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II. – LA RANCUNE HISTORIQUE
On a tous eu un vieil oncle qui haïssait les Anglais à
cause de ce qu'ils ont fait à Jeanne d'Arc. Cette sorte de
rancune historique est totalement irrationnelle ; il est impossible
de la raisonner. Entre les différentes nations des Balkans,
des représentations collectives ont, depuis des siècles,
imprégné les populations qui ont accumulé de
telles rancunes, exploitées et amplifiées sans scrupule
par les dirigeants nationalistes.
L'occupation turque
A partir du XIVe siècle, les Balkans tombent progressivement
sous la domination des Turcs. Cette domination s'exerce, selon les
circonstances, de différentes manières. Certains pays
conservent une relative autonomie, comme les Albanais, d'autres,
comme les Serbes, subissent un régime de soumission très
stricte. On a déjà là un sujet de rancune historique.
Des garnisons cantonnent dans les villes, les points stratégiques,
notamment les carrefours de circulation. La soumission des zones
contrôlées se manifeste par le paiement d'un tribut,
variable également selon les circonstances.
Des colons turcs sont implantés, mais ils resteront toujours
très minoritaires par rapport à la population chrétienne.
Il est à noter que les Turcs ne cherchent pas à imposer
leur religion à leurs sujets chrétiens, sauf cas très
exceptionnels. Les Musulmans de Bosnie, on le verra, ne sont pas
des Turcs mais des Slaves islamisés, et ils ne le furent
pas de force. Autre sujet de rancune historique.
Les Albanais se soumirent de bonne grâce, si on peut dire,
après une courte période de résistance jusqu'en
1468, et devinrent ensuite de loyaux sujets de l'Empire ottoman.
La grande majorité de la population se convertit à
l'Islam. Les inconditionnels émigrèrent en Calabre
et en Sicile.
A partir du XVIe siècle, l'Albanie est une terre musulmane,
intégrée à l'Empire ottoman, auquel elle fournit
soldats, officiers et fonctionnaires.
Le sort des Serbes fut quelque peu différent. Ceux qui vivaient
dans les régions montagneuses du Monténégro
purent conserver leur indépendance et constituèrent
un réduit chrétien, organisé politiquement
comme une sorte de confédération de tribus dirigées
par un chef, le Vladika. Les Serbes attaquaient à l'occasion
des Turcs, en s'alliant soit avec les Autrichiens, soit avec Venise.
Les Serbes de Bosnie, dont beaucoup étaient adeptes de l'hérésie
bogomile, se convertirent pour une bonne part à l'Islam,
ce qui leur assura une relative tranquillité. Les Musulmans
de Bosnie sont à l'origine les anciennes classes féodales
terriennes qui se sont converties à l'Islam par opportunité
politique. Plus tard, ces populations se sont urbanisées,
ce qui explique qu'aujourd'hui les Musulmans sont une population
essentiellement citadine. Les serfs, les paysans, sont restés
orthodoxes quoique certains se soient aussi islamisés avec
leurs maîtres. Ces populations-là sont restées
rurales. Mais à l'origine, ce sont les mêmes populations,
des Serbes... Les seules distinctions qui existaient entre elles
étaient des oppositions de classe et de statut social ; dans
une certaine mesure, on peut dire que l'antagonisme Serbes-Musulmans
exprime aujourd'hui l'antagonisme entre la campagne et la ville.
Quant aux Serbes de Serbie, ils furent soumis à un régime
extrêmement sévère d'occupation militaire ;
les terres furent appropriées par le Sultan qui en fit des
fiefs militaires attribués à des fonctionnaires turcs.
Les paysans devinrent les tenanciers des propriétaires turcs.
Les familles serbes furent tenues de fournir périodiquement
des janissaires.
Une révolte conduite par l'Eglise, écrasée
entre 1688 et 1690, provoqua la fuite de milliers de Serbes vers
la Hongrie, dont le souverain accorda aux fuyards des terres. C'est
l'origine du peuplement serbe du Sud de la Hongrie. Lorsque, plus
tard, les Serbes de Hongrie commençèrent à
avoir des visées séparatistes, ils furent considérés
par les Hongrois comme peu reconnaissants de l'accueil qui leur
avait été fait. Les Turcs supprimèrent l'autonomie
de l'Eglise serbe et la rattachèrent à l'Eglise grecque,
qui, comme ailleurs, était un agent soumis et efficace du
pouvoir ottoman.
L'élément déterminant du destin des peuples
balkaniques à cette époque est moins la langue que
la religion. La coupure au sein de la chrétienté entre
catholiques et orthodoxes traverse les populations des Balkans.
Le lien trop intime de l'Eglise orthodoxe avec l'Empire byzantin
a empêché les peuples slaves de développer des
Etats indépendants et de faire face aux Turcs. A partir du
XVIe siècle une nouvelle coupure traverse la chrétienté,
celle de la Réforme. De profondes divisions au sein des différentes
fractions de la chrétienté qui se combattaient –
avec l'ensemble des déterminations économiques et
politiques qui les accompagnent – ont paralysé toute
possibilité de résistance à l'avance turque.
Les différents phénomènes d'identification
nationale qui commençaient à apparaître se sont
faits sur la base de l'identité religieuse.
Le maintien de l'organisation sociale patriarcale a aussi été
un facteur déterminant dans l'incapacité de ces sociétés
à résister à l'invasion turque. Dans Etatisme
et anarchie, Bakounine fait le commentaire suivant : « Par
leur tempérament et leur nature, les Slaves ne sont en aucune
manière un peuple politique, c'est-à-dire apte à
former un Etat. C'est en vain que les Tchèques évoquent
leur grand royaume de Moravie et les Serbes celui de Douchan. Ce
ne sont là que »es épisodes éphémères
ou de vieilles légendes. Ce qui est sûr, c'est que
pas un peuple slave n'a de lui-même créé un
Etat. » (Bakounine, Etatisme et Anarchie, Champ libre, IV,
p. 231.) Il fait une description de cette « forme encore patriarcale,
et par conséquent imparfaite » d'organisation, et conclut
: « On conçoit qu'avec une organisation de ce genre
les Slaves se trouvaient sans défense devant les incursions
et les conquêtes des peuples guerriers, en particulier des
Germains (...) En partie exterminés, les Slaves furent en
majorité subjugués par les»Turcs, les Tatares,
les Magyars et surtout par les Allemands. »
État et nation
A partir du XVIIIe siècle commence le processus de prise
de conscience des peuples slaves qui prendra toute son ampleur le
siècle suivant. Bakounine dira que le « XIXe siècle
peut être appelé le siècle du réveil
général du peuple slave » (IV, 233).
L'ensemble des peuples slaves d'Europe de l'Est sont soumis à
des systèmes politiques qui leur sont imposés par
l'étranger. Leur insertion dans ces structures n'a pas été
également violente partout, cependant. Alors que ceux qui
sont dominés par la Prusse et la Russie sont dans un état
de domination totale, l'empire d'Autriche a établi un type
de rapport original avec les différentes nations qui le composent,
fondé sur l'état de droit.
L'influence des philosophes des Lumières, puis de la Révolution
française n'a pas été négligeable dans
la progressive naissance de la revendication nationale. La constitution
polonaise de 1791, dans laquelle apparaissent pour la première
fois en Europe centrale les principes de démocratie constitutionnelle
– même limitée – déclarait que «
dans la société tout provient de la volonté
de la nation » ; mais la nation, c'est la szlachta, la noblesse
polonaise, soit 10 % de la population qui bénéficie
seule des droits individuels et de libertés politiques, tandis
que le servage est maintenu. A la même époque, la noblesse
française représentait à peine 1 % de la population.
N'empêche, l'idée que les peuples avaient le droit
de choisir leur destin était interprétée en
Europe centrale comme impliquant l'indépendance nationale
; elle arrivait en outre à un moment où les élites
redécouvraient leur passé et, parfois, apprenaient
non sans mal leurs propres langues nationales. Engels ne manquera
pas de railler le fait que les membres du Congrès slave de
1848 à Praguois ne pouvaient pas communiquer dans une langue
slave et étaient obligés de le faire en... allemand.
Les Slaves du Sud se trouvaient un peu à l'écart
de ce processus, et parmi ceux-ci il faut distinguer ceux qui étaient
sous la domination autrichienne et ceux qui étaient sous
la domination turque. C'est par les conquêtes napoléoniennes
que l'influence française pénétra dans le Nord
de la future ex-Yougoslavie. En 1809, jusqu'en 1813, l'Historié,
la Carriole et une grande partie de la Croatie devinrent territoires
français, les provinces Illyriennes. Des réformes
furent introduites : l'abolition du servage, l'abolition des privilèges
et l'égalité civile. Le slovène devint la langue
officielle.
Chez les Serbes, l'ouverture aux idées nouvelles se fit
par l'intermédiaire des Serbes de Hongrie. D'une façon
générale, l'éveil des Slaves de l'Empire ottoman
se fit par l'intermédiaire de ceux de l'empire des Habsbourg.
En 1804 les Serbes s'étaient soulevés sous la conduite
de Georges Petrovic, avec succès au début, mais la
Russie, sur laquelle ils comptaient pour les aider, les abandonna
à leur sort. Une nouvelle insurrection éclata en 1815
sous la conduite d'un rival de Petrovic, Miloch Obrenovitch, qui
finit par se faire reconnaître par le sultan comme gouverneur
de la Serbie. En 1817 le sultan reconnut l'existence d'une principauté
serbe autonome vassale du sultan.
La chute de l'empire napoléonien, après vingt années
de guerres, fut suivie d'une période que les vainqueurs voulaient
de « sagesse, de raison, de justice et de correction ».
Les monarques allaient en somme combattre toutes les manifestations
de libéralisme et d'indépendance des nationalités.
L'Europe des États allait imposer sa loi à l'Europe
des nations, y compris aux nations slaves du Sud sous domination
ottomane, dans la mesure où le congrès de Vienne avait
reconnu l'autorité du Sultan sur les territoires qu'il dominait.
Cependant, l'autonomie serbe fut considérée comme
un acquis important par l'ensemble des peuples des Balkans, d'autant
que l'Empire ottoman montrait d'évidents signes de faiblesse.
Le sultan Sélim III avait dû abdiquer à la suite
d'une révolte des janissaires, que son successeur avait fait
massacrer pour conserver son autorité, se privant cependant
d'une force militaire importante. Par ailleurs la Russie se posait,
depuis le XVIIIe siècle, comme protecteur des orthodoxes
des Balkans.
En 1821 éclata le soulèvement de la Grèce.
La Russie prit position pour la Grèce, mais l'Angleterre,
voyait d'un mauvais oeil l'extension de l'influence de la Russie
et craignait qu'elle n'accède à la Méditerranée:
elle préférait que les Turcs continuent de contrôler
les Détroits, et tenta de trouver un compromis avec le sultan.
L'indépendance de la Grèce fut proclamée en
1822.
Miloch Obrénovitch, qui avait reçu en 1820 le titre
de prince des Serbes et Pachalik de Belgrade, n'était pas
intervenu lors de la révolte grecque. Il acquit, en 1830,
le titre de prince héréditaire d'une principauté
autonome. Les Turcs conservaient le droit de tenir des garnisons
dans des places fortes, sans pouvoir s'établir ailleurs.
Deux ans plus tard, la Serbie acquit également l'indépendance
pour son Eglise.
1848 en Europe centrale
La participation des Slaves du Sud aux révolutions de 1848-1849
en Europe centrale a provoqué des polémiques passionnées
dans le mouvement révolutionnaire de l'époque, notamment
entre Bakounine, d'une part, Marx-Engels, de l'autre.
Pour Marx et Engels, la germanisation des nations slaves était
un fait progressif car elle leur apportait la « civilisation
». Par ailleurs, la principale préoccupation des fondateurs
du « socialisme scientifique » était la réalisation
de l'unité allemande. Tout ce qui entravait cette unité
était qualifié de réactionnaire.
Lorsque Engels dresse le bilan de l'action des nations civilisées
qui ont démoli les « petites nations rachitiques et
impuissantes », qui ont brisé les « tendres nations
fleurettes » pour créer de grands empires capables
de participer au développement historique, il appelle Alexandre,
César, Napoléon à la rescousse : s'ils avaient
« témoigné de la même sensiblerie à
laquelle le panslavisme fait maintenant appel au profit de ses clients
déchus, que serait-il advenu de l'histoire ? » Engels
affirme donc : « Il apparaît que ces “crimes»
commis par les Allemands et les Magyars contre les Slaves en question
sont parmi les actes les plus louables dont notre peuple et le peuple
hongrois peuvent se glorifier dans l'histoire. » Engels va
même jusqu'à reprocher aux Magyars de s'être
montrés « trop accommodants et faibles à l'égard
des Croates prétentieux... »
La prétention des Croates, dominés par les Magyars,
consistait en effet à réclamer leur indépendance.
Le 5 juin 1848, les députés croates, inquiets du tour
que prenait la politique du gouvernement hongrois, proclamèrent
l'indépendance de la Croatie ; le gouvernement hongrois refusa
de reconnaître cette indépendance, aussi les Croates
déclarèrent-ils la guerre à la Hongrie le 5
juin 1848. Cette dernière, selon les critères adoptés
pour la circonstance par Marx et Engels, bénéficiait
du statut de « nation historique » parce qu'elle participait,
conjointement à la nation allemande, à la domination
sur les Slaves. Les Slovaques de Hongrie, également, votèrent
le 10 mai une motion réclamant l'autonomie pour les régions
où ils vivaient. Le 13 mai les Serbes firent une démarche
analogue. Le raidissement de l'attitude des Hongrois qui s'ensuivit
contribua largement à jeter les Slaves de l'empire dans les
bras de la réaction : plus tard lorsque les armées
hongroises se trouvèrent en posture difficile face aux forces
autrichiennes, elles eurent à faire face en même temps
à des révoltes, notamment en Transylvanie, au Banat
et en Voïvodine. Ce n'est que lorsque la situation fut désespérée
que Kossuth, qui commandait les forces hongroises, fit voter une
loi libérale pour tenter de rallier les nationalités
allogènes, mais il était trop tard.
Un congrès slave s'était ouvert à Praguois,
le 2 juin 1848 ; 340 invités s'y rencontrèrent, surtout
des Tchèques et des Slovènes, une centaine de Polonais
et des Slaves du Sud, et deux Russes, dont Bakounine. L'autre Russe
disparaîtra rapidement de la circulation.
Les modérés qui dominaient le congrès ne remettaient
pas en question la monarchie autrichienne. Le « parti tchèque
semi-officiel, mi-Slave, mi-gouvernemental », dit Bakounine,
voulait sauver la dynastie, le principe monarchique et l'intégrité
de la monarchie autrichienne. Celle-ci se trouvait dans une position
difficile ; l'empire avait failli « se décomposer en
ses éléments multiples ». Le monarque de cette
« prison des peuples » est réfugié avec
sa cour à Innsbruck, tandis que le gouvernement central de
Vienne, « démocratique », prétend continuer
à exercer son pouvoir sur toutes les nationalités.
Palacky et d'autres chefs tchèques étaient restés
secrètement en relation avec l'empereur.
Les Italiens se soulèvent, les Magyars aussi, ainsi que
les démocrates d'origine allemande. Le gouvernement dynastique,
abandonné de tous et presque privé de tous moyens,
« voulut chercher son salut dans le mouvement national des
Slaves » (Confession). Le parti tchèque réclamait
une constitution, le transfert de la capitale de Vienne à
Praguois, « ce qui fut effectivement promis avec l'intention
délibérée de ne pas tenir cette promesse »,
et la transformation de la monarchie autrichienne en monarchie slave,
« de sorte que désormais ce ne seraient plus les Allemands
ni les Magyars qui opprimeraient les Slaves mais l'inverse ».
Bakounine cite à l'appui de sa thèse un passage d'une
brochure que Palacky publia à l'époque : « Nous
voulons tenter d'effectuer un tour d'adresse, c'est-à-dire
de ranimer, de guérir, et de réformer de la manière
la plus profonde la monarchie autrichienne, sur notre terrain slave
et avec l'aide de notre force slave. »
Bakounine ajoute que le parti tchèque tenta, en plus, de
« ménager à son profit une sorte d'hégémonie
tchèque et sanctionner, parmi les Slaves mêmes, la
prédominance de la langue et de la nationalité tchèques
» ; qu'il avait l'intention de s'adjoindre la Moravie, la
Slovaquie, la Silésie autrichienne et la Galicie. Bakounine
consacre plusieurs pages de sa Confession à une analyse des
contradictions internes aux Slaves, dont le contenu, s'il avait
été connu d'Engels trois ans plus tôt, aurait
évité à ce dernier certains propos malheureux
sur les illusions que se faisait Bakounine à propos du congrès.
Les Slovaques, dit Bakounine, les Silésiens et les Polonais
s'opposaient aux Tchèques ; les Ruthènes s'opposaient
aux Polonais qui ne voulaient pas reconnaître leur droit.
Les Slaves du Sud « indifférents à toutes ces
chamailleries », préparaient la guerre contre la Hongrie
et exhortaient les autres Slaves à ajourner tous les problèmes
jusqu'au renversement des Magyars. Les Polonais, favorables à
une Hongrie forte et indépendante, offraient leurs services
de médiateurs que les Slaves du Sud et les Magyars refusaient.
« Bref, chacun tirait la couverture à soi, chacun voulait
transformer les autres en un marchepied sur lequel il monterait
pour s'élever. »
Bakounine rappelle qu'à l'origine, Palacky, le principal
dirigeant du congrès, entendait n'accepter que les Slaves
autrichiens, les non-autrichiens ne devant y assister qu'à
titre d'invités. Cette définition fut cependant refusée.
Miklos Molnar dit à ce sujet que les positions défendues
furent plus austro-slaves que panslaves, et que les « mouvements
nationaux tchèque, slovaque et croate se sont vite opposés
par la suite à la révolution hongroise et ont apporté,
de diverses façons, leur soutien au gouvernement de Vienne
» (Marx, Engels et la politique internationale, Idées/Gallimard),
ce qui n'empêchait pas les Polonais d'entretenir des relations
avec les Hongrois : « Presque personne n'envisageait la question
slave dans son ensemble », se plaint Bakounine, qui expose
les principaux points sur lesquels il est intervenu :
– Le congrès ne vise pas à discuter d'«
intérêts provinciaux » ni d'affaires particulières
: il s'agit de la première réunion slave, il s'agit
de poser les fondements d'une nouvelle vie slave ;
– Si le congrès n'est qu'une réunion de Slaves
autrichiens, il n'a pas le droit de se donner le nom de congrès
slave ;
– Mais surtout, Bakounine met les participants en garde contre
la tentation de succomber aux promesses de la dynastie autrichienne
comme à celles de la dynastie russe : nombreux, dit-il, sont
ceux qui comptent sur l'appui de l'Autriche ; elle vous prodigue
flatteries et promesses parce qu'elle a besoin de vous, mais elle
se parjurera dès qu'elle en aura le pouvoir ; et même,
elle ne se contentera pas d'oublier vos services, « elle se
vengera sur vous de sa honteuse faiblesse passée, qui l'a
obligée à s'humilier devant vous et à flatter
vos exigences séditieuses ».
Mais si par ailleurs la dynastie autrichienne accède aux
désirs du parti tchèque, celui-ci n'a rien à
gagner à transformer un Etat à demi allemand en un
Etat à demi slave : « d'opprimés, vous vous
transformerez en oppresseurs, de gens animés par la haine,
en maîtres haïs » ; la minorité slave tchèque
se coupera de la majorité slave, tout espoir de réunification
des Slaves sera anéanti. L'unité et la liberté
slaves, conclut Bakounine, sont impossibles autrement que par la
destruction totale de l'empire d'Autriche.
« Ceux qui comptent sur l'aide du tzar de Russie pour instituer
l'indépendance slave ne sont pas moins dans l'erreur »,
car la Russie est alliée à l'Autriche pour empêcher
l'émancipation des peuples dominés par l'empire des
Habsbourg. Les Slaves démocrates n'ont aucune place dans
l'empire russe, ils y trouveraient « la mort, l'obscurité
et un labeur d'esclaves » ; « il serait insensé
pour les Slaves d'attendre le salut et l'aide de la Russie ».
La seule chose qu'ils puissent faire est de se regrouper en dehors
de la Russie, sans l'exclure, en attendant sa libération.
L'exemple des Slaves non russes entraînera peut-être
la libération du peuple russe.
Bakounine se heurte à Praguois à deux tendances réactionnaires
: l'une veut transformer la monarchie autrichienne en monarchie
slave dans laquelle les Tchèques joueraient le rôle
hégémonique ; l'autre veut rattacher les terres slaves
d'Autriche à la Russie. Les deux solutions, pense-t-il, seraient
une catastrophe pour le mouvement démocratique.
Richard Wagner rapporte que la sensation produite par Bakounine
à Praguois était due à l'appel qu'il avait
adressé aux Tchèques et dans lequel il leur conseillait
de ne pas chercher secours auprès des Russes contre la germanisation
qui les inquiétait, mais bien plutôt de se défendre
par l'épée et par le feu de l'influence de ces Russes
comme de tout autre peuple tyrannisé par le despotisme.
Bakounine se contente de dresser les grandes lignes de son projet
politique. Ce projet, dit-il, était « d'inspiration
démocratique », il laissait « une vaste initiative
aux différences nationales et provinciales dans tout ce qui
concernait la direction administrative, tout en prévoyant
certaines définitions essentielles et obligatoires pour tous
». Ainsi, pour ce qui concerne la politique intérieure
et extérieure, « le pouvoir était remis en concentré
dans les mains du gouvernement central ». Bakounine ajoute
qu'il visait à la fondation d'une « République
slave une et indivise, fédérale sur le seul plan administratif
et centralisée sous le rapport politique ».
La pénétration du bakouninisme dans les
Balkans
Bakounine est le premier à avoir conditionné l'émancipation
nationale des peuples opprimés à l'émancipation
sociale, dans un écrit datant de 1848, à l'époque
où il n'était d'ailleurs pas encore anarchiste ; cependant,
il ne changera pas d'opinion sur ce point. Il ne dira jamais qu'il
suffit de se consacrer à l'émancipation sociale pour
que l'émancipation nationale en découle automatiquement.
Dans les cas dont il pouvait avoir connaissance en son temps, la
lutte pour l'émancipation nationale était en même
temps une lutte pour l'émancipation sociale, dans la mesure
où il s'agissait de se libérer d'une puissance dominante
qui imposait des rapports sociaux dépassés, archaïques.
C'est ce qui explique la participation active des bakouniniens dans
les luttes de libération nationale dans les Balkans, où
l'occupant turc notamment, imposait une organisation féodale.
G. Balkanski dit à ce sujet : « Les traits caractéristiques
des possessions turques aux Balkans furent : un développement
économique très retardé à l'époque
où, à l'Occident, s'effectuait la première
révolution industrielle, aggravé par l'invasion des
marchandises étrangères meil»eur marché
et de meilleure qualité, ainsi que des capitaux qui ne cherchaient
qu'à exploiter les pays ; une structure féodale de
l'activité principale de la population – la production
agricole ; insécurité et arbitraires dans la vie sociale.
» (Libération nationale et révolution sociale,
éditions du groupe Fresnes-Antony, Fédération
anarchiste.) Citant un historien macédonien, Balkanski ajoute
: « La majeure partie des terres arables appartient aux gros
propriétaires, les begs, mais n'est mise en valeur que par
des salariés sans terres ou par des métayers rattachés
aux fermes des begs. Nulle part de tels rapports juridiques ne possèdent
un cara»tère plus injuste, une exploitation sans contrôle,
une oppression physique et morale du hobereau et de ses alliés...
Le métayer paie pour sa part les impôts, fait tous
les transports avec son cheptel, fournit un nombre déterminé
de journées de travail gratuites par an dans les autres domaines
du propriétaire, effectue les travaux du moulin, etc. »
(Silianov Christo, Les luttes libératrices en Macédoine,
T. I.) C'est pourquoi la distinction entre lutte de libération
nationale et lutte de libération sociale n'a pas beaucoup
de sens : ces deux éléments sont indissociables. La
contribution particulière des bakouniniens consistait précisément
à combattre les courants qui entendaient simplement limiter
le programme de la lutte à la libération du terrioire
de l'occupant sans transformer radicalement l'organisation sociale.
Après son évasion de Sibérie, Bakounine renoue
des contacts avec les révolutionnaires bulgares, Karavelov
notamment, et le grand poète libertaire Christo Botev. Deux
délégués du comité révolutionnaire
bulgare rendent visite à Bakounine en 1869, qui ébauche
pour eux le texte initial du programme du comité révolutionnaire
bulgare, texte qui sera complété et modifié
pour être adapté aux conditions particulières
du pays.
Lorsqu'une insurrection éclate un an plus tard en Bosnie-Herzégovine,
un proche de Bakounine, l'écrivain Kravtchinski, s'y rend
pour soutenir le mouvement ; Malatesta a moins de chance, car il
est arrêté et renvoyé en Italie. Pendant toute
cette période, des proches de Bakounine deviennent les conseillers
des révolutionnaires bulgares qui combattent pour la libération
nationale. Christo Botev, le grand poète bulgare, était
en relations avec les bakouniniens de la section Slave de Zurich.
Un historien communiste de Skopje, Dantcho Zografski, écrit
: « Il ne faut pas perdre de vue l'influence de la littérature
et des conceptions prédominantes dans les milieux socialistes
de Bulgarie sur les socialiste macédoniens, et surtout l'influence
de Bakounine, du populisme russe et d'autres milieux non marxi»tes
du mouvement ouvrier. » (Les socialistes yougoslaves et le
problème macédonien, éd. Koulturn, 1962, Skopje,
p. 14.)
Les Serbes ne furent pas en marge de l'influence bakouninienne.
Lorsque fut créée la Section slave de l'AIT le 7 juillet
1872, il s'y trouvait, outre des Russes, un Croate et un Tchèque,
une majorité de Serbes. Le 14 août Bakounine rédige
le programme de la Section slave, et le lendemain en termine le
règlement (dont le texte n'est pas connu). Ce programme est
un résumé des plus concis de ses idées.
Il existait à cette époque un groupe important d'étudiants
serbes à Zurich, influencés par les idées socialistes,
et en contact avec des étudiants révolutionnaires
russes proches des idées de Bakounine.
« Bakounine, dit Arthur Lehning, avait suivi avec beaucoup
de sympathie le mouvement socialiste chez les Serbes, un des premiers
et des plus actifs mouvements socialistes parmi les Slaves. Déjà
auparavant, à Londres, en 1862, il avait noué des
relations »vec des Serbes, et aussi avec des Tchèques.
En 1870, d'accord avec Svetozar Markovic, Petar Velimirovic se rendit
en novembre chez Bakounine à Locarno et y passa deux jours
à discuter de l'action socialiste parmi les Slaves en général
et plus particulièrement chez les Slaves du Sud.
« Faisant suite à une décision antérieure
des socialistes serbes eut lieu, à Zurich, au début
de juillet 1872, une conférence secrète à laquelle
Bakounine assista et dont il rédigea le programme (en fait
le premier programme socialiste serbe), qui fut ado»té.
» (Introduction au tome VI des Oeuvres de Bakounine, p. XLI,
éditions Champ libre). Ce programme dit notamment que «
l'Etat doit disparaître et être remplacé par
une fédération de communes libres se basant sur une
association libre entre les représentants du travail intellectuel
et manuel par laquelle on assure d'une manière égale
à chaque membre son développement»intellectuel,
moral et matériel » (Bakounine, Oeuvres, éditions
Champ libre, tome VI, p. 347-348.)
Un autre projet, plus détaillé, affirme que «
le peuple serbe ne saurait être libéré du servage
social avant que soient supprimés comme Etats : la Turquie,
la Serbie, le Monténégro et l'Autriche-Hongrie »
; « le parti socialiste serbe ne peut accomplir la révolution
sociale dans la péninsule balkanique et le Sud de l'Autriche-Hongrie
qu'en liaison avec les socialistes de toutes les nationalités
qui vivent sur ces territoires ; (...) par conséquent il
doit c»ercher à obtenir la formation d'une Alliance
des socialistes dans la péninsule balkanique et le Sud de
l'Autriche-Hongrie et s'organiser lui-même en section d'un
tel Parti. » (Ibid., p. 428-429.)
Les Balkans, un enjeu international
La Serbie autonome ne rassemblait pas, et de loin, tous les Serbes.
Beaucoup, ceux qui s'étaient réfugiés à
l'ouest, étaient sujets de l'Autriche ou de la Hongrie, tandis
que d'autres, à l'Est, étaient encore sujets de la
Turquie.
L'Angleterre soutient la Turquie, qui empêche la Russie d'accéder
à la Méditerranée. Rappelons que depuis 1869
le canal de Suez est ouvert et que la Méditerranée
orientale est un point stratégique pour le commerce britannique.
L'Autriche-Hongrie est intéressée par la situation
dans les Balkans, qui lui assurent un débouché sur
la Méditerranée. La Russie ne concurrençait
pas les projets austro-hongrois en Bulgarie, mais ailleurs, toute
modification du statu quo est défavorable à l'empire
des Habsbourg dans cette région. L'indépendance d'un
Etat slave en Europe du Sud pourrait donner des idées aux
Slaves de l'empire, et en outre les mettre sous l'influence de la
Russie. La Bosnie-Herzégovine intéressait particulièrement
l'Autriche-Hongrie, car son territoire est contigu à celui
de la Dalmatie, possession autrichienne, du Monténégro
et de la Serbie. L'indépendance de la Bosnie-Herzégovine
pourrait par ricochet conduire à l'agrandissement de la Serbie
vers le Sud, et lui assurer un accès à l'Adriatique,
et, par conséquent, assurer à la Russie un accès
à l'Adriatique...
En 1875, l'empereur d'Autriche fit une tournée le long de
ses frontières avec l'Empire ottoman, en Dalmatie et en Croatie.
La population chrétienne – surtout la paysannerie –
de Bosnie-Herzégovine interpréta ce voyage comme une
incitation à se soulever contre les Turcs. Ce soulèvement
sera très durement réprimé par les Turcs, mais
surtout par les musulmans locaux, les féodaux serbes convertis
à l'Islam plusieurs siècles auparavant. Cette répression
donnera à l'Autriche-Hongrie le prétexte d'occuper
la province trois ans plus tard pour y « protéger »
les chrétiens, occupation qui sera entérinée
par une annexion en 1908.
Le soulèvement prit de l'ampleur, s'étendit à
toute la province, à la Bulgarie, puis à tous les
Balkans. La Serbie et le Monténégro, qui voulaient
se partager la Bosnie-Herzégovine, mais en même temps
contenir les Bulgares tentés de s'étendre vers l'ouest,
rejoignirent le mouvement en juillet 1876. Les Serbes, au contraire
des Monténégrins, furent rapidement battus.
Pendant ce temps, l'Autriche-Hongrie et la Russie s'étaient
mis d'accord pour se partager les Balkans : la Bosnie-Herzégovine
irait à l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie à la Russie.
Ce marchandage n'empêchait pas, en même temps, les Grandes
puissances de négocier avec le Sultan. L'Angleterre ne voulait
pas déstabiliser la Turquie, dont la maintien lui était
indispensable pour garantir ses positions en Méditerranée
orientale. Les Russes exigeaient des engagements précis,
qui ne leur furent pas fournis. Des massacres perpétrés
par des irréguliers turcs fournirent à la Russie le
prétexte de déclarer la guerre à la Turquie.
Après l'occupation de la Bulgarie et de l'Arménie,
les Turcs demandèrent un armistice, le 31 janvier 1878, qui
aboutit au traité de San Stefano le 3 mars. La Russie emportait
un grand succès en libérant de l'emprise turque la
quasi-totalité des peuples des Balkans. Les Etats qui avaient
déjà un statut d'autonomie devinrent pleinement indépendants
: Monténégro, Roumanie et Serbie, et même, agrandirent
leur territoire.
L'Autriche-Hongrie acquit la Bosnie-Herzégovine, comme prévu.
La domination politique des musulmans bosniaques fut supprimée,
au profit des catholiques, surtout croates. Cependant, les grandes
familles musulmanes s'organisèrent et, avec l'appui des autorités
autrichiennes, conservèrent leurs grands domaines malgré
les révoltes des paysans serbes, qui voulaient être
rattachés à la Serbie, car ils avaient appris qu'après
l'indépendance de celle-ci, les grands domaines laissés
par les Turcs avaient été partagés par une
réforme agraire.
Cette affaire conduisit à la rupture entre la Serbie et
l'Autriche-Hongrie, après une longue alliance contre les
Ottomans, et poussa la Serbie à se rapprocher de la Russie.
Le gouvernement de Belgrade, se doutant que l'occupation de la Bosnie-Herzégovine
ne serait pas provisoire, et qui avait des visées sur cette
région, protesta, et même soutint les révoltes
des paysans. La Croatie avait aussi des visées sur la Bosnie-Herzégovine,
mais l'idée était catégoriquement repoussée
par les Magyars, associés à la monarchie austro-hongroise,
et qui ne voulaient pas d'un accroissement territorial de leurs
rivaux croates. C'est ainsi que ce sont les Hongrois qui s'efforcèrent,
avec le soutien des notables musulmans, de développer l'idée
de nation bosniaque sous protection autrichienne...
L'Autriche-Hongrie voyait d'un mauvais oeil l'emprise russe sur
les Balkans. L'Angleterre, surtout, réagit très vivement,
et la Russie fut contrainte de participer au Congrès européen
de Berlin (13 juin-13 juillet 1878), où elle fit marche arrière.
Les Etats qui avaient acquis leur indépendance la conservèrent,
mais la Serbie et le Monténégro durent céder
une partie de leurs acquisitions du traité de San Stefano.
La Bulgarie fut morcelée, le Sud restant aux mains des Turcs,
le Nord-Ouest, avec Sofia, devenant une principauté autonome.
La Thrace et la Macédoine, qui avaient été
attribuées à la Bulgarie, restèrent turques.
C'était un grave échec de la politique russe dans
les Balkans.
L'Autriche-Hongrie, bien sûr, conservait la Bosnie-Herzégovine,
et récupérait en plus le Sandjak de Novi Pazar, qui
avait été attribué à la Serbie : ainsi,
la Serbie se trouvait coupée du Monténégro
et perdait toute possibilité d'accéder à la
mer.
La Serbie est un pays de 50 000 km² et de 2 millions d'habitants,
sans chemin de fer ni accès à la mer. La population
est essentiellement constituée de petits et moyens paysans
qui pratiquent la culture de céréales, l'élevage
de porcs et l'arboriculture. L'organisation sociale est extrêmement
archaïque. En 1835 il n'y avait pas en Serbie d'école
secondaire, et il fallut attendre 1855 pour que s'ouvre un lycée
à Belgrade, qui ne comptera, au moment du Congrès
de Berlin, que 30 000 habitants ; le premier chemin de fer ne fut
construit qu'en 1881 avec des capitaux... autrichiens.
La vie politique serbe, très mouvementée, est marquée
par des conflits dynastiques, par une succession d'assassinats.
Les institutions libérales succèdent aux reprises
en main autoritaires. le 10 juin 1868 le roi, de la dynastie des
Obrénovitch, est assassiné par un partisan de la dynastie
rivale, les Karageorgévitch, dont l'héritier prend
le pouvoir. En 1869 une constitution est accordée. Le parti
libéral qui, comme son nom ne l'indique pas, était
conservateur, était soutenu par les paysans les plus aisés,
et favorable à l'alliance avec l'Autriche, tandis que le
parti radical, soutenu par la paysannerie pauvre, et qui, comme
son nom ne l'indique pas non plus, n'avait rien de radical, était
favorable à l'alliance avec la Russie. Une insurrection paysanne
en 1883, réprimée durement, comme il se doit ; le
divorce du roi, alors que la reine, d'origine russe, était
très populaire ; l'abdication du roi en 1869 en faveur de
son fils de 12 ans ; une régence mouvementée, voire
sanglante, pendant laquelle la dépendance envers l'Autriche-Hongrie
s'accroît ; la reprise en main des affaires par le jeune roi
de 16 ans, en 1892, dont on attend des réformes, mais il
abolit la constitution de 1888 ; les intrigues de la reine Draga,
divorcée d'un officier serbe ; une conjuration, en juin 1903,
dirigée par le frère de l'ex-mari de la reine Draga,
lors de laquelle furent massacrés le roi, la reine, les membres
de la famille Obrénovitch, des ministres et dignitaires du
régime. Pierre Karageorgévitch est élu roi
sous le nom de Pierre Ier. Dès lors, les choses se clarifient
un peu.
Le nouveau roi est un ancien saint-cyrien, qui a combattu dans
l'armée française pendant la guerre de 1870. Le régime
constitutionnel est rétabli et des élections donnent
une nette majorité radicale dirigée par Nicolas Pachitch,
partisan de l'alliance avec la Russie.
Pierre Ier obtint de la France d'importants crédits, qui
furent intelligemment utilisés à l'achat... d'équipements
militaires.
L'Autriche-Hongrie, avec laquelle se faisait pourtant plus de 80
% des échanges du pays, répliqua en fermant ses frontières
aux produits agricoles serbes, qui prirent dès lors la direction
de la France.
A peine constitués, pas encore renforcés, les nouveaux
Etats ont déjà des objectifs d'expansion et des politiques
de prévention de l'expansion du voisin. La Bulgarie, deux
millions d'habitants, existait comme principauté autonome
depuis le congrès de Berlin, mais était en théorie
tributaire de la Turquie. Ce même congrès avait ôté
à la Bulgarie une province, la Roumélie orientale,
qui était revenue à l'Empire ottoman. Alexandre de
Battemberg, un neveu par alliance du tsar, officier prussien, fut
nommé prince fin juillet 1879, s'empressa de suspendre la
constitution et établit un régime de pouvoir personnel.
Le neveu se prit au jeu, refusa de devenir la potiche du tsar :
en 1884 les conseillers russes sont renvoyés. Pour faire
diversion à l'autoritarisme du pouvoir, le prince joua sur
la fibre nationaliste et se fit le champion de l'unité bulgare.
En septembre 1885 les partisans du rattachement à la Bulgarie
prirent le pouvoir en Roumélie : la Bulgarie, après
cinq siècles de domination ottomane, était constituée
en Etat unifié et indépendant, bien que la Turquie
n'ait pas reconnu le coup de force.
La Serbie, opposée à l'existence d'un voisin qu'elle
jugeait dangereux, prit les devants, attaqua, et fut facilement
battue le 5 novembre 1885 ; elle dut à la médiation
de l'Autriche de ne pas voir la défaite se transformer en
déroute encore plus grande.
Du coup, ce fut le tsar qui prit la mouche, mécontent de
voir son neveu devenu si populaire : un régiment commandé
par des officiers pro-russes s'empare du Palais et contraint le
prince à abdiquer, le 9 août 1886. Stamboulov, le président
de l'Assemblée nationale, rappelle le souverain, les russes
s'y opposent. Stamboulov se retrouve assumant les fonctions de porte-parole
du nationalisme bulgare opposé aux ingérences russes.
Les russophiles de l'armée sont renvoyés, les élections
de 1886 donnent une large majorité aux nationalistes anti-russes.
Bref, il faut trouver un nouveau prince. Heureusement il n'en manquait
pas, et les négociations furent longues. Tout le monde finit
par se mettre d'accord sur Ferdinand de Saxe-Cobourg, qui fut appelé
sur le trône le 7 juillet 1887. C'était un succès
pour l'Allemagne et l'Autriche, et un camouflet pour la Russie,
qui refusa pendant longtemps de reconnaître le nouveau prince.
Le mieux est l'ennemi du bien.
Les nouveaux Etats des Balkans reproduisent à leur échelle
les clivages internationaux des grandes puissances et les renversements
d'alliances de l'époque : ils sont soit sous la protection
de l'Autriche-Hongrie, comme la Serbie et la Bulgarie d'abord, puis
la Bulgarie seule ensuite, soit sous la protection de la Russie,
comme la Roumanie, le Monténégro et la Bulgarie dans
un premier temps ; puis la Bulgarie se retire, remplacée
par la Serbie. Et il fallait ajouter à ces clivages les innombrables
contentieux que les nouveaux Etats avaient entre eux. Si la Russie
et l'Autriche-Hongrie s'opposent par Bulgares et Serbes interposés,
l'Empire ottoman n'a pas tout perdu dans la région : il reste
la Macédoine, la Thrace et l'Albanie qui suscitent des convoitises.
Une situation explosive...
Une poudrière La Macédoine
Les Turcs avaient gardé la Macédoine, au congrès
de Berlin, alors que les Serbes, les Bulgares et les Grecs auraient,
les uns et les autres, voulu l'annexer au nom du droit sacré
à l'unité nationale, personne, comme il se doit, ne
songeant à demander leur avis aux trois millions de Macédoniens.
C'est que la Macédoine a une façade sur la mer Egée,
avec le port de Salonique. Cette façade maritime avait une
population grecque majoritaire. Les Serbes occupaient de façon
plus ou moins dense l'intérieur du pays, avec une concentration
importante autour de Skopje, mais étaient minoritaires par
rapport aux Bulgares. Grecs, Bulgares et Serbes formaient les 4/5
de la population, mais il fallait compter avec les Turcs, les Valaques,
les Arméniens, les Albanais, les Juifs. Les Bulgares étaient
cependant le groupe dominant à l'intérieur du pays,
et l'influence de la Bulgarie était grande.
Une insurrection éclate le 2 août 1903, qui s'étend
à toute la Macédoine et à la Thrace. Cette
insurrection n'a rien de spontané, elle se caractérise
au contraire par son ampleur, son organisation, le nombre des participants,
et une importante participation des libertaires, parmi lesquels
Guerdjikov, un chef de partisans qui préfigure étonnamment
Nestor Makhno par son talent militaire et son sens de l'organisation.
« Guerdjikov, tout en demeurant invariablement anarchiste,
se confondait au mouvement général et n'essayait nullement
de mener une activité spécifiquement anarchiste. Et
il n'était pas seul dans cette attitude. De la même
façon se comportèrent Varban Ki»ifarski, Constantin
Nounkov, Nicolas Detchev et plusieurs autres, une soixantaine, selon
le témoignage personnel de Guerdjikov. Ceux-ci, participant
à l'Organisation Intérieure, occupaient des postes
de responsabilité et accomplissaient des tâches de
l'Organisation. » (Balkanski, op. cit. p. 136.) Guerdjikov
et ses camarades avaient introduit un style particulier dans l'action
de propagande contre l'occupation turque, qu'on pourrait appeler
la conspiration de masse : « Sans abandonner le terrain de
l'organisation conspirative des “tchétas» [compagnies
de maquisards], des comités locaux, des déplacements
à travers le pays dominé par l'occupant étranger
et du travail d'organisation générale, les anarchistes,
Guerdjikov»le premier, ne se limitent pas aux petites réunions
et aux rencontres par trop restreintes. Ils convoquent toute la
population masculine du village visité à l'église.
(...) Cette méthode d'agitation, dans les conditions de l'époque,
bien entendu, avait donné des résultats remarquables,
en conférant rapidement au mouvement un caractère
largement populaire », dit Balkanski (p. 53). On notera que
seule la population masculine était invitée...
Sans la participation de ces libertaires, la « commune de
Strandja », que certains historiens appellent République
de Strandja, n'aurait pas eu son caractère d'expérience
de transformation sociale. Christo Silianov, dont Balkanski dit
qu'il ne peut être taxé de sympathie pour les libertaires,
écrit à ce sujet : « Il a suffi d'une année
pour que les villages aient été excellemment organisés.
Les jeunes s'entraînaient aux armes et se trempaient dans
la lutte active, tandis que les paysans non armés gardaient
les champs et le bétail, qui n'avaient plus de propri»taires
privés, mais appartenaient au village tout entier et à
l'Organisation. La moisson se faisait dans tous les champs collectivement
sans tenir compte de leur appartenance. La récolte était
stockée dans des dépôts communs, en prélevant
une partie pour l'alimentation de la population et des maquisards.
Les pauvres, donc la majorité, ne perdaient rien, bien entendu.
» Guerdjikov, dans ses mémoires, écrit de même
: « ... toute la récolte était stockée
en grains et en farine dans des greniers et des dépôts
communs. Le bétail était également possession
commune... Nous avons adressé un appel aux Grecs en leur
langue, en leur faisant savoir que nous ne luttions pas pou»
la reconstitution du royaume bulgare, ni pour reconquérir
des territoires, mais seulement pour les droits humains auxquels
eux aussi, Grecs, étaient intéressés ; donc
ils devaient nous soutenir moralement et matériellement.
»
Il fallut l'intervention d'une armée turque de 200 000 hommes
pour venir à bout de l'insurrection. La répression
fut terrible et d'innombrables réfugiés passèrent
en Bulgarie.
Par malheur, tout cela survenait à un moment ou la Russie
et l'Autriche-Hongrie étaient en train de se rabibocher,
aussi s'entendirent-elles pour ne rien faire et demander vaguement
des réformes au sultan. Le gouvernement bulgare ne se compromit
pas dans cette affaire et resta neutre, ce qui conduisit à
des dissensions à l'intérieur de l'Organisation révolutionnaire
intérieure macédonienne, qui avait mené l'insurrection.
L'organisation se divisa en autant de fractions ethniques qu'elle
avait jusqu'alors réunies : certains restèrent fidèles
à la Bulgarie, d'autres se tournèrent vers la Serbie.
La Bosnie
L'Autriche-Hongrie administrait la Bosnie-Herzégovine et
le Sandjak de Novi Pazar depuis 1878. Elle n'avait pas touché
aux structures sociales de la région, s'était contentée
de s'appuyer sur les catholiques et les musulmans pour contrer les
orthodoxes pro-serbes, et avait fait construire des routes et des
voies ferrées.
L'Autriche-Hongrie conclut au début de 1908 avec le sultan
un accord qui lui concédait la construction d'un chemin de
fer reliant la Bosnie et la Macédoine. Méfiance des
Russes et des Serbes.
Entre-temps, les Jeunes Turcs, opposés aux concessions faites
à l'Autriche, se soulèvent et imposent au sultan une
Constitution libérale. L'Autriche-Hongrie n'avait aucun intérêt
à ce que la Turquie change de régime, puisque les
accords qu'elle avait conclus lui convenaient, et puis, la Serbie
pouvait en profiter pour remettre en cause le statut de la Bosnie-Herzégovine
; aussi, le gouvernement de Vienne annexa-t-il tout simplement la
région, en laissant aux Turcs le Sandjak de Novi Pazar, c'est-à-dire
en leur faisant un cadeau empoisonné. Protestations de la
Serbie, accroissement de la rancoeur.
Les Guerres balkaniques
L'Empire ottoman était de plus en plus affaibli, et la révolution
des Jeunes Turcs n'avait pas amélioré les choses.
Aussi, les Etats balkaniques s'unirent-ils pour bouter les Ottomans
hors des Balkans. Serbes et Bulgares, fortement incités,
cela va de soi, par la Russie, concluent une alliance en février
1912, à laquelle se joint la Grèce en mai et le Monténégro
en octobre. Chacun devait fournir un contingent de troupes, le plus
gros morceau revenant à la Bulgarie, qui, en retour espérait
bien en être le plus largement récompensée.
Coïncidence, c'est cette même année qu'est fondé
par Guerdjikov le journal libertaire Le Réveil.
La guerre démarra le 8 octobre avec l'ouverture des hostilités
par le Monténégro. La coalition remporte des succès
immédiats, les Serbes battent les Turcs dans un coin le même
jour où les Bulgares battent les Turcs dans un autre et que
les Grecs libèrent la Thessalie et l'Epire. Entre-temps,
les Grecs et les Serbes en avaient un peu profité pour pénétrer
en Albanie, à la suite de quoi celle-ci, qui avait toujours
été une fidèle servante de la Turquie, en profita
pour proclamer son indépendance, ce qui d'ailleurs arrangeait
l'Autriche-Hongrie et l'Italie, car cela coupait les Serbes et les
Russes de la mer Adriatique, mais pas du tout la France et la Russie,
qui soutenaient les visées serbes et grecques sur ce pays.
Guerdjikov participa à la guerre à la tête
d'une compagnie. Il refusa de pénétrer en territoire
occupé par les Turcs avant la déclaration de la guerre,
craignant que la population ne soit massacrée. Il est un
peu désabusé. Il écrit à un ami : «
L'expérience du passé et de toutes les combinaisons
diplomatiques jusqu'ici relatives à l'oeuvre réformatrice
en Macédoine et dans la région d'Andrinople, montra
que celle-ci fut toujours ignorée lors de toutes les solutions
diplomatiques de leur crise»... Si la région d'Andrinople
reste sous la domination turque, les actions demandées auront
pour unique résultat les répressions contre la population
– le drame de 1903 se répétera. » Pourtant
lorsque la guerre fut déclarée, Guerdjikov divise
sa compagnie en petites unités, s'enfonce dans le territoire
occupé et balaie les troupes turques.
Une conférence, à Londres, finit par conclure le
13 mai 1913 que la Turquie garderait en Europe Constantinople et
ses environs, que l'Albanie serait indépendante et neutre,
et que Serbes, Bulgares et Grecs devaient s'entendre pour se partager
la Macédoine.
Et c'est là que tout se complique. Les anciens alliés
vont évidemment s'étriper sur cette question du partage.
La Bulgarie avait espéré le plus gros morceau, mais
les Grecs et les Serbes s'entendent pour le lui refuser. Les Bulgares
se fâchent et lancent une offensive contre leurs anciens alliés,
offensive qui tourna d'autant plus à la déroute que
les Roumains se mettent de la partie contre la Bulgarie, ainsi que...
les Turcs, qui espéraient ainsi limiter la casse. Ainsi finit
la seconde guerre balkanique, par la paix de Bucarest, le 10 août
1913. La Turquie récupère Andrinople et ce qu'on appelle
aujourd'hui la Turquie d'Europe. La Roumanie récupère
la Dobroudja, une région à majorité bulgare,
ce qui n'allait pas améliorer les relations entre les deux
pays. La Grèce reçoit le littoral macédonien,
la Chalcidique, l'île de Crète. La Serbie reçoit
la plus grande partie de la Macédoine occidentale et centrale,
avec des populations bulgares et albanaises, ce qui va aussi compliquer
les choses, plus tard, ainsi qu'un morceau du Sandjak de Novi Pazar,
ce qui lui donne une frontière commune avec le Monténégro,
qui récupère l'autre morceau du Sandjak de Novi Pazar,
etc. Les Bulgares ne perdent pas tout, ils obtiennent un accès
à la mer Egée en annexant une partie de la Thrace.
Ces deux guerres, mettant en jeu des pays de quelques millions
d'habitants, firent plus de 300 000 morts, dont 156 000 Bulgares
et 71 000 Serbes. Le partage qui s'ensuivit conduisit à des
rancoeurs, surtout chez les Bulgares, et à des partages de
populations lourds de conséquences.
Un nouveau conflit faillit éclater en septembre 1913 entre
l'Autriche-Hongrie et la Serbie, car celle-ci refusait de quitter
le territoire albanais. La Serbie ne céda que sous la pression
des grandes puissances, qui s'entendirent pour délimiter
les frontières définitives du pays et pour attribuer
à celui-ci un souverain, un prince allemand, bien sûr.
C'était encore une fois une victoire de l'Autriche, puisque
l'Albanie bloquait l'accès de la Serbie et de la Russie à
l'Adriatique. C'était une moins grande victoire pour les
Albanais, dont 400 000 de leurs compatriotes avaient été
incorporés à la Serbie...
L'histoire des nations slaves des Balkans luttant pour leur indépendance
et leur unité est une éclatante illustration de la
validité des thèses qu'avait développées
l'anarchiste russe Michel Bakounine, entre 1870 et 1875.
1. Il n'y a pas de salut pour les Slaves dans l'Etat, parce que
leur apparition sur la scène de l'histoire politique contemporaine
– au XIXe siècle – se fait alors que toutes les
cartes sont déjà données. Il leur faudra trouver
un mode d'intervention différent, ou être de nouveau
dominés. Et s'ils s'obstinent à vouloir imiter le
mode d'intervention dominant à l'époque, c'est-à-dire
le modèle allemand, tant pis pour eux. « Au diable
donc tous les Slaves et leur avenir militaire, si après plusieurs
siècles d'esclavage, de martyre, de bâillon, ils devaient
apporter à l'humanité de nouvelles chaînes !
» (Oeuvres, Champ libre, IV, 234.)
Bakounine pense que le moment historique des Slaves se situe dans
l'avenir et que leur incapacité à former un Etat,
qui a été un handicap dans le passé, caractérisera
la forme particulière de leur intervention lorsque leur heure
sera venue. « Ce qui, dans le passé, faisait leur faiblesse,
à savoir leur incapacité à créer un
Etat, fait aujourd'hui leur force, constitue leur droit à
l'avenir et donne un sens à tous leurs mouvements nationaux
actuels. » (IV, 237.)
« Dans quelles conditions cette renaissance doit-elle s'accomplir?
En suivant l'ancienne voie de l'hégémonie de l'Etat
ou la voie de la libération effective de tous les peuples,
du moins de tous les peuples européens, et du prolétariat
tout entier, de qu»lque joug que ce soit et tout d'abord du
joug étatique ?
« Les Slaves doivent-ils et peuvent-ils s'affranchir de la
domination étrangère et surtout de la domination germanique,
pour eux la plus haïssable, en recourant à leur tour
à la méthode allemande de conquête, de rapine
et de contrainte pour obliger l»s masses populaires slaves
subjuguées à être ce qu'elles exècrent,
auparavant de fidèles sujets allemands, et désormais
de bons sujets slaves, ou seulement en s'insurgeant solidairement
avec tout le prolétariat européen, au moyen de la
révolution sociale ?
« Tout l'avenir des Slaves dépend du choix qu'ils
feront entre ces deux solutions. » (Oeuvres, éd. Champ
libre, IV, 234.)
2. La voie choisie par ce que Bakounine appelle les « étatistes
slaves » a conduit les « masses populaires slaves à
être ce qu'elles exècrent, (...) de bons sujets slaves
» : « Mais, répondront les étatistes slaves,
nous ne voulons pas d'un grand et unique Etat, nous demandons, au
contraire, la formation de plusieurs Etats purement slaves d'importance
moyenne, comme garantie nécessaire de l'indépendance
des peuples slaves », dit Bakounine, qui commente : «
cette opinion est contraire à la logique et aux enseignements
de l'histoire, voire à la force des choses ; aucun Etat moyen
ne peut aujourd'hui avoir d'existence indépendante. Cela
veut dire qu'il n'y aura pas d'Etats slaves... »
Les Etats slaves pourraient s'associer, objectera-t-on, pour se
défendre. Bakounine répond : « Il ne faut jamais
compter sur l'action concertée de plusieurs Etats séparés,
uniquement liés par des intérêts, parce qu'une
réunion d'organisations et de forces disparates, fussent-elles
égales ou même supérieures en nombre à
celles de l'adversaire, »ont quand même plus faibles
que ces dernières, car celles-ci sont homogènes et
leur mécanisme obéit à une seule pensée,
à une seule volonté. » (IV, 235.)
3. La voie choisie par les « étatistes slaves »
est, enfin, une illusion parce que l'évolution naturelle
des sociétés modernes est telle que « les petites
et moyennes puissances sont condamnées à être,
au début, nécessairement asservies et, à bref
délai, englouties »... (IV, 285.)
Prenant précisément l'exemple de la Serbie de son
temps, Bakounine constate que la principauté n'a aucune indépendance
: elle est dirigée par une aristocratie bureaucratique qui
a été formée « aux frais de l'Etat, à
Odessa, à Moscou, à Pétersbourg, à Vienne,
en Allemagne, en Suisse, à Paris ». De retour au pays,
ces jeunes gens n'ont d'autre solution que de « s'intégrer
dans l'unique aristocratie du pays et faire partie de la classe
bureaucratique ». « Alors, ceux d'entre eux qui, plus
adroits ou plus rusés, réussissent à acquérir,
dans le microscopique gouvernement de la microscopique principauté,
une certaine influence, se mettent aussitôt à se vendre
à tout venant : dans le pays, au prince régna»t
ou à un quelconque prétendant au trône (...)
; ou encore, et parfois en même temps, aux gouvernements des
grandes puissances protectrices : la Russie, l'Autriche, la Turquie
et maintenant l'Allemagne.. (...) On peut imaginer combien la vie
du peuple est libre et aisée dans cet Etat... » (IV,
243.)
Les guerres balkaniques, qui n'ont été qu'un prélude
à la grande boucherie de 1914-1918 – un peu comme la
guerre civile d'Espagne en 1936-39 – ont certes abouti au
recul de la domination ottomane en Europe, mais, dans un deuxième
temps, elles ont dégénéré en une véritable
guerre civile qui a exacerbé les rivalités entre peuples
voisins, et qui n'a été possible que parce que l'une
et l'autre nation se savait soutenue par l'une des grandes puissances
du moment. Pire, les germes de rivalités futures ont été
semés, dont nous constatons les effets aujourd'hui. Pas plus
hier qu'aujourd'hui, les peuples balkaniques ne sont maîtres
de leur destin : hier les décisions étaient prises
à Vienne, Saint-Pétersbourg, Londres et Paris, aujourd'hui
c'est Berlin, Washington, Paris et Moscou.
La Première guerre mondiale
La France et l'Allemagne se trouvaient dans une situation d'antagonisme
extrême qui avait déjà failli déboucher
sur une guerre en 1911. L'Autriche-Hongrie voyait avec inquiétude
les visées de la Russie sur les Balkans et Constantinople,
et redoutait la propagande menée depuis la Serbie vers ses
propres populations slaves.
L'expulsion des Turcs des Balkans avait libéré, en
même temps que les peuples de la région, leurs antagonismes
réciproques, ou du moins les antagonismes de leurs «
élites » respectives.
Les deux ensembles d'alliance : France-Russie et Allemagne-Autriche-Hongrie,
englobaient à des degrés divers les Etats balkaniques
aux visées antagoniques. Les conflits internes aux Etats
des Balkans se trouvaient donc démultipliés par l'intégration
de chacun de ces Etats aux deux grands systèmes d'alliance
: la Serbie et le Monténégro étaient soutenus
par la Russie, elle-même alliée à la France
depuis 1892, à la Grande-Bretagne depuis 1906 tandis que
la France et la Grande-Bretagne avaient formé l'Entente cordiale
en 1905. La Serbie pensait donc que ces puissances la soutiendraient
en cas de conflit avec l'Autriche-Hongrie.
Après ses échecs lors de la deuxième guerre
balkanique, et la signature de la paix de Bucarest, en août
1913, la Bulgarie avait obtenu l'appui de l'Autriche-Hongrie pour
contrer l'expansionnisme serbe et russe. L'empire des Habsbourg,
le Reich allemand et l'Italie avaient formé une alliance,
la Triplice, qui devait jouer le même rôle avec la Bulgarie
que l'Entente cordiale avec la Serbie. Les rapports austro-serbes
se dégradèrent rapidement. La propagande anti-autrichienne
se développait dans la presse serbe, ainsi qu'en Bosnie-Herzégovine
annexée par l'Autriche. Les sociétés secrètes
s'activaient, notamment la Main noire, dirigée par un colonel
membre de l'état-major royal serbe et responsable des services
secrets.
En juin 1914 des manoeuvres de l'armée austro-hongroise
devaient avoir lieu en Bosnie-Herzégovine, avec la présence
du prince héritier. Des étudiants bosniaques, à
l'initiative de la Main noire, organisent un attentat avec des armes
provenant des arsenaux serbes. Le prince héritier, l'archiduc
François-Ferdinand, et sa femme, sont tués à
Sarajevo. L'archiduc penchait pour une politique favorable aux Slaves
de l'empire des Habsbourg, afin de les détacher de l'influence
serbe et russe. Si les Slaves des Balkans avaient été
tentés de tourner les yeux vers l'Autriche-Hongrie, les projets
d'extension de l'influence russe vers l'Adriatique, c'est-à-dire
vers la Méditerranée, auraient été compromis.
On connaît les événements qui suivirent : l'Autriche-Hongrie
envoya un ultimatum à la Serbie, cette dernière refusa
le point qui exigeait la présence de policiers autrichiens
lors de l'enquête en Serbie.
Un conflit qui aurait pu ne rester que local, ou qui aurait pu
se régler par une médiation, fut transformé
par un jeu d'alliances en cascades en un conflit mondial.
Entre les deux guerres
Les dirigeants de l'Entente, au début de la guerre, ne tenaient
pas à modifier fondamentalement le tracé des frontières
en Europe centrale, car ils considéraient que la présence
de l'Empire austro-hongrois était un élément
de stabilité. Ils envisageaient tout au plus de permettre
à la Serbie d'avoir un accès à la mer.
Les intentions de l'Entente se modifièrent avec l'évolution
du conflit. Un traité conclu en 1915 concède à
l'Italie le Trentin et le Tyrol du Sud (peuplé d'Allemands),
Trieste, l'Historié (peuplée de Slovènes),
une partie de la côte dalmate (peuplée de Croates et
de Serbes) avec certaines îles, ainsi qu'une zone d'influence
en Albanie. La guerre, dont l'un des prétextes avait été
le soutien aux nationalités opprimées d'Autriche-Hongrie,
tourne peu à peu au dépeçage de celle-ci au
détriment desdites nationalités. D'intenses manoeuvres
se développent en faveur du démantèlement de
l'Empire des Habsbourg, dans tous les cercles des capitales européennes
où se retrouvent les élites influentes des Etats en
guerre et les comités des exilés des pays d'Europe
centrale.
Lorsque les Etats-Unis entrent en guerre, un nouveau partenaire
est introduit dans le jeu complexe des prévisions de partage,
qui recommande notamment la reconstitution d'un Etat serbe ayant
un accès à la mer.
Les traités entre les vainqueurs et les vaincus ne furent
en aucun cas le résultat de négociations mais furent
imposés. Cette situation allait être lourde de conséquences
pour l'avenir. La Bulgarie, par exemple, perd les quelques acquis
territoriaux des guerres des Balkans, elle cède à
la Serbie les territoires macédoniens qu'elle détenait,
mais, surtout, elle perd son accès à la mer, qui est
remis à la Grèce. Or, les territoires cédés
sont tous peuplés à majorité de Bulgares.
Les vaincus. – la Bulgarie
La défaite des Puissances centrales conduisit à de
profondes modifications dans les Balkans, d'autant que le déclenchement
de la révolution russe allait profondément marquer
cet après-guerre.
Les territoires serbes occupés par la Bulgarie depuis 1915
sont libérés en septembre 1918. L'annonce du repli
de l'armée bulgare provoque dans les rangs de celle-ci des
mutineries qui s'étendent. La ville de Radomir est prise
par les mutins. Le gouvernement bulgare demande à l'armée
d'Orient un armistice en même temps qu'il tente de négocier
avec les mutins. L'un des deux émissaires du gouvernement,
Daskalov, sensible aux idées de la révolution d'Octobre,
rejoignit la mutinerie, prit la tête de la « République
de Radomir » et marcha sur la capitale, entreprise qui fut
stoppée quelques jours plus tard.
L'armistice, signé le 28 septembre, prévoyait le
retour aux frontières de 1913 ; mais les privations endurées
par la population encouragèrent l'activité révolutionnaire.
Le Parti socialiste bulgare rallia le bolchevisme, se transforma
en Parti communiste bulgare fin mai 1919 et adhéra à
la IIIe Internationale. C'est également en 1919, les 15-17
juin, que le congrès de Sofia constitua la Fédération
anarchiste communiste de Bulgarie, sous la présidence de
Guerdjikov. Un régime autoritaire est installé dans
le pays, dirigé par les agrariens. Une réforme agraire
avait été mise en place en 1922, abolissant les dettes
des paysans, qui représentent 75 % de la population du pays,
et limitant la propriété de la terre à trente
hectares. En même temps, les paysans sont mobilisés
par un service du travail obligatoire pour la réalisation
de grands travaux.
Le rapprochement avec la Russie soviétique en 1922, et un
accord passé en 1923 avec la Yougoslavie contre l'ORIM et
les indépendantistes macédoniens, qualifié
de trahison par les nationalistes, pousse les partis bourgeois à
se rassembler contre les agrariens. Les milieux nationalistes n'avaient
aucun mal à mobiliser chez les 300 000 réfugiés
macédoniens opposés à tout compromis avec la
Serbie. Le gouvernement ne put se maintenir au pouvoir aux élections
du printemps 1923 que grâce à des élections
truquées, auxquelles répondit un coup d'Etat, les
8-9 juin, qui aboutit au renversement du gouvernement et au meurtre
du président du conseil, Stambolijski, dans des circonstances
d'une extrême barbarie.
Les communistes, qui avaient à l'occasion soutenu les agrariens,
ne bougent pas, puis décident une insurrection, dont l'idée
est soutenue par les agrariens. Le gouvernement est mis au courant,
fait arrêter des milliers de militants. Une grève générale
de protestation n'eut qu'un succès relatif : la Terreur blanche
qui s'ensuivit fut très dure et le parti communiste interdit.
Les excès de la Terreur blanche incitèrent le roi
à confier le gouvernement à un Macédonien,
André Liaptchev, qui céda la place aux élections
de 1931 lors de la victoire des agrariens et des modérés
du Parti démocrate. Mais la montée du nazisme en Allemagne
avait fait des émules ; ceux-ci s'emparèrent du pouvoir
en 1934 et établirent une dictature militaire. Cependant,
ces ultra-nationalistes à l'intérieur amorçèrent
à l'extérieur une politique de rapprochement avec
la Yougoslavie et l'Union soviétique. Le roi Boris renvoya
les militaires et gouverna dès lors seul, en s'alignant de
plus en plus sur l'Allemagne devenue le principal interlocuteur
économique et commercial du pays en ces temps de crise.
Les vainqueurs. – la Serbie
La Serbie avait subi de considérables pertes humaines et
matérielles. Après quelques succès, au début
de la guerre, les Serbes furent mis en difficulté lorsque
la Bulgarie se rangea du côté des Puissances centrales
en octobre 1915 et occupa la Macédoine. L'armée serbe
se réfugia pour le reste de la guerre en Albanie, puis à
Corfou. Avec l'évolution du conflit, le retrait bulgare fut
accompagné de l'occupation serbe de la Croatie, de la Slavonie
et de la Voïvodine, avec la bénédiction du haut
commandement allié. La réunion des Slaves du Sud autour
de la Serbie était réalisée, et incluait même
le Monténégro, à la suite d'un vote favorable
à son Assemblée nationale. Ainsi naquit le 1er décembre
1918 le royaume des Serbes, Croates et Slovènes, qui devint
en 1931 la Yougoslavie.
Mais cette unification reposait sur une ambiguïté :
les Croates et les Slovènes envisageaient les choses sous
la forme d'une union sur des bases égalitaires, tandis que
les Serbes entendaient réaliser un Etat unitaire centralisé.
Le nouvel Etat réunit 6 millions de Serbes orthodoxes, 4
millions de Croates et 1,5 million de Slovènes catholiques,
et 2 millions de personnes appartenant à des minorités
diverses : Allemands, Hongrois, Albanais, Tziganes, Juifs...
Il s'agissait virtuellement d'une annexion, par la Serbie, des
autres régions de la Yougoslavie, annexion qui transparaît
dans les institutions de l'Etat, dans lesquelles les Serbes jouent
le rôle dominant, aussi bien dans l'armée que dans
l'Etat. La loi électorale favorisait les trois partis serbes,
qui gagnèrent les élections de 1920 pour une Assemblée
constituante. La constitution qui fut ainsi votée, dite de
Vidovdan, était centralisatrice et autoritaire. Peu à
peu, les partis d'opposition sont interdits : le parti communiste
en 1921, le parti paysan croate en 1924 parce que son dirigeant
avait réclamé l'autodétermination pour le peuple
croate et avait déclaré en plein parlement que sous
la monarchie autrichienne les Croates n'avaient pas été
des esclaves et que les Serbes ne les avaient pas libérés.
D'une façon générale, les minorités
nationales étaient écartées des assemblées.
Les partis serbes et les autres partis du pays s'affrontent de plus
en plus au Parlement. Un député monténégrin
tue trois députés croates à coups de revolver
en plein Parlement, le 20 juin 1928. Un seuil est franchi. Le roi
dissout le Parlement et abolit la Constitution de 1921. Des commissions
nommées par le pouvoir remplacent les assemblées locales
élues. Ce qui restait de libertés élémentaires
est suspendu. Une nouvelle constitution, plus centralisatrice, est
promulguée en 1931. Les partis ne sont autorisés que
dans la mesure où leur fondement n'est pas national. Des
milliers de militants et de dirigeants de partis nationaux et du
parti communiste sont arrêtés. La conséquence,
prévisible, de ce durcissement, fut un durcissement de l'opposition
au nationalisme grand-serbe.
Un avocat croate en exil, Ante Pavelitch, fonde l'Oustacha, une
société secrète qui regroupe des nationalistes
croates. Toute démarche légaliste est découragée
: des représentants du Parti paysan demandent au roi de rétablir
les libertés et l'égalité entre les nationalités
de la Yougoslavie, en 1932. Les chefs du parti sont arrêtés.
La seule voie ouverte aux opposants est le terrorisme, qui aboutira
à l'assassinat, le 9 octobre 1934, du roi Alexandre et du
ministre français des Affaires étrangères.
Un cousin du roi assure la régence. Le nouveau Premier ministre,
Milan Stojadinovitch, fait des concessions, libère les dirigeants
du Parti paysan croate, reconnaît l'égalité
de la religion catholique par rapport à la religion orthodoxe,
ce qui rend furieux les orthodoxes serbes...
Le successeur de Stojadinovitch, Cvetkovitch, poursuit les concessions
en créant une banovine autonome de Croatie et fait entrer
Mtchek, le dirigeant du Parti paysan croate, dans le gouvernement
yougoslave comme vice-président du Conseil.
Ces concessions, trop tardives, étaient moins motivées
par souci d'égalité que par opportunité.
Les traités de 1919-1920 ont bouleversé les équilibres
économiques qui y préexistaient. La naissance de nouveaux
Etats a développé de nouveaux nationalismes, de nouvelles
frontières politiques, monétaires et douanières,
et par conséquent entravé les échanges commerciaux
aussi bien que les mouvements de population. L'inégal développement
des Etats a été confirmé, voire aggravé.
Seule la Tchécoslovaquie disposait d'une industrie comparable
à celle des pays de l'Europe occidentale, et, dans une bien
moindre mesure, la Hongrie. La structure de la propriété
foncière variait également de façon considérable
: 33 % des actifs dans l'agriculture tchèque en 1930, 51
% en Hongrie et 80 % en Albanie. Presque partout la très
grande propriété foncière avec une main-d'oeuvre
nombreuse coexiste avec de très petites exploitations à
peine viables, sauf en Bulgarie et en Serbie où dominent
la petite et la moyenne exploitation familiale. Les matières
premières et les ressources énergétiques sont
très diversement réparties. Les nombreuses nouvelles
frontières consécutives à la création
de petits Etats ont brisé des relations économiques
et commerciales qui jusqu'alors étaient complémentaires
: les régions productrices de minerai et d'énergie
sont séparées de celles qui les utilisaient. Les échanges
commerciaux entre ces régions se sont réduits sous
l'action des tarifs douaniers protectionnistes.
Les grandes puissances n'avaient dès lors aucun mal à
utiliser ces divisions pour leur propre compte et se garantir le
contrôle des matières premières. Il est difficile
de dire, dans ces conditions, qu'il y ait eu des Etats vainqueurs
et des Etats vaincus : les divisions politiques, les antagonismes
nationalistes et la parcellisation géographique des Balkans
ont conduit à une subordination générale de
ces pays aux intérêts de l'impérialisme ouest-européen.
La situation est-elle différente aujourd'hui ?
Notre intention n'étant pas de proposer un parcours exhaustif
de l'histoire des Balkans, nous nous arrêterons à la
veille de la Seconde Guerre mondiale. Les événements
postérieurs à la dernière guerre sont mieux
connus. Nous nous contenterons de mentionner un certain nombre de
sujets de « rancune historique » sans nous attacher
à l'ordre chronologique.
Aujourd'hui, environ un tiers des Serbes se trouvent en dehors
de la République serbe dont les frontières ont été
établies en 1946, et sont dispersés dans les autres
républiques. L'éclatement de la Fédération
yougoslave et la proclamation d'Etats indépendants a transformé
une situation, dont les Serbes estimaient qu'elle n'était
qu'administrative, en un véritable problème national
: ces nouveaux Etats contiennent donc maintenant des minorités
serbes qui se posent en minorités opprimées. En 1991
il y eut ainsi, en Slovénie et en Croatie, des combats entre
Slovènes et Serbes, entre Croates et Serbes, qui ont ravivé
les fantasmes historiques. Aussi, les Serbes évoquent-ils
constamment les massacres dont ils ont été les victimes
par les oustachis, les nazis croates, et rappellent-ils que la purification
ethnique a été d'abord menée par les Croates.
Les Croates d'aujourd'hui, au nom de la rancune historique, sont
évidemment systématiquement assimilés aux oustachis
d'hier, et le rôle joué par les Serbes dans la résistance
anti-nazie est-il mis en relief, pour justifier leur légitimité
historique. On oublie cependant de préciser que s'il y a
eu effectivement 60 000 Croates enrôlés chez les oustachis,
il y en avait déjà, en 1943, 100 000 qui avaient rejoint
les partisans (les résistants), alors qu'à la même
époque la France n'en comptait guère que 30 000, pour
une population incomparablement plus nombreuse...
Le Kosovo, cette « province autonome » de la Serbie,
est aujourd'hui peuplé d'Albanais, qui réclament leur
indépendance. En des temps fort reculés, le Kosovo
a été le « berceau historique de la nation serbe
», cette dernière ayant quelque peu migré, depuis
le XVe-XVIe siècle, pour fuir l'invasion ottomane. Les Serbes
ont quitté leur « berceau historique » et se
sont dirigés vers la vallée du Danube et les montagnes
de Bosnie. Ils se sont en particulier réfugiés en
Voïvodine, qui appartenait aux Hongrois. Aujourd'hui, les dirigeants
serbes semblent très soucieux de récupérer
leur « berceau » du Kosovo, mais, devenus légèrement
majoritaires en Voïvodine, qui a été, comme le
Kosovo, annexée par Milosevic, ils n'envisagent pas que les
Hongrois puissent eux aussi réclamer la région, au
nom de l'antériorité historique, berceau de la nation
hongroise ou pas.
L'idée du repeuplement serbe du Kosovo n'est pas récente,
puisque déjà, dans les années trente, une colonisation
serbe fut organisée, sans grand succès d'ailleurs,
par le gouvernement yougoslave d'alors, pour tenter de récupérer
la région. Les animosités entre les deux populations
avaient été entretenues par le souvenir des persécutions
que les Serbes avaient subies lors des guerres balkaniques (1912-1913).
Plus loin encore, l'émigration massive des Serbes, fuyant
l'oppression, à partir de la fin du XVIIe siècle,
reste encore dans les mémoires. Le Kosovo était occupé
depuis des siècles par des Albanais ; ceux-ci, devenus majoritaires
à la fin du XVIIIe siècle, ne représentaient
pourtant que 65 % de la population au début du siècle,
70 % en 1948, pour atteindre 90 % en 1993. Le sentiment de dépossession
des Serbes du Kosovo doit être un peu comparable à
celui des Kanaks qui se voyaient progressivement minorisés
par un afflux de population qui n'était pas originaire de
l'île, à cette différence près que c'est
la natalité elle-même des Kosovars qui augmentait leur
population.
De nombreux sites architecturaux témoignent de la présence
serbe au Kosovo : châteaux, monastères, etc. Lors de
l'occupation ottomane, les Albanais, convertis à l'islam,
dominaient, tandis que les Serbes n'avaient aucun droit. Ce fait
explique l'émigration progressive des Serbes du Kosovo vers
la Serbie. A partir du congrès de Berlin, en 1878, la Turquie
perd la Bosnie et la Bulgarie, il ne lui reste plus en Europe que
l'Albanie et le Kosovo. Des massacres de chrétiens ont lieu,
mais ces derniers le rendront bien à partir de 1912 quand
aura lieu la reconquête, et surtout après la Première
Guerre mondiale : le gouvernement serbe exercera de sanglantes représailles,
en particulier en emmurant les gens dans leurs maisons et en incendiant
celles-ci. Inversion de la situation : les Albanais n'ont plus aucun
droit.
A cette époque, précisément, l'Albanie elle-même,
qui jusqu'alors avait été un fidèle auxiliaire
de la Turquie, changeait, puisque était apparu un mouvement
indépendantiste qui avait abouti à des émeutes
anti-turques en 1909-1910. La guerre éclate en 1912, que
la coalition balkanique gagne. Les Serbes entrent dans le territoire
albanais, mais les Grandes puissances décident de reconnaître
l'indépendance de ce pays. La Serbie, qui avait des visées
territoriales sur l'Albanie, refusa de l'évacuer, ce qui
faillit provoquer une guerre avec l'Autriche-Hongrie. Les Serbes
ne cédèrent que devant la pression internationale,
qui, manifestement était alors plus efficace qu'aujourd'hui..
Cet Etat albanais avait l'avantage, pour les puissances d'Europe
de l'Ouest, de bloquer l'accès à la mer de la Serbie,
donc de la Russie. Mais 400 000 Albanais, c'est-à-dire la
moitié de la population du nouvel Etat, se trouvaient hors
des ses frontières, dont une bonne partie au Kosovo.
Lorsque les Italiens occuperont la région, les Albanais
reprendront de nouveau du poil de la bête et massacreront
les Serbes, lesquels, en 1944, se vengeront copieusement. La reconnaissance
du statut d'autonomie de la région par Tito visait donc manifestement
à briser ce cycle infernal des massacres et de vengeances,
ce qui n'empêchait pas les Kosovars de subir les bontés
assidues de la police secrète, l'UDBA. Mais, au moins, le
principe d'égalité prévalait, car c'était
le cas de toute la population yougoslave.
Les nationalistes serbes ne font pas faute de rappeler qu'ils formèrent
le premier Etat slave indépendant des Balkans, ce qui, à
leurs yeux, donne aux Serbes le droit historique d'être l'élément
central et initiateur du rassemblement des populations yougoslaves.
Les nationalistes croates répliquent que bien qu'ayant été
dépendants de l'empire autrichien, ils n'ont pas été
conquis par les Turcs, et ils ont un tantinet tendance à
se sentir supérieurs aux Serbes.
L'occupation turque a été très inégale.
Elle s'est faite surtout dans les plaines, dans les villes et sur
les voies de communications ; les montagnes étaient beaucoup
plus difficiles à contrôler. Le Monténégro,
par exemple, n'a jamais pu être conquis. Là où
ils s'implantèrent, les Turcs imposèrent ou suscitèrent
la conversion des populations à l'islam, comme en Bosnie
et dans le Sandjak de Novi Pazar. En vérité, les classes
dirigeantes de cette région ne se firent pas trop prier :
les féodaux chrétiens se rallièrent aux options
de l'occupant, conservèrent leurs domaines tandis que leurs
serfs pour la plupart restaient chrétiens orthodoxes : on
a là un des fondements de l'antagonisme qui est suscité
et exploité par les nationalistes. Elisée Reclus dit
des musulmans bosniaques, dans sa Géographie universelle,
que « ce sont les descendants des seigneurs qui se convertirent
à la fin du XVe siècle et surtout au commencement
du XVIe, afin de conserver leurs privilèges féodaux
» ; ces grands propriétaires, au contraire de ce qui
se passait dans d'autres parties de l'Empire ottoman, ne dépendaient
pas du calife et leurs terres n'étaient pas des propriétés
de l'Etat liées à des fonctions révocables,
administratives ou militaires ; les terres étaient restées
la propriété héréditaire des anciens
propriétaires chrétiens convertis. Plus tard, ces
grands propriétaires se sont urbanisés, laissant le
soin de cultiver la terre à leurs serfs. Ils furent ainsi
les plus solides défenseurs de la tradition et des valeurs
de l'occupant ottoman. A plusieurs reprises, au XIXe siècle,
en prétextant de l'islam, ils s'opposèrent les armes
à la main aux réformes que tentait de mettre en place
le gouvernement turc, pourtant pas friand de bouleversements : «
les Bosniaques mahométans, dit encore Reclus, forment l'élément
le plus rétrograde de la vieille Turquie, et maintes fois,
notamment en 1851, ils se sont révoltés pour maintenir
dans toute sa violence leur ancienne tyrannie féodale »....
En Bosnie-Herzégovine, les musulmans sont surtout concentrés
dans les villes car ce sont essentiellement des fonctionnaires et
des militaires ottomans, des commerçants, et parce que les
grands propriétaires se sont urbanisés..
Dans certains cas, comme au Kosovo ou en Macédoine, les
populations slaves – Serbes ou Bulgares – furent expulsées
et remplacées par des musulmans Albanais, notamment, qui
étaient des alliés et des auxiliaires des Ottomans.
Lorsque les Serbes reconquirent en 1912 ces régions, les
populations musulmanes d'origine slave ou albanaise y étaient
implantées depuis fort longtemps.
On peut s'étonner de la présence de nombreux Serbes
en Croatie. Elle s'explique par le rôle qu'ils ont joué
dans les marches qui séparent l'Empire austro-hongrois de
l'Empire ottoman. Les frontières entre les deux empires se
stabilisent vers la fin du XVIIe siècle sur des hauteurs.
Les Turcs installèrent de leur côté des moudjahidin,
paysans-soldats, qui s'étaient repliés à la
suite de la reconquête hongroise : leurs descendants aujourd'hui
sont les musulmans des enclaves de Bihac et de Cazin. Les Autrichiens,
de leur côté, mettent en place des villages fortifiés,
tenus eux aussi par des paysans-soldats, pour la plupart Serbes
venus de Bosnie ou de plus loin pour fuir les exactions des grands
propriétaires fonciers musulmans. Ces paysans-soldats dépendaient
directement des autorités autrichiennes, et non des Croates.
On comprend dès lors que ces populations soient nourries
de leurs traditions militaires, d'indépendance par rapport
au pouvoir local et de leur supériorité consécutive
au rôle primordial qu'elles jouaient dans la défense
de la région.
La guerre de 1914-1918 est une des sources de rancune historique
: les Croates faisaient partie d'un territoire de l'Empire austro-hongrois
et s'étaient trouvés opposés aux Serbes, alliés
de la France et de l'Angleterre. En 1918, la Croatie était
du côté des vaincus tandis que la Serbie était
du côté des vainqueurs.
En 1939, encore, la Croatie se trouva du mauvais côté.
Les découpages administratifs consécutifs à
la création du royaume des Serbes, Croates et Slovènes,
en 1918, devenu ensuite royaume de Yougoslavie en 1929, n'avaient
pas satisfait les Croates. Le Parti paysan Croate, et surtout le
mouvement d'extrême droite oustachie, réclamaient l'indépendance.
En 1939, l'autonomie croate fut obtenue avec la constitution d'une
grande banovine (province) comprenant des territoires supplémentaires
peuplés par des Serbes et des musulmans. En 1941, l'Etat
indépendant de Croatie dirigé par les oustachis annexe
toute la Bosnie-Herzégovine, avec la bénédiction
de Hitler (mais il concède la Dalmatie à l'Italie).
Les Croates ne constituaient qu'une petite majorité de l'Etat
indépendant de Croatie, 50,78 %, tandis que 30,5 % de la
population était serbe, 11,8 musulmane (précisons
que le concept de « Musulman », en tant que nationalité,
n'existait pas encore : il fut créé par Tito en 1974...).
Ce sont des statistiques croates datant de 1941, qui avaient intérêt
à minimiser le nombre des Serbes.
Ante Pavelic, le dirigeant des oustachis, se voit conseillé
par Hitler de régler le problème des Serbes. L'extrême-droite
croate disposait de tout un arsenal idéologique, élaboré
notamment par Ante Starcevic, opposé à tout rapprochement
avec les Serbes. Selon Starcevic, les Musulmans de Bosnie sont tout
à fait croates : « Ils sont de la race Croate, ils
sont la plus ancienne et la plus pure noblesse qu'ait l'Europe.
» Ainsi, des musulmans de Bosnie firent partie d'une division
SS, la division Handschar, qui se livra à des massacres de
Serbes en Bosnie-Herzégovine. Le grand mufti de Jérusalem
appela les musulmans à soutenir l'Allemagne. Les musulmans
étaient également en grand nombre dans la Légion
noire des oustachis. (Cf. Yves-Marc Ajchenbaum : « Il y a
cinquante ans, une division SS islamiste en Bosnie », Le Monde,
14-15 nov. 1993.)
Des mesures de conversion forcée des Serbes sont prises,
ainsi qu'une réglementation des mariages « pour la
protection du sang aryen et de l'honneur du peuple croate »
; les dénonciations pour « sabotage » conduisent
à l'exécution des Serbes et des Juifs accusés
et à l'appropriation de leurs biens par le dénonciateur
; les Juifs sont obligés de porter l'étoile jaune
et les Serbes une bande bleue avec la lettre « P » pour
pravoslavni, c'est-à-dire « orthodoxe ». Ces
mesures n'étaient que les prémisses des massacres
en masse qui allaient commencer en avril 1941, à propos desquels
l'envoyé militaire du Reich, le général von
Horstenau, dira que « les Oustachis sont devenus totalement
fous ». 80 000 personnes, principalement des Serbes, seront
ainsi massacrées. Ces massacres allaient être suivis
de mesures plus systématiques, les camps de concentration,
mis en place pendant l'été 1941, et dans lesquels
700 000 personnes seront tuées, dont 600 000 Serbes, et 35
000 Juifs. L'évaluation des victimes tziganes est difficile
à faire : 25 000 furent exécutés dans le camp
d'Ustice, 40 000 dans celui de Jadovno. En tout peut-être
environ 200 000.
L'Eglise catholique collabora activement avec les autorités
oustachies, y compris dans les massacres, comme ce fut le cas des
franciscains de Bosnie, qui ne s'en cachaient même pas. Un
million de conversions de Serbes au catholicisme était planifié,
et le frère franciscain qui dirigeait cette entreprise de
sauvetage des âmes orthodoxes a pu déclarer : «
Aujourd'hui, il n'y a pas de péché à tuer même
un petit enfant de sept ans qui fait obstacle à notre mouvement
oustachi (...) Oubliez que je porte des habits sacerdotaux ; sachez
que je peux, lorsque c'est nécessaire, prendre une mitraillette
et exterminer, jusqu'au berceau, tout ce qui s'oppose à l'Etat
et aux autorités croates. »
Une précision mérite d'être faite, car elle
révèle une optique qui peut nous sembler totalement
irréelle : ce même brave franciscain qui veut massacrer
un enfant de sept ans s'il s'oppose au destin grandiose de la Croatie,
déclare que « ce pays est croate et ceux qui ne voudront
pas se convertir, nous savons où nous les enverrons »...,
ce qui suggère qu'il suffit qu'un Serbe abandonne la religion
orthodoxe et adopte la religion catholique pour qu'il devienne croate
! (Et, accessoirement, qu'il abandonne l'alphabet cyrillique, peut-on
supposer.) Dans la même veine, un ministre croate avait exposé
son programme de la manière suivante : un tiers d'exterminés,
un tiers de convertis, un tiers d'expulsés. En somme rien
ne distingue un Serbe d'un Croate sinon la religion dont il se réclame.
Il est vrai que les cadres sociaux serbes et le juifs étaient
exclus du bénéfice de la conversion forcée.
La résistance au nazisme, après la guerre, a été
quelque peu récupérée par les Serbes. Aujourd'hui,
dans le discours nationaliste serbe transparaissent nettement encore
les clivages de la dernière guerre : les Croates sont des
« oustachis », et les crimes de guerre de ces derniers
sont abondamment rappelés, avec d'autant plus de conviction
que les dirigeants croates, Tudjman en tête, reprennent les
thèses nationalistes et antisémites des oustachis.
Milosevic, en Serbie, n'a donc aucun mal à rappeler le souvenir
de cette période sombre de l'histoire de la Yougoslavie.
La surenchère devient un instrument de conquête ou
de conservation du pouvoir, chacun voulant se montrer plus patriote
que l'autre afin de montrer qu'il est le plus apte à exercer
le pouvoir.
Le manichéisme avec lequel les Croates – assimilés
en bloc à des collaborateurs au nazisme – sont présentés
par la propagande serbe est parfaitement remis en perspective par
les chiffres de la répartition des 300 000 combattants de
l'armée yougoslave en 1943 (c'est-à-dire avant les
ralliements de la dernière heure) : il y avait deux divisions
serbes, une monténégrine, sept bosniaques, onze croates,
cinq slovènes. Il est vrai que dans les divisions croates
et bosniaques, le taux de Serbes était nettement supérieur
à leur pourcentage dans la population de ces républiques
; toutefois, à la lumière de ces chiffres, il est
faux de dire que la participation croate ait été faible.
Les historiens serbes qui révisent quelque peu l'histoire
de leur pays ont tendance à oublier que les crimes des oustachis
croates avaient leur pendant en Serbie même. Si l'antisémitisme
croate était une réalité, celui qui existait
en Serbie le valait bien. L'extermination des Juifs, pendant l'occupation
nazie, s'est faite avec une forte participation serbe, notamment
de l'extrême droite qui disposait d'un Corps des volontaires
chargé de traquer Juifs et Tziganes et de les exécuter.
L'Eglise orthodoxe serbe légitima ces massacres. Un «
Appel à la nation serbe », qui prônait la loyauté
envers les nazis, fut signé en tout premier par trois évêques
orthodoxes... La conversion des Juifs fut même interdite par
l'Eglise : c'était là bien souvent le dernier moyen
pour les Juifs de sauver leur vie. Belgrade fut la première
capitale européenne à être déclarée
judenrein, c'est-à-dire « nettoyée des juifs
»...
Les nationalistes serbes d'aujourd'hui utilisent abondamment l'héritage
négatif de la période communiste de leur histoire.
Slobodan Milosevic est, rappelons-le, l'ancien premier secrétaire
de la Ligue des communistes yougoslaves et, tout d'abord, il combat
l'héritage du titisme au nom de la perestroïka. Mais
insensiblement il dérivera vers le nationalisme. Différentes
explications ont été proposées à cette
dérive, nous en retiendrons deux : la situation économique
dramatique de la Serbie, moins développée que la Slovénie
et la Croatie, et la nécessité de faire face à
la surenchère pour se maintenir au pouvoir. Il opère
ainsi un renversement total de la vapeur en reprenant à son
compte tout l'argumentaire des opposants à la Ligue des communistes.
La crise économique pousse les Slovènes et les Croates
à se séparer de la fédération, au motif
qu'ils ne veulent plus contribuer, par la péréquation
fiscale, au maintien à flot de la Serbie. Un peu comme la
Ligue lombarde du Nord de l'Italie qui ne veut plus « payer
pour le Sud ». Fortement encouragée par la presse allemande
et autrichienne, l'idée de se rattacher à l'Europe,
ment à l'Europe germanique, fait son chemin. Mais cela implique
de se détacher de la Serbie, qui domine politiquement dans
la fédération.
Les anciens communistes risquent d'être débordés
par les réactions nationalistes que cette évolution
provoque inévitablement, aussi reprennent-ils à leur
compte les arguments de leurs adversaires. Tito est ainsi accusé
d'être un Croate qui a délibérément démantelé
la Serbie et qui l'a empêchée de récupérer
son berceau historique, notamment en créant deux provinces
autonomes, le Kosovo et la Voïvodine. La « réunification
» de la Serbie devient un objectif prioritaire. On annexe
le Kosovo, peuplé majoritairement d'Albanais, en prétextant
que les Serbes de Voïvodine, qui, eux, constituent une petite
majorité de la population, ont accepté de renoncer
à leur autonomie. Des manifestations nationalistes sont organisées
dans les villes des autres républiques où se trouvent
des Serbes, ce qui, par réaction, exacerbe les nationalismes
opposés.
On orchestre le souvenir des massacres de la dernière guerre
: les Croates rappellent les atrocités des tchetniks serbes,
les Serbes celles des oustachis croates, souvenirs que le régime
de Tito avait quelque peu étouffés dans un souci de
cohésion nationale. Ces faits avaient même été
assez efficacement occultés pour que leur révélation
soit un choc pour beaucoup, surtout parmi les plus jeunes. Un tel
choc explique peut-être en partie les violences auxquelles
se sont livrés les protagonistes de la tragédie yougoslave
d'aujourd'hui, qui présente beaucoup de caractéristiques
d'une peur préventive et généralisée
contre un voisin à côté duquel on a longtemps
vécu, mais dont on pense qu'il pourrait à l'occasion
devenir hostile, phénomène auquel on peut aussi ajouter
celui de la vengeance rétrospective.
Conclusion
Il me paraît indispensable, pour conclure, de préciser
que ces réflexions sur la « rancune historique »
n'ont pas pour but de justifier les antagonismes entre nationalités
de l'ex-Yougoslavie mais de rappeler sommairement l'histoire de
cette partie de l'Europe en ce qu'elle peut déterminer certains
comportements d'aujourd'hui. Il ne s'agit en aucun cas de suggérer
que les populations sont dans leur totalité mues par un sentiment
de rancune réciproque. Ce sont les mouvements nationalistes
qui utilisent l'histoire pour manipuler le présent et, dans
le conflit yougoslave, la manipulation a été extrêmement
poussée. Mon objectif est plutôt de montrer que ces
« rancunes » sont absurdes, dépassées.
Bien des « Serbes », « Croates » ou «
Musulmans » d'aujourd'hui ne sont tels que parce que eux-mêmes,
ou leurs parents, ont un jour rempli un formulaire – souvent
en hésitant sur la réponse à donner –
qui leur demandait de déclarer quelle était leur appartenance.
Là se trouve bien résumée l'absurdité
du conflit dans lequel l'écrasante majorité de la
population n'a jamais demandé à s'engager.
« “Peut-être un jour, une nouvelle constitution
yougoslave commencera-t-elle par les mots suivants : Toutes les
mémoires sont égales dans notre pays.» Ce principe
de base concernerait le partage des Histoires nationales en bonnes
et en moins bonnes. Il »'y a plus aujourd'hui de pays commun,
et une guerre brutale et sale a commencé pour la suprématie
des mémoires. » (Bogdan Bogdanovic, ancien maire de
Belgrade, cf. « Les intellectuels et la guerre », Les
Temps modernes, été 1994.)
II. – LA RANCUNE HISTORIQUE.
L'occupation turque.
État et nation.
1848 en Europe centrale.
La pénétration du bakouninisme dans les Balkans.
Les Balkans, un enjeu international
Une poudrière.
La Première guerre mondiale.
Entre les deux guerres. 14
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