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Origine : échange mail
PRÉFACE
A l'origine de ce livre il y a le désir de ne pas se résigner
à ne rien comprendre à ce qui se passe en Yougoslavie.
Il y a aussi la volonté de ne pas considérer la neutralité
comme une attitude allant de soi.
Ce livre est constitué de textes écrits à
des périodes différentes, qui n'étaient pas
destinés, à l'origine, à être rassemblés.
Je ne suis en rien un spécialiste de la question des Balkans.
Aussi faut-il tout d'abord considérer ce livre comme une
série de notes de lectures qui auraient été
remises un peu en forme. Toutes ne sont pas là, d'ailleurs,
il a fallu choisir...
C'est ainsi qu'il faut comprendre les deux textes : « Mais
qu'est-ce donc que la Bosnie-Herzégovine ? » et «
Notes pour tenter de comprendre ce qui se passe en Bosnie-Herzégovine
», qui ne sont, pour une large part, qu'un résumé
d'articles parus dans le numéro de la revue Hérodote
consacré à la question, articles qui se réfèrent
à des enquêtes psycho-sociologiques effectuées
en Yougoslavie avant la guerre. Ces enquêtes révèlent
des faits sur la population yougoslave qui sont certainement plus
proches de la vérité que les commentaires plus ou
moins oiseux effectués, y compris au sein même du mouvement
libertaire, sur les élections ayant abouti à l'indépendance
des républiques de l'ex-fédération.
Note de lecture, également, le chapitre intitulé
« La Rancune historique » qui est un essai de restituer
de façon synthétique l'histoire des Balkans et l'accumulation
des faits, depuis le début de l'occupation ottomane, auxquels
les différents nationalismes se réfèrent pour
justifier la séparation des peuples. Il m'a semblé
intéressant d'insérer quelques informations sur l'intervention
du mouvement libertaire, dont on ignore souvent qu'elle n'a pas
été négligeable. Ce chapitre n'est évidemment
pas destiné à justifier la rancune mais à montrer
à quel point elle est absurde.
Il m'a semblé également important faire remarquer
cette coïncidence, peut-être pas fortuite, entre la fin
de la guerre du Golfe et le début de l'effondrement de la
fédération yougoslave. C'est que cette dernière
n'a pas été absente dans le conflit irako-koweïtien,
en tentant des médiations qui auraient peut-être évité
la guerre. Or, j'ai tenté de montrer ailleurs (1) que l'administration
américaine, George Bush en tête, a tout fait pour casser
toute tentative de médiation. La Yougoslavie, étant
un élément moteur du mouvement des non-alignés,
et par ailleurs en excellents termes avec les pays arabes, pouvait
contrecarrer les projets d'hégémonie américaine
au Moyen-Orient.
Le chapitre qui donne son titre au livre, « Ordre mondial
et fascisme local », est le plus récent. Certaines
idées peuvent avoir évolué par rapport à
ce qui est dit dans des chapitres plus anciens. Je n'ai pas cru
nécessaire d'« unifier » l'argumentation, et
j'assume tout à fait cette évolution. Ce livre, faut-il
le répéter, est un essai de compréhension du
drame yougoslave, et une telle démarche implique inévitablement
des tâtonnements.
Précisément, une optique libertaire de la question
ne me semble pas exclure la reconnaissance que dans un conflit il
puisse y avoir un agresseur et un agressé, et c'est ce que
je tente de montrer ; pourtant, si je devais réécrire
ces textes, je serais sans doute encore moins complaisant envers
les dirigeants bosniaques : rétrospectivement, je regrette
de ne pas avoir pu (faute d'informations, essentiellement) développer
un travail sur la classe dirigeante bosniaque et ses contradictions
internes.
Aujourd'hui plus que jamais, il me semble qu'aucune paix n'est
possible dans la région tant que l'ensemble des populations
n'auront pas renversé l'ensemble de leurs dirigeants respectifs.
(1) Cf. René Berthier, L'Occident et la guerre contre les
Arabes, éditions l'Harmattan, 1993.
POSTFACE
Depuis janvier 1995, date à laquelle a été
rédigé le dernier texte présenté ici,
les événements se sont un peu accélérés.
Pourtant j'ai été tenté de ne rien ajouter,
parce qu'il me semble que rien d'essentiel ne s'est passé.
Il me semble, en effet, que du point de vue des Occidentaux, la
guerre est terminée depuis longtemps.
Cet été, une nouvelle contre-offensive bosniaque
a permis de gagner un peu de terrain. Ce n'est pas la première
fois. Le schéma est maintenant connu : ayant plus de 1 000
kilomètres de front à tenir, avec des effectifs réduits,
les Serbes de Bosnie sont forcément vulnérables si
on attaque un point, voire deux points du front. Aussi, toute tentative
contre leurs lignes a-t-elle de grandes chances de succès,
dans les premiers jours, c'est-à-dire le temps que les Serbes
rassemblent leurs forces pour riposter. Ensuite survient la riposte
serbe, violente, suivie d'annexions supplémentaires au détriment
des Bosniaques : ainsi furent prises les enclaves bosniaques de
Zepa, Srebrenica et Gorazde.
L'objectif de telles offensives bosniaques, légitimes au
regard du droit puisqu'il s'agit de récupérer des
territoires reconnus par les institutions internationales, a sans
doute moins pour objet de mettre un terme à la guerre par
une reconquête définitive, que de la continuer à
tout prix et de mettre les puissances occidentales « au pied
du mur », lesquelles puissances occidentales, aujourd'hui,
n'ont en fait qu'un désir, se désengager.
La nouvelle force d'intervention rapide mise sur pied en Bosnie
par les Anglais et les Français n'a sans doute pas d'autre
objectif, au-delà de ce qui est proclamé, que de permettre
un jour le retrait des forces d’» interposition »
de l'ONU, dont on a dit que ce serait une opération militaire
extrêmement complexe.
Aujourd'hui, l'intervention des Croates dans la Krajina et en Slavonie
(c'est-à-dire des territoires croates où vivent les
Serbes de Croatie) a provoqué, chose nouvelle, un exode des
Serbes. Cette intervention n'a pas eu lieu pour soutenir les Bosniaques
en difficulté. Les Croates ont toujours déclaré
qu'ils réagiraient en cas d'actions serbes contre l'enclave
musulmane de Bihac, proche de la Krajina. L'action militaire croate
résulte donc de l'utilisation de circonstances favorables,
notamment l'occupation des Serbes de Bosnie sur plusieurs fronts
contre les Bosniaques, ce qui empêchait ces derniers de porter
secours aux Serbes de Croatie.
On pourrait naïvement se demander pourquoi les anciennes victimes
de l'armée fédérale yougoslave, c'est-à-dire
la Slavonie et la Croatie, ne se sont pas unies à la Bosnie-Herzégovine
pour la soutenir contre leur ancien ennemi commun. Une telle interrogation
procède bien sûr d'une logique nationalitaire, mais
on peut tout de même supposer que le conflit, dans ce cas,
se serait terminé depuis longtemps.
Maintenant, ce sont des Serbes, ceux de Croatie, qui fuient par
dizaines de milliers sur les routes, traversant la Bosnie et se
massant à la frontière de l'Etat serbe. Ils seront
vraisemblablement envoyés de force en Voïvodine et au
Kosovo, pour coloniser ces ex-régions autonomes annexées
par la Serbie, suscitant par réaction de nouveaux problèmes.
Mais ne tombons pas dans l'angélisme : on peut se demander
combien d'entre eux ont participé de bon cœur à
l'épuration ethnique, ne serait-ce que pour récupérer
la maison ou la terre du voisin croate ou musulman.
Il me paraît cependant important de préciser que les
Serbes de Croatie (ou dans d'autres circonstances, les Serbes de
Bosnie-Herzégovine) ne sont pas des « étrangers
», ils y vivent depuis longtemps, souvent plusieurs siècles,
et ont un droit à nos yeux tout à fait légitime
à y vivre, tout autant que les Serbes de Bosnie-Herzégovine.
Le problème ne porte pas sur la légitimité
de ce droit mais sur les modalités d'organisation de ce droit.
Ces Serbes de Croatie ont le net sentiment d'avoir été
trahis. Ils ont pu légitimement penser, comme ceux de Bosnie,
qu'ils étaient invincibles, et voilà qu'ils découvrent
qu'à armes égales ils peuvent être battus et
que leurs dirigeants ont été les premiers à
s'enfuir. Leur hâte a été telle qu'on peut même
se demander si cela ne correspondait pas à un plan...
Le seul joker dans le jeu, aujourd'hui, est constitué par
la volonté des parlementaires américains de lever
l'embargo sur les armes en Bosnie, éventualité à
laquelle Clinton s'oppose. Si l'embargo est levé, la guerre
continuera encore, les Bosniaques s'armeront mieux, mais les Serbes
aussi. Les seuls véritables gagnants de cette guerre seront
les marchands d'armes, comme toujours. Lorsque le conflit sera fini,
les profiteurs de guerre se reconvertiront en entrepreneurs et hommes
d'affaires et feront sans état d'âme du business avec
leurs homologues de l'autre bord. Les seules victimes auront été
l'ensemble des populations touchées par la guerre, y compris
celles qui ont été abruties par la propagande nationaliste.
11 août 1995
APPEL AUX SLAVES (1849)
(Extrait)
Michel Bakounine
Deux grandes questions s'étaient posées comme d'elles-mêmes
dès les premiers jours du printemps : la question sociale
et celle de l'indépendance de toutes les nations, émancipation
des peuples à l'intérieur et à l'extérieur
à la fois. Ce n'est pas un individu quelconque, ni un parti,
mais l'admirable instinct des masses qui réclame une solution
immédiate à ces deux questions. Chacun avait compris
que la liberté n'est qu'un mensonge là où la
grande majorité de la population est contrainte de mener
une existence pitoyable, là où, privés de culture
et de pain, ils se voient en outre pour ainsi dire contraints de
servir de piétaille aux puissants et aux riches. Ainsi la
révolution sociale représentait aussi une conséquence
naturelle et nécessaire de la révolution politique.
On avait également senti que tant qu'il resterait en Europe
une seule nation persécutée, la victoire décisive
et complète de la démocratie ne serait nulle part
possible. L'oppression d'un seul peuple ou encore d'un seul individu
est l'oppression de tous, et on ne peut porter atteinte à
la liberté d'un seul sans porter atteinte à la liberté
de tous. Ces vérités si simples et si longtemps méprisées
sont devenues un axiome populaire. Le premier cri de la révolution
fut avant tout aussi un cri de haine contre la vieille politique
d'oppression eu Europe. On était fatigué des mensonges,
des trahisons et des crimes de la diplomatie ; on était honteux
de s'être laissé embrouiller si longtemps par le machiavélisme
des princes ; on ne voulait plus être le bourreau, mais l'ami,
le frère de tous les opprimés, peuples et individus.
Cette fois on voulait la liberté pour tous, une liberté
authentique et complète, sans frontières, sans exception.
« A bas les oppresseurs, vive les victimes ! Vive les Polonais,
vive les Italiens ! Vive tous les peuples persécutés
! Plus de guerres de conquête, mais seulement une bonne guerre
révolutionnaire pour la libération de tous les peuples
opprimés ! A bas toutes les frontières artificielles
et monstrueuses déterminées violemment par des congrès
de despotes et en fonction de prétendues nécessités
historiques, géographiques, commerciales, stratégiques
! Nous ne voulons plus d'autre séparation entre les peuples
que celles qui, naturelles, justes, démocratiques, reposent
sur la volonté souveraine des peuples et sur leurs diverses
nationalités ! » — Tels furent les nobles cris
qui retentirent alors presque en même temps à Paris,
Vienne, Berlin ! Frères ! Vous avez entendu ces cris généreux.
Vous les avez entendus à Vienne, où, au milieu des
barricades allemandes, combattant vous-mêmes pour toutes les
nations, vous avez érigé cette grande barricade slave
avec le drapeau de notre future liberté !
I. – L'APRÈS-GUERRE DU GOLFE ET
LE NOUVEL ORDRE MONDIAL
Le Nouvel ordre mondial est-il un ordre de nature différente
de celui qui dominait avant la guerre du Golfe ? Il est certain
que l'expression Nouvel ordre mondial est essentiellement une mystification.
Il n'y a là de nouveau que certaines formes qui peuvent varier,
ou qui ont tout simplement évolué.
De la guerre du Golfe au Nouvel ordre mondial
Considérée du point de vue américain, la guerre
du Golfe a été une simple opération de canonnière
typique des relations entre métropoles et colonies au XIXe
siècle, mais avec des moyens considérablement plus
importants, et avec comme enjeu l'hégémonie des intérêts
américains sur l'ensemble des matières énergétiques
et des matières premières, et, peut-être plus
important encore, l'appropriation de la colossale rente pétrolière
des pays producteurs du Moyen-Orient.
Ne pouvant plus dominer sur le plan industriel à cause de
la récession, du déficit chronique du budget, du déficit
de la balance commerciale, de la faible productivité du travail
; ne pouvant plus dominer sur le plan financier avec la crise colossale
des institutions financières, la concurrence du Japon et
de l'Europe ; ne pouvant plus dominer sur le plan technologique
à cause du gaspillage de la recherche-développement
dans les secteurs militaires improductifs (il faut rappeler que
les gadgets militaires avec lesquels les Américains ont fait
joujou, et qui ont tant impressionné nos présentateurs
de télé, avaient été mis en chantier
voici dix ou vingt ans, avant même la présidence de
Reagan), les Etats-Unis ont donc tablé sur leur supériorité
militaire pour affirmer leur domination non seulement sur le tiers
monde, mais aussi sur tous les Etats industrialisés dont
les gouvernements ont si obligeamment décidé de collaborer
à une opération qui allait entériner leur soumission
au Nouvel ordre mondial. Car le Nouvel ordre mondial n'est pas seulement
celui qui assujettit de façon encore plus ferme le tiers
monde aux intérêts de l'impérialisme américain,
c'est aussi celui qui assujettit les autres nations industrialisées.
De manière plus subtile, moins brutale, ce type de rapport
qui s'est instauré depuis longtemps entre les métropoles
industrielles et le tiers monde, et dont le Nouvel ordre mondial
n'est qu'une variante réactualisée, est en train de
s'établir entre les Etats-Unis et l'Europe. C'est là
le sens des conflits de compétences qu'on peut percevoir
entre l'ONU et l'OTAN dans la guerre actuelle.
L'impérialisme comme mode de domination est un phénomène
complexe qui ne saurait être analysé en termes manichéens
: le mauvais d'un côté, les bons de l'autre. C'est
un ensemble de rapports extrêmement enchevêtrés,
une cascade d'intérêts et de pouvoirs qui se concurrencent,
s'utilisent les uns les autres, s'opposent et se détruisent
au gré des circonstances : « Sans doute le maître
peut-il laisser aux puissances secondaires un peu d'espace où
s'ébattre, une sorte de cour de récréation
où elles joueraient au grand, toutes se répartissant
selon une échelle de puissance technique dont le moyen pourrait
faire us»ge contre le minuscule, si le grand le permet (1)
[1]. »
L'Irak était un cas particulièrement clair de puissance
régionale dont la présence arrangeait bien les grands
jusqu'au jour où ces derniers ont jugé nécessaire
de la brider. Le fait que le régime de Saddam Hussein soit
encore en place n'est pas dû à une faiblesse ou à
une incapacité des Occidentaux, mais au fait que le maintien
du régime est jugé nécessaire, à condition
que ses ambitions et ses capacités d'action soient réduites.
Ce qui a été valable pour l'Irak peut aussi l'être
pour la Yougoslavie.
De l’Irak à la Yougoslavie
Au lendemain de la guerre du Golfe, à laquelle les Etats
européens ont participé de bonne grâce, individuellement,
on pouvait se poser des questions sur cette entité politique
— l'Europe — qu'on nous a présentée comme
un élément indispensable pour maintenir l'équilibre
des forces politiques, la compétitivité économique
et le niveau de vie de ses habitants, mais qui était désespérément
absente et impuissante. L'instauration du «« Nouvel
ordre mondial » sous l'hégémonie réaffirmée
des Etats-Unis a révélé la vraie mesure de
cette Europe en constitution : elle deviendra à la fois une
entité soumise aux impératifs de la politique des
Etats-Unis et un champ d'expansion du capitalisme américain.
Il est acquis maintenant que la guerre du Golfe a été
un piège dans lequel Saddam Hussein est tombé. On
dit moins, cependant, qu'elle aurait pu également être
un piège dans lequel les Etats européens seraient
tombés : il s'agissait de dissuader l'Europe, concurrente
des Etats-Unis, de jouer un jeu indépendant dans l'arène
impérialiste. Mais à vrai dire, l'hypothèse
selon laquelle l'Europe serait tombée dans un piège
n'est valable que dans la mesure où les différents
Etats qui la composent aient effectivement eu un projet commun,
fût-il impérialiste. Or, ce n'est pas le cas.
L'Allemagne est la seule puissance effectivement capable de constituer
un pôle rival des Etats-Unis. Tant qu'existait le conflit
des blocs, elle était totalement dépendante de l'OTAN,
et plus particulièrement des Etats-Unis, pour sa défense,
car elle ne dispose pas de l'arme nucléaire. Trois faits
nouveaux sont apparus depuis, qui modifient radicalement les données
du problème :
1. l'effondrement du bloc soviétique ;
2. l'unification allemande ;
3. la récession aux Etats-Unis.
Cette situation nouvelle a littéralement libéré
l'Allemagne de la hantise des problèmes de défense,
et a également libéré ses forces d'expansion
économique vers l'Europe de l'Est. La crise yougoslave est
un bon révélateur des conflits internes à l'Europe
: trois mois après la fin de la guerre du Golfe, l'Allemagne
et la France semblent exploiter la crise en essayant chacune de
reconstituer leurs sphères d'influence traditionnelles :
la première en soutenant son ancien allié croate et
la seconde en soutenant son ancien allié serbe. Le soutien
allemand à l'indépendance slovène et croate,
historiquement liés à l'impérialisme austro-germanique,
répond à un objectif stratégique fondamental
: la vassalisation de ces régions pour accéder aux
ports de la Méditerranée.
La Serbie de son côté, soutenue — plus discrètement
— par la France, tente de conquérir une façade
sur l'Adriatique. En effet, si on regarde une carte, on se rend
compte que la Croatie étend vers le Sud-est une bande qui
coupe la Serbie de la mer, et que la Bosnie-Herzégovine pourrait
également fournir un accès à la mer. Le Monténégro,
lui, est un problème plus délicat : il est peuplé
surtout de Serbes, donc des « frères » ; ses
débouchés à la mer sont très malcommodes
à cause du relief .
Il y a eu plusieurs projets communs entre l'Allemagne et la France:
la création d'un corps d'armée commun, une coopération
économique et technologique plus étroite, la proposition
par Mitterrand d'une mise en commun du contrôle du bouton
nucléaire. Les Etats-Unis ont répliqué en flanquant
des claques magistrales à la France en Afrique, là
où elle dispose encore d'une influence et de positions stratégiques
— après qu'elle eût été virée
du Moyen Orient, au Liban et en Irak :
1. – A Djibouti, la présence d'une garnison française
assure à la France un accès essentiel à l'océan
Indien et à la mer rouge, à deux pas du Golfe. Mais
le président Gouled se tourne de plus en plus vers les aides
américaines, contraignant la France à se tourner vers
les Afars, opposants au régime.
2. – Au Tchad, la rébellion d'Hissène Habré
contre le gouvernement d'Idriss Déby mis en place en 1990
par Mitterrand, a été soutenue par les Etats-Unis.
Il s'agit de rogner la chasse gardée française en
Afrique, de faire en quelque sorte pression par la périphérie
sur les positions françaises en Europe. Les Etats-Unis, qui
se considèrent comme les garants de l'ordre mondial, n'hésitent
pas à déstabiliser des zones entières de la
planète pour faire échec au développement d'un
impérialisme concurrent. Ainsi, lorsque Bush, cité
par Libération du 7 janvier 1991 déclare : «
Quiconque doute de la capacité de nos forces armées
doit se rappeler deux mots : Saddam Hussein. » Il y a fort
à parier que, s'il s'adresse là aux dirigeants du
tiers monde imprudents qui seraient tentés de se mesurer
aux intérêts américains, le message vaut tout
autant pour les impérialismes concurrents.
L'administration américaine n'a cessé de couvrir
de ridicule l'« union européenne ». Les instances
de défense et de sécurité européennes
demeurent, selon les statuts mis au point à Maastricht, sous
la dépendance de l'OTAN et par conséquent sous la
dépendance directe des Etats-Unis. L'allié le plus
inconditionnel des Etats-Unis en Europe, la Grande-Bretagne, dispose
d'un droit permanent de veto en matière de diplomatie et
de défense, ce qui fait que les intérêts américains
ne pourront en aucun cas être lésés. Enfin,
les négociations sur le Gatt ont été l'occasion
de pressions maximales sur les pays européens.
Mais quel rapport avec la Yougoslavie ? Tout d'abord, il y a l'idée
qu'aucun problème régional ne doit être réglé
sans l'aval de l'administration américaine ; ensuite, il
y a la nécessité pour les Etats-Unis d'empêcher
à tout prix l'émergence d'un impérialisme européen
concurrent. La guerre en Yougoslavie a incontestablement des fondements
liés à la situation interne au pays. La crise économique
extrêmement grave subie par le pays ne doit pas être
sous-estimée, et les dirigeants politiques des régions
les moins touchées n'ont pas eu de mal à jouer la
carte irrédentiste en argumentant qu'ils ne voulaient pas
payer pour soutenir les régions les moins favorisées.
Mais cette guerre a été autant causée par
des manipulations extérieures que par des dissensions internes.
L'Allemagne, l'Autriche, le Vatican, l'Opus Dei, la Turquie, la
Russie, la Grèce, l'Iran, et, évidemment les Etats-Unis
sont des protagonistes à part entière, sans parler
des émigrés des différentes communautés
du pays, qui se sont enrichis en Occident et qui renflouent les
milices. L'Allemagne, bien avant le début du conflit, avait
réduit ses liens financiers et les crédits à
l'exportation vers la Yougoslavie, tout en resserrant très
officiellement ses relations privilégiées avec la
Slovénie et la Croatie, qui faisaient autrefois partie de
l'orbite germanique, et qui aspirent aujourd'hui à intégrer
l'Europe. Ce n'est pas un hasard si la presse allemande cultive
la nostalgie de l'ancien empire des Habsbourg, qui englobait, autour
de l'Autriche, la Hongrie, la Croatie, la Slovénie (et, accessoirement,
la Bohême-Moravie, c'est-à-dire la Tchécoslovaquie...),
et si elle publie la carte d'un empire austro-hongrois nouvelle
manière. On peut donc légitimement penser que la présence
de troupes françaises — les plus nombreuses —
dans l'ex-Yougoslavie, sous la bannière de l'ONU, s'explique
peut-être moins par des considérations humanitaires
que géo-stratégiques.
On est devant un paradoxe apparent : d'une part l'impuissance européenne
et occidentale, d'une façon générale, à
régler efficacement le problème sur le plan humanitaire
; d'autre part l'extrême efficacité et rapidité
avec laquelle a été effectué démantèlement
de l'ex-Yougoslavie.
Le rappel de quelques faits permettra sans doute de situer les
enjeux de cette guerre.
1) Quelques jours avant le déclenchement du torrent de feu
qui allait s'abattre sur l'Irak, la Yougoslavie présidait
une conférence des pays non-alignés pour tenter de
résoudre la crise du Golfe. Parmi les pays qui participaient
à cette conférence se trouvaient notamment l'Iran,
2e ou 3e producteur mondial de pétrole et de gaz naturel
; l'Indonésie, premier exportateur de pétrole et de
gaz d'Extrême-Orient ; le Venezuela, 1er exportateur de pétrole
et de Gaz des Amériques ; l'Algérie, premier exportateur
de pétrole et de gaz d'Afrique du Nord ; et, évidemment
l'Irak. A ces pays, s'ajoutent l'Egypte, Cuba, l'Inde, le Sri Lanka,
le Ghana, le Zimbabwe, la Zambie, l'Argentine, Malte, Chypre. Tous
ces pays se trouvent sur des routes stratégiques incontournables
pour le passage du pétrole, ou sur des voies commerciales,
maritimes ou terrestres, vitales.
2) Par ailleurs, la Yougoslavie entretenait des relations privilégiées
avec le Yémen et Djibouti. Le Yémen se trouve à
l'embouchure de la mer Rouge, sur la côte orientale de la
voie pétrolière vers le canal de Suez ; Djibouti se
trouve sur la côte occidentale des cette embouchure. Les rapports
que ces deux pays entretenaient avec la Yougoslavie faisait courir
le risque aux grandes puissances occidentales de voir le contrôle
du passage du pétrole leur échapper, et passer entre
les mains d'un bloc de non-alignés, qui aurait été
en mesure, s'il s'était constitué, de renégocier
les termes dramatiquement inégaux de l'échange entre
pays riches et pays pauvres.
Ainsi, la conférence des non-alignés organisée
par la Yougoslavie constituait un danger capital pour l'impérialisme.
Un danger sur deux plans :
1. – Sur le plan stratégique : la perte du contrôle
des détroits d'Ormuz et de Bab-el-Mandeb au Sud de la mer
Rouge ; des détroits de Malacca (entre la mer de Chine et
l'océan Indien), de Magellan (passage de l'Atlantique au
Pacifique)...
2. – Sur le plan idéologique : l'existence d'un bloc
de pays non-alignés pouvait constituer pour l'opinion publique
internationale un fait extrêmement positif, qu'il aurait été
difficile de discréditer une fois constitué, mais
qu'il était facile de tuer dans l'ouf. Pensez donc : une
alliance de pays non-alignés contrôlant l'essentiel
du commerce du pétrole et du gaz naturel !
A tout cela s'ajoute un autre fait aggravant : en juin 1991 s'ouvrirent
en Yougoslavie des pourparlers au sujet d'un projet de développement
régional, couvrant 5 000 km², visant à faire
vivre cette région sans avoir recours aux combustibles fossiles
— pétrole et gaz naturel... Un projet inadmissible
pour les multinationales du pétrole... dont Bush était
un représentant zélé !
La guerre en Yougoslavie n'est-elle qu'un avatar de la
guerre du Golfe ?
De la Yougoslavie à la Somalie
« Il y en a. Il n'y a pas de doute qu'il y a du pétrole
», déclare un géologue, le principal spécialiste
du pétrole de la Banque mondiale, qui a dirigé une
mission de recherche pétrolière de trois ans dans
le golfe d'Aden et au large de la Somalie. En 1991, une étude
coordonnée par la Banque mondiale et destinée à
encourager les investissements privés dans le domaine du
pétrole en Afrique a mis la Somalie et le Soudan en tête
de liste...
La lecture de petits entrefilets dans la presse américaine
est souvent très instructive. Le 19 janvier 1993, Mark Fineman,
dans le Los Angeles Times, révèle que quatre grandes
compagnies pétrolières des Etats-Unis attendent avec
impatience de récolter les bénéfices des concessions
exclusives qui leur ont été accordées pour
rechercher et exploiter le pétrole somalien. Cette terre,
dit l'article, « pourrait produire de grandes quantités
de pétrole et de gaz naturel, si la mission militaire menée
par les Etats-Unis pouvait rétablir la paix »... Tiens
donc.
Ainsi, les deux tiers de la Somalie ont été alloués
aux géants pétroliers américains Conoco, Amoco,
Chevron et Phillips par l'ancien président pro-américain,
Siad Barre, avant qu'il ne soit renversé en janvier 1991.
Les compagnies qui détiennent les « droits »
sur ces concessions prometteuses espèrent que la décision
de l'administration américaine — à l'époque
c'était Bush — d'envoyer des troupes en Somalie permettra
également de protéger leurs investissements dans le
pays, qui se chiffrent en millions de dollars.
Bien entendu, l'administration américaine et le département
d'Etat clament que l'intervention en Somalie n'est qu'humanitaire.
Les porte-parole de l'industrie pétrolière, la main
sur le cour, protestent qu'il n'y a aucune relation entre l'intervention
« humanitaire », les intérêts des compagnies
pétrolières concernées, et le fait que Bush
soit très lié à l'industrie pétrolière...
En 1991, précisément, juste avant la guerre du Golfe,
le général Schwarzkopf lui-même s'adressait
à une commission du Sénat des Etats-Unis en ces termes
: « Les routes de la mer Rouge et les détroits de Bab
el-Mandeb sont au centre des intérêts des Etats-Unis,
là où l'Afrique et l'Asie convergent... et leur importance
deviendra encore plus grande avec la mise en oeuvre du terminal
de Yanbu [Arabie Saoudite». Au milieu des années 90,
à pleine capacité, 90 % du pétrole saoudien
et 40 % du pétrole irakien partiront, vers le monde entier,
du terminal de Yanbu. » Ainsi, « la disponibilité
des infrastructures somaliennes continue d'être partie intégrante
de la stratégie régionale » des Etats-Unis (Cité
par Il Manifesto, 13 juillet 1993.)
Le lien entre la destruction de l'Irak et l'opération pseudo-humanitaire
en Somalie apparaît donc clairement : « Restore Hope
» est la continuation sous une autre forme de « Tempête
du Désert ».
En 1986 déjà, Bush, qui n'était que vice-président,
avait inauguré une raffinerie de la compagnie texane Hunt
Oil Corporation près de la ville yéménite de
Marib, juste en face de la Somalie, de l'autre côté
du golfe d'Aden. Coût : 18 millions de dollars. Bush avait
alors soutenu « l'importance croissante pour l'Occident de
développer les ressources pétrolières de la
région des détroits d'Ormuz », dans le golfe
Persique. Car, comme dit encore Schwarzkopf, « avec les économies
du monde libre toujours plus dépendantes des flux de pétrole
de l'Asie occidentale, les Etats-Unis ont un intérêt
vital à maintenir leur accès illimité aux gouvernements,
aux peuples et aux ressources de cette région (...) qui co»tient
77 % des réserves prouvées du monde libre ».
C'est ainsi que les marines américains débarquèrent
le 8 juillet 1993 dans le port somalien de Bosaso, au Nord de la
Somalie, pour, dirent-ils, construire une école et réparer
le port. En fait de « réparation », ils ont mis
en place une véritable base navale, et le fait que ce port
se trouve à un endroit stratégique du golfe d'Aden
et qu'il contrôle le détroit, est probablement un pur
hasard. Ainsi que le fait que les marines se soient installés
sur un chantier de la Conoco, une compagnie pétrolière
US.
Mark Fineman, l'auteur de l'article du Los Angeles Times mentionné
ci-dessus, affirme que « des officiels du département
d'Etat et de l'armée reconnaissent que l'une de ces compagnies
pétrolières a fait plus qu'attendre et espérer
que la paix soit instaurée ». Conoco, la seule compagnie
pétrolière à avoir maintenu un bureau à
Mogadiscio pendant ces deux dernières années «
d'anarchie dans tout le pays » (nationwide anarchy) a été
directement impliquée dans le rôle joué par
le gouvernement US dans « l'effort militaire humanitaire sponsorisé
par les Nations-unies ».
Conoco, dont les efforts infatigables dans le centre-Nord de la
Somalie ont révélé des perspectives très
encourageantes juste avant la chute de Siad Barre, a permis que
ses installations de Mogadiscio soient transformées en «
ambassade américaine de fait quelques jours avant que les
marines ne débarquent dans la capitale ». Le président
de la filiale en Somalie a en outre gagné une grande estime
officielle en facilitant les efforts de l'administration US pendant
les mois qui ont précédé l'intervention.
La Conoco s'était assuré les zones potentiellement
les plus riches en pétrole de la Somalie, et avait même
réussi à négocier avec Ali Mahdi, le président
somalien par intérim, le renouvellement des concessions.
La collaboration entre la multinationale US et les forces armées
fut telle que dans une lettre publiée dans la revue interne
de la société, le général américain
Frank Libutti remercia le directeur local de la Conoco, sans la
coura_geuse contribution duquel l'opération [le débarquement]
aurait échoué. Mais dans cette affaire, qui a aidé
qui ?...
Dans le meilleur des cas, les opérations humanitaires n'ont
pour but que de soulager la conscience de l'opinion publique. A
l'heure où l'information peut être quasi immédiate,
on peut voir apparaître sur les écrans des situations
tragiques qui émeuvent l'opinon et qui appellent inévitablement
une réponse en termes humanitaires.
Lorsque de telles opérations sont relayées par les
Etats, elles sont souvent un substitut à l'absence de politique
concernant le problème dont il est question, ou un écran
de fumée pour masquer les responsabilités précises
des Etats qui s'ingèrent dans la tragédie que les
médias nous révèlent — le Rwanda est
un exemple caractéristique. Elles peuvent aussi être
une forme détournée d'intervention qui prend des allures
d'humanitaire. Les coalisés après la guerre du Golfe
ont-ils fait de l'humanitaire dans le Kurdistan irakien pour faire
de l'humanitaire, ou pour contrôler la région ? Il
est évident que c'est la seconde hypothèse qui est
vraie. Lorsque les petits écoliers français ont tous
généreusement donné un kilo de riz pour les
Somaliens, il aurait été quasiment impossible, devant
le soulèvement d'enthousiasme de ces chères têtes
blondes, d'expliquer que c'était une ânerie : l'opération
avait de toute évidence une motivation de politique intérieure,
mais elle fournissait aussi à la France un prétexte
d'affirmer médiatiquement sa présence dans une région
où elle a des intérêts stratégiques vitaux
— la base militaire de Djibouti — face à une
tentative d'implantation américaine, elle-même sous
couvert d'humanitaire. Quant à l'utilité pour les
Somaliens, ce riz a contribué à ruiner encore plus
les paysans dans les régions qui produisaient des céréales.
Il aurait été plus simple (mais beaucoup moins spectaculaire...)
d'acheter des produits alimentaires aux paysans africains qui en
produisaient et de les transporter dans les régions où
sévissait la famine. Parce que le problème n'était
pas la production, mais le transport. Certains journalistes vont
même jusqu'à affirmer qu'il n'y a jamais eu de famine
en Somalie...
L'humanitaire aujourd'hui joue le même rôle que les
missionnaires au siècle dernier : il sert de prétexte.
Lorsque la famine est la raison de l'intervention, cette dernière
ruine les producteurs locaux sans résoudre les problèmes
structuraux qui sont la cause de la famine (la cause est en général
précisément le type de rapport qui existe entre le
tiers monde et les métropoles impérialistes, mais
cela, on ne peut évidemment pas le remettre en question).
Est-ce aider les Africains que de leur envoyer les excédents
alimentaires français, vendus moins chers que les produits
locaux, et qui ruinent le commerce ? Lorsque la guerre est la raison
de l'intervention, celle-ci est faite sélectivement, non
pas pour faire respecter le droit, mais pour mettre en oeuvre des
solutions qui conviennent aux intérêts des grandes
puissances. Qui a parlé d'intervenir au Tibet envahi par
les Chinois — un million de morts ? Qui a parlé d'intervenir
à Timor-Est envahi par les Indonésiens — 300
000 morts ?
On oublie que le Haut commissariat aux réfugiés n'a
pas de pouvoir d'exécution : il dispose de fonds, alloués
pour une cause, fait des appels d'offres. Ce sont des sociétés
privées qui fournissent les services demandés. Ces
services peuvent être facturés jusqu'à trois
fois le prix normal. Il y a d'innombrables exemples de sommes allouées
à l'aide dont une infime fraction parvient aux pays qui en
ont besoin. Les fonds de l'humanitaire servent en réalité
à subventionner les activités économiques des
pays développés (2) [2].
Auparavant, les puissances impérialistes intervenaient en
soutenant militairement les opposants aux régimes qui ne
leur convenaient pas ; aujourd'hui, ce mode d'intervention n'est
qu'une des alternatives dont l'autre est l'ingérence humanitaire.
En somme, on a maintenant le choix.
I. – L'APRÈS-GUERRE DU GOLFE ET LE NOUVEL ORDRE MONDIAL.
De la guerre du Golfe au Nouvel ordre mondial
De l’Irak à la Yougoslavie.
De la Yougoslavie à la Somalie.
[1]. 1 Claude Le Borgne, Un discret massacre, l'Orient, la guerre
et après, François Bourin éditeur, p. 188.
[1]. 2 Cf. René Berthier, L'Occident et la guerre contre
les Arabes, III, 5 : « Le FMI et le business de l'aide »,
éditions L'Harmattan.
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