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Bakounine Politique. – Révolution et contre-révolution en Europe centrale.
CONCLUSION
René Berthier
Editions du Monde Libertaire, 1991

Origine : échanges mails

Leo Strauss rappelle dans Thoughts on Machiavelli que l'auteur du Prince — qualifié par Bakounine de fondateur de la science politique moderne — termine son livre par un « appel passionné à l'action » [1]. Claude Lefort dit à ce sujet que ce n'est pas un hasard, en effet, si le dernier chapitre du Prince tranche soudain, par la passion de son ton, sur l'ensemble d'un exposé apparemment inspiré du seul souci de connaître et de faire connaître les conditions de la fondation d'un Etat et de l'exercice du Pouvoir. (...) L'exigence pratique fonde, dans la réalité, l'exigence théorique [2]. »

Il en est ainsi de l'œuvre de la plupart des grands penseurs politiques. Ce n'est pas un hasard non plus si le Capital, après deux mille pages d'analyses sur les mécanismes du capitalisme, s'achève dans le dernier paragraphe du Livre III par l'exigence de la réduction de la journée de travail [3], ce qui ne peut être qu'un appel à l'action.

Mais tandis que le premier s'adressait aux « masses de son temps, à la bourgeoisie montante de Florence » [4], le second s'adresse aux masses ouvrières.

Qu'en est-il de Bakounine ?

La philosophie allemande, l'histoire de l'Allemagne, la politique de l'Etat allemand contemporain ont fourni au révolutionnaire russe les fondements sur lesquels il a élaboré l'essentiel de sa pensée politique. Il est clair cependant que c'est d'un point de vue international que se place le champ de sa pensée. La sympathie que lui inspire la classe ouvrière allemande ne l'empêche pas de douter que la révolution puisse partir l'Allemagne. L'influence déterminante de la direction social-démocrate, l'héritage des institutions bismarckiennes sont un poids trop lourd. Loin de penser que le chancelier travaille inconsciemment pour le mouvement ouvrier, Bakounine a toujours affirmé que les dirigeants social-démocrates étaient les instruments de celui-ci. Pas un instant Bakounine ne croit à la validité du jugement émis trente ans plus tard par les social-démocrates russes : « Le modèle allemand peut être caractérisé comme l'utilisation du parlementarisme à des fins révolutionnaires. »

Dans la mesure où l'Allemagne était sur le continent le seul Etat — avec la Suisse, qui constitue un exemple plus limité — dans lequel existassent des institutions représentatives, elle constituait aux yeux de Bakounine un excellent laboratoire pour tenter de comprendre l'évolution possible des formes politiques propres au système capitaliste de son temps. Or, si Bakounine reste persuadé que « la liberté politique n'émancipe en réalité que la seule bourgeoisie » (II, 242), cela ne signifie pas qu'il défendait des positions maximalistes excluant toute intervention qui n'aboutît pas immédiatement à la révolution. Le refus du « modèle allemand » et de l'action parlementaire n'excluent pas que la classe ouvrière puisse envisager des étapes, des perspectives à court terme à son action, par d'autres moyens, par son organisation « en dehors et contre la bourgeoisie ». Ce n'est, affirme Bakounine, que grâce à une forte organisation du prolétariat que la bourgeoisie entrera dans la voie des « concessions non illusoires mais sérieuse » :

« …et une fois arrivés à ce résultat par la force et seulement grâce à la démonstration bien réelle de votre puissance organisée, vous pourrez, pour éviter des collisions sanglantes et toujours fâcheuses pour les deux parties, temporiser, transiger avec eux, leur accorder, selon les circonstances, dix, quinze, ou même vingt ans pour amener, au moyen de réformes économiques réelles et savamment combinées, l'égalité des conditions économiques du travail et de la vie sociale pour tout le monde. » (Œuvres, Champ libre, II, 74.)

Bakounine réformiste ? Celui-ci sait bien que la révolution ne se décrète pas, et il n'a pas de mots assez durs pour ceux qui s'imaginent qu'il leur suffit de se former en petits centres de conspiration dans les villes principales (...), au nombre de quelques dizaines dans chacune, en entraînant tout au plus avec eux quelques centaines d'ouvriers, et de se lever à l'improviste d'une insurrection simultanée, pour que les masses suivent. »

Il ne faut pas, conclut-il, que la révolution se déshonore par un mouvement insensé et que l'idée d'un soulèvement révolutionnaire tombe dans le ridicule .» (II, 241.)

Dans son déclenchement, la révolution ne saurait être le résultat d'un acte volontariste : les masses ne se mettent en mouvement que lorsqu'elles sont poussées par des puissances — à la fois intérêts et principes — qui émanent de leur propre vie. Mais dans son déroulement il est nécessaire de déterminer précisément sa limite, celle-ci étant soumise à une foule de conditions sociales, dont l'ensemble constitue la situation réelle d'un pays, et qui pèsent nécessairement sur chaque révolution populaire » (II, 242). Ainsi, le devoir des chefs sera non pas « d'imposer leurs propres fantasmes aux masses », mais de bien comprendre quelles sont ces limites : une erreur d'analyse, dit-il ailleurs, pouvant conduire à une catastrophe.

Ces quelques considérations très sommaires suggèrent que la critique du « programme allemand » s'accompagne de réflexions sur les conditions et les voies de la révolution prolétarienne qui, à l'examen, sont très loin de l'image traditionnellement donnée des conceptions de Bakounine, chez qui l' « exigence théorique » aurait été occultée par l'« exigence pratique » du révolutionnaire brouillon, irréfléchi et pandestructeur.

Il va de soi qu'une telle image, romantique entre toutes (chez un homme qui par ailleurs méprisait souverainement les auteurs romantiques), n'a pas encouragé l'histoire des idées politiques à accorder à sa pensée la moindre valeur normative.

Les auteurs non anarchistes qui ont approché un peu la pensée de Bakounine d'un point de vue politique, c'est-à-dire sans a priori polémique, et qui ont au moins lu ses oeuvres (ce qui n'est pas toujours le cas...), sont fort rares. Parmi ceux-ci, mentionnons Henri Lefebvre, qui ne cache pas sa préférence pour Marx, mais dont le concept de mode de production étatique relève plus de la problématique post-bakouninienne que post-marxiste.

L'œuvre de Bakounine se distingue de celle des grands auteurs de la philosophie politique en ce qu'elle n'a pas d'intention théorique apparente : n'étant pas un homme de cabinet il ne systématise pas sa pensée. Ses écrits sont destinés à ses innombrables correspondants en Europe, ce sont des lettres, des discours, des conférences faites à des ouvriers, des injonctions à s'organiser. Pourtant, l'intention théorique, explicative, didactique, apparaît à chaque instant et elle étend très loin ses racines dans la philosophie allemande et la pensée politique française des Lumières. Chez Bakounine, plus que chez tout autre, la théorie naît de la pratique et de l'observation de la réalité. Ce n'est donc pas non plus un hasard si Etatisme et anarchie et l'Empire knouto-germanique se terminent, l'un par un appel à l'action des Slaves, l'autre par un appel à l'action du prolétariat.

Qu'en est-il de nos jours, des thèmes développés par Bakounine il y a un siècle ? Malgré l'évolution considérable subie par l'économie capitaliste, les mutations techniques, les transformations sociologique de la classe ouvrière, bien des points restent encore actuels : la constitution de grands blocs étatiques ; l'adéquation de la démocratie représentative à la rationalité capitaliste : la technicité des tâches parlementaires qui excluent toute démocratie réelle ; la réduction des instances représentatives au rôle de chambres d'enregistrement de décisions prises par l'appareil d'Etat ou en dehors de celui-ci.

Si, cependant, nous ne devions garder qu'une chose de la pensée politique de Bakounine, nous nous limiterions à ce constat : le succès des grandes mutations historiques n'est pas seulement dû à ce que les conditions matérielles étaient mûres, mais à ce que les classes qui étaient porteuses d'une « Idée » véhiculaient, relativement à leur époque, des valeurs universelles et mobilisatrices. Aujourd'hui, Bakounine ne manquerait pas de poser la question : de quelles valeurs le prolétariat des pays industriels est-il porteur ?

* * *

L'évolution des sociétés contemporaines depuis trente ans a conduit à modifier fondamentalement l'analyse de l'institution politique et du pouvoir, qui ne se suffit plus des explications traditionnelles fournies par la théorie marxiste. Qu'elle soit libérale ou marxiste, la philosophie politique s'appuyait jusqu'à présent sur le postulat que le pouvoir était de nature rationnelle et que le contrôle de celui-ci rendait possible l'instauration d'une société répondant aux critères optimaux auxquels l'une ou l'autre école se référait.

On assiste aujourd'hui à un reflux devant la politique dont on pourrait penser à première vue qu'il répond à l'attente de celui que Marx accusait d'indifférentisme politique. Nombre d'intellectuels de formation marxiste ont aujourd'hui remplacé la critique du pouvoir bourgeois et de la démocratie bourgeoise, voire la critique du pouvoir révolutionnaire, par la critique du pouvoir tout court. Là encore, on pourrait penser qu'il s'agit d'une sorte de « retour » à Bakounine, qui pourtant n'a jamais prôné l'indifférence en matière politique mais qui a tout simplement mis le prolétariat en garde contre la participation à des institutions politiques dont les règles avaient été instaurées par la bourgeoisie. Ceux qui reprochaient à Bakounine son « apolitisme » ne pouvaient simplement pas concevoir autre chose qu'une politique parlementaire.

La plupart des auteurs qui ont critiqué Bakounine au nom du marxisme se sont simplement tenus à ce que Marx ou Engels ont écrit sur lui, sans se référer aux écrits mêmes du révolutionnaire russe. Or ceux-ci révèlent qu'il y a un contre-sens sémantique — qui n'est pas politiquement neutre — sur la notion de politique. Moins d'un siècle après la révolution française, la politique restait pour Bakounine une revendication de la bourgeoisie. La critique de la politique, en tant qu'elle s'identifie à la démocratie parlementaire, s'identifie à la critique de la bourgeoisie. Partisan de l'action parlementaire, Marx se voit ainsi reprocher de faire de la politique bourgeoise. A l'inverse, Marx assimile la critique bakouninienne de la politique parlementaire à la critique de toute forme d'action politique. Ces précisions faites, on découvre dans la critique bakouninienne de Marx le même contenu que dans la critique léninienne de la social-démocratie.

Quant au pouvoir — et particulièrement le pouvoir d'Etat — l'intérêt de l'œuvre de Bakounine est qu'elle ne se limite pas à considérer qu'il n'est que la simple expression politique de forces qui se situent dans la sphère de l'économie. Le pouvoir est une dynamique qui s'auto-conserve et s'auto-reproduit. L'Etat se définit aussi comme un phénomène religieux, ce qui s'exprime, dit Bakounine, par le fait que les premières formes de pouvoir ont revêtu un caractère sacerdotal : l'Etat-Eglise, l'Etat-frère cadet de l'Eglise, sont des notions qui reviennent souvent au fil de la plume du Russe. Au contraire de Marx, Bakounine pense que la critique de la religion n'est pas achevée : elle est consubstantielle à la critique de l'Etat. Faut-il s'étonner dès lors de découvrir que le clergé du haut Moyen Age est présenté comme une classe dominante, propriétaire à titre oligarchique des moyens de production, se recrutant par cooptation des élites de la société, organisée de façon strictement hiérarchique et soudée par une idéologie à vocation universelle ?

Nombre d'auteurs sont passés du soutien à des régimes qualifiés de totalitaires à la rébellion morale, et font maintenant le procès de l'essence totalitaire du pouvoir. Ceux-là dénoncent l'imposture de la révolution qui sacrifie les hommes sur l'autel de la terreur d'Etat. Bakounine avait répondu d'avance en disant que l'Etat n'est pas la révolution.


Notes

[1] Midway Reprint, p. 55.

[2] Les formes de l'histoire, Le Seuil, p. 178.

[3] La Pléiade, III, p. 1488.

[4] Claude Lefort, op. cit. p. 178.

[5] Claudie Weill, Marxistes russes et social démocrates allemands, Maspéro, p. 29.