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Origine : échanges mails
Leo Strauss rappelle dans Thoughts on Machiavelli que l'auteur
du Prince — qualifié par Bakounine de fondateur de
la science politique moderne — termine son livre par un «
appel passionné à l'action » [1]. Claude Lefort
dit à ce sujet que ce n'est pas un hasard, en effet, si le
dernier chapitre du Prince tranche soudain, par la passion de son
ton, sur l'ensemble d'un exposé apparemment inspiré
du seul souci de connaître et de faire connaître les
conditions de la fondation d'un Etat et de l'exercice du Pouvoir.
(...) L'exigence pratique fonde, dans la réalité,
l'exigence théorique [2]. »
Il en est ainsi de l'œuvre de la plupart des grands penseurs
politiques. Ce n'est pas un hasard non plus si le Capital, après
deux mille pages d'analyses sur les mécanismes du capitalisme,
s'achève dans le dernier paragraphe du Livre III par l'exigence
de la réduction de la journée de travail [3], ce qui
ne peut être qu'un appel à l'action.
Mais tandis que le premier s'adressait aux « masses de son
temps, à la bourgeoisie montante de Florence » [4],
le second s'adresse aux masses ouvrières.
Qu'en est-il de Bakounine ?
La philosophie allemande, l'histoire de l'Allemagne, la politique
de l'Etat allemand contemporain ont fourni au révolutionnaire
russe les fondements sur lesquels il a élaboré l'essentiel
de sa pensée politique. Il est clair cependant que c'est
d'un point de vue international que se place le champ de sa pensée.
La sympathie que lui inspire la classe ouvrière allemande
ne l'empêche pas de douter que la révolution puisse
partir l'Allemagne. L'influence déterminante de la direction
social-démocrate, l'héritage des institutions bismarckiennes
sont un poids trop lourd. Loin de penser que le chancelier travaille
inconsciemment pour le mouvement ouvrier, Bakounine a toujours affirmé
que les dirigeants social-démocrates étaient les instruments
de celui-ci. Pas un instant Bakounine ne croit à la validité
du jugement émis trente ans plus tard par les social-démocrates
russes : « Le modèle allemand peut être caractérisé
comme l'utilisation du parlementarisme à des fins révolutionnaires.
»
Dans la mesure où l'Allemagne était sur le continent
le seul Etat — avec la Suisse, qui constitue un exemple plus
limité — dans lequel existassent des institutions représentatives,
elle constituait aux yeux de Bakounine un excellent laboratoire
pour tenter de comprendre l'évolution possible des formes
politiques propres au système capitaliste de son temps. Or,
si Bakounine reste persuadé que « la liberté
politique n'émancipe en réalité que la seule
bourgeoisie » (II, 242), cela ne signifie pas qu'il défendait
des positions maximalistes excluant toute intervention qui n'aboutît
pas immédiatement à la révolution. Le refus
du « modèle allemand » et de l'action parlementaire
n'excluent pas que la classe ouvrière puisse envisager des
étapes, des perspectives à court terme à son
action, par d'autres moyens, par son organisation « en dehors
et contre la bourgeoisie ». Ce n'est, affirme Bakounine, que
grâce à une forte organisation du prolétariat
que la bourgeoisie entrera dans la voie des « concessions
non illusoires mais sérieuse » :
« …et une fois arrivés à ce résultat
par la force et seulement grâce à la démonstration
bien réelle de votre puissance organisée, vous pourrez,
pour éviter des collisions sanglantes et toujours fâcheuses
pour les deux parties, temporiser, transiger avec eux, leur accorder,
selon les circonstances, dix, quinze, ou même vingt ans pour
amener, au moyen de réformes économiques réelles
et savamment combinées, l'égalité des conditions
économiques du travail et de la vie sociale pour tout le
monde. » (Œuvres, Champ libre, II, 74.)
Bakounine réformiste ? Celui-ci sait bien que la révolution
ne se décrète pas, et il n'a pas de mots assez durs
pour ceux qui s'imaginent qu'il leur suffit de se former en petits
centres de conspiration dans les villes principales (...), au nombre
de quelques dizaines dans chacune, en entraînant tout au plus
avec eux quelques centaines d'ouvriers, et de se lever à
l'improviste d'une insurrection simultanée, pour que les
masses suivent. »
Il ne faut pas, conclut-il, que la révolution se déshonore
par un mouvement insensé et que l'idée d'un soulèvement
révolutionnaire tombe dans le ridicule .» (II, 241.)
Dans son déclenchement, la révolution ne saurait
être le résultat d'un acte volontariste : les masses
ne se mettent en mouvement que lorsqu'elles sont poussées
par des puissances — à la fois intérêts
et principes — qui émanent de leur propre vie. Mais
dans son déroulement il est nécessaire de déterminer
précisément sa limite, celle-ci étant soumise
à une foule de conditions sociales, dont l'ensemble constitue
la situation réelle d'un pays, et qui pèsent nécessairement
sur chaque révolution populaire » (II, 242). Ainsi,
le devoir des chefs sera non pas « d'imposer leurs propres
fantasmes aux masses », mais de bien comprendre quelles sont
ces limites : une erreur d'analyse, dit-il ailleurs, pouvant conduire
à une catastrophe.
Ces quelques considérations très sommaires suggèrent
que la critique du « programme allemand » s'accompagne
de réflexions sur les conditions et les voies de la révolution
prolétarienne qui, à l'examen, sont très loin
de l'image traditionnellement donnée des conceptions de Bakounine,
chez qui l' « exigence théorique » aurait été
occultée par l'« exigence pratique » du révolutionnaire
brouillon, irréfléchi et pandestructeur.
Il va de soi qu'une telle image, romantique entre toutes (chez
un homme qui par ailleurs méprisait souverainement les auteurs
romantiques), n'a pas encouragé l'histoire des idées
politiques à accorder à sa pensée la moindre
valeur normative.
Les auteurs non anarchistes qui ont approché un peu la pensée
de Bakounine d'un point de vue politique, c'est-à-dire sans
a priori polémique, et qui ont au moins lu ses oeuvres (ce
qui n'est pas toujours le cas...), sont fort rares. Parmi ceux-ci,
mentionnons Henri Lefebvre, qui ne cache pas sa préférence
pour Marx, mais dont le concept de mode de production étatique
relève plus de la problématique post-bakouninienne
que post-marxiste.
L'œuvre de Bakounine se distingue de celle des grands auteurs
de la philosophie politique en ce qu'elle n'a pas d'intention théorique
apparente : n'étant pas un homme de cabinet il ne systématise
pas sa pensée. Ses écrits sont destinés à
ses innombrables correspondants en Europe, ce sont des lettres,
des discours, des conférences faites à des ouvriers,
des injonctions à s'organiser. Pourtant, l'intention théorique,
explicative, didactique, apparaît à chaque instant
et elle étend très loin ses racines dans la philosophie
allemande et la pensée politique française des Lumières.
Chez Bakounine, plus que chez tout autre, la théorie naît
de la pratique et de l'observation de la réalité.
Ce n'est donc pas non plus un hasard si Etatisme et anarchie et
l'Empire knouto-germanique se terminent, l'un par un appel à
l'action des Slaves, l'autre par un appel à l'action du prolétariat.
Qu'en est-il de nos jours, des thèmes développés
par Bakounine il y a un siècle ? Malgré l'évolution
considérable subie par l'économie capitaliste, les
mutations techniques, les transformations sociologique de la classe
ouvrière, bien des points restent encore actuels : la constitution
de grands blocs étatiques ; l'adéquation de la démocratie
représentative à la rationalité capitaliste
: la technicité des tâches parlementaires qui excluent
toute démocratie réelle ; la réduction des
instances représentatives au rôle de chambres d'enregistrement
de décisions prises par l'appareil d'Etat ou en dehors de
celui-ci.
Si, cependant, nous ne devions garder qu'une chose de la pensée
politique de Bakounine, nous nous limiterions à ce constat
: le succès des grandes mutations historiques n'est pas seulement
dû à ce que les conditions matérielles étaient
mûres, mais à ce que les classes qui étaient
porteuses d'une « Idée » véhiculaient,
relativement à leur époque, des valeurs universelles
et mobilisatrices. Aujourd'hui, Bakounine ne manquerait pas de poser
la question : de quelles valeurs le prolétariat des pays
industriels est-il porteur ?
* * *
L'évolution des sociétés contemporaines depuis
trente ans a conduit à modifier fondamentalement l'analyse
de l'institution politique et du pouvoir, qui ne se suffit plus
des explications traditionnelles fournies par la théorie
marxiste. Qu'elle soit libérale ou marxiste, la philosophie
politique s'appuyait jusqu'à présent sur le postulat
que le pouvoir était de nature rationnelle et que le contrôle
de celui-ci rendait possible l'instauration d'une société
répondant aux critères optimaux auxquels l'une ou
l'autre école se référait.
On assiste aujourd'hui à un reflux devant la politique dont
on pourrait penser à première vue qu'il répond
à l'attente de celui que Marx accusait d'indifférentisme
politique. Nombre d'intellectuels de formation marxiste ont aujourd'hui
remplacé la critique du pouvoir bourgeois et de la démocratie
bourgeoise, voire la critique du pouvoir révolutionnaire,
par la critique du pouvoir tout court. Là encore, on pourrait
penser qu'il s'agit d'une sorte de « retour » à
Bakounine, qui pourtant n'a jamais prôné l'indifférence
en matière politique mais qui a tout simplement mis le prolétariat
en garde contre la participation à des institutions politiques
dont les règles avaient été instaurées
par la bourgeoisie. Ceux qui reprochaient à Bakounine son
« apolitisme » ne pouvaient simplement pas concevoir
autre chose qu'une politique parlementaire.
La plupart des auteurs qui ont critiqué Bakounine au nom
du marxisme se sont simplement tenus à ce que Marx ou Engels
ont écrit sur lui, sans se référer aux écrits
mêmes du révolutionnaire russe. Or ceux-ci révèlent
qu'il y a un contre-sens sémantique — qui n'est pas
politiquement neutre — sur la notion de politique. Moins d'un
siècle après la révolution française,
la politique restait pour Bakounine une revendication de la bourgeoisie.
La critique de la politique, en tant qu'elle s'identifie à
la démocratie parlementaire, s'identifie à la critique
de la bourgeoisie. Partisan de l'action parlementaire, Marx se voit
ainsi reprocher de faire de la politique bourgeoise. A l'inverse,
Marx assimile la critique bakouninienne de la politique parlementaire
à la critique de toute forme d'action politique. Ces précisions
faites, on découvre dans la critique bakouninienne de Marx
le même contenu que dans la critique léninienne de
la social-démocratie.
Quant au pouvoir — et particulièrement le pouvoir
d'Etat — l'intérêt de l'œuvre de Bakounine
est qu'elle ne se limite pas à considérer qu'il n'est
que la simple expression politique de forces qui se situent dans
la sphère de l'économie. Le pouvoir est une dynamique
qui s'auto-conserve et s'auto-reproduit. L'Etat se définit
aussi comme un phénomène religieux, ce qui s'exprime,
dit Bakounine, par le fait que les premières formes de pouvoir
ont revêtu un caractère sacerdotal : l'Etat-Eglise,
l'Etat-frère cadet de l'Eglise, sont des notions qui reviennent
souvent au fil de la plume du Russe. Au contraire de Marx, Bakounine
pense que la critique de la religion n'est pas achevée :
elle est consubstantielle à la critique de l'Etat. Faut-il
s'étonner dès lors de découvrir que le clergé
du haut Moyen Age est présenté comme une classe dominante,
propriétaire à titre oligarchique des moyens de production,
se recrutant par cooptation des élites de la société,
organisée de façon strictement hiérarchique
et soudée par une idéologie à vocation universelle
?
Nombre d'auteurs sont passés du soutien à des régimes
qualifiés de totalitaires à la rébellion morale,
et font maintenant le procès de l'essence totalitaire du
pouvoir. Ceux-là dénoncent l'imposture de la révolution
qui sacrifie les hommes sur l'autel de la terreur d'Etat. Bakounine
avait répondu d'avance en disant que l'Etat n'est pas la
révolution.
Notes
[1] Midway Reprint, p. 55.
[2] Les formes de l'histoire, Le Seuil, p. 178.
[3] La Pléiade, III, p. 1488.
[4] Claude Lefort, op. cit. p. 178.
[5] Claudie Weill, Marxistes russes et social démocrates
allemands, Maspéro, p. 29.
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