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Ex-Yougoslavie Ordre mondial et fascisme local
Chapitre 5
René Berthier
(1995)

Origine : Echanges mails


V. – ORDRE MONDIAL ET FASCISME LOCAL

« Lorsqu'il est question de programmes »nationalistes,
il est naïf de supposer que leurs instigateurs sont naïfs. »
Nikola Bertolino.

Le conflit qui ravage l'ex-Yougoslavie n'est pas séparable des proehblèmes de la transition des régimes ex-» communistes » au capitalisme. On ne peut écarter l'explication selon laquelle ces régimes avaient réussi à contenir les rivalités nationales libérées violemment à leur chute. La crise yougoslave n'est rien d'autre qu'une des versions de l'après-» communisme ».

On pourrait plus généralement envisager le problème du point de vue de l'opposition entre l'Etat et la société civile dans une période de transition. Si en Pologne et en Hongrie l'Etat s'est effondré, la société civile n'a au moins pas remis en cause l'espace territorial sur lequel l'Etat (l'ancien comme le nouveau) exerçait son autorité. En RDA, l'effondrement de l'Etat a tout simplement abouti à une fusion avec celui de la RFA dans l'enthousiasme de la société civile. Enthousiasme passager, d'ailleurs, car bien des citoyens de l'ex-RDA ont été surpris de voir que la « liberté » devait se payer par le chômage, les loyers élevés, la suppression des crèches dans les entreprises, etc. ; de même, bien des citoyens de la RFA n'avaient pas pensé que l'unification se paierait par des impôts accrus... En Tchécoslovaquie la crise entre l'Etat et la société civile s'est résolue par la séparation à l'amiable parce que la question territoriale était relativement bien délimitée. Dans tous ces cas, l'appareil d'Etat et son personnel, issus du communisme, ont pu se reconvertir aux nouvelles formes politiques.

La reconversion de l'Etat yougoslave posait beaucoup plus de problèmes, à cause de son caractère fédéral et multinational, en premier lieu parce que deux républiques (Serbie et Monténégro) sur quatre ont conservé pendant quelque temps le statut de régimes « communistes », ce qui ne facilitait pas les rapports avec les quatre autres (Croatie, Slovénie, Bosnie-Herzégovine et Macédoine), et ensuite parce que l'opposition entre la société civile et l'Etat fédéral s'est posée en termes de volonté d'hégémonie des couches dominantes d'une des républiques – la Serbie – sur les autres.

Le sur-développement relatif de la Slovénie et de la Croatie a pu pousser certaines couches de la classe dominante de ces républiques à remettre en cause la péréquation fiscale qui, au nom du fédéralisme, ponctionnait ces républiques au profit de républiques ou de régions moins riches ; de même, le moins-développement économique relatif de la Serbie par rapport à la Slovénie et la Croatie, allié à la sur-représentation des Serbes dans l'appareil d'Etat fédéral ment l'armée, a pu créer les conditions favorables à une déchirure douloureuse. La crise yougoslave ne saurait par conséquent être attribuée à un quelconque atavisme de la violence chez les Serbes mais à la concordance de conditions qui rendaient cette violence possible. Le contrôle de l'armée fédérale – et en particulier de son armement lourd – par la Serbie fournissait en outre à celle-ci les moyens d'une politique agressive.

Les formes politiques anciennes, dans le bloc de l'Est, ne pouvaient plus être maintenues ; une partie importante de l'appareil d'Etat avait compris que le maintien de ces formes conduisait à une impasse et à la régression économique. Le KGB lui-même, avec à sa tête Gorbatchev, c'est-à-dire des gens qui savaient quelle était réellement la situation, ont été le moteur de cette évolution en Russie. Ce n'est pas un hasard.

La société civile avait développé des revendications que les anciennes couches dominantes ne pouvaient plus contenir, que les élites nouvelles étaient prêtes à prendre en charge. Une nouvelle organisation a été mise en place dans laquelle les « communistes » avaient abandonné l'exercice du pouvoir sans disparaître complètement de la scène, voire même parfois, après un temps de purgatoire, avaient récupéré une partie substantielle de leur influence, les bienfaits du libéralisme, que les populations avaient quelque peu mythifié, se faisant attendre.

La rupture entre société civile et Etat en Yougoslavie posait à la fois le problème de déterminer ce qu'était la société civile et ce que serait l'Etat. Le problème résidait d'ailleurs très peu dans le premier point (exprimé en l'occurrence en termes de « conflit de nationalités »), car, contrairement à l'image que les médias ont véhiculée, il n'y avait pas de « tradition ancestrale » de conflits entre populations mais plutôt une tradition ancestrale de cohabitation. Le problème résidait dans la question de l'Etat.

Dès lors que la couche dominante d'une des républiques, qui dominait virtuellement l'appareil d'Etat de l'ancienne fédération, ne se trouve plus en position hégémonique, et qu'elle dispose de moyens matériels de coercition, elle va naturellement être tentée de mettre en place une nouvelle forme de domination. L'ancien appareil communiste de la république serbe ne va pas se dissoudre dans la société civile pour se reconstituer une virginité en modifiant un peu son discours et en adoptant quelques nouveaux concepts plus conformes à l'air du temps, il va tenter à tout prix de se maintenir non pas par une reconversion « démocratique » mais par une reconversion nationaliste. La rupture ne se résout pas par un élargissement de la base sociale de l'Etat mais par un rétrécissement, et par la volte-face apparente, au niveau idéologique, que constitue le passage quasi instantané du « communisme » au nationalisme. Nous disons bien apparent, parce que le « communisme » (avec des guillemets) n'a jamais été autre chose, depuis l'écrasement du mouvement ouvrier russe par les léninistes et l'achèvement du travail par les staliniens, que la feuille de vigne du nationalisme dans les pays dominés.

En Yougoslavie, deux principes s'affrontent, celui de république, fondé sur un territoire, et celui de peuple, fondé sur l'« ethnie », le « sang » et autres âneries. Le principe qui dirige la politique serbe aujourd'hui est fondé sur l'idée de droit national, qui exige le rattachement de toutes les régions où vivent les Serbes, y compris là où ils sont minoritaires. En d'autres termes, les Serbes, minoritaires sur le territoire d'une autre république, ou concentrés sur une portion du territoire de celle-ci, réclament une souveraineté séparée. C'est là le fondement théorique du nettoyage ethnique. L'autre principe qui régit la politique serbe est le droit historique, une conception identique à celle dont se réclame le sionisme : tout territoire ayant appartenu dans le passé à la Serbie doit être récupéré. C'est, on l'a vu, le cas du Kosovo, où vivent 90 % d'Albanais, installés là depuis des siècles. Le fait que ces deux principes soient contradictoires ne gêne pas les autorités serbes, dans la mesure où ce ne sont que des prétextes, qu'on applique pour soi-même mais qu'on refuse aux autres.

En Europe centrale, et en particulier dans les Balkans où l'imbrication des populations est extrême, l'idée d'Etat-nation, telle qu'elle est entendue aujourd'hui en France, n'a pas beaucoup de sens. La France se trouve à une étape achevée de la constitution de l'Etat-nation, dont le processus a consisté, au fil des siècles, à intégrer, souvent de force, des populations dont la langue, le mode de vie, la culture n'avaient que peu de liens avec l'Etat intégrateur. Cette intégration s'est faite au cas par cas et de manière parfaitement opportuniste, par la violence la plus extrême, comme en Bretagne, où la langue, élément vital de l'identité nationale, a été littéralement éradiquée, ou par des concessions, comme en Alsace (acquise plus récemment, il est vrai), parce que les populations avaient une alternative, elles avaient toujours le loisir de se tourner vers l'Allemagne si les méthodes d'intégration étaient trop contraignantes. Les tendances centrifuges, en Corse, au Pays Basque, pour significatives qu'elles soient de l'héritage des résistances à l'intégration dans l'Etat-nation, ne remettent pas en cause celui-ci ni le fait que le processus est globalement achevé, voire même en passe d'être dépassé avec la constitution progressive d'une identité européenne.

Dans l'ex-Yougoslavie, Etat et nation ne se confondent pas, dans la mesure où l'Etat y est toujours celui de plusieurs nations. L'idée d'Etat-nation ne pourrait se concevoir en Yougoslavie qu'en intégrant le fait que, dans un Etat, il y a nécessairement une ou plusieurs nationalités minoritaires, et qu'il faut trouver un moyen pour gérer cette situation. Le principe de république implique un Etat possédant un territoire délimité et non contesté, dans lequel vivent des citoyens, un point c'est tout, c'est-à-dire des individus sans distinction de religion, de couleur, d'origine, et ayant des droits égaux. Les minorités n'y existent en principe pas, elles n'ont pas de statut politique distinct, elles n'existent qu'en tant que groupement de fait, ou, si elles souhaitent un statut juridique, sous forme associative, mais sans droit politique particulier. Il n'y a pas, en France, de parti politique, ni de vote musulman, juif, arménien, etc. Les représentants de ces communautés qui sont citoyens français – souvent depuis plus longtemps que certains Français qui se disent « de souche » : les Savoyards le sont depuis moins longtemps que bien des Juifs – se répartissent sur tout l'échiquier politique.

La condition de la création d'un Etat-nation est la suppression des particularismes (religieux, ethniques, etc.) dans la représentation politique. Certains gouvernements du tiers monde qui tentent de constituer des Etats-nations ne s'y trompent d'ailleurs pas : l'Etat tunisien, par exemple, interdit toute référence à la religion ou à la région dans la constitution des partis politiques.

Appliqué à la Yougoslavie, le principe de république implique quelques ajustements par rapport au modèle français, puisque chacune des républiques contient une population principale et des minorités, avec toutes les variations possibles de combinaisons : la Slovénie ayant une écrasante majorité de Slovènes (90 %), tandis que la Bosnie-Herzégovine contenait une population principale – les « Musulmans » – mais non majoritaire (environ 40 %). Le concept de République constituée de citoyens est guère envisageable dans l'ex-Yougoslavie (en pratique, sinon en théorie) dans la mesure où des populations qui se perçoivent comme foncièrement distinctes, et qui sont de surcroît géographiquement imbriquées, cohabitent (va-t-on bientôt dire : cohabitaient ?) sur un même territoire. Mais il est évident que la France ne détient pas le monopole en matière de modèles.

Le principe de république dans le modèle yougoslave implique un Etat possédant un territoire délimité et non contesté dans lequel vivent une ou plusieurs minorités ayant un statut reconnu de citoyenneté et des droits. L'implicite de ce genre de situation est que chaque Etat peut avoir, dans les Etats voisins, une proportion plus ou moins importante de ses nationaux (qui ne sont pas forcément citoyens de leur « patrie » d'origine et qui peuvent l'avoir quittée depuis des siècles), ayant à leur tour un statut de minorité. L'imbrication des populations exige de la part de chaque république le respect des frontières des autres, ce qui constitue en même temps la garantie du respect des droits de ses co-nationaux dans les autres républiques. Tout archaïque que puisse sembler ce principe, il propose des garanties minimales à toute communauté qui se pose en minorité dans un Etat multinational.

L'autre principe est pour ainsi dire l'exact contraire. L'Etat fondé sur le peuple ou l'ethnie réclame l'autorité sur tous les membres du peuple considéré, où qu'ils se trouvent. Les minorités constituées de ce peuple dans les autres républiques doivent donc avoir un statut de souveraineté, d'indépendance à l'intérieur de ces républiques. Les Serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine doivent pouvoir réclamer un statut de souveraineté propre à l'intérieur de ces républiques, ils doivent pouvoir faire sécession pour se rattacher à la « mère patrie ». Les choses se compliquent évidemment lorsque les territoires auto-proclamés souverains, par la violence, et après avoir été préalablement purifiés des éléments non serbes, n'ont pas de continuité territoriale avec la « mère patrie », c'est-à-dire se retrouvent comme des poches isolées dans un territoire par ailleurs non serbe. L'idée de rassembler tous les Serbes, définis d'un point de vue racial, dans le même Etat, implique de démantibuler les Etats voisins dans lesquels vivent des Serbes. Aucun compromis ne peut régler la question, puisque les nationalistes serbes ne veulent pas du statut de minorité.

Dans la fédération yougoslave existaient des « peuples » (narod) et des « minorités » (ou « nationalités ») (narodnost). (Pour compliquer les choses, narod désigne aussi bien le « peuple » que la « nation »...) Une minorité est un groupe national qui dispose d'un Etat en dehors de la fédération yougoslave (les Hongrois, les Italiens, etc.) ou pas d'Etat du tout, comme les Tziganes, et ne peut donc prétendre au statut de « peuple constitutif » de la Yougoslavie. Les peuples constitutifs ont chacun une république dans le fédération. Les Italiens, au nombre de 30 000, sont une minorité (ou « nationalité ») au même titre que les Albanais (2 200 000), majoritaires au Kosovo, où ils vivent. Les « Musulmans » ne seront reconnus comme peuple constitutif que tardivement par Tito, à partir de la constitution confédéraliste de 1974.

NOTA : La situation des Tziganes n'est pas évoquée ici. Le lecteur pourra utilement se reporter aux ouvrages de Claire Auzias, Les familles Rom d'Europe de l'Est, éditions de l'IDEF (3, rue du Coq-Héron, 75001 Paris), et La Compagnie des Roms, éditions ACL, BP 1186, 69202 Lyon Cedex 01.)

Les membres d'un « peuple » dans une autre république conservaient le statut de « peuple » : les Serbes de Croatie, 12 % de la population, n'étaient pas une « minorité » mais un « peuple » puisque la fédération yougoslave à laquelle était liée la Croatie reconnaissait un « peuple » serbe. L'indépendance de la Croatie et des autres républiques rejette les Serbes au rang de minorité au même titre que les Italiens, Hongrois ou Tchèques : cette situation est perçue comme un déclassement par les nationalistes serbes. D'ailleurs, les Serbes de Croatie avaient exigé que la Croatie soit considérée comme une « république des Croates et des Serbes ». (Il était toutefois inconcevable que la Serbie fût déclarée « république des Serbes et des Albanais »...) La chute de la fédération yougoslave (dans laquelle les Serbes étaient sur-représentés dans l'administration, la police, l'armée) a été beaucoup plus durement ressentie par les Serbes, pour lesquels l'espace yougoslave était devenu un espace national, grâce précisément à cette sur-représentation. En Croatie même, les Serbes représentaient presque 70 % des effectifs de police.

Le cas de la Bosnie-Herzégovine est un peu à part. Au contraire des autres républiques, il n'y a pas de nationalité majoritaire. Les « Musulmans » y constituent la nationalité la plus nombreuse, mais pas majoritaire. C'est pourquoi le concept de citoyen y était relativement plus développé que dans les autres républiques, notamment chez les « Musulmans » (groupe dans lequel, en passant, se trouve la plus forte proportion d'athées...). De nombreux Serbes et Croates de Bosnie restaient attachés à la légalité bosniaque, à l'idée de citoyenneté bosniaque. Lorsque, le 2 et 3 mars 1992 le Parti démocratique serbe érigea des barricades à Sarajevo, imité aussitôt par les deux autres partis « ethniques » de la coalition gouvernementale, des milliers de manifestants de toutes les nationalités réussirent à déblayer les rues de la ville des barricades qui symbolisaient la volonté de partition ethnique. Pendant plusieurs jours, des dizaines de milliers de personnes dans toute la république furent dans la rue pour manifester leur attachement à l'intégrité du pays. Ce fut la dernière manifestation de masse d'opposition à la coalition tripartite et en faveur de l'idée multiculturelle, elle fut dispersée par les « snipers » du Parti démocratique serbe. Ces faits sont rarement mentionnés par ceux qui s'en tiennent à l'image du déchaînement en tous sens d'une frénésie de nationalismes dans l'ex-Yougoslavie.

La Bosnie-Herzégovine était certes une république multinationale, mais la conception citoyenne de l'Etat y était relativement plus développée qu'ailleurs. Cette situation s'explique sans doute en partie par le fait qu'un tiers de la population avait contracté des mariages multinationaux et que par ailleurs la pratique religieuse (qui constitue la base de la référence nationalitaire) y était faible... Aux élections de novembre 1990, les premières élections libres en Bosnie-Herzégovine, 25 % des suffrages se sont portés sur des formations refusant toute étiquette ethnique. Il est vrai aussi que 20 % des électeurs se sont abstenus.

Après les premières élections libres en novembre 1990 – il ne s'agit pas encore d'indépendance de la Bosnie-Herzégovine mais d'élections au sein de la fédération yougoslave – trois partis politiques fondés sur des bases ethniques se sont partagé le pouvoir : le Parti démocratique serbe, l'Union démocratique croate et le Parti de l'action démocratique (musulman). Ces trois partis constituèrent une coalition et se répartirent les postes : chaque instance de l'administration fut « ethnicisée ». Au sommet, le Musulman Izetbegovic devint président, le Croate Kuljic devint chef du gouvernement, le Serbe Karadzic devint président de l'Assemblée de Bosnie.

« Alors que le partage se poursuivait au niveau central, dans les opstina (municipalités) le parti de l'ethnie majoritaire – majorité souvent relative – s'octroyait la quasi-totalité des postes, instaurant ainsi un pouvoir hégémonique et souvent intolé»ant. La coalition à trois dégénéra rapidement en un affrontement pour les dépouilles de l'Etat, le seul point commun des partis au pouvoir étant de combattre toute option fondée sur la citoyenneté.

« Cette conception reposant sur le critère ethnique ouvrait la voie au dépeçage du pays et par conséquent à la guerre. » (Svebor Dizdarevic, « Les irrecevables postulats du plan Owen-Vance », Le Monde diplomatique, mars 1993.)

Ainsi, la situation de victime de la population bosniaque dans son ensemble ne doit pas nous aveugler sur les instances du pouvoir en Bosnie, et en particulier le parti au pouvoir, le Parti d'action démocratique d'Alija Izetbegovic. Bien des témoignages attestent que pas plus que les dirigeants croates et serbes de Bosnie, Izetbegovic ne croyait à la « nation bosniaque », à laquelle il ne s'est rallié que quelques semaines après l'indépendance, ce qui accréditerait la thèse, formulée ci-dessous, selon laquelle les dirigeants « musulmans » n'auraient repris l'idée de multiculturalité (qui, en revanche, était une réalité pour la population bosniaque, rappelons-le) que comme arme pour justifier leur contrôle sur des territoires qu'ils n'occupent pas. (Cf. infra : « Essai de définition du point de vue serbe ».)

Les pratiques dénoncées ci-dessus par Svebor Dizdarevic, qui constituaient une régression terrible, allaient pourtant à l'encontre du sentiment existant dans la « société civile » bosniaque, puisque des enquêtes d'opinion révèlent en 1990 et 1991 l'hostilité à l'égard des nouvelles élites au pouvoir. En mai 1990, c'est-à-dire avant les élections, 71 % des personnes interrogées étaient hostiles à des « institutions et des partis fondés sur des critères nationaux ». Le nationalisme et la formation de partis à base ethnique étaient perçus par une majorité de la population, avant la guerre, comme le plus grand danger pour la stabilité de la Bosnie-Herzégovine. Alors, pourquoi, quelques mois plus tard, les élections ne révélèrent-elles que 25 % d'électeurs votant pour des partis non ethniques ? Ce phénomène ne saurait être expliqué de façon simpliste par une soudaine frénésie nationaliste chez les électeurs mais par des causes complexes et souvent contradictoires : l'existence même de partis « ethniques » provoque par anticipation la peur de ce que pourraient voter les autres nationalités ; par ailleurs, les partis non ethniques sont souvent peu attractifs, constitués d'anciens communistes, etc.

Ces précisions étant faites, il semble évident que toute réflexion sur la situation en Yougoslavie devra intégrer que la guerre dans cette région est entre autres choses l'expression d'un conflit de modèles politiques, l'un fondé sur la multiculturalité, l'autre sur la race, et que pour cette raison il est impossible de rester indifférents, à moins de considérer (et de démontrer) que ces deux modèles se valent. Avant d'envisager les pratiques à mettre en oeuvre, la question de fond qui se pose est celle-ci : ces deux modèles sont-ils équivalents 1 [1] ?

Quelles que soient les circonstances atténuantes qu'on voudra accorder aux nationalistes serbes, ou les circonstances aggravantes qu'on voudra infliger aux dirigeants bosniaques, ce sont deux visions de la société civile, deux conceptions des rapports entre la société et l'Etat radicalement différentes qui s'affrontent, et c'est en ce sens-là que nous sommes directement concernés par le conflit. Il paraît difficile d'évacuer les trois questions suivantes : 1) l'un de ces deux modèles est-il moins archaïque que l'autre ? 2) y-a-t-il dans le conflit un agresseur et un agressé ? 3) est-il conforme à l'éthique de renvoyer dos à dos toutes les parties en présence dans le conflit ?

Les luttes de classes en Yougoslavie

Depuis trois ans, les populations de l'ex-Yougoslavie sont les otages d'une situation qu'ils n'ont pas choisie : après la mort de Tito, les couches dirigeantes du pays ont engagé une lutte pour le pouvoir dans les différentes républiques, elles ont utilisé à leurs propres fins les lambeaux de l'appareil d'Etat yougoslave avant de s'apercevoir qu'elles étaient débordées par les satrapes locaux, les bandits armés, par la logique nationaliste qu'elles avaient déclenchée.

Les conflits qui ont été déclenchés n'ont pas grand chose à voir avec la lutte d'un quelconque peuple pour son indépendance, avec des revendications venant de la profondeur des peuples. Ce qui a provoqué la guerre, ce qui a fait éclater la Yougoslavie, ce n'est pas un mouvement de masse venu d'en bas, c'est au contraire un mouvement créé de toute pièce d'en haut, par les appareils d'Etat en déliquescence.

Les bureaucraties d'Etat de chacune des républiques, formées dans la période communiste et à peine dégagées du communisme, avaient certes des raisons différentes, des motivations propres. Les objectifs des dirigeants des principales républiques, la Slovénie, la Croatie et la Serbie étaient antagoniques : les deux premières, relativement riches, refusaient de continuer de prendre à leur charge les frais d'une administration dont la troisième était la principale bénéficiaire ; la Serbie, quant à elle, refusait de perdre l'hégémonie qu'elle détenait jusqu'alors. Ces intérêts contradictoires, d'une république à l'autre, ne concernaient pas les populations, mais exclusivement la bureaucratie et les couches dominantes. La Slovénie et la Croatie se plaignaient que le Fonds d'aide aux républiques pauvres, qu'elles alimentaient principalement, étaient pillés et alimentaient les gaspillages et entretenaient l'incompétence des dirigeants de ces républiques. Ce que les dirigeants croates, et surtout slovènes, ne disaient pas, c'est que le marché yougoslave leur était bien profitable, que l'enrichissement des classes dirigeantes n'était pas seulement dû à l'exploitation des travailleurs slovènes ou croates mais aussi à celle des travailleurs kosovars ou macédoniens. Les matières premières à bas prix qui venaient de ces républiques pauvres étaient elles aussi bien profitables aux industries du Nord du pays.

Ce n'est pas une quelconque frénésie nationaliste massive qui a porté Milosevic au pouvoir. Celui-ci a grimpé en parfait apparatchik qu'il était, et a utilisé la démagogie à la fois populiste et nationaliste pour se porter au sommet. C'est le contrôle qu'il avait sur les médias, sur l'appareil d'Etat qui lui a donné les moyens de développer l'hystérie nationaliste en jouant sur les frustrations d'une population qui subissait une terrible crise économique créée par l'incurie même du gouvernement. Parmi les facteurs qui ont permis de provoquer massivement l'hystérie nationaliste, aussi bien en Serbie qu'en Croatie, il faut en particulier mentionner la participation d'une grande partie de l'intelligentsia de ces républiques, qui se sont évertué à rappeler des faits parfois très lointains, voire à en inventer, afin de conditionner les masses. Lorsque pendant des mois, des années, la presse, la radio, la télévision, la littérature, martèlent les esprits, lorsque l'intelligentsia s'active fébrilement pour justifier la haine, sans qu'un contradicteur soit autorisé à s'exprimer, il serait étonnant que la masse de la population ne sombre pas.

L'ironie de l'histoire est que l'un des thèmes de la campagne de Milosevic, l'apparatchik, était : A bas la nomenklatura ! L'autre thème était l'annexion du Kosovo et de la Voïvodine, que Milosevic organisa de main de maître. Les dirigeants des autres républiques versèrent des larmes de crocodile sur cette annexion, en même, temps d'ailleurs qu'ils pleurnichaient sur le fait qu'ils payaient trop pour les régions pauvres du Sud.. L'annexion du Kosovo, d'une certaine façon, anticipait sur le sort qui risquait d'être réservé aux autres républiques si elles restaient dans une fédération sous hégémonie serbe, et confirmait leur volonté de s'en dégager.

Est-ce un hasard ? A l'époque où prend forme le processus de désagrégation de la Yougoslavie, une grève de mineurs éclate au Kosovo, matée dans le sang ; des grèves et des manifestations secouent les régions de Zagreb, Ljubljana, et la Bosnie. Il est certain que si les luttes sociales avaient pu s'amplifier et s'organiser, la réalisation des objectifs des apparatchiks des différentes républiques auraient été quelque peu compromise, d'autres perspectives auraient été ouvertes. Les stratégies de développement des nationalismes ont utilement servi à canaliser, puis à briser ces luttes sociales. C'est en cela que les nationalistes, de quelque bord qu'ils soient, n'ont pas pour objectif la libération des peuples dont ils se disent l'expression, mais leur soumission, et bien souvent, leur premier acte n'est pas de massacrer les ressortissants de la nation d'« en face », mais ceux de leurs propres nationaux qui refusent leur bienveillant patronage armé. Et le nationalisme oppressif tourné vers le peuple d'« en face » ne sert que de justification pour exercer l'oppression de son propre peuple.

La tragédie que vit la Yougoslavie a été rendue possible par une longue évolution. La fameuse autogestion yougoslave, qui avait fait frémir d'excitation tant de militants, avait en réalité contribué à accroître l'indépendance des dirigeants des entreprises, qui purent se mettre à commercer directement avec l'étranger. Progressivement, les entreprises purent librement acheter des matières premières, organiser la production, commercialiser, voire passer des accords avec les firmes étrangères. Les réformes de 1961-1965, consacrant la décentralisation et démantelant les organismes fédéraux de financement, accélérèrent ce processus. Les couches dirigeantes de chaque république finirent par fonctionner comme de véritables clans ; la décentralisation, effectuée sans que les travailleurs aient le moindre contrôle, provoqua une véritable féodalisation dans les républiques. L'ouverture aux capitaux étrangers, l'accroissement des importations et la libération des prix provoquèrent un chômage et une émigration massifs. Ainsi s'explique que, avant l'effondrement de la Yougoslavie, l'économie du pays était très largement tournée vers l'exportation, vers le commerce mondial.

Les membres de l'appareil d'Etat des républiques, les bureaucrates de l'appareil économique – deux groupes parfaitement perméables et interchangeables -, constituant les dirigeants des banques, des entreprises, les gestionnaires de l'administration, les responsables du parti, s'étaient enrichis et formaient une caste liée par les mêmes intérêts, les mêmes combines, les mêmes complicités, la même captation à leur profit personnel des fonds publics. Mais en même temps, au sein de ces couches dirigeantes se manifestent des particularismes non pas nationalistes (mais qui pourront le devenir), mais liées à la volonté d'étendre le champ de leur contrôle économique. Un nationalisme économique, en quelque sorte. Les dirigeants slovènes et croates réclament dans les années 70 une réforme du système bancaire pour pouvoir s'accaparer davantage de devises provenant du tourisme sur la côte adriatique. La décentralisation conduit à des aberrations : chaque république, sous prétexte d'affirmer sa souveraineté, tend à créer une infrastructure économique indépendante. Ces fractionnements, évidemment très coûteux, aboutissent à une considérable baisse du taux de croissance, qui à son tour accroît les tensions sociales.

On voit donc que, du vivant même de Tito, la Yougoslavie avait pris bien des aspects d'un système quasi-féodal avec des potentats locaux, presque indépendants du pouvoir central, qui développaient des stratégies d'extension de leur pouvoir en s'accaparant la richesse du pays.

Après la mort de Tito, les couches dirigeantes des républiques vont devoir faire face à une sérieuse menace d'explosion sociale, aggravée encore par les impératifs de la dette extérieure et les exigences du plan d'ajustement structurel du FMI.

C'est au Kosovo que cela éclate, des émeutes d'étudiants et de chômeurs secouent le pays au printemps de 1981. La répression, brutale, fut approuvée par les dirigeants des autres républiques, qui, à l'époque, ne pouvaient pas encore imaginer que leur tour viendrait, et provoqua officiellement onze morts. C'est la région la plus pauvre de la Yougoslavie, qui subit le plus durement la crise. La crise économique gagne cependant tout le pays, au point que les syndicats s'en alarment. Jusqu'à présent, pourtant, les mouvements revendicatifs restaient localisés, et s'en prenaient à la mauvaise gestion des entreprises, aux directeurs, à l'organisation locale du parti. A partir de 1986 les grèves se multiplient et, au printemps de 1987, les salaires sont bloqués, parfois diminués de 20 à 50 %, alors qu'éclatent en même temps des scandales concernant des détournements de fonds par les bureaucrates. De Slovénie et de Croatie part une vague de grèves qui, pour la première fois, s'oppose à la politique du gouvernement. Les mineurs de Labin, en Croatie, cessent le travail pendant un mois, réclamant une augmentation de salaire de 100 %. L'événement est largement relaté par la presse. Ils réclament également la démission des directeurs de la mine, des responsables syndicaux.

De tels mouvement revendicatifs touchent l'ensemble des républiques et suscitent, notamment en Slovénie, un mouvement de revendication politique en faveur de la démocratisation du régime, du multipartisme, et d'élections libres. Les couches sociales porteuses de telles revendications étaient surtout les étudiants, les intellectuels, mais aussi les dirigeants d'entreprises pour qui liberté signifiait avoir plus de pouvoir, plus d'autonomie d'action, et la soustraction au contrôle de l'Etat et du parti. Ces revendications s'appuyaient sur la prospérité relative de la Slovénie, qui assurait 23 % du produit national brut de la Yougoslavie avec 8 % de la population.

C'est l'organisation de jeunesse du parti qui reprit ces revendications. Milan Kucan, l'actuel président de la Slovénie, secrétaire général du parti en 1986, participa activement à ce mouvement, qui défendait l'idée de pluralisme politique, de démocratie parlementaire et d'économie de marché – le « socialisme à visage humain » en somme. Ce mouvement s'étendit ensuite à la Croatie, et rassembla les mêmes couches sociales. On peut dire, pour reprendre la terminologie marxiste, que le cadre juridique de la société était en retard par rapport au développement des forces productives. L'intelligentsia et les gestionnaires étaient les couches porteuses des revendications en faveur de l'adaptation du cadre politique de la société avec les exigences du développement économique.

Le mouvement de grèves n'avait évidemment pas épargné la Serbie, mais la bureaucratie serbe, avec Milosevic à sa tête, développant une démagogie à la fois populiste et nationaliste, réussit à récupérer les revendications sociales en les fusionnant avec des revendications nationaliste savamment orchestrées. Milosevic, qui, il y avait encore peu de temps, tirait à boulets rouges sur les nationalistes et demandait au ministre de l'Intérieur de sévères sanctions contre eux, se fait tout à coup le défenseur des Serbes opprimés, apparaît comme le représentant des petites gens et détourne le mouvement social en l'orientant vers l'hystérie nationaliste, dans l'espoir de faire oublier aux travailleurs les 17 % de chômage en 1989, l'hyperinflation (2 500 % cette même année). Cela n'empêcha pas de nombreuses grèves d'éclater : 300 000 travailleurs firent grève en Serbie, à quoi il faut ajouter la grève des mineurs de Trepca, a Kosovo, au début de 1989, contre la suppression du statut d'autonomie de la région.

Après son élection, gagnée avec 65 % des suffrages, Milosevic eut à faire face à un redoublement de problèmes sociaux liés à la situation désastreuse de l'économie serbe. La moitié de la population active était au chômage. En mars et avril 1991, 700 000 travailleurs de la métallurgie, du caoutchouc, du textile, firent une journée de grève générale pour exiger le payement de deux mois de salaires en retard... En même temps éclataient des manifestations d'étudiants réclamant la démocratisation des médias.

Comme à chaque fois, Milosevic tente de résoudre le problème en brandissant le problème du Kosovo, le « berceau historique », les humiliations des Serbes, la conspiration contre les Serbes, etc. A cette époque, avait eu lieu un référendum en Croatie et en Slovénie, en faveur de l'indépendance. Les dirigeants de ces deux pays annoncèrent qu'ils attendraient un délai de six mois avant de proclamer la sécession, pendant lequel des solutions pourraient être trouvées pour maintenir une forme d'union entre les républiques. L'éventuelle solution devait inévitablement impliquer la fin de l'hégémonie de la bureaucratie serbe sur la Yougoslavie.

L'indépendance de la Slovénie et de la Croatie fut proclamée le 25 juin 1991. La guerre contre les prolétaires yougoslaves pouvait commencer.

L'affaire du Kosovo

On a tendance à oublier que la guerre en Yougoslavie a commencé au Kosovo, voici plus de dix ans.

Dès la mort de Tito, en 1980, une répression violente s'abat sur la population albanaise du Kosovo (90 % de la population), sous le prétexte de protéger la minorité serbe. Il faut, disent les autorités, empêcher que se développe une volonté d'indépendance de cette région autonome, qui est par ailleurs le « berceau historique » de la nation serbe.

Dans la mythologie de la « nation serbe », le Kosovo joue un rôle à part. Cette région, où vit une majorité d'Albanais, était peuplée autrefois par les Serbes, lesquels ont été chassés vers le Nord à la suite d'une défaite que leur ont infligée les Ottomans en... 1389. Cette mythologie a été pesamment réactivée par les ex-communistes reconvertis au nationalisme dès 1981. C'est à cette date en effet, en mars-avril, qu'ont lieu des manifestations pour obtenir le statut de république fédérale (et non plus de région autonome), manifestations durement réprimées par les autorités fédérales de Belgrade.

C'est dès cette époque qu'est mise en oeuvre la méthode utilisée encore aujourd'hui, fondée, en théorie, sur l'idée de « sursaut national », et en pratique, sur l'action conjointe des milices et de l'armée régulière. Cette méthode, mise au point il y a plus de dix ans au Kosovo, a été appliquée par la suite aux autres régions de la Yougoslavie :

– les milices jouent le rôle de pseudo-forces d'« autodéfense » des Serbes, s'affirment indépendantes de tout pouvoir, ce qui permet à ce dernier de les désavouer, éventuellement, devant l'opinion internationale. Formées en commandos, elles sont chargées de semer la terreur et de séparer les populations ;

– l'armée joue son rôle traditionnel, s'occupe des opérations régulières ; sa fonction est en fait de protéger les milices et de maintenir l'ordre. En réalité, armée, milices et autorités politiques serbes travaillent en étroite collaboration.

Les Serbes, selon la théorie officielle, seraient les victimes d'un véritable génocide et d'un nettoyage ethnique au Kosovo. En outre, le régime communiste de Tito, qui avait accordé le statut d'autonomie à la région en 1974, aurait imposé une véritable amnésie sur l'histoire serbe. Enfin, les autres nationalités de la Yougoslavie, Albanais du Kosovo, mais aussi les Croates et les Slovènes, auraient rogné le territoire serbe et réduit le rôle de la nation serbe. En octobre 1986, un « Mémorandum de l'Académie des sciences de Serbie » dénonce le découpage par Tito des républiques de la Yougoslavie au détriment de la Serbie, et fait état des « menaces » contre les Serbes du Kosovo et dans les autres républiques de la fédération. Ce document dénonce la discrimination systématique dont auraient été victimes les Serbes sous Tito. La Serbie aurait été amputée délibérément du Kosovo et de la Voïvodine. Les Serbes auraient été soumis à une politique de « terreur » de la part de la majorité albanaise au Kosovo et ils auraient été soumis à une assimilation forcée en Croatie, équivalent à un « génocide ». 1986, c'est, rappelons-le, l'année de la glastnost en URSS. Or, le mémorandum, conçu par des membres de l'appareil bureaucratique d'un pays « communiste », va littéralement réintroduire dans le discours politique international les concepts de la guerre froide. Alors que partout on parle de liberté d'expression, de multipartisme et d'économie de marché, les dirigeants serbes continuent de raisonner en termes de confrontation Est-Ouest. Il est vrai que pour ce qui concerne la liberté d'expression, les nouveaux dirigeants des républiques sécessionnistes de Yougoslavie, issus de l'appareil communiste, sauront la museler...

En 1987 la minorité serbe du Kosovo se plaint des « pressions économiques, politiques, voire physiques » auxquelles elle est soumise, et qui la poussent à l'exode. Les dirigeants (encore « communistes ») de Belgrade se rendent sur place. Le 24 avril plusieurs milliers de Serbes sont rassemblés sur une place d'un faubourg de Pristina, au Kosovo. La police disperse la foule. Un des dirigeants communistes lance alors : « Personne n'a le droit de toucher à ce peuple. » C'est Slobodan Milosevic, et il vient de trouver sa voie.

Milosevic lance alors une campagne d'une redoutable efficacité, baptisée « révolution antibureaucratique ». Le parti dont il est un apparatchik est en perte de vitesse. Le « communisme » commence à achever son déclin. L'exploitation des frustrations de la minorité serbe du Kosovo servira de tremplin à la nouvelle carrière de Milosevic. Il suffira de quelques semaines pour que l'apparatchik communiste se transforme en champion du nationalisme serbe. Ayant éliminé la concurrence à l'intérieur de la Ligue des communistes lors de la huitième session du comité central du parti, en septembre 1987, il a l'idée, en 1988, d'organiser des « meetings spontanés » en solidarité avec les Serbes du Kosovo, lors desquels il s'impose comme leader incontesté. Des manifestations de masse sont organisées durant l'été de 1988 en Serbie et au Monténégro, et aboutiront, en octobre et en novembre, à la démission des dirigeants de Voïvodine et du Kosovo. Le point culminant de ce processus sera en 1989 la célébration, au Kosovo, par un million de Serbes, du 600e anniversaire de la bataille – perdue mais néanmoins héroïque – du Champ des Merles, contre les Turcs.

Ces « meetings spontanés » joueront un rôle considérable dans la stratégie d'expansion serbe, car ils cimenteront l'« unité » du peuple serbe à travers des instances « populaires », donc légitimes, lors desquelles seront prises des décisions intéressant l'ensemble de la population serbe. Toute discussion politique véritable, toute contestation deviennent impossibles. Quiconque s'élevait contre les décisions de ces assemblées était taxé d'ennemi ou de traître à l'identité du peuple serbe. Incontestablement, ces assemblées, dont les opposants serbes mais aussi les autres nationalités étaient exclus, ont été un instrument extrêmement efficace de la mobilisation nationaliste. Le slogan : « Seule l'union sauve le peuple serbe » servira à faire taire toutes les oppositions.

La mobilisation s'achève en 1989 avec l'élection de Milosevic comme président de la Serbie. De janvier à mars des grèves et des émeutes avaient secoué le Kosovo, durement réprimées par l'intervention de l'armée. Il y aura deux grèves générales pendant l'hiver 1988-89, une grève de la faim des ouvriers des mines de plomb et de zinc du complexe minier de Trepce. Ces mouvements firent vingt-quatre morts albanais.

Encerclée par des chars, l'Assemblée du Kosovo accepte sous la contrainte, en mars 1989, les amendements à la constitution qui donnent aux autorités serbes le contrôle de la police, des tribunaux, de la défense et de l'économie. Ce coup de force sera entériné en septembre 1990, par un véritable putsch constitutionnel qui réforme la constitution, supprime l'autonomie du Kosovo et de la Voïvodine et place ces régions sous hégémonie serbe. En janvier 1990, après une série de meetings, le Monténégro, sans que les dirigeants de cette république se fassent trop prier, d'ailleurs, tombera lui aussi sous la coupe de Belgrade.

Ces initiatives auront des conséquences graves par la suite, car elles attribuent deux voix supplémentaires à la Serbie au Conseil fédéral, ce qui lui donne, avec celle du Monténégro, quatre suffrages sur huit. Cette situation empêchera toute évolution politique, toute réforme pour transformer la Yougoslavie. La Serbie, encore soumise au régime de parti unique, refusera toute transformation et cela aboutira au retrait de la Slovénie et de la Croatie. Ce sera la mort de la Grande Yougoslavie.

Aujourd'hui, les Albanais du Kosovo sont victimes de violations massives de leurs droits les plus élémentaires, exclus de l'emploi, de l'éducation, de l'information. Ils ne peuvent être soignés dans les établissements officiels, devenus inaccessibles, et sont contraints de se soumettre à une médecine parallèle précaire. L'emploi, la médecine, la culture, la justice, le commerce, l'éducation ont été « rationalisés » depuis 1989. Les Albanais ont été obligés d'accepter les programmes éducatifs serbes, l'alphabet cyrillique. Les enseignants dans leur majorité refusèrent ces mesures et furent licenciés. Privés de leurs droits civiques, ils sont convoqués constamment par la police pour des interrogatoires qui peuvent durer 24 heures, emprisonnés pendant 30 à 60 jours, passés à tabac, parfois torturés.

La politique de terreur mise en place par Belgrade a suscité une résistance organisée, collective et sans armes. L'une des formes de cette résistance est la reprise de l'enseignement en albanais depuis février 1992. En octobre 1994, 400 000 élèves ont fait leur rentrée dans des écoles... clandestines, dans des caves, des maisons particulières, des fermes : « le crayon est une arme plus forte que les canons » enseigne-t-on. Propriétaires et enseignants sont sévèrement réprimés lorsque la police serbe les découvre. L'Association des enseignants albanais estime que 45 000 élèves et 12 000 enseignants ont quitté le Kosovo. La radio et la télévision en Albanais ont été supprimés, 1 500 journalistes renvoyés. Musées, théâtres ont été fermés.

Entre 1990 et 1992, plus de 100 000 personnes ont été licenciées, c'est-à-dire les deux tiers de la population salariée. Un programme de peuplement serbe encourage l'installation des Serbes au Kosovo grâce à des primes, des salaires plus élevés, des facilités de crédit pour acheter, alors que les Albanais se voient interdire toute transaction immobilière. Il y a là encore une remarquable identité de pratiques avec celles employées par le gouvernement israélien. Ce programme de peuplement, publié au Journal officiel de Serbie, évoque les « sombres traditions médiévales des Albanais » et leur « taux de natalité illogique »... Il s'agit explicitement de rendre le « berceau de la civilisation serbe » à ses « propriétaires originels » et de forcer les Albanais à partir. 52 000 cas de torture ont été recensés entre 1981 et 1988.

La résistance sans armes est un choix délibéré des Albanais du Kosovo, un choix difficile car la tentation est grande de prendre les armes, lorsque notamment trois adultes sont tués en voulant empêcher les policiers d'arrêter leurs enfants qui se rendent à leur école clandestine. C'est aussi un choix difficile lorsque d'autres républiques proposent des armes – cela a été le cas des Croates – ou lorsque la République albanaise déclare qu'elle laisserait le passage à des hommes en armes sur son territoire. Les Kosovars pourraient bénéficier de conditions avantageuses, presque idéales, même, pour mener une guérilla contre les Serbes, dans la mesure où ils disposeraient d'un territoire de repli – condition indispensable -, d'un appui de la population, et probablement, étant eux-mêmes musulmans, d'un financement des pays musulmans. L'ouverture d'un front supplémentaire auquel les Serbes auraient à faire face rendrait sans doute les choses plus faciles pour les Bosniaques. L'idée a certainement déjà dû en effleurer quelques-uns. Un jour peut-être, un Milosevic Albanais dans la République albanaise réussira-t-il à convaincre la population qu'il faut défendre les Albanais du Kosovo, et les choses seront reparties pour un tour.

Ne l'oublions pas : la guerre en Yougoslavie a commencé au Kosovo il y a dix ans. Elle dure toujours 2 [2].

La « Petite Yougoslavie »

En janvier 1990 les communistes croates et slovènes, pour protester contre l'hégémonie serbe dans le parti, se retirent du congrès extraordinaire de la Ligue des communistes. Dès lors, ne pouvant dominer l'ensemble de la Yougoslavie, Milosevic tentera de régner sur l'ensemble des Serbes de Yougoslavie en devenant le maître d'une Grande Serbie. Il élimine à la fois l'opposition politique et ses alliés. C'est ainsi qu'il destitue le président de la Petite Yougoslavie (Serbie et Monténégro), Dobrica Cosic, et son Premier ministre, Milan Panic. C'est Cosic qui avait été l'inspirateur du Mémorandum de 1986 dans lequel Milosevic avait pourtant puisé son inspiration, mais il avait le tort de vouloir se poser comme père spirituel de la nation. Panic, quant à lui, est un milliardaire américain d'origine serbe, et il sera évincé pour avoir osé couper la parole à Milosevic lors de la Conférence de Londres en août 1992 et, accessoirement, pour avoir brigué la présidence serbe.

La guerre au Kosovo est interprétée par les autres républiques comme un blocage des instances politiques yougoslaves et du processus démocratique. 1989 et 1990 seront des années charnière. Le rôle dirigeant du parti communiste est aboli fin 1989 en Slovénie et le pluralisme politique instauré, de même qu'en janvier 1990 en Croatie. La Slovénie et la Croatie organisent des élections respectivement en avril et mai 1990. En juillet 1990, l'Assemblée serbe révoque les députés du Kosovo qui, lors d'une réunion clandestine, avaient déclaré la séparation d'avec la Serbie. En septembre, les Serbes de Croatie, à la suite d'un référendum, proclament leur autonomie. En novembre et décembre ont lieu les premières élections libres en Bosnie-Herzégovine, en Macédoine, en Serbie et au Monténégro.

Si l'Allemagne, suivant ses visées stratégiques propres en Yougoslavie, avait délibérément cessé toute relation commerciale avec la Yougoslavie au profit de rapports directs avec la Slovénie et la Croatie, la Serbie, quant à elle, menait contre la Slovénie et la Croatie une véritable guerre économique, allant jusqu'à confisquer des sociétés slovènes en Serbie. Le gouvernement serbe avait effectué un véritable raid financier sur la Slovénie et la Croatie en décembre, en ponctionnant la Banque nationale de Yougoslavie de 1,7 milliard de dollars, qui était destiné à l'ensemble de la fédération, et qui ont servi à financer l'augmentation des salaires et des pensions intervenue en Serbie à la veille des élections, ... élections gagnées par Milosevic !

Un référendum sur l'indépendance a lieu en décembre 1990 pour la Slovénie et en février 1991 pour la Croatie. Une délégation slovène à Paris avait prévenu qu'une réaction de l'armée fédérale était possible. Les gouvernements européens n'étaient pas enthousiastes à l'idée de cette indépendance, et le paradoxe de cette histoire est que c'est le ministre des Affaires étrangères du Luxembourg, un pays de 380 000 habitants, présidant à l'époque les Douze, qui expliqua que l'indépendance d'un Etat de 2 millions d'habitants n'avait aucun sens... La Slovénie et la Croatie décident d'attendre jusqu'au mois de juin, afin de permettre de trouver une solution négociée et de sauver la Fédération. Milan Kucan, le président slovène, n'était à l'origine pas du tout un sécessionniste. Secrétaire général du parti communiste slovène en 1986, il avait développé sous l'ancien régime l'idée de multipartisme, de démocratie parlementaire et de liberté de la presse au niveau de toute la Yougoslavie ; c'est l'échec de ce projet qui l'a converti à l'indépendantisme. Peu avant la déclaration d'indépendance, il pensait encore que la sécession était une erreur. La Slovénie et la Croatie déclareront leur indépendance en juin 1991.

Dans un premier temps, le débat tournait autour de la forme nouvelle que devait adopter la fédération yougoslave. Il se posait dans des termes devenus traditionnels : une union de républiques égales entre elles, ou sous hégémonie d'une Serbe qui s'appropriait le rôle d'unificateur. La proclamation d'indépendance de la Croatie et de la Slovénie, le 25 juin, sera dans une large mesure la conséquence de l'impossibilité de résoudre ce blocage.

Le nationalisme slovène et croate a sans aucun doute joué dans la sécession, mais il n'a pas été un facteur déterminant, pas plus que l'intervention étrangère. Certes, on a pu noter, dès le mois de juillet, que les exportations d'armes de l'Espagne vers l'Autriche ont été multipliées par 6 : or, le trafic d'armes est largement contrôlé en Espagne par l'Opus Dei, lequel a des sympathies affichées pour la Slovénie et la Croatie catholiques ; il est facile de livrer ces armes à partir de l'Autriche. Deux entreprises allemandes, Messerschmitt-Bolkow-Blohm et Hecker & Koch, sont parmi les principaux fournisseurs d'armes de la région. (Cf. Diagonales Est-Ouest, Lyon, octobre 1992.)

La brochure éditée par la Fédération anarchiste : Yougoslavie : le terrorisme des Etats montre clairement à quel point la crise yougoslave a stimulé le trafic d'armes. « Avant le déclenchement du conflit serbo-croate en été 1991, un gigantesque trafic d'armes se mit en place avec la Croatie, désireuse de se doter d'armes qu'elle n'avait pas, via la Hongrie. » « Plusieurs dizaines de milliers de kalachnikovs » auraient ainsi été interceptées au printemps 1991 à Virovitica, quelques mois avant la guerre en Slovénie. Il est fait également état dans cette brochure des « milliers de lance-roquettes Armbrust [Arbalète] utilisées en Yougoslavie », fabriquées par l'Allemagne et transitant par Singapour. Ce sont des lances roquettes anti-char portables, presque silencieux, dont le projectile ne produit pas de flammes et qui est donc indétectable à la vue. C'est une arme idéale pour le combat de rue, en vente uniquement au marché parallèle, car elle n'est pas en vente officiellement. De même, Hecker & Koch vendait en Yougoslavie des fusils automatiques par l'intermédiaire d'une firme grecque, Hellenic Arms. Les armes tchèques ne sont pas absentes non plus du conflit : une firme allemande, AI Trading, a acheté en Tchécoslovaquie 30 000 pistolets mitrailleurs Skorpion (500 dollars pièce) et 10 000 pistolets CZ-75 (400 dollars) qui devaient être acheminés vers le Nigéria. Pourquoi l'acheminement s'est-il fait par la Roumanie, qui a une frontière avec la Serbie, et non par Hambourg, comme cela se fait d'habitude, on se le demande... Un tiers de la production militaire allemande trouve des débouchés dans des pays qui ne pourraient acheter ces marchandises légalement. Parmi ces pays, l'ex-Yougoslavie, évidemment.

Les ex-Soviétiques ne sont pas de reste, qui vendent des tanks au poids : 10 000 dollars la tonne. Ces tanks vont évidemment à la Serbie. Mais de tels trafics, qui ne portent ni sur l'aviation, ni sur l'artillerie lourde, ni sur les chars, ne peuvent évidemment compenser ni la supériorité en matériel lourd de l'armée ex-fédérale, devenue serbe, ni la supériorité de l'organisation militaire Serbe (notamment l'expérience de l'encadrement militaire).

La responsabilité de l'effondrement de la Yougoslavie doit-elle être imputée à part égale entre la Serbie, la Slovénie et la Croatie ? Ces deux dernières ont laissé jusqu'au dernier moment la porte ouverte à une solution négociée, mais qui, certes, excluait le maintien de l'hégémonie serbe. Là était justement le problème. L'intervention militaire serbe a achevé de convaincre les non-Serbes qui espéraient encore une formule fédérale équitable, de type marché commun, que les nationalistes favorables à la sécession avaient raison. Mais par ailleurs, les nationalistes croates, Tudjman en tête, ont eu un tel comportement provocateur que les Serbes de Croatie avaient toutes raisons de craindre le pire. Tudjman s'est félicité un jour que sa femme n'était ni serbe ni juive... Les craintes des Croates devant l'hégémonie serbe, et celles des Serbes devant le nationalisme croate se sont mutuellement alimentées.

Les autorités serbes développent à l'envi la théorie du complot international dont leur pays serait la victime, et dont les premiers instigateurs seraient l'Allemagne nazie, le Vatican catholique, les Etats-Unis impérialistes, l'Islam intégriste, les Albanais hégémonistes, etc... Cette idée a été largement reprise par les autorités françaises, en particulier pour ce qui concerne l'Allemagne, à qui on attribue la responsabilité principale dans l'éclatement du conflit. La reconnaissance prématurée de la Slovénie et de la Croatie, dont découle celle de la Bosnie-Herzégovine, serait la cause de la tournure tragique prise par les événements. L'Allemagne, en exerçant une forte pression pour faire reconnaître la Slovénie et la Croatie, aurait précipité l'éclatement de la Yougoslavie avant qu'une solution négociée ne soit possible au problème des frontières et des minorités.

Peu nombreux sont ceux qui précisent que l'éclatement de la Yougoslavie a beaucoup plus ses causes dans l'annexion pure et simple, en 1988, de la Voïvodine et du Kosovo par la Serbie, annexion qui annonçait aux autres républiques de la Yougoslavie ce qu'allait probablement être leur sort, lorsque leur tour serait venu.

La thèse de la reconnaissance, par l'Allemagne, de la Slovénie et de la Croatie comme cause de la guerre ne doit pas être écartée, mais elle doit être considérablement relativisée à l'examen de la simple chronologie des faits. (Ce qui n'exclut en rien que l'Etat allemand ait pu avoir une stratégie propre, ni que les marchands d'armes allemands soient d'innocentes colombes : qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas.) Rappelons que le 26 juin 1991, Bonn s'était associée à Paris et à Washington pour « regretter » la proclamation d'indépendance de ces deux républiques. Accessoirement, rappelons également que le droit de sécession étant reconnu par la constitution yougoslave de 1974, il n'y avait donc, en termes de droit, pas plus de raison pour l'Europe de « regretter » la sécession que pour l'armée fédérale dirigée par la Serbie de s'y opposer...

Lorsque l'Allemagne reconnaît l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, le 15 janvier 1992, la Croatie croule déjà sous les obus de l'armée fédérale et des milices serbes qui avaient commencé à attaquer en août 1991... L'armée fédérale occupe 20 % de la Croatie fin septembre, 30 % en décembre. De nombreuses villes sont bombardées tous les jours, parmi lesquelles Dubrovnik, dont le siège a commencé le 1er octobre 1991. Vukovar, dont le siège avait commencé fin août, tombe le 19 novembre, entièrement détruite. Les victimes civiles sont innombrables. Le HCR estime, le 2 décembre, que 10 000 personnes ont été tuées et que 550 000 personnes ont quitté leur foyer en Croatie. Autrement dit, la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie par l'Allemagne intervient six mois après le début de l'agression serbe. La Yougoslavie n'existait déjà plus lorsque la Croatie et la Slovénie ont été reconnues ; c'est pourquoi l'aveuglement des gouvernements occidentaux, qui, pendant l'été de 1991, prônaient encore le maintien à tout prix de la Yougoslavie, peut surprendre.

Il est donc anachronique de dire que c'est la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie par l'Allemagne qui a précipité la crise : celle-ci était déjà largement commencée, au détriment des Croates notamment. Force est de reconnaître que la fédération yougoslave avait cessé d'exister sous les obus de l'armée fédérale eux-mêmes. Un ancien ministre serbe dira d'ailleurs que « la destruction de Vukovar et les bombardements de Dubrovnik ont plus aidé à la reconnaissance de la Croatie que les efforts conjugués de MM.Kohl et Genscher [ministre des Affaires étrangères à l'époque] ». (Cité dans le Drame yougoslave, Rennes, éditions Apogée, 1992.)

Le brouillage de la chronologie des dates fait partie de l'intoxication mise en scène par le gouvernement serbe, selon lequel Milosevic n'aurait fait que répliquer à des décisions prises par d'autres. Ceux qui reprennent à leur compte cette thèse ont garde de préciser également que les Serbes de Bosnie avaient proclamé leur « république » avant le référendum sur l'indépendance de la Bosnie-Herzégovine... ce qui change évidemment tout.

Le commandement de l'armée fédérale, constitué pour les trois quarts d'officiers serbes, donne l'ordre de soumettre la Slovénie. L'armée fédérale entre en Slovénie le 25 juin 1991, mais la troupe, constituée, elle, de soldats venus de toutes les régions, ne tient pas à mourir pour l'hégémonie serbe. La population de la Serbie est peu mobilisée pour l'intervention militaire qui aura lieu en Slovénie. Belgrade subit une rapide défaite militaire contre le nouvel Etat slovène et retire ses troupes le 18 août 1991, pour se retourner contre la Croatie. Pourtant, il faudra beaucoup d'efforts pour stimuler l'inimitié entre les populations des différentes républiques de la Yougoslavie.

C'est au Nord de la Croatie, en non dans les zones aujourd'hui occupées par les Serbes, que se trouve la plus grande concentration de Serbes de Croatie. Des villages à demi croates, à demi serbes, ont vécu sans conflit majeur pendant quatre ou cinq siècles. Ce n'est, significativement, qu'avec la constitution de la Yougoslavie en 1918 qu'apparaissent des rapports d'hostilité : lorsque la minorité serbe se fait le moteur des tentatives d'hégémonie serbe dans la Yougoslavie nouvellement constituée... Plus récemment, les déplacements des nationalistes serbes de Serbie venus attiser le sentiment national des Serbes de Croatie a largement contribué à susciter des tensions.

En Slovénie, la campagne militaire avait rapidement conduit à un échec politique. Il est vrai que les minorités vivant en Slovénie ne sont pas serbes, et qu'il n'y a pas de contiguïté entre la Slovénie et des territoires habités par des Serbes, ce qui réduit les possibilités d'action des nationalistes serbes. Milosevic en tire les leçons dans sa campagne contre la Croatie, et met en branle le même dispositif qu'au Kosovo. Il faut mobiliser à la fois les Serbes de Serbie et ceux de Croatie, ces derniers étant présentés comme les victimes des Croates qui sont tous assimilés aux oustachis fascistes.

La rumeur court selon laquelle le gouvernement croate s'apprête à pratiquer un génocide à l'encontre de la minorité serbe de Croatie (12 % de la population), comme sous le régime d'Ante Pavelic. Les Serbes de Croatie sont menacés d'extermination et il faut les protéger. Milosevic rejoue littéralement la dernière guerre auprès de l'opinion publique serbe, en mettant en scène les Croates pro-nazis et les résistants serbes, tout en occultant d'une part l'existence des tchetniks, les collaborateurs serbes des Allemands et des Italiens, et celle de la résistance croate au nazisme. Il est symptomatique que le discours officiel français s'alignera totalement sur cette propagande. Il est vrai que le gouvernement croate avait tout fait pour conforter Milosevic dans ses fantasmes, par toute une série de provocations.

De septembre 1991 à janvier 1992, le tiers de la Croatie sera occupé par l'armée et les milices serbes. Cette occupation va d'ailleurs grandement servir le nationalisme croate. La population croate de cette république n'est elle-même pas homogène, elle est marquée par des influences diverses, latine et italienne sur la côte, autrichienne et hongroise au centre et au nord, et souvent méfiante à l'égard du centralisme de la capitale. L'invasion de 1991 va évidemment créer une réaction patriotique que les nationalistes sauront utiliser, même dans des régions où les résultats électoraux de Tudjman avaient été faibles, comme en Dalmatie. C'est d'ailleurs en Dalmatie que le dernier journal indépendant, Slobodna Dalmacija, a perdu son indépendance au mois de mars 1993. Le rédacteur en chef de ce journal avait osé dire : « En Croatie, il y a deux planètes : celle du luxe, de l'argent facile, des réceptions et des célébrations, et celle des réfugiés, des démunis, de ceux qui ont tout perdu.» C'est que le président s'était offert un jet de 20 millions de dollars en plein bombardement de Vukovar, et, la veille de l'entrée en vigueur d'une loi contre la spéculation immobilière, s'était payé pour une bouchée de pain une superbe villa avec piscine et tennis...

Citons également le cas de Danas, un hebdomadaire asphyxié par le régime de Tudjman, au nom de l'effort de guerre et de la cause nationale, et qui a disparu en juin 1992. L'une des méthodes du régime « démocratique » croate consiste à appliquer aux journaux qui ne sont pas dans la ligne du pouvoir les mêmes taxes, beaucoup plus importantes, que pour les publications pornographiques. La liberté d'expression, pour les régimes autoritaires, est effectivement une forme de pornographie...

Les craintes des Serbes de Croatie n'étaient en fait pas sans fondement. Les options politiques du président Tudjman sont sans ambiguïté, qui a fini par concentrer entre ses mains tous les pouvoirs au détriment du parlement. Ce personnage a publié en 1989 un livre intitulé Déroute de la vérité historique dans lequel il suggère que les Juifs ont été eux-mêmes responsables du génocide dont ils ont été victimes en Croatie, ce qui atténue évidemment la responsabilité du régime pro-nazi d'Ante Pavelic et de ses oustachis. Les Serbes de Croatie, dès avant le conflit, avaient donc des raisons de se méfier, ayant eux-mêmes été les principales victimes d'un génocide perpétré par les oustachis. Comparé au pensum de Tudjman, la Déclaration islamique (et non pas islamiste) d'Izetbegovic, publiée en 1970, rééditée ensuite par... les Serbes pour servir de propagande anti-Bosniaque, devient relativement insignifiante, sachant que 16 % des « Musulmans », avant la guerre pratiquaient leur religion.

En mars 1990 Tudjman déclare devant le Parlement croate que le soutien que le peuple croate avait donné au gouvernement oustachi, pronazi, et qui avait perpétré un génocide contre les Serbes, les Juifs, les Tziganes, n'avait été que « l'expression de son aspiration historique à un Etat indépendant », ce qui n'était évidemment pas pour rassurer les Serbes. Et lorsque ce même personnage déclare : « Nous avons édifié notre Etat et nous allons maintenant décider qui vont être ses citoyens », on peut comprendre que les non-Croates commencent à s'inquiéter. Cela concernait en effet tous ceux qui, depuis le recensement de 1947, n'avaient pas été déclarés Croates : conclusion, 300 000 Serbes ont émigré depuis le début du conflit, et les 90 000 qui restent ne se sentent pas très à l'aise ; un écrivain croate déclare ainsi que « être Serbe en Croatie, c'est comme être noir dans une localité dont les habitants sont membres du Ku Klux Klan ». (Mme Dubravka Ugresic, citée par le Monde diplomatique, juillet 1993, « Dérive autoritaire en Croatie et en Serbie ».) Même les syndicats se mettent de la partie, puisque en Historié, dans une région épargnée par la guerre (et où il y a peu de Serbes...), l'union croate des syndicats a lancé un appel à la délation contre les « hordes serbes, ces canailles byzantines ». Des listes de Serbes vivant en Croatie sont distribuées à la population, incitant à la délation, à la discrimination. Des dizaines de milliers de personnes ont ainsi perdu leur travail.

On peut comprendre dans ces conditions que lorsque les autorités croates avaient inclus dans le libellé du référendum sur l'indépendance des clauses qui accordaient des garanties aux autres nationalités, et notamment aux Serbes, ou lorsqu'elles proposent aux Serbes de la Krajina de reconnaître l'autorité de Zagreb en échange d'une large autonomie, les intéressés soient très sceptiques. La purification ethnique effectuée par les ultranationalistes croates n'a peut-être pas bénéficié de dix ans d'expérience, comme ce fut le cas des Serbes avec le Kosovo, elle n'a peut-être pas eu le même caractère systématique, prémédité et organisé, mais on peut dire que les milices croates ont fait de leur mieux... Et de même que Milosevic rejoue la dernière guerre mondiale à sa manière, Tudjman en fait autant, en inversant les rôles. Les nationalistes croates n'ont peut-être pas les mêmes avantages que leurs camarades serbes sur le plan du rapport des forces, mais leur politique est strictement la même.

Les organisations d'opposition à la politique de Tudjman sont indistinctement accusées d'être traîtres à la patrie. Les individus qui s'opposent doivent faire face à la réprobation générale de leur entourage, de leurs collègues, des médias. Dubravka Ugresic a été accusée de faire partie d'un « lobby féministe de sorcières » parce qu'elle dénonçait un Etat qui cherche à uniformiser la pensée de ses citoyens. (Loc. cit.)

Vukovar, une ville de 30 000 habitants, est totalement détruite. Les régions conquises par les milices Serbes au nom de la protection des Serbes de Croatie étaient curieusement des régions où n'habitaient que peu de Serbes – 200 000 – et où ces derniers n'étaient que faiblement majoritaires. La Krajina, en effet, a vécu ce que vivent toutes les zones rurales qui subissent l'industrialisation et l'urbanisation, elle a subi la dépopulation et l'exode rural. Le demi-million de Serbes qui vivaient en Croatie en 1991 (sur une population totale de 4,4 millions) se trouvaient pour les trois quarts dans les principales villes, dont 100 000 à Zagreb. Si Vukovar et Dubrovnik, pilonnées par l'artillerie serbe, avaient été peuplées de Serbes, ceux-ci auraient été massacrés par leurs compatriotes pour leur propre bien !

Les partisans du renvoi dos à dos des parties en présence dans le conflit oublient en général de mentionner que les débats sur l'évolution politique de la Yougoslavie ont porté jusqu'au dernier moment sur la question de la « confédération » – c'est-à-dire une union de républiques égales -, projet défendu par la Croatie et la Slovénie, et de la « fédération », dans laquelle la Serbie aurait conservé la prééminence. C'est le refus de la Serbie d'abandonner son hégémonie qui a poussé la Croatie et la Slovénie à rompre. La question ne se réduit donc pas de façon simpliste à une affirmation hystérique de nationalisme intransigeant de la part des sécessionnistes, bien que cet aspect-là ne soit pas absent, ni à des manipulations venant de l'extérieur du pays, bien qu'il ne faille pas non plus les négliger. Il y a, à cette guerre, suffisamment de causes endogènes objectives pour qu'il soit nécessaire d'aller en chercher dans un complot international ou dans l'irrationnel.

En juin 1991, au moment de l'indépendance de la Croatie, tout n'était pas perdu. Les électeurs répondirent à 90 % oui à la question suivante : « La Croatie, en tant que pays souverain et indépendant, garantissant l'autonomie culturelle et tous les droits civiques aux Serbes et aux membres des autres nationalités vivant en Croatie, peut, avec d'autres républiques, se joindre à une confédérati»n d'Etats souverains. » Seuls 10 % répondirent oui au maintien de la Croatie dans la Yougoslavie en tant qu'Etat fédéral. Le 4 décembre 1991 d'ailleurs, le parlement croate vota une loi qui garantissait l'autonomie des Serbes de Croatie. Ces faits expriment le point de vue qu'avaient alors les électeurs croates, pas celui des dirigeants nationalistes.

L'optique ultranationaliste de Tudjman et de son parti ont largement cependant contribué à déterminer les positions des Serbes de Croatie, indépendamment des manipulations dont ces derniers ont pu être victimes de la part de leurs propres nationalistes. C'est ainsi que les Serbes de Croatie répondirent le 19 décembre en se proclamant république indépendante. Comment s'en étonner lorsque Tudjman, dont la campagne électorale de 1990, financée par les milieux de l'extrême droite en émigration, s'est montrée particulièrement agressive ? Lorsqu'il fait débaptiser la place des Victimes-du-Fascisme en place des Grands-Croates ? Lorsqu'il transforme le statut des Serbes de Croatie, jusqu'alors peuple constitutif de la Croatie avec les Croates, en minorité dont le sort reste indéterminé ?

Les bonnes intentions peuvent cacher des projets qui ne sont pas particulièrement angéliques. En juillet 1991, dans L'Express, Stipe Mesic, le représentant croate à la présidence collégiale de l'ex-Yougoslavie, déclara que l'on en était à la préhistoire de la guerre. Selon Mesic, qui continuait alors à croire en une confédération entre les républiques, quelques modifications de frontières internes et la partition de la Bosnie-Herzégovine seraient inévitables. Il préconisait dans un premier temps une division en cantons ethniquement homogènes et plus tard l'union des zones croates à la Croatie et des zones serbes à la Serbie, laissant à la Bosnie les régions à majorité musulmane. Il faudrait déplacer des populations entières, ajoute-t-il, mais ce sera à elles de décider... La logique de ce discours est celle de la constitution d'une grande Croatie, c'est une logique régressive et raciste. L'autodétermination est fondée sur des principes racistes et discriminatoires selon lesquels la citoyenneté est fondée sur l'« ethnie » ou la religion.

Les garanties constitutionnelles offertes aux Serbes de Croatie, notamment la Charte des droits des minorités, leur apparaissent comme des mesures formelles pour répondre aux normes internationales et obtenir la reconnaissance des grandes puissances, mais n'ayant aucun contenu réel. Les violations des droits de l'homme sont innombrables et permanentes à l'égard des Croates eux-mêmes, alors on peut imaginer ce que cela peut être pour les Serbes de Croatie. Quant à la « démocratie », elle est tout à fait relative, sachant que pour être reconnu citoyen croate, c'est-à-dire pour voter, il faut être déclaré Croate depuis le recensement de 1947, avoir obtenu un certificat après avoir répondu à des questions parfois très inquisitrices. De nombreux habitants ne peuvent donc pas voter alors que des Croates qui n'ont jamais vécu en Croatie le pourront. « Selon certaines rumeurs invérifiables, moins de la moitié des électeurs aux précédents scrutins ont reçu leur certificat » déclare Catherine Samary (Le monde diplomatique, août 1992, « La dérive d'une Croatie “ethniquement pure» »).

La guerre en Bosnie

L'objectif théorique des Serbes est d'occuper les territoires de la Croatie dans lesquels se trouvent des Serbes ; malheureusement, ces territoires ne sont pas directement reliés à la Serbie, ils sont séparés par la Bosnie-Herzégovine, elle aussi peuplée en partie de Serbes. Il va donc falloir occuper également la Bosnie. En mars 1992 commence contre celle-ci une guerre qui sera extrêmement violente.

Là encore, pour monter contre la Bosnie l'opinion serbe, il faudra littéralement créer une hostilité qui n'existait jusqu'alors pas. La manipulation des médias jouera un rôle prépondérant dans la diffusion de l'idée que les Serbes de Bosnie sont menacés par les « Musulmans ». Comme les populations sont extrêmement imbriquées, il faut les séparer selon les critères de « nationalité ». Ce sont les milices qui se chargeront de cette tâche, par la terreur et les massacres sélectifs. Il faut surtout empêcher que « Musulmans », Serbes et Croates de Bosnie constituent un front uni. La menace « islamiste » est montée en épingle, soulignée à l'envi. La purification ethnique peut commencer.

La guerre contre la Bosnie est une véritable illustration de la tactique employée dix ans plus tôt au Kosovo, d'abord en ce qu'elle écarte toute possibilité de règlement négocié et pacifique.

1. – La première étape est évidemment la création de milices d'« autodéfense » serbes chargées d'assurer la « sécurité » des Serbes dans les villages bosniaques.

Un certain nombre de Serbes refusent de jouer le jeu de la division et de la terreur. Ce sont les premiers massacrés quand les milices paramilitaires serbes arrivent dans un village. Les autres, pour la plus grande partie d'entre eux, fuient ou se joignent aux milices d'« autodéfense ». On verra ainsi des Serbes vivant dans des villages pluri-ethniques indiquer aux milices les maisons habitées par des « Musulmans » ou des Croates. Le « nettoyage ethnique » est un acte de terreur systématique, délibérément organisé contre des populations civiles ; plus insidieusement, il est aussi un processus visant à contraindre des populations qui ne sont pas forcément déterminées par le concept d'« ethnie » à prendre position : c'est donc littéralement un acte de prédation effectué sur des populations entières en les forçant, sous peine de mort, à se définir comme « Serbes ». Les habitants de quelques villages d'Herzégovine et de Bosnie, qui entendaient continuer de vivre ensemble, avaient organisé, au début des hostilités, des milices communes, « inter-ethniques », pour résister ensemble : ces expériences ont été balayées par la force, les habitants contraints par la violence à choisir leur camp.

Il faut en effet savoir que la nationalité est déterminée en fonction de déclarations faites lors des recensements. Beaucoup de Yougoslaves se sont donc vu inciter à se déclarer de l'une des nationalités simplement parce qu'on le leur avait demandé lors d'un recensement ; beaucoup également ont hésité avant de répondre : lorsqu'une famille est constituée de toutes les nationalités, la réponse est forcément arbitraire. Certains, pour éviter ce dilemme, se sont même déclarés Eskimos !

La création, par l'ONU, de « zones de sécurité » présentées comme le nec plus ultra en matière d'ingérence humanitaire (et qualifiées non sans quelque raison par Clinton de « champs de tir »), ne fait que légitimer la nettoyage ethnique et l'appropriation par la « république serbe autoproclamée » de Bosnie de 70 p. 100 du territoire.

2. – La deuxième étape du démembrement de la Bosnie est constituée par les élections de décembre 1990. Il ne s'agit pas encore d'indépendance, qui sera proclamée par un référendum, mais d'élections qui se situent encore dans le cadre de la fédération yougoslave. Ces élections donneront 201 sièges sur 240 aux partis « ethniques » : 86 sièges au Parti d'action démocratique d'Izetbegovic ; 70 au Parti démocratique serbe ; 45 à l'Union démocratique croate (HVO). 25 % des votants s'étaient prononcés pour des partis non nationalitaires et 20 % s'étaient abstenus.

On a dit que les populations ont largement cautionné les divers nationalismes et les particularismes ethniques par leurs votes. C'est attribuer une bien grande importance aux élections en tant qu'expression de la réalité de la société civile, et on peut d'autant plus s'en étonner lorsque cet argument est évoqué dans une brochure libertaire (Cf. Yougoslavie : le terrorisme des Etats, éditions du Monde Libertaire, p. 27).

Une enquête faite en 1990 révèle en effet qu'une majorité de la population bosniaque, et en particulier les Bosniaques musulmans, était, avant la guerre, favorable au maintien de la Yougoslavie, que 80,1 % de la population bosniaque, toutes composantes confondues, pensait que le sort de la Bosnie était lié à celui de la Yougoslavie et que 38,2 % étaient favorables à l'abolition des catégories nationales contre 41,4 % qui s'y opposaient, c'est-à-dire une proportion relativement importante de la population qui adoptait le point de vue de la citoyenneté en opposition à celui de la nationalité ou de l'« ethnie ». On dira : une enquête psychosociologique vaut-elle mieux qu'une élection pour déterminer le sentiment d'une population ? Malgré les réserves qu'on pourra formuler, l'avantage d'une enquête est qu'elle n'a pas d'enjeu de pouvoir pour la personne qui y participe. La situation en ex-Yougoslavie révèle précisément une coupure très importante dans le comportement des gens selon qu'est concernée leur existence dans leur vie quotidienne ou leur existence en tant que membres d'un groupe soumis à des déterminations politiques. Les citoyens bosniaques des différents groupes nationaux menaient une vie quotidienne sans heurts ; les problèmes sont apparus avec l'irruption du politique dans la vie quotidienne. Haines ancestrales ? Les Bosniaques et les Serbes sont les deux populations qui se sont le plus mariées ensemble... S'il y a une « tradition ancestrale » entre ces deux communautés, c'est plutôt celle de la cohabitation, pendant des siècles. Avant le XXe siècle, il n'y a jamais eu de conflit entre Croates et Serbes et lorsque, au début du siècle apparaît une rivalité, c'est dans le cadre d'une lutte pour le leadership sur la Yougoslavie, pas dans celui d'un mouvement centrifuge de repli sur soi identitaire. Mais à force de rappeler aux uns qu'ils étaient Serbes et aux autres qu'ils étaient Croates, le comportement des uns et des autres s'est modifié non pas à partir de faits qu'ils pouvaient expressément observer mais par anticipation de ce qui pourrait être le comportement politique des autres groupes. La peur des choix politiques que pourraient adopter les autres groupes nationaux conduit chaque groupe national à des attitudes de peur, de repli et de rejet.

Un chercheur de Sarajevo proposait (en 1990, il est vrai) une hypothèse intéressante pour expliquer la dérive nationaliste. Il distingue une conscience nationale « de proximité », c'est-à-dire liée à la vie quotidienne des gens, et une conscience nationale « politique » ; ou, en d'autres termes, une conscience pragmatique et une conscience théorique : il constate ainsi « d'importantes différences dans les positions des gens quand ils évaluent les relations inter-ethniques dans leur milieu de vie et de travail et quand ils évaluent les relations inter-ethniques à travers le discours politique. [...] ...les gens se sen»tent en sécurité même quand ils vivent dans un milieu dont la majorité n'appartient pas à leur nation, et ce dans l'actuelle crise politique des relations inter-ethniques. Alors que plus de la moitié de la population interrogée craint que la détérioration politique des relations inter-ethniques (au niveau global) ne débouche sur une guerre fratricide [...] En dépit des relations qui se forment dans la vie quotidienne des gens, il n'est pas possible de développer des modèles de relations inter-ethniques démocratiques et la méconnaissance ou la non-compréhension de cette réalité génère des tensions inter-ethniques supplémentaires allant jusqu'à des affrontements qui pourraient devenir catastrophiques. » (I. Bakic, « Onaciji i religiji », Sveske, n° 28-29, 1990, périodique de l'Institut des relations interethniques [Sarajevo] ; cité par Xavier Bougarel, « Bosnie-Herzégovine : anatomie d'une poudrière », Hérodote, n° 67, p. 120.)

Ce constat conduit à penser que si les gens ne craignent pas leur voisin immédiat, ils craignent que des incitations politiques venant de l'« extérieur », ou de « plus haut », ne poussent leurs voisins à les menacer, et ils adoptent eux-mêmes, préventivement, des mesures d'exclusion de l'autre. La folie qui s'est abattue sur la Yougoslavie serait donc essentiellement une réaction de peur collective alimentée par les dirigeants politiques de tous bords, pour ne pas mentionner les encouragements venant de l'extérieur du pays.

L'absence d'analyse réelle des élections en Bosnie conduit à des conclusions caricaturales de la part des partisans du renvoi dos à dos des parties en présence. La thèse selon laquelle les électeurs ont majoritairement voté pour leur nationalité, ce qui rendrait les populations largement responsables de la dérive nationaliste et de la guerre dans l'ex-Yougoslavie, doit être en effet considérablement tempérée par le fait que les candidats « non nationalitaires » n'étaient pas forcément très attractifs pour les électeurs. Le vote en faveur des partis nationaux a été avant tout un vote contre l'ancien système « communiste », les partis « citoyens » étant perçus par l'opinion comme des officines de reconversion des anciens communistes. Un examen hâtif du résultat des élections révèle un nombre global important de voix allant à des candidats inscrits sur des listes nationalitaires, mais il ne fait apparaître immédiatement aucune indication sur l'origine nationale des électeurs... Or, beaucoup d'électeurs ont voté pour des candidats n'appartenant pas à leur groupe. C'est ainsi que des candidats dont la nationalité était minoritaire dans une circonscription ont pu être élus par des électeurs d'autres groupes nationaux.

Pour terminer, deux précisions qu'il nous semble intéressant de souligner : la première est que la conscience « citoyenne », c'est-à-dire une conscience critique vis-à-vis des critères ethniques, est largement liée au niveau culturel des habitants de l'ex-Yougoslavie. Les diplômés de l'enseignement supérieur ont été de loin été les plus nombreux à voter pour les partis de l'opposition non nationaliste. On ne peut donc faire l'économie, dans l'analyse de la « folie nationaliste » (cf. Yougoslavie, le terrorisme des Etats, éditions du Monde Libertaire, intertitre, p. 33.) qui se serait abattue sur l'ex-Yougoslavie, de l'examen des critères sociaux. La seconde précision est que ce sont dans les communes hétérogènes, c'est-à-dire celles où cohabitaient trois groupes nationaux sans qu'aucun ne soit majoritaire, qu'il y avait le moins de problème et que les gens considéraient que trop d'insistance était donnée dans les médias aux relations interethniques. Autrement dit, la crainte de l'Autre était d'autant plus grande qu'il était absent... un peu comme ces communes françaises dans lesquelles il n'y a pas d'immigré mais où le vote anti-immigrés est très fort.

Ces quelques indications sommaires, qui mériteraient d'être beaucoup plus développées, ne font que suggérer à quel point il faut être prudent lorsqu'on veut tirer des conclusions sans analyses d'un vote qu'on qualifie indistinctement de « folie nationaliste ».

3. – La troisième étape est la proclamation de l'autonomie de régions peuplées de Serbes de l'Herzégovine orientale et de la Bosanska Krajina, en août 1991, processus qui aboutira en janvier 1992 à la proclamation de la république serbe de Bosnie (Herzeg-Bosna).

4. – La dernière étape est constituée par le référendum sur l'indépendance et la reconnaissance de cette indépendance par la CEE.

Il est abusif de faire porter la totalité de la responsabilité de la crise bosniaque sur la Serbie. S'il n'est pas douteux que la purification ethnique ait été réalisée par des gens qui avaient déjà expérimenté la chose dix ans auparavant au Kosovo, et qui faisaient preuve d'un degré élevé de préméditation par l'ampleur et le caractère méthodique de leur activité, les mouvements de la politique serbe ont plutôt reflété le coup par coup sur un échiquier dont elle ne contrôlait pas les mouvements. Le référendum sur la Bosnie a par ailleurs brisé les pratiques qui fondaient antérieurement la vie politique bosniaque. Trois groupes nationaux coexistaient sans qu'aucun d'entre eux ait la majorité absolue. Cependant, deux groupes, quelle que soit la configuration, pouvaient, en s'alliant, avoir la majorité sur le troisième. Le consensus était fondé sur le fait qu'aucune décision touchant les intérêts vitaux d'un groupe ne pouvait être prise par une éventuelle alliance des deux autres sans son accord.

Les élections libres de novembre 1990 ont porté au pouvoir trois partis, dirigés respectivement par Alija Izetbegovic pour les Bosniaques musulmans, Radovan Karadzic pour les Serbes et Stjepan Kluic pour les Croates. Le consensus constitutionnel qui prévalait auparavant est maintenu ; une présidence collective est créée avec deux représentants pour chaque groupe national. Izetbegovic, qui devient président de la République, ne fait en réalité que présider une présidence collective. Les choses se gâtent lorsque la CEE se met en tête d'inciter la Bosnie, qui ne réclamait rien, à se déclarer indépendante. Fin 1991, la CEE offre à la Bosnie-Herzégovine la reconnaissance diplomatique. L'idée générale était que puisque la Yougoslavie se désintégrait et qu'on avait reconnu la Slovénie et la Croatie, autant continuer dans la foulée avec la Bosnie. En réalité, si la Slovénie et la Croatie avaient fait sécession, les républiques de Bosnie-Herzégovine, du Monténégro et de Macédoine étaient en paix et ne réclamaient pas l'indépendance. Ce fait explique en grande partie l'impréparation totale de la Bosnie lorsque le conflit éclatera.

Une commission dirigée par Robert Badinter recommanda l'organisation d'un référendum sur l'indépendance, ce qui fut fait en février 1992, contre l'avis des Serbes, qui le boycottèrent. L'indépendance fut votée à 63 %, ce qui correspond à peu près à la répartition de la population croate et musulmane, les abstentions correspondant à peu près à celle des Serbes. Croates et Musulmans avaient violé le principe du consensus jusqu'alors en vigueur. L'acquisition d'une légitimité internationale s'était faite par la cassure de la légitimité interne, d'autant que le vote croate en faveur de l'indépendance était essentiellement un vote contre la perspective de vivre dans une Yougoslavie réduite mais dirigée par les Serbes. Ce n'était en rien un vote en faveur d'une citoyenneté bosniaque.

Les Serbes de Bosnie étaient opposés à l'indépendance. Le référendum qui a abouti à l'indépendance s'est fait contre leur volonté. Il y a donc eu, de leur point de vue, une rupture du consensus par les Musulmans et les Croates. L'usurpation, par les Serbes de Bosnie, de la légitimité étatique dans la république serbe autoproclamée de Bosnie résulte dans une large mesure de la transgression, consécutive au référendum, par les Musulmans et les Croates, des pratiques consensuelles qui avaient jusqu'alors été en usage. Que cela ait été, de la part des nationalistes serbes de Bosnie, un prétexte ou non – le fait que les Serbes de Bosnie aient proclamé leur république autonome avant le référendum 3 [3] accréditerait plutôt la thèse du prétexte -, on ne saurait évacuer cet aspect-là de la question.

Que tout cela ait pu tomber tout à fait à point et coïncider avec les intérêts stratégiques de la Serbie, qui a un besoin vital d'un accès à la mer, et donc du contrôle de la Bosnie et d'une partie de la Croatie, ne fait pas de doute, mais il serait erroné d'assimiler trop hâtivement la politique de l'Etat de Serbie et celle de la république autoproclamée, autrement dit de Milosevic et de Karadzic. En effet, on verra que de nombreux germes de tension existent entre ces deux dirigeants dont les objectifs peuvent être contradictoires.

Victimes présumées coupables ?

La question de la destruction de la Bosnie-Herzégovine ne nous concerne pas seulement pour des raisons humanitaires, mais aussi pour des raisons de principe. On pourrait certes adopter la position que nous qualifierons d'« internationaliste métaphysique » et qui conduit à renvoyer dos à dos toutes les parties en présence dans un conflit. Le « pacifisme métaphysique » ne nous semble pas non plus acceptable. Etre « contre toutes les guerres » est un point de vue qui ne peut pas dépasser la position de principe, surtout lorsque l'une des parties, manifestement agresseur, dispose d'un approvisionnement en armes qu'on interdit à l'autre, manifestement victime. Caractéristique du point de vue internationaliste métaphysique est celui développé dans Yougoslavie : terrorisme des Etats, édité par la Fédération anarchiste. Lorsque le groupe Kamov de Paris traduit dans le Monde libertaire (5 décembre 1991) un texte d'une association croate, « le Vent de Zagreb », disant : « ... cette guerre n'est pas un conflit nationaliste (bien qu'il y ait des éléments d'un tel conflit) : c'est avant tout une agression classique et une occupation », le constat est vivement critiqué par le rédacteur de la brochure, qui s'exclame : « Toute guerre est une guerre de conquête et d'occupation ! », signifiant par là que la population occupée, voire bombardée, massacrée, participe de plein droit à la conquête et à l'occupation, avec les mêmes responsabilités. Evidemment, toute guerre est une guerre de conquête et d'occupation. Mais ce constat peut suggérer entre autres choses que l'une des parties en présence conquiert et occupe l'autre. L'auteur de la brochure ne cherche pas à distinguer les divers processus par lesquels deux ou plusieurs pays, régions, etc., peuvent entrer en guerre. Il y a certes les cas ou une surenchère progressive de deux parties opposées, dont les populations sont préalablement conditionnées, conduit à une guerre dont les motivations réelles se trouvent dans la conquête de marchés, l'écrasement de mouvements sociaux intérieurs, etc. Mais refuser de constater les cas où l'une des parties est surarmée et conditionnée à la guerre, et l'autre désarmée et impréparée, relève d'un dogmatisme qui dessert la cause qu'on défend dans la mesure où cela invalide toute l'argumentation qu'on pourra développer par la suite. Les guerres coloniales aussi étaient des guerres de conquête. Les Vietnamiens, les Algériens étaient-ils responsables des guerres qu'on leur imposaient ? L'internationalisme métaphysique ne fournit aucune réponse à une situation où une population est victime d'une conquête et d'une occupation et où tous les appels à déposer les armes, pour justifiés qu'ils soient dans les principes, n'ont jamais contraint un agresseur à cesser les combats.

Nous pensons qu'il existe des critères relativement fiables pour déterminer si, dans un conflit, il y a un agresseur et un agressé, quelle que soit par ailleurs l'opinion qu'on puisse avoir sur l'agressé ou le peu de sympathie qu'on puisse éprouver pour lui. De même, il existe des éléments relativement fiables pour permettre de se faire une idée de la nature d'un conflit. Les faits observables sont relativement parlants...

Depuis la guerre du Golfe nous nous sommes habitués au principe de deux poids, deux mesures en matière de droit international. Le conflit qui ravage la Bosnie en est une illustration parfaite. La création, par l'ONU, de « zones de sécurité » présentées comme le nec plus ultra en matière d'ingérence humanitaire, ne fait que légitimer le nettoyage ethnique et l'appropriation par la « république serbe autoproclamée » de Bosnie de 70 p. 100 du territoire. Le « groupe de contact » réunissant les Etats-Unis, la Russie, la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne fait pression sur les trois parties pour qu'elles signent un cessez-le-feu qui entérine la partition de la Bosnie-Herzégovine, les Bosniaques (Croates et Musulmans) recevant 51 % du territoire, les Serbes 49 %. Radovan Karadzic est, quant à lui, extrêmement clair sur ses objectifs. S'il ne refuse jamais de négocier – il applique à merveille le principe : pendant les négociations la conquête continue – il souligne, dans une interview au quotidien belgradois Vecernje Novosti, le 24 février 1994, que « les Musulmans ne doivent pas obtenir plus de 25 % des territoires ». « Les Serbes, dans les Balkans, ajoute-t-il, sont un peuple supérieur. Qui donc pourra se battre aussi longtemps contre eux? » (Cité par Florence Hartmann, Le Monde, 25 février 1994.) Curieusement, ce foudre de guerre se garde bien d'envoyer son fils Sacha au casse-pipe. Ce dernier semble être mystérieusement passé au travers de tous les appels aux armes. Sacha aurait fait un caprice un jour qu'un pilote d'hélicoptère refusait de l'embarquer avec son chien, en septembre 1993. Le brave garçon, qui n'a pas l'habitude d'être contrarié, aurait répondu, selon le quotidien belgradois Borba : « Mon chien vaut mieux que dix pilotes. » (Cité par Gabriel Plisson, Mourir pour Sarajevo, p. 180, Editions In fine.)

Le principe même de ce partage est une véritable prime à la conquête, puisqu'il entérine le rattachement à la « petite » Yougoslavie (Serbie + Monténégro) d'une grande partie des territoires occupés par les Serbes en Bosnie et en Croatie. Curieusement, les pressions s'exercent surtout sur les agressés. Lorsque, à la suite d'une intervention de l'ONU, les défenseurs de Srebrenica assiégée sont désarmés sans que les assiégeants serbes ne lèvent le siège, on n'a plus guère d'hésitation sur les intentions de ceux qui édictent le droit international : en désarmant les défenseurs de la ville, l'ONU a par ailleurs permis aux Serbes de libérer des forces pour attaquer d'autres objectifs... Ce sont là des faits bruts, qui éclairent les options objectivement pro-serbes de la politique européenne et onusienne. Quelques autres faits, qui se situent plus dans le détail de la vie quotidienne, illustrent de façon également claire la nature du conflit. La FORPRONU, par exemple, bloque continuellement le déplacement d'artistes et d'intellectuels bosniaques ; en revanche, les Saoudiens n'ont aucun problème pour circuler... Ce sont les milices serbes elles-mêmes qui aident le passage des islamistes. Une organisation « humanitaire » islamiste, Taiba, donne 50 Deutschemarks par femme qui accepte de porter le voile et par enfant circoncis. Malgré cela, l'islamisme n'a que très peu de prise en Bosnie. Juan Goytisolo, lors d'un séjour qu'il fit à Sarajevo, se vit confier à son départ, par un habitant de la ville, un paquet de lettres à poster à Paris. Il constate avec stupeur que le sous-officier du contrôle de la FORPRONU « prétend que l'on n'a pas le droit de sortir plus de cinq lettres ». « Extraordinaire révélation », commente-t-il : « la FORPRONU participe-t-elle au siège de Sarajevo? » (Le Monde des Débats, septembre 1993.)

La politique de la communauté européenne a consisté à adopter une attitude d'apparente neutralité dans le conflit, agresseur et agressé étant placés sur le même plan. La préoccupation principale était non pas de faire cesser la guerre, mais d'empêcher qu'elle ne s'étende. Mitterrand de son côté a déclaré qu'il n'y avait en Yougoslavie ni agresseur ni agressé, position défendue par bien des militants de gauche, voire d'extrême gauche.

L'ensemble de la « classe politique française » s'accordait sur le fait qu'il ne fallait pas que le conflit « s'internationalise », tout en affirmant qu'il fallait « respecter les frontières » existantes, position qui paraît un peu contradictoire avec ce qui se passe sur le terrain. « L'autodétermination des républiques s'imposera », déclare François Mitterrand à l'Assemblée nationale, en novembre 1991, « mais la reconnaissance des frontières internes de droit international, la sauvegarde des minorités et l'alignement des nouveaux Etats sur les traités de sécurité relèvent d'une autorité internationale. » Un point essentiel du discours politique de la France est le respect des minorités nationales : à la même époque, Roland Dumas déclare dans la même assemblée que « s'il est vrai qu'aujourd'hui les Croates ne peuvent pas envisager de vivre sous une tutelle serbe, je constate que, réciproquement, les Serbes n'envisagent pas de vivre sous une domination croate »...

Ces positions ne se sont pas modifiées avec le changement de gouvernement. La continuité est totale : l'idée de fond est le maintien d'une Yougoslavie considérée comme un élément de stabilité dans la région, ce qui a conduit le gouvernement français à ne reconnaître la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine qu'avec d'extrêmes réticences et seulement quand il n'était plus possible de faire autrement. Il fallut également longtemps pour que les Serbes de Bosnie et les autorités de Belgrade soient reconnus comme agresseurs : jusqu'alors, la responsabilité du conflit était partagée. Ce n'est qu'en décembre 1992 que Pierre Joxe déclare à l'Assemblée nationale : « Mais nous connaissons l'origine, l'intention, les discours qui ont été tenus et qui formulent explicitement des objectifs racistes, des objectifs d'exclusion, des massacres habillés d'un terme qu'on ne doit pas s'habituer à prononcer – la pureté – et»qui nous rappelle quelque chose. »

Les gouvernements qui se sont succédé depuis le début du conflit n'ont pas modifié la politique de l'Etat français. La seule chose qui se soit modifiée est que le conflit s'est aggravé. Ce n'est que lorsqu'il n'a plus été possible de cacher les camps et les viols de masse que l'indignation gouvernementale s'est un peu manifestée, pendant une courte durée il est vrai. Mais cette indignation a été relativisée par l'imputation de tels faits à l'ensemble des « belligérants » sans aucune nuance. Il n'y a, en Yougoslavie, qu'une « guerre civile entre Etats et leurs composantes nationales », selon Georges Kiejman (Le Figaro, 7 août 1992). L'action de la France dans l'ex-Yougoslavie a vidé de toute substance le discours sur les droits de l'homme ; son action humanitaire n'y est que le cache-sexe de sa politique pro-serbe.

La position des Etats-Unis

Jusqu'au début de 1994 les initiatives qui ont été prises dans la région ont été celles de l'Europe et de l'ONU. Warren Christopher a pu déclarer qu'« aucun intérêt vital n'est en jeu » pour les Etats-Unis en Bosnie (sauf les ventes d'armes, évidemment). L'administration américaine partageait tout d'abord le point de vue de la France contre l'Allemagne, et admettait mal la dissolution de la Yougoslavie. George Bush envoya même au Premier ministre fédéral de Yougoslavie, M. Markovic, une lettre lui recommandant d'accélérer l'instauration de l'économie de marché mais souhaitant que tout cela se fasse dans le cadre d'une fédération yougoslave conservant son intégrité. Telle était également la position du gouvernement français. Lorsque les Douze établirent des relations diplomatiques avec la Slovénie et la Croatie, les Etats-Unis ne suivirent pas le mouvement, ce qui ne les empêcha pas, peu après, de faire pression pour la reconnaissance de la Bosnie-Herzégovine. Une fois installé à la Maison-Blanche, Clinton sera réticent à l'égard du plan Vance-Owen, soutenu par les Douze, ce qui fit croire aux Bosniaques qu'ils pouvaient compter sur les Etats-Unis.

La clef des différentes positions de l'administration américaine sur la Bosnie tient à deux considérations, l'une politique, l'autre commerciale :

– Politiquement, le président des Etats-Unis est tenu à des interventions le plus proches possible de zéro pertes en vies humaines. Nous serions tentés de dire que c'est le prix à payer dans un régime démocratique, si la réalité de la vie politique des Etats-Unis ne nous retenait. Disons que c'est le prix à payer dans un régime d'opinion. L'opinion publique américaine n'est pas disposée à entendre des comptes rendus d'information faisant état de pertes importantes. Et par pertes importantes il ne faut pas entendre quelques milliers, mais au plus quelques dizaines. Un journal américain, pendant la guerre du Golfe, faisait ironiquement remarquer que les soldats stationnés en Arabie saoudite couraient moins de risques de se faire tuer qu'en restant au pays où, il est vrai, les statistiques de meurtres sont effrayantes. Newsweek, en octobre 1994, titre un article : « Syndrome du stress haïtien? » (Haitian Stress Syndrome ?) faisant état de l'émotion suscitée par trois suicides parmi les troupes stationnées à Haïti... Il est évident que dans ces conditions, la stratégie d'intervention américaine à l'étranger est directement liée à des considérations d'économie absolue en vies humaines et que, si de l'infanterie est envoyée quelque part, elle devra risquer le moins possible, comme ce fut le cas dans le Golfe, ou ne sera pas envoyée du tout, comme ce serait le cas en ex-Yougoslavie (à l'exception de la Macédoine, où 300 Casques bleus américains sont stationnés, mais personne n'entend parler de la Macédoine – pour l'instant). On peut d'ailleurs se demander si l'espace de la guerre n'a pas été précisément circonscrit par décision de l'administration américaine, la présence de ces Casques bleus américains en Macédoine marquant la limite au-delà de laquelle elle ne doit pas s'étendre, afin de ne pas déstabiliser l'allié grec, afin aussi de ne pas inciter la Turquie, autre allié d'importance capitale, à intervenir. La Grèce et la Turquie, en situation d'hostilité chronique, sont des alliés des Etats-Unis, mais la première soutient la Serbie tandis que la seconde soutient la Bosnie. Permettre à ces deux pays d'intervenir dans le conflit et de s'opposer ouvertement sur le terrain international détruirait totalement le dispositif américain dans la région.

– L'autre considération découle pour une part de la précédente. Faute d'envoyer de l'infanterie, l'arme qui sera privilégiée sera l'aviation, capable d'effectuer des interventions rapides, à distance, et avec une forte puissance de feu. Lorsque des coupes budgétaires sévères sont envisagées, c'est l'aviation qui en pâtit le moins, pour les raisons indiquées précédemment, et aussi parce que l'aviation, faisant appel à de la technologie de pointe, est une excellente vitrine à l'exportation des produits made in USA. C'est sans doute une des raisons de l'insistance mise par l'administration américaine à faire usage des frappes aériennes. (Accessoirement, c'est un « plus » considérable, face à la concurrence, que les marchands d'armes puissent apposer sur leurs matériels, dans les foires internationales d'armes, l'étiquette « combat proven » [a subi l'épreuve du feu]. On peut dire sans beaucoup exagérer que c'est à cela que la guerre du Golfe a servi...)

Ce n'est que lorsque le risque d'extension de la guerre a pu menacer d'entraîner une crise grave au sein de l'OTAN que l'administration américaine a commencé à réagir... et lorsque la Russie a commencé à être mêlée de près à la crise. Les vieux réflexes de la guerre froide ne sont pas perdus. Lorsque les Etats-Unis et la Russie entrent en scène, conférences et tentatives de négociations aboutissent à la décision de l'embargo, par la résolution 713 du 25 septembre 1991, qui en fait consacre la supériorité militaire des Serbes.

Historique de l'embargo :
– Le 5 juillet 1991 : les Douze décident un embargo sur les armes ;
– 25 septembre 1991 : l'ONU décide un embargo militaire ;
– 8 novembre 1991 : la CEE impose des sanctions commerciales à l'ex-Yougoslavie ;
– 30 mai 1992 : embargo commercial et pétrolier de l'ONU contre la Serbie et le Monténégro.

Échec du plan Vance – Owen

En mai 1993, les Serbes de Bosnie refusent de ratifier le plan Vance – Owen.

Ce plan, qui s'inscrivait dans la logique de la cantonisation de la Bosnie-Herzégovine, entérinait le partage territorial de la Bosnie sur une base ethnique ; chacune des trois communautés se voyait attribuer trois provinces, Sarajevo ayant un statut spécial, mais il impliquait la discontinuité territoriale entre les territoires, faisant ainsi obstacle au rattachement de tous les Serbes à la Serbie. Les Croates d'Herzégovine avaient signé, car le plan consacrait l'existence de l'Herzeg-Bosna, proclamée en juillet 1992. Izetbegovic, quant à lui, avait accepté avec réticence en demandant des garanties.

La Bosnie-Herzégovine serait devenue un Etat décentralisé dans lequel les fonctions essentielles seraient revenues aux provinces, mais ces dernières n'auraient pas disposé de statut international. Une cour constitutionnelle formée d'une majorité de non-Bosniaques aurait été créée pour « régler les différends entre le gouvernement central et les provinces » ; les routes principales et les lignes de chemin de fer seraient contrôlées par les Nations-Unies. Ainsi aurait été constitué un Etat qui aurait été incapable de fonctionner sans ingérence étrangère permanente.

Serbes de Serbie et de Bosnie n'avaient accepté que sous les fortes pressions des Européens et des Américains : ils signent au début de mai 1993. Belgrade pensait alors qu'un refus pouvait une entraîner intervention militaire sur leurs positions. Cependant, les députés du « parlement » de Pale refusent et organisent un « référendum » dans les territoires ethniquement nettoyés. Les Occidentaux se trouvent alors placés devant un choix : – faire respecter de force le cessez-le-feu et la levée du siège des villes ; – reculer et entériner la conquête par les Serbes et le rattachement à la Serbie des territoires sous leur contrôle. C'est évidemment la seconde solution qui sera appliquée.

Les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France et l'Espagne établissent à Washington un « programme commun d'action » fondé sur des options minimales dont l'objectif est de créer des zones de sécurité protégées des attaques serbes. Ces zones de sécurité se révéleront inefficaces. Les bombardements continuent en Bosnie-Herzégovine comme en Croatie. La résolution 820 décidera alors un blocus sur la mini-Yougoslavie (Serbie et Monténégro) mais cela n'aura aucune incidence sur la situation militaire. Un an après sa reconnaissance internationale par l'ONU, c'est la fin de la Bosnie-Herzégovine. La conquête visant à établir la continuité territoriale avec la Serbie est de fait entérinée.

La politique de l'apaisement exacerbe la logique de guerre, radicalise les positions en présence et provoque une extension de la violence. Il s'agit en fait d'une reconnaissance de la victoire militaire des Serbes et d'une reconnaissance du principe du partage ethnique. Dans la mesure même où l'agression est manifestement payante, les ultra-nationalistes se trouvent renforcés en Serbie : en juin 1993 Dobrica Cosic, président de la fédération yougoslave est destitué avec l'appui de la fraction dure de l'extrême-droite serbe.

En Bosnie-Herzégovine, on assiste à une extension tragique de la violence. Les troupes serbes de Bosnie sont encouragées dans leurs opérations militaires. L'effondrement des plans diplomatiques depuis janvier 1993 confirme les Serbes dans leur conviction que les négociations ne feront qu'entériner la conquête. Ils poursuivent le siège des enclaves musulmanes et le bombardement de Sarajevo. On ne peut que constater que l'argument du gouvernement français de « ne pas ajouter la guerre à la guerre » conduit à une aggravation tragique du nombre des victimes de la guerre.

Combats entre Coates et Musulmans

Croates et Musulmans sont globalement alliés contre les Serbes, mais se livrent des combats occasionnels. Pendant la première année de la guerre, en 1992, ils s'étaient combattus pour le contrôle de territoires. Le paradoxe de ce conflit est que deux communautés peuvent se combattre dans un endroit et être alliées ailleurs, ce qui en dit long sur le fait que le conflit n'est en réalité que très accessoirement de nature « ethnique » ou « nationale ». Le Courrier international (n° 168) raconte qu'à Mostar le commandant des forces musulmanes et le commandant de l'artillerie serbe du secteur – qui ont ensemble fréquenté l'académie militaire de Belgrade – se sont entendus (pour 4 000 marks) pour que le second bombarde pendant une demi-heure les forces croates afin de permettre au premier de consolider ses positions. En Bosnie centrale, les Serbes gèrent un service de location de chars de combat. Les voies de communication étant coupées, les Bosniaques achètent des munitions aux Serbes. Le commandant des forces musulmanes de Mostar, le général Pasalic, commente : « Parfois il n'est vraiment plus évident de savoir qui lutte contre qui dans cette guerre », surtout lorsque des troupes « musulmanes » dissidentes combattent dans les rangs des Serbes de Croatie...

Izetbegovic n'avait pas cru en l'extension de la guerre en Bosnie-Herzégovine et n'avait pris aucune mesure défensive. Les Croates lui reprochaient de ne pas avoir pris position lors de l'attaque de l'armée fédérale en Croatie. Le HVO (Conseil de défense croate) et les autorités bosniaques étaient en désaccord : les Bosniaques s'en tenaient au principe d'une république pluri-ethnique tandis que les Croates d'Herzégovine, soutenus par Tudjman, voulaient une Bosnie-Herzégovine sur une base ethnique.

Avril 1993 : Mate Boban, dirigeant des Croates, enjoint les forces bosniaques de quitter le territoire ou de passer sous commandement croate. Le refus bosniaque fut suivi d'une offensive croate.

Dans Mostar, la capitale de l'entité autonome croate d'Herzeg-Bosna, les réfugiés musulmans avaient afflué, chassés par les Serbes, et avaient modifié la balance démographique en leur faveur. Le HVO y engagea des combats sanglants pour le contrôle de la ville. Snipers, destructions de bâtiments historiques, bombardement de quartiers musulmans, blocage de convois humanitaires. L'armée bosniaque, à son tour, pour garder le contrôle de territoires qui lui avaient été réservés, s'engagea dans des offensives en Bosnie centrale, fit le siège d'enclaves croates, expulsa les populations, détruisit des maisons et des églises catholiques. La responsabilité de cette escalade de la violence, des destructions et des massacres est à mettre directement sur le compte de l'échec de 1993.

Le Haut-commissariat des Nations-unies pour les réfugiés estime, au 1er août 1993, qu'il y avait 2 202 000 réfugiés dans l'ex-Yougoslavie, et plus de 500 000 réfugiés à l'étranger. La population totale de l'ex-Yougoslavie était de 24 millions. Pour l'anecdote, l'Allemagne en accueille 280 000, la Suisse 20 000 et la France... 1 300.

Polémiques sur l’intervention militaire

L'argumentation de ceux qui s'opposent à la levée de l'embargo sur les armes au profit des Bosniaques est qu'il ne faut pas risquer d'aggraver le conflit et de l'internationaliser. Cet argument, on le retrouve curieusement à la fois chez Mitterrand, ou plus généralement chez ceux qui parlent au nom de la diplomatie française, qu'ils soient de droite ou de gauche, et chez certains militants révolutionnaires. L'argument est d'ailleurs parfaitement fondé, mais le conflit peut-il être plus grave pour les civils Bosniaques ? La levée de l'embargo sur les armes vers la Bosnie aggraverait certes le conflit, pour les bandes d'assassins en uniforme qui ont détruit, bombardé, assiégé Vukovar, Osijek, Dubrovnik, Sarajevo, Gorazdé, Srebrenica, Tuzla... Tuzla constitue d'ailleurs un cas à part : c'est une ville de 180 000 habitants, au coeur d'une région industrielle importante, et avec une classe ouvrière organisée, concentrée, et multi-ethnique. Ce n'est probablement pas un hasard si la destruction, voulue par les nationalistes serbes, des traditions de cohabitation n'a pas pu réussir. Les Musulmans constituaient avant la guerre 48 % de la population de Tuzla, Croates et Serbes respectivement 16 et 15 % ; mais 21 % de la population se disait Yougoslave. Il y avait en outre 45 % de mariages mixtes. Une défense efficace de la ville a pu être organisée, dirigée d'ailleurs par un Croate...

Ce qui donc est critiquable, ce n'est pas la volonté d'empêcher les parties engagées dans un conflit, de leur propre volonté ou malgré elles, de se battre, c'est que cet empêchement consacre l'inégalité des chances au profit de l'agresseur, qui d'une part dispose de stocks d'armes lourdes importants et qui, d'autre part, est largement approvisionné en armes notamment à travers la Grèce. Ce qui est contestable, c'est l'incohérence qui consiste, tout en empêchant l'agressé de se défendre pour ne pas embraser la région, de ne prendre aucune mesure réelle pour empêcher l'agresseur d'agresser.

La supériorité écrasante de l'armement serbe a largement servi de prétexte à la non-intervention, d'abord parce que celle-ci mettrait en péril les Casques bleus, ensuite parce qu'elle engagerait l'ONU dans des opérations extrêmement périlleuses. Si la supériorité de l'armement serbe par rapport à celui dont disposent les Bosniaques est réelle, il faut toutefois la remettre en perspective, car cela relève de la même intoxication que lorsqu'on parlait de quatrième armée du monde à propos de l'armée irakienne, à cette différence près que dans le cas des Irakiens c'était un prétexte à intervenir, dans le cas des Serbes c'est un prétexte à ne pas intervenir. On peut même dire que l'armement dont disposent les Serbes est nettement inférieur à celui dont disposaient les Irakiens, qui avaient du matériel hautement performant, mais d'une ou deux générations en retard par rapport à celui des Occidentaux. Ce n'est même pas le cas des Serbes : ils disposent de chars ou de canons tractés qui datent des années cinquante. On a pu voir, dans quelques reportages, des images de chars serbes, maladroitement peinturlurés en camouflage, dont aucun pays du tiers monde ne voudrait aujourd'hui. Il en est de même de leurs avions. Il ne s'agit pas là de simples hypothèses mais de faits établis par le Military Balance, l'annuaire de l'Institut d'études stratégiques de Londres.

Un autre argument avancé par la diplomatie française est de ne pas mettre en danger les Casques bleus. L'argument révèle la vraie nature de la présence des Casques bleus. Ils ne sont pas là pour empêcher les civils de se faire tuer, ils sont là pour veiller à ce que les victimes ne se défendent pas.

Quelques exemples :

– en Croatie, après le cessez-le-feu de janvier 1992, les Casques bleus n'ont pas désarmé les milices serbes, mais en revanche ils ont protégé celles-ci contre la contre-attaque croate : les milices ont ainsi pu achever tranquillement la purification ethnique dans cette région.

– à Srebrenica : l'ONU a désarmé les défenseurs de la ville, mais n'a pas réussi à faire lever le siège ni à désarmer les assiégeants serbes. Ces derniers ont pu ainsi concentrer leurs efforts sur d'autres objectifs, comme Goradzé.

– dans la Krajina croate contrôlée par les Serbes, le déploiement des Casques bleus leur a permis de concentrer ses forces contre la Bosnie-Herzégovine.

– partout, l'argument de la présence des Casques bleus a empêché toute intervention aérienne contre l'artillerie serbe qui détruisait les villes.

On entend d'une façon lancinante l'argument selon lequel il ne faut pas intervenir parce que les Casques bleus pourraient en pâtir. Les Casques bleus sont en réalité les otages des forces serbes et l'alibi à la non-intervention : la proportion plus ou moins grande de Casques bleus engagés par les différents Etats est le révélateur le plus sûr de leur volonté politique de maintien du statu quo.

La France est farouchement hostile à la fois à toute intervention militaire et à l'extension du conflit dans la région. Elle se trouve donc dans la situation de ne pas laisser l'agressé s'armer mais en même temps de ne pas vouloir assumer sa défense. Ce serait incohérent si en réalité cela ne correspondait aux objectifs réels de la diplomatie française. Il faut être militaire pour ne pas avoir compris cela, comme le général Cot, commandant de la FORPRONU en ex-Yougoslavie, qui dénonça publiquement en janvier 1994 les « humiliations » subies par ses troupes ; le général Briquemont qui, à la même époque, démissionna de son commandement de la FORPRONU en Bosnie-Herzégovine, ou le général Morillon qui resta dans Srebrenica assiégée, malgré les ordres, afin d'éviter de nouveaux massacres...

Il faut donc mettre a nu les vraies raisons pour lesquelles la diplomatie française s'oppose à la fois à la livraison d'armes à la Bosnie et à l'intervention militaire. Il ne s'agit en rien de considérations humanitaires mais des objectifs politiques de l'Etat français dans la région. Le gouvernement français est influencé par une conception de la politique balkanique née de la guerre de 1914. La Yougoslavie, née du traité de Trianon auquel la France a participé en 1920, apparaît comme un facteur de stabilité et comme une barrière efficace contre la montée d'une Europe centrale dominée par les Allemands. L'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, qui avaient appartenu à l'empire d'Autriche, était apparue comme une avancée substantielle des intérêts allemands dans la région. L'unité de la Yougoslavie était donc placée au-dessus de toute autre considération, et cela a été interprété par les dirigeants de Belgrade comme un encouragement à l'usage de la force pour résoudre les problèmes. C'est le sens des paroles de Mitterrand lors d'une conférence de presse, le 11 septembre 1991 : « Comment nous, pays européens ayant des liens très forts avec les peuples de cette région, qui avons été notamment à l'origine de la création de la Yougoslavie au lendemain de la guerre de 14-18, comment pourrions-bous être indifférents au sort de ce p»ys qui, à sa manière (...) a maintenu une certaine réalité commune et politique dans cette partie de l'Europe ? » (Le Monde, 13 septembre 1991.) Il n'est pas innocent que Mitterrand ait mentionné Bismarck dans cette même conférence de presse, qui n'avait pas voulu dépecer l'empire d'Autriche après la victoire de Sadowa, parce que les Autrichiens savaient comment s'y prendre avec les Slaves du Sud et pas lui, Bismarck. Autrement dit, Bismarck pas plus que Mitterrand n'ont voulu modifier l'équilibre régional. Mais Mitterrand n'est pas Bismarck. La Serbie de 1990 n'est pas non plus l'empire d'Autriche...

La politique française consiste à sauver ce qui peut l'être de la Yougoslavie, même amputée de la Slovénie et d'une partie de la Croatie, à négocier un nouveau tracé des frontières qui satisferait les Serbes de Croatie et de Bosnie, et à trouver un biais juridique pour garantir le droit des minorités. Dans les faits, cela consiste à reconnaître l'hégémonie de la Serbie. Dans cette perspective, les revendications des Bosniaques ont peu de poids. La reconnaissance du partage de la Bosnie-Herzégovine était implicite dès le début dans la politique des grandes puissances, consistant précisément à ne pas avoir de politique, mais seulement des initiatives humanitaires. Mitterrand a d'ailleurs été très clair : « La France n'a pas été et ne sera pas anti-serbe. Elle est et sera anti-torture, anti-camp de concentration, anti-guerre d'expansion. C'est tout. » (Le Monde, 9 février 1993.) Ce qui est une façon indirecte de reconnaître la torture, les camps de concentration et la guerre d'expansion.

Les médias, les hommes politiques qui s'expriment sur la question de la Yougoslavie présentent la situation actuelle comme la conséquence d'antagonismes séculaires qui auraient inévitablement provoqué la guerre. La présence même de « peuples » différents sur un même territoire est source de conflits. Il ne saurait être question, dans ce cas, de distinguer les agresseurs des agressés, car tous sont responsables : de même, Serbes, Croates, Bosniaques ont tous des « intérêts légitimes » sur lesquels il faut négocier, sans aucune considération du contenu des projets politiques. La politique reconnaît les Etats, pas les systèmes politiques. Que les Bosniaques s'en tiennent (mais pour combien de temps encore ?) à un système fondé sur la cohabitation et les Serbes à un système ethniquement purifié n'entre pas en compte. Ainsi Mitterrand déclare-t-il au Monde le 9 février 1993 que « l'expérience des siècles, l'héritage culturel, la réalité vécue permettent d'authentifier les aspirations nationales » ; c'est pourquoi, précise-t-il, « le drame était difficilement évitable ».

La politique française reprend à son compte la grille de lecture de la guerre développée par Belgrade. Dans la mesure où le conflit était latent et que des « passions ethniques ancestrales » ont été libérées des deux côtés (Mitterrand dixit, dans Le Monde du 9 février 1993), il ne saurait y avoir ni agresseur ni agressé, il ne saurait non plus être question de considérer que Belgrade a, depuis plus de dix ans, une politique d'expansion territoriale. On a abouti à une situation où les victimes de l'agression, dès lors qu'elles veulent se défendre, se voient reprocher de « provoquer » l'agresseur. Les seules bonnes victimes sont celles qu'on voit déchiquetées dans des brancards ; si elles se présentent sous la forme d'hommes armés qui se défendent, elles sont ramenées, à égalité avec l'agresseur, au statut de co-responsable de la guerre. La victime est ainsi présumée coupable.

Une brochette d'intellectuels avait également pris une position de renvoi dos à dos. Edgar Morin, Elie Wiesel, Jorge Semprun, Mario Vargas Llosa, Jean-Toussaint Desanti, Peter Handke, Ismaïl Kadaré, Gyorgy Konrad, Claudio Magris, Peter Schneider et l'inévitable Bernard-Henry Lévy publient dans Le Monde un texte affirmant que « quelle que soit la légitimité respective des causes en présence » – ce qui sous-entend qu'une politique d'expansion territoriale peut avoir une légitimité – « le choix des armes et du sang interdit d'élire une cause contre une autre, un nationalisme contre un autre, même si, aujourd'hui, la disparité des forces met les populations de Croatie à la merci de l'armée “fédérale» ». (Le Monde, 21-11-1991.) Lorsque ce texte a été rédigé, Vukovar venait de tomber, rasée par l'artillerie serbe : le « choix des armes » était celui des militaires serbes contre des civils croates.

L'aval donné par Paris à la politique d'expansion du gouvernement serbe trouve une démonstration par l'absurde dans la présence même des Casques bleus, dont les Français – ce n'est pas un hasard – constituent le plus fort contingent. Ils sont là, dit-on, pour maintenir la paix. D'une certain façon, c'est vrai. Ils sont là pour maintenir un état de non-guerre là où elle a été gagnée par les Serbes, en empêchant les Bosniaques de se défendre, de « provoquer » les Serbes. Les Casques bleus sont postés dans les endroits où la politique de purification ethnique a été réalisée, et non pas là où ils pourraient empêcher l'approvisionnement en hommes et en armes des milices serbes de Bosnie.

Une intervention militaire aurait été parfaitement possible, si elle avait été jugée nécessaire. Contrairement aux affirmations qui ont été faites concernant la puissance de l'armée yougoslave, et le rappel que la Yougoslavie s'est libérée toute seule du nazisme, etc., l'intervention n'aurait pas été aussi coûteuse qu'on l'a dit. Tout d'abord, ce n'était pas une armée serbe qui se trouvait en Bosnie-Herzégovine, mais des bandes armées, très efficaces contre des populations civiles, mais qui se sont rarement heurtées à une opposition véritable, et quand cela a été la cas, le résultat a été peu brillant. A armement égal, ces bandes armées ne résisteraient pas longtemps contre l'armée bosniaque. Le problème crucial de la guerre, au-delà de la perfection des armements dont on peut disposer, est l'occupation du terrain. Les Occidentaux, et en particulier les Américains, sont très vulnérables sur ce point vis-à-vis de leurs opinions publiques. C'est pourquoi aucun gouvernement occidental n'interviendra durablement s'il y a des risques de pertes en vies humaines. Mais en réalité, ce problème ne se pose pas vraiment : pourquoi évoquer l'appel à des troupes extérieures, quand il suffirait d'armer correctement les Bosniaques ? Ces derniers auraient pu constituer les troupes d'occupation au sol, avec un minimum de couverture aérienne de l'OTAN. Peu de risque, en somme. Les bandes armées, les petits seigneurs de la guerre auraient été balayés. Si cela n'a pas été fait, c'est que c'était un choix politique.

De Chirac à Delors, de Philippe de Villiers à Fabius et Brice Lalonde, chacun y est allé de son couplet en faveur de l'intervention. L'absurdité d'une intervention militaire est parfaitement dévoilée par une femme de Sarajevo interviewée en août 1992 par le Figaro :

« Si les armées étrangères viennent ici, il va falloir qu'elles restent longtemps, très longtemps, pour empêcher l'inévitable vengeance de ceux qui auront été battus ... La propagande, le mensonge, la désinformation [nous] rendent extrémistes. Le téléphone est coupé volontairement pour que la population ne se parle pas, ... pour la contraindre à regarder la télévision. Comme cela, chaque camp a une opinion uniforme. Une opinion de haine. Les politiciens locaux parlent de paix, mais ils préparent le temps où il ne sera plus possible de pardonner et d'oublier. ... Sarajevo souhaite une intervention militaire en croyant que c'est la bonne solution. Moi, je dis que c'est la plus immonde, la plus dangereuse, la plus suicidaire. Si les troupes étrangères viennent ici, ce sera pire qu'avant. Pour eux comme pour nous. La division sera consommée et il ne sera plus permis de parler, de négocier, de s'approcher. »

Une intervention internationale servira d'excuse pour mettre sur pied, sous le prétexte du moindre mal, une gendarmerie supranationale. Aujourd'hui en Yougoslavie, demain ailleurs. Rappelons-nous la création des Compagnies républicaines de sécurité par les socialistes. Il ne faut rien attendre des Etats pour régler le conflit en Yougoslavie. Il est vrai qu'appeler à donner plus d'armes aux Bosniaques et un appel à tuer un peu plus ; mais appeler à ne pas leur en donner conduit au même résultat... Interventionnistes ou non, les uns attendent des Etats qu'ils interviennent en Bosnie, et les autres attendent des Etats qu'ils organisent le blocus des armes... Quel que soit le mode de l'intervention des puissances impérialistes, il conduit au désastre, parce que l'objectif recherché n'est en réalité pas la paix mais l'ordre. Au Tibet occupé par les Chinois règne l'ordre. Qui s'en indigne ? A Chypre, occupé par les Turcs à 40 %, règne l'ordre. Qui s'en plaint ? L'ordre qui règnera en Yougoslavie à l'issue de ce conflit sera de cette sorte. Aucune intervention étrangère ne délivrera les peuples de Yougoslavie de la guerre et de l'oppression, car pour cela il faudrait qu'ils soient débarrassés de leurs dirigeants.

L'accord croato-musulman

Le 23 février 1994, un accord de cessez-le-feu est signé entre les chefs militaires croates de Bosnie et les forces gouvernementales bosniaques. Cet accord prévoit également « la cessation de toute forme de propagande par une partie contre l'autre », l'ouverture des routes, la libération des prisonniers, la remise en état des ouvrages d'infrastructure, etc. Grand élan de fraternisation ou intérêt bien compris ? le dirigeant des Croates de Bosnie-Herzégovine, Kresmir Zubak, déclara : « Nous sommes convenus qu'il était possible, voire préférable [...] dans l'intérêt des deux peuples, d'organiser la Bosnie-Herzégovine sous la forme d'une union des peuples croate et musulman. » (Le Monde, 25 février 1994.)

Il est vrai que cette évolution intervient alors que les forces légales de la Bosnie-Herzégovine se sont réorganisées, renforcées et ont accumulé face aux Croates des succès militaires grâce à une infanterie plus nombreuse et plus efficace. Le HVO (Conseil de défense croate) a accumulé les revers militaires sur le terrain. Un autre fait n'est sans doute pas non plus étranger au revirement croate : soupçonnée de mener avec Herzeg-Bosna le même jeu que la Serbie avec la république autoproclamée de Karadzic, la Croatie s'est vue menacée d'un embargo identique à celui qui frappe la Serbie. Le cessez-le-feu du 23 février aboutit à la création en avril, d'une fédération croato-musulmane.

Le 6 juillet, le « groupe de contact » propose un plan de plus, sous forme d'ultimatum, à prendre ou à laisser, mais une fois de plus sans envisager les moyens de le mettre en oeuvre, qui accorde à la fédération croato-musulmane 51 % du territoire et aux Serbes 49 %. La coalition croato-musulmane, selon ce plan, récupérerait ainsi des territoires pris par les Serbes au Nord ; la poche de Bihac, à population majoritairement musulmane (90 %) est sensiblement agrandie, et des territoires en Bosnie centrale seraient restitués, ainsi que quelques villes importantes : Modrica, Derventa, Doboj, Jajce. Mais l'étroit corridor qui, au Nord, permet aux Serbes de relier leurs conquêtes de Bosnie orientale à celles de la Bosnie occidentale et de la Croatie, se trouve rétréci. Enfin, certaines villes doivent être partagées : Foca, Zvornic, Vlasenica et Rogatica. Mostar sera placée pendant deux ans sous la protection de l'Union européenne, Sarajevo sera gérée pendant deux ans par l'ONU, après quoi la ville sera partagée entre les Musulmans, pour les deux tiers, et entre Croates et Serbes pour un tiers.

Karadzic, le chef des Serbes de la république autoproclamée, répliqua en disant que « personne ne peut nous prendre 13 villes par la force ». Les Serbes veulent élargir le corridor au Nord, ils exigent la garantie de la reconnaissance internationale pour leur « république » autoproclamée, et le contrôle de Sarajevo. [Le fondement de la réclamation serbe sur Sarajevo est que, il y a un demi-siècle, la ville était en majorité peuplée de Serbes.] Ils exigent également un accès à la mer. Ce dernier point, rarement exprimé explicitement, est peut-être le fondement stratégique réel de la guerre.

Tant que l'Europe et l'ONU étaient seules en charge du dossier yougoslave, aucune évolution n'avait pu être obtenue. Ce n'est que lorsque les Etats-Unis, la Russie et l'OTAN s'en sont mêlés que les choses ont bougé. Ainsi, l'accord signé à Washington sur la création d'une fédération bosniaque croato-musulmane était un succès de la diplomatie américaine soucieuse de consolider les positions de la Bosnie-Herzégovine face aux Serbes, eux-mêmes soutenus par les Russes, lesquels réaliseront peut-être enfin l'objectif séculaire de leur diplomatie, accéder à la Méditerranée.

L'administration américaine a joué sur l'une des deux tentations de la politique croate. La première était d'annexer l'Herzégovine, à majorité croate, sur laquelle Tudjman avait des visées. La Serbie et la Croatie avaient vraisemblablement négocié le partage de la Bosnie-Herzégovine dès avant le conflit. On sait que Milosevic et Tudjman se sont rencontrés en 1992, et il y eu également des rencontres entre nationalistes serbes de Bosnie et croates à Graz, en Autriche, la même année.

Les Croates d'Herzégovine avaient d'ailleurs leurs propres revendications, la création d'une « république autonome », l'Herzeg-Bosna, ce qui pouvait être un premier pas vers le rattachement à la Croatie. Le problème, c'est que si Tudjman annexait l'Herzégovine, il justifiait par la même occasion l'annexion par les Serbes des territoires réputés « serbes » de la Croatie. Tudjman joua sur les deux tableaux : il reconnut la Bosnie-Herzégovine, mais rattacha de fait l'Herzégovine à la Croatie. Cela explique que le gouvernement croate signa le premier le plan Vance – Owen, car il le satisfaisait tout à fait. Mais lorsque Tudjman voulut aller plus loin en profitant de la mollesse des Occidentaux après mai 1993, et tenta, avec Milosevic, un partage de la Bosnie-Herzégovine, il se heurta à une forte opposition intérieure de ceux qui prônaient le retour à l'alliance croato-musulmane. L'opposition croate reprochait à Tudjman de soutenir le plan « Owen – Stoltenberg » qui préconisait une Union des républiques de Bosnie-Herzégovine, ce qui aurait entériné le partage de celle-ci en trois républiques distinctes. L'opposition croate proposait quant à elle : a) l'arrêt immédiat des combats entre Musulmans et Croates ; b) la condamnation de tous les crimes de guerre et la recherche des responsables de ces crimes ; c) le rétablissement de l'alliance entre Musulmans et Croates ; d) la sauvegarde de l'intégrité du territoire de la Bosnie-Herzégovine et l'enclenchement de sa démilitarisation ; e) la visite d'une délégation parlementaire à Sarajevo ; f) le retour des déplacés et réfugiés.

Ce programme n'est pas dénué de considérations pragmatiques, ce qui n'est d'ailleurs pas en soi une mauvaise chose : concernant le point f), par exemple, la Croatie avait, fin 1993, 300 000 réfugiés bosniaques sur son sol. Mais surtout, « soutenir ce plan signifiait en réalité l'acceptation du partage de la Bosnie-Herzégovine : 600000 Croates se trouveraient ainsi hors des provinces qui leur sont attribuées », explique Nebojsa Koharovic, responsable des relations internationales du Parti populaire croate (HNS), dans l'opposition. (Le Monde, 16 décembre 1993). Explication de texte : les Croates, à tout prendre, préfèrent être citoyens minoritaires croates dans une république bosniaque que minoritaires croates dans une république serbe rattachée (selon des modalités peu définies, d'ailleurs) à une union de républiques constituant un « Etat » bosniaque. « L'idée centrale de l'opposition croate, dit encore Nebojsa Koharovic, consiste en la sauvegarde de l'intégrité territoriale et multinationale de la Bosnie-Herzégovine, et en la reprise de l'alliance politique des Croates et des Musulmans qui est possib»e et nécessaire malgré les atrocités commises des deux côtés. »

C'est sur cette tendance que s'appuya l'administration américaine. L'alliance croato-musulmane est tout à l'avantage des Croates, en ce sens qu'elle renforce la Bosnie-Herzégovine dans son rôle de tampon opposé aux tentatives d'expansion de la Serbie, laquelle est perçue comme autrement plus menaçante. L'administration américaine s'est montrée bien plus capable que les Européens de profiter des tendances sous-jacentes des rapports croato-musulmans. Cependant, elle balance constamment entre deux tentations, celle qui consiste à concevoir la Serbie comme le facteur de stabilité dans l'ex-Yougoslavie (une constante de la politique française et britannique) ou à accorder ce rôle à la Croatie (point de vue qui était également celui de M. Genscher, l'ex-ministre allemand des affaires étrangères).

« De toute évidence, c'est à Mostar que s'affrontent les interprétations divergentes des accords de Washington sur la création d'une fédération croato-musulmane » dit Gojko Beric (Oslobodjenje, cité par Courrier international, 10-16 novembre 1994). A l'origine, l'accord de partage de la Bosnie-Herzégovine entre Tudjman et Milosevic mentionné ci-dessus accordait Mostar à la Croatie. Aujourd'hui, le HDZ, parti de Tudjman, se contenterait de la moitié de la ville, qui serait ainsi divisée en deux municipalités, tandis que les Musulmans préconisent de préserver l'unité. Actuellement les Croates occupent la rive droite et les Musulmans la rive gauche. Le problème ne vient d'ailleurs pas tant de la population traditionnelle de la ville que des innombrables réfugiés : croates venant des parties de l'Herzégovine occidentale occupées par les Serbes, ou Musulmans chassés de villes prises par les Croates, les uns et les autres s'étant préalablement affrontés avant de se réfugier à Mostar ... ce qui explique qu'ils ne soient pas très sensibles aux sirènes de la communauté d'existence. Selon Gojko Beric, la consolidation du statu quo qui est en cours « entraînerait la division de la ville en deux municipalités : l'une croate, l'autre bosniaque. Et marquerait incontestablement la victoire du concept de “pureté ethnique» qui fut à l'origine de la guerre en Bosnie-Herzégovine. »

La constitution d'une fédération croato-musulmane pourrait avoir comme effet pervers de justifier la constitution d'une instance équivalente dans les territoires conquis par les Serbes et marquerait la victoire du concept de pureté ethnique sur toute la Bosnie-Herzégovine.

Serbie. – La situation interne

L'un des aspects le moins abordé du conflit concerne la situation intérieure de la Serbie. Le pouvoir était, avant la guerre, très critiqué pour l'inefficacité de sa politique économique, mais les sanctions décrétées en mai 1992 ont fourni à Milosevic le prétexte idéal pour les rendre seules responsables du désastre actuel, alors que le terrain avait été fragilisé par plusieurs années de crise. 80 % du budget fédéral sont aujourd'hui consacrés à l'armée ; 20 % du produit national étaient consacrés aux besoins des Serbes de Bosnie et de Croatie.

Pendant les quinze premiers mois de la guerre le potentiel productif de la (nouvelle) Yougoslavie (Serbie + Monténégro) a diminué de 40 %. Trente pour cent des industries ont fait faillite. 30 000 ouvriers des usines fabriquant les voitures Yugo ont été licenciés, tandis qu'une partie des installations était reconvertie en fabrications d'armes légères. Les Femmes en noir de Belgrade estiment que le niveau de vie a été divisé par 100.

En 1993, les réserves en devises se sont épuisées et le blocus a été aggravé en avril. La régression de l'économie s'est encore accentuée pour atteindre le stade de l'économie naturelle, pour reprendre une expression du Figaro économie du 22 décembre 1993. La production industrielle chute considérablement et tombe à 30 % des capacités du pays. On estime que 50 % de la population active est au chômage technique en 1993. Un million de salariés ont en charge 11 millions de personnes et 650 000 réfugiés. Les deux tiers de la population ont atteint le seuil de pauvreté.

Le gouvernement ne peut assurer les indemnités de tous ceux qui se trouvent exclus du marché du travail qu'en faisant fonctionner la planche à billets, provoquant une inflation qui passe de 120 % par an en 1991 à 14 000 % en 1992 et frise les 20 000 % par an en 1993... On trouve des billets de 500 millions de dinars en août 1993, et de 500 milliards de dinars en décembre... L'après-guerre révélera sans doute à quel point cette inflation aura été un mécanisme mis en place par le gouvernement pour pomper les dernières devises encore en possession de la population serbe, tandis qu'une minorité de requins se sera constituée des fortunes colossales. En quoi la guerre aura largement été une guerre contre la population serbe elle-même...

Le salaire moyen a été divisé par 7 entre 1991 et 1993. La moitié des familles ne peut plus subvenir aux besoins de première nécessité tandis que les produits essentiels sont sévèrement rationnés. A peine six mois après l'instauration de l'embargo, une opération de la Croix-Rouge a été suspendue à l'initiative du gouvernement de Belgrade sous le prétexte que Milosevic refusait d'admettre la situation d'appauvrissement extrême de la population. Pire, les critères d'obtention de l'aide sociale ont été durcis par une loi votée en avril 1992, c'est-à-dire avant la décision de l'embargo.

« Les seuls gagnants de cette guerre, en Serbie et au Monténégro, sont les marchands, les trafiquants et les intermédiaires qui savent exploiter les occasions d'enrichissement qu'offre la violation de l'embargo de l'ONU et du rationnement instauré da»s le pays », écrit Georges Kyrtsos, du journal athénien Oikonomikos Tahydromos, à qui nous empruntons ces données (Cité par Courrier international, jeudi 24-01-93). Ou, pour reprendre les termes d'Ilia Bouzoukachvili, « une poignée de mafiosos et de trafiquants [...] se font de l'argent sur la revente de l'essence, de produits alimentaires, d'armes et de voitures volées. Ils ne représentent pas plus de 2 a 3 % de la population. Presque tous les autres se trouvent à »a limite de la misère et ne cherchent qu'à survivre ». (Europ, p. 39, Hiver 1994, 33, rue du Louvre, 75002 Paris.) Selon les Femmes en noir de Belgrade, 80 % de la population vit dans la misère, 3 % de la population constitue l'élite belliciste et possède 80 % des richesses.

L'irrationalité de cette guerre apparaît clairement lorsqu'on songe à l'imbrication et à l'interdépendance des économies des différentes républiques de l'ex-Yougoslavie. L'éclatement de la fédération a provoqué dans toutes les républiques une véritable catastrophe : usines de montage sans pièces, réseaux de distribution coupés, approvisionnements compromis, débouchés absents.

Cette interdépendance est parfaitement montrée dans Yougoslavie : le terrorisme des Etats (Editions du Monde libertaire, pp. 40-44), qui fait très justement remarquer que « l'économie est la grande absente des analyses savantes ou journalistiques du conflit yougoslave » : « La Serbie approvisionne ainsi toutes les autres républiques en énergie électrique ; elle exporte 5,5 milliards de Kwh, dont 2,23 à la Croatie. La Voïvodine et la Serbie sont les principales régions agricoles et exportent dans toute la Yougoslavie. D'u» autre côté, la Serbie est le plus gros consommateur de charbon : 2,7 Mt sur les 4 Mt, essentiellement en provenance de Bosnie-Herzégovine. Les raffineries de Pancevo et de Novi Sad (4,5 MtEP) [millions de tonnes équivalent-pétrole], situées en Serbie, sont ravitaillées par le pipe-line Rijeka-Budapest. Au total, 20 % des échanges en moyenne se font avec les autres Etats de la Yougoslavie. ».

A ces indications, on peut ajouter que 40 % des échanges de la Slovénie se faisaient auparavant avec l'ex-Yougoslavie, et que, si le commerce a été interrompu avec la Bosnie et la Serbie, les relations avec la Croatie sont aujourd'hui tendues, d'importants droits de douane limitant les échanges. « La plupart des entreprises avaient leurs débouchés en Slovénie et Croatie et, en même temps, ces républiques étaient leurs sources d'approvisionnement » déclare le professeur Madzar, de l'université de Belgrade (Cf. Europ, n° 72, Miguel Mucientes, « Hyperinflation et chasse aux devises ».)

Pire, l'économie yougoslave, au contraire de celle des autres pays ex-communistes, était largement ouverte sur le monde et, au-delà de la crise que subissait la fédération, les perspectives de son intégration dans le marché mondial étaient encourageantes, d'autant que de nombreuses entreprises étrangères avaient investi dans le pays. La revue Europ (loc. cit.) cite le vice-président Jovanovic sur ce point : « Depuis de longues années, l'économie serbe reposait surtout sur les échanges commerciaux. Nos plus grandes entreprises étaient très ouvertes sur le monde. Leur dimension leur permettaient de travailler sur un marché plus grand que celui de l'ex-Yougos»avie. Aujourd'hui, non seulement elles ont perdu le marché de l'ancienne fédération, mais aussi les marchés européen et mondial. Sans le vouloir, nous sommes devenus une économie fermée. » Ces propos – à la dernière phrase près, car on peut estimer que le gouvernement serbe a au contraire tout fait pour en arriver là – exposent parfaitement la situation dans laquelle se trouve la Serbie aujourd'hui.

S'il est vrai que la population serbe n'est pas massivement derrière Milosevic – les cent mille opposants qui ont manifesté le 28 juin 1992 en témoignent – la contestation n'est pas majoritaire, loin s'en faut. Et l'opposition politique à Milosevic ne brille pas par son originalité, puisqu'elle reprend les mêmes thèmes nationalistes, comme d'ailleurs en Croatie. Les programmes politiques sont peu différents de ceux du parti au pouvoir.

L'embargo a eu sur la population serbe l'effet habituel, c'est-à-dire le contraire de celui qui était attendu par ceux qui l'ont décrété : une crispation nationaliste, le renforcement des ultranationalistes, un encouragement à toutes les forces qui veulent une Serbie fermée, vindicative, xénophobe et totalitaire.

La pratique de l'embargo – en réalité il s'agit de blocus – comme mode de règlement des conflits internationaux devrait être catégoriquement condamnée et bannie. On sait que comme moyen de pression pour inciter la population à renverser un gouvernement, c'est absolument inefficace. On sait également que ce ne sont jamais les dirigeants politiques qui pâtissent des mesures prises mais les populations, qui sont progressivement poussées à une situation tragique où la seule préoccupation est la survie au jour le jour. Le blocus est une arme qui fait des milliers de victimes innocentes. Il équivaut littéralement à un bombardement massif sur des civils. L'ironie de l'histoire est que le porte-parole civil de la FORPRONU dénonça, au moment de la prise de l'enclave de Bihac par les Serbes et l'interdiction du passage des convois de vivres, « l'utilisation de la nourriture comme arme de guerre », qu'il présenta comme « une violation des principes les plus élémentaires de la loi internationale ».

La « loi internationale » qui interdit l'usage de l'arme de la nourriture doit être applicable sans discrimination.

Milosevic, ou comment on transforme un criminel de guerre en humaniste

Le blocus imposé à la Serbie a contraint Milosevic à quelques concessions. En mai 1993, les pressions occidentales à elles seules n'avaient pas suffi pour contraindre Karadzic à signer le plan Vance – Owen ; Milosevic avait dû lui aussi se montrer persuasif. Karadzic, le leader des Serbes de la république autoproclamée, s'était soumis aux injonctions de Milosevic, mais s'était réfugié ensuite derrière la décision du « parlement » de Pale pour passer outre. Bref, Karadzic devient encombrant, d'autant qu'un an plus tard il récidive, contre l'avis de Milosevic, qui voudrait en finir avec la guerre. Karadzic en est tout naturellement venu à développer des projets indépendants de ceux du président serbe. Il s'est rapproché des forces qui s'opposent ouvertement à Milosevic, l'aile dure de l'Eglise orthodoxe et les ultra-nationalistes serbes. Karadzic se pose en concurrent de Milosevic.

Le président serbe se trouve pris à son propre jeu. Il n'a réussi à accéder au pouvoir que par la démagogie nationaliste et la surenchère belliciste, en développant l'idée que seul était digne de diriger les Serbes celui qui avait le programme le plus agressif, celui qui était capable de rendre à la Serbie son « intégrité nationale et spirituelle ». Flancher sur ce terrain rend le dirigeant indigne de diriger le pays, tant qu'existent des groupes d'excités capables de mobiliser une partie de la population pour continuer les combats. Fin août 1994, lorsqu'un Nième plan de paix était proposé au référendum des Serbes de Bosnie par les dirigeants de Pale, la « capitale » de la république autoproclamée, Milosevic s'était débrouillé pour que les réfugiés Serbes de Bosnie ne votent pas. « Belgrade a exigé que Pale accepte le plan international de paix, disant que le vote rend les 11 millions de Serbes de Yougoslavie otages du million et demi de Serbes de Bosnie, et il a coupé tous les rapports commerciaux, téléphoniques et diplomatiqu»s. » (International Herald Tribune, 27-28 août 1994.) [En réalité, il ne resterait en Bosnie occupée par les Serbes que 600 000 Serbes.]

Pour modifier l'opinion, il faut donc modifier l'image de Karadzic. Les Serbes découvrent ainsi peu à peu, après deux ans et demi de guerre, que le dirigeant des Serbes de Bosnie est peu recommandable, que les milices, sous les ordres des dirigeants de Pale, ont commis les pires crimes.

Stasa Zajovic (Cf. Annexe I), membre active du groupe des Mères courage contre la guerre, de Belgrade, déclare dans une interview dans la revue italienne Guerre & Pace (décembre 1993) que « dans les dernières semaines (...) il y a une lutte pour le pouvoir entre Milosevic et l'ultranationaliste Seselj, chef du parti radical serbe, qui organise aussi les groupes paramilitaires. Le “prestige” de Seselj s'accroît, surtout chez les chefs mili»aires serbes de Bosnie : désormais il veut aussi le pouvoir politique, en plus du pouvoir économique et militaire. Il a pris des initiatives pour remplacer l'actuel gouvernement serbe, s'en prenant à des proches de Milosevic, comme le chef de la police et le directeur de la télé. Seselj est très fort parce qu'avec sa démagogie sociale il offre des illusions aux désespérés. Dans l'hypothèse d'une réunification des terres serbes, Seselj et Karadzic pourraient éliminer Milosevic. » (Guerre & Pace, Via Festa del Perdono, 6 – 20122 Milan, Italie.) Si l'analyse faite par Stasa Zajovic est bonne, les concessions faites par Milosevic à la « communauté internationale » sont moins motivées par le désir d'en terminer avec la guerre que par les impératifs de sa survie politique (voire de sa survie tout court).

Pour préparer l'opinion à une décision aussi impopulaire que la cessation des liens avec les dirigeants serbes de Bosnie, une solution, selon un journal de Belgrade, « est de compromettre Radovan Karadzic et d'autres leaders de la “République serbe” de Bosnie. Si on les accuse d'être des criminels de guerre, des profiteurs de guerre ou des coupables de malversations financières, il faudra le prouver. (...) Inconvéni»nt : on ne peut pas parler de “bavures” de guerre sans citer des gens qui ne sont pas à Pale mais à Belgrade. » (Vreme, cité par Courrier International, 29 sept.-5 oct. 1994.) Il y a en Serbie, selon Vreme, un groupe restreint mais armé et dangereux qui doit son pouvoir financier et son influence politique aux opérations militaires qu'il a menées, et qui n'acceptera pas aisément de jouer le rôle de bouc émissaire. Milosevic devra prendre des mesures pour limiter l'influence de ces ultranationalistes car il tient « à préserver son monopole au pouvoir ».

L'ironie de l'histoire est que l'homme qui a tant contribué à déclencher la boucherie qui ravage la Yougoslavie va peut-être sauver sa place grâce au tribunal international de La Haye chargé de juger les crimes de guerre, en lui livrant Zeljko Arkan (chef d'un groupe paramilitaire) et Vojislav Seselj (député fédéral, chef du parti radical, ultranationaliste). Milosevic se débarrassera ainsi de rivaux encombrants tout en passant pour un brave humaniste. Mais « les partisans de Seselj sont en position de saboter la tentative de Milosevic de prendre ses distances avec la politique belliciste : ils ne se privent pas de rappeler haut et fort comment tout a commencé », à l'époque où les trois hommes étaient main dans la main... (loc. cit.)

Pour l'anecdote, la Serbie que veut Seselj inclut le Kosovo, la Voïvodine, le Monténégro, la plus grande partie de la Bosnie-Herzégovine, les deux tiers de la Croatie et un bout de la Macédoine. Il est le premier à avoir appliqué le nettoyage ethnique, en Serbie même, contre les Croates, les Hongrois, les Ruthènes, les Musulmans. Quant à Arkan, de son vrai nom Zeljko Raznjatovic, c'est un fils à papa devenu délinquant, un ancien mafioso recherché, selon Gabriel Plisson, par plusieurs polices d'Europe, et recyclé dans l'import-export. Il est à la tête de 8 000 paramilitaires responsables des pires exactions. Il a même laissé les photographes étrangers filmer les atrocités de ses troupes, dans l'Est de la Bosnie. C'est une sorte de Rambo orthodoxe luttant contre le Vatican et l'islamisme. Les « Tigres » d'Arkan ont organisé, devant l'hôtel Posavina de Brcko, une orgie et un massacre de trois jours et trois nuits, après quoi ils ont jeté les trois cents corps dans la rivière. (Cf. Gabriel Plisson, Mourir pour Sarajevo, éditions In fine.)

La bataille médiatique prenant de l'ampleur, il faudra que Milosevic accroisse son contrôle sur les médias. Vreme, hebdomadaire serbe critique vis-à-vis du gouvernement de Belgrade, sera la première victime de la mise au pas imposée par Milosevic, son indépendance sera supprimée en décembre 1994. Borba, un quotidien, se voit suspendre son inscription au registre du commerce. Ce journal avait réussi à survivre bien que qu'il coûtât trois fois plus cher que les journaux dans la ligne du gouvernement, qui, eux, avaient des avantages fiscaux et étaient livrés en papier. L'hebdomadaire NIN se voit refuser l'accès au réseau de distribution auquel il appartenait, et le journal est vendu à la sauvette par ses journalistes... 1200 journalistes ont été mis en congé forcé, parmi lesquels Isidora Sekulic, speaker à la télé de Belgrade. Jusqu'à présent, l'existence d'une presse indépendante servait l'image de Milosevic vis-à-vis de l'opinion internationale. Selon les journalistes serbes, c'est grâce au soutien international que lui a valu son soutien au plan de paix pour la Bosnie que Milosevic a maintenant les mains libres pour museler toute expression opposée à sa politique.

Alors que Milosevic a accédé au pouvoir par la guerre, la paix devient le seul moyen pour qu'il ne perde pas son fauteuil présidentiel. Il lui faut à tout prix briser l'isolement dans lequel il a lui-même placé la Serbie. Il a ainsi autorisé la mise en place d'observateurs civils entre la Serbie et la Bosnie, concession qui lui a valu de la part de la communauté internationale le droit de rouvrir l'aéroport de Belgrade. En fait il s'agit plutôt d'une mise en garde contre Karadzic que d'une concession. « Slobodan Milosevic est incapable de véritables concessions. S'il a accepté une surveillance internationale sur son territoire, il l'a fait en dictant lui-même les conditions et les modalités. S'il milite aujourd'hui pour la signature du plan de pai» proposé par les grandes puissances, c'est que, contrairement à ses sbires impatients de Bosnie et de Krajina, il mise sur le long terme. » (Florence Hartmann, Le Monde, 6 octobre 1994.)

Lorsque le 5 octobre 1994, deux mois après l'annonce de la rupture entre la Serbie et les dirigeants serbes de Bosnie, l'Iliouchine de l'Aeroflot dépose sur l'aérodrome de Belgrade un groupe de journalistes et le représentant russe chargé du dossier yougoslave, Milosevic sait que l'isolement international de la petite Yougoslavie est terminé. Les sanctions de l'ONU décrétées fin 1992 sont assouplies, les liaisons aériennes sont rétablies, les échanges sportifs et culturels repris. La position internationale du président serbe est consolidée, puisqu'il passe pour un interlocuteur, voire un acteur incontournable dans une éventuelle paix dans la région. Au même moment, les Serbes bosniaques revendiquent la propriété de l'aéroport de Sarajevo en échange de la réouverture du pont aérien qui permet de nourrir les 380 000 habitants de la ville...

« Il devient assez facile de deviner les desseins de Milosevic : son abandon du nationalisme agressif lui apporte déjà des points diplomatiques. S'il parvient soit à mettre au pas, soit à renier les Serbes de Bosnie, un second règne lui est promis. On s»it que les grandes puissances ne rejettent pas les petits dictateurs s'ils parviennent à maintenir la stabilité dans leur pays. » (Vreme, Belgrade, loc. cit.)

« De criminel de guerre par excellence, Slobodan Milosevic est vite devenu l'un des principaux pacifistes de l'Europe humaniste », écrit Zlatko Dizdarevic, l'éditorialiste d'Oslobodjenje.

Les Bosniaques contre-attaquent

A la fin du mois d'août 1994, l'armée bosniaque emporte quelques succès contre les troupes de Fikret Abdic, un Musulman « rebelle » de Velika Kladusa, dans l'enclave de Bihac. Opposé au gouvernement de Sarajevo, c'est un homme d'affaires véreux, qui se découvre une vocation politique en mai 1993 lorsque les négociateurs internationaux tentent de le pousser en avant comme alternative au président Izetbegovic. Abdic avait décrété en septembre 1993 l'autonomie de la région, signé des traités séparés à la fois avec les Serbes et les Croates. Il a été inculpé dans les années 80 d'escroquerie dans le plus grand scandale financier de l'ex-Yougoslavie, mais a toujours réussi à retomber sur ses pieds. Avec le soutien de la FORPRONU, il a réussi, à partir de 1992, à prendre le contrôle du commerce de la poche de Bihac, faisant de substantiels profits, louant au HCR à prix fort des locaux lui appartenant ou des camions pour faire venir l'aide humanitaire, prélevant d'énormes commissions sur l'argent que des travailleurs de Velika Kladusa émigrés font transiter par sa banque à Vienne pour envoyer des fonds à leurs familles restées au pays. Un charmant garçon, en somme.

Les arguments que fournit Fikret Abdic pour expliquer ses positions ne manquent toutefois pas de justifications, et il nous semble juste de les mentionner. La poche de Bihac, dit-il, se trouve de toute façon enclavée dans une région peuplée de Serbes et, quelle que soit l'issue du conflit, les Musulmans qui y habitent devront vivre avec ces Serbes. L'optique du gouvernement légal de Sarajevo n'a pas de sens pour la population de la poche de Bihac, et Abdic ne ferait que prendre des mesures qui anticiperaient sur celles qui seront de toutes façon prises lorsque le conflit se terminera.

Lorsque le 20 août 1994 le 5e corps d'armée bosniaque reprend Velika Kladusa et que l'armée du « rebelle » est repoussée vers le nord, en Krajina, une bonne partie de la population le suit, convaincue par Abdic qu'elle serait massacrée par les troupes gouvernementales bosniaques. 17 000 personnes seraient aujourd'hui réfugiées, dans des conditions épouvantables, dans une usine d'élevage de poulets d'Agrokomerc, le groupe agro-alimentaire dont il est le propriétaire, située entre la Krajina et la poche de Bihac, et 12 000 à Turanj, dans un no man's land truffé de mines entre les lignes serbes et croates.

Les autorités bosniaques ont invité ces réfugiés à rentrer chez eux, mais la plupart ont refusé. Selon un journaliste du New York Times, qui a interrogé des responsables de l'ONU, ceux-ci estiment que ces hommes ont été fortement conditionnés. « Nous avons le sentiment que ces gens, efficacement soumis à une forte pression et à une propagande active de la part d'Abdic, se sentent obligés de rester dans cet élevage de poulets... » Il est vrai, ajoute un responsable du HCR, que « sans un laissez-passer d'Abdic, ils ne peuvent pas repartir »... La rumeur de violences que les soldats du 5e corps de l'armée bosniaque auraient exercées sur les partisans d'Abdic à Kladusa ne les incite peut-être pas à revenir... bien que la FORPRONU démente ces violences.

Début septembre 1994, le 5e corps de l'armée bosniaque avance de quelques kilomètres à l'intérieur du territoire occupé par les troupes serbes de la Krajina, en Croatie. Les forces serbes de Croatie et celles de Bosnie ayant signé un accord, Bihac est alors pris entre deux feux : les effets de la « victoire » bosniaque sont annulés. L'utilisation, par les Serbes, du « rebelle » musulman Fikret Abdic constitue une carte maîtresse en ce sens qu'elle permet de transformer les combats autour de Bihac en conflit entre musulmans. La poche de Bihac, peuplée à 90 % de Musulmans, ne présente pas grand intérêt pour les Serbes sinon comme moyen de pression. La mollesse de la réaction des Croates, théoriquement alliés aux Bosniaques, s'explique par le fait que la Croatie peut avoir intérêt à ce qu'il y ait, autour de Bihac, des musulmans dociles si la fédération croato-musulmane éclatait. La victoire serbe à Bihac et l'installation de Fikret Abdic serait une victoire diplomatique pour Karadzic : dans ses rapports avec Belgrade, en montrant qu'il n'a pas besoin de Milosevic ; et dans ses rapports avec la Croatie, en cassant l'alliance croato-musulmane : on sait notamment que les Serbes attaquent les Musulmans aux endroits où ils sont sûrs que les forces croates, qui devraient les aider, ne le feront pas – à Konjic, Olovo, Vitez, Kiseljak, au mont Vlasic -, là où existait déjà un accord entre Serbes et Croates.

L'armée bosniaque déclenche en novembre trois offensives, jugées spectaculaires par les médias. Karadzic subit une série de revers militaires auxquels il est contraint de faire face par la mobilisation générale sur tous les territoires qu'il contrôle. Son armée de 80 000 hommes, dispersée sur un front de 1 600 kilomètres, n'a d'autre ressource que de tirer sur des civils.

Les Bosniaques estiment qu'ils sont dans une conjoncture favorable. Les Serbes de Bosnie ont refusé de signer le plan de paix proposé par les grandes puissances, et accepté par la Serbie et la Bosnie-Herzégovine. Les Américains et l'OTAN appellent à une intensification des frappes aériennes en cas d'agression serbe contre les zones de sécurité. Les Etats-Unis décident de ne plus participer au contrôle de l'embargo sur les armes. Une intense contrebande amène, via la Croatie, des armes. La Serbie a, officiellement, pris position contre les ultras serbes de Bosnie. Enfin, l'armée bosniaque a été réorganisée, elle est mieux entraînée, mieux encadrée et, bien que sous-équipée par rapport aux Serbes, elle est plus nombreuse.

Fait nouveau, pour la première fois depuis la création de la fédération des Musulmans et Croates de Bosnie, les unités du HVO croate participent à l'offensive contre les Serbes. Une brigade d'environ 1 000 hommes venant de Tomislavgrad, à 120 kilomètres au Sud-Ouest de Sarajevo, renforce les unités de l'armée bosniaque dans la bataille pour prendre Kupres. Mais cette première action commune révèle en même temps ses limites. L'armée gouvernementale bosniaque, du haut des montagnes, avait pilonné la ville pendant deux jours avant que les Serbes ne la quittent ; les Croates de Bosnie ont alors profité des circonstances pour investir Kupres, annoncer les premiers la victoire et planter le drapeau de la république d'Herzeg-Bosna autoproclamée, froissant les susceptibilités des officiers de l'armée gouvernementale bosniaque, qui reprochaient aux Croates de s'être peu battus et de leur avoir volé leur victoire...

Les Serbes ont abandonné rapidement la ville de Kupres, en Bosnie centrale, prise conjointement par les Bosniaques et les Croates. Dans le Nord-Ouest, les troupes du 5e corps d'armée prennent 250 km2 aux Serbes, bouleversant les donnes dans l'enclave assiégée de Bihac. Le col de Javorak, au Sud de Sarajevo, a été pris pratiquement sans combat. Les victoires se succèdent, curieusement sans combats acharnés. Ça a l'air trop facile...

A la veille du premier cessez-le-feu, l'armée bosniaque s'était progressivement améliorée du point de vue de l'encadrement, de l'organisation ; les troupes serbes n'avançaient plus et étaient cantonnées sur leurs positions en profitant de leur supériorité en artillerie, mais semblaient avoir de grosses difficultés à tenir le terrain. Aujourd'hui, les observateurs constatent que les soldats bosniaques sont mieux habillés, mieux équipés et mieux entraînés. Des experts étrangers la conseilleraient. L'élément nouveau est dans les acquisitions accrues d'armement de l'armée bosniaque. « Redevenus alliés de Zagreb au printemps, les Bosniaques se sont considérablement approvisionnés en armes à travers les territoires croates, en jouant sur leurs amitiés avec les Etats-Unis ainsi qu'avec les pays arabes, dont la Turquie, l'Iran, le Pakist»n, l'Arabie saoudite... » (sic) (Rémy Ourdan, « Des armes pour les Bosniaques », Le Monde, 17-11-94) [Les lecteurs turcs, iraniens et pakistanais du Monde apprécieront, au passage, d'apprendre qu'ils sont arabes...] « Selon le quotidien londonien The Independant (...) les Etats-Unis aident l'armée bosniaque par l'intermédiaire de conseillers militaires et également en lui fournissant des renseignements, dont des photographies aériennes des positions serbes. »

Tous ces faits justifieraient-ils une quelconque euphorie militariste ou un espoir d'issue positive à la « guerre de libération » ? Le Premier ministre bosniaque a-t-il raison de dire que « les victoires actuelles prouvent qu'avec un minimum de moyens, l'armée peut vaincre les forces de l'agresseur » et que ces victoires « vont amener les Serbes à la table de négociation » ?

Malgré une évolution positive de la situation du point de vue de l'armée bosniaque, celle-ci ne dispose que de très peu d'artillerie lourde (400 pièces), très peu de chars (40), pas d'aviation, et, en outre, manque cruellement d'officiers expérimentés. Elle n'est pas capable de mener des opérations complexes et coordonnées. Il faudra des années pour que l'armée bosniaque atteigne un niveau opérationnel suffisant.

L'amélioration de l'armement bosniaque est directement liée à la création de la fédération croato-musulmane, soutenue par Washington, puisque c'est essentiellement par la Croatie que passent les armes à destination de la Bosnie, non sans que les Croates prélèvent une part au passage. La réouverture des routes a considérablement accru le trafic. La remise en état d'une piste au Nord-Est de Sarajevo permet l'atterrissage de gros porteurs sans marques d'identification qui déchargent nuitamment du matériel et repartent aussitôt. Ce sont les Awacs Américains de l'OTAN qui surveillent le trafic aérien sur la Bosnie... Un officier bosniaque interrogé par Eric Biegala et Jean Hatzfeld déclare : « Depuis les premiers jours de la guerre, nous combattons avec la certitude d'une intervention américaine imminente. Sans ce mythe, nous n'aurions certainement pas résisté de la sorte. » (Libération 19-20 novembre 1994, « L'insaisissable présence américaine en Bosnie ».)

Il convient donc d'évaluer si effectivement, selon un officier supérieur bosniaque cité par Rémy Ourdan, « les Américains ont choisi le chemin le plus moral » et dans quelle mesure nous sommes « à l'aube d'une réelle coopération » à l'occasion de laquelle « les Américains commencent à nous fournir ce dont nous avons vraiment besoin ». Et surtout, dans quelle mesure l'« aide » américaine n'est pas une illusion qui cache de tout autres objectifs.

Contre-offensive serbe

Les succès militaires bosniaques allaient évidemment être suivis de répliques serbes. Le général Ratko Mladic, le chef d'état-major serbe, lance une contre-offensive dans la région de Bihac, au Nord-Ouest. Une colonne de plus de 100 chars le rejoint ainsi que 2 000 volontaires venus de Serbie, ceux-là mêmes qui auraient détruit Vukovar il y a trois ans et réalisé la purification ethnique en Bosnie orientale.

Le 18 novembre, deux avions serbes attaquent la ville de Bihac (48 000 habitants), lançant pour la première fois depuis le début du conflit des bombes au napalm. A l'extrême Nord de la poche de Bihac, les forces du « rebelle » autonomiste musulman Fikret Abdic sont dans les faubourgs de Velika Kladusa, tandis qu'à partir de l'Ouest des troupes constituées des forces conjointes d'Abdic et de Serbes de Croatie avancent vers la ville d'Izacic.

Le 21 novembre, une escadrille de l'OTAN détruit un aéroport serbe en territoire croate, Ubdina. C'est de cet aéroport qu'avaient décollé trois fois en huit jours des avions serbes pour attaquer la région de Bihac, où se déroulait depuis une quinzaine de jours une âpre bataille. Les pistes, les postes de DCA et les radars sont touchés, mais pas les avions, ni les batteries qui bombardent la zone de sécurité de Bihac. La FORPRONU avait demandé à l'OTAN des frappes « extrêmement circonscrites, espérant que l'opération empêchera, à l'avenir, de nouvelles agressions ». International Herald Tribune du 22 novembre affirme que « le commandant des forces des Nations-unies en ex-Yougoslavie, le général Bertrand de Lapresle, avait insisté pour que les avions serbes ne soient pas touchés ». (« Serb Air Base Destroyed In NATO's Biggest Raid ».) L'attaque de l'OTAN avait été annoncée 48 heures à l'avance par voie de presse.

Pour l'anecdote, on peut mesurer l'impact que la menace des frappes aériennes peut avoir sur les Serbes. A part celle du 28 février 1994, lors de laquelle 4 appareils serbes avaient été abattus (par des avions américains, il est vrai), celle du 10 avril avait pris pour cible une popote ambulante ; celle du 11 avril a mis un transport de troupe hors d'usage (mais 5 jours plus tard un avion britannique est abattu par les Serbes sans provoquer de réaction) ; celle du 5 août a pris pour cible un char hors d'usage.

Affirmée comme proportionnelle, l'attaque contre la piste d'Ubdina répond aux bombardements de l'artillerie serbe stationnée en territoire croate, aux mouvements de chars qui appuient les troupes serbes contre Bihac et aux mouvements de troupes serbes venant de Croatie. Le Premier ministre bosniaque, Haris Silajdzic, n'a pas tort de dire que « les Serbes attaquent à travers la frontière croate une zone protégée des Nations-Unies. Leurs chars jouissent effectivement de la protection des Nations-Unies tandis que la Bosnie subit toujours un embargo sur les armes. Cela est complètement absurde» » (IHT, 22-11-94, « Real Target Should Be Ground Force »)

La réaction serbe dans la poche de Bihac met en scène les Serbes de la Krajina, qui occupent un quart du territoire croate, et qui ont proclamé une République serbe de Krajina (RSK). Ils refusent catégoriquement toute proposition allant vers un large statut d'autonomie. Des négociations sur la reprise de rapports économiques, encouragées par Belgrade, ont échoué, désavouées par le « gouvernement » et le « parlement » de la RSK. Cette république autoproclamée de 250 000 habitants, avec 50 000 hommes bien équipés, détient un armement lourd plus important que la Bosnie-Herzégovine : 500 pièces d'artillerie, 100 chars, une dizaine de chasseurs. La rupture entre la Serbie et les Serbes de Bosnie avait été un coup dur pour la RSK car la république autoproclamée des Serbes de Bosnie, située entre les deux, était leur seul lien géographique avec la « mère patrie ».

Les deux républiques serbes, qui avaient été créées au détriment de la Croatie et de la Bosnie, envisageaient périodiquement une union monétaire, voire une fusion. Ce projet était combattu par Milosevic qui voyait là un renforcement des positions de Karadzic, un rival potentiel, et accessoirement un défi à la « communauté internationale » dont il tente de se gagner les bonnes grâces.

Alors que le président de la RSK, Milan Martic, soutenait la position de Milosevic en faveur du dernier plan de partage de la Bosnie, l'embargo sur la Serbie, qui a indirectement touché les Serbes de la Krajina, a littéralement rejeté ces derniers dans le camp de Karadzic. Leur intervention, dans la poche de Bihac, sera déterminante ; l'intervention des troupes de la RSK, aguerries et rôdées à la purification ethnique contre les Croates, avait été déterminante dans les opérations qui avaient ouvert un couloir au Nord de la Bosnie, permettant de relier toutes les conquêtes à la Serbie. Leur intervention dans un différend qui en principe oppose les Bosniaques et les Serbes de Bosnie risque de constituer un pas déterminant dans l'escalade. Le ministre russe des Affaires étrangères, pourtant ouvertement favorable aux Serbes, ne s'y est pas trompé, qui déclarait : « Les Musulmans ont commencé une provocation armée, mais les Serbes de la Krajina, qui n'ont rien à voir avec le conflit [bosniaque] se sont mêlés de ces actions depuis le territoire croate d'une manière barbare. »

Alliés théoriques des Bosniaques, les Croates montrent peu d'enthousiasme à intervenir contre les Serbes dans la poche de Bihac, de peur de déclencher un mécanisme qu'ils ne pourront plus contrôler. C'est que, en janvier 1993 et en septembre de cette même année, les Croates avaient tenté de récupérer militairement des territoires pris par les Serbes de la Krajina et avaient subi des revers, à Maslenica et à Medak. Pourtant, les autorités croates avaient déclaré que « si l'enclave de Bihac était menacée de tomber aux mains des Serbes, la Croatie ne pourrait pas rester les bras croisés », ce qui est en langage diplomatique une façon de dire qu'elles ne bougeront pas, le meilleur moyen d'empêcher les Serbes de s'emparer de l'enclave étant encore de ne pas attendre qu'ils aient fini de le faire... Le vice-président du parlement croate déclare, péremptoire : « L'unique raison pour laquelle nous ne sommes pas intervenus jusqu'à présent était la promesse de l'OTAN qu'il protégerait les intérêts croates. » Nous voilà rassurés. Les Etats-Unis, qui ont été les artisans du rapprochement croato-bosniaque, ne poussent pas à sa mise en pratique maintenant que cela serait nécessaire. Leur position s'est modifiée en de multiples occasions et il serait vain d'en retracer les méandres. Au 1er décembre l'administration américaine semble se rallier aux positions européennes du « groupe de contact », mais le chef de la nouvelle majorité républicaine au Sénat, issue des récentes élections, maintient la position de la levée de l'embargo sur les armes en Bosnie et déclare : « La dernière chose dont on a besoin, c'est d'un autre changement dans la position américaine sur la Bosnie »...

Il est impossible de tirer des conclusions définitives, en ce début du mois de décembre 1994, et il serait présomptueux de faire des prévisions. Néanmoins, on peut faire quelques constats.

Les événements se sont considérablement accélérés à partir de l'offensive militaire bosniaque de novembre. Cette offensive aurait été impossible sans la mise en place préalable de l'accord croato-musulman parrainé par Washington et sans la décision américaine de ne plus participer au contrôle de l'embargo. Le gouvernement bosniaque a pris un gros risque en prenant, au début de l'hiver, des initiatives militaires qui allaient inévitablement susciter des réactions violentes, imposant à la population des épreuves démultipliées par les conditions climatiques, alors qu'il aurait été possible d'attendre le printemps, période traditionnelle des offensives. Excès de confiance ou calcul délibéré destiné à mettre les grandes puissances « au pied du mur » ?

On ne peut être que confondu par la naïveté des autorités bosniaques, qui pensaient réellement pouvoir compter sur l'aide américaine.

– Certes, des « experts » sont envoyés pour former les soldats bosniaques, et des généraux américains se rendent sur place, mais ce sont des généraux en retraite, et le soutien est officieux. Certes, des pays musulmans soutiennent la Bosnie, mais – Turquie, Pakistan et Arabie saoudite – ce sont des pays étroitement inféodés à la politique étrangère américaine. La diplomatie américaine, qui consiste surtout à jeter de l'huile sur le feu dans l'ex-Yougoslavie, profite essentiellement aux marchands d'armes. Elle est peut-être motivée par le souci d'élargir l'axe Musulman qui, partant du Pakistan, irait ainsi par l'Arabie saoudite, la Turquie jusqu'en Bosnie.

– Les dirigeants bosniaques auraient pu prendre en considération les multiples modifications des positions de l'administration américaine sur la question bosniaque. Ils auraient pu aussi faire l'analogie entre leur situation et l'encouragement que les Etats-Unis avaient donné à la population irakienne à se soulever contre le régime, et l'abandon total dans lequel cette population avait été laissée, face à la répression, après la fin de la guerre du Golfe.

– Les dirigeants bosniaques auraient pu aussi envisager que l'enjeu de l'administration américaine n'est pas la Bosnie, mais le rôle que doit continuer de jouer l'OTAN et la place que doivent y tenir les Etats-Unis.

Evoquant la réunion des ministres des Affaires étrangères des seize pays de l'OTAN à Bruxelles, début décembre, Pierre Briançon résume parfaitement la situation : « Il y a quarante-huit-heures, l'administration Clinton espérait sauver ce qui pouvait l'être de la réunion de l'OTAN cette semaine en se rapprochant brusquement de l'Europe sur la question bosniaque – et en abandonnant la position de va-t-en-guerre contr» les Serbes qui était, jusque-là, la ligne officielle de Washington (au moins depuis quelques semaines). Le drame de Bihac était déjà consommé, les divisions de l'OTAN et l'impuissance de l'ONU avaient déjà éclaté, mais peu importe : les Etats-Unis semblaient tirer un trait sur Bihac et même sur la Bosnie, et le secrétaire à la Défense William Perry semblait même confusément soutenir le projet de Grande Serbie. » (Libération, 1er décembre 1994.)

Ce serait une erreur d'imaginer que la modification de majorité, qui doit prendre effet début 1995, modifiera les intérêts fondamentaux de l'administration américaine.

Le début de la fin ?

Le « Groupe de contact » visite Sarajevo le 29 novembre, mais n'est pas reçu par Izetbegovic ni Silajdzic, le Premier ministre. On parle de « gifle » diplomatique. Trois jours avant, le général Michael Rose, commandant des Casques bleus en Bosnie, a été vivement congédié par le Premier ministre bosniaque. Les dirigeants bosniaques savent maintenant que la communauté internationale et la FORPRONU ont décidé de ne pas voler au secours de la poche de Bihac.

Pour éviter toute ambiguïté, Willy Claes, secrétaire général de l'OTAN, déclare : « L'OTAN ne se définit pas par rapport à ce qui se passe dans l'ex-Yougoslavie ». Au cas où les Bosniaques n'aient pas compris, Douglas Hurd, secrétaire au Foreign office, ajoute : « La Bosnie n'est pas un test de la solidité de l'OTAN. » Le secrétaire d'Etat américain, Warren Christopher, dans sa conférence de presse finale, s'est quant à lui « efforcé d'éluder le sujet bosniaque et de montrer que les Etats-Unis gardent, dans l'après-guerre froide, la maîtrise du système de sécurité en Europe, dont l'OTAN est la pièce centrale ». Tous ont intérêt à préserver l'existence de l'OTAN, et en particulier les Etats-Unis parce qu'elle est l'instrument de leur influence en Europe. Pour l'administration américaine, par conséquent, le choix entre l'OTAN et la Bosnie est simple. « Tous sont tombés d'accord pour estimer que les événements de Bihac ne mettent pas en cause l'Organisation atlantique et que des frappes aériennes y auraient été inopérantes. » (Le Monde, Claire Tréan, 3-12-94.)

Les Bosniaques avaient accepté un plan de paix qui prévoyait que les zones de sécurité seraient protégées et que les sanctions seraient renforcées en cas de violation des accords. Or, depuis juillet, les Serbes de Bosnie ont rejeté à plusieurs reprises le plan de paix : les conséquences de ces refus furent contraires aux engagements pris et ont conduit à des concessions supplémentaires des grandes puissances : les sanctions sur la Serbie ont été partiellement levées et on évoque maintenant une confédération regroupant les Serbes de Bosnie et l'Etat serbe.

Le général Gobillard, commandant des Casques bleus à Sarajevo, reconnaît que « la FORPRONU ne peut plus remplir sa mission ». (5-12-1994, France 2.) « Depuis plus de quinze jours nos Casques bleus n'ont plus aucune liberté de mouvement. » Certains de ses hommes sont bloqués dans leur base, avoue-t-il, sans pouvoir sortir ni se ravitailler. Des centaines de Casques bleus sont pris en otage, des observateurs servent de bouclier humain, des convois humanitaires sont bloqués et leurs accompagnateurs pris en otage.

Tout cela n'empêche pas qu'à Sarajevo, des voyageurs de commerce de toute sorte et de toute nationalité grouillent pour décrocher des contrats de reconstruction. « Dans ce domaine, écrit La Tribune du 23mars 1994, les Français ne veulent pas être en reste. Militaires, diplomates, conseillers civils manifestent la même crainte que les Anglo-Saxons raflent la mise, malgré une présence militaire bien moindre, mais»en profitant du relais de leurs ONG qui n'hésitent pas à étendre l'aide humanitaire à la remise en marche du réseau de gaz ou de distribution d'eau, quand les ONG françaises s'occupent avant tout de distribuer de la nourriture. » Un comité conjoint américano-britannique a été mis sur pied pour estimer les besoins en reconstruction, qui se monteraient à plusieurs dizaines de milliards de dollars. Les équipements sort hors d'usage à 90 %, les immeubles sont touchés à 92 % et les toits endommagés à 70 %. Une aubaine. D'ores et déjà on sait que la remise en état du réseau d'eau et d'électricité ira aux Britanniques, celle du gaz aux Américains. La Lyonnaise des eaux, qui a sponsorisé l'Association contre la faim dans le monde ne désespère pas d'obtenir une partie du gâteau, cependant. Les ponts et chaussées, la santé publique, les transports, l'éducation, etc. vont faire l'objet d'une concurrence acharnée.

Le 4 décembre, Alain Juppé et Douglas Hurd se rendent à Belgrade pour obtenir que Milosevic fasse pression sur les Serbes de Bosnie. Ils prévoient de convoquer une réunion du groupe de contact avec Milosevic, Tudjman et Izetbegovic, dans la perspective de convoquer une conférence internationale. Il faut arracher aux Serbes de Bosnie la signature d'un plan de paix en proposant à Pale de se confédérer avec république de Serbie, de la même manière que l'entité croato-musulmane de Bosnie a pu se confédérer avec la Bosnie.

Le Groupe de contact relance le plan de paix et réaffirme la validité du plan adopté à Genève en juillet : 49 % pour les Serbes, 51 % pour les Croates et Musulmans, mais la carte proposée est déclarée « négociable ». Un aménagement cependant ne figure pas dans le communiqué final : la création d'une confédération entre la Serbie et la république autoproclamée et la reconnaissance, par la communauté internationale, de liens politiques entre les deux. Tout cela au nom du parallélisme de traitement avec le rapprochement croato-musulman.

Deux parties du territoire bosniaque seraient liées avec deux autres Etats, grâce à ce que le communiqué du groupe de contact appelle des « arrangements institutionnels ». Selon les tenants de cette thèse, l'unité territoriale de la Bosnie ne serait pas remise en cause. Alain Juppé commente, quand même, avec ce qu'on peut espérer être de l'ironie : « Je reconnais qu'un Etat constitué de deux entités confédérées chacune avec un Etat voisin est une innovation dans le droit international. » (Le Monde, 3-12-94.) La logique voudrait qu'en même temps on propose aux Serbes de Croatie de se confédérer avec la Serbie, mais l'idée n'a pas été avancée...

Ainsi, Le Monde du 4/5 décembre 1994 peut-il titrer : « Les Serbes de Bosnie tirent les bénéfices diplomatiques de leur victoire militaire. » Les ministres des affaires étrangères des cinq pays du groupe de contact rédigent le 2 décembre un communiqué qui, « entérinant en quelque sorte le forfait de l'OTAN devant l'offensive serbe de Bihac, ne fait plus référence à un éventuel recours à la force ». La FORPRONU fait savoir que le dispositif aérien interdisant aux appareils serbes de survoler la Bosnie est allégé, ce qui est d'une hypocrisie consommée car les hélicoptères serbes, moins repérables que les avions, n'ont jamais cessé de survoler la Bosnie. Sur une période d'un an, dit Gabriel Plisson, les hélicoptères serbes ont violé plus de mille fois la zone d'exclusion : « Bien que n'étant pas de première fraîcheur, les Jaguar de la Force aérienne tactique (Fatac) restent de fantastiques machines lorsqu'il s'agit d'aller pilonner des objectifs en basse ou très basse altitude (jusqu'à 15 mètres du sol). » (Op. cit.)

Les Etats-Unis, sur lesquels les Bosniaques comptaient tant, sont rentrés dans le rang, ce qui vaut à Mitterrand – c'est de bonne guerre, si on peut dire – des propos acérés : « Il y a beaucoup de discours magnifiques dans lesquels on encourage les peuples libres à défendre ceux qui sont dans leur droit. Mais j'en vois moins sur le terrain. » S'en prenant également à ceux qui critiquent la position non-interventionniste du gouvernement français, Mitterrand égratigne au passage certains intellectuels français : « Je n'en ai pas vu beaucoup s'engager dans des brigades internationales ! », ce qui est un comble de la part de l'héritier des socialistes qui ont refusé la livraison d'armes aux républicains espagnols en 1936-39...

Le groupe de contact a refait son unité. Les milliers de Casques bleus pris en otage par les Serbes garantissent définitivement ces derniers contre les frappes aériennes. Les gouvernements reconnaissent publiquement que les Serbes ont gagné la bataille de Bihac, mais Pale refuse toujours de signer le cessez-le-feu préconisé par les Nations-unies et accepté par l'armée bosniaque. Lorsque M. Akashi, représentant spécial de l'ONU en ex-Yougoslavie, rencontre le vice-président bosniaque le 2 décembre, les Serbes tirent deux missiles de bienvenue sur le bâtiment de la présidence bosniaque...

Le lundi 8 décembre à Budapest commence le 9e sommet de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, la seule instance – consultative uniquement – qui regroupe l'ensemble des pays européens ainsi que les Etats-Unis et le Canada. Les Etats-Unis et la Russie s'opposent sur la question de l'élargissement de l'OTAN. Les Etats-Unis souhaitent une adhésion rapide des pays de l'Europe de l'Est : « aucune nation ne sera automatiquement écartée de l'OTAN. En même temps, nous ne permettrons pas à un pays extérieur d'opposer un veto à cette expansion », déclare Clinton à la réunion de Budapest. Pour les Etats-Unis, l'OTAN est un moyen essentiel pour avoir la main sur la politique européenne ainsi que sur les ventes d'armes sur le continent. L'élargissement de l'organisation atlantique à l'Europe de l'Est constitue par conséquent un enjeu de taille.

Eltsine, évoquant le spectre d'une « paix froide » en Europe, s'oppose à l'adhésion des pays de l'Est aussi bien à l'Union européenne qu'à l'OTAN, et affirme sa volonté de voir la CSCE, à laquelle adhère la Russie, jouer un rôle plus important. Les Russes craignent que la Russie se trouve encerclée, isolée du reste de l'Europe sans possibilité de peser sur les affaires du continent. Eltsine échoue sur l'adhésion à l'Union européenne, mais obtient un demi-succès sur l'adhésion à l'OTAN : les demandes d'adhésion sont repoussées d'un an. « L'élargissement de l'OTAN aux frontières de notre pays représenterait une menace » estime Valery Mousatov, directeur du Centre d'études européennes de l'Académie diplomatique du ministère russe des Affaires étrangères (Libération, 6-12-94). L'accroissement du rôle de la CSCE au détriment de l'OTAN, consacrerait le rôle de superpuissance de la Russie et sa fonction de « fondement oriental de la sécurité européenne ».

L'ex-Yougoslavie a été l'autre source de tensions à ce sommet. Le président bosniaque souligne le paradoxe qui consiste à discuter de la sécurité européenne alors que les Européens sont incapables d'intervenir sur la question bosniaque et de « sauver ne serait-ce qu'une ville en danger »... Izetbegovic annonce qu'il n'attend plus rien des Occidentaux : « Paris et Londres ont dès le début assumé le rôle de protecteur de la Serbie et empêché toute tentative d'arrêter la guerre serbe. » « Quant à la Russie, elle a opposé son veto au Conseil de sécurité pour permettre l'approvisionnement des Serbes en pétrole alors que l'aide alimentaire ne peut plus passer vers Bihac. » En acceptant la victoire serbe, dit-il encore, les grandes puissances « se préparent à inviter dans la famille des pays civilisés une création conçue sur la tyrannie et le génocide. » « Quelle que soit l'issue de la guerre, que laissera-t-elle ? Une ONU discréditée, une OTAN ruinée, des Européens découragés. Un monde pire. » Il évoque également la « honte énorme qui pèsera sur l'Ouest à la fin de ce siècle ».

La conférence ne réussit même pas à se mettre d'accord sur une déclaration finale sur la question bosniaque.

Alors, on « menace » de retirer les Casques bleus. Ce sera un magnifique spectacle, « la plus grosse opération militaire de l'après-guerre en Europe ». (Libération, 8-12-1994.)

La position la moins hypocrite, dans cette affaire, aura été développée par Josef Joffe dans le Süddeutsche Zeitung : « Premièrement, si on livre des armes [à la Bosnie] on prolonge et on étend la guerre. Est-ce ce que nous voulons? Mieux vaudrait que cette boucherie reste unilatérale et débouche rapidement sur la victoire de l'agresseur. Deuxièmement, on ne sait jamais»ce que l'agressé fera demain des armes que nous lui remettons aujourd'hui... » (Cité par Courrier international, 31-1-1993.)

Essai de définition du point de vue serbe

Hegel disait que pour réfuter un système de pensée il fallait « entrer à l'intérieur », c'est-à-dire envisager les choses de son point de vue. Il n'est peut-être pas une mauvaise chose d'envisager les choses du point de vue serbe.

Nous avons évoqué l'idée que les initiatives de la CEE en faveur de la reconnaissance diplomatique de la Bosnie avaient contribué à créer des problèmes là où il n'y en avait pas. Les « experts » européens n'avaient aucune qualification pour évaluer la situation d'un pays dans lequel l'imbrication et l'enchevêtrement de nationalités étaient la règle. De plus, leurs structures mentales n'étaient probablement pas adaptées à envisager l'hypothèse d'une cohabitation de populations que leur conditionnement avait présentées comme ayant vécu dans un état de « luttes séculaires ».

Les Serbes considéraient que les frontières existantes alors n'étaient qu'administratives, un peu comme pour les Français les départements n'ont de réalité qu'administrative. Les Serbes estimaient que ces frontières avaient été dessinées au lendemain de la guerre à leur détriment. Le fait est que la Constitution de 1946 avait érigé en région autonome le Kosovo, 90 % d'Albanais, mais réclamé par les Serbes, et la Voïvodine, où ne vivait qu'une petite majorité de Serbes, à côté d'une forte minorité hongroise, ainsi que des Croates, des Albanais, des Ruthènes, des Slovaques, des Allemands, des Roumains, des Monténégrins... C'est en ce sens que les Serbes se sentaient dépossédés. Pour le reste, le tracé des frontières est peu contestable. Les Serbes d'ailleurs omettent de dire que la Voïvodine, auparavant hongroise, a été cédée à la Yougoslavie, non à la Serbie. L'annexion de cette région par la Serbie pourrait rendre caducs les traités, et inciter la Hongrie à réclamer la restitution de la Voïvodine...

Le référendum sur l'indépendance, imposé par une commission dirigée par Robert Badinter, était apparu aux Serbes comme une provocation, et ils le boycottèrent, ce qui ôta de fait à leurs yeux toute légitimité au gouvernement bosniaque. En réalité, ces frontières, jusqu'en 1991, correspondaient à très peu de chose près aux frontières historiques de chaque région. Les nationalistes serbes clament notamment que les frontières de la Croatie étaient purement administratives et avaient été tracées à leurs dépens par le régime titiste, pour réduire l'influence serbe en Yougoslavie. Or, la plus grande partie de ces frontières avait été établie au XIXe siècle, avant la formation de la Yougoslavie en 1919. Sur les 2 000 kilomètres de frontière croate, à peine 10 % ont été établies après 1918. Les nationalistes serbes ne peuvent donc faire reproche à Tito d'avoir délibérément voulu les léser. En tout cas la contestation de 200 kilomètres de frontières, qui peut parfaitement être négociée par les parties intéressées, ne vaut certainement pas 300 000 morts.

Dès lors que la Bosnie-Herzégovine se déclare indépendante contre l'avis de la majorité des Serbes qui y vivent, il faut reconsidérer la question de la souveraineté et du pouvoir à l'intérieur des territoires où vivent des Serbes. C'est ce que Borisav Jovic, président du parti socialiste serbe, explique dans Le Monde, le 12 juin 1992 : « Nous n'avons aucune prétention territoriale en Bosnie, ni dans les autres républiques. Nous avons informé à plusieurs reprises le Conseil de sécurité de l'ONU que nous reconnaissions leurs frontières. Le problème en Bosnie ne concerne pas les fronti»res, mais le pouvoir. Les peuples de Bosnie [lire : les Serbes] ne sont pas d'accord sur l'organisation interne de leur Etat ; la Bosnie n'existe donc pas en tant qu'Etat puisque cet Etat ne fonctionne pas. Pour le moment elle n'existe que comme territoire. La Yougoslavie reconnaît ce territoire, elle ne reconnaît pas la légitimité du pouvoir en Bosnie-Herzégovine. » Dès lors que des Serbes vivent sur un territoire donné, la souveraineté sur les Serbes ne doit émaner que des Serbes.

Ce serait à notre sens une erreur de ne considérer ces propos que fondés sur la mauvaise foi. C'est que la citoyenneté était fondée dans l'ex-Yougoslavie sur deux critères : l'un, nationalitaire, l'autre territorial. Mais il y avait également une nationalité extra-territoriale... un Serbe vivant en Croatie restait serbe. En s'extrayant, par leur abstention, du critère territorial, les nationalistes serbes de Bosnie exigeaient que soit réglé le problème de la souveraineté sur le territoire sur lequel ils vivaient. Dans le même processus, les autres nationalités vivant sur ce territoire se voyaient exclues de toute légitimité. « Il n'y a pas de problème de frontières en Yougoslavie, déclare encore Borisav Jovic. Une modification des frontières entre les Républiques est une question qui n'existe pas et qui ne s'est jamais posée. Le seul problème est celui de l'autodéterminati»n des peuples. »

L'une des déterminations de la politique adoptée par les Serbes de Bosnie est de caractère démographique. Au début du siècle 91 % des propriétaires terriens ayant des ouvriers agricoles étaient Musulmans. De même, les paysans libres constituaient une majorité nette de la population. Aujourd'hui, cette tendance s'est totalement inversée, les Musulmans se sont largement urbanisés tandis que les Serbes sont sur-représentés dans la paysannerie aisée. A l'inverse, alors que Sarajevo était au début du siècle une ville de population largement serbe, ceux-ci y sont aujourd'hui minoritaires.

Le décalage important entre les réclamations territoriales des Serbes, qui occupent environ 70 % de la Bosnie-Herzégovine, et leur importance démographique relativement moindre, aurait ses bases « objectives » dans la répartition sociologique des populations serbes et musulmanes, une population à majorité rurale occupant naturellement plus de terrain qu'une population essentiellement urbaine. Dès lors deux difficultés apparaissent : 1) d'une part du fait que les villes sont construites au milieu de la campagne, et que des « poches » urbaines à majorité musulmane existent dans un environnement majoritairement serbe ; 2) d'autre part à la campagne même existent des populations musulmanes plus ou moins concentrées.

La politique des Serbes de Bosnie consistera à vider les campagnes, et éventuellement les villes sur lesquelles ils entendent établir leur souveraineté, des Musulmans et des Croates qui y habitent ; à établir une continuité territoriale entre les territoires proclamés serbes, c'est-à-dire à éviter à tout prix qu'il y ait des « poches » serbes isolées. Lorsque Borisav Jovic, encore, déclare : « Nous n'avons jamais considéré que la Serbie doit décider du sort des Serbes qui vivent en dehors de notre République. Nous estimons seulement que ces Serbes doivent pouvoir décider sur un pied d'égalité avec les autres peuples de leur propre avenir », il exprime sans doute l'opinion d'une bonne partie des Serbes de Bosnie, mais il oublie cependant de dire que la purification ethnique a créé des zones où les non serbes ont été simplement expulsés, avec l'aide expresse de l'Etat serbe. En effet, après les méthodes expéditives de purification ethnique, des méthodes plus insidieuses ont été mises en place en 1993 à la suite des réactions que la découverte des camps, les massacres, les tortures, les viols de masse avaient tout de même fini par susciter. L'objectif reste le même, chasser les Musulmans, les Croates, les Tziganes, qui doivent coudre un ruban blanc à leur manche : à la suite de quoi ils perdent leur travail, leur maison, leurs biens, mais ils ont la vie sauve et n'ont d'autre solution que partir, après avoir payé 200 Deutschemarks par personne, 30 Deutschemarks par valise et légué officiellement leurs biens à la « république serbe ».

Pour conclure ces considérations sur le point de vue serbe, il nous semble utile d'émettre une hypothèse sur la vision serbe de la politique bosniaque.

Les « Musulmans », pour des raisons sociologiques (parce qu'ils sont essentiellement urbanisés) occupent un espace relativement restreint bien qu'ils constituent le groupe le plus important numériquement, quoique non majoritaire, et celui dont l'expansion démographique est la plus importante. On peut dès lors envisager que les positions politiques des dirigeants « musulmans » concernant un projet fondé sur la cohabitation avec les Croates et les Serbes sur un territoire dont les « Musulmans » occupent une faible proportion, constitue dans les faits un moyen de conserver le contrôle sur la totalité du territoire. L'argument – par ailleurs tout à fait attractif – de cohabitation, de multiculturalité, développé par les dirigeants musulmans, pourrait n'être dans la pratique que l'alibi à leur volonté de contrôle sur un espace qu'ils n'occupent pas. C'est ainsi que l'on pourrait interpréter les déclarations de l'adjoint au commandant en chef de l'armée bosniaque, selon lequel « l'armée n'acceptera aucune division du pays en provinces serbes, musulmanes et croates, car elle pourrait faciliter le rattachement de certaines de ces provinces à la Serbie et à la Croatie ». (Cité par Svebor Dizdarevic, « Les irrecevables postulats du plan Owen-Vance », Le Monde diplomatique, mars 1993.)

Au-delà de la simple tentative de compréhension « de l'intérieur » du point de vue serbe, de telles arrière-pensées ne sont pas à exclure, bien qu'il ne faille pas, évidemment, les attribuer à l'ensemble de la population « musulmane ».

Bakounine, encore

On a dit que l'une des raisons de l'impossibilité de trouver une solution en Bosnie venait de l'imbrication extrême des populations, à tel point que l'occupation du territoire a été définie comme une « peau de léopard ». Cette répartition des populations est un fait de l'histoire et il n'est pas possible aujourd'hui d'en repousser les conséquences politiques : il faut les gérer. Les nationalistes serbes ont tenté de gérer ce problème par la pire des méthodes, l'« épuration ethnique », dont on a toutes les raisons de penser qu'elle produira, à terme, des conséquences historiques ingérables.

Sur le principe, indépendamment de l'horreur de cette épuration ethnique, l'optique bakouninienne, curieusement, n'était pas en soi contradictoire avec les réclamations serbes, et il faut le dire, quitte à choquer. Pour Bakounine, en effet, « toute nation, petite ou grande, toute province, et même à la rigueur toute commune, tout individu, ont le droit absolu et inaliénable de disposer d'elles-mêmes, de s'organiser intérieurement et de s'allier avec qui elles voudront... Si elles s'isol»nt dans leur indépendance, elles se priveront de tous les bienfaits, de tous les secours, de toute la production de la solidarité... »

L'idée exprimée ici est parfaitement claire, bien qu'il faille préciser que Bakounine estime que cet irrédentisme va à l'encontre de l'évolution historique qui rend de moins en moins viables les petits Etats. Néanmoins, l'anarchiste russe estime que chaque communauté a le droit de faire sécession de l'ensemble auquel il appartient, d'expérimenter sa voie, et éventuellement de rectifier ses erreurs. A la lumière de ces positions, les Serbes de Bosnie-Herzégovine, comme ceux de Croatie, ont le droit d'envisager un mode d'existence indépendant, et ni l'Etat Bosniaque, ni l'Etat croate, ont le droit de le leur empêcher. Il s'ensuit que les Serbes n'ont à l'inverse aucun droit de réclamer cette possibilité pour eux et de la refuser aux autres, les Albanais du Kosovo notamment...

«... il faut remarquer que l'histoire réelle des individus, comme des peuples, ne procède pas seulement par le développement positif, mais très souvent par la négation du passé et par la révolte contre lui ; et c'est le droit de la vie, le droit inalié»able des générations présentes, la garantie de leur liberté. Des provinces qui ont été unies pendant longtemps ont toujours le droit de se séparer les unes des autres : et elles peuvent y être poussées par diverses raisons, religieuses, politiques, économiques. L'Etat prétend au contraire les tenir réunies de force, et en cela il a grand tort. L'Etat, c'est le mariage forcé, et nous levons contre lui la bannière de l'union libre. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d'Italie, Oeuvres, II, 296.)

Mais comment régler ce problème dans une situation où les populations tentées par la séparation sont étroitement imbriquées avec d'autres populations ? Bakounine fait quelques suggestions, qui n'ont évidemment qu'une valeur informative, et que nous ne prétendons pas être applicables aujourd'hui dans le cas de l'ex-Yougoslavie.

Il évoque notamment le cas de la Pologne, dont une partie importante a été occupée par les Allemands et germanisée. Dans le grand-duché de Posen, dit-il, il y a 838 000 Polonais et 697 000 Allemands. Dans les deux Prusses, il y a 2 178 000 Allemands et 1 599 000 Polonais, auxquels il faut ajouter les 137 000 Lituaniens de la Prusse orientale. Bakounine évoque la possibilité de s'en tenir au fait historique et de laisser aux Allemands ce qu'ils ont occupé et aux Polonais ce qu'ils ont réussi à conserver, mais cette approche n'est pas viable, dit-il, et son exécution impossible. « Des géographes ont publié jadis des cartes de ces provinces polonaises où ils ont marqué de différentes couleurs les pays germanisés et ceux qui sont restés polonais. On ne saurait s'imaginer rien de plus bizarre : on dirait un échiquier. C'est que l»s populations sont extrêmement mêlées. »

On voit donc que le problème se pose dans les mêmes termes qu'en Bosnie.

« A côté d'un village allemand, vous trouvez un village polonais. Sans doute la couleur allemande prédomine du côté de la frontière de l'Allemagne, et la couleur polonaise prévaut d'autant plus qu'on s'approche davantage de la Pologne dite russe. Mais il »'y a point de ligne de démarcation bien nette. [...] Que faire alors ? Comment établir la limite ethnographique naturelle entre l'Etat polonais et l'Etat allemand ? »

Le problème, dit encore Bakounine, est le même en Moravie et en Bohême, où il y a 2 530 000 Allemands et 4 680 000 Tchèques. Cela devient « une question insoluble pour les hommes politiques toutes les fois qu'ils essaient de la résoudre selon la justice, et selon les maximes dominantes, fondées uniquement sur la combinaison des intérêts et de la puissance d'Etat ».

Quelle est donc la solution proposée par Bakounine ?

« Laissez aux collectivités diverses, aux associations, aux communes, leur autonomie complète. Qu'elles se fédèrent librement, selon leurs attractions naturelles, leurs nécessités, leurs intérêts, leurs besoins ; et vous verrez que toutes ces question» de races, de langues, de traditions, de coutumes, tomberont d'elles-mêmes. Abandonnant toute pensée de domination – cette pensée devant nécessairement disparaître avec la possibilité de sa réalisation, c'est-à-dire l'Etat -, délivrées désormais de toute crainte de se voir dominées par les autres ; poussées par la nécessité de s'entendre les unes avec les autres pour organiser leur existence économique, leur travail, l'échange de leurs produits, leurs voies de communication, l'instruction publique, et au besoin leur défense ; et se laissant invinciblement entraîner et diriger par cette loi toute-puissante de la solidarité humaine, qui n'est point une loi politique mais une loi naturelle, fatale, source et cause de tous les développements historiques de l'humaine société jusqu'ici, mais dont toutes les lois politiques n'ont été que la systématique négation ; livrées enfin à leur spontanéité complète et à leurs libres instincts, développés par l'histoire et déterminés par leur situation économique actuelle, les associations et les communes, après une époque, plus ou moins longue et plus ou moins pénible, de transition, d'hésitation et de lutte, finiront par s'équilibrer, non conformément à des lois arbitraires et abstraites qu'une autorité quelconque leur imposerait d'en haut, mais conformément à l'être réel, aux nécessités et aux forces vivantes de chacune ; et, unanimement inspirées par cet esprit d'équité, d'égalité et de liberté qui commence à constituer aujourd'hui la passion dominante et pour ainsi dire la religion des masses, elles se donneront la main pour organiser ensemble une fédération fondée largement sur le travail de tous et sur le respect humain. Et dans cette société nouvelle, la pratique de la justice humaine sera aussi naturelle que l'est celle de l'iniquité aujourd'hui. » (« Aux compagnons de la Fédération jurassienne », Oeuvres, T.3, p. 37-38.)

Cette citation peut sembler révéler chez son auteur une certaine naïveté. Pas tant que cela, en fait, puisque Bakounine n'écarte pas une période de « transition » et de « lutte ». Et, au vu des solutions proposées jusqu'ici pour l'ex-Yougoslavie, on ne peut que se dire que celle-ci n'est pas plus utopique ni irréaliste que les autres, et elle est certainement plus humaine. Il est intéressant de noter, au passage, que c'est dans un texte sur la question des nationalités que Bakounine donne la définition la plus claire de ce qu'est une société sans Etat.

Ainsi, « ces pays où les nationalités sont mêlées, qui font aujourd'hui le désespoir de tous les hommes d'Etat quelque peu scrupuleux, deviendront au contraire des intermédiaires précieux, des chaînons vivants qui relieront entre elles les nations et préparer»nt lentement l'unification de plus en plus complète de l'espèce humaine, la réalisation définitive de l'humanité. Mais tant que les Etats existent [...] ne parlons pas de justice : parlons de puissance, de domination, d'oppression, et restons toujours le couteau à la main pour défendre notre existence et nos droits. » (Ibid.)

Conclusion (provisoire)

La Yougoslavie a tenu pendant trois ans un rôle de premier plan dans le spectacle médiatique. Un véritable brouillage a rendu illisibles les raisons de cette guerre. Ont ainsi été mises en évidence les contradictions d'intérêt et de projet des Etats européens ainsi que le « programme minimum » sur lequel ils se sont entendus, à savoir l'urgence de ne rien faire et la confirmation du découpage nationalitaire (« ethnique », comme on dit) de la Yougoslavie.

On a pu constater, dans la période qui va de la mort de Tito à l'effondrement de l'URSS, un niveau élevé de combativité ouvrière à travers tout le pays. L'Etat fédéral n'a pas été capable d'y faire face à cause des tensions qui le secouaient, tensions dues en grande partie aux revendications du Kosovo qui s'acheminait logiquement vers la constitution d'une république albanaise de Yougoslavie. Une telle évolution, qui, en elle-même n'aurait en rien constitué une menace pour la fédération yougoslave car les Kosovars n'avaient aucune intention de s'unir à l'Albanie, était inadmissible pour l'idéologie nationaliste serbe.

Les « communistes » serbes ont été incapables de faire face en même temps à la montée du mouvement social et à celle du mouvement national kosovar, ce dernier étant largement suscité par l'attitude des Serbes eux-mêmes. On peut dire que la crise sociale a provoqué, dans les appareils d'Etat des différentes républiques de la fédération, une réponse-diversion sur le terrain de la question nationale. C'est que, en Yougoslavie comme ailleurs, le nationalisme est un parfait moyen d'encadrement et de gestion des crises sociales.

La suite des événements a montré l'extraordinaire efficacité du nationalisme (dans le cas présent il s'agit de nationalisme ethnique : on serait tenté de parler d'« ethnisme ») à occulter les tensions sociales. L'alternative, pour les classes dirigeantes, était leur éjection de la scène politique ou leur maintien au pouvoir grâce à un bain de sang.

La filiation entre la guerre du Golfe et la guerre en Yougoslavie peut paraître au premier abord tirée par les cheveux. Il y a tout de même une étrange concordance entre la fin de la première et le début de la seconde... Nous avons tenté de montrer en quoi ces deux événements s'articulent à l'intérieur d'un ensemble de crises dont l'enjeu est la réorganisation d'un ordre international consécutif à l'effondrement de l'URSS, qui laisse les Etats-Unis orphelins du grand ennemi dont ils ont besoin pour justifier, à leurs propres yeux, sans doute, leur hégémonie. On peut d'ailleurs se demander si l'introduction, dans l'affaire yougoslave, de la Russie, qui récupère ainsi miraculeusement le statut de grande puissance qu'elle semblait avoir irrémédiablement perdu, n'entre pas dans ce dessein. Le nouvel ordre mondial correspondrait ainsi à une réorganisation des nouveaux enjeux stratégiques du capital, dont les détails ne sont peut-être pas encore tout à fait perceptibles, mais dont les lignes générales se manifestent par un nouvel équilibre de la terreur dans lequel le danger « islamiste » joue son rôle, largement suscité... par les meilleurs alliés des Etats-Unis, comme par hasard, parmi lesquels l'Arabie Saoudite.

Dans une large mesure, ce qui se passe en Yougoslavie n'est qu'une répétition d'un processus qui n'a rien de nouveau. En effet, les frontières des pays balkaniques ont toujours été déterminées par les affrontements entre grands blocs étatiques extérieurs qui se sont partagé la région. Elles n'ont jamais été la résultante d'un long processus historique interne aboutissant à des équilibres acceptés. Par conséquent, ces frontières, et la distribution des populations à l'intérieur de celles-ci, dépendent d'équilibres internationaux, de rapports de forces extérieurs, et ne perdurent que tant que ces équilibres et ces rapports réussissent à se maintenir. Leur rupture conduit à une inévitable recomposition du paysage politique de la région. L'effondrement soviétique a produit un véritable appel d'air en Europe centrale, que l'Allemagne s'est empressée de remplir. Rappelons-nous ce que disait Bakounine des rapports germano-russes, en 1874 : les Allemands « ne peuvent livrer à l'arbitraire de la Russie leurs rives sur le Danube et leur négoce avec les pays danubiens » (Etatisme et Anarchie, Oeuvres, IV, p. 285.) Huit ans plus tard, Engels fera très sérieusement remarquer à Karl Kautsky qu'aucun Etat slave des Balkans ne devrait être autorisé à se placer en travers du chemin ou sur la voie ferrée entre l'Allemagne et Constantinople.

Ce serait une ironie de l'histoire si, la Russie n'ayant jamais réussi à obtenir un accès direct à la Méditerranée pendant ses périodes de puissance et d'expansion, elle y réussissait à une époque de déclin, grâce à une victoire serbe à laquelle les Européens de l'Ouest auront si grandement contribué !

En définitive, les nationalistes qui s'imaginent lutter pour l'indépendance ou la liberté de leur « patrie » ne font que contribuer à la recomposition des dépendances auxquelles ils assujettissent leur « patrie ». La Yougoslavie, malgré tous ses défauts, pouvait avoir un rôle à jouer, notamment dans le mouvement des non alignés. Les républiques éclatées de l'ex-Yougoslavie ne sont plus que des zones d'influence que les puissances extérieures tentent de s'approprier.

La fin proche du conflit en Bosnie ouvre la voie à d'innombrables conflits futurs.

En annexant le Kosovo et la Voïvodine, la Serbie a pris le risque de créer une situation de conflits internes indéfinis qu'elle sera obligée de gérer pendant des générations, ce qui mobilisera des efforts considérables au détriment de son développement. En outre, elle risque d'entraîner une spirale de réclamations avancées par des apprentis sorciers nationalistes : l'apparition d'un Milosevic kosovar ou albanais prenant à son compte la défense de ses concitoyens n'est pas improbable, et le jour où cela arrivera se posera le problème du rattachement du Kosovo à l'Albanie. Pour l'instant, le problème ne se pose pas encore, les Albanais d'Albanie, ayant d'autres chats à fouetter, se désintéressent du Kosovo, et les Albanais du Kosovo ne sont que peu attirés par le rattachement à un pays dévasté par la pauvreté.

« La plupart des gouvernements de l'Ouest veulent maintenant désespérément mettre fin au conflit – à presque n'importe quel prix. La guerre a créé de profondes tensions entre les Etats-Unis et ses alliés européens, miné la cohésion de l'OTAN, et compro»is la solution des problèmes économiques de l'Europe centrale et orientale. Les gouvernements européens peuvent maintenant être prêts à accepter n'importe quel solution dans l'intérêt de la paix, même si c'est inéquitable et peut-être temporaire. »

Cette citation, extraite du Wall Street Journal Europe du 21 décembre 1994, résume assez bien la situation. Le fait que ce soit Jimmy Carter, transformé en voyageur de commerce de l'humanitaire, et dont l'ignorance invraisemblable du problème a stupéfié tout le monde, qui obtienne une trêve dans la région à la veille de Noël montre le degré d'enlisement où on en est arrivé.

Le changement de majorité à Washington pousse Clinton à bâcler le plus vite possible le dossier bosniaque, car la nouvelle majorité républicaine est favorable à la livraison d'armes au gouvernement de Sarajevo ; or, une extension du conflit, impliquant l'intervention de la Grèce et de la Turquie, la première en faveur de la Serbie, la seconde en faveur de la Bosnie, serait une catastrophe pour les intérêts américains.

Le gouvernement croate semble décidé à demander le retrait des Casques bleus stationnés sur son territoire. S'estimant peut-être suffisamment armé, il est sans doute maintenant décidé à créer sur le terrain un rapport de force pour obliger les Serbes de la Krajina, qui occupent un tiers du territoire croate, à accepter la souveraineté de Zagreb. C'est à notre sens ainsi qu'il faut interpréter les propos du président croate : « Pour la Croatie, la situation actuelle, c'est-à-dire le gel d'un statu quo négatif, est complètement inacceptable. » (Le Monde, 15 janvier 1995.) L'« intensification des négociations politiques » auxquelles un ambassadeur croate affirme que son gouvernement veut se consacrer, est liée au fait que, à cause de la présence de Casques bleus en Croatie, « les Serbes ne se sentent pas obligés de négocier sérieusement »... Ils se sentent si peu obligés de négocier, les Casques bleus leur sont si utiles, qu'il serait surprenant que les Serbes les laissent partir. En arrivera-t-on à une situation où, les soldats de la FORPRONU étant pris en otages par les Serbes de la Krajina, l'OTAN doive finalement mener des opérations militaires pour leur permettre de partir ???

La création d'une entité croate de Bosnie, théoriquement rattachée à la Bosnie-Herzégovine, appelle inévitablement la création d'une entité équivalent avec les Serbes, conduisant à terme à leur rattachement respectif à la Croatie et à la Serbie. Le plan initial des occidentaux, si soigneusement masqué par d'hypocrites bonnes intentions humanitaires, sera finalement mis en place : la réduction de la Bosnie-Herzégovine à un petit Etat peuplé d'environ un million et demi d'habitants, essentiellement des « Musulmans », et non viable, la mise en place d'Etats « ethniquement » homogènes dans la région, le maintien d'une Yougoslavie réduite à la Serbie et au Monténégro, mais forte.

L'argument des Occidentaux est que les diverses populations se sont tellement heurtées qu'une vie commune n'est plus envisageable, et qu'il vaut mieux que les Musulmans aient leur propre Etat. Les musulmans peuvent espérer entre 25 et 30 % du territoire originel de la Bosnie-Herzégovine, dans lequel se trouvent environ 50 % des richesses du pays. Sans accès à la mer, probablement découpé en plusieurs morceaux sans continuité territoriale, cet Etat sera non viable sans un patronage international permanent.

Le pire qui est à craindre pour la Bosnie est que la population ait une réaction de rejet par rapport à la multiculturalité. De telles réactions sont déjà perceptibles à travers des réactions individuelles, comme celle du ministre de l'Education nationale, qui déclare : « Désormais, c'est nous qui ne voulons plus de cette République Bosniaque multinationale et multiconfessionnelle »... Les énormes déplacements de population ont conduit d'innombrables personnes à se réfugier près des grandes villes de Croatie ou de Bosnie. Ces réfugiés, qui ont subi la purification ethnique, ou qui ont tout simplement été expulsés par l'une ou l'autre armée, ne seront pas très sensibles aux charmes de la multiculturalité, et ils risquent de modifier totalement, par leur poids démographique, les traditions de tolérance qui étaient jusqu'alors en vigueur.

Cet Etat bosniaque en arrivera-t-il à décréter l'islam comme religion officielle ? Le fondamentalisme islamique s'y développera-t-il, alimenté par les humiliations et la défaite ? Si cette éventualité se réalisait, on peut dire les Serbes, les Croates, les gouvernements occidentaux et les instances internationales auront tout fait pour la rendre possible.

Le dernier mot de cette histoire revient à Stojan Cerovic, qui écrit dans Vreme, l'hebdomadaire de Belgrade : « Aujourd'hui, l'armée multinationale la plus puissante du monde ne sait pas comment arrêter un petit fasciste local. » (Cf. Courrier international, 15-21 décembre 1994.)

Octobre 1994 – janvier 1995.


V. – ORDRE MONDIAL ET FASCISME LOCAL.

Les luttes de classes en Yougoslavie.

L'affaire du Kosovo.

La « Petite Yougoslavie »

La guerre en Bosnie.

Victimes présumées coupables ?.

La position des États-Unis.

Échec du plan Vance – Owen.

Combats entre Coates et Musulmans.

Polémiques sur l’intervention militaire.

Serbie. – La situation interne.

Les Bosniaques contre-attaquent

Contre-offensive serbe.

Le début de la fin ?.

Bakounine, encore.

Conclusion (provisoire)



Notes
[1]. La « multiculturalité » dont on nous a tant parlé à propos de Sarajevo ne saurait en soi constituer un modèle, elle est seulement une évidence qui ne devrait pas être une exception. Quelle capitale, quelle ville universitaire, quel port international, quelle grande ville commerciale ne sont pas « multiculturels » ? Bernard-Henri Lévy et ses petits camarades peuvent bien s'extasier de bonheur que des intellectuels serbes, « musulmans » et croates de Sarajevo s'entendent sans problème pour organiser des expositions ou autres manifestations culturelles : qu'est-ce que cela a d'extraordinaire ? Les mêmes, ou d'autres, peuvent s'extasier que dans un même immeuble, sur un même pallier, des familles de « cul_tures » différentes peuvent cohabiter, voire même s'entre-épouser. Qu'est-ce que cela a d'extraordinaire ? Quelles sont les oppositions « culturelles » réelles entre Croates, « Musulmans » et Serbes ? La « multiculturalité » se saurait nous satisfaire s'il s'agit de l'application du principe : « soyons tolérants avec la culture des “autres” mais restons chacun chez soi ». Elle n'a de sens que si l'acceptation de la diversité n'implique pas, pour reprendre l'expression de Bakounine, qu'on traîne ses propres particularismes comme un boulet, si elle ne s'accompagne pas de crispation identitaire. La culture n'a de sens que si chacun reconnaît dans celle des autres ce qu'elle a d'universel, et l'intègre à ses propres représentations. La cohabitation des cultures n'a de sens que si l'une des alternatives possibles est leur fusion naturelle.

[2]. (Sources : Le Monde diplomatique, mai 1992, « Guerre sans armes au Ko_sovo », Marie-Françoise Allain et Xavier Galmiche. – Le Monde, 17 novembre 1994, « N'oublions pas le Kosovo », Antoine Garapon.– Egalement : témoignages oraux.)

[3]. Le référendum d'indépendance en Bosnie-Herzégovine eut lieu en février-mars 1992, mais dès octobre 1991 une dizaine de localités avaient été bombardées ou détruites en Herzégovine par les Serbes. Dès septembre 1991 certaines regions de la Bosnie-Herzégovine peuplées de Serbes avaient réclamé leur rattachement à la Serbie. Ces faits accréditeraient la thèse de l'absence de lien entre l'indépendance de la Bosnie-Herzégovine et la sécession des Serbes. Il est évident que ces derniers « sentaient venir » les choses depuis un moment...