Origine : Echnages mails
III. – MAIS QU'EST-CE DONC QUE LA BOSNIE-HERZÉGOVINE
?
La crise de l'ex-Yougoslavie fait couler beaucoup d'encre. Les
opinions émises sont rarement le fait de personnes ayant
séjourné là-bas ; et quand bien même,
elles resteraient des points de vue d'hommes ou de femmes ayant
observé pendant un court laps de temps des aspects partiels
de la situation. On a pu aussi interviewer des habitants, réfugiés
en France, de l'une ou l'autre nationalité de l'ex-Yougoslavie.
Pour l'avoir fait, je sais qu'il est extrêmement difficile
d'obtenir de réelles informations ayant une valeur générale
: là encore, on a des opinions, qui, tout respectables qu'elles
soient, restent insuffisantes.
Une autre approche peut aider à y voir plus clair, à
condition de ne la considérer que comme une approche parmi
d'autres. Un sociologue, Xavier Bougarel, a publié dans la
revue Hérodote (n° 67, 4e trimestre 1992) un article
à partir d'informations statistiques, démographiques,
socio-économiques, « qui permettent d'avoir une opinion
approximative et plausible sur certaines des origines de cette guerre,
plus exacte et plus crédible en tout cas que les explications
servies par les différents adversaires, et complaisamment
relayées par certaines de »os plus illustres “figures»
intellectuelles et médiatiques ». (Xavier Bougarel,
« Bosnie-Herzégovine : anatomie d'une poudrière
», Hérodote n° 67, p. 84.)
Les lignes qui suivent ne sont qu'une très sommaire synthèse
de l'article de X. Bougarel, auquel j'adjoins à l'occasion
quelques commentaires et interprétations personnels, qui
n'engagent que moi. Il ne saurait être trop recommandé
de se reporter directement au texte de Bougarel lui-même,
ainsi qu'aux autres contributions du numéro 67 d'Hérodote.
Pas de groupe national majoritaire
La Bosnie-Herzégovine est une des républiques de
l'ancienne fédération yougoslave, peuplée,
avant le conflit, de 44 % de Musulmans, 35 % de Serbes et 17 % de
Croates. Aucun groupe national de constituait une majorité
de la population. C'était la république yougoslave
la plus hétérogène : en Croatie, par exemple,
les Croates représentent 77,9 % de la population, en Serbie
: 65,8 %.
Notons que deux des trois nations peuplant la Bosnie-Herzégovine
ont leur centre démographique ailleurs :
– 75,8 % des Serbes vivent en Serbie, 16,1 en Bosnie-Herzégovine
;
– 81 % des Croates vivent en Croatie, 16,5 en Bosnie-Herzégovine
;
– 83,6 % des musulmans vivent en Bosnie-Herzégovine,
10,4 en Serbie.
La Bosnie-Herzégovine n'était pas une république
constituée de citoyens égaux, mais de nationalités
égales en droits. C'était aussi la plus hétérogène
sur le plan de sa composition nationale. En effet, dans les autres
républiques, la nationalité la plus importante est
largement majoritaire, ce qui n'est pas le cas en Bosnie. Mais c'est
aussi la seule des républiques qui a connu en 50 ans un renversement
du groupe national le plus important : en 1948 et en 1961, les Serbes
étaient le premier groupe national ; à partir de 1971
ce sont les musulmans (39,6 %). On assiste donc à partir
de cette période à une augmentation du nombre des
communes où les musulmans sont majoritaires. Cette évolution
peut en partie expliquer l'attitude des Serbes de Bosnie qui se
sentent minorisés par une population qu'ils ressentent comme
étrangère et qui est démographiquement plus
« dynamique ».
Sarajevo et ses alentours, par exemple, était en 1948 à
majorité serbe, ce qui n'était plus le cas au début
de la guerre. Là encore, on a peut-être une explication
du siège de la ville par les troupes serbes de Bosnie, qui
entendent reprendre une ville qu'ils considèrent comme la
leur, la capitale naturelle de la république serbe de Bosnie
voulue par Karadzic.
Les communes musulmanes, qui étaient jusqu'alors coupées
les unes des autres, se relient en Bosnie centrale et orientale
et s'étendent vers des régions auparavant traditionnellement
serbes ou croates.
Les Serbes ont subi une évolution inverse. En 1948 les Serbes
et les Croates dominent dans des régions larges et cohérentes;
en 1991 ces régions à majorité serbe ou croate
se trouvent morcelées, réduites. Seuls quelques bastions
apparaissent entiers : l'Herzégovine de l'ouest pour les
Croates, des parties de la Bosanska Krajina pour les Serbes.
Migrations et problèmes sociaux
Il est intéressant de noter que c'est en Bosnie-Herzégovine
que se trouvait le plus fort pourcentage de gens se déclarant
« Yougoslaves », c'est-à-dire refusant les catégories
nationales : 5,5 %, contre 2,2 en Croatie et 3,2 en Serbie, et que
c'étaient les Musulmans qui se déclaraient le plus
volontiers Yougoslaves. Ce fait s'explique aisément : la
population musulmane est en effet traditionnellement urbaine, plus
que les Serbes et les Croates.
« La tendance au regroupement vers le “centre démographique»,
souvent soulignée dans l'étude des mouvements migratoires
en Yougoslavie, est commune aux trois nations constitutives de la
Bosnie-Herzégovine ; la forte concentration territoriale
des Musul»ans explique pourquoi cette tendance relative ne
se manifeste pas comme une tendance absolue. Mais, dans la mesure
où la Bosnie-Herzégovine ne constitue le “centre
démographique» que pour l'une des trois nations constitutives
de la Bosnie-Herzégovine, il est évident qu'un comportement
similaire des trois groupes nationaux a des conséquences
divergentes dans cette république, contribuant au renforcement
relatif des Musulmans, d'une part, à l'affaiblissement relatif
des Serbes et des Croates, d'autre part. » (Xavier Bougarel,
« Bosnie-Herzégovine : anatomie d'une poudrière
», Hérodote n° 67, p. 97.)
Par-delà les transferts de population opérés
par la force, il semble donc qu'il y ait une tendance « naturelle
» à des mouvements de population vers un regroupement
en fonction de la nationalité, conduisant à terme
à une homogénéisation (relative) des populations,
processus valable pour la Bosnie-Herzégovine comme pour les
autres régions. Le caractère foncièrement «
multi-ethnique » de la Bosnie-Herzégovine est donc
à relativiser considérablement au vu de ces mouvements
de population, d'autant que les enquêtes révèlent
que ni les Croates de Bosnie ni les Serbes – ceux qui entendent
vivre dans le pays –, dans leur grande majorité, ne
sont tentés par la création d'une entité spécifiquement
bosniaque : leur allégeance va vers leur « centre démographique
» respectif.
Mais ce qui est une tendance « naturelle » est présenté
par les dirigeants serbes et croates comme le résultat d'une
discrimination ou de pressions. L'argument est non fondé.
En effet, la cause de l'émigration est essentiellement motivée
par l'attrait pour des régions plus développées
de la Yougoslavie. Le fait que les Serbes et les Croates de Bosnie-Herzégovine
émigrent plus s'explique par le fait que leur population
est plus rurale : c'est en réalité un banal exode
rural. En outre, ils ont de plus grandes facilités d'insertion
économique et sociale grâce aux réseaux familiaux
et ethniques dans les régions qui sont leur « centre
démographique ». « De ce point de vue, la sur-représentation
des Serbes et des Croates dans les mouvements migratoires hors de
Bosnie-Herzégovine témoigne peut-être plus d'une
position relativement privilégiée au sein de la fédération
yougoslave que d'une position relat»vement défavorisée
en Bosnie-Herzégovine. » (Loc. cit, p. 98)
La grande majorité de la population de Bosnie-Herzégovine
ne vit pas dans des communes homogènes, dans lesquelles une
nationalité domine numériquement. On constate au contraire
une réduction de la part de la population vivant dans de
telles communes, ainsi que dans des communes hétérogènes,
c'est-à-dire constituées d'un mélange des trois
nationalités. Une partie majoritaire et croissante vit dans
des communes bipolaires, où deux nationalités se font
face.
Mutations démographiques
En cinquante ans, il y a eu de grands changements dans l'ordre
d'importance de ces groupes nationaux par commune :
– 1948 : 47,5 % des Musulmans sont majoritaires dans leur
commune ; en 1991, ils sont 82,3 % ;
– 1948 : 74,2 % des Serbes sont majoritaires dans leur commune
; en 1991, ils sont 50,2 %.
L'exode rural et la croissance des villes ont modifié les
structures ethniques locales. En Bosnie, ce sont les Musulmans qui
constituent la population la plus urbanisée. En Yougoslavie,
les zones les plus homogènes sont les plus rurales ; les
groupes minoritaires sont, par conséquent, ceux qui sont
le plus tentés de s'installer en ville. Or, dans les campagnes
bosniaques, ce sont les Musulmans qui sont minoritaires. L'exode
rural, d'une façon générale, peut conduire
par conséquent à homogénéiser certaines
zones rurales, et, en Bosnie, à concentrer la proportion
de Musulmans dans les villes.
Mais, par ailleurs, les villes sont les zones où se trouve
le plus grand brassage de population ; ce n'est donc pas un hasard
si c'est là qu'on trouve la plus grande proportion de personnes
se déclarant « Yougoslaves ».
Le caractère multi-ethnique des campagnes ne doit pas faire
illusion. Si on regarde une carte, on constate par exemple que dans
certaines régions plusieurs groupes nationaux se côtoient.
Cette hétérogénéité n'est qu'apparente
: il s'agit le plus souvent d'une structure ethnique en «
peau de léopard » : des villages homogènes mais
de nationalités différentes voisinent, mais les populations
ne se fondent pas.
La Bosnie-Herzégovine est la république de Yougoslavie
où les peuples étaient le plus entremêlés.
Cette situation constitue un handicap majeur pour toute tentative
de solution dans le cadre de la logique nationale-étatique
: « Historiquement comme géographiquement, les destins
des trois peuples constitutifs de la Bosnie-Herzégovine restent
donc intimement liés et de par la nature même de leur
enchevêtrement, toute tentative de séparation ne pouvait
déboucher que sur un atr»ce déchirement »
dit Xavier Bougarel (loc. cit., p. 107), qui ajoute que cette communauté
de destin n'était, pour beaucoup, pas perceptible : des gens
habitant dans des régions ou des localités homogènes
ont pu penser que la séparation pouvait se faire sans problème.
Ceux qui vivaient dans des régions binationales ont pu percevoir
les rapports en termes de face à face, non de coexistence.
Enfin, les ruraux urbanisés et socialement déracinés
ont pu interpréter l'hétérogénéité
et la mobilité sociale dans les villes comme une insécurité,
et assimiler homogénéité nationalitaire (ou
« ethnique ») à stabilité sociale.
Autrement dit, la communauté de vie a pu paraître
aux uns et aux autres comme une menace, la séparation comme
un fait positif, sans qu'ils se rendent compte que leurs existences
étaient mêlées, indissociables. Un peu comme
cette municipalité française qui a tout fait pour
que les immigrés partent, et qui s'est rendu compte, peu
après, que la vie locale s'est effondrée : commerçants
faisant faillite, impôts locaux en baisse, organismes sociaux
en déficit faute de cotisants, etc., bref, le genre de catastrophe
dont on ne réalise l'ampleur que lorsqu'il est trop tard...
En 1910, 91,1 % des propriétaires terriens ayant des ouvriers
agricoles étaient Musulmans ; les paysans libres étaient
constitués de 56,6 % de Musulmans. Aujourd'hui, les Serbes
sont sur-représentés dans la paysannerie aisée
ainsi que chez les employés et les fonctionnaires.
Les Musulmans sont peu représentés dans l'administration,
mais sur-représentés dans catégories urbaines
traditionnelles : artisans, commerçants, entrepreneurs privés,
ouvriers. Leur activité est liée à l'économie
capitaliste moderne, tandis que celle des Serbes est liée
à la mise en place de l'appareil d'Etat et à la bureaucratie.
La composition nationale dans les catégories supérieures
est, quant à elle, malaisée à déterminer,
car c'est là que se trouve l'essentiel du groupe «
yougoslave », refusant les catégorisations «
ethniques ».
Exode rural, urbanisation, émigration, chômage, mutations
sociales, le tout dans le contexte de l'effondrement du système
communiste : ce sont là des phénomènes relativement
ordinaires, même s'ils sont mal vécus par les populations
qui les subissent. Malheureusement, les difficultés sont
aggravées par le problème des nationalités.
Mais, sur le fond, en Bosnie-Herzégovine, les rapports inter-ethniques
se réduisent pour une large part à des rapports sociaux,
dont la gravité est démultipliée par une surdétermination
« ethnique ». « S'il est difficile d'imaginer
une solution nationale à la crise actuelle, c'est aussi parce
qu'au-delà des apparences ses origines ne sont peut-être
pas essentiellement nationales, mais sociales et politiques »,
écrit Xavier Bougarel (loc. cit. p. 110).
Élections nationalitaires ?
On a présenté la victoire des partis nationaux comme
une confirmation de la volonté des Bosniaques de toutes nationalités
de rejeter la multi-ethnicité, la multiculturalité.
Tout d'abord il semble que les résultats d'élections
ne sont pas le meilleur moyen pour savoir ce qu'une population pense,
sachant la distorsion qu'il peut y avoir entre la réalité
sur le terrain et le vote. Cela ne peut être qu'une indication
très vague, et encore, qui mérite d'être analysée
avec prudence.
Le système électoral en Bosnie a été
conçu par les anciens dirigeants communistes et devait faciliter
leur victoire : il y avait une nette sur-représentation des
campagnes qui, en Europe de l'Est, étaient « conservatrices
», c'est-à-dire favorables aux anciens communistes.
Or, en Bosnie-Herzégovine, le vote des campagnes a été
nationaliste.
On a pu constater que les Musulmans ont voté de façon
moins massive pour les candidats nationaux : leur vote a été
moins homogène que les Serbes et les Croates. Les «
partis citoyens », ceux qui considéraient l'individu-citoyen
comme fondement de leur activité et non la nationalité,
ont recueilli plus de voix dans les communes à majorité
musulmane et dans les communes hétérogènes.
Ce fait n'a, me semble-t-il, pas été relevé
par les camarades qui ont souligné le caractère essentiellement
national du vote en Bosnie pour justifier la mise « dos à
dos » de tous les groupes nationalitaires du pays.
Mais on constate aussi que l'hétérogénéité
du vote (c'est-à-dire un vote peu lié aux configurations
nationales) est lié au degré de développement
économique du lieu, phénomène qui concerne
surtout les Musulmans, plus urbanisés. Selon le point de
vue, on dira, par conséquent, que les Musulmans ont une conscience
nationale sous-développée, ou une conscience politique
développée (ce qui est, en passant, strictement la
même chose...)
Les enquêtes constatent que les Musulmans ont une religiosité
moindre que les deux autres groupes nationaux. En 1990, deux enquêtes
furent faites pour déterminer la répartition confessionnelle
de la population. Elles aboutirent à des résultats
qui, à première vue, ne concordent pas :
Musulmans
Orthodoxes
Catholiques
Sans confession
|
1 ère enquête
(D. Pantic)
%
28
22
20
29 |
2 ème enquête
(I.Bakic)
%
16,5
20
15
46 |
Les différences de résultats ne sont l'inanité
des enquêtes, elles peuvent être la conséquence
de la formulation des questions : par exemple on peut demander :
« Quelle est la religion de la famille dont vous êtes
issu? » (ou encore : « êtes-vous baptisé?
» ou quelque équivalent à cette question), et
dans ce cas on aura la première colonne ; ou encore : «
Pratiquez-vous une religion? » et on aura la seconde colonne.
C'est probablement quelque chose comme ça qui s'est passé.
Ces deux enquêtes indiquent que les Croates semblent être
le groupe national le plus religieux, les Musulmans le moins religieux.
A noter que le groupe « sans confession » est, dans
les deux cas, le plus nombreux, et qu'il y a un grand écart
entre le groupe national « musulman » (qui représente
44 % de la population) et ceux qui, dans les deux enquêtes,
disent être de confession musulmane. Ce qui en dit long sur
les arguments de ceux qui, ouvertement ou insidieusement mettent
l'accent sur l'« islamisme » de la population musulmane.
Rejet des anciennes élites
Au-delà des apparences d'homogénéisation et
de polarisation nationales des comportements électoraux,
il y a en réalité de fortes motivations communes,
d'ordre social et politique. Les différents groupes ont voté
pour des candidats nationalistes n'appartenant pas à leur
groupe. Cette attitude s'explique par l'hostilité aux anciennes
élites dirigeantes : par exemple un électeur croate
a pu voter pour un candidat musulman (ou toute autre configuration)
parce que le candidat croate était un ancien communiste.
Des députés, dont la nationalité était
minoritaire dans certaines communes, ont obtenu une majorité
de voix provenant d'électeurs d'une autre nationalité.
Des députés ont aussi été élus
par d'autres groupes nationaux parce qu'il n'y avait pas de candidat
de leur groupe dans la commune. Il est donc simpliste, voire manipulateur,
de présenter aux lecteurs peu au fait de la réalité,
la situation en Bosnie comme un déferlement nationaliste,
afin de justifier l'absence de prise de position sur le sujet.
On constate également une grande influence du niveau d'éducation
sur les choix lors du vote, qui est déterminé par
les différences de position dans la hiérarchie sociale
et les différences dans l'autonomie de jugement. Ainsi, parmi
les diplômés de l'enseignement supérieur, 16,7
% étaient favorables au renforcement des compétences
républicaines en Yougoslavie (c'est-à-dire du pouvoir
des républiques au détriment du pouvoir central) ;
72,4 % étaient pour le renforcement des compétences
fédérales. 17,9 % seulement pensaient qu'il fallait
tenir compte du critère national pour la nomination des cadres.
Les personnes issues de l'enseignement primaire préféraient,
à 46,5 %, que les choses restent en l'état. Le conformisme
social et l'absence de vision critique des diplômés
du primaire reproduisait en fait l'idéologie de l'appareil
bureaucratique de l'Etat.
Les diplômés du supérieur avaient une vision
plus critique des rapports inter-ethniques, refusaient la domination
du critère national : « ... quand le rejet des anciennes
élites communistes sera devenu général en Yougoslavie
et que le nationalisme représentera un nouveau point de ralliement
pour un conformisme social en crise, les diplômés de
l'enseignement supérieur seront, dans toute»la Yougoslavie,
les plus nombreux à voter pour les partis de l'opposition
non nationaliste. » (X. Bougarel, loc. cit., p. 134.)
Les habitants des communes hétérogènes pensent
que les médias consacrent trop d'attention aux relations
inter-ethniques et qu'il ne faut pas tenir compte de la clé
ethnique dans les nominations de cadres. Il y aurait donc une similitude
de comportement entre les diplômés de l'enseignement
supérieur et les habitants de communes hétérogènes,
qui ont l'expérience concrète de la vie en commun.
En fait, il s'agit souvent des mêmes personnes, les diplômés
de l'enseignement supérieur habitant les villes, milieux
hétérogènes par définition. Mais il
s'agit aussi, pour une large part, d'un phénomène
similaire chez des personnes différentes.
En Bosnie-Herzégovine « l'homogénéisation
et la polarisation des groupes nationaux ne sont donc pas nées
de l'impossibilité d'une vie commune, mais de l'incapacité
à en apercevoir l'existence », pense Xavier Bougarel.
L'arrivée des partis nationaux au pouvoir n'est en rien
une rupture complète avec les élites et les modes
de gouvernement de l'époque communiste : il s'agit d'une
« conversion nationale de frustrations sociales et politiques
» dans la continuité des pratiques de l'appareil bureaucratique
communiste. Les partis nationaux au pouvoir perpétuent même,
voire caricaturent « certaines pratiques de la période
communiste, en particulier celle de la “clé nationale»
dans la répartition des postes, des privilèges et
des clientélismes. Dans ce contexte, l'exacerbation de la
crise yougoslave ne pouvait se traduire que par une ho»ogénéisation
et une polarisation sans cesse accrues des groupes nationaux en
Bosnie-Herzégovine, et par le blocage progressif du système
institutionnel et politique de cette république. »
(Loc. cit, p. 138.) La situation serait par conséquent tellement
bloquée que les groupes nationaux qui composent la Bosnie-Herzégovine
sont engagés dans une logique qui pousse à abandonner
toute idée de multi-ethnicité, de multiculturalité
et à opérer des regroupements par nationalité,
qui impliquent, par définition, l'occupation de territoires
contigus et homogènes... donc la guerre.
Conclusion
Cette situation était-elle inévitable ? Pour répondre
à cette question, il faudrait aborder la question des enjeux
politiques, économiques et stratégiques au niveau
international de la Yougoslavie. Potentiellement, la crise existait
bien de façon « endogène », mais les facteurs
déclenchants ont été multiples.
Un sociologue de l'Institut pour l'étude des relations interethniques
de Sarajevo, cité par Bougarel, émet une idée
qui éclaire la nature du conflit fratricide qui ensanglante
aujourd'hui la Bosnie. Selon lui, il y a deux niveaux de relations
inter-ethnique :
– la relation quotidienne des gens « dans leur milieu
de vie et de travail » : « Les gens se sentent en sécurité
même quand ils vivent dans un milieu dont la majorité
n'appartient pas à leur nation, et ce dans l'actuelle crise
politique des relations inter-ethniques. »
– et une relation politique, « quand ils évaluent
les relations inter-ethniques à travers le discours politique
» : alors, « plus de la moitié de la population
interrogée craint que la détérioration politique
des relations inter-ethniques (au niveau global) ne débouche
sur une guerre fratricide ». (Ces lignes ont été
écrites en 1990...)
Et I. Bakic ajoute que, « en dépit des relations qui
se forment dans la vie quotidienne des gens, il n'est pas possible
de développer des modèles de relations inter-ethniques
démocratiques, et la méconnaissance ou la non-compréhension
de cette réalité génère des tensions
inte»-ethniques supplémentaires allant jusqu'à
des affrontements qui pourraient devenir catastrophiques »
(p. 122).
En d'autres termes, des individus de groupes nationaux différents
vivent quotidiennement ensemble sans problème ; la peur de
ce que pourraient faire les « autres » dans leurs choix
politiques globaux, conduit chaque groupe national à des
attitudes de peur, de repli et de rejet. Rien ne pourrait illustrer
de façon plus éclatante l'absurdité du conflit
qui ravage la Bosnie, et, d'une façon plus générale,
l'absurdité de ces clivages nationaux qui divisent, engendrent
la peur et la guerre.
III. – MAIS QU'EST-CE DONC QUE LA BOSNIE-HERZÉGOVINE
?
Pas de groupe national majoritare.
Migrations et problèmes sociaux.
Mutations démographiques.
Élections nationalitaires ?.
Rejet des anciennes élites.
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