"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Ex-Yougoslavie Ordre mondial et fascisme local
Chapitre 2
René Berthier
(1996) Éditions Monde libertaire-Atelier de création libertaire-Reflex

Origine : échange mails

II. – LA RANCUNE HISTORIQUE

On a tous eu un vieil oncle qui haïssait les Anglais à cause de ce qu'ils ont fait à Jeanne d'Arc. Cette sorte de rancune historique est totalement irrationnelle ; il est impossible de la raisonner. Entre les différentes nations des Balkans, des représentations collectives ont, depuis des siècles, imprégné les populations qui ont accumulé de telles rancunes, exploitées et amplifiées sans scrupule par les dirigeants nationalistes.

L'occupation turque

A partir du XIVe siècle, les Balkans tombent progressivement sous la domination des Turcs. Cette domination s'exerce, selon les circonstances, de différentes manières. Certains pays conservent une relative autonomie, comme les Albanais, d'autres, comme les Serbes, subissent un régime de soumission très stricte. On a déjà là un sujet de rancune historique.

Des garnisons cantonnent dans les villes, les points stratégiques, notamment les carrefours de circulation. La soumission des zones contrôlées se manifeste par le paiement d'un tribut, variable également selon les circonstances.

Des colons turcs sont implantés, mais ils resteront toujours très minoritaires par rapport à la population chrétienne. Il est à noter que les Turcs ne cherchent pas à imposer leur religion à leurs sujets chrétiens, sauf cas très exceptionnels. Les Musulmans de Bosnie, on le verra, ne sont pas des Turcs mais des Slaves islamisés, et ils ne le furent pas de force. Autre sujet de rancune historique.

Les Albanais se soumirent de bonne grâce, si on peut dire, après une courte période de résistance jusqu'en 1468, et devinrent ensuite de loyaux sujets de l'Empire ottoman. La grande majorité de la population se convertit à l'Islam. Les inconditionnels émigrèrent en Calabre et en Sicile.

A partir du XVIe siècle, l'Albanie est une terre musulmane, intégrée à l'Empire ottoman, auquel elle fournit soldats, officiers et fonctionnaires.

Le sort des Serbes fut quelque peu différent. Ceux qui vivaient dans les régions montagneuses du Monténégro purent conserver leur indépendance et constituèrent un réduit chrétien, organisé politiquement comme une sorte de confédération de tribus dirigées par un chef, le Vladika. Les Serbes attaquaient à l'occasion des Turcs, en s'alliant soit avec les Autrichiens, soit avec Venise.

Les Serbes de Bosnie, dont beaucoup étaient adeptes de l'hérésie bogomile, se convertirent pour une bonne part à l'Islam, ce qui leur assura une relative tranquillité. Les Musulmans de Bosnie sont à l'origine les anciennes classes féodales terriennes qui se sont converties à l'Islam par opportunité politique. Plus tard, ces populations se sont urbanisées, ce qui explique qu'aujourd'hui les Musulmans sont une population essentiellement citadine. Les serfs, les paysans, sont restés orthodoxes quoique certains se soient aussi islamisés avec leurs maîtres. Ces populations-là sont restées rurales. Mais à l'origine, ce sont les mêmes populations, des Serbes... Les seules distinctions qui existaient entre elles étaient des oppositions de classe et de statut social ; dans une certaine mesure, on peut dire que l'antagonisme Serbes-Musulmans exprime aujourd'hui l'antagonisme entre la campagne et la ville.

Quant aux Serbes de Serbie, ils furent soumis à un régime extrêmement sévère d'occupation militaire ; les terres furent appropriées par le Sultan qui en fit des fiefs militaires attribués à des fonctionnaires turcs. Les paysans devinrent les tenanciers des propriétaires turcs. Les familles serbes furent tenues de fournir périodiquement des janissaires.

Une révolte conduite par l'Eglise, écrasée entre 1688 et 1690, provoqua la fuite de milliers de Serbes vers la Hongrie, dont le souverain accorda aux fuyards des terres. C'est l'origine du peuplement serbe du Sud de la Hongrie. Lorsque, plus tard, les Serbes de Hongrie commençèrent à avoir des visées séparatistes, ils furent considérés par les Hongrois comme peu reconnaissants de l'accueil qui leur avait été fait. Les Turcs supprimèrent l'autonomie de l'Eglise serbe et la rattachèrent à l'Eglise grecque, qui, comme ailleurs, était un agent soumis et efficace du pouvoir ottoman.

L'élément déterminant du destin des peuples balkaniques à cette époque est moins la langue que la religion. La coupure au sein de la chrétienté entre catholiques et orthodoxes traverse les populations des Balkans. Le lien trop intime de l'Eglise orthodoxe avec l'Empire byzantin a empêché les peuples slaves de développer des Etats indépendants et de faire face aux Turcs. A partir du XVIe siècle une nouvelle coupure traverse la chrétienté, celle de la Réforme. De profondes divisions au sein des différentes fractions de la chrétienté qui se combattaient – avec l'ensemble des déterminations économiques et politiques qui les accompagnent – ont paralysé toute possibilité de résistance à l'avance turque. Les différents phénomènes d'identification nationale qui commençaient à apparaître se sont faits sur la base de l'identité religieuse.

Le maintien de l'organisation sociale patriarcale a aussi été un facteur déterminant dans l'incapacité de ces sociétés à résister à l'invasion turque. Dans Etatisme et anarchie, Bakounine fait le commentaire suivant : « Par leur tempérament et leur nature, les Slaves ne sont en aucune manière un peuple politique, c'est-à-dire apte à former un Etat. C'est en vain que les Tchèques évoquent leur grand royaume de Moravie et les Serbes celui de Douchan. Ce ne sont là que »es épisodes éphémères ou de vieilles légendes. Ce qui est sûr, c'est que pas un peuple slave n'a de lui-même créé un Etat. » (Bakounine, Etatisme et Anarchie, Champ libre, IV, p. 231.) Il fait une description de cette « forme encore patriarcale, et par conséquent imparfaite » d'organisation, et conclut : « On conçoit qu'avec une organisation de ce genre les Slaves se trouvaient sans défense devant les incursions et les conquêtes des peuples guerriers, en particulier des Germains (...) En partie exterminés, les Slaves furent en majorité subjugués par les»Turcs, les Tatares, les Magyars et surtout par les Allemands. »

État et nation

A partir du XVIIIe siècle commence le processus de prise de conscience des peuples slaves qui prendra toute son ampleur le siècle suivant. Bakounine dira que le « XIXe siècle peut être appelé le siècle du réveil général du peuple slave » (IV, 233).

L'ensemble des peuples slaves d'Europe de l'Est sont soumis à des systèmes politiques qui leur sont imposés par l'étranger. Leur insertion dans ces structures n'a pas été également violente partout, cependant. Alors que ceux qui sont dominés par la Prusse et la Russie sont dans un état de domination totale, l'empire d'Autriche a établi un type de rapport original avec les différentes nations qui le composent, fondé sur l'état de droit.

L'influence des philosophes des Lumières, puis de la Révolution française n'a pas été négligeable dans la progressive naissance de la revendication nationale. La constitution polonaise de 1791, dans laquelle apparaissent pour la première fois en Europe centrale les principes de démocratie constitutionnelle – même limitée – déclarait que « dans la société tout provient de la volonté de la nation » ; mais la nation, c'est la szlachta, la noblesse polonaise, soit 10 % de la population qui bénéficie seule des droits individuels et de libertés politiques, tandis que le servage est maintenu. A la même époque, la noblesse française représentait à peine 1 % de la population.

N'empêche, l'idée que les peuples avaient le droit de choisir leur destin était interprétée en Europe centrale comme impliquant l'indépendance nationale ; elle arrivait en outre à un moment où les élites redécouvraient leur passé et, parfois, apprenaient non sans mal leurs propres langues nationales. Engels ne manquera pas de railler le fait que les membres du Congrès slave de 1848 à Praguois ne pouvaient pas communiquer dans une langue slave et étaient obligés de le faire en... allemand.

Les Slaves du Sud se trouvaient un peu à l'écart de ce processus, et parmi ceux-ci il faut distinguer ceux qui étaient sous la domination autrichienne et ceux qui étaient sous la domination turque. C'est par les conquêtes napoléoniennes que l'influence française pénétra dans le Nord de la future ex-Yougoslavie. En 1809, jusqu'en 1813, l'Historié, la Carriole et une grande partie de la Croatie devinrent territoires français, les provinces Illyriennes. Des réformes furent introduites : l'abolition du servage, l'abolition des privilèges et l'égalité civile. Le slovène devint la langue officielle.

Chez les Serbes, l'ouverture aux idées nouvelles se fit par l'intermédiaire des Serbes de Hongrie. D'une façon générale, l'éveil des Slaves de l'Empire ottoman se fit par l'intermédiaire de ceux de l'empire des Habsbourg. En 1804 les Serbes s'étaient soulevés sous la conduite de Georges Petrovic, avec succès au début, mais la Russie, sur laquelle ils comptaient pour les aider, les abandonna à leur sort. Une nouvelle insurrection éclata en 1815 sous la conduite d'un rival de Petrovic, Miloch Obrenovitch, qui finit par se faire reconnaître par le sultan comme gouverneur de la Serbie. En 1817 le sultan reconnut l'existence d'une principauté serbe autonome vassale du sultan.

La chute de l'empire napoléonien, après vingt années de guerres, fut suivie d'une période que les vainqueurs voulaient de « sagesse, de raison, de justice et de correction ». Les monarques allaient en somme combattre toutes les manifestations de libéralisme et d'indépendance des nationalités. L'Europe des États allait imposer sa loi à l'Europe des nations, y compris aux nations slaves du Sud sous domination ottomane, dans la mesure où le congrès de Vienne avait reconnu l'autorité du Sultan sur les territoires qu'il dominait.

Cependant, l'autonomie serbe fut considérée comme un acquis important par l'ensemble des peuples des Balkans, d'autant que l'Empire ottoman montrait d'évidents signes de faiblesse. Le sultan Sélim III avait dû abdiquer à la suite d'une révolte des janissaires, que son successeur avait fait massacrer pour conserver son autorité, se privant cependant d'une force militaire importante. Par ailleurs la Russie se posait, depuis le XVIIIe siècle, comme protecteur des orthodoxes des Balkans.

En 1821 éclata le soulèvement de la Grèce. La Russie prit position pour la Grèce, mais l'Angleterre, voyait d'un mauvais oeil l'extension de l'influence de la Russie et craignait qu'elle n'accède à la Méditerranée: elle préférait que les Turcs continuent de contrôler les Détroits, et tenta de trouver un compromis avec le sultan. L'indépendance de la Grèce fut proclamée en 1822.

Miloch Obrénovitch, qui avait reçu en 1820 le titre de prince des Serbes et Pachalik de Belgrade, n'était pas intervenu lors de la révolte grecque. Il acquit, en 1830, le titre de prince héréditaire d'une principauté autonome. Les Turcs conservaient le droit de tenir des garnisons dans des places fortes, sans pouvoir s'établir ailleurs. Deux ans plus tard, la Serbie acquit également l'indépendance pour son Eglise.

1848 en Europe centrale

La participation des Slaves du Sud aux révolutions de 1848-1849 en Europe centrale a provoqué des polémiques passionnées dans le mouvement révolutionnaire de l'époque, notamment entre Bakounine, d'une part, Marx-Engels, de l'autre.

Pour Marx et Engels, la germanisation des nations slaves était un fait progressif car elle leur apportait la « civilisation ». Par ailleurs, la principale préoccupation des fondateurs du « socialisme scientifique » était la réalisation de l'unité allemande. Tout ce qui entravait cette unité était qualifié de réactionnaire.

Lorsque Engels dresse le bilan de l'action des nations civilisées qui ont démoli les « petites nations rachitiques et impuissantes », qui ont brisé les « tendres nations fleurettes » pour créer de grands empires capables de participer au développement historique, il appelle Alexandre, César, Napoléon à la rescousse : s'ils avaient « témoigné de la même sensiblerie à laquelle le panslavisme fait maintenant appel au profit de ses clients déchus, que serait-il advenu de l'histoire ? » Engels affirme donc : « Il apparaît que ces “crimes» commis par les Allemands et les Magyars contre les Slaves en question sont parmi les actes les plus louables dont notre peuple et le peuple hongrois peuvent se glorifier dans l'histoire. » Engels va même jusqu'à reprocher aux Magyars de s'être montrés « trop accommodants et faibles à l'égard des Croates prétentieux... »

La prétention des Croates, dominés par les Magyars, consistait en effet à réclamer leur indépendance. Le 5 juin 1848, les députés croates, inquiets du tour que prenait la politique du gouvernement hongrois, proclamèrent l'indépendance de la Croatie ; le gouvernement hongrois refusa de reconnaître cette indépendance, aussi les Croates déclarèrent-ils la guerre à la Hongrie le 5 juin 1848. Cette dernière, selon les critères adoptés pour la circonstance par Marx et Engels, bénéficiait du statut de « nation historique » parce qu'elle participait, conjointement à la nation allemande, à la domination sur les Slaves. Les Slovaques de Hongrie, également, votèrent le 10 mai une motion réclamant l'autonomie pour les régions où ils vivaient. Le 13 mai les Serbes firent une démarche analogue. Le raidissement de l'attitude des Hongrois qui s'ensuivit contribua largement à jeter les Slaves de l'empire dans les bras de la réaction : plus tard lorsque les armées hongroises se trouvèrent en posture difficile face aux forces autrichiennes, elles eurent à faire face en même temps à des révoltes, notamment en Transylvanie, au Banat et en Voïvodine. Ce n'est que lorsque la situation fut désespérée que Kossuth, qui commandait les forces hongroises, fit voter une loi libérale pour tenter de rallier les nationalités allogènes, mais il était trop tard.

Un congrès slave s'était ouvert à Praguois, le 2 juin 1848 ; 340 invités s'y rencontrèrent, surtout des Tchèques et des Slovènes, une centaine de Polonais et des Slaves du Sud, et deux Russes, dont Bakounine. L'autre Russe disparaîtra rapidement de la circulation.

Les modérés qui dominaient le congrès ne remettaient pas en question la monarchie autrichienne. Le « parti tchèque semi-officiel, mi-Slave, mi-gouvernemental », dit Bakounine, voulait sauver la dynastie, le principe monarchique et l'intégrité de la monarchie autrichienne. Celle-ci se trouvait dans une position difficile ; l'empire avait failli « se décomposer en ses éléments multiples ». Le monarque de cette « prison des peuples » est réfugié avec sa cour à Innsbruck, tandis que le gouvernement central de Vienne, « démocratique », prétend continuer à exercer son pouvoir sur toutes les nationalités. Palacky et d'autres chefs tchèques étaient restés secrètement en relation avec l'empereur.

Les Italiens se soulèvent, les Magyars aussi, ainsi que les démocrates d'origine allemande. Le gouvernement dynastique, abandonné de tous et presque privé de tous moyens, « voulut chercher son salut dans le mouvement national des Slaves » (Confession). Le parti tchèque réclamait une constitution, le transfert de la capitale de Vienne à Praguois, « ce qui fut effectivement promis avec l'intention délibérée de ne pas tenir cette promesse », et la transformation de la monarchie autrichienne en monarchie slave, « de sorte que désormais ce ne seraient plus les Allemands ni les Magyars qui opprimeraient les Slaves mais l'inverse ».

Bakounine cite à l'appui de sa thèse un passage d'une brochure que Palacky publia à l'époque : « Nous voulons tenter d'effectuer un tour d'adresse, c'est-à-dire de ranimer, de guérir, et de réformer de la manière la plus profonde la monarchie autrichienne, sur notre terrain slave et avec l'aide de notre force slave. »

Bakounine ajoute que le parti tchèque tenta, en plus, de « ménager à son profit une sorte d'hégémonie tchèque et sanctionner, parmi les Slaves mêmes, la prédominance de la langue et de la nationalité tchèques » ; qu'il avait l'intention de s'adjoindre la Moravie, la Slovaquie, la Silésie autrichienne et la Galicie. Bakounine consacre plusieurs pages de sa Confession à une analyse des contradictions internes aux Slaves, dont le contenu, s'il avait été connu d'Engels trois ans plus tôt, aurait évité à ce dernier certains propos malheureux sur les illusions que se faisait Bakounine à propos du congrès.

Les Slovaques, dit Bakounine, les Silésiens et les Polonais s'opposaient aux Tchèques ; les Ruthènes s'opposaient aux Polonais qui ne voulaient pas reconnaître leur droit. Les Slaves du Sud « indifférents à toutes ces chamailleries », préparaient la guerre contre la Hongrie et exhortaient les autres Slaves à ajourner tous les problèmes jusqu'au renversement des Magyars. Les Polonais, favorables à une Hongrie forte et indépendante, offraient leurs services de médiateurs que les Slaves du Sud et les Magyars refusaient. « Bref, chacun tirait la couverture à soi, chacun voulait transformer les autres en un marchepied sur lequel il monterait pour s'élever. »

Bakounine rappelle qu'à l'origine, Palacky, le principal dirigeant du congrès, entendait n'accepter que les Slaves autrichiens, les non-autrichiens ne devant y assister qu'à titre d'invités. Cette définition fut cependant refusée. Miklos Molnar dit à ce sujet que les positions défendues furent plus austro-slaves que panslaves, et que les « mouvements nationaux tchèque, slovaque et croate se sont vite opposés par la suite à la révolution hongroise et ont apporté, de diverses façons, leur soutien au gouvernement de Vienne » (Marx, Engels et la politique internationale, Idées/Gallimard), ce qui n'empêchait pas les Polonais d'entretenir des relations avec les Hongrois : « Presque personne n'envisageait la question slave dans son ensemble », se plaint Bakounine, qui expose les principaux points sur lesquels il est intervenu :

– Le congrès ne vise pas à discuter d'« intérêts provinciaux » ni d'affaires particulières : il s'agit de la première réunion slave, il s'agit de poser les fondements d'une nouvelle vie slave ;

– Si le congrès n'est qu'une réunion de Slaves autrichiens, il n'a pas le droit de se donner le nom de congrès slave ;

– Mais surtout, Bakounine met les participants en garde contre la tentation de succomber aux promesses de la dynastie autrichienne comme à celles de la dynastie russe : nombreux, dit-il, sont ceux qui comptent sur l'appui de l'Autriche ; elle vous prodigue flatteries et promesses parce qu'elle a besoin de vous, mais elle se parjurera dès qu'elle en aura le pouvoir ; et même, elle ne se contentera pas d'oublier vos services, « elle se vengera sur vous de sa honteuse faiblesse passée, qui l'a obligée à s'humilier devant vous et à flatter vos exigences séditieuses ».

Mais si par ailleurs la dynastie autrichienne accède aux désirs du parti tchèque, celui-ci n'a rien à gagner à transformer un Etat à demi allemand en un Etat à demi slave : « d'opprimés, vous vous transformerez en oppresseurs, de gens animés par la haine, en maîtres haïs » ; la minorité slave tchèque se coupera de la majorité slave, tout espoir de réunification des Slaves sera anéanti. L'unité et la liberté slaves, conclut Bakounine, sont impossibles autrement que par la destruction totale de l'empire d'Autriche.

« Ceux qui comptent sur l'aide du tzar de Russie pour instituer l'indépendance slave ne sont pas moins dans l'erreur », car la Russie est alliée à l'Autriche pour empêcher l'émancipation des peuples dominés par l'empire des Habsbourg. Les Slaves démocrates n'ont aucune place dans l'empire russe, ils y trouveraient « la mort, l'obscurité et un labeur d'esclaves » ; « il serait insensé pour les Slaves d'attendre le salut et l'aide de la Russie ». La seule chose qu'ils puissent faire est de se regrouper en dehors de la Russie, sans l'exclure, en attendant sa libération. L'exemple des Slaves non russes entraînera peut-être la libération du peuple russe.

Bakounine se heurte à Praguois à deux tendances réactionnaires : l'une veut transformer la monarchie autrichienne en monarchie slave dans laquelle les Tchèques joueraient le rôle hégémonique ; l'autre veut rattacher les terres slaves d'Autriche à la Russie. Les deux solutions, pense-t-il, seraient une catastrophe pour le mouvement démocratique.

Richard Wagner rapporte que la sensation produite par Bakounine à Praguois était due à l'appel qu'il avait adressé aux Tchèques et dans lequel il leur conseillait de ne pas chercher secours auprès des Russes contre la germanisation qui les inquiétait, mais bien plutôt de se défendre par l'épée et par le feu de l'influence de ces Russes comme de tout autre peuple tyrannisé par le despotisme.

Bakounine se contente de dresser les grandes lignes de son projet politique. Ce projet, dit-il, était « d'inspiration démocratique », il laissait « une vaste initiative aux différences nationales et provinciales dans tout ce qui concernait la direction administrative, tout en prévoyant certaines définitions essentielles et obligatoires pour tous ». Ainsi, pour ce qui concerne la politique intérieure et extérieure, « le pouvoir était remis en concentré dans les mains du gouvernement central ». Bakounine ajoute qu'il visait à la fondation d'une « République slave une et indivise, fédérale sur le seul plan administratif et centralisée sous le rapport politique ».

La pénétration du bakouninisme dans les Balkans

Bakounine est le premier à avoir conditionné l'émancipation nationale des peuples opprimés à l'émancipation sociale, dans un écrit datant de 1848, à l'époque où il n'était d'ailleurs pas encore anarchiste ; cependant, il ne changera pas d'opinion sur ce point. Il ne dira jamais qu'il suffit de se consacrer à l'émancipation sociale pour que l'émancipation nationale en découle automatiquement. Dans les cas dont il pouvait avoir connaissance en son temps, la lutte pour l'émancipation nationale était en même temps une lutte pour l'émancipation sociale, dans la mesure où il s'agissait de se libérer d'une puissance dominante qui imposait des rapports sociaux dépassés, archaïques. C'est ce qui explique la participation active des bakouniniens dans les luttes de libération nationale dans les Balkans, où l'occupant turc notamment, imposait une organisation féodale.

G. Balkanski dit à ce sujet : « Les traits caractéristiques des possessions turques aux Balkans furent : un développement économique très retardé à l'époque où, à l'Occident, s'effectuait la première révolution industrielle, aggravé par l'invasion des marchandises étrangères meil»eur marché et de meilleure qualité, ainsi que des capitaux qui ne cherchaient qu'à exploiter les pays ; une structure féodale de l'activité principale de la population – la production agricole ; insécurité et arbitraires dans la vie sociale. » (Libération nationale et révolution sociale, éditions du groupe Fresnes-Antony, Fédération anarchiste.) Citant un historien macédonien, Balkanski ajoute : « La majeure partie des terres arables appartient aux gros propriétaires, les begs, mais n'est mise en valeur que par des salariés sans terres ou par des métayers rattachés aux fermes des begs. Nulle part de tels rapports juridiques ne possèdent un cara»tère plus injuste, une exploitation sans contrôle, une oppression physique et morale du hobereau et de ses alliés... Le métayer paie pour sa part les impôts, fait tous les transports avec son cheptel, fournit un nombre déterminé de journées de travail gratuites par an dans les autres domaines du propriétaire, effectue les travaux du moulin, etc. » (Silianov Christo, Les luttes libératrices en Macédoine, T. I.) C'est pourquoi la distinction entre lutte de libération nationale et lutte de libération sociale n'a pas beaucoup de sens : ces deux éléments sont indissociables. La contribution particulière des bakouniniens consistait précisément à combattre les courants qui entendaient simplement limiter le programme de la lutte à la libération du terrioire de l'occupant sans transformer radicalement l'organisation sociale.

Après son évasion de Sibérie, Bakounine renoue des contacts avec les révolutionnaires bulgares, Karavelov notamment, et le grand poète libertaire Christo Botev. Deux délégués du comité révolutionnaire bulgare rendent visite à Bakounine en 1869, qui ébauche pour eux le texte initial du programme du comité révolutionnaire bulgare, texte qui sera complété et modifié pour être adapté aux conditions particulières du pays.

Lorsqu'une insurrection éclate un an plus tard en Bosnie-Herzégovine, un proche de Bakounine, l'écrivain Kravtchinski, s'y rend pour soutenir le mouvement ; Malatesta a moins de chance, car il est arrêté et renvoyé en Italie. Pendant toute cette période, des proches de Bakounine deviennent les conseillers des révolutionnaires bulgares qui combattent pour la libération nationale. Christo Botev, le grand poète bulgare, était en relations avec les bakouniniens de la section Slave de Zurich. Un historien communiste de Skopje, Dantcho Zografski, écrit : « Il ne faut pas perdre de vue l'influence de la littérature et des conceptions prédominantes dans les milieux socialistes de Bulgarie sur les socialiste macédoniens, et surtout l'influence de Bakounine, du populisme russe et d'autres milieux non marxi»tes du mouvement ouvrier. » (Les socialistes yougoslaves et le problème macédonien, éd. Koulturn, 1962, Skopje, p. 14.)

Les Serbes ne furent pas en marge de l'influence bakouninienne. Lorsque fut créée la Section slave de l'AIT le 7 juillet 1872, il s'y trouvait, outre des Russes, un Croate et un Tchèque, une majorité de Serbes. Le 14 août Bakounine rédige le programme de la Section slave, et le lendemain en termine le règlement (dont le texte n'est pas connu). Ce programme est un résumé des plus concis de ses idées.

Il existait à cette époque un groupe important d'étudiants serbes à Zurich, influencés par les idées socialistes, et en contact avec des étudiants révolutionnaires russes proches des idées de Bakounine.

« Bakounine, dit Arthur Lehning, avait suivi avec beaucoup de sympathie le mouvement socialiste chez les Serbes, un des premiers et des plus actifs mouvements socialistes parmi les Slaves. Déjà auparavant, à Londres, en 1862, il avait noué des relations »vec des Serbes, et aussi avec des Tchèques. En 1870, d'accord avec Svetozar Markovic, Petar Velimirovic se rendit en novembre chez Bakounine à Locarno et y passa deux jours à discuter de l'action socialiste parmi les Slaves en général et plus particulièrement chez les Slaves du Sud.

« Faisant suite à une décision antérieure des socialistes serbes eut lieu, à Zurich, au début de juillet 1872, une conférence secrète à laquelle Bakounine assista et dont il rédigea le programme (en fait le premier programme socialiste serbe), qui fut ado»té. » (Introduction au tome VI des Oeuvres de Bakounine, p. XLI, éditions Champ libre). Ce programme dit notamment que « l'Etat doit disparaître et être remplacé par une fédération de communes libres se basant sur une association libre entre les représentants du travail intellectuel et manuel par laquelle on assure d'une manière égale à chaque membre son développement»intellectuel, moral et matériel » (Bakounine, Oeuvres, éditions Champ libre, tome VI, p. 347-348.)

Un autre projet, plus détaillé, affirme que « le peuple serbe ne saurait être libéré du servage social avant que soient supprimés comme Etats : la Turquie, la Serbie, le Monténégro et l'Autriche-Hongrie » ; « le parti socialiste serbe ne peut accomplir la révolution sociale dans la péninsule balkanique et le Sud de l'Autriche-Hongrie qu'en liaison avec les socialistes de toutes les nationalités qui vivent sur ces territoires ; (...) par conséquent il doit c»ercher à obtenir la formation d'une Alliance des socialistes dans la péninsule balkanique et le Sud de l'Autriche-Hongrie et s'organiser lui-même en section d'un tel Parti. » (Ibid., p. 428-429.)

Les Balkans, un enjeu international

La Serbie autonome ne rassemblait pas, et de loin, tous les Serbes. Beaucoup, ceux qui s'étaient réfugiés à l'ouest, étaient sujets de l'Autriche ou de la Hongrie, tandis que d'autres, à l'Est, étaient encore sujets de la Turquie.

L'Angleterre soutient la Turquie, qui empêche la Russie d'accéder à la Méditerranée. Rappelons que depuis 1869 le canal de Suez est ouvert et que la Méditerranée orientale est un point stratégique pour le commerce britannique.

L'Autriche-Hongrie est intéressée par la situation dans les Balkans, qui lui assurent un débouché sur la Méditerranée. La Russie ne concurrençait pas les projets austro-hongrois en Bulgarie, mais ailleurs, toute modification du statu quo est défavorable à l'empire des Habsbourg dans cette région. L'indépendance d'un Etat slave en Europe du Sud pourrait donner des idées aux Slaves de l'empire, et en outre les mettre sous l'influence de la Russie. La Bosnie-Herzégovine intéressait particulièrement l'Autriche-Hongrie, car son territoire est contigu à celui de la Dalmatie, possession autrichienne, du Monténégro et de la Serbie. L'indépendance de la Bosnie-Herzégovine pourrait par ricochet conduire à l'agrandissement de la Serbie vers le Sud, et lui assurer un accès à l'Adriatique, et, par conséquent, assurer à la Russie un accès à l'Adriatique...

En 1875, l'empereur d'Autriche fit une tournée le long de ses frontières avec l'Empire ottoman, en Dalmatie et en Croatie. La population chrétienne – surtout la paysannerie – de Bosnie-Herzégovine interpréta ce voyage comme une incitation à se soulever contre les Turcs. Ce soulèvement sera très durement réprimé par les Turcs, mais surtout par les musulmans locaux, les féodaux serbes convertis à l'Islam plusieurs siècles auparavant. Cette répression donnera à l'Autriche-Hongrie le prétexte d'occuper la province trois ans plus tard pour y « protéger » les chrétiens, occupation qui sera entérinée par une annexion en 1908.

Le soulèvement prit de l'ampleur, s'étendit à toute la province, à la Bulgarie, puis à tous les Balkans. La Serbie et le Monténégro, qui voulaient se partager la Bosnie-Herzégovine, mais en même temps contenir les Bulgares tentés de s'étendre vers l'ouest, rejoignirent le mouvement en juillet 1876. Les Serbes, au contraire des Monténégrins, furent rapidement battus.

Pendant ce temps, l'Autriche-Hongrie et la Russie s'étaient mis d'accord pour se partager les Balkans : la Bosnie-Herzégovine irait à l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie à la Russie. Ce marchandage n'empêchait pas, en même temps, les Grandes puissances de négocier avec le Sultan. L'Angleterre ne voulait pas déstabiliser la Turquie, dont la maintien lui était indispensable pour garantir ses positions en Méditerranée orientale. Les Russes exigeaient des engagements précis, qui ne leur furent pas fournis. Des massacres perpétrés par des irréguliers turcs fournirent à la Russie le prétexte de déclarer la guerre à la Turquie. Après l'occupation de la Bulgarie et de l'Arménie, les Turcs demandèrent un armistice, le 31 janvier 1878, qui aboutit au traité de San Stefano le 3 mars. La Russie emportait un grand succès en libérant de l'emprise turque la quasi-totalité des peuples des Balkans. Les Etats qui avaient déjà un statut d'autonomie devinrent pleinement indépendants : Monténégro, Roumanie et Serbie, et même, agrandirent leur territoire.

L'Autriche-Hongrie acquit la Bosnie-Herzégovine, comme prévu. La domination politique des musulmans bosniaques fut supprimée, au profit des catholiques, surtout croates. Cependant, les grandes familles musulmanes s'organisèrent et, avec l'appui des autorités autrichiennes, conservèrent leurs grands domaines malgré les révoltes des paysans serbes, qui voulaient être rattachés à la Serbie, car ils avaient appris qu'après l'indépendance de celle-ci, les grands domaines laissés par les Turcs avaient été partagés par une réforme agraire.

Cette affaire conduisit à la rupture entre la Serbie et l'Autriche-Hongrie, après une longue alliance contre les Ottomans, et poussa la Serbie à se rapprocher de la Russie. Le gouvernement de Belgrade, se doutant que l'occupation de la Bosnie-Herzégovine ne serait pas provisoire, et qui avait des visées sur cette région, protesta, et même soutint les révoltes des paysans. La Croatie avait aussi des visées sur la Bosnie-Herzégovine, mais l'idée était catégoriquement repoussée par les Magyars, associés à la monarchie austro-hongroise, et qui ne voulaient pas d'un accroissement territorial de leurs rivaux croates. C'est ainsi que ce sont les Hongrois qui s'efforcèrent, avec le soutien des notables musulmans, de développer l'idée de nation bosniaque sous protection autrichienne...

L'Autriche-Hongrie voyait d'un mauvais oeil l'emprise russe sur les Balkans. L'Angleterre, surtout, réagit très vivement, et la Russie fut contrainte de participer au Congrès européen de Berlin (13 juin-13 juillet 1878), où elle fit marche arrière. Les Etats qui avaient acquis leur indépendance la conservèrent, mais la Serbie et le Monténégro durent céder une partie de leurs acquisitions du traité de San Stefano. La Bulgarie fut morcelée, le Sud restant aux mains des Turcs, le Nord-Ouest, avec Sofia, devenant une principauté autonome. La Thrace et la Macédoine, qui avaient été attribuées à la Bulgarie, restèrent turques. C'était un grave échec de la politique russe dans les Balkans.

L'Autriche-Hongrie, bien sûr, conservait la Bosnie-Herzégovine, et récupérait en plus le Sandjak de Novi Pazar, qui avait été attribué à la Serbie : ainsi, la Serbie se trouvait coupée du Monténégro et perdait toute possibilité d'accéder à la mer.

La Serbie est un pays de 50 000 km² et de 2 millions d'habitants, sans chemin de fer ni accès à la mer. La population est essentiellement constituée de petits et moyens paysans qui pratiquent la culture de céréales, l'élevage de porcs et l'arboriculture. L'organisation sociale est extrêmement archaïque. En 1835 il n'y avait pas en Serbie d'école secondaire, et il fallut attendre 1855 pour que s'ouvre un lycée à Belgrade, qui ne comptera, au moment du Congrès de Berlin, que 30 000 habitants ; le premier chemin de fer ne fut construit qu'en 1881 avec des capitaux... autrichiens.

La vie politique serbe, très mouvementée, est marquée par des conflits dynastiques, par une succession d'assassinats. Les institutions libérales succèdent aux reprises en main autoritaires. le 10 juin 1868 le roi, de la dynastie des Obrénovitch, est assassiné par un partisan de la dynastie rivale, les Karageorgévitch, dont l'héritier prend le pouvoir. En 1869 une constitution est accordée. Le parti libéral qui, comme son nom ne l'indique pas, était conservateur, était soutenu par les paysans les plus aisés, et favorable à l'alliance avec l'Autriche, tandis que le parti radical, soutenu par la paysannerie pauvre, et qui, comme son nom ne l'indique pas non plus, n'avait rien de radical, était favorable à l'alliance avec la Russie. Une insurrection paysanne en 1883, réprimée durement, comme il se doit ; le divorce du roi, alors que la reine, d'origine russe, était très populaire ; l'abdication du roi en 1869 en faveur de son fils de 12 ans ; une régence mouvementée, voire sanglante, pendant laquelle la dépendance envers l'Autriche-Hongrie s'accroît ; la reprise en main des affaires par le jeune roi de 16 ans, en 1892, dont on attend des réformes, mais il abolit la constitution de 1888 ; les intrigues de la reine Draga, divorcée d'un officier serbe ; une conjuration, en juin 1903, dirigée par le frère de l'ex-mari de la reine Draga, lors de laquelle furent massacrés le roi, la reine, les membres de la famille Obrénovitch, des ministres et dignitaires du régime. Pierre Karageorgévitch est élu roi sous le nom de Pierre Ier. Dès lors, les choses se clarifient un peu.

Le nouveau roi est un ancien saint-cyrien, qui a combattu dans l'armée française pendant la guerre de 1870. Le régime constitutionnel est rétabli et des élections donnent une nette majorité radicale dirigée par Nicolas Pachitch, partisan de l'alliance avec la Russie.

Pierre Ier obtint de la France d'importants crédits, qui furent intelligemment utilisés à l'achat... d'équipements militaires.

L'Autriche-Hongrie, avec laquelle se faisait pourtant plus de 80 % des échanges du pays, répliqua en fermant ses frontières aux produits agricoles serbes, qui prirent dès lors la direction de la France.

A peine constitués, pas encore renforcés, les nouveaux Etats ont déjà des objectifs d'expansion et des politiques de prévention de l'expansion du voisin. La Bulgarie, deux millions d'habitants, existait comme principauté autonome depuis le congrès de Berlin, mais était en théorie tributaire de la Turquie. Ce même congrès avait ôté à la Bulgarie une province, la Roumélie orientale, qui était revenue à l'Empire ottoman. Alexandre de Battemberg, un neveu par alliance du tsar, officier prussien, fut nommé prince fin juillet 1879, s'empressa de suspendre la constitution et établit un régime de pouvoir personnel. Le neveu se prit au jeu, refusa de devenir la potiche du tsar : en 1884 les conseillers russes sont renvoyés. Pour faire diversion à l'autoritarisme du pouvoir, le prince joua sur la fibre nationaliste et se fit le champion de l'unité bulgare. En septembre 1885 les partisans du rattachement à la Bulgarie prirent le pouvoir en Roumélie : la Bulgarie, après cinq siècles de domination ottomane, était constituée en Etat unifié et indépendant, bien que la Turquie n'ait pas reconnu le coup de force.

La Serbie, opposée à l'existence d'un voisin qu'elle jugeait dangereux, prit les devants, attaqua, et fut facilement battue le 5 novembre 1885 ; elle dut à la médiation de l'Autriche de ne pas voir la défaite se transformer en déroute encore plus grande.

Du coup, ce fut le tsar qui prit la mouche, mécontent de voir son neveu devenu si populaire : un régiment commandé par des officiers pro-russes s'empare du Palais et contraint le prince à abdiquer, le 9 août 1886. Stamboulov, le président de l'Assemblée nationale, rappelle le souverain, les russes s'y opposent. Stamboulov se retrouve assumant les fonctions de porte-parole du nationalisme bulgare opposé aux ingérences russes. Les russophiles de l'armée sont renvoyés, les élections de 1886 donnent une large majorité aux nationalistes anti-russes. Bref, il faut trouver un nouveau prince. Heureusement il n'en manquait pas, et les négociations furent longues. Tout le monde finit par se mettre d'accord sur Ferdinand de Saxe-Cobourg, qui fut appelé sur le trône le 7 juillet 1887. C'était un succès pour l'Allemagne et l'Autriche, et un camouflet pour la Russie, qui refusa pendant longtemps de reconnaître le nouveau prince. Le mieux est l'ennemi du bien.

Les nouveaux Etats des Balkans reproduisent à leur échelle les clivages internationaux des grandes puissances et les renversements d'alliances de l'époque : ils sont soit sous la protection de l'Autriche-Hongrie, comme la Serbie et la Bulgarie d'abord, puis la Bulgarie seule ensuite, soit sous la protection de la Russie, comme la Roumanie, le Monténégro et la Bulgarie dans un premier temps ; puis la Bulgarie se retire, remplacée par la Serbie. Et il fallait ajouter à ces clivages les innombrables contentieux que les nouveaux Etats avaient entre eux. Si la Russie et l'Autriche-Hongrie s'opposent par Bulgares et Serbes interposés, l'Empire ottoman n'a pas tout perdu dans la région : il reste la Macédoine, la Thrace et l'Albanie qui suscitent des convoitises. Une situation explosive...

Une poudrière La Macédoine

Les Turcs avaient gardé la Macédoine, au congrès de Berlin, alors que les Serbes, les Bulgares et les Grecs auraient, les uns et les autres, voulu l'annexer au nom du droit sacré à l'unité nationale, personne, comme il se doit, ne songeant à demander leur avis aux trois millions de Macédoniens. C'est que la Macédoine a une façade sur la mer Egée, avec le port de Salonique. Cette façade maritime avait une population grecque majoritaire. Les Serbes occupaient de façon plus ou moins dense l'intérieur du pays, avec une concentration importante autour de Skopje, mais étaient minoritaires par rapport aux Bulgares. Grecs, Bulgares et Serbes formaient les 4/5 de la population, mais il fallait compter avec les Turcs, les Valaques, les Arméniens, les Albanais, les Juifs. Les Bulgares étaient cependant le groupe dominant à l'intérieur du pays, et l'influence de la Bulgarie était grande.

Une insurrection éclate le 2 août 1903, qui s'étend à toute la Macédoine et à la Thrace. Cette insurrection n'a rien de spontané, elle se caractérise au contraire par son ampleur, son organisation, le nombre des participants, et une importante participation des libertaires, parmi lesquels Guerdjikov, un chef de partisans qui préfigure étonnamment Nestor Makhno par son talent militaire et son sens de l'organisation.

« Guerdjikov, tout en demeurant invariablement anarchiste, se confondait au mouvement général et n'essayait nullement de mener une activité spécifiquement anarchiste. Et il n'était pas seul dans cette attitude. De la même façon se comportèrent Varban Ki»ifarski, Constantin Nounkov, Nicolas Detchev et plusieurs autres, une soixantaine, selon le témoignage personnel de Guerdjikov. Ceux-ci, participant à l'Organisation Intérieure, occupaient des postes de responsabilité et accomplissaient des tâches de l'Organisation. » (Balkanski, op. cit. p. 136.) Guerdjikov et ses camarades avaient introduit un style particulier dans l'action de propagande contre l'occupation turque, qu'on pourrait appeler la conspiration de masse : « Sans abandonner le terrain de l'organisation conspirative des “tchétas» [compagnies de maquisards], des comités locaux, des déplacements à travers le pays dominé par l'occupant étranger et du travail d'organisation générale, les anarchistes, Guerdjikov»le premier, ne se limitent pas aux petites réunions et aux rencontres par trop restreintes. Ils convoquent toute la population masculine du village visité à l'église. (...) Cette méthode d'agitation, dans les conditions de l'époque, bien entendu, avait donné des résultats remarquables, en conférant rapidement au mouvement un caractère largement populaire », dit Balkanski (p. 53). On notera que seule la population masculine était invitée...

Sans la participation de ces libertaires, la « commune de Strandja », que certains historiens appellent République de Strandja, n'aurait pas eu son caractère d'expérience de transformation sociale. Christo Silianov, dont Balkanski dit qu'il ne peut être taxé de sympathie pour les libertaires, écrit à ce sujet : « Il a suffi d'une année pour que les villages aient été excellemment organisés. Les jeunes s'entraînaient aux armes et se trempaient dans la lutte active, tandis que les paysans non armés gardaient les champs et le bétail, qui n'avaient plus de propri»taires privés, mais appartenaient au village tout entier et à l'Organisation. La moisson se faisait dans tous les champs collectivement sans tenir compte de leur appartenance. La récolte était stockée dans des dépôts communs, en prélevant une partie pour l'alimentation de la population et des maquisards. Les pauvres, donc la majorité, ne perdaient rien, bien entendu. » Guerdjikov, dans ses mémoires, écrit de même : « ... toute la récolte était stockée en grains et en farine dans des greniers et des dépôts communs. Le bétail était également possession commune... Nous avons adressé un appel aux Grecs en leur langue, en leur faisant savoir que nous ne luttions pas pou» la reconstitution du royaume bulgare, ni pour reconquérir des territoires, mais seulement pour les droits humains auxquels eux aussi, Grecs, étaient intéressés ; donc ils devaient nous soutenir moralement et matériellement. »

Il fallut l'intervention d'une armée turque de 200 000 hommes pour venir à bout de l'insurrection. La répression fut terrible et d'innombrables réfugiés passèrent en Bulgarie.

Par malheur, tout cela survenait à un moment ou la Russie et l'Autriche-Hongrie étaient en train de se rabibocher, aussi s'entendirent-elles pour ne rien faire et demander vaguement des réformes au sultan. Le gouvernement bulgare ne se compromit pas dans cette affaire et resta neutre, ce qui conduisit à des dissensions à l'intérieur de l'Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne, qui avait mené l'insurrection. L'organisation se divisa en autant de fractions ethniques qu'elle avait jusqu'alors réunies : certains restèrent fidèles à la Bulgarie, d'autres se tournèrent vers la Serbie.

La Bosnie

L'Autriche-Hongrie administrait la Bosnie-Herzégovine et le Sandjak de Novi Pazar depuis 1878. Elle n'avait pas touché aux structures sociales de la région, s'était contentée de s'appuyer sur les catholiques et les musulmans pour contrer les orthodoxes pro-serbes, et avait fait construire des routes et des voies ferrées.

L'Autriche-Hongrie conclut au début de 1908 avec le sultan un accord qui lui concédait la construction d'un chemin de fer reliant la Bosnie et la Macédoine. Méfiance des Russes et des Serbes.

Entre-temps, les Jeunes Turcs, opposés aux concessions faites à l'Autriche, se soulèvent et imposent au sultan une Constitution libérale. L'Autriche-Hongrie n'avait aucun intérêt à ce que la Turquie change de régime, puisque les accords qu'elle avait conclus lui convenaient, et puis, la Serbie pouvait en profiter pour remettre en cause le statut de la Bosnie-Herzégovine ; aussi, le gouvernement de Vienne annexa-t-il tout simplement la région, en laissant aux Turcs le Sandjak de Novi Pazar, c'est-à-dire en leur faisant un cadeau empoisonné. Protestations de la Serbie, accroissement de la rancoeur.

Les Guerres balkaniques

L'Empire ottoman était de plus en plus affaibli, et la révolution des Jeunes Turcs n'avait pas amélioré les choses. Aussi, les Etats balkaniques s'unirent-ils pour bouter les Ottomans hors des Balkans. Serbes et Bulgares, fortement incités, cela va de soi, par la Russie, concluent une alliance en février 1912, à laquelle se joint la Grèce en mai et le Monténégro en octobre. Chacun devait fournir un contingent de troupes, le plus gros morceau revenant à la Bulgarie, qui, en retour espérait bien en être le plus largement récompensée. Coïncidence, c'est cette même année qu'est fondé par Guerdjikov le journal libertaire Le Réveil.

La guerre démarra le 8 octobre avec l'ouverture des hostilités par le Monténégro. La coalition remporte des succès immédiats, les Serbes battent les Turcs dans un coin le même jour où les Bulgares battent les Turcs dans un autre et que les Grecs libèrent la Thessalie et l'Epire. Entre-temps, les Grecs et les Serbes en avaient un peu profité pour pénétrer en Albanie, à la suite de quoi celle-ci, qui avait toujours été une fidèle servante de la Turquie, en profita pour proclamer son indépendance, ce qui d'ailleurs arrangeait l'Autriche-Hongrie et l'Italie, car cela coupait les Serbes et les Russes de la mer Adriatique, mais pas du tout la France et la Russie, qui soutenaient les visées serbes et grecques sur ce pays.

Guerdjikov participa à la guerre à la tête d'une compagnie. Il refusa de pénétrer en territoire occupé par les Turcs avant la déclaration de la guerre, craignant que la population ne soit massacrée. Il est un peu désabusé. Il écrit à un ami : « L'expérience du passé et de toutes les combinaisons diplomatiques jusqu'ici relatives à l'oeuvre réformatrice en Macédoine et dans la région d'Andrinople, montra que celle-ci fut toujours ignorée lors de toutes les solutions diplomatiques de leur crise»... Si la région d'Andrinople reste sous la domination turque, les actions demandées auront pour unique résultat les répressions contre la population – le drame de 1903 se répétera. » Pourtant lorsque la guerre fut déclarée, Guerdjikov divise sa compagnie en petites unités, s'enfonce dans le territoire occupé et balaie les troupes turques.

Une conférence, à Londres, finit par conclure le 13 mai 1913 que la Turquie garderait en Europe Constantinople et ses environs, que l'Albanie serait indépendante et neutre, et que Serbes, Bulgares et Grecs devaient s'entendre pour se partager la Macédoine.

Et c'est là que tout se complique. Les anciens alliés vont évidemment s'étriper sur cette question du partage. La Bulgarie avait espéré le plus gros morceau, mais les Grecs et les Serbes s'entendent pour le lui refuser. Les Bulgares se fâchent et lancent une offensive contre leurs anciens alliés, offensive qui tourna d'autant plus à la déroute que les Roumains se mettent de la partie contre la Bulgarie, ainsi que... les Turcs, qui espéraient ainsi limiter la casse. Ainsi finit la seconde guerre balkanique, par la paix de Bucarest, le 10 août 1913. La Turquie récupère Andrinople et ce qu'on appelle aujourd'hui la Turquie d'Europe. La Roumanie récupère la Dobroudja, une région à majorité bulgare, ce qui n'allait pas améliorer les relations entre les deux pays. La Grèce reçoit le littoral macédonien, la Chalcidique, l'île de Crète. La Serbie reçoit la plus grande partie de la Macédoine occidentale et centrale, avec des populations bulgares et albanaises, ce qui va aussi compliquer les choses, plus tard, ainsi qu'un morceau du Sandjak de Novi Pazar, ce qui lui donne une frontière commune avec le Monténégro, qui récupère l'autre morceau du Sandjak de Novi Pazar, etc. Les Bulgares ne perdent pas tout, ils obtiennent un accès à la mer Egée en annexant une partie de la Thrace.

Ces deux guerres, mettant en jeu des pays de quelques millions d'habitants, firent plus de 300 000 morts, dont 156 000 Bulgares et 71 000 Serbes. Le partage qui s'ensuivit conduisit à des rancoeurs, surtout chez les Bulgares, et à des partages de populations lourds de conséquences.

Un nouveau conflit faillit éclater en septembre 1913 entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie, car celle-ci refusait de quitter le territoire albanais. La Serbie ne céda que sous la pression des grandes puissances, qui s'entendirent pour délimiter les frontières définitives du pays et pour attribuer à celui-ci un souverain, un prince allemand, bien sûr.

C'était encore une fois une victoire de l'Autriche, puisque l'Albanie bloquait l'accès de la Serbie et de la Russie à l'Adriatique. C'était une moins grande victoire pour les Albanais, dont 400 000 de leurs compatriotes avaient été incorporés à la Serbie...

L'histoire des nations slaves des Balkans luttant pour leur indépendance et leur unité est une éclatante illustration de la validité des thèses qu'avait développées l'anarchiste russe Michel Bakounine, entre 1870 et 1875.

1. Il n'y a pas de salut pour les Slaves dans l'Etat, parce que leur apparition sur la scène de l'histoire politique contemporaine – au XIXe siècle – se fait alors que toutes les cartes sont déjà données. Il leur faudra trouver un mode d'intervention différent, ou être de nouveau dominés. Et s'ils s'obstinent à vouloir imiter le mode d'intervention dominant à l'époque, c'est-à-dire le modèle allemand, tant pis pour eux. « Au diable donc tous les Slaves et leur avenir militaire, si après plusieurs siècles d'esclavage, de martyre, de bâillon, ils devaient apporter à l'humanité de nouvelles chaînes ! » (Oeuvres, Champ libre, IV, 234.)

Bakounine pense que le moment historique des Slaves se situe dans l'avenir et que leur incapacité à former un Etat, qui a été un handicap dans le passé, caractérisera la forme particulière de leur intervention lorsque leur heure sera venue. « Ce qui, dans le passé, faisait leur faiblesse, à savoir leur incapacité à créer un Etat, fait aujourd'hui leur force, constitue leur droit à l'avenir et donne un sens à tous leurs mouvements nationaux actuels. » (IV, 237.)

« Dans quelles conditions cette renaissance doit-elle s'accomplir? En suivant l'ancienne voie de l'hégémonie de l'Etat ou la voie de la libération effective de tous les peuples, du moins de tous les peuples européens, et du prolétariat tout entier, de qu»lque joug que ce soit et tout d'abord du joug étatique ?

« Les Slaves doivent-ils et peuvent-ils s'affranchir de la domination étrangère et surtout de la domination germanique, pour eux la plus haïssable, en recourant à leur tour à la méthode allemande de conquête, de rapine et de contrainte pour obliger l»s masses populaires slaves subjuguées à être ce qu'elles exècrent, auparavant de fidèles sujets allemands, et désormais de bons sujets slaves, ou seulement en s'insurgeant solidairement avec tout le prolétariat européen, au moyen de la révolution sociale ?

« Tout l'avenir des Slaves dépend du choix qu'ils feront entre ces deux solutions. » (Oeuvres, éd. Champ libre, IV, 234.)

2. La voie choisie par ce que Bakounine appelle les « étatistes slaves » a conduit les « masses populaires slaves à être ce qu'elles exècrent, (...) de bons sujets slaves » : « Mais, répondront les étatistes slaves, nous ne voulons pas d'un grand et unique Etat, nous demandons, au contraire, la formation de plusieurs Etats purement slaves d'importance moyenne, comme garantie nécessaire de l'indépendance des peuples slaves », dit Bakounine, qui commente : « cette opinion est contraire à la logique et aux enseignements de l'histoire, voire à la force des choses ; aucun Etat moyen ne peut aujourd'hui avoir d'existence indépendante. Cela veut dire qu'il n'y aura pas d'Etats slaves... »

Les Etats slaves pourraient s'associer, objectera-t-on, pour se défendre. Bakounine répond : « Il ne faut jamais compter sur l'action concertée de plusieurs Etats séparés, uniquement liés par des intérêts, parce qu'une réunion d'organisations et de forces disparates, fussent-elles égales ou même supérieures en nombre à celles de l'adversaire, »ont quand même plus faibles que ces dernières, car celles-ci sont homogènes et leur mécanisme obéit à une seule pensée, à une seule volonté. » (IV, 235.)

3. La voie choisie par les « étatistes slaves » est, enfin, une illusion parce que l'évolution naturelle des sociétés modernes est telle que « les petites et moyennes puissances sont condamnées à être, au début, nécessairement asservies et, à bref délai, englouties »... (IV, 285.)

Prenant précisément l'exemple de la Serbie de son temps, Bakounine constate que la principauté n'a aucune indépendance : elle est dirigée par une aristocratie bureaucratique qui a été formée « aux frais de l'Etat, à Odessa, à Moscou, à Pétersbourg, à Vienne, en Allemagne, en Suisse, à Paris ». De retour au pays, ces jeunes gens n'ont d'autre solution que de « s'intégrer dans l'unique aristocratie du pays et faire partie de la classe bureaucratique ». « Alors, ceux d'entre eux qui, plus adroits ou plus rusés, réussissent à acquérir, dans le microscopique gouvernement de la microscopique principauté, une certaine influence, se mettent aussitôt à se vendre à tout venant : dans le pays, au prince régna»t ou à un quelconque prétendant au trône (...) ; ou encore, et parfois en même temps, aux gouvernements des grandes puissances protectrices : la Russie, l'Autriche, la Turquie et maintenant l'Allemagne.. (...) On peut imaginer combien la vie du peuple est libre et aisée dans cet Etat... » (IV, 243.)

Les guerres balkaniques, qui n'ont été qu'un prélude à la grande boucherie de 1914-1918 – un peu comme la guerre civile d'Espagne en 1936-39 – ont certes abouti au recul de la domination ottomane en Europe, mais, dans un deuxième temps, elles ont dégénéré en une véritable guerre civile qui a exacerbé les rivalités entre peuples voisins, et qui n'a été possible que parce que l'une et l'autre nation se savait soutenue par l'une des grandes puissances du moment. Pire, les germes de rivalités futures ont été semés, dont nous constatons les effets aujourd'hui. Pas plus hier qu'aujourd'hui, les peuples balkaniques ne sont maîtres de leur destin : hier les décisions étaient prises à Vienne, Saint-Pétersbourg, Londres et Paris, aujourd'hui c'est Berlin, Washington, Paris et Moscou.

La Première guerre mondiale

La France et l'Allemagne se trouvaient dans une situation d'antagonisme extrême qui avait déjà failli déboucher sur une guerre en 1911. L'Autriche-Hongrie voyait avec inquiétude les visées de la Russie sur les Balkans et Constantinople, et redoutait la propagande menée depuis la Serbie vers ses propres populations slaves.

L'expulsion des Turcs des Balkans avait libéré, en même temps que les peuples de la région, leurs antagonismes réciproques, ou du moins les antagonismes de leurs « élites » respectives.

Les deux ensembles d'alliance : France-Russie et Allemagne-Autriche-Hongrie, englobaient à des degrés divers les Etats balkaniques aux visées antagoniques. Les conflits internes aux Etats des Balkans se trouvaient donc démultipliés par l'intégration de chacun de ces Etats aux deux grands systèmes d'alliance : la Serbie et le Monténégro étaient soutenus par la Russie, elle-même alliée à la France depuis 1892, à la Grande-Bretagne depuis 1906 tandis que la France et la Grande-Bretagne avaient formé l'Entente cordiale en 1905. La Serbie pensait donc que ces puissances la soutiendraient en cas de conflit avec l'Autriche-Hongrie.

Après ses échecs lors de la deuxième guerre balkanique, et la signature de la paix de Bucarest, en août 1913, la Bulgarie avait obtenu l'appui de l'Autriche-Hongrie pour contrer l'expansionnisme serbe et russe. L'empire des Habsbourg, le Reich allemand et l'Italie avaient formé une alliance, la Triplice, qui devait jouer le même rôle avec la Bulgarie que l'Entente cordiale avec la Serbie. Les rapports austro-serbes se dégradèrent rapidement. La propagande anti-autrichienne se développait dans la presse serbe, ainsi qu'en Bosnie-Herzégovine annexée par l'Autriche. Les sociétés secrètes s'activaient, notamment la Main noire, dirigée par un colonel membre de l'état-major royal serbe et responsable des services secrets.

En juin 1914 des manoeuvres de l'armée austro-hongroise devaient avoir lieu en Bosnie-Herzégovine, avec la présence du prince héritier. Des étudiants bosniaques, à l'initiative de la Main noire, organisent un attentat avec des armes provenant des arsenaux serbes. Le prince héritier, l'archiduc François-Ferdinand, et sa femme, sont tués à Sarajevo. L'archiduc penchait pour une politique favorable aux Slaves de l'empire des Habsbourg, afin de les détacher de l'influence serbe et russe. Si les Slaves des Balkans avaient été tentés de tourner les yeux vers l'Autriche-Hongrie, les projets d'extension de l'influence russe vers l'Adriatique, c'est-à-dire vers la Méditerranée, auraient été compromis. On connaît les événements qui suivirent : l'Autriche-Hongrie envoya un ultimatum à la Serbie, cette dernière refusa le point qui exigeait la présence de policiers autrichiens lors de l'enquête en Serbie.

Un conflit qui aurait pu ne rester que local, ou qui aurait pu se régler par une médiation, fut transformé par un jeu d'alliances en cascades en un conflit mondial.

Entre les deux guerres

Les dirigeants de l'Entente, au début de la guerre, ne tenaient pas à modifier fondamentalement le tracé des frontières en Europe centrale, car ils considéraient que la présence de l'Empire austro-hongrois était un élément de stabilité. Ils envisageaient tout au plus de permettre à la Serbie d'avoir un accès à la mer.

Les intentions de l'Entente se modifièrent avec l'évolution du conflit. Un traité conclu en 1915 concède à l'Italie le Trentin et le Tyrol du Sud (peuplé d'Allemands), Trieste, l'Historié (peuplée de Slovènes), une partie de la côte dalmate (peuplée de Croates et de Serbes) avec certaines îles, ainsi qu'une zone d'influence en Albanie. La guerre, dont l'un des prétextes avait été le soutien aux nationalités opprimées d'Autriche-Hongrie, tourne peu à peu au dépeçage de celle-ci au détriment desdites nationalités. D'intenses manoeuvres se développent en faveur du démantèlement de l'Empire des Habsbourg, dans tous les cercles des capitales européennes où se retrouvent les élites influentes des Etats en guerre et les comités des exilés des pays d'Europe centrale.

Lorsque les Etats-Unis entrent en guerre, un nouveau partenaire est introduit dans le jeu complexe des prévisions de partage, qui recommande notamment la reconstitution d'un Etat serbe ayant un accès à la mer.

Les traités entre les vainqueurs et les vaincus ne furent en aucun cas le résultat de négociations mais furent imposés. Cette situation allait être lourde de conséquences pour l'avenir. La Bulgarie, par exemple, perd les quelques acquis territoriaux des guerres des Balkans, elle cède à la Serbie les territoires macédoniens qu'elle détenait, mais, surtout, elle perd son accès à la mer, qui est remis à la Grèce. Or, les territoires cédés sont tous peuplés à majorité de Bulgares.

Les vaincus. – la Bulgarie

La défaite des Puissances centrales conduisit à de profondes modifications dans les Balkans, d'autant que le déclenchement de la révolution russe allait profondément marquer cet après-guerre.

Les territoires serbes occupés par la Bulgarie depuis 1915 sont libérés en septembre 1918. L'annonce du repli de l'armée bulgare provoque dans les rangs de celle-ci des mutineries qui s'étendent. La ville de Radomir est prise par les mutins. Le gouvernement bulgare demande à l'armée d'Orient un armistice en même temps qu'il tente de négocier avec les mutins. L'un des deux émissaires du gouvernement, Daskalov, sensible aux idées de la révolution d'Octobre, rejoignit la mutinerie, prit la tête de la « République de Radomir » et marcha sur la capitale, entreprise qui fut stoppée quelques jours plus tard.

L'armistice, signé le 28 septembre, prévoyait le retour aux frontières de 1913 ; mais les privations endurées par la population encouragèrent l'activité révolutionnaire. Le Parti socialiste bulgare rallia le bolchevisme, se transforma en Parti communiste bulgare fin mai 1919 et adhéra à la IIIe Internationale. C'est également en 1919, les 15-17 juin, que le congrès de Sofia constitua la Fédération anarchiste communiste de Bulgarie, sous la présidence de Guerdjikov. Un régime autoritaire est installé dans le pays, dirigé par les agrariens. Une réforme agraire avait été mise en place en 1922, abolissant les dettes des paysans, qui représentent 75 % de la population du pays, et limitant la propriété de la terre à trente hectares. En même temps, les paysans sont mobilisés par un service du travail obligatoire pour la réalisation de grands travaux.

Le rapprochement avec la Russie soviétique en 1922, et un accord passé en 1923 avec la Yougoslavie contre l'ORIM et les indépendantistes macédoniens, qualifié de trahison par les nationalistes, pousse les partis bourgeois à se rassembler contre les agrariens. Les milieux nationalistes n'avaient aucun mal à mobiliser chez les 300 000 réfugiés macédoniens opposés à tout compromis avec la Serbie. Le gouvernement ne put se maintenir au pouvoir aux élections du printemps 1923 que grâce à des élections truquées, auxquelles répondit un coup d'Etat, les 8-9 juin, qui aboutit au renversement du gouvernement et au meurtre du président du conseil, Stambolijski, dans des circonstances d'une extrême barbarie.

Les communistes, qui avaient à l'occasion soutenu les agrariens, ne bougent pas, puis décident une insurrection, dont l'idée est soutenue par les agrariens. Le gouvernement est mis au courant, fait arrêter des milliers de militants. Une grève générale de protestation n'eut qu'un succès relatif : la Terreur blanche qui s'ensuivit fut très dure et le parti communiste interdit.

Les excès de la Terreur blanche incitèrent le roi à confier le gouvernement à un Macédonien, André Liaptchev, qui céda la place aux élections de 1931 lors de la victoire des agrariens et des modérés du Parti démocrate. Mais la montée du nazisme en Allemagne avait fait des émules ; ceux-ci s'emparèrent du pouvoir en 1934 et établirent une dictature militaire. Cependant, ces ultra-nationalistes à l'intérieur amorçèrent à l'extérieur une politique de rapprochement avec la Yougoslavie et l'Union soviétique. Le roi Boris renvoya les militaires et gouverna dès lors seul, en s'alignant de plus en plus sur l'Allemagne devenue le principal interlocuteur économique et commercial du pays en ces temps de crise.

Les vainqueurs. – la Serbie

La Serbie avait subi de considérables pertes humaines et matérielles. Après quelques succès, au début de la guerre, les Serbes furent mis en difficulté lorsque la Bulgarie se rangea du côté des Puissances centrales en octobre 1915 et occupa la Macédoine. L'armée serbe se réfugia pour le reste de la guerre en Albanie, puis à Corfou. Avec l'évolution du conflit, le retrait bulgare fut accompagné de l'occupation serbe de la Croatie, de la Slavonie et de la Voïvodine, avec la bénédiction du haut commandement allié. La réunion des Slaves du Sud autour de la Serbie était réalisée, et incluait même le Monténégro, à la suite d'un vote favorable à son Assemblée nationale. Ainsi naquit le 1er décembre 1918 le royaume des Serbes, Croates et Slovènes, qui devint en 1931 la Yougoslavie.

Mais cette unification reposait sur une ambiguïté : les Croates et les Slovènes envisageaient les choses sous la forme d'une union sur des bases égalitaires, tandis que les Serbes entendaient réaliser un Etat unitaire centralisé. Le nouvel Etat réunit 6 millions de Serbes orthodoxes, 4 millions de Croates et 1,5 million de Slovènes catholiques, et 2 millions de personnes appartenant à des minorités diverses : Allemands, Hongrois, Albanais, Tziganes, Juifs...

Il s'agissait virtuellement d'une annexion, par la Serbie, des autres régions de la Yougoslavie, annexion qui transparaît dans les institutions de l'Etat, dans lesquelles les Serbes jouent le rôle dominant, aussi bien dans l'armée que dans l'Etat. La loi électorale favorisait les trois partis serbes, qui gagnèrent les élections de 1920 pour une Assemblée constituante. La constitution qui fut ainsi votée, dite de Vidovdan, était centralisatrice et autoritaire. Peu à peu, les partis d'opposition sont interdits : le parti communiste en 1921, le parti paysan croate en 1924 parce que son dirigeant avait réclamé l'autodétermination pour le peuple croate et avait déclaré en plein parlement que sous la monarchie autrichienne les Croates n'avaient pas été des esclaves et que les Serbes ne les avaient pas libérés.

D'une façon générale, les minorités nationales étaient écartées des assemblées. Les partis serbes et les autres partis du pays s'affrontent de plus en plus au Parlement. Un député monténégrin tue trois députés croates à coups de revolver en plein Parlement, le 20 juin 1928. Un seuil est franchi. Le roi dissout le Parlement et abolit la Constitution de 1921. Des commissions nommées par le pouvoir remplacent les assemblées locales élues. Ce qui restait de libertés élémentaires est suspendu. Une nouvelle constitution, plus centralisatrice, est promulguée en 1931. Les partis ne sont autorisés que dans la mesure où leur fondement n'est pas national. Des milliers de militants et de dirigeants de partis nationaux et du parti communiste sont arrêtés. La conséquence, prévisible, de ce durcissement, fut un durcissement de l'opposition au nationalisme grand-serbe.

Un avocat croate en exil, Ante Pavelitch, fonde l'Oustacha, une société secrète qui regroupe des nationalistes croates. Toute démarche légaliste est découragée : des représentants du Parti paysan demandent au roi de rétablir les libertés et l'égalité entre les nationalités de la Yougoslavie, en 1932. Les chefs du parti sont arrêtés. La seule voie ouverte aux opposants est le terrorisme, qui aboutira à l'assassinat, le 9 octobre 1934, du roi Alexandre et du ministre français des Affaires étrangères. Un cousin du roi assure la régence. Le nouveau Premier ministre, Milan Stojadinovitch, fait des concessions, libère les dirigeants du Parti paysan croate, reconnaît l'égalité de la religion catholique par rapport à la religion orthodoxe, ce qui rend furieux les orthodoxes serbes...

Le successeur de Stojadinovitch, Cvetkovitch, poursuit les concessions en créant une banovine autonome de Croatie et fait entrer Mtchek, le dirigeant du Parti paysan croate, dans le gouvernement yougoslave comme vice-président du Conseil.

Ces concessions, trop tardives, étaient moins motivées par souci d'égalité que par opportunité.

Les traités de 1919-1920 ont bouleversé les équilibres économiques qui y préexistaient. La naissance de nouveaux Etats a développé de nouveaux nationalismes, de nouvelles frontières politiques, monétaires et douanières, et par conséquent entravé les échanges commerciaux aussi bien que les mouvements de population. L'inégal développement des Etats a été confirmé, voire aggravé. Seule la Tchécoslovaquie disposait d'une industrie comparable à celle des pays de l'Europe occidentale, et, dans une bien moindre mesure, la Hongrie. La structure de la propriété foncière variait également de façon considérable : 33 % des actifs dans l'agriculture tchèque en 1930, 51 % en Hongrie et 80 % en Albanie. Presque partout la très grande propriété foncière avec une main-d'oeuvre nombreuse coexiste avec de très petites exploitations à peine viables, sauf en Bulgarie et en Serbie où dominent la petite et la moyenne exploitation familiale. Les matières premières et les ressources énergétiques sont très diversement réparties. Les nombreuses nouvelles frontières consécutives à la création de petits Etats ont brisé des relations économiques et commerciales qui jusqu'alors étaient complémentaires : les régions productrices de minerai et d'énergie sont séparées de celles qui les utilisaient. Les échanges commerciaux entre ces régions se sont réduits sous l'action des tarifs douaniers protectionnistes.

Les grandes puissances n'avaient dès lors aucun mal à utiliser ces divisions pour leur propre compte et se garantir le contrôle des matières premières. Il est difficile de dire, dans ces conditions, qu'il y ait eu des Etats vainqueurs et des Etats vaincus : les divisions politiques, les antagonismes nationalistes et la parcellisation géographique des Balkans ont conduit à une subordination générale de ces pays aux intérêts de l'impérialisme ouest-européen. La situation est-elle différente aujourd'hui ?

Notre intention n'étant pas de proposer un parcours exhaustif de l'histoire des Balkans, nous nous arrêterons à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Les événements postérieurs à la dernière guerre sont mieux connus. Nous nous contenterons de mentionner un certain nombre de sujets de « rancune historique » sans nous attacher à l'ordre chronologique.

Aujourd'hui, environ un tiers des Serbes se trouvent en dehors de la République serbe dont les frontières ont été établies en 1946, et sont dispersés dans les autres républiques. L'éclatement de la Fédération yougoslave et la proclamation d'Etats indépendants a transformé une situation, dont les Serbes estimaient qu'elle n'était qu'administrative, en un véritable problème national : ces nouveaux Etats contiennent donc maintenant des minorités serbes qui se posent en minorités opprimées. En 1991 il y eut ainsi, en Slovénie et en Croatie, des combats entre Slovènes et Serbes, entre Croates et Serbes, qui ont ravivé les fantasmes historiques. Aussi, les Serbes évoquent-ils constamment les massacres dont ils ont été les victimes par les oustachis, les nazis croates, et rappellent-ils que la purification ethnique a été d'abord menée par les Croates. Les Croates d'aujourd'hui, au nom de la rancune historique, sont évidemment systématiquement assimilés aux oustachis d'hier, et le rôle joué par les Serbes dans la résistance anti-nazie est-il mis en relief, pour justifier leur légitimité historique. On oublie cependant de préciser que s'il y a eu effectivement 60 000 Croates enrôlés chez les oustachis, il y en avait déjà, en 1943, 100 000 qui avaient rejoint les partisans (les résistants), alors qu'à la même époque la France n'en comptait guère que 30 000, pour une population incomparablement plus nombreuse...

Le Kosovo, cette « province autonome » de la Serbie, est aujourd'hui peuplé d'Albanais, qui réclament leur indépendance. En des temps fort reculés, le Kosovo a été le « berceau historique de la nation serbe », cette dernière ayant quelque peu migré, depuis le XVe-XVIe siècle, pour fuir l'invasion ottomane. Les Serbes ont quitté leur « berceau historique » et se sont dirigés vers la vallée du Danube et les montagnes de Bosnie. Ils se sont en particulier réfugiés en Voïvodine, qui appartenait aux Hongrois. Aujourd'hui, les dirigeants serbes semblent très soucieux de récupérer leur « berceau » du Kosovo, mais, devenus légèrement majoritaires en Voïvodine, qui a été, comme le Kosovo, annexée par Milosevic, ils n'envisagent pas que les Hongrois puissent eux aussi réclamer la région, au nom de l'antériorité historique, berceau de la nation hongroise ou pas.

L'idée du repeuplement serbe du Kosovo n'est pas récente, puisque déjà, dans les années trente, une colonisation serbe fut organisée, sans grand succès d'ailleurs, par le gouvernement yougoslave d'alors, pour tenter de récupérer la région. Les animosités entre les deux populations avaient été entretenues par le souvenir des persécutions que les Serbes avaient subies lors des guerres balkaniques (1912-1913). Plus loin encore, l'émigration massive des Serbes, fuyant l'oppression, à partir de la fin du XVIIe siècle, reste encore dans les mémoires. Le Kosovo était occupé depuis des siècles par des Albanais ; ceux-ci, devenus majoritaires à la fin du XVIIIe siècle, ne représentaient pourtant que 65 % de la population au début du siècle, 70 % en 1948, pour atteindre 90 % en 1993. Le sentiment de dépossession des Serbes du Kosovo doit être un peu comparable à celui des Kanaks qui se voyaient progressivement minorisés par un afflux de population qui n'était pas originaire de l'île, à cette différence près que c'est la natalité elle-même des Kosovars qui augmentait leur population.

De nombreux sites architecturaux témoignent de la présence serbe au Kosovo : châteaux, monastères, etc. Lors de l'occupation ottomane, les Albanais, convertis à l'islam, dominaient, tandis que les Serbes n'avaient aucun droit. Ce fait explique l'émigration progressive des Serbes du Kosovo vers la Serbie. A partir du congrès de Berlin, en 1878, la Turquie perd la Bosnie et la Bulgarie, il ne lui reste plus en Europe que l'Albanie et le Kosovo. Des massacres de chrétiens ont lieu, mais ces derniers le rendront bien à partir de 1912 quand aura lieu la reconquête, et surtout après la Première Guerre mondiale : le gouvernement serbe exercera de sanglantes représailles, en particulier en emmurant les gens dans leurs maisons et en incendiant celles-ci. Inversion de la situation : les Albanais n'ont plus aucun droit.

A cette époque, précisément, l'Albanie elle-même, qui jusqu'alors avait été un fidèle auxiliaire de la Turquie, changeait, puisque était apparu un mouvement indépendantiste qui avait abouti à des émeutes anti-turques en 1909-1910. La guerre éclate en 1912, que la coalition balkanique gagne. Les Serbes entrent dans le territoire albanais, mais les Grandes puissances décident de reconnaître l'indépendance de ce pays. La Serbie, qui avait des visées territoriales sur l'Albanie, refusa de l'évacuer, ce qui faillit provoquer une guerre avec l'Autriche-Hongrie. Les Serbes ne cédèrent que devant la pression internationale, qui, manifestement était alors plus efficace qu'aujourd'hui.. Cet Etat albanais avait l'avantage, pour les puissances d'Europe de l'Ouest, de bloquer l'accès à la mer de la Serbie, donc de la Russie. Mais 400 000 Albanais, c'est-à-dire la moitié de la population du nouvel Etat, se trouvaient hors des ses frontières, dont une bonne partie au Kosovo.

Lorsque les Italiens occuperont la région, les Albanais reprendront de nouveau du poil de la bête et massacreront les Serbes, lesquels, en 1944, se vengeront copieusement. La reconnaissance du statut d'autonomie de la région par Tito visait donc manifestement à briser ce cycle infernal des massacres et de vengeances, ce qui n'empêchait pas les Kosovars de subir les bontés assidues de la police secrète, l'UDBA. Mais, au moins, le principe d'égalité prévalait, car c'était le cas de toute la population yougoslave.

Les nationalistes serbes ne font pas faute de rappeler qu'ils formèrent le premier Etat slave indépendant des Balkans, ce qui, à leurs yeux, donne aux Serbes le droit historique d'être l'élément central et initiateur du rassemblement des populations yougoslaves. Les nationalistes croates répliquent que bien qu'ayant été dépendants de l'empire autrichien, ils n'ont pas été conquis par les Turcs, et ils ont un tantinet tendance à se sentir supérieurs aux Serbes.

L'occupation turque a été très inégale. Elle s'est faite surtout dans les plaines, dans les villes et sur les voies de communications ; les montagnes étaient beaucoup plus difficiles à contrôler. Le Monténégro, par exemple, n'a jamais pu être conquis. Là où ils s'implantèrent, les Turcs imposèrent ou suscitèrent la conversion des populations à l'islam, comme en Bosnie et dans le Sandjak de Novi Pazar. En vérité, les classes dirigeantes de cette région ne se firent pas trop prier : les féodaux chrétiens se rallièrent aux options de l'occupant, conservèrent leurs domaines tandis que leurs serfs pour la plupart restaient chrétiens orthodoxes : on a là un des fondements de l'antagonisme qui est suscité et exploité par les nationalistes. Elisée Reclus dit des musulmans bosniaques, dans sa Géographie universelle, que « ce sont les descendants des seigneurs qui se convertirent à la fin du XVe siècle et surtout au commencement du XVIe, afin de conserver leurs privilèges féodaux » ; ces grands propriétaires, au contraire de ce qui se passait dans d'autres parties de l'Empire ottoman, ne dépendaient pas du calife et leurs terres n'étaient pas des propriétés de l'Etat liées à des fonctions révocables, administratives ou militaires ; les terres étaient restées la propriété héréditaire des anciens propriétaires chrétiens convertis. Plus tard, ces grands propriétaires se sont urbanisés, laissant le soin de cultiver la terre à leurs serfs. Ils furent ainsi les plus solides défenseurs de la tradition et des valeurs de l'occupant ottoman. A plusieurs reprises, au XIXe siècle, en prétextant de l'islam, ils s'opposèrent les armes à la main aux réformes que tentait de mettre en place le gouvernement turc, pourtant pas friand de bouleversements : « les Bosniaques mahométans, dit encore Reclus, forment l'élément le plus rétrograde de la vieille Turquie, et maintes fois, notamment en 1851, ils se sont révoltés pour maintenir dans toute sa violence leur ancienne tyrannie féodale »....

En Bosnie-Herzégovine, les musulmans sont surtout concentrés dans les villes car ce sont essentiellement des fonctionnaires et des militaires ottomans, des commerçants, et parce que les grands propriétaires se sont urbanisés..

Dans certains cas, comme au Kosovo ou en Macédoine, les populations slaves – Serbes ou Bulgares – furent expulsées et remplacées par des musulmans Albanais, notamment, qui étaient des alliés et des auxiliaires des Ottomans. Lorsque les Serbes reconquirent en 1912 ces régions, les populations musulmanes d'origine slave ou albanaise y étaient implantées depuis fort longtemps.

On peut s'étonner de la présence de nombreux Serbes en Croatie. Elle s'explique par le rôle qu'ils ont joué dans les marches qui séparent l'Empire austro-hongrois de l'Empire ottoman. Les frontières entre les deux empires se stabilisent vers la fin du XVIIe siècle sur des hauteurs. Les Turcs installèrent de leur côté des moudjahidin, paysans-soldats, qui s'étaient repliés à la suite de la reconquête hongroise : leurs descendants aujourd'hui sont les musulmans des enclaves de Bihac et de Cazin. Les Autrichiens, de leur côté, mettent en place des villages fortifiés, tenus eux aussi par des paysans-soldats, pour la plupart Serbes venus de Bosnie ou de plus loin pour fuir les exactions des grands propriétaires fonciers musulmans. Ces paysans-soldats dépendaient directement des autorités autrichiennes, et non des Croates. On comprend dès lors que ces populations soient nourries de leurs traditions militaires, d'indépendance par rapport au pouvoir local et de leur supériorité consécutive au rôle primordial qu'elles jouaient dans la défense de la région.

La guerre de 1914-1918 est une des sources de rancune historique : les Croates faisaient partie d'un territoire de l'Empire austro-hongrois et s'étaient trouvés opposés aux Serbes, alliés de la France et de l'Angleterre. En 1918, la Croatie était du côté des vaincus tandis que la Serbie était du côté des vainqueurs.

En 1939, encore, la Croatie se trouva du mauvais côté. Les découpages administratifs consécutifs à la création du royaume des Serbes, Croates et Slovènes, en 1918, devenu ensuite royaume de Yougoslavie en 1929, n'avaient pas satisfait les Croates. Le Parti paysan Croate, et surtout le mouvement d'extrême droite oustachie, réclamaient l'indépendance. En 1939, l'autonomie croate fut obtenue avec la constitution d'une grande banovine (province) comprenant des territoires supplémentaires peuplés par des Serbes et des musulmans. En 1941, l'Etat indépendant de Croatie dirigé par les oustachis annexe toute la Bosnie-Herzégovine, avec la bénédiction de Hitler (mais il concède la Dalmatie à l'Italie). Les Croates ne constituaient qu'une petite majorité de l'Etat indépendant de Croatie, 50,78 %, tandis que 30,5 % de la population était serbe, 11,8 musulmane (précisons que le concept de « Musulman », en tant que nationalité, n'existait pas encore : il fut créé par Tito en 1974...). Ce sont des statistiques croates datant de 1941, qui avaient intérêt à minimiser le nombre des Serbes.

Ante Pavelic, le dirigeant des oustachis, se voit conseillé par Hitler de régler le problème des Serbes. L'extrême-droite croate disposait de tout un arsenal idéologique, élaboré notamment par Ante Starcevic, opposé à tout rapprochement avec les Serbes. Selon Starcevic, les Musulmans de Bosnie sont tout à fait croates : « Ils sont de la race Croate, ils sont la plus ancienne et la plus pure noblesse qu'ait l'Europe. » Ainsi, des musulmans de Bosnie firent partie d'une division SS, la division Handschar, qui se livra à des massacres de Serbes en Bosnie-Herzégovine. Le grand mufti de Jérusalem appela les musulmans à soutenir l'Allemagne. Les musulmans étaient également en grand nombre dans la Légion noire des oustachis. (Cf. Yves-Marc Ajchenbaum : « Il y a cinquante ans, une division SS islamiste en Bosnie », Le Monde, 14-15 nov. 1993.)

Des mesures de conversion forcée des Serbes sont prises, ainsi qu'une réglementation des mariages « pour la protection du sang aryen et de l'honneur du peuple croate » ; les dénonciations pour « sabotage » conduisent à l'exécution des Serbes et des Juifs accusés et à l'appropriation de leurs biens par le dénonciateur ; les Juifs sont obligés de porter l'étoile jaune et les Serbes une bande bleue avec la lettre « P » pour pravoslavni, c'est-à-dire « orthodoxe ». Ces mesures n'étaient que les prémisses des massacres en masse qui allaient commencer en avril 1941, à propos desquels l'envoyé militaire du Reich, le général von Horstenau, dira que « les Oustachis sont devenus totalement fous ». 80 000 personnes, principalement des Serbes, seront ainsi massacrées. Ces massacres allaient être suivis de mesures plus systématiques, les camps de concentration, mis en place pendant l'été 1941, et dans lesquels 700 000 personnes seront tuées, dont 600 000 Serbes, et 35 000 Juifs. L'évaluation des victimes tziganes est difficile à faire : 25 000 furent exécutés dans le camp d'Ustice, 40 000 dans celui de Jadovno. En tout peut-être environ 200 000.

L'Eglise catholique collabora activement avec les autorités oustachies, y compris dans les massacres, comme ce fut le cas des franciscains de Bosnie, qui ne s'en cachaient même pas. Un million de conversions de Serbes au catholicisme était planifié, et le frère franciscain qui dirigeait cette entreprise de sauvetage des âmes orthodoxes a pu déclarer : « Aujourd'hui, il n'y a pas de péché à tuer même un petit enfant de sept ans qui fait obstacle à notre mouvement oustachi (...) Oubliez que je porte des habits sacerdotaux ; sachez que je peux, lorsque c'est nécessaire, prendre une mitraillette et exterminer, jusqu'au berceau, tout ce qui s'oppose à l'Etat et aux autorités croates. »

Une précision mérite d'être faite, car elle révèle une optique qui peut nous sembler totalement irréelle : ce même brave franciscain qui veut massacrer un enfant de sept ans s'il s'oppose au destin grandiose de la Croatie, déclare que « ce pays est croate et ceux qui ne voudront pas se convertir, nous savons où nous les enverrons »..., ce qui suggère qu'il suffit qu'un Serbe abandonne la religion orthodoxe et adopte la religion catholique pour qu'il devienne croate ! (Et, accessoirement, qu'il abandonne l'alphabet cyrillique, peut-on supposer.) Dans la même veine, un ministre croate avait exposé son programme de la manière suivante : un tiers d'exterminés, un tiers de convertis, un tiers d'expulsés. En somme rien ne distingue un Serbe d'un Croate sinon la religion dont il se réclame. Il est vrai que les cadres sociaux serbes et le juifs étaient exclus du bénéfice de la conversion forcée.

La résistance au nazisme, après la guerre, a été quelque peu récupérée par les Serbes. Aujourd'hui, dans le discours nationaliste serbe transparaissent nettement encore les clivages de la dernière guerre : les Croates sont des « oustachis », et les crimes de guerre de ces derniers sont abondamment rappelés, avec d'autant plus de conviction que les dirigeants croates, Tudjman en tête, reprennent les thèses nationalistes et antisémites des oustachis. Milosevic, en Serbie, n'a donc aucun mal à rappeler le souvenir de cette période sombre de l'histoire de la Yougoslavie. La surenchère devient un instrument de conquête ou de conservation du pouvoir, chacun voulant se montrer plus patriote que l'autre afin de montrer qu'il est le plus apte à exercer le pouvoir.

Le manichéisme avec lequel les Croates – assimilés en bloc à des collaborateurs au nazisme – sont présentés par la propagande serbe est parfaitement remis en perspective par les chiffres de la répartition des 300 000 combattants de l'armée yougoslave en 1943 (c'est-à-dire avant les ralliements de la dernière heure) : il y avait deux divisions serbes, une monténégrine, sept bosniaques, onze croates, cinq slovènes. Il est vrai que dans les divisions croates et bosniaques, le taux de Serbes était nettement supérieur à leur pourcentage dans la population de ces républiques ; toutefois, à la lumière de ces chiffres, il est faux de dire que la participation croate ait été faible.

Les historiens serbes qui révisent quelque peu l'histoire de leur pays ont tendance à oublier que les crimes des oustachis croates avaient leur pendant en Serbie même. Si l'antisémitisme croate était une réalité, celui qui existait en Serbie le valait bien. L'extermination des Juifs, pendant l'occupation nazie, s'est faite avec une forte participation serbe, notamment de l'extrême droite qui disposait d'un Corps des volontaires chargé de traquer Juifs et Tziganes et de les exécuter. L'Eglise orthodoxe serbe légitima ces massacres. Un « Appel à la nation serbe », qui prônait la loyauté envers les nazis, fut signé en tout premier par trois évêques orthodoxes... La conversion des Juifs fut même interdite par l'Eglise : c'était là bien souvent le dernier moyen pour les Juifs de sauver leur vie. Belgrade fut la première capitale européenne à être déclarée judenrein, c'est-à-dire « nettoyée des juifs »...

Les nationalistes serbes d'aujourd'hui utilisent abondamment l'héritage négatif de la période communiste de leur histoire. Slobodan Milosevic est, rappelons-le, l'ancien premier secrétaire de la Ligue des communistes yougoslaves et, tout d'abord, il combat l'héritage du titisme au nom de la perestroïka. Mais insensiblement il dérivera vers le nationalisme. Différentes explications ont été proposées à cette dérive, nous en retiendrons deux : la situation économique dramatique de la Serbie, moins développée que la Slovénie et la Croatie, et la nécessité de faire face à la surenchère pour se maintenir au pouvoir. Il opère ainsi un renversement total de la vapeur en reprenant à son compte tout l'argumentaire des opposants à la Ligue des communistes.

La crise économique pousse les Slovènes et les Croates à se séparer de la fédération, au motif qu'ils ne veulent plus contribuer, par la péréquation fiscale, au maintien à flot de la Serbie. Un peu comme la Ligue lombarde du Nord de l'Italie qui ne veut plus « payer pour le Sud ». Fortement encouragée par la presse allemande et autrichienne, l'idée de se rattacher à l'Europe, ment à l'Europe germanique, fait son chemin. Mais cela implique de se détacher de la Serbie, qui domine politiquement dans la fédération.

Les anciens communistes risquent d'être débordés par les réactions nationalistes que cette évolution provoque inévitablement, aussi reprennent-ils à leur compte les arguments de leurs adversaires. Tito est ainsi accusé d'être un Croate qui a délibérément démantelé la Serbie et qui l'a empêchée de récupérer son berceau historique, notamment en créant deux provinces autonomes, le Kosovo et la Voïvodine. La « réunification » de la Serbie devient un objectif prioritaire. On annexe le Kosovo, peuplé majoritairement d'Albanais, en prétextant que les Serbes de Voïvodine, qui, eux, constituent une petite majorité de la population, ont accepté de renoncer à leur autonomie. Des manifestations nationalistes sont organisées dans les villes des autres républiques où se trouvent des Serbes, ce qui, par réaction, exacerbe les nationalismes opposés.

On orchestre le souvenir des massacres de la dernière guerre : les Croates rappellent les atrocités des tchetniks serbes, les Serbes celles des oustachis croates, souvenirs que le régime de Tito avait quelque peu étouffés dans un souci de cohésion nationale. Ces faits avaient même été assez efficacement occultés pour que leur révélation soit un choc pour beaucoup, surtout parmi les plus jeunes. Un tel choc explique peut-être en partie les violences auxquelles se sont livrés les protagonistes de la tragédie yougoslave d'aujourd'hui, qui présente beaucoup de caractéristiques d'une peur préventive et généralisée contre un voisin à côté duquel on a longtemps vécu, mais dont on pense qu'il pourrait à l'occasion devenir hostile, phénomène auquel on peut aussi ajouter celui de la vengeance rétrospective.

Conclusion

Il me paraît indispensable, pour conclure, de préciser que ces réflexions sur la « rancune historique » n'ont pas pour but de justifier les antagonismes entre nationalités de l'ex-Yougoslavie mais de rappeler sommairement l'histoire de cette partie de l'Europe en ce qu'elle peut déterminer certains comportements d'aujourd'hui. Il ne s'agit en aucun cas de suggérer que les populations sont dans leur totalité mues par un sentiment de rancune réciproque. Ce sont les mouvements nationalistes qui utilisent l'histoire pour manipuler le présent et, dans le conflit yougoslave, la manipulation a été extrêmement poussée. Mon objectif est plutôt de montrer que ces « rancunes » sont absurdes, dépassées.

Bien des « Serbes », « Croates » ou « Musulmans » d'aujourd'hui ne sont tels que parce que eux-mêmes, ou leurs parents, ont un jour rempli un formulaire – souvent en hésitant sur la réponse à donner – qui leur demandait de déclarer quelle était leur appartenance. Là se trouve bien résumée l'absurdité du conflit dans lequel l'écrasante majorité de la population n'a jamais demandé à s'engager.

« “Peut-être un jour, une nouvelle constitution yougoslave commencera-t-elle par les mots suivants : Toutes les mémoires sont égales dans notre pays.» Ce principe de base concernerait le partage des Histoires nationales en bonnes et en moins bonnes. Il »'y a plus aujourd'hui de pays commun, et une guerre brutale et sale a commencé pour la suprématie des mémoires. » (Bogdan Bogdanovic, ancien maire de Belgrade, cf. « Les intellectuels et la guerre », Les Temps modernes, été 1994.)


II. – LA RANCUNE HISTORIQUE.

L'occupation turque.

État et nation.

1848 en Europe centrale.

La pénétration du bakouninisme dans les Balkans.

Les Balkans, un enjeu international

Une poudrière.

La Première guerre mondiale.

Entre les deux guerres. 14