voulu les léser. En tout cas la contestation de 200 kilomètres
de frontières, qui peut parfaitement être négociée
par les parties intéressées, ne vaut certainement
pas 300 000 morts.
Dès lors que la Bosnie-Herzégovine se déclare
indépendante contre l'avis de la majorité des Serbes
qui y vivent, il faut reconsidérer la question de la souveraineté
et du pouvoir à l'intérieur des territoires où
vivent des Serbes. C'est ce que Borisav Jovic, président
du parti socialiste serbe, explique dans Le Monde, le 12 juin 1992
: « Nous n'avons aucune prétention territoriale en
Bosnie, ni dans les autres républiques. Nous avons informé
à plusieurs reprises le Conseil de sécurité
de l'ONU que nous reconnaissions leurs frontières. Le problème
en Bosnie ne concerne pas les fronti»res, mais le pouvoir.
Les peuples de Bosnie [lire : les Serbes] ne sont pas d'accord sur
l'organisation interne de leur Etat ; la Bosnie n'existe donc pas
en tant qu'Etat puisque cet Etat ne fonctionne pas. Pour le moment
elle n'existe que comme territoire. La Yougoslavie reconnaît
ce territoire, elle ne reconnaît pas la légitimité
du pouvoir en Bosnie-Herzégovine. » Dès lors
que des Serbes vivent sur un territoire donné, la souveraineté
sur les Serbes ne doit émaner que des Serbes.
Ce serait à notre sens une erreur de ne considérer
ces propos que fondés sur la mauvaise foi. C'est que la citoyenneté
était fondée dans l'ex-Yougoslavie sur deux critères
: l'un, nationalitaire, l'autre territorial. Mais il y avait également
une nationalité extra-territoriale... un Serbe vivant en
Croatie restait serbe. En s'extrayant, par leur abstention, du critère
territorial, les nationalistes serbes de Bosnie exigeaient que soit
réglé le problème de la souveraineté
sur le territoire sur lequel ils vivaient. Dans le même processus,
les autres nationalités vivant sur ce territoire se voyaient
exclues de toute légitimité. « Il n'y a pas
de problème de frontières en Yougoslavie, déclare
encore Borisav Jovic. Une modification des frontières entre
les Républiques est une question qui n'existe pas et qui
ne s'est jamais posée. Le seul problème est celui
de l'autodéterminati»n des peuples. »
L'une des déterminations de la politique adoptée
par les Serbes de Bosnie est de caractère démographique.
Au début du siècle 91 % des propriétaires terriens
ayant des ouvriers agricoles étaient Musulmans. De même,
les paysans libres constituaient une majorité nette de la
population. Aujourd'hui, cette tendance s'est totalement inversée,
les Musulmans se sont largement urbanisés tandis que les
Serbes sont sur-représentés dans la paysannerie aisée.
A l'inverse, alors que Sarajevo était au début du
siècle une ville de population largement serbe, ceux-ci y
sont aujourd'hui minoritaires.
Le décalage important entre les réclamations territoriales
des Serbes, qui occupent environ 70 % de la Bosnie-Herzégovine,
et leur importance démographique relativement moindre, aurait
ses bases « objectives » dans la répartition
sociologique des populations serbes et musulmanes, une population
à majorité rurale occupant naturellement plus de terrain
qu'une population essentiellement urbaine. Dès lors deux
difficultés apparaissent : 1) d'une part du fait que les
villes sont construites au milieu de la campagne, et que des «
poches » urbaines à majorité musulmane existent
dans un environnement majoritairement serbe ; 2) d'autre part à
la campagne même existent des populations musulmanes plus
ou moins concentrées.
La politique des Serbes de Bosnie consistera à vider les
campagnes, et éventuellement les villes sur lesquelles ils
entendent établir leur souveraineté, des Musulmans
et des Croates qui y habitent ; à établir une continuité
territoriale entre les territoires proclamés serbes, c'est-à-dire
à éviter à tout prix qu'il y ait des «
poches » serbes isolées. Lorsque Borisav Jovic, encore,
déclare : « Nous n'avons jamais considéré
que la Serbie doit décider du sort des Serbes qui vivent
en dehors de notre République. Nous estimons seulement que
ces Serbes doivent pouvoir décider sur un pied d'égalité
avec les autres peuples de leur propre avenir », il exprime
sans doute l'opinion d'une bonne partie des Serbes de Bosnie, mais
il oublie cependant de dire que la purification ethnique a créé
des zones où les non serbes ont été simplement
expulsés, avec l'aide expresse de l'Etat serbe. En effet,
après les méthodes expéditives de purification
ethnique, des méthodes plus insidieuses ont été
mises en place en 1993 à la suite des réactions que
la découverte des camps, les massacres, les tortures, les
viols de masse avaient tout de même fini par susciter. L'objectif
reste le même, chasser les Musulmans, les Croates, les Tziganes,
qui doivent coudre un ruban blanc à leur manche : à
la suite de quoi ils perdent leur travail, leur maison, leurs biens,
mais ils ont la vie sauve et n'ont d'autre solution que partir,
après avoir payé 200 Deutschemarks par personne, 30
Deutschemarks par valise et légué officiellement leurs
biens à la « république serbe ».
Pour conclure ces considérations sur le point de vue serbe,
il nous semble utile d'émettre une hypothèse sur la
vision serbe de la politique bosniaque.
Les « Musulmans », pour des raisons sociologiques (parce
qu'ils sont essentiellement urbanisés) occupent un espace
relativement restreint bien qu'ils constituent le groupe le plus
important numériquement, quoique non majoritaire, et celui
dont l'expansion démographique est la plus importante. On
peut dès lors envisager que les positions politiques des
dirigeants « musulmans » concernant un projet fondé
sur la cohabitation avec les Croates et les Serbes sur un territoire
dont les « Musulmans » occupent une faible proportion,
constitue dans les faits un moyen de conserver le contrôle
sur la totalité du territoire. L'argument – par ailleurs
tout à fait attractif – de cohabitation, de multiculturalité,
développé par les dirigeants musulmans, pourrait n'être
dans la pratique que l'alibi à leur volonté de contrôle
sur un espace qu'ils n'occupent pas. C'est ainsi que l'on pourrait
interpréter les déclarations de l'adjoint au commandant
en chef de l'armée bosniaque, selon lequel « l'armée
n'acceptera aucune division du pays en provinces serbes, musulmanes
et croates, car elle pourrait faciliter le rattachement de certaines
de ces provinces à la Serbie et à la Croatie ».
(Cité par Svebor Dizdarevic, « Les irrecevables postulats
du plan Owen-Vance », Le Monde diplomatique, mars 1993.)
Au-delà de la simple tentative de compréhension «
de l'intérieur » du point de vue serbe, de telles arrière-pensées
ne sont pas à exclure, bien qu'il ne faille pas, évidemment,
les attribuer à l'ensemble de la population « musulmane
».
Bakounine, encore
On a dit que l'une des raisons de l'impossibilité de trouver
une solution en Bosnie venait de l'imbrication extrême des
populations, à tel point que l'occupation du territoire a
été définie comme une « peau de léopard
». Cette répartition des populations est un fait de
l'histoire et il n'est pas possible aujourd'hui d'en repousser les
conséquences politiques : il faut les gérer. Les nationalistes
serbes ont tenté de gérer ce problème par la
pire des méthodes, l'« épuration ethnique »,
dont on a toutes les raisons de penser qu'elle produira, à
terme, des conséquences historiques ingérables.
Sur le principe, indépendamment de l'horreur de cette épuration
ethnique, l'optique bakouninienne, curieusement, n'était
pas en soi contradictoire avec les réclamations serbes, et
il faut le dire, quitte à choquer. Pour Bakounine, en effet,
« toute nation, petite ou grande, toute province, et même
à la rigueur toute commune, tout individu, ont le droit absolu
et inaliénable de disposer d'elles-mêmes, de s'organiser
intérieurement et de s'allier avec qui elles voudront...
Si elles s'isol»nt dans leur indépendance, elles se
priveront de tous les bienfaits, de tous les secours, de toute la
production de la solidarité... »
L'idée exprimée ici est parfaitement claire, bien
qu'il faille préciser que Bakounine estime que cet irrédentisme
va à l'encontre de l'évolution historique qui rend
de moins en moins viables les petits Etats. Néanmoins, l'anarchiste
russe estime que chaque communauté a le droit de faire sécession
de l'ensemble auquel il appartient, d'expérimenter sa voie,
et éventuellement de rectifier ses erreurs. A la lumière
de ces positions, les Serbes de Bosnie-Herzégovine, comme
ceux de Croatie, ont le droit d'envisager un mode d'existence indépendant,
et ni l'Etat Bosniaque, ni l'Etat croate, ont le droit de le leur
empêcher. Il s'ensuit que les Serbes n'ont à l'inverse
aucun droit de réclamer cette possibilité pour eux
et de la refuser aux autres, les Albanais du Kosovo notamment...
«... il faut remarquer que l'histoire réelle des individus,
comme des peuples, ne procède pas seulement par le développement
positif, mais très souvent par la négation du passé
et par la révolte contre lui ; et c'est le droit de la vie,
le droit inalié»able des générations
présentes, la garantie de leur liberté. Des provinces
qui ont été unies pendant longtemps ont toujours le
droit de se séparer les unes des autres : et elles peuvent
y être poussées par diverses raisons, religieuses,
politiques, économiques. L'Etat prétend au contraire
les tenir réunies de force, et en cela il a grand tort. L'Etat,
c'est le mariage forcé, et nous levons contre lui la bannière
de l'union libre. » (Bakounine, Circulaire à mes amis
d'Italie, Oeuvres, II, 296.)
Mais comment régler ce problème dans une situation
où les populations tentées par la séparation
sont étroitement imbriquées avec d'autres populations
? Bakounine fait quelques suggestions, qui n'ont évidemment
qu'une valeur informative, et que nous ne prétendons pas
être applicables aujourd'hui dans le cas de l'ex-Yougoslavie.
Il évoque notamment le cas de la Pologne, dont une partie
importante a été occupée par les Allemands
et germanisée. Dans le grand-duché de Posen, dit-il,
il y a 838 000 Polonais et 697 000 Allemands. Dans les deux Prusses,
il y a 2 178 000 Allemands et 1 599 000 Polonais, auxquels il faut
ajouter les 137 000 Lituaniens de la Prusse orientale. Bakounine
évoque la possibilité de s'en tenir au fait historique
et de laisser aux Allemands ce qu'ils ont occupé et aux Polonais
ce qu'ils ont réussi à conserver, mais cette approche
n'est pas viable, dit-il, et son exécution impossible. «
Des géographes ont publié jadis des cartes de ces
provinces polonaises où ils ont marqué de différentes
couleurs les pays germanisés et ceux qui sont restés
polonais. On ne saurait s'imaginer rien de plus bizarre : on dirait
un échiquier. C'est que l»s populations sont extrêmement
mêlées. »
On voit donc que le problème se pose dans les mêmes
termes qu'en Bosnie.
« A côté d'un village allemand, vous trouvez
un village polonais. Sans doute la couleur allemande prédomine
du côté de la frontière de l'Allemagne, et la
couleur polonaise prévaut d'autant plus qu'on s'approche
davantage de la Pologne dite russe. Mais il »'y a point de
ligne de démarcation bien nette. [...] Que faire alors ?
Comment établir la limite ethnographique naturelle entre
l'Etat polonais et l'Etat allemand ? »
Le problème, dit encore Bakounine, est le même en
Moravie et en Bohême, où il y a 2 530 000 Allemands
et 4 680 000 Tchèques. Cela devient « une question
insoluble pour les hommes politiques toutes les fois qu'ils essaient
de la résoudre selon la justice, et selon les maximes dominantes,
fondées uniquement sur la combinaison des intérêts
et de la puissance d'Etat ».
Quelle est donc la solution proposée par Bakounine
?
« Laissez aux collectivités diverses, aux associations,
aux communes, leur autonomie complète. Qu'elles se fédèrent
librement, selon leurs attractions naturelles, leurs nécessités,
leurs intérêts, leurs besoins ; et vous verrez que
toutes ces question» de races, de langues, de traditions,
de coutumes, tomberont d'elles-mêmes. Abandonnant toute pensée
de domination – cette pensée devant nécessairement
disparaître avec la possibilité de sa réalisation,
c'est-à-dire l'Etat -, délivrées désormais
de toute crainte de se voir dominées par les autres ; poussées
par la nécessité de s'entendre les unes avec les autres
pour organiser leur existence économique, leur travail, l'échange
de leurs produits, leurs voies de communication, l'instruction publique,
et au besoin leur défense ; et se laissant invinciblement
entraîner et diriger par cette loi toute-puissante de la solidarité
humaine, qui n'est point une loi politique mais une loi naturelle,
fatale, source et cause de tous les développements historiques
de l'humaine société jusqu'ici, mais dont toutes les
lois politiques n'ont été que la systématique
négation ; livrées enfin à leur spontanéité
complète et à leurs libres instincts, développés
par l'histoire et déterminés par leur situation économique
actuelle, les associations et les communes, après une époque,
plus ou moins longue et plus ou moins pénible, de transition,
d'hésitation et de lutte, finiront par s'équilibrer,
non conformément à des lois arbitraires et abstraites
qu'une autorité quelconque leur imposerait d'en haut, mais
conformément à l'être réel, aux nécessités
et aux forces vivantes de chacune ; et, unanimement inspirées
par cet esprit d'équité, d'égalité et
de liberté qui commence à constituer aujourd'hui la
passion dominante et pour ainsi dire la religion des masses, elles
se donneront la main pour organiser ensemble une fédération
fondée largement sur le travail de tous et sur le respect
humain. Et dans cette société nouvelle, la pratique
de la justice humaine sera aussi naturelle que l'est celle de l'iniquité
aujourd'hui. » (« Aux compagnons de la Fédération
jurassienne », Oeuvres, T.3, p. 37-38.)
Cette citation peut sembler révéler chez son auteur
une certaine naïveté. Pas tant que cela, en fait, puisque
Bakounine n'écarte pas une période de « transition
» et de « lutte ». Et, au vu des solutions proposées
jusqu'ici pour l'ex-Yougoslavie, on ne peut que se dire que celle-ci
n'est pas plus utopique ni irréaliste que les autres, et
elle est certainement plus humaine. Il est intéressant de
noter, au passage, que c'est dans un texte sur la question des nationalités
que Bakounine donne la définition la plus claire de ce qu'est
une société sans Etat.
Ainsi, « ces pays où les nationalités sont
mêlées, qui font aujourd'hui le désespoir de
tous les hommes d'Etat quelque peu scrupuleux, deviendront au contraire
des intermédiaires précieux, des chaînons vivants
qui relieront entre elles les nations et préparer»nt
lentement l'unification de plus en plus complète de l'espèce
humaine, la réalisation définitive de l'humanité.
Mais tant que les Etats existent [...] ne parlons pas de justice
: parlons de puissance, de domination, d'oppression, et restons
toujours le couteau à la main pour défendre notre
existence et nos droits. » (Ibid.)
Conclusion (provisoire)
La Yougoslavie a tenu pendant trois ans un rôle de premier
plan dans le spectacle médiatique. Un véritable brouillage
a rendu illisibles les raisons de cette guerre. Ont ainsi été
mises en évidence les contradictions d'intérêt
et de projet des Etats européens ainsi que le « programme
minimum » sur lequel ils se sont entendus, à savoir
l'urgence de ne rien faire et la confirmation du découpage
nationalitaire (« ethnique », comme on dit) de la Yougoslavie.
On a pu constater, dans la période qui va de la mort de
Tito à l'effondrement de l'URSS, un niveau élevé
de combativité ouvrière à travers tout le pays.
L'Etat fédéral n'a pas été capable d'y
faire face à cause des tensions qui le secouaient, tensions
dues en grande partie aux revendications du Kosovo qui s'acheminait
logiquement vers la constitution d'une république albanaise
de Yougoslavie. Une telle évolution, qui, en elle-même
n'aurait en rien constitué une menace pour la fédération
yougoslave car les Kosovars n'avaient aucune intention de s'unir
à l'Albanie, était inadmissible pour l'idéologie
nationaliste serbe.
Les « communistes » serbes ont été incapables
de faire face en même temps à la montée du mouvement
social et à celle du mouvement national kosovar, ce dernier
étant largement suscité par l'attitude des Serbes
eux-mêmes. On peut dire que la crise sociale a provoqué,
dans les appareils d'Etat des différentes républiques
de la fédération, une réponse-diversion sur
le terrain de la question nationale. C'est que, en Yougoslavie comme
ailleurs, le nationalisme est un parfait moyen d'encadrement et
de gestion des crises sociales.
La suite des événements a montré l'extraordinaire
efficacité du nationalisme (dans le cas présent il
s'agit de nationalisme ethnique : on serait tenté de parler
d'« ethnisme ») à occulter les tensions sociales.
L'alternative, pour les classes dirigeantes, était leur éjection
de la scène politique ou leur maintien au pouvoir grâce
à un bain de sang.
La filiation entre la guerre du Golfe et la guerre en Yougoslavie
peut paraître au premier abord tirée par les cheveux.
Il y a tout de même une étrange concordance entre la
fin de la première et le début de la seconde... Nous
avons tenté de montrer en quoi ces deux événements
s'articulent à l'intérieur d'un ensemble de crises
dont l'enjeu est la réorganisation d'un ordre international
consécutif à l'effondrement de l'URSS, qui laisse
les Etats-Unis orphelins du grand ennemi dont ils ont besoin pour
justifier, à leurs propres yeux, sans doute, leur hégémonie.
On peut d'ailleurs se demander si l'introduction, dans l'affaire
yougoslave, de la Russie, qui récupère ainsi miraculeusement
le statut de grande puissance qu'elle semblait avoir irrémédiablement
perdu, n'entre pas dans ce dessein. Le nouvel ordre mondial correspondrait
ainsi à une réorganisation des nouveaux enjeux stratégiques
du capital, dont les détails ne sont peut-être pas
encore tout à fait perceptibles, mais dont les lignes générales
se manifestent par un nouvel équilibre de la terreur dans
lequel le danger « islamiste » joue son rôle,
largement suscité... par les meilleurs alliés des
Etats-Unis, comme par hasard, parmi lesquels l'Arabie Saoudite.
Dans une large mesure, ce qui se passe en Yougoslavie n'est qu'une
répétition d'un processus qui n'a rien de nouveau.
En effet, les frontières des pays balkaniques ont toujours
été déterminées par les affrontements
entre grands blocs étatiques extérieurs qui se sont
partagé la région. Elles n'ont jamais été
la résultante d'un long processus historique interne aboutissant
à des équilibres acceptés. Par conséquent,
ces frontières, et la distribution des populations à
l'intérieur de celles-ci, dépendent d'équilibres
internationaux, de rapports de forces extérieurs, et ne perdurent
que tant que ces équilibres et ces rapports réussissent
à se maintenir. Leur rupture conduit à une inévitable
recomposition du paysage politique de la région. L'effondrement
soviétique a produit un véritable appel d'air en Europe
centrale, que l'Allemagne s'est empressée de remplir. Rappelons-nous
ce que disait Bakounine des rapports germano-russes, en 1874 : les
Allemands « ne peuvent livrer à l'arbitraire de la
Russie leurs rives sur le Danube et leur négoce avec les
pays danubiens » (Etatisme et Anarchie, Oeuvres, IV, p. 285.)
Huit ans plus tard, Engels fera très sérieusement
remarquer à Karl Kautsky qu'aucun Etat slave des Balkans
ne devrait être autorisé à se placer en travers
du chemin ou sur la voie ferrée entre l'Allemagne et Constantinople.
Ce serait une ironie de l'histoire si, la Russie n'ayant jamais
réussi à obtenir un accès direct à la
Méditerranée pendant ses périodes de puissance
et d'expansion, elle y réussissait à une époque
de déclin, grâce à une victoire serbe à
laquelle les Européens de l'Ouest auront si grandement contribué
!
En définitive, les nationalistes qui s'imaginent lutter
pour l'indépendance ou la liberté de leur «
patrie » ne font que contribuer à la recomposition
des dépendances auxquelles ils assujettissent leur «
patrie ». La Yougoslavie, malgré tous ses défauts,
pouvait avoir un rôle à jouer, notamment dans le mouvement
des non alignés. Les républiques éclatées
de l'ex-Yougoslavie ne sont plus que des zones d'influence que les
puissances extérieures tentent de s'approprier.
La fin proche du conflit en Bosnie ouvre la voie à d'innombrables
conflits futurs.
En annexant le Kosovo et la Voïvodine, la Serbie a pris le
risque de créer une situation de conflits internes indéfinis
qu'elle sera obligée de gérer pendant des générations,
ce qui mobilisera des efforts considérables au détriment
de son développement. En outre, elle risque d'entraîner
une spirale de réclamations avancées par des apprentis
sorciers nationalistes : l'apparition d'un Milosevic kosovar ou
albanais prenant à son compte la défense de ses concitoyens
n'est pas improbable, et le jour où cela arrivera se posera
le problème du rattachement du Kosovo à l'Albanie.
Pour l'instant, le problème ne se pose pas encore, les Albanais
d'Albanie, ayant d'autres chats à fouetter, se désintéressent
du Kosovo, et les Albanais du Kosovo ne sont que peu attirés
par le rattachement à un pays dévasté par la
pauvreté.
« La plupart des gouvernements de l'Ouest veulent maintenant
désespérément mettre fin au conflit –
à presque n'importe quel prix. La guerre a créé
de profondes tensions entre les Etats-Unis et ses alliés
européens, miné la cohésion de l'OTAN, et compro»is
la solution des problèmes économiques de l'Europe
centrale et orientale. Les gouvernements européens peuvent
maintenant être prêts à accepter n'importe quel
solution dans l'intérêt de la paix, même si c'est
inéquitable et peut-être temporaire. »
Cette citation, extraite du Wall Street Journal Europe du 21 décembre
1994, résume assez bien la situation. Le fait que ce soit
Jimmy Carter, transformé en voyageur de commerce de l'humanitaire,
et dont l'ignorance invraisemblable du problème a stupéfié
tout le monde, qui obtienne une trêve dans la région
à la veille de Noël montre le degré d'enlisement
où on en est arrivé.
Le changement de majorité à Washington pousse Clinton
à bâcler le plus vite possible le dossier bosniaque,
car la nouvelle majorité républicaine est favorable
à la livraison d'armes au gouvernement de Sarajevo ; or,
une extension du conflit, impliquant l'intervention de la Grèce
et de la Turquie, la première en faveur de la Serbie, la
seconde en faveur de la Bosnie, serait une catastrophe pour les
intérêts américains.
Le gouvernement croate semble décidé à demander
le retrait des Casques bleus stationnés sur son territoire.
S'estimant peut-être suffisamment armé, il est sans
doute maintenant décidé à créer sur
le terrain un rapport de force pour obliger les Serbes de la Krajina,
qui occupent un tiers du territoire croate, à accepter la
souveraineté de Zagreb. C'est à notre sens ainsi qu'il
faut interpréter les propos du président croate :
« Pour la Croatie, la situation actuelle, c'est-à-dire
le gel d'un statu quo négatif, est complètement inacceptable.
» (Le Monde, 15 janvier 1995.) L'« intensification des
négociations politiques » auxquelles un ambassadeur
croate affirme que son gouvernement veut se consacrer, est liée
au fait que, à cause de la présence de Casques bleus
en Croatie, « les Serbes ne se sentent pas obligés
de négocier sérieusement »... Ils se sentent
si peu obligés de négocier, les Casques bleus leur
sont si utiles, qu'il serait surprenant que les Serbes les laissent
partir. En arrivera-t-on à une situation où, les soldats
de la FORPRONU étant pris en otages par les Serbes de la
Krajina, l'OTAN doive finalement mener des opérations militaires
pour leur permettre de partir ???
La création d'une entité croate de Bosnie, théoriquement
rattachée à la Bosnie-Herzégovine, appelle
inévitablement la création d'une entité équivalent
avec les Serbes, conduisant à terme à leur rattachement
respectif à la Croatie et à la Serbie. Le plan initial
des occidentaux, si soigneusement masqué par d'hypocrites
bonnes intentions humanitaires, sera finalement mis en place : la
réduction de la Bosnie-Herzégovine à un petit
Etat peuplé d'environ un million et demi d'habitants, essentiellement
des « Musulmans », et non viable, la mise en place d'Etats
« ethniquement » homogènes dans la région,
le maintien d'une Yougoslavie réduite à la Serbie
et au Monténégro, mais forte.
L'argument des Occidentaux est que les diverses populations se
sont tellement heurtées qu'une vie commune n'est plus envisageable,
et qu'il vaut mieux que les Musulmans aient leur propre Etat. Les
musulmans peuvent espérer entre 25 et 30 % du territoire
originel de la Bosnie-Herzégovine, dans lequel se trouvent
environ 50 % des richesses du pays. Sans accès à la
mer, probablement découpé en plusieurs morceaux sans
continuité territoriale, cet Etat sera non viable sans un
patronage international permanent.
Le pire qui est à craindre pour la Bosnie est que la population
ait une réaction de rejet par rapport à la multiculturalité.
De telles réactions sont déjà perceptibles
à travers des réactions individuelles, comme celle
du ministre de l'Education nationale, qui déclare : «
Désormais, c'est nous qui ne voulons plus de cette République
Bosniaque multinationale et multiconfessionnelle »... Les
énormes déplacements de population ont conduit d'innombrables
personnes à se réfugier près des grandes villes
de Croatie ou de Bosnie. Ces réfugiés, qui ont subi
la purification ethnique, ou qui ont tout simplement été
expulsés par l'une ou l'autre armée, ne seront pas
très sensibles aux charmes de la multiculturalité,
et ils risquent de modifier totalement, par leur poids démographique,
les traditions de tolérance qui étaient jusqu'alors
en vigueur.
Cet Etat bosniaque en arrivera-t-il à décréter
l'islam comme religion officielle ? Le fondamentalisme islamique
s'y développera-t-il, alimenté par les humiliations
et la défaite ? Si cette éventualité se réalisait,
on peut dire les Serbes, les Croates, les gouvernements occidentaux
et les instances internationales auront tout fait pour la rendre
possible.
Le dernier mot de cette histoire revient à Stojan Cerovic,
qui écrit dans Vreme, l'hebdomadaire de Belgrade : «
Aujourd'hui, l'armée multinationale la plus puissante du
monde ne sait pas comment arrêter un petit fasciste local.
» (Cf. Courrier international, 15-21 décembre 1994.)
Octobre 1994 – janvier 1995.
V. – ORDRE MONDIAL ET FASCISME LOCAL.
Les luttes de classes en Yougoslavie.
L'affaire du Kosovo.
La « Petite Yougoslavie »
La guerre en Bosnie.
Victimes présumées coupables ?.
La position des États-Unis.
Échec du plan Vance – Owen.
Combats entre Coates et Musulmans.
Polémiques sur l’intervention militaire.
Serbie. – La situation interne.
Les Bosniaques contre-attaquent
Contre-offensive serbe.
Le début de la fin ?.
Bakounine, encore.
Conclusion (provisoire)
Notes
[1]. La « multiculturalité » dont on nous a
tant parlé à propos de Sarajevo ne saurait en soi
constituer un modèle, elle est seulement une évidence
qui ne devrait pas être une exception. Quelle capitale, quelle
ville universitaire, quel port international, quelle grande ville
commerciale ne sont pas « multiculturels » ? Bernard-Henri
Lévy et ses petits camarades peuvent bien s'extasier de bonheur
que des intellectuels serbes, « musulmans » et croates
de Sarajevo s'entendent sans problème pour organiser des
expositions ou autres manifestations culturelles : qu'est-ce que
cela a d'extraordinaire ? Les mêmes, ou d'autres, peuvent
s'extasier que dans un même immeuble, sur un même pallier,
des familles de « cul_tures » différentes peuvent
cohabiter, voire même s'entre-épouser. Qu'est-ce que
cela a d'extraordinaire ? Quelles sont les oppositions « culturelles
» réelles entre Croates, « Musulmans »
et Serbes ? La « multiculturalité » se saurait
nous satisfaire s'il s'agit de l'application du principe : «
soyons tolérants avec la culture des “autres”
mais restons chacun chez soi ». Elle n'a de sens que si l'acceptation
de la diversité n'implique pas, pour reprendre l'expression
de Bakounine, qu'on traîne ses propres particularismes comme
un boulet, si elle ne s'accompagne pas de crispation identitaire.
La culture n'a de sens que si chacun reconnaît dans celle
des autres ce qu'elle a d'universel, et l'intègre à
ses propres représentations. La cohabitation des cultures
n'a de sens que si l'une des alternatives possibles est leur fusion
naturelle.
[2]. (Sources : Le Monde diplomatique, mai 1992, « Guerre
sans armes au Ko_sovo », Marie-Françoise Allain et
Xavier Galmiche. – Le Monde, 17 novembre 1994, « N'oublions
pas le Kosovo », Antoine Garapon.– Egalement : témoignages
oraux.)
[3]. Le référendum d'indépendance en Bosnie-Herzégovine
eut lieu en février-mars 1992, mais dès octobre 1991
une dizaine de localités avaient été bombardées
ou détruites en Herzégovine par les Serbes. Dès
septembre 1991 certaines regions de la Bosnie-Herzégovine
peuplées de Serbes avaient réclamé leur rattachement
à la Serbie. Ces faits accréditeraient la thèse
de l'absence de lien entre l'indépendance de la Bosnie-Herzégovine
et la sécession des Serbes. Il est évident que ces
derniers « sentaient venir » les choses depuis un moment...
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