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Ex-Yougoslavie Ordre mondial et fascisme local
Chapitre 4
René Berthier
(1995)

Origine : Echanges mails


IV. – NOTES POUR TENTER DE COMPRENDRE CE QUI SE PASSE EN BOSNIE-HERZÉGOVINE

En novembre 1990 eurent lieu en Bosnie-Herzégovine des élections pluralistes. L'indépendance fut votée en octobre 1991 par les représentants musulmans et croates, contre l'avis des représentants serbes, lesquels tenaient au maintien de la Yougoslavie. L'indépendance fut confirmée par un référendum, les 29 février et 1er mars 1992, et la CEE puis les États-Unis reconnurent cette indépendance peu après, le 6 et 7 avril.

Les élections en Bosnie-Herzégovine

Le parlement de Sarajevo représentait assez fidèlement la composition de la population bosniaque, constituée de 44 % de Musulmans, 17 % de Croates et 35 % de Serbes. Les dirigeants serbes de Bosnie répliquèrent en proclamant l'indépendance de la république serbe de Bosnie-Herzégovine dans les régions qu'ils contrôlaient.

Les Serbes détenaient une supériorité militaire évidente dans la mesure où ils dominaient dans l'ancienne armée yougoslave. En avril, les Serbes de Bosnie commencent l'offensive et tentent de relier leurs enclaves à la Serbie et à étendre la surface des territoires qu'ils contrôlent. En quelques mois, ils contrôlent les deux tiers du pays : un million de Bosniaques, principalement des Musulmans, se réfugient en Bosnie, dans d'autres parties de l'ex-Yougoslavie, ou à l'étranger. Commence alors l'épuration ethnique – c'est le terme employé par la résolution 771 de l'ONU du 13 août 1992. Le concept cependant n'est pas nouveau.

Pour commencer, les populations musulmanes et croates sont chassées de leurs foyers ; des massacres de civils consécutifs à la conquête serbe, comme celui de Bijeljina en avril – des Musulmans sont abattus dans une mosquée – accélèrent la fuite des habitants. Ce sont d'abord des bandes armées plus ou moins incontrôlées, dirigées par d'authentiques gangsters, comme le nommé Arkan, qui se livrent à ces massacres, destinés à semer la terreur. Enfin, la purification se « rationalise », devient plus systématique, elle est prise en main par l'administration. On recense les gens jugés indésirables, on les interne, on fait pression sur eux pour qu'ils renoncent à leurs biens et s'engagent à ne pas revenir [1].

On a fait remarquer que Croates de Bosnie et Musulmans aussi avaient recours à ces méthodes. Mais la disproportion est flagrante entre des pratiques occasionnelles et limitées chez les uns, et l'ampleur de la purification ethnique chez les autres. Des documents émanant de pacifistes serbes, notamment les « Femmes en noir » de Belgrade, reconnaissent le fait, ce qui n'excuse en rien les pratiques d'épuration lorsqu'elles sont pratiquées par les Musulmans. En effet, la mise en oeuvre de la purification ethnique par les Serbes fut si rapide et si ample qu'il n'est guère possible d'exclure qu'elle fut pensée et organisée de longue date. D'autant qu'elle avait déjà commencé dès 1981, en Serbie même, contre les Croates et les Musulmans, contre les Albanais, ainsi que dans les régions de Croatie contrôlées par les Serbes, sans que cela offusque la « communauté internationale » [2].

Que ce soit par conquête militaire directe ou par autoproclamation de l'autonomie par des noyaux de population serbes, voire même par suite d'accords passés localement avec les Musulmans, aujourd'hui les deux tiers de la surface de la Bosnie-Herzégovine sont contrôlés par les Serbes, contenant entre 46 et 48 % de la population – environ deux millions de personnes, dont 7 à 800 000 Musulmans et 200 000 Croates, candidats potentiels à la purification ethnique.

Les cinq régions autonomes serbes sont des zones non contiguës couvrant 40 % du territoire bosniaque mais ne contenant que 22 % de la population. Il s'agit en effet de régions montagneuses peu peuplées. La population en question comportait au début de la guerre 64,3 % de Serbes, 21,6 % de Musulmans et 6,5 % de Croates.

Les territoires annexés par les Serbes de Bosnie représentent environ 30 % du territoire bosniaque. Ajoutés aux 40 % des régions autonomes serbes, cela fait approximativement 70 % du territoire, qui sont réclamés comme étant peuplés majoritairement de Serbes. La proportion de territoires peuplés de Serbes – ou dont on affirme qu'ils sont tels – est relativement plus importante que celle qui est peuplée de Musulmans, pourtant plus nombreux. Cela ne s'explique pas seulement par la « gourmandise » des Serbes, mais par le fait que les Serbes sont majoritaires dans les campagnes, alors que les Musulmans sont majoritaires dans les villes. Les premiers occupent donc proportionnellement plus de terrain. Cette précision étant une explication, pas une justification.

Tout n'est d'ailleurs pas le résultat d'une conquête militaire. Le processus d'annexion consiste souvent en la proclamation, par les autorités locales, de leur autonomie par rapport au gouvernement, dans les zones à majorité serbe. Il s'agit évidemment d'un acte illégal au regard de la légitimité étatique bosniaque.

Le caractère incompréhensible des événements actuels de l'ex-Yougoslavie vient de ce qu'une grande partie de la population, en Europe, a assimilé le fait que l'Etat-nation traditionnel était une notion du passé, et que l'heure était à l'intégration dans un ensemble beaucoup plus grand. Ceux qui, aujourd'hui, seraient prêts à « mourir pour la France » sont peu nombreux. Aussi, quand on voit des gens du même village s'étriper pour ce que nous considérons comme des fictions, cela nous paraît impensable. Un chercheur de Sarajevo propose une hypothèse intéressante pour expliquer la dérive nationaliste. Il distingue une conscience nationale « de proximité », c'est-à-dire liée à la vie quotidienne des gens, et une conscience nationale « politique » ; ou, en d'autres termes, une conscience pragmatique et une conscience théorique : il constate ainsi « d'importantes différences dans les positions des gens quand ils évaluent les relations inter-ethniques dans leur milieu de vie et de travail et quand ils évaluent les relations inter-ethniques à travers le discours politique. [...] ...les gens se sente»t en sécurité même quand ils vivent dans un milieu dont la majorité n'appartient pas à leur nation, et ce dans l'actuelle crise politique des relations inter-ethniques. Alors que plus de la moitié de la population interrogée craint que la détérioration politique des relations inter-ethniques (au niveau global) ne débouche sur une guerre fratricide [...] En dépit des relations qui se forment dans la vie quotidienne des gens, il n'est pas possible de développer des modèles de relations inter-ethniques démocratiques et la méconnaissance ou la non-compréhension de cette réalité génère des tensions inter-ethniques supplémentaires allant jusqu'à des affrontements qui pourraient devenir catastrophiques. » (I. Bakic, « Onaciji i religiji », Sveske, n° 28-29, 1990, périodique de l'Institut des relations interethniques [Sarajevo] ; cité par Xavier Bougarel, « Bosnie-Herzégovine: anatomie d'une poudrière », Hérodote, n° 67, p. 120.)

Ce constat conduit à penser que si les gens ne craignent pas leur voisin immédiat, ils craignent que des incitations politiques venant de l'« extérieur », ou de « plus haut », ne poussent leurs voisins à les menacer, et ils adoptent eux-mêmes, préventivement, des mesures d'exclusion de l'autre. La folie qui s'est abattue sur la Yougoslavie serait donc essentiellement une réaction de peur collective alimentée par les dirigeants politiques de tous bords, pour ne pas mentionner les encouragements venant de l'extérieur du pays.

L'appétit vient en mangeant

L'appétit venant en mangeant, les Serbes de Bosnie ont, depuis le déclenchement de la crise, accru leurs ambitions. Le territoire qu'ils contrôlent aujourd'hui est plus étendu que celui qu'ils réclamaient dans le cadre des projets de « cantonisation » proposés par la CEE avant la guerre. La Serbie se trouvant à l'Est de Sarajevo, ils se sont emparés de tous les territoires, y compris ceux où les Musulmans sont majoritaires, qui séparent Sarajevo de la Serbie.

Les Musulmans et les Croates, eux, contrôlent le tiers de la Bosnie-Herégovine, beaucoup plus densément peuplé, avec 52 à 54 % de la population, dont la moitié de Musulmans, 25 % de Croates et 17 % de Serbes, le reste étant constitué de personnes qui se sont déclarées « Yougoslaves », refusant de se laisser enfermer dans une catégorie nationale.

Que ce soit les populations musulmanes ou croates situées en territoire contrôlé par les Serbes, ou les Serbes en territoire contrôlé par les Musulmans ou les Croates, environ un million et demi de personnes se trouvent « du mauvais côté », c'est-à-dire sont d'éventuels candidats à la situation de personnes déplacées ou de réfugiés : 40 % des Musulmans, 30 % des Serbes et 17 % des Croates sont dans ce cas. Il y a toutefois une nuance (si on peut appeler cela une nuance !) entre la situation des Musulmans dans les territoires occupés par les Serbes, et celle des Serbes occupés par les Musulmans. Seuls les Serbes semblent appliquer à l'épuration ethnique une méthode et une ampleur destinées à rendre la situation irréversible.

La plupart des observateurs reconnaissent que le conflit n'était pas inévitable. Il y avait bien des clivages nationaux ou religieux, des préjugés, voire une violence potentielle entre les différentes populations de la Bosnie, mais parler d'antagonisme séculaire est une exagération. « Le passage de la différence ou de la prévention à la haine et à l'affrontement, tel qu'il s'est opéré plusieurs fois depuis la formation de la Yougoslavie, est essentiellement l'oeuvre des dirigeants politiques et de fractions des milieux intellectu»ls, cléricaux ou militaires qui leur sont étroitement associés, avec éventuellement des appuis extérieurs. Et il ne s'est pas généralisé : les habitants de la Bosnie ne se sont pas jetés les uns sur les autres... », dit Michel Roux [3].

L'usurpation, par les Serbes de Bosnie, de la légitimité étatique – avec son cortège injustifiable de violences contre les minorités et d'hystérie nationaliste – est pour une large part la réaction à la transgression, par les dirigeants Musulmans et Croates de la république, de pratiques consensuelles qui avaient précisément permis la coexistence entre les nationalités. Il n'est pas permis d'évacuer cet aspect-là de la question – ce que font précisément nos humanistes libéraux – si on veut avoir une idée un peu précise de la situation.

La répartition des trois nationalités en Bosnie faisait qu'aucune, à elle seule, n'avait la majorité, et qu'une majorité était automatiquement obtenue par l'alliance d'une d'entre elles avec n'importe laquelle des deux autres. Légalement, elles étaient constitutionnellement égales : la Bosnie-Herzégovine était une république de nationalités égales, non de citoyens égaux. La coexistence était fondée sur le principe du consensus entre les trois parties : aucune décision affectant l'existence une des nationalités n'était prise contre son avis.

Lors des élections de novembre 1990, les votes des trois nationalités ont été clairement nationaux, malgré la présence de partis qui se réclamaient d'une base a-nationale, ce qui, à première vue, contredit l'image d'une Bosnie dans laquelle les clivages nationaux importent peu à la population. Il est exact que c'est en Bosnie-Herzégovine que la proportion de la population se déclarant « Yougoslave » est le plus important parmi les républiques de l'ancienne Yougoslavie, mais ce pourcentage (en 1991...) n'est guère que de 5,5 % (contre 2,2 % en Croatie et 3,2 % en Serbie).

Le consensus est brisé

Cependant, après les élections, le principe du consensus a continué comme il était pratiqué auparavant. Une présidence collective fut créée, regroupant deux représentants pour chaque groupe national. Izetbegovic, le président de la République, était simplement le président d'une direction collégiale, avec beaucoup moins de pouvoir que veulent bien lui en accorder ceux qui s'obstinent à faire l'amalgame entre son islamisme – pour un texte qu'il a écrit en 1970, et que personne là-bas ne prend au sérieux – et l'ensemble des « Musulmans » – dont très peu sont croyants.

Le statut de président d'une république martyre que peut avoir Izetbegovic ne doit pas dispenser l'observateur d'un minimum d'esprit critique. Le personnage a longtemps été favorable à un Etat unitaire des Bosniaques, quelle que soit leur « ethnie », et c'est sans doute plus porté par les événements que par conviction qu'il s'est résolu à l'idée d'un Etat-nation musulman en Bosnie. Sinon, on n'expliquerait pas pourquoi Rusmir Mahmutcehajic, ex-ministre de l'industrie militaire, favorable à la « partition », c'est-à-dire à la constitution d'un Etat-nation bosniaque et à une guerre à outrance, a été démissionné. L'Etat-nation bosniaque-musulman est perçu, par une majorité de Musulmans, comme quelque chose qui leur a été imposé : si le processus semble être aujourd'hui considéré comme irréversible, il est aussi considéré comme un échec. On ne sait pas, cependant, quel pourrait être, dans l'avenir, l'impact des thèses nationalistes musulmanes, voire islamistes, portées par un clan qui saura jouer sur les frustrations consécutives à la défaite, à l'indifférence de la communauté européenne. Si une telle évolution devait se faire jour, si la nationalité bosniaque (ou « musulmane ») devait être identifiée à une pratique religieuse, il se trouvera évidemment des gens pour dire : « Vous voyez, on vous l'avait dit ! », mais la politique des puissances occidentales aura largement été responsable de cette situation.

Dans la foulée de la sécession croate et slovène, la CEE « offrit » à la Bosnie sa reconnaissance diplomatique, que cette dernière à l'époque ne demandait pas ! L'idée générale était que la Yougoslavie était en train de se désintégrer. Mais la Bosnie, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine n'étaient pas en guerre et ne cherchaient pas à constituer d'entités séparées : dans une enquête réalisée en 1990, la majorité des citoyens bosniaques était favorable au maintien de la Yougoslavie et pensait que la garantie de la spécificité de la Bosnie-Herzégovine passait par son insertion dans l'ensemble yougoslave ! 80,1 % des personnes interrogées pensaient que le sort de la Bosnie était lié au sort de la Yougoslavie dans son ensemble. Si, dans les trois nationalités composant la république bosniaque, une faible minorité (17 %) était en faveur d'une « nation bosniaque » et une majorité en faveur du maintien des catégories nationales, il faut remarquer que le clivage entre ceux qui voulaient abolir les catégories nationales au profit de l'identité yougoslave et ceux qui voulaient les maintenir n'était pas profond : 38,2 % voulaient l'abolition, 41,4 % s'y opposaient.

Les initiatives de la CEE, « offrant » notamment la reconnaissance diplomatique à la Bosnie, ont donc largement contribué à créer les problèmes là où il n'y en avait pas. Les experts européens ignoraient sans doute les problèmes liés à l'enchevêtrement des nationalités, et pensaient que la transformation en frontières d'Etat de ce qui était jusqu'alors des limites simplement administratives de territoires, allait se faire sans problème.

C'était une véritable provocation à la guerre civile. Le référendum sur l'indépendance, exigé par la commission d'arbitrage dirigée par... Robert Badinter, allait mettre définitivement le feu aux poudres. Il fut organisé en février 1992. Les Serbes étaient opposés à la création d'un Etat bosniaque, fût-il multi-ethnique, et ne participèrent pas au vote. L'alliance des Musulmans et des Croates permit d'obtenir une majorité en faveur de l'indépendance, ce qui aboutit à la reconnaissance internationale de l'Etat bosniaque le 7 avril 1992. Mais en faisant cela, la règle essentielle du consensus était brisée. La légitimité intérieure du vote était annulée par l'opposition d'une des nationalités à la décision. S'il est vrai que la guerre actuelle n'est pas liée à une cause unique, l'intervention hors de propos de la CEE voulant appliquer à tout prix ses critères de démocratie dans un contexte complètement différent et extrêmement compliqué, a largement contribué à mettre le feu aux poudres.

Mais la légitimité internationale elle-même de l'indépendance était douteuse, d'abord parce que les Serbes n'avaient pas participé au vote, ensuite parce que les Croates eux-mêmes n'avaient aucune intention de vivre dans une Bosnie à majorité Musulmane : ils avaient voté pour l'indépendance parce qu'ils avaient encore moins l'intention de vivre dans une Yougoslavie dominée par les Serbes ! Ce sont là des bases bien fragiles pour la constitution d'une « unité nationale »...

La majorité des Croates de Bosnie ne souhaitait pas un Etat indépendant bosniaque : leurs regards se tournent vers la Croatie, à tel point que s'est constituée dans l'ouest de la Bosnie une entité dénommée Herzeg-Bosna, en fait un Etat croate indépendant contigu à la Croatie, qui accueille des troupes croates, reconnaît la monnaie croate et applique les lois croates. Herzeg-Bosna, à l'ouest, est littéralement le pendant croate de la république serbe de Bosnie de Karadzic. « Désormais, c'est nous qui ne voulons plus de cette république bosniaque multinationale et multiconfessionnelle, du moins pas celle qu'on veut nous imposer. Ce qu'on nous offre, c'est, d'un côté, l'Etat fasciste des Croates, l'Herzeg-Bosna, de l'autre,»l'Etat nazi des Serbes, la république de Karadzic... » dit un ministre bosniaque cité par le Courrier international (4).

La « république » d'Herzeg-Bosna a été proclamée le 6 juillet 1992, avec Mostar pour capitale. Cette « république », qui se veut l'Etat des Croates de Bosnie-Herzégovine, fait semblant de croire qu'elle n'a rien à voir avec la Croatie ; en fait elle son organisation est totalement intégrée à celle de la Croatie : même monnaie, absence virtuelle de frontière. L'homme fort de cette « république » est Mate Boban, qui s'est distingué dans la purification ethnique contre les Musulmans.

La C.E.E., une incitation à la guerre civile

L'attitude de la Communauté européenne s'explique de différentes manières.

Les liens entre l'Europe germanique – Allemagne et Autriche – et la Slovénie et la Croatie sont anciens. De vieilles nostalgies refont surface ; on publie d'anciennes cartes de l'empire austro-hongrois dans lesquelles est incluse une partie de l'ancienne Yougoslavie. La France et, à un moindre degré l'Angleterre évoquent leur ancien allié, la « Serbie martyre » de 1914. Les pays soumis à des pressions séparatistes : Belgique, Espagne, craignent le mauvais exemple. Les Etats-Unis sont enchantés de l'impuissance de l'Europe face à une crise apparue, comme par hasard, au moment même où on parlait de constituer un corps d'armée européen, concurrent de l'OTAN. Les professionnels de l'agitation humaniste-libérale enfourchent leur cheval de bataille anticommuniste contre la Serbie tout en empochant leurs droits d'auteur.

L'attitude du gouvernement français dans cette affaire suit le principe bien connu du : il est urgent de ne rien faire. Il est en tête de toute initiative agitatrice qui conduit à l'inaction pratique. L'urgence, surtout, est de ne pas modifier le rapport de forces existant. A l'opinion publique, on jette en pâture quelques images chocs, on montre de belles actions humanitaires destinées à neutraliser toute action pratique, on envoie un ministre photogénique qui croit vraiment à ce qu'il fait. Surtout, on évite de montrer que la question est complexe, et loin d'être aussi tranchée que les médias ne veulent le dire. Comme pendant la guerre du Golfe, on simplifie à outrance. La guerre en Yougoslavie n'est d'ailleurs rien d'autre que la continuation de la guerre du Golfe, une étape dans la mise en place du nouvel ordre mondial initié par Bush, et dont le point n° 1 est : les Etats-Unis sont les gendarmes de la planète ; et le point n° 2 est : en Europe, c'est l'OTAN qui représente les Etats-Unis dans l'accomplissement de la mission assignée par le point n° 1.

Après avoir espéré pouvoir disposer d'une Serbie présentable sans Milosevic, comme on avait espéré pouvoir disposer d'un Irak sans Saddam Hussein, le gouvernement français use de subterfuges pour cacher ce qui reste sa politique pro-serbe.

Son agitation en faveur de l'intervention militaire n'est que du vent. L'objectif du gouvernement français est en fait moins une action en faveur de l'intervention militaire qu'une action pour contraindre les Serbes à négocier, tout simplement parce que... la guerre est finie. En effet : 1) les objectifs de guerre de la Serbie sont d'ores et déjà atteints. Elle occupe tous les territoires qu'elle souhaitait occuper en Bosnie, et même plus ; 2) et, surtout, les rapports de force étaient, semble-t-il, en train de changer... en faveur des Bosniaques – ou plutôt, des Musulmans. Expliquons-nous.

Un État créé par la guerre

La présidence (collégiale) du gouvernement bosniaque avait un rôle important tant que régnait le consensus entre les nationalités. Celui-ci ayant été rompu, les parties serbe et croate de la présidence s'étant virtuellement dissoutes, la présidence perd son importance, le pouvoir réel appartient aujourd'hui au gouvernement dirigé par le premier ministre, Haris Siladzic.

La Bosnie n'a pu avoir un véritable gouvernement qu'à partir du moment où elle a abandonné l'illusion d'un Etat commun aux trois groupes nationaux. Aujourd'hui, un gouvernement des Musulmans bosniaques est en train de mettre en place un Etat national sur les territoires contrôlés par les unités de l'armée bosniaque. La guerre a créé un État.

La Bosnie possédait déjà des usines d'armement, car la région avait été prévue comme base de repli par le régime communiste en cas d'attaque contre le pays. Depuis le début de la guerre, toutes les usines capables de se reconvertir ont été transformées en usines d'armes. Si l'embargo sur les armes ne touche en pratique que la Bosnie-Herzégovine, l'armée bosniaque est la seule force militaire qui accroît sa puissance sur le territoire de la Bosnie ; elle est mieux équipée et plus forte que l'an dernier, sa cohésion s'est considérablement accrue, puisqu'elle est composée de 90 % de Musulmans, et sur les territoires qu'elle contrôle, la proportion est la même. Les groupes armés pluri-nationaux ont disparu, dissous, ou liquidés « parce qu'ils refusaient de se conformer aux ordres de la hiérarchie militaire », déclare de général Rasim Delic, commandant en chef de l'armée de Bosnie-Herzégovine.

Les unités bosniaques sont meilleures du point de vue de l'encadrement et de l'organisation, et ne subissent aucune pénurie de munitions, grâce à l'importante production locale et à la contrebande. Sur le plan militaire et stratégique, plus personne ne parle d'une reddition de Sarajevo.

Les troupes Serbes n'avancent plus, elles cantonnent sur leurs positions en profitant de leur supériorité en artillerie, mais semblent avoir de grosses difficultés à tenir le terrain. Elles n'ont enregistré aucun succès notable depuis un bon moment. L'enthousiasme guerrier semble aussi s'être rafraîchi, ce qui explique les problèmes de personnel. Le fait que Belgrade a promis l'amnistie pour les déserteurs qui s'enrôleront avant le 10 février suggère d'une part que le 10 février est une échéance importante, dont on ignore encore la nature – peut-être savaient-ils qu'il allait y avoir un ultimatum, et il fallait occuper un maximum de terrain avant de négocier -, et d'autre part que la chair à canon se fait rare pour les unités serbes de Bosnie. C'est que les Serbes sont moins nombreux que les Musulmans sur les fronts qu'ils occupent. Autour de Sarajevo, notamment, ils sont beaucoup moins nombreux que les 48 000 soldats bosniaques qui défendent la ville.

Le général Rasim Delic déclarait encore que ses troupes étaient assez bien encadrées et organisées pour conserver tous les territoires qu'elles contrôlent actuellement et que, si elles disposaient de quelques pièces d'artillerie de gros calibre, elles pourraient faire reculer le front. Les territoires contrôlés par l'armée bosniaque s'élargissent. Les voies de communication deviennent de plus en plus utilisables. Si une victoire militaire bosniaque est peu envisageable à cause de la supériorité écrasante des Serbes en artillerie, on va vers une situation d'enlisement. Les Serbes n'ont intérêt à la guerre que tant qu'ils peuvent étendre leurs acquisitions.

Dès lors que les adversaires ont atteint un point d'équilibre, par manque d'hommes des uns (conquérir du territoire signifie qu'il faut l'occuper) et par renforcement et réorganisation des autres, les Serbes ont tout intérêt à cesser les combats, leur guerre étant finie, tandis que les autres ont peut-être justement intérêt à la continuer... Il n'est pas du tout à exclure, d'ailleurs, que l'ultimatum si ferme de l'ONU-OTAN aux Serbes (après deux ans de bombardements serbes, d'innombrables injonctions de l'ONU à cesser les combats, et combien de morts...) coïncide précisément avec le moment où ils allaient de toute façon décrocher. Ainsi, après avoir obtenu ce qu'elles voulaient, les autorités serbes de Bosnie se donnent le beau rôle, montrant leur sagesse en se soumettant à la volonté internationale, et s'introduisant même, par cet acte de « bonne volonté », dans le « concert des nations ». Ça expliquerait, en tout cas, le côté franchement rigolard des troupes serbes, qui manifestement ne pensaient pas le moins du monde qu'on allait les bombarder. L'ONU redore un peu son image de marque, ayant enfin obtenu quelque chose. Les Américains sont contents parce que tout ça s'est fait en réalité sous l'égide de leur joujou, l'OTAN, qui réaffirme son existence, et, par-là même, la présence de l'administration américaine dans toute décision concernant les options stratégiques de l'Europe. Bref, tout le monde est content, sauf les autorités bosniaques, qui étaient précisément en train de gagner du terrain...

Et si on continue notre scénario de politique-fiction, on pourrait se demander, dans l'hypothèse où le fameux obus de mortier qui a tué une soixantaine de Bosniaques sur un marché était effectivement bosniaque, si ce n'était pas une manoeuvre des autorités bosniaques, sachant ce qui allait se passer, non pas pour mettre un terme à la guerre, mais pour obliger la guerre à continuer : le gouvernement bosniaque ne serait pas le premier à apprendre rapidement les règles de la raison d'Etat.

En voyant l'agitation du gouvernement français pour obtenir l'arrêt de la guerre, on pouvait se poser la question : les vieilles traditions se perdent donc ? Le soutien à la Serbie est-il passé aux oubliettes ? En fait, pas du tout. L'insistance à arrêter la guerre est bien un soutien indirect à la Serbie, un peu comme les efforts qu'on déploie pour empêcher un ami de faire une bêtise.

Continuer la guerre – ou plutôt continuer de soutenir le leader serbe de Bosnie – aurait été pour le gouvernement de Belgrade une grosse erreur. La situation sur le terrain était telle que l'offensive serbe était arrêtée, et que l'initiative de l'action était progressivement en train de passer, avec succès, du côté musulman. L'éventualité que ceux-ci regagnent du terrain n'était acceptable par aucun des protagonistes, directs ou indirects, du conflit.

L'arrêt du conflit à son stade actuel présente en particulier un triple avantage pour l'Allemagne :

– il empêche, dans l'hypothèse d'une cessation de combats entre musulmans et serbes, que soit les musulmans, soit les serbes, ou les deux, ne tentent de regagner des territoires aux dépens de la Croatie;

– il stabilise les frontières telles qu'elles sont et crée un Etat tampon entre la Croatie, soutenue par l'Allemagne, et la Serbie ;

– cette stabilisation des frontières confirme l'interdiction d'accès de la Bosnie à la mer. Le libre accès à la mer est un atout considérable pour un Etat. Il y a, là encore, une situation assez analogue à celle de l'Irak, dont l'accès à la mer est très étroit, inutilisable, et qui avait demandé au Koweit de lui louer deux îles inhabitées à l'embouchure du chatt el-Arab. Le refus du Koweit avait, en partie, été la cause de la guerre du Golfe. La tentative de conquête de Sarajevo n'était d'ailleurs peut-être, pour Karadzic, qu'une étape vers l'accès à la mer, dont la Serbie est elle aussi exclue...

Conclusion

Le concept de « Musulman » va probablement peu à peu disparaître au profit de celui de « Bosniaque », les « Musulmans » étant précisément le groupe parmi lequel le plus grand nombre de personnes se disent Bosniaques. Les Serbes et les Croates de Bosnie garderont leur propre appellation : leur attachement à l'identité spécifique de la Bosnie-Herzégovine a toujours été beaucoup moins fort, et, dans leur majorité, ils semblent réticents devant l'idée d'une nation bosniaque globalisante. Les « Musulmans » sont aussi le groupe dans lequel le plus grand nombre de personnes se réclament de la citoyenneté, et non pas de la nationalité (toutes proportions gardées).

La multiculturalité était un phénomène fragile, qui se pratiquait spontanément dans la vie quotidienne ; elle était le résultat d'équilibres précaires qui ont été brutalement rompus par l'irruption du politique : elle ne deviendra jamais un fait institutionnalisé par l'Etat. Il serait intéressant d'examiner dans quelle mesure, précisément, la multiculturalité « empirique », spontanée, n'aurait pas progressivement perdu toute substance au fur et à mesure de sa politisation, c'est-à-dire des tentatives de lui donner une réalité légale, institutionnelle.

La politique étant une chose par essence cynique, on ne peut exclure que ce mot d'ordre de « multiculturalité » (qui a servi à manipuler les bonnes âmes françaises qui se moquent par ailleurs de la multiculturalité à Vaux-en-Velin ou à Chanteloup-les-Vignes) soit, par-delà sa connotation « sympathique », voire même grâce à celle-ci, un instrument de conquête. Il ne s'agit que d'une hypothèse, évidemment, mais qui ne doit pas être écartée. Les « Musulmans » de Bosnie représentent le groupe dominant, mais non majoritaire (44 %). Mais, étant essentiellement citadins, ils occupent un espace limité. Les Serbes (35 %) sont surtout des ruraux, et ils occupent 70 % du territoire de la Bosnie. Le mot d'ordre de « multiculturalité » (lorsqu'il est lancé par un politicien ou par l'intellectuel qui lui sert de porte-parole) pourrait ne rien cacher d'autre que le désir de maintenir dans un même espace politique et géographique ces 70 % de territoire qu'on ne contrôle pas. Ce raisonnement vaut lorsqu'on se place du point de vue de la logique d'Etat, pas lorsqu'on se place du point de vue des populations, évidemment.

La guerre a conduit à une politique de guerre, et la politique de guerre à un Etat. Aujourd'hui le gouvernement bosniaque est virtuellement un gouvernement musulman, l'Etat est un Etat national musulman contrôlé par l'armée. L'illusion d'un Etat commun aux Serbes, aux Croates et aux Musulmans a vécu. Les territoires occupés par l'armée bosniaque sont peuplés aujourd'hui d'une écrasante majorité de Musulmans. Ceux qui, en France ou ailleurs, militent en faveur d'un Sarajevo multiculturel le font en vain. Lorsque la guerre sera terminée, cette belle idée alimentera peut-être les nostalgies, mais elle relèvera du passé.

Et d'ailleurs, quel sens avait ce slogan de « Sarajevo, capitale culturelle de l'Europe » pour ceux qui l'on lancé, les B.-H. Lévy, les Pascal Bruckner et autres Finkielkraut, quelles étaient leurs projets ? Un musée du multiculturalisme, un lieu figé, protégé par l'ONU et l'OTAN, où quelques intellectuels musulmans, serbes et croates auraient pu donner bonne conscience à nos « philosophes » pour leur désintérêt du multiculturalisme en France ? Et puis, quelle capitale n'est pas une capitale culturelle, multiculturelle ?

Que signifie le « droit des nations à disposer d'elles-mêmes », auquel se réfèrent nos « philosophes », quand trois nations vivent de façon tellement enchevêtrée sur un même territoire que le droit d'une nation à disposer d'elle-même signifie de fait, dans les circonstances actuelles, le droit, pour cette nation, de disposer des deux autres ?

Demain, nous aurons sans doute en Bosnie un nouvel Etat surmilitarisé, jouant sur la crainte d'une nouvelle agression ; un pays pauvre, par conséquent, car l'essentiel de ses ressources ira dans l'armement ; et probablement un régime excessivement autoritaire, pour couronner le tout.

Février-mars 1993



IV. – NOTES POUR TENTER DE COMPRENDRE CE QUI SE PASSE EN BOSNIE-HERZÉGOVINE.

Les élections en Bosnie-Herzégovine.

L'appétit vient en mangeant

Le consensus est brisé.

La C.E.E., une incitation à la guerre civile.

Un État créé par la guerre.


[1]. Radio Libertaire a sans doute été la première radio à rendre largement compte de l'épuration ethnique dans l'ex-Yougoslavie, et notamment du sort réservé aux femmes. Cf. en particulier l'émission Femmes libres, de Nelly Trumel, ainsi que les Chroniques du Nouvel ordre mondial.

[2]. On se reportera utilement à l'article de Florence Hartmann, « La genèse du nettoyage ethnique », Le Monde, 30-31 août 1992.

[3]. Michel Roux, « A propos de la “purification ethnique” en Bosnie-Herzégo_vine », Héro­dote n° 67, 4e trimestre 1992. A consul­ter également : Nations, Etat et territoire en Eu­rope de l'Est et en URSS, éditions L'Harmattan, Paris, 1992. Ouvrage sous la direc­tion de Michel Roux.