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Origine : échanges mails
« La révolution sociale ne peut être le fait
d'un seul peuple, par nature cette révolution est internationale
», dit Bakounine (IV, 240). Ainsi se justifie la préoccupation
dominante du révolutionnaire pour les questions internationales,
qui occupent une place prépondérante dans son oeuvre.
Etatisme et Anarchie et l'Empire knouto-germanique, les deux grands
ouvrages de l'anarchiste, sont essentiellement constitués
de réflexions sur les rapports de force internationaux et
sur l'histoire de leur évolution. Bakounine tente en effet
de déterminer quel est, dans l'Europe de son temps, l'élément
moteur de la réaction. Ce n'est pas là une question
académique, il s'agit d'un problème de première
importance dans la détermination de la stratégie du
mouvement ouvrier. On a là aussi un des points d'opposition
les plus importants entre Bakounine et Marx, mais aussi le moins
abordé : celui des rôles respectifs de l'Allemagne
et de la Russie dans la politique européenne du temps.
Les positions des deux hommes ne sont d'ailleurs pas opposables
point par point. Il ne s'agit pas de conceptions qui seraient l'exact
opposé l'une de l'autre. Bien souvent, comme cela est le
cas pour d'autres questions, l'analyse que les deux hommes font
des faits est la même. C'est dans leur interprétation
qu'apparaissent les divergences. Cette concordance-opposition, qui
se retrouve presque systématiquement, est due, pensons-nous,
d'une part à la formation intellectuelle commune des deux
hommes, et, de l'autre, à leur affirmation de critères
de référence différents. Pour apprécier
pleinement le fond du « débat » [1] entre Bakounine
et Marx, il faut garder constamment ce fait en mémoire. Lorsque
Marx dit que la Russie est une force réactionnaire, il veut
dire que cette société, qui en est restée à
un stade précapitaliste et autocratique, est un frein au
développement naturel de la démocratie représentative
et des forces de production capitalistes en Europe centrale. Lorsque
Bakounine dit que l'Allemagne est le centre de la réaction
en Europe, il veut dire que le système bismarckien constitue
le prototype de l'Etat moderne qui a développé, sous
une façade représentative, des mécanismes extrêmement
élaborés d'exploitation du prolétariat. Sur
le fond, ces analyses ne sont pas incompatibles. Là où
les divergences apparaissent, c'est lorsque les deux hommes abordent
la question de l'influence réelle que l'Allemagne et la Russie
ont exercée l'une sur l'autre et lorsqu'ils tentent de déterminer
les causes profondes du retard politique de l'Allemagne.
Marx et Engels considéraient la Russie comme l'ennemi numéro
un de la révolution en Europe et pensaient qu'elle était
en outre le principal obstacle à l'unification de l'Allemagne
et au développement de la démocratie dans ce pays.
C'est là une constante dans la pensée de Marx et d'Engels.
On sait qu'en 1848 ils avaient prôné la guerre contre
la Russie pour souder l'unité nationale contre un ennemi
extérieur et forcer le roi de Prusse à accorder des
réformes libérales : souvenir de la « levée
en masse » de 1792 [2]. Seize ans plus tard, la conclusion
de l'Adresse de l'AIT reprend le thème du danger russe. La
politique du tsar est désignée comme le frein le plus
puissant de toute l'évolution de l'Europe.
Et, en 1894, Engels reprendra encore cette idée :
« L'empire russe des tsars représente à la
fois le plus grand bastion, la dernière position fortifiée
et l'armée de réserve de la réaction européenne
; sa simple existence passive constitue une menace et un danger
pour nous. [3] »
Comment cette masse arriérée, qui n'a pas dépassé
le niveau précapitaliste de développement, a-t-elle
pu ainsi entraver la marche en avant du capitalisme et de la démocratie
en Europe ?
Bakounine ne nie évidemment pas que l'Etat russe est une
puissance réactionnaire, et plus que tout autre il a souhaité
l'abattre. Il représente, dit-il, l'oppression triomphante
qui noie dans le sang tout mouvement populaire. Si la politique
de l'Etat russe est foncièrement réactionnaire, Bakounine
ne croit pas non plus que la société russe dispose
d'éléments positifs dans ses institutions traditionnelles
: même le mir, la communauté rurale, ne saurait être
un élément sur lequel les révolutionnaires
puissent s'appuyer. Le mir n'a jamais eu d'évolution interne,
le seul processus qui s'en dégage est la désagrégation.
Pressentant le développement d'une nouvelle classe de koulaks,
il dit que « tout moujik un peu aisé et un peu plus
fort que les autres s'efforce aujourd'hui de toute son énergie
de se dégager de la communauté rurale qui l'opprime
et l'étouffe ». Apathie et improductivité, dit
encore Bakounine, sont les deux principales caractéristiques
de la communauté rurale russe [4].
Par la politique de son Etat comme par ses structures sociales
profondes, la Russie est donc aux yeux de Bakounine une force éminemment
rétrograde. La question est alors de déterminer «
quelle est l'influence réelle de la Russie et si cet empire
occupe, par son rayonnement intellectuel, sa puissance, et sa richesse,
une position à ce point prépondérante en Europe
que sa voix soit en mesure de trancher les questions » (IV,
209).
Il s'agit donc de chercher les éléments matériels
qui fondent la puissance effective de la Russie et son influence
éventuelle sur la politique allemande. Bakounine invite à
discerner, parmi les moyens de pression attribués à
la Russie, ceux qui servent à la fois aux princes allemands
de prétexte pour refuser de satisfaire les revendications
libérales et aux libéraux pour masquer leur propre
impuissance politique.
Selon Bakounine, la Russie ne peut rien entreprendre à l'Ouest
si « elle n'est pas appelée par une grande puissance
occidentale » : de sa propre initiative elle ne peut rien
faire (IV, 210). Elle se contente de s'accrocher aux entreprises
des autres puissances. Or, depuis le partage de la Pologne, «
la Prusse a été précisément la puissance
occidentale qui n'a cessé de rendre ce genre de service à
l'empire de toutes les Russies ». S'il est vrai que les tsars
Alexandre Ier et Nicolas se sont immiscés dans les affaires
européennes, ils n'avaient que la « charge honorifique
d'un croque-mitaine ». La seule action de la Russie hors de
ses frontières se situe en 1849, et a été faite
à la demande de l'Autriche, dont le ministre Schwarzenberg
s'est déplacé en personne à Moscou pour demander
au tsar de « sauver l'empire d'Autriche jeté dans la
tourmente par le soulèvement de la Hongrie » (IV, 209).
Si la Russie a étouffé deux fois la révolution
polonaise au cours de ce siècle, c'était avec le concours
de la Prusse, « aussi intéressée qu'elle à
maintenir la Pologne en servitude », et pour défendre
les intérêts conjoints des deux complices du partage.
L'intervention russe contre la révolution hongroise fut
certes un acte éminemment réactionnaire, brutal ;
mais ce fut une intervention localisée dans le temps et dans
l'espace. Miklos Molnar écrit que « d'ici à
engager une véritable guerre contre l'Europe, il y avait
un pas dangereux que la Russie n'était pas en mesure de franchir
» [5]. Molnar laisse entendre que Marx et Engels voulaient
dramatiser la situation (« la réaction et les Russes
frappent à la porte ») non parce qu'ils craignaient
la guerre avec la Russie, mais parce qu'ils la souhaitaient. En
cela Molnar rejoint l'opinion de Bakounine, selon lequel les libéraux,
les démocrates et les socialistes allemands, « prévoyant,
et dans une certaine mesure désirant, voire appelant de leurs
voeux la guerre contre la Russie, ont compris que le soulèvement
de la Pologne et, jusqu'à un certain point, sa restauration
sera la condition préalable de cette guerre » (IV,
270).
Les commentaires de Bakounine dans un texte datant de 1872, Aux
compagnons de la fédération jurassienne, situent parfaitement
les différences de perspective que lui-même et Marx
peuvent avoir d'un même fait. L'anarchiste fait référence
à l'Adresse inaugurale de l'AIT rédigée par
Marx, dans laquelle celui-ci, aux dires mêmes de Bakounine,
fait un exposé « lumineux et vraiment magistral de
la situation économique des nations les plus avancées
dans la culture moderne ». Bakounine cite ce passage fameux
dans lequel Marx appelle les travailleurs à « se mettre
au courant des mystères de la politique internationale »
– appel auquel Bakounine souscrivait totalement, mais dans
lequel Marx dénonce la sympathie ou l'indifférence
avec lesquelles les classes supérieures d'Europe ont vu la
Russie saisir les montagnes-forteresses du Caucase : cette «
puissance barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg
et dont on retrouve les mains dans tous les cabinets d'Europe »
est violemment dénoncée par Marx.
Bakounine reconnaît parfaitement le bien-fondé de
cette condamnation, qui semble dictée par des principes de
morale et de justice. Mais, dit-il, lorsqu'on l'examine de plus
près, on est frappé par « l'esprit de partialité,
nullement international, mais tudesque » qui se glisse dans
cet hommage rendu à la morale et à la justice humaines.
Pourquoi Marx concentre-t-il ses attaques contre la Russie ? La
protestation eût été plus juste si Marx avait
condamné, en même temps que la répression russe
en Pologne, la conduite de la Prusse, qui est « la complice
intéressée de tous les crimes accomplis par les autorités
russes », et à qui les Polonais ont donné le
nom « d'aide-bourreau ou de pourvoyeuse des gibets moscovites
» (III, 50).
« On conçoit que dans un manifeste publié au
nom d'une grande société issue, en apparence du moins,
de cette protestation spontanée des pays les plus avancés
de l'Europe contre la barbarie russe, le sentiment qui l'avait provoqué
trouvait sa place, retentissant comme un écho du meeting
de Londres. Mais de ce Manifeste, annonçant au monde les
principes de l'Internationale et parlant au nom de l'humanité,
au nom de la morale humaine et de la justice humaine, on avait le
droit d'attendre quelque chose de plus qu'une explosion sentimentale
: mais une appréciation large et philosophique, conforme
à ces principes mêmes. » (III, 50.)
En d'autres termes, Bakounine reproche à Marx de s'être
laissé aller à des états d'âme : sur
ce point, dit-il, Marx s'est trouvé « bien en dessous
de la mission qu'il s'était ou plutôt qu'on lui avait
imposée ». Car le révolutionnaire russe ne parvient
pas à croire que Marx pense réellement ce qu'il dit
sur la Russie. « Je respecte trop son intelligence pour l'admettre
» : « Lui qui déteste tant les utopies et toutes
les fantaisies arbitraires de l'esprit, il eût été
le premier utopiste du monde, s'il était capable de s'imaginer
pour tout de bon que, s'il n'y avait pas eu l'influence diplomatique
du cabinet de Saint-Pétersbourg sur les cours d'Europe, l'Europe
eût été toute différente. » Bakounine
montre là qu'il connaît parfaitement la psychologie
de Marx : l'accusation d'utopisme est la flèche la plus empoisonnée
qu'on puisse envoyer à l'exilé du British Museum.
Revenant à un registre plus réaliste, Bakounine affirme
que Marx connaît trop bien la « statistique de l'Europe
» pour exagérer, comme le font les « publicistes
ordinaires », la puissance matérielle de la Russie.
Si cette puissance est effectivement immense, elle est sur la défensive,
car il lui manque trois éléments essentiels : la puissance
financière, la bonne organisation et la science. C'est là,
de la part de Bakounine, un rappel explicite à Marx des fondements
de ses propres conceptions méthodologiques [6].
I. – Marx et l’intervention russe
Marx a toujours pensé que c'est l'intervention russe qui
a freiné l'unification allemande et empêché
la démocratie de s'y développer. « Lorsqu'à
la fin de 1842, le roi de Prusse voulut donner, sur la base “historique”
la plus sérieuse, une constitution par corps qui devait jouer
un rôle si parfait dans les patentes de 1847, on sait que
ce fut Nicolas qui l'interdit sévèrement... »
[7].
Ce rappel par Marx d'un fait survenu en 1842, et réinterprété
par lui, est provoqué par une circulaire – assez insignifiante
en réalité – envoyée en 1848 par Nesselrode,
le ministre russe des Affaires étrangères, qui souhaitait
le maintien de « l'unité morale de la confédération
allemande ». Marx et Engels virent aussitôt là
une menace déterminante contre la démocratie allemande
naissante.
Il ne fait pas de doute que la Russie surveillait de très
près tout mouvement libéral ou démocratique,
en Allemagne et ailleurs. Nesselrode écrivait déjà
en 1833 à Palmerston : « Le principe fondamental de
notre politique nous oblige à déployer tous les efforts
pour maintenir le pouvoir d'Etat partout où il existe, pour
le soutenir là où il est affaibli, et enfin pour le
sauver de la ruine là où il est exposé à
des attaques ouvert »s. » Il est évident que
la sollicitude de Nesselrode est hautement sélective et que
le pouvoir d'Etat qu'il entend préserver de la ruine n'est
pas libéral ni démocratique.
C'est cependant faire beaucoup d'honneur au très réactionnaire
Frédérick-Guillaume IV, roi de Prusse que de le présenter
comme frustré par le tsar du plaisir d'accorder à
ses sujets une constitution. Bakounine explique justement que le
spectre russe servait très commodément aux princes
allemands d'épouvantail pour justifier qu'ils n'accordent
pas de constitution. Il est d'ailleurs douteux que le tsar eût
déclaré la guerre à la Prusse pour une constitution
instituant une représentation de type corporatif sans aucun
pouvoir, et dont Bismarck lui-même pensait qu'une «
loi électorale plus folle, plus méprisable n'a jamais
été conçue dans aucun pays ».
A la veille de la guerre austro-prussienne de 1866, Marx écrit
à Engels que « la Russie est derrière la Prusse,
ça ne fait aucun doute ». Il rejoint d'ailleurs l'analyse
de Bakounine, jusqu'à un certain point. Mais Marx entend
par là que c'est la Russie qui a l'initiative de la guerre,
tandis que l'anarchiste affirme simplement que le tsar soutient
la politique prussienne en obligeant l'Autriche à garder
une partie de son armée mobilisée sur la frontière
orientale, laissant ainsi les mains libres à Bismarck.
L'obsession de la Russie réapparaît encore en 1870
lorsque Engels écrit à son ami, le 17 février,
que c'est la Russie qui a poussé la Prusse et l'Autriche
à entrer en guerre contre la France en 1792. A quoi Marx
répond que les Allemands ont été les outils
et les dupes de la Russie.
En mettant la Russie derrière toutes les actions de la Prusse,
Marx et Engels évacuent complètement le fait que celle-ci
a pu avoir, sous la direction de ses monarques successifs, puis
sous celle de Bismarck, une politique d'expansion autonome. Il convient
de rappeler que l'obsession du chancelier était le contrôle
de la politique internationale de la Prusse et qu'il avait, un moment,
refusé le pouvoir que le roi lui proposait parce qu'il n'incluait
précisément pas les affaires étrangères.
Marx évite d'envisager la question d'une lutte d'influence
entre la Prusse et l'Autriche pour l'hégémonie sur
l'Allemagne : Bakounine envisage l'hypothèse tout à
fait plausible que dans cette lutte la Russie aurait pris position
pour la Prusse parce que celle-ci, au contraire de l'Autriche, n'était
pas une rivale de la politique russe au Proche-Orient et dans les
Balkans.
Marx n'envisage à aucun moment que la Russie puisse servir
les intérêts de la Prusse : il pense au contraire que
« Bismarck est l'instrument principal des intrigues russes
» [8]. De même la guerre de 1870 est fomentée
par la Russie « pour mieux assurer le vasselage de la Prusse
» [9]. La diplomatie russe, dont par ailleurs Marx déclare
qu'elle est fondée sur le bluff [10], a « pris Bismarck
dans un filet que seul un lion pourrait déchirer, et Bismarck
n'est pas un lion ». La guerre de 1870, du fait de l'épuisement
réciproque de l'Allemagne et de la France, devait faire du
tsar « l'arbitre suprême de l'Ouest européen
» [11]. Or, conformément aux prévisions de Bakounine,
les faits ont montré que la guerre a assuré l'hégémonie
totale de l'Allemagne sur le continent.
De l'ensemble des écrits de Bakounine sur les rapports entre
l'Allemagne et la Russie il ressort qu'il existe un double mouvement
:
1. – La Prusse a historiquement développé depuis
le XVIe siècle « un type nouveau de système
étatique » fondé sur une bureaucratie efficace,
une administration bien rodée, grâce auxquelles elle
a réussi à absorber peu à peu toute l'Allemagne
du Nord. Des initiatives économiques heureuses, telles que
l'union douanière, ont en outre été des éléments
déterminants. Bismarck a considérablement renforcé
la puissance économique, politique et militaire de l'Allemagne
en écartant le rival autrichien. Le Reich est devenu, selon
Bakounine, le seul Etat véritablement souverain sur le continent.
2. – L'ascension de la puissance politique et militaire allemande
a définitivement écarté tout espoir pour la
Russie de se développer au Nord de l'Europe. Fondée
sur la seule puissance militaire, sur une administration corrompue
et inefficace, sans puissance économique propre capable de
concurrencer la puissance industrielle et financière allemande,
la Russie se voit obligée de tourner ses énergies
vers l'Est et le Sud-Est.
Marx et Engels ont décrit en termes dramatiques cette expansion
vers l'Orient [12] qui, à leurs yeux, confirmait leur analyse
du danger russe. Mais ils ne perçoivent pas que c'est la
conséquence du coup d'arrêt que lui porte la montée
de la puissance allemande : l'affermissement et le développement
des rapports de production capitalistes en Europe du Nord sous la
direction de l'Allemagne chassent la Russie précapitaliste
vers des zones plus sous-développées qu'elle, les
seules qu'elle puisse annexer. C'est là un processus que
Bakounine a parfaitement perçu.
II. – La question polonaise
La question polonaise est d'une importance capitale pour notre
propos, car c'est dans leur commune oppression de ce pays que la
Russie et la Prusse sont liées. Il s'agit donc pour nous
de mettre en relief l'essentiel de l'argumentation de Bakounine
et de Marx sur la question des responsabilités respectives
de ces deux pays dans le partage de la Pologne.
Marx semble très soucieux de minimiser la responsabilité
de la Prusse. Ainsi il explique dans le Northern Star du 6 mars
1847 que l'Autriche et la Russie sont les « principaux pilleurs
de la Pologne » : la Prusse ne figure pas aux yeux de Marx
parmi les membres de ce club fermé d'oppresseurs. Rappelons
que c'est la question de l'indépendance polonaise qui a fourni
à Bakounine sa première occasion de s'exprimer en
public, en 1847, et son premier sujet de désaccord avec Marx,
en 1848. Ce dernier, en effet, n'envisageait alors déjà
la question polonaise que du point de vue de l'unité allemande
: la restauration de la Pologne signifiait la ruine de l'hégémonie
russe en Allemagne.
En 1848, la reconstitution de la Pologne est censée refouler
la Russie au coeur de l'Europe, créant entre l'Allemagne
et la Russie un rempart de « vingt millions de héros
», selon l'expression de Marx. Ce sont des considérations
géostratégiques qui motivent Marx plus que le souci
de rendre « justice » au peuple polonais. Ce genre de
préoccupation éthique vaudra à Bakounine les
sarcasmes d'Engels, par ailleurs peu empressé de rendre aux
vingt millions de « héros » les territoires polonais
annexés par la Prusse. Dans la guerre qu'il appelle de ses
voeux, les Polonais pourront se consoler en se dédommageant
largement à l'Est, au détriment de la Russie.
Marx déclare encore en 1870 que la « principale tâche
de la branche russe [de l'AIT], c'est de travailler pour la Pologne,
autrement dit de débarrasser l'Europe du voisinage russe
» [13]. C'est là un thème qui revient constamment
sous la plume des fondateurs du socialisme dit scientifique. On
sait également que Marx avait écrit un vaste ouvrage,
inachevé, sur l'histoire de l'assujettissement de la Prusse
à la Russie en raison de la question polonaise. Autrement
dit l'occupation d'une partie de la Pologne par la Prusse rendait
celle-ci dépendante de la Russie.
Comme Bakounine, Marx pense que la Prusse « est née
de la dissolution de la Pologne » [14]. Marx pense que le
dépècement de la Pologne lie la Prusse à la
Russie et constitue la Prusse comme Etat [15] : le point de vue
de Bakounine n'est pas contradictoire avec celui-ci, à ceci
près qu'au lieu de voir une situation de dépendance
de la Prusse envers la Russie en raison de leur oppression commune
de la Pologne, il constate l'interdépendance des deux Etats,
qui leur interdit précisément de se faire la guerre
(dont la Pologne profiterait) ; par ailleurs, Bakounine pense que
la Prusse comme puissance européenne est née du partage
de la Pologne, c'est-à-dire que c'est de là que commence
le processus d'autonomisation de la politique étrangère
prussienne, qui va aboutir à l'élimination de l'influence
russe du Nord-Ouest de l'Europe. C'est une différence d'optique
qui a son importance.
Le révolutionnaire russe constate que le premier partage
de la Pologne donna à la fois à la Prusse et à
la Russie la « complexion d'une grande puissance européenne
» (IV, 254) et qu'à ce titre elles sont complices à
titre égal. Marx veut accréditer l'idée que
la Prusse fut en quelque sorte amenée malgré elle
à participer au démantèlement de la Pologne.
Bakounine souligne que depuis, ce partage, les deux Etats «
ne peuvent se faire la guerre, à moins d'émanciper
les provinces polonaises qui leur sont échues, ce qui est
aussi impossible pour l'une que pour l'autre, parce que la possession
de ces provinces constitue pour chacun d'eux la condition essentielle
de sa puissance comme Etat » (Ibid.).
C'est d'ailleurs, poursuit Bakounine, la raison pour laquelle le
tsar ne peut véritablement user contre les Etats occidentaux
de l'arme du panslavisme, dont le spectre est fréquemment
brandi par Marx et Engels : c'est en effet une arme qui se retournerait
avec force contre le pouvoir en place à Moscou. Le panslavisme
mène au soulèvement des peuples slaves contre leurs
souverains légitimes autrichiens et prussiens, et conduit
inévitablement à la libération de la Pologne.
Or l'empire russe est littéralement fondé, dit Bakounine,
sur les ruines de l'Etat nobiliaire polonais : sans les provinces
polonaises acquises lors du partage de 1772, l'empire russe s'écroule,
car ce sont là les régions les plus riches, les plus
fertiles et les plus peuplées. Sans elles, la richesse de
l'empire, « qui n'est déjà pas considérable,
et sa force diminueront de moitié »[16]. En outre,
la perte de ces provinces, ajoute Bakounine, serait inévitablement
suivie de celle des Etats baltes, puis de la Petite-Russie, qui
deviendrait une province polonaise ou un Etat souverain. La Russie
perdrait l'accès aux côtes de la mer Noire, serait
coupée de l'Europe et refoulée en Asie [17]. Il est
paradoxal que ce que Bakounine présente comme une conséquence
inévitable de la politique panslaviste qui terrorise tant
les libéraux et les démocrates allemands est précisément
ce que les libéraux et les démocrates allemands souhaitent
[18].
Un mouvement panslave lancé en 1848 à l'initiative
de la Russie aurait éventuellement pu trouver des alliés
en Italie et en Hongrie, qui se seraient soulevées contre
l'Autriche. Alors il restait encore à la Russie une petite
capacité d'intervention, mais Bakounine envisage cette possibilité
sans vraiment y croire. En 1874, au moment où il écrit
Etatisme et anarchie, l'Italie resterait neutre et la Hongrie prendrait
parti pour les Allemands parce qu'elle-même domine des millions
de Slaves. Une guerre contre l'Allemagne n'apporterait aucun appui
efficace des Slaves d'Autriche à la Russie : le soulèvement
des Slaves de Turquie se heurterait à l'opposition de l'Angleterre.
Quant à la Galicie, les Ruthènes y seraient paralysés
par les Polonais ennemis de la Russie. Il reste une douzaine de
millions de Slaves dispersés, aux dialectes différents,
mêlés aux Allemands, aux Magyars, aux Roumains, aux
Italiens. En réalité, conclut Bakounine, la menace
du panslavisme n'a jamais été sérieuse ; elle
permet de tenir les Allemands dans la crainte, mais n'est pas suffisante
pour apporter un appui sérieux aux troupes russes. L'agitation
panslave ne sert qu'à déstabiliser le gouvernement
autrichien.
La menace d'une intervention militaire directe de la Russie contre
l'Allemagne en 1848 était irréaliste. En 1870, elle
est inconcevable. « Aucune guerre offensive, dit Bakounine,
ne sera jamais en Russie une guerre nationale » (IV, 260).
A cela il y a des raisons qui relèvent de l'équilibre
international considéré du point de vue du gouvernement
russe, mais qui relèvent aussi de la dissolution interne
de la société russe et de l'Etat, qui rendent ce dernier
incapable de soutenir une guerre à l'extérieur contre
des Etats plus développés.
Alors que Marx considère que la Prusse est l'instrument
de la Russie dans le démantèlement de la Pologne,
Bakounine insiste sur la responsabilité conjointe des deux
Etats. Mais il tente également de montrer les caractères
spécifiques de l'occupation respective exercée par
la Russie et la Prusse, dont il juge qu'elle n'est pas de même
nature. La Russie, dit-il, n'a jamais réussi à russifier
la partie de la Pologne qui lui a été échue,
alors que la Prusse au contraire « est en train de germaniser
coûte que coûte la province de Dantzig et le duché
de Poznan, sans parler de la province de Koenigsberg dont elle s'est
emparée bien avant ». C'est là une particularité
de l'expansion germanique que Bakounine s'est attaché longuement
à mettre en relief. Si l'occupation germanique des territoires
slaves s'accomplit tout d'abord sous la forme militaire, celle-ci
est rapidement suivie de l'introduction d'une administration et
d'une bureaucratie efficaces, de l'implantation et du développement
d'une bourgeoisie d'origine allemande, qui constitue l'armature
de la germanisation des territoires occupés [19]. La Russie
au contraire est un Etat exclusivement militaire qui n'a qu'un seul
objectif : la conquête et l'exploitation forcenée des
territoires conquis (Cf. IV, 255). Elle est incapable d'asseoir
une implantation en profondeur. Si du point de vue de Bakounine
la responsabilité politique du démantèlement
de la Pologne est également partagée, la nature du
démantèlement est fondamentalement différente.
L'Allemagne semble en effet un danger bien plus grand dans la mesure
où elle parvient à détruire l'identité
polonaise dans les territoires qu'elle occupe ; elle pratique avec
efficacité la « dénationalisation des populations
slaves » (VIII, 405), ce que ne parvient pas à faire
la Russie.
L'examen des nombreux passages que Bakounine consacre à
la question des nationalités d'Europe centrale révèle
un fait intéressant. Lorsqu'il fait état des statistiques
des populations dans les pays d'Europe centrale, il dit toujours
: tant de millions d'Allemands et de Juifs. Allemands et Juifs ne
sont pas différenciés, ils sont chez lui systématiquement
assimilés comme membres d'une même communauté
nationale en tant qu'ils assument la même fonction [20]. Les
Juifs, éparpillés dans toute l'Europe centrale, sont
considérés comme un des facteurs de la germanisation
des nations slaves au même titre que l'occupation militaire
dans un premier temps, l'établissement d'une administration
efficace dans un deuxième.
Bakounine a parfaitement compris que les libéraux allemands
souhaitent la guerre contre la Russie, et que cette guerre implique
la restauration de la Pologne. Il voit aussi qu'il n'est pas question
pour les Allemands de restituer la partie de la Pologne annexée
par la Prusse et que les Allemands, comme les y a invités
Engels en 1848, céderont « autant de territoires à
l'intérieur de la Russie que les Polonais pourront en occuper
et conserver » (IV 270) [21].
Mieux que les Allemands, Bakounine perçoit toutefois que
cette guerre est pour l'instant impossible, en raison même
de l'occupation de la Pologne par les deux pays. La principale garantie
contre une agression russe est le risque de voir Bismarck susciter
un soulèvement polonais contre la Russie (Cf. IV, 270). Si
les intérêts de l'Allemagne l'exigent, pense Bakounine,
celle-ci appellera les Polonais à se soulever contre la Russie,
ce qui créera une réaction en chaîne aux conséquences
désastreuses. Bakounine rappelle que, lors de l'insurrection
de janvier 1863 contre la Russie, la Prusse avait collaboré
à la répression. Il ignore cependant que devant l'indignation
des puissances européennes Bismarck se retira, dès
le mois de mars, de l'accord qui le liait à la Russie et
laissa celle-ci réprimer seule la révolte. L'intuition
de Bakounine était cependant fondée, en ce sens que,
si la Russie avait été incapable de mater la révolte,
en d'autres termes si l'Allemagne avait été à
son tour menacée par une Pologne relevant la tête,
Bismarck avait envisagé de prendre l'initiative et de proclamer
la libération de la Pologne en unissant la Pologne prussienne
et russe sous la souveraineté des Hohenzollern, créant
ainsi une monarchie dualiste comme celle de l'Autriche-Hongrie [22].
Sur le fond, les perspectives qu'entrevoit Bakounine sur l'émancipation
de la Pologne sont plutôt sombres. Les Polonais constituent
selon lui un bloc à part dans le monde slave, avec lequel
ils ne se solidarisent pas. Largement germanisés à
l'Ouest, ils sont par ailleurs beaucoup plus proches des Magyars,
avec lesquels ils sont liés par de nombreux souvenirs historiques
communs. « Que peut-il y avoir de commun, dit-il, entre le
monde slave qui n'a pas encore d'existence, et le monde patriote
polonais qui est plus ou moins au bout de sa carrière ? »
(IV, 271).
L'Allemagne libérale a besoin de l'émancipation polonaise
pour faire la guerre à la Russie. L'Allemagne conservatrice
a besoin de son assujettissement pour se protéger de la Russie.
La Pologne est dans les deux cas un enjeu capital pour l'unité
– libérale ou conservatrice – de l'Allemagne
du Nord. Il reste à déterminer quelle part Bakounine
attribue à l'Autriche dans ce jeu.
III. – L'Autriche
Bakounine ne peut être taxé de sympathie pour l'Autriche
: son projet en 1848 était rien moins que la destruction
de l'empire des Habsbourg [23], qu'il considérait comme le
principal obstacle à la libération des Slaves d'Europe
centrale et à l'extension de la révolution à
la Russie. Or, curieusement, il attribue à l'Autriche une
part secondaire dans le partage de la Pologne.
C'est que l'Autriche n'y avait pas grand avantage, pense Bakounine.
L'empire des Habsbourg avait au contraire intérêt à
conserver au Nord-Est de ses frontières cet « Etat
nobiliaire, certes peu intelligent, mais rigoureusement conservateur
et nullement avide de conquêtes » qui lui épargnait
le voisinage de la Russie et qui le séparait de la Prusse.
En participant au partage, l'Autriche serait donc littéralement
tombée dans un piège, car elle a ainsi créé
les conditions de sa propre dissolution.
« Il fallait avoir la sottise routinière, et surtout
la vénalité des ministres de Marie-Thérèse
et, plus tard l'étroitesse d'esprit hautaine et l'obstination
férocement réactionnaire du vieux Metternich (...)
– il fallait être condamné par l'histoire, pour
»e pas le comprendre. » (IV, 254)
En faisant participer l'empire d'Autriche au partage de la Pologne,
la Russie et la Prusse l'ont préparé à se voir
immolé à son tour ». C'est là la raison
essentielle de l'entente germano-russe, pense Bakounine. Tant que
ces deux Etats ne se seront pas partagé le territoire autrichien,
« ils seront tenus de rester amis et alliés, bien qu'ils
se détestent de toute leur âme » (IV, 254). Il
serait surprenant, ajoute-t-il, que le partage de l'Autriche ne
parvienne pas à les brouiller, mais jusque-là rien
au monde ne pourra les séparer.
L'Autriche est un Etat malade, qui depuis 1848 « continue
sa précaire existence en usant de moyens héroïques
et de reconstituants les plus divers » (IV, 228). Bakounine
rappelle qu'en 1848 l'empire ne fut sauvé que par l'intervention
du tsar, qui mata la révolution hongroise. Depuis, l'Autriche
a perdu ce qui faisait d'elle un centre de gravité, et c'est
avec quelque raison que « les Allemands de Prusse reprochent
amèrement et de la façon la plus sérieuse aux
Allemands d'Autriche – allant presque jusqu'à accuser
le gouvernement autrichien de trahison – de n'avoir pas su
germaniser les Slaves » (IV, 230). Les Allemands et les Juifs
de l'empire vont désormais chercher leur inspiration à
Berlin, ajoute Bakounine.
« L'empire d'Autriche est fini (...). S'il conserve encore
une apparence de vie, il ne le doit qu'à la patience calculée
de la Russie et de la Prusse qui temporisent et ne veulent pas encore
procéder à son partage, l'une et l'autre espérant
en secret qu'une »occasion favorable leur permettra de s'attribuer
la part du lion. » (IV, 249.)
Bakounine indique que jusqu'en 1815 l'initiative de la réaction
en Europe a appartenu à l'empire des Habsbourg. De 1815 à
1866, l'Autriche et la Prusse partagèrent ce rôle avec
cependant une prépondérance pour la première.
Après 1866, c'est l'Allemagne dominée par la Prusse
qui devint le « principal foyer de tous les mouvements réactionnaires
en Europe ». En réalité, on pourrait contester
la validité de la dernière date donnée par
Bakounine, qui fait évidemment référence à
la victoire prussienne sur les Autrichiens à Sadowa. En effet,
lors de l'insurrection polonaise de 1863, l'Autriche, pourtant partie
prenante du partage de la Pologne, avait rejoint le concert de protestations
contre la répression effectuée par la Russie [24].
Cette attitude ambiguë avait valu à l'Autriche les reproches
de la France et de l'Angleterre, pour n'avoir pas traduit les protestations
en actes, ainsi que les reproches de la Russie, à cause même
de ces protestations. Il s'en était suivi une modification
importante dans les rapports de force entre les trois puissances
d'Europe centrale, car les derniers restes de solidarité
monarchique qui subsistaient encore entre l'Autriche et la Russie
avaient été définitivement balayés.
Bismarck, qui s'était contenté de proclamer sa neutralité,
avait retiré tous les bénéfices de l'insurrection
: la Russie avait accru son isolement en Europe ; l'Autriche avait
brisé le peu de liens qui l'unissaient encore à la
Russie ; et, en contrepartie, la Russie, isolée, se trouvait
dans un état de dépendance accentuée envers
la Prusse, le seul Etat qui ne l'eût pas désavouée.
Dès lors, la Prusse sera certaine que la Russie restera neutre
dans toute entreprise qu'elle tentera au Sud contre l'Autriche et
à l'Ouest contre la France. C'est donc bien de 1863 que date
la fin de l'hégémonie autrichienne en Allemagne, et
non de 1866, date de son écrasement à Sadowa. Ce léger
décalage n'infirme cependant pas le fond de l'analyse de
Bakounine sur la politique internationale de Bismarck, fondée
sur l'hypothèse que la Prusse n'aurait rien pu entreprendre
si elle n'avait été absolument confiante en la neutralité
russe à sa frontière orientale lors des guerres contre
l'Autriche en 1866 et contre la France en 1870. Qu'il y ait eu,
comme le pense Bakounine, des accords secrets établis en
bonne et due forme entre Bismarck et le tsar, reste en définitive
une question secondaire.
1863 est également la date de la mise en oeuvre par l'Autriche
d'un de ces « reconstituants » dont parle Bakounine,
en vue d'unifier l'Allemagne sous le contrôle des Habsbourg.
Les princes allemands sont invités à une conférence
à Francfort pour réformer la constitution fédérale.
C'est la dernière tentative d'unifier l'Allemagne avec le
consentement des princes qui, par ailleurs, ne devaient leur légitimité
et leur souveraineté qu'au fait que l'Allemagne n'était
pas unie... Il devait y avoir un directoire exécutif de cinq
Etats, constitué de l'Autriche, de la Prusse et de trois
autres Etats. Les princes perdaient leur droit de veto ; les forces
allemandes devaient être unies dans une armée contrôlée
par l'Autriche. Bismarck parvint – avec difficulté
– à briser ce plan. L'Autriche perdit alors définitivement
l'initiative en Allemagne. Son écrasement à Sadowa
par l'armée prussienne n'a été que la confirmation
militaire d'une situation qui avait été politiquement
réglée trois ans auparavant. L'Autriche ne sera plus
en mesure de rivaliser avec la Prusse. Elle cessa d'être ce
que Bakounine appelle une « nation historique ».
IV. – Sur la question nationale en Europe centrale
et le modèle allemand
Les Allemands de Prusse « reprochent amèrement et
de la façon la plus sérieuse aux Allemands d'Autriche
– allant presque jusqu'à accuser le gouvernement autrichien
de trahison – de n'avoir pas su germaniser les Slaves »
(IV, 230). Par cette remarque, faite en 1874, Bakounine n'exagère
pas le sentiment qu'ont les Allemands que leur domination sur les
nations slaves est légitime [25], puisque Engels avait presque
textuellement dit la même chose en 1849 dans la Nouvelle Gazette
rhénane :
« La maison des Habsbourg, qui tira jadis sa puissance de
l'union des Allemands et des Magyars en lutte contre les Slaves
méridionaux, vit les derniers mois de son existence, dès
lors qu'elle regroupe les Slaves méridionaux en lutte contre
les Allemands et les Magyars. »
Pour Engels, le critère qui détermine le caractère
historique et progressiste d'une nation est sa capacité à
former un Etat : parmi toutes les nations d'Europe centrale, trois
seulement véhiculent le progrès et interviennent positivement
dans l'histoire : les Allemands, les Polonais et les Magyars –
dans d'autres textes Engels adopte un autre ordre, il dit : les
Allemands, les Magyars et « dans une certaine mesure les Polonais
».
Engels n'hésite d'ailleurs pas à se mettre en contradiction
avec ses propres principes. Pologne et Hongrie en effet sont des
nations caractérisées par l'existence d'une très
forte classe nobiliaire [26], par la domination de la grande propriété
foncière et l'absence quasi totale d'industrie : on peut
s'étonner que les fondateurs du socialisme dit scientifique
puissent reconnaître à un tel contexte – des
sociétés dominées par une nombreuse aristocratie
foncière, sans bourgeoisie notable ni classe ouvrière
– les conditions d'une évolution historique progressiste.
Enfin, parmi les critères qui permettent l'adhésion
au club des nations historiques, il y a la capacité à
résister aux invasions : cela devrait suffire à en
exclure la Pologne et la Hongrie, mais ce sont d'autres critères
qui sont évoqués en la circonstance. On a vu que ce
qui confère son caractère historique à la Pologne
est en réalité sa situation de tampon entre l'Allemagne
et la Russie. Quant à la Hongrie, elle tire son statut de
nation historique au fait qu'elle-même, dominée par
les Allemands, domine à son tour des millions de Slaves.
Le constat des faits est au fond le même chez Bakounine et
Engels. Les Allemands d'Autriche, dit le premier, ont fini par comprendre
qu'ils devaient renoncer à leur domination sur les Magyars,
qui sont, après les Allemands, « le peuple le plus
imprégné d'esprit étatique ». Néanmoins,
Bakounine éprouve une sympathie certaine pour les Hongrois,
qui n'ont jamais cessé de lutter contre l'occupation autrichienne
et qui, « malgré les persécutions les plus cruelles
et les mesures les plus draconiennes au moyen desquelles, neuf années
durant, de 1850 à 1859, le gouvernement autrichien tenta
de briser leur résistance », n'ont pas renoncé
à leur autonomie nationale.
Lors du congrès de tous les Slaves, en 1848, Bakounine –
le seul Russe présent – avait combattu les prétentions
des panslaves à inverser le rapport des forces en Autriche,
et qui entendaient à leur tour réaliser l'hégémonie
des Slaves sur les Allemands et les Magyars. Il recommande alors
aux Slaves d'aligner leurs revendications sur celles des Hongrois,
à savoir : des troupes slaves commandées par des généraux
slaves, et des finances slaves. Il affirme la nécessité
pour les Slaves d'Autriche de négocier avec les Hongrois
car il pense que les premiers ont besoin d'alliés. Il sait
bien que la Hongrie, dominée par les Allemands, domine à
son tour des millions de Slaves mais il pense qu'une alliance est
nécessaire pour modifier l'équilibre des forces et
qu'une solution négociée sera possible une fois abattu
l'ennemi commun. Lors de son deuxième séjour à
Prague, il se réjouit de voir les troupes, composées
surtout de régiments magyars, sympathiser avec la population,
et il est persuadé que ces régiments se rallieront
à la révolution, ce qui aurait, selon lui, «
préludé à la fondation d'une armée révolutionnaire
en Bohême ». Le Bakounine de 1848, qui n'était
pas encore anarchiste, rappelons-le, ne concevait déjà
pas la révolution comme un phénomène cantonné
dans des limites nationales, même si elle devait dans un premier
temps réaliser les revendications nationales des peuples
opprimés. Il convient de rappeler que l'Appel aux Slaves
qu'il écrivit à cette époque est le premier
texte qui subordonne la réalisation des revendications nationales
à la solution de la question sociale.
L'idée de Bakounine était de constituer, dans ce
centre de gravité de l'Europe qu'est la Bohême, un
« camp révolutionnaire » à partir duquel
il aurait été possible de développer la révolution
démocratique, de mener l'offensive à l'extérieur,
de venir en aide aux Magyars et de porter la propagande démocratique
en Russie. Dans toutes ses prises de position, Bakounine à
cette époque transparaît le sentiment d'une communauté
de vues entre les démocrates allemands, slaves et hongrois
qui aurait pu, après la chute des forces despotiques, permettre
de surmonter les antagonismes subsistants [27]. On perçoit
chez le révolutionnaire russe, très nettement, la
conscience d'une sorte de Mitteleuropa démocratique qui dépasse
les barrières étroitement nationales, et qui contraste
en tout cas avec le découpage créé par Engels
et Marx entre nations révolutionnaires et nations contre-révolutionnaires.
Ni l'Autriche ni la Hongrie, dit cependant Bakounine, ne «
représentent une force en puissance ni présente ni
future » (IV, 229). La Hongrie est paralysée par des
contradictions nationales internes [28] : les Slaves de Hongrie
s'appuient sur les Slaves des territoires turcs, les Roumains de
Hongrie sur les Roumains de Valachie, de Moldavie, de Bessarabie,
de Bukovine. Ainsi les Magyars sont-ils forcés de chercher
appui auprès des Autrichiens qui, à leur tour, nourrissent
les « querelles intestines qui empêchent le royaume
de se stabiliser ». La Vienne impériale, qui «
ne peut digérer le séparatisme magyar », nourrit
le secret espoir de rétablir sa puissance perdue et «
excite les passions slaves et roumaines contre les Magyars ».
(Ibid.)
Par ailleurs, la Hongrie, qui n'ignore rien des menées des
Autrichiens, a établi des relations secrètes avec
la Prusse, dont le chancelier Bismarck, « prévoyant
une guerre inévitable contre l'empire d'Autriche condamné
à disparaître, fait des avances aux Magyars ».
Ainsi, malgré sa constitution libérale et «
l'incontestable habileté des dirigeants magyars »,
le royaume de Hongrie est-il rongé par le même «
mal chronique » que l'Autriche, la lutte des races.
Les Slaves du Nord, les Polonais, n'ont jamais cessé de
se battre. Malheureusement, les partis dirigeants, constitués
en grande partie de nobles, ne veulent pas abandonner leurs privilèges
et sont contraints de chercher tantôt l'appui d'un Napoléon,
tantôt l'alliance avec les Jésuites ou les féodaux
autrichiens. En cent ans de luttes ininterrompues, les Polonais
ont tout essayé : « conjurations de la noblesse, complots
de la petite-bourgeoisie, bandes d'insurgés opérant
les armes à la main, soulèvements nationaux et, enfin,
toutes les ruses de la diplomatie, voire le soutien de l'Eglise.
Ils ont tout tenté, se sont accrochés à tout
et tout a lâché et trahi. »
« Les Polonais, héros et martyrs, ont un grand passé
de gloire ; les Slaves, eux, sont encore des enfants et toute leur
importance historique se situe dans l'avenir. Le monde slave, la
question slave ne sont pas des faits réels, mais un espoir,
et un espoir que seule la révolution sociale pourra réaliser
; mais les Polonais, nous parlons bien entendu des patriotes, lesquels
appartiennent en majeure partie à la classe cultivée
et surtout à la noblesse, ont jusqu'à présent
manifesté très peu d'envie pour cette révolution.
» (IV, 271.)
Bakounine distingue donc les Polonais et les Slaves, suggérant
que les uns et les autres sont se trouvent à des stades d'évolution
historique différents : il semble en effet penser que les
polonais sont parvenus à une phase descendante de leur histoire.
Aussi, lorsque Bakounine affirme que « le XIXe siècle
peut être appelé le siècle du réveil
général du peuple slave » (IV 233), faut-il
conclure que la Pologne n'est pas comprise dans ce processus ; elle
n'est pas une nation historique, expression que Bakounine emploie
également, à l'occasion. Il n'y a, dit-il, que peu
de chose en commun entre le monde slave, « qui n'a pas encore
d'existence », et le monde patriote polonais « qui est
plus ou moins au bout de sa carrière ». Aussi, ajoute
Bakounine, « notre siècle a vu aussi le réveil
des Slaves de l'Ouest et du Sud », ceux qui sont classés
par Marx et Engels parmi les « déchets historiques
» et les « résidus de nations ». La Bohême
et la Serbie turque sont devenues les foyers du mouvement d'émancipation
des Slaves de l'Ouest et du Sud. La question est donc de savoir
dans quelles conditions la renaissance slave peut s'accomplir et
c'est là qu'intervient le problème du modèle
allemand. L'alternative posée par Bakounine est : la voie
de l'hégémonie de l'Etat ou la voie de la libération
des peuples et du prolétariat.
« Les Slaves doivent-ils et peuvent-il s'affranchir de la
domination étrangère et surtout de la domination germanique,
pour eux la plus haïssable, en recourant à leur tour
à la méthode allemande de conquête, de rapine
et de contrainte pour obliger les masse » populaires slaves
subjuguées, à être ce qu'elles exècrent,
auparavant de fidèles sujets allemands, et désormais
de bons sujets slaves, ou seulement en s'insurgeant solidairement
avec tout le prolétariat européen, au moyen de la
révolution sociale ? » (IV, 234.)
Poser la question c'est y répondre, dit Bakounine. L'alignement
des Slaves sur le modèle allemand, la constitution d'un Etat
bureaucratique, militaire, policier, et centralisé «
qui aspire nécessairement, en raison de sa propre nature,
à conquérir, asservir, étouffer tout ce qui,
autour de lui, existe, vit, gravite et respire », serait une
catastrophe. Un tel Etat, qui a trouvé « sa dernière
expression dans l'empire pangermanique », offre un indéniable
avantage, mais uniquement pour « la minorité privilégiée,
le clergé, la noblesse, la bourgeoisie, voire la classe cultivée,
c'est-à-dire cette classe qui, au nom de son érudition
patentée et de sa prétendue supériorité
intellectuelle, se croit destinée à gouverner les
masses » (IV, 234). Mais pour le prolétariat lui-même,
« plus l'Etat sera grand, plus les chaînes seront lourdes
et les prisons étouffantes ». Reprenant le point de
vue hégélien selon lequel l'Etat, étant l'ennemi
naturel de tous les autres Etats, ne peut s'affirmer qu'en faisant
la guerre, Bakounine pense que tout Etat « qui ne se contente
pas d'exister sur le papier (...) mais qui veut être un Etat
réel, souverain, indépendant, doit nécessairement
être un Etat conquérant » (IV 235). Ce fait correspond
à une loi inexorable, analogue à celle de la concurrence
qui, sur le terrain économique, veut que les petits et moyens
capitaux soient absorbés par le grand capital. De la même
manière, dit Bakounine, les petits et moyens Etats sont engloutis
par les empires : « aucun Etat moyen ne peut aujourd'hui avoir
d'existence indépendante » (Ibid.).
L'attitude de Bakounine se distingue de celle de Marx, et surtout
de celle d'Engels, sur deux points :
– De toute évidence, Engels se réjouit de la
disparition des petites nations, des « nations fleurettes
» dont c'est, dit-il, le « sort naturel » de se
laisser dissoudre et absorber par leurs voisins plus forts. Si Bakounine
parvient sur le fond aux mêmes conclusions – l'évolution
historique conduit inévitablement à l'absorption des
petites nations dans de grands blocs étatiques – il
ne se réjouit pas de ce phénomène, il ne le
considère pas à priori comme un progrès, et
il conserve le sens de la légitimité du principe du
droit des nations à exister ;
– Mais surtout Bakounine se distingue par la signification
qu'il convient de donner à cette évolution. L'unité
nationale par l'Etat, dit-il, signifie la centralisation étatique
et la création de moyens de répression accrus contre
la classe ouvrière aussi bien que le perfectionnement des
moyens de domination. Marx et Engels considèrent que l'unité
nationale (de l'Allemagne, en l'occurrence) est une condition préalable
indispensable à une action ouvrière efficace parce
que 1ø) tant qu'elle n'est pas établie elle constitue
une revendication qui détourne le prolétariat de la
lutte sociale, et 2ø) parce qu'elle crée le contexte
institutionnel (parlement, système représentatif)
dans lequel le prolétariat peut agir. De son côté
Bakounine montre que le système représentatif, par
le consensus mystificateur qu'il crée, est le moyen le plus
efficace de constituer un Etat centralisé fort. L'Etat «
démocratique » ainsi constitué peut, tout autant
que l'Etat autocratique – et même de façon plus
efficiente -, fouler aux pieds le droit des peuples et celui des
gens. Marx et Engels étaient parfaitement capables de voir
cet aspect du problème ; ils sont passés à
côté parce qu'ils étaient tout simplement persuadés
que la classe ouvrière, dans le cadre des institutions existantes,
pourrait prendre le pouvoir, ce que Bakounine niait catégoriquement.
On pourrait imaginer que Bakounine prenne le contre-pied du point
de vue marxiste sur le rôle progressiste de la nation allemande
par rapport au monde slave. Il aurait pu dire : ce n'est pas la
nation allemande, mais les peuples slaves qui ont le rôle
historiquement progressiste en Europe : il est donc nécessaire
qu'ils constituent un Etat, qu'ils rallient à eux toutes
les petites nations slaves de la même manière que les
Allemands vont tenter d'englober les Danois, les Hollandais, les
Scandinaves. Or Bakounine expose clairement que cette solution,
qu'il a envisagée, serait pire que le mal auquel elle veut
porter remède, parce que 1ø) la constitution d'un
grand Etat slave ne ferait qu'asservir les Slaves eux-mêmes
; 2ø) parce que cela conduirait inévitablement à
la tentative d'assujettir les Allemands au joug panslave.
« Au diable donc tous les Slaves et tout leur avenir militaire,
si après plusieurs siècles d'esclavage, de martyre,
de bâillon, ils devaient apporter à l'humanité
de nouvelles chaînes ! » (IV, 234.)
Bakounine pense que le moment historique des Slaves se situe dans
l'avenir et que leur incapacité à former un Etat,
qui a été un handicap dans le passé, caractérisera
la forme particulière de leur intervention lorsque leur heure
sera venue. L'inspiration hégélienne dans ce raisonnement
est évidente. Mais Bakounine est sans équivoque :
l'Etat tsariste ne saurait en aucun cas être un instrument
– même involontaire – d'émancipation des
Slaves. « C'est à Moscou que sera brisé l'esclavage
de tous les peuples slaves réunis sous le sceptre russe,
et avec lui en même temps et pour toujours tout l'esclavage
européen sera enseveli dans sa chute sous ses propres décombres
[29]. » Les Slaves pourront s'émanciper, ils pourront
détruire l'Etat allemand « non par de vains efforts
pour assujettir à leur tour les Allemands à leur domination
et les transformer en esclaves de leur Etat slave », mais
en appelant à la révolution sociale. « Ce qui,
dans le passé, faisait leur faiblesse, à savoir leur
incapacité à créer un Etat, fait aujourd'hui
leur force, constitue leur droit à l'avenir et donne un sens
à tous leurs mouvements nationaux actuels. » (IV, 237.)
Rien n'est plus néfaste que de faire du « pseudo-principe
de la nationalité l'idéal de toutes les aspirations
populaires ». La nationalité est un fait historique,
limité à une contrée, qui certes a un droit
indubitable d'exister, « comme tout ce qui est réel
et sans danger ». L'essence de la nationalité, est
le produit d'une époque historique et de conditions d'existence
; elle est formée par le caractère de chaque nation,
sa manière de vivre, de penser, de sentir. Chaque peuple,
comme chaque individu, a le droit d'être lui-même :
« En cela réside tout le droit dit national. »
Mais il ne s'ensuit pas qu'un peuple, un individu, ait le droit
ou l'intérêt de faire de sa nationalité, de
son individualité, une question de principe et qu'ils doivent
« traîner ce boulet toute leur vie » [30]...
« Au contraire, moins ils pensent à eux, plus ils
s'imprègnent de la substance commune à l'humanité
tout entière, plus la nationalité de l'un et l'individualité
de l'autre prennent de relief et de sens. » (IV, 238.)
Ainsi, les Slaves resteront dans leur état de nullité
et de misère extrêmes « tant qu'ils continueront
à s'intéresser à leur panslavisme étroit,
égoïste et en même temps abstrait ». Bakounine
avait noté qu'à toutes les époques de l'histoire
un idéal commun à l'humanité tout entière
dominait tous les autres idéaux d'un caractère plus
particulier et exclusivement national : « la ou les nations
qui se découvrent la vocation, c'est-à-dire assez
de compréhension, de passion et d'énergie pour se
consacrer entièrement à cet idéal commun, deviennent
par excellence des nations historiques. » (IV, 238.)
Le « principe universel » qui domine aujourd'hui, dit
Bakounine, est la suppression de l'exploitation économique
et de l'oppression politique, la révolution sociale. Certes,
le problème ne sera pas résolu sans une lutte sanglante
et terrifiante, et « la situation réelle, voire l'importance
de chaque nation, dépendra de l'orientation et de la part
qu'elle prendra dans cette lutte, ainsi que de la nature de sa participation
». (IV, 240.)
Les Slaves ne pourront conquérir leur place légitime
dans l'histoire que s'ils sont animés de l'idéal universel
de la révolution sociale, de la destruction des Etats politiques
par la libre organisation sociale, de bas en haut, sans aucune ingérence
gouvernementale, au moyen de libres associations populaires, économiques,
fondées, par-delà les frontières étatiques,
sur le travail productif : telles sont les indications, à
vrai dire sommaires, que Bakounine donne pour résoudre à
la fois la question sociale et celle des antagonismes nationaux.
Mais si la conclusion qu'il propose à cette proclamation
de foi suggère que beaucoup d'eau coulera sous les ponts
avant qu'on n'entre dans les détails de l'organisation globale
de la société future, elle est très pragmatique
: « le prolétariat slave doit entrer en masse dans
l'Association internationale des travailleurs. » (IV, 238.)
Lorsqu'on considère l'évolution ultérieure
de la situation en Europe de l'Est, doit-on dire que Bakounine s'est
trompé ? Rappelons que pour lui la révolution sociale
n'est qu'un terme d'une alternative dont l'autre est la constitution
d'un Etat panslave qui écraserait les populations sous le
« knout panrusse » ; rappelons aussi qu'il affirmait
que, pour les Slaves, « l'Etat est un tombeau ». Il
s'est certes trompé en affirmant que les Slaves ne pourraient
jamais égaler « l'organisation militaire et administrative
» que les Allemands ont « portée au plus haut
degré de la perfection ». Mais l'admiration presque
pathologique que Lénine portait à l'organisation étatique
et à l'administration de l'Allemagne pourrait confirmer la
thèse de Bakounine selon laquelle les Slaves n'ont pu constituer
d'Etat qu'à l'imitation de leurs voisins germaniques.
V. – De la guerre de Crimée À la guerre
franco-allemande
Lors de la guerre de Crimée, qui avait opposé la
France, l'Angleterre, la Turquie et la Sardaigne à la Russie,
la Prusse était restée neutre. Cette neutralité
s'explique, selon Bakounine, par une concordance d'intérêts
entre La Prusse et la Russie, qui, plus tard, s'est concrétisée
par l'aide indirecte apportée par la Russie à la Prusse
lors de la guerre franco-prussienne de 1870.
Mais avant de poursuivre, il nous paraît important de souligner
un certain nombre de points d'accord entre Bakounine et Marx. Tous
deux pensent qu'un Etat ne peut se former véritablement s'il
n'a pas un accès à la mer. « La terre suffit
à un système d'empiétements territoriaux limités,
dit Marx, mais la mer est indispensable à un projet d'agression
universelle. Ce n'est qu'en transformant la Moscovie de puissance
purement continentale en un empire confinant à la mer que
les limites traditionnelles de la politique moscovite purent être
dépassées [31]. » Bakounine écrit de
même « qu'aucun Etat ne peut se hisser au rang de grande
puissance s'il ne possède pas de vastes frontières
maritimes qui lui assurent des communications directes avec le monde
entier et lui permettent de prendre part sans intermédiaire
à l'évolution du monde. » (IV, 274.) Il rappelle
que la Grèce n'est qu'un littoral, que Rome n'est devenue
un Etat puissant que du moment où elle est devenue une puissance
maritime. Dans l'histoire moderne, l'Italie, puis la Hollande et
l'Angleterre ont été des puissances maritimes. En
revanche l'une des causes du retard de l'Allemagne est le manque
d'un grand littoral. Depuis le détachement des villes néerlandaises
de la Hanse, qui a fait perdre à l'empire la majeure partie
de son littoral baltique, « tout le mouvement progressiste
de l'Allemagne, tendant à former un nouveau et puissant Etat,
se trouva concentré dans l'électorat de Brandebourg.
Et en effet, par leurs efforts incessants pour s'emparer des côtes
de la Baltique, les électeurs du Brandebourg rendirent un
éminent service à l'Allemagne ; ils créèrent,
on peut dire, les conditions de sa grandeur actuelle, tout d'abord
en conquérant Koenigsberg et, ensuite, lors du premier partage
de la Pologne, en mettant la main sur Dantzig. Mais tout cela n'était
pas encore assez ; il fallait s'emparer de Kiel et, en général,
de la totalité du Schleswig et de l'Holstein. » (IV,
276.) Poursuivant son raisonnement, Bakounine déclare que
les Allemands considèrent que « le Danube tout entier
est un fleuve allemand », en quoi il anticipe de dix ans une
déclaration qu'Engels fera dans une lettre à Kautsky.
Lors de la guerre de Crimée, la Prusse était restée
indifférente aux réclamations russes et ne manifestait
aucun intérêt pour la question d'Orient. Bismarck ne
voyait aucun inconvénient au contrôle russe des Détroits
et de l'embouchure du Danube, dans la mesure où cela ne constituait
aucune menace à ses propres préoccupations, qui se
limitaient à assurer la suprématie de la Prusse en
Allemagne du Nord, au-dessus du Main, c'est-à-dire dans l'Allemagne
protestante. Après Sadowa, Bismarck ne semble pas avoir d'objectif
précis en matière de politique étrangère.
Il se satisfait de laisser les Etats allemands du Sud dans leur
« existence internationale indépendante ». Il
répète alors que « nous en avons fait assez
pour notre génération » et ne se soucie pas
d'annexer des Etats allemands dominés par des catholiques
qui pourraient, le suffrage universel aidant, s'opposer à
sa politique. Les problèmes européens paraissent se
concentrer ailleurs, notamment au Proche-Orient, dont la Prusse
se désintéresse. Entre 1848 et 1867, la Prusse s'est
déplacée vers l'Ouest : en 1848 elle était
une monarchie autocratique encore dépendante de la pression
russe ; en 1867, après l'instauration du suffrage universel,
elle est le leader d'une confédération aux institutions
libérales, ayant une puissance industrielle et financière
importante et capable de se protéger. La guerre et la politique
étrangère agressive sont alors la prérogative
de la gauche.
La crise du Luxembourg montre parfaitement cette tendance. Le grand-duché
était une ancienne terre d'empire mais sous souveraineté
du roi de Hollande, et dont les habitants ne se sentaient nullement
allemands. Un conflit avec les Français risquait de surgir
à son sujet à cause, en particulier, de la présence
de troupes prussiennes sur son territoire. Bismarck n'avait aucune
intention d'annexer le Luxembourg qui ne s'insérait en rien
dans son schéma d'union de l'Allemagne du Nord, et qui ne
présentait aucun intérêt économique –
son industrie lourde ne s'y était pas encore développée.
En outre, le chancelier avait alors besoin de la paix à l'extérieur
pour mener à bien son projet de construction nationale à
l'intérieur. Prophétique, il déclara à
l'époque : « J'éviterai cette guerre autant
que je le pourrai ; car je sais qu'aussitôt commencée
elle ne finira jamais. » Ce sont les libéraux et les
démocrates allemands qui s'élevèrent contre
le compromis qui fut trouvé, accordant la souveraineté
au grand-duché et garantissant sa neutralité. Le social-démocrate
Bebel fut un de ceux qui protestèrent le plus fort. Si Bismarck
fut bien l'artisan de l'unité allemande, il n'était
cependant pas le monstre assoiffé de conquête que décrit
Bakounine.
Au risque de contredire l'image couramment présentée
de Bismarck, rien ne prouve qu'il ait réellement souhaité
la guerre avec la France, et après la victoire, il ne montra
opposé à l'annexion de Metz : « Je n'aime pas
l'idée d'avoir dans notre maison tant de Français
qui n'ont pas envie d'y être [32]. » De même,
il a toujours été réticent à la perspective
d'une union organique avec les catholiques d'Allemagne du Sud, et
lorsque cette union se fera, elle lui créera d'importants
problèmes. Il ne souhaitait pas étendre son pouvoir
au sud du Main, qui représentait la limite entre l'Allemagne
protestante et l'Allemagne catholique. Ses convictions politiques
et religieuses s'y opposaient. Le luthérianisme était
son principe le plus profond et il considérait les Allemands
du Sud comme des gens corrompus par le catholicisme et par le libéralisme
français. L'Allemagne qu'il voulait construire devait être
exclusivement protestante sans intérêts dans la vallée
du Danube ou dans le Proche-Orient. Il déclara en décembre
1870 que l'Allemagne n'avait aucun intérêt dans la
question d'Orient qui « vaille la peau d'un mousquetaire poméranien
» [33]. Lorsqu'il voulait définir l'Allemagne, c'est
à la Poméranie, sur la Baltique, qu'il pensait, et
non à la Bavière ni à l'Autriche. La question
d'Orient, c'était l'affaire de l'Autriche, et, surtout, de
la Russie.
VI. – L a Russie comme puissance réelle
Sur quels éléments matériels Bakounine et
Marx fondent-ils leurs points de vue sur le rôle respectif
de l'Allemagne et de la Russie, et quels sont les fondements théoriques
sur lesquels leurs points de vue reposent ? Le 24 mars 1870, Marx
adresse au nom du Conseil général une lettre à
la section russe de Genève dans laquelle il déclare
que « la brutale mainmise de la Russie sur la Pologne est
un soutien funeste en même temps que la véritable cause
du régime militaire existant en Allemagne et, par suite sur
tout le continent ». Bakounine eut connaissance de cette lettre
et s'étonna, dans L'Empire knouto-germanique, de trouver
cet argument sous la plume du « célèbre chef
des communistes allemands ».
Marx, commente, Bakounine, méconnaît singulièrement
l'histoire de son propre pays. « A-t-on jamais vu une nation
inférieure en civilisation imposer ou inoculer ses propres
principes à un pays beaucoup plus civilisé, à
moins que ce ne soit par la voie de la conquête ? Mais l'Allemagne,
que je sache, n'a jamais été conquise par la Russie.
I » » »st donc parfaitement impossible qu'elle
ait pu adopter un principe russe quelconque... »
Car l'Allemagne a, sur la Russie, une prépondérance
incontestable, sur le plan du développement politique, administratif,
juridique, industriel, commercial, scientifique et social. Et si
les Russes ne sont jamais venus en Allemagne comme conquérants,
ils ne sont pas venus non plus ni comme professeurs ni comme administrateurs
: « d'où il résulte que si l'Allemagne a réellement
emprunté quelque chose à la Russie officielle, ce
que je nie formellement, ce ne pouvait être que par penchant
et par goût. » (VIII, 63.)
« La dignité de chaque nation, comme de chaque individu
[doit] consister, selon moi, principalement en ceci que chacun accepte
toute la responsabilité de ses actes, sans chercher misérablement
à en rejeter la faute sur les autres [34]. » (VIII,
63.)
Le rayonnement intellectuel, la puissance, la richesse de la Russie
sont, de ce point de vue, nuls. Il serait en conséquence
plus digne de la part de Marx si celui-ci, « au lieu de chercher
à consoler la vanité nationale en attribuant faussement
les fautes, les crimes et la honte de l'Allemagne à une influence
étrangère, il voulait bien employer son érudition
immense pour prouver, conformément à la justice et
à la vérité historique, que l'Allemagne a produit,
porté et historiquement développé en elle-même
tous les éléments de son esclavage actuel ».
En d'autres termes Bakounine renvoie Marx à sa propre méthode
d'analyse historique, et l'invite à prendre en considération
le développement respectif des forces productives de la Russie
et de l'Allemagne, l'état de leur développement culturel,
politique et scientifique. Le problème qu'il pose ici est
celui de la possibilité, pour une société relativement
sous-développée, d'imposer sa volonté ou d'exercer
une influence sur une autre société beaucoup plus
développée. Il n'exclut pas cette éventualité
– il en cite plusieurs cas – et reconnaît que
ce ne sont pas toujours les peuples les plus civilisés qui
l'ont emporté sur les peuples barbares – mais il constate
que cela n'est possible que dans le cas d'une conquête directe,
militaire, et encore précise-t-il que le conquérant
ne manque pas d'être assimilé par la société
conquise.
Dans une lettre à Liebknecht, Bakounine s'était interrogé
sur les raisons pour lesquelles les Allemands, « qui ont une
si grande réputation de science et de conscience, et qui
sont devenus célèbres surtout par leur capacité
vraiment remarquable de saisir les hommes et les choses, les nations
aussi bien que les individus, dans leur réalité réelle
et vivante, ou »bien si vous voulez me passer cette expression
un peu métaphysique, dans leur réalité objective,
comment se fait-il que, quand ils se mettent à parler des
Russes et de la Russie ils perdent toutes ces qualités éminentes
qui distinguent leur nation ? » C'est que nous sommes trop
voisins, dit Bakounine, et que depuis un siècle et demi nous
ne cessons d'exercer les uns sur les autres une « influence
funeste mutuelle » (VI, 112-113).
Dans cette lettre à Liebknecht, Bakounine appelle à
distinguer dans la civilisation allemande plusieurs aspects distincts
:
1. Le monde idéal, la science, l'art, « un monde qui
quoique créé en Allemagne, ne s'est encore jamais
réalisé en Allemagne et qui plane au-dessus de votre
triste réalité gouvernementale et bourgeoise, comme
un beau rêve ».
2. Le monde officiel, celui des princes, du clergé, de l'armée,
de la bureaucratie.
3. Entre ces deux mondes, il y a celui de la bourgeoisie, qui «
aspire éternellement au premier sans l'atteindre, et proteste
continuellement contre le second, sans jamais pouvoir, et, j'ajouterai
même, sans vouloir s'en séparer ».
4. A côté de ces trois mondes, enfin, un quatrième
commence à s'élever, celui du prolétariat,
le monde de demain. (Ibid.)
De tous ces mondes, seulement deux ont exercé sur la Russie
une influence : le monde idéal et le monde officiel. Celui
de la bourgeoisie est trop opposé au caractère national
russe et le monde des travailleurs est encore trop récent.
La lettre à Liebknecht ne développe que l'influence
culturelle allemande sur la Russie : « la science, la métaphysique,
la poésie et la musique de l'Allemagne furent notre refuge
et notre unique consolation », dit Bakounine, qui dresse un
tableau étonnant de la jeunesse intellectuelle russe, avide
d'apprendre, et dont le présent et l'avenir sont «
condamnés par l'organisation politique, économique
et sociale de l'Empire » ; la science allemande, conclut le
révolutionnaire russe, « pousse notre jeunesse, révolutionnaire
par position et par conviction, au-delà des discussions théoriques,
à l'action ».
« Vous voyez bien, citoyen Liebknecht, que loin de vouloir
nier les bienfaits que nous devons à la science allemande,
nous nous inclinons devant elle avec un profond respect. »
(Ibid.)
Une seconde lettre est annoncée qui doit développer
l'influence – malfaisante celle-là – du «
monde officiel » allemand sur la Russie. Elle n'a, semble-t-il,
pas été écrite, mais les idées de Bakounine
sur la question sont connues pour avoir été développées
tout au long de son oeuvre : l'empire russe serait une création
germanique. Les Slaves, par leur nature, ne sont pas un «
peuple politique, c'est-à-dire apte à former un Etat
» (IV, 231), opinion qui est d'ailleurs aussi celle de Marx
et d'Engels. A part quelques exemples éphémères
– le royaume de Moravie des Tchèques, le royaume de
Douchan des Serbes – « pas un peuple slave n'a de lui-même
créé d'Etat ».
Engels lui-même ne note-t-il pas que la tsarine Catherine
II s'appelait Sophie-Auguste von Anhalt-Zerbst ? Les Allemands détenaient
les postes de commande administratifs et militaires dans l'empire
; les jeunes nobles étaient envoyés dans les universités
de Goetingen, d'Iéna, de Leipzig. La première université
russe, fondée à Moscou en 1756, était aux mains
des Allemands. Herzen déclara que les Allemands ont tout
fourni à la Russie : chambellans, généraux,
professeurs, impératrices et sages-femmes. Ce n'est donc
pas sans quelque raison que Bakounine écrit que les Allemands
ont apporté à la Russie la « science politique,
administrative, bureaucratique et militaire » et le «
culte protestant-germanique du souverain ». « C'est
aux Allemands, dit-il encore, que nous devons notre éducation
politique, administrative, policière, militaire et bureaucratique,
et tout l'achèvement de notre édifice impérial,
voire même notre auguste dynastie » (VIII 62-63).
L'examen de la structure profonde de la société russe
permettra seul de déterminer quelles sont les possibilités
réelles d'intervention de la Russie dans l'éventualité,
par exemple, d'un conflit avec l'Allemagne.
VII. – La société russe
A l'origine, la haine des Allemands à l'égard de
la Russie était justifiée. « C'était
contre notre barbarie tartare, la protestation d'une civilisation
qui, tout allemande qu'elle fût, était infiniment plus
humaine. » C'était, dans les années 20, la protestation
du libéralisme politique contre le despotisme politique.
Les Allemands avaient des raisons apparentes de rejeter sur la Russie
la responsabilité de la Sainte-Alliance. Plus tard, dans
les années 30, l'opinion allemande sympathisa avec la révolution
polonaise noyée dans le sang, mais oublia que la Prusse avait
pris une part active à cette répression.
Dans la seconde moitié des années 30, l'émergence
de la question slave en Autriche et en Turquie, la constitution
d'un parti slave, la publication de brochures panslaves en allemand
effraya le public. « L'idée que la Bohême, vieux
territoire de l'Empire au coeur même de l'Allemagne, pourrait
devenir un pays slave indépendant ou, Dieu nous en préserve,
une province russe, leur fit perdre l'appétit et le sommeil.
» (IV, 253.) On a vu que cette perspective inquiétait
aussi beaucoup Engels.
Bakounine reconnaît que l'influence directe de la Russie
a pu, dans le passé, entraver le développement naturel
de l'unité et de la démocratie en Allemagne. Cette
dernière, dit-il, « a été longtemps,
très longtemps humiliée ». Après l'échec
de la révolution de 1848, jusqu'en 1858, l'Allemagne subit
une « période de soumission sans espoir » (IV,
335). La conférence d'Olmütz (1850) dont les clauses
sont défavorables à la Prusse, a « humilié
à un point incroyable la monarchie prussienne pour complaire
à l'Autriche ». Bakounine précise tout de même
que l'échec des partisans de l'unité allemande, consacré
à Olmütz, ne fut pas seulement l'oeuvre de facteurs
extérieurs à l'Allemagne, ce fut aussi l'oeuvre des
conservateurs allemands, et elle suscita « la plus grande
joie du parti prussien de la cour, de la noblesse et de la camarilla
bureaucratico-militaire » (IV 336). Bismarck soutenait sans
réserves les conclusions de cette conférence qui entérinait
la défaite définitive de la révolution de 1848.
Mais, commente Bakounine, le corollaire de cette défaite
est cependant que « la Prusse est plus que jamais l'esclave
de la Russie ».
« Le dévouement aux intérêts de la cour
de Pétersbourg va si loin que le ministre de la guerre prussien
et l'ambassadeur de la Prusse auprès de la cour d'Angleterre,
ami du roi, sont tous deux remplacés pour avoir exprimé
leurs sympathies aux puissances occidentales. » (IV, 336.)
Bakounine ne nie donc pas qu'à une époque de son
histoire la politique de la Prusse ait pu être largement soumise
aux intérêts de la diplomatie russe. La constatation
des faits est, encore une fois, concordante avec celle de Marx.
La différence réside en ce que Marx considère
la dépendance allemande envers la Russie comme un absolu
invariable, à tel point qu'il dira que Bismarck, pendant
la guerre de 1870, est l'instrument du tsar ; pour Bakounine, la
dépendance de l'Allemagne disparaît progressivement
avec la mise en place des bases matérielles qui permettent
son émancipation de cette tutelle, ce que Marx refuse de
voir, pour des raisons qui tiennent à la fois à ses
propres désirs politiques (sa conception de l'unité
allemande) et à sa russophobie viscérale. L'essentiel
de l'argumentation de Bakounine consiste à montrer qu'à
partir de la fin des années 60, la supériorité
de l'Allemagne sur la Russie est largement affermie en matière
industrielle, financière, administrative, scientifique. Mais
Bakounine indique aussi les causes internes de la dépendance
passée de l'Allemagne envers la Russie : l'aristocratie qui
dominait l'Etat prussien, ainsi que l'ensemble des princes allemands,
étaient opposés à l'unité du pays :
la première voyait d'un mauvais oeil la fusion de la Prusse
dans un ensemble où elle perdrait son unité ; les
seconds ne devaient précisément leurs privilèges
qu'à la division du pays.
La situation se modifie dès la régence de Guillaume
Ier en 1858, et à son avènement au trône en
1861. C'est à cette époque, selon Bakounine, que commence
l'irrésistible ascension de l'Allemagne comme première
puissance sur le continent, et la non moins irrésistible
chute de la Russie. L'essentiel de l'explication que donne Bakounine
du renversement du rapport des forces tient en deux points :
1. – La situation politique interne catastrophique de la
Russie
L'Etat russe est constitué d'une immense pyramide au sommet
de laquelle se trouvent l'empereur, sa maison et quelques milliers
de privilégiés. En dessous se trouve une minorité
plus large constituée d'officiers supérieurs, de fonctionnaires,
d'ecclésiastiques, de riches propriétaires fonciers,
de marchands, de capitalistes et de parasites : pour eux, le tsar
est le « protecteur débonnaire, bienfaisant et complaisant
du très lucratif vol légal » (IV, 250). En dessous,
la foule des serviteurs pour qui l'empereur est un père nourricier
avaricieux. Tout en bas de la pyramide, les innombrables millions
pour qui il est un père dénaturé, un spoliateur
implacable et un tortionnaire.
La société cultivée russe, elle, est profondément
divisée entre ceux qui, connaissant la situation du pays,
« estiment qu'il y a trop de désavantages à
admettre cette vérité », et « ceux qui
l'admettent mais qui ont peur d'en parler ». Il y a aussi
« ceux qui, à défaut d'autre courage, osent
au moins le dire » et cette minorité d'hommes dévoués
à la cause du peuple « et qui ne se contentent pas
de dire ce qu'ils pensent ». Et, enfin, la masse de ceux qui
ne voient et ne pensent rien.
Par sa nature même, l'empire ne peut modifier son attitude
à l'égard du peuple. Il est obligé de maintenir
l'ordre intérieur et de conserver une force extérieure,
en employant une police nombreuse, une grande armée, une
bureaucratie et un clergé fonctionnarisé. Mais la
situation interne de l'empire est catastrophique. Elle atteint un
stade qui rend impossible toute amélioration de l'intérieur,
« car le mal atteint maintenant le fond ». Ce qui intéresse
Bakounine est de savoir si l'empire « atteint à l'extérieur
un but capable de donner un sens politique à son existence
» : est-il parvenu à créer « une force
militaire capable de rivaliser avec celle du nouvel empire allemand
» ?
« A l'heure qu'il est, tout le problème politique
russe est là ; quant au problème intérieur,
nous savons maintenant qu'il n'y en a qu'un : la révolution
sociale. » (IV, 251.)
2. – L'incapacité dans laquelle se trouve l'économie
russe à soutenir un effort prolongé en cas de guerre
en Europe.
Le seul cas où la Russie serait en position de force par
rapport à l'Allemagne, c'est si cette dernière commettait
l'erreur d'envahir la Russie. Mais autrement, Bakounine exclut totalement
la possibilité d'une victoire dans une guerre dont la Russie
prendrait l'initiative. Cette guerre, le gouvernement russe devra
la mener sans aucun appui du peuple, avec ses seules ressources
militaires, financières et étatiques, et sur ce terrain,
la Russie est incapable de se mesurer à l'Allemagne.
Le rapport des forces numérique, pour commencer, est défavorable.
En effet, l'Allemagne a une armée effective d'un million
d'hommes qui, « sous le rapport de l'organisation, de l'art
militaire, du moral et de l'armement, est la première du
monde ». En Russie, au contraire, règnent la corruption
et la falsification des statistiques. L'encadrement de l'armée
n'existe que sur le papier : les officiers manquent, il n'y a pas
d'armes, pas de crédits.
« Il suffira de donner l'ordre d'enrôler derechef tant
de centaines de milliers d'hommes, et vous aurez votre million de
recrues. Mais comment les organiser ? Et qui les organisera ? Vos
généraux de réserve, vos aides de camp généraux,
vos aides de camp du tsar, vos commandants de réserve de
bataillon ou de garnison qui n'existent que sur le papier (...).
Ciel, combien de dizaines et même de centaines de milliers
de ces recrues auront le temps de mourir de faim avant d'être
enrégimentées ? (...) Pas un banquier ne vous accordera
d'emprunt... » (IV 268.)
L'organisation des troupes allemandes et leur armement sont, en
revanche, bien réels. Le contrôle administratif civil
et militaire est organisé de telle manière que toute
supercherie durable est impossible. En Russie, au contraire, «
de bas en haut et de haut en bas, tout le monde s'en moque, si bien
qu'il est presque impossible de connaître la vérité
». Sur le million d'hommes que la Russie est supposée
pouvoir aligner, une partie seulement sera enrégimentée
et armée. Il faudra ensuite les disperser sur l'immense territoire
de l'empire pour « maintenir l'ordre dans ce peuple fortuné
que l'excès de bonheur pourrait, si l'on n'y prend garde,
rendre furibond ! » En d'autres termes, toute tentative de
prendre l'initiative d'une guerre implique au préalable des
mesures préventives pour empêcher des soulèvements
en Pologne, en Ukraine, en Lituanie, et immobilisera une bonne partie
des troupes.
« La politique extérieure du tsarisme russe »
d'Engels, écrit vingt ans après la mort de Bakounine,
reprend point par point son argumentation : « Forte au point
d'être imbattable quand elle se défend, la Russie est
en revanche tout aussi faible quand elle attaque » dit Engels,
contredisant ainsi toutes ses prises de positions antérieures.
« Le rassemblement, l'organisation, l'équipement et
le déplacement des troupes à l'intérieur, tout
cela se heurte aux pires obstacles, et à toutes ces difficultés
matérielles vient s'ajouter la corruption sans bornes des
fonctionnaires et des officiers. De »ait, toutes les tentatives
pour rendre la Russie capable de préparer une action offensive
sur une grande échelle ont échoué jusqu'ici
(...) On peut dire que les difficultés croissent proportionnellement
au carré des masses à organiser, sans compter qu'il
est impossible de trouver, dans une population urbaine aussi réduite,
la quantité énorme d'officiers requise » [35].
Etatisme et anarchie était paru en 1874, et contenait de
larges développements sur la situation sociale de la Russie,
sur sa dissolution interne ainsi que sur les perspectives d'évolution
du mouvement révolutionnaire. Marx avait lu le livre, et
les notes et commentaires qu'il a écrits en marge du texte
de Bakounine constituent les seuls – et à vrai dire
très superficiels – éléments de réfutation
théorique des idées de l'anarchiste. Mais on constate,
à partir de cette date, une nette modification d'optique
chez Marx et Engels sur la Russie. Il importe peu de savoir si Bakounine
y est pour quelque chose, mais dans la mesure où ils ont
lu le livre, celui-ci ne peut pas ne pas les avoir un tant soit
peu influencés. Les textes où Engels s'intéresse
à la situation sociale de la Russie sont postérieurs
à la publication du livre de Bakounine : « Les problèmes
sociaux de la Russie » (1875) ; « Les éléments
d'un 1789 russe » (1877) ; « La situation en Russie
» (1878), etc. Les lettres de Marx à Vera Zassoulitch,
qui révèlent un changement fondamental de point de
vue, datent de 1881 : Marx va même jusqu'à relativiser
sa propre théorie des phases successives d'évolution
des modes de production : c'est à la militante russe qu'il
écrit que « la fatalité historique de ce mouvement
est donc expressément restreinte aux pays de l'Europe occidentale
» [36].
Dès qu'il s'intéresse à la situation sociale
de la Russie, Engels se rend compte de l'incapacité de celle-ci
à mener une guerre offensive de quelque envergure. En reconnaissant
cela, il se trouve donc en contradiction avec ses déclarations
alarmistes antérieures sur la menace russe, et les statistiques
qu'il citait en 1858 [37]de l'expansion territoriale de l'empire
des tsars ne tenaient pas compte de ce que cette expansion se faisait
au détriment de pays moins développés que la
Russie. Pourtant à l'occasion, Engels laisse échapper
que la conquête de ces territoires par la Russie est malgré
tout un progrès relatif pour la « civilisation ».
Bien plus tard, en 1890 [38], il constatera que « c'est uniquement
contre des puissances décidément faibles, telles que
la Suède, la Pologne, la Perse, que le tsarisme lutte pour
son propre compte ».
Ayant montré que les conditions matérielles d'une
offensive russe contre l'Allemagne étaient loin d'être
remplies, Bakounine aborde la question des conséquences politiques
d'une telle offensive si elle avait lieu malgré tout. D'entrée
de jeu, il affirme que les Russes subiraient une défaite
écrasante à peine auraient-ils posé le pied
en Allemagne, et la guerre offensive se transformerait immédiatement
pour eux en guerre défensive. Dès lors, il envisage
deux possibilités :
1. – Si les Allemands envahissent les provinces russes et
marchent sur Moscou, le peuple russe tout entier se soulèvera.
2. – S'ils ne commettent pas cette bévue et se dirigent
au Nord vers les provinces baltes, « ils trouveront non seulement
parmi la petite-bourgeoisie, les pasteurs protestants et les Juifs,
mais aussi parmi les barons mécontents et leurs fils étudiants
et, par leur intermédiaire, parmi les innombrables généraux,
officiers, hauts et petits fonctionnaires originaires de ces provinces,
qui peuplent Pétersbourg ou qui sont dispersés dans
toute la Russie, beaucoup, beaucoup d'amis ; bien plus, ils soulèveront
contre l'Empire russe la Pologne et la Petite-Russie. » (IV,
268.)
Bismarck ne semblait pas partager le point de vue de Bakounine
sur le ralliement des Etats baltes. Il se désintéressait
totalement des barons baltes, pourtant d'origine allemande, et qui
possédaient des liens de classe avec les Junkers. «
Ils se sont mis dans la caverne de l'ogre, déclara-t-il,
et nous ne pouvons pas les aider. Si je voulais mener une politique
purement machiavélique, je souhaiterais plutôt qu'ils
soient russifiés le plus vite possible ; car tant qu'ils
restent allemands, ils forment un élément de force
et d'énergie. Ces mots ont été prononcés
après la guerre franco-prussienne, à un moment où
Bismarck était surtout soucieux d'apaisement. En outre il
n'oublie pas que la neutralité russe pendant la guerre lui
a permis de dégarnir les frontières orientales de
la Prusse. La victoire contre la France valait bien le sacrifice
des barons baltes. Toutefois les derniers mots concernant l'élément
de force et d'énergie que constituent les Allemands peuvent
très bien être compris comme une menace potentielle.
Il ne fait pas de doute que dans l'éventualité d'une
guerre contre la Russie Bismarck n'hésiterait pas à
en appeler au soutien des populations allemandes des Etats baltes.
L'examen des divers éléments du rapport des forces
entre l'Allemagne et la Russie conduit Bakounine – qui est,
rappelons-le, un ancien officier du tsar – à la conclusion
que l'Allemagne dispose d'un avantage écrasant sur la Russie.
« Les portes du Nord-Ouest sont à jamais fermées
pour l'empire », dit-il (IV, 273.).
Tout horrible qu'elle soit, la réaction pétersbourgeoise
est, selon l'anarchiste, dépourvue de sens et d'avenir. Elle
« continue encore ses orgies dans les frontières de
l'empire », mais elle est une force déclinante. La
vraie réaction vivante et intelligente est à Berlin
: là se trouve la « réalisation achevée
du concept antipopulaire de l'Etat moderne, lequel a pour seul objectif
l'organisation, à l'échelle la plus vaste, de l'exploitation
du travail au profit du capital concentré dans un très
petit nombre de mains ». Là se trouve le règne
de la haute banque sous la protection des autorités fiscales,
administratives et policières qui s'abritent « derrière
le jeu parlementaire d'un pseudo-régime constitutionnel »
(IV, 210).
Ainsi se trouvent caractérisés les régimes
respectifs de la Russie et de l'Allemagne. La première est
une puissance sur le déclin, la seconde est une puissance
ascendante qui développe le capitalisme et qui dispose d'un
potentiel financier incomparablement plus grand. L'Allemagne constitue
par conséquent le modèle de l'Etat moderne dont l'industrie
capitaliste et la spéculation bancaire ont besoin pour réaliser
la centralisation étatique qui seule est capable de soumettre
« les millions et les millions de prolétaires de la
masse populaire » (IV, 211). Concentration du capital et centralisation
étatique suivent la même logique : ce sont deux aspects
d'un même phénomène qui aboutit à «
élargir sans cesse leur champ d'activité ».
A y regarder de plus près, cependant, le « débat
» sur le centre de la réaction en Europe a été
abordé par Bakounine et Marx sous deux perspectives différentes.
En ce qui concerne Marx, et abstraction faite de l'aspect totalement
irrationnel et viscéral de son antislavisme et de sa russophobie,
la Russie constitue la principale menace contre l'unité allemande,
cette dernière étant la condition de la constitution
du prolétariat allemand en classe. Au lieu de considérer
la menace russe – incontestable à une certaine période
– du point de vue de ses conditions matérielles et
historiques, il l'affirme comme un absolu intangible : la Russie
est l'élément moteur de toutes les initiatives de
la réaction en Europe. Le fondateur du matérialisme
historique évacue, jusqu'à une date tardive, l'analyse
des fondements infrastructurels de la politique étrangère
de la Russie, pour ne s'en tenir qu'à l'observation du fait
politique et diplomatique.
Pour Bakounine, le rôle réactionnaire de la politique
du gouvernement russe n'est pas contestable, tant à l'intérieur
qu'à l'extérieur, mais il l'aborde du point de vue
de ses perspectives historiques : c'est une puissance militaire
considérable, mais la dissolution interne de la société
russe en fait une force sur le déclin dont l'influence diminue
en proportion de la montée de la puissance industrielle et
financière allemande. Or, c'est précisément
cette montée de la puissance allemande qui conduit Bakounine
à affirmer que le centre de la réaction en Europe
se trouve en Allemagne : parce que celle-ci constitue le prototype
de l'Etat capitaliste moderne, qui concentre entre ses mains les
instruments les plus puissants de contrôle et de répression
contre la classe ouvrière, les techniques d'exploitation
les plus sophistiquées, fondées, entre autres, sur
les illusions suscitées par le système représentatif,
que Bakounine – au contraire de la social-démocratie
allemande – ne perçoit pas comme un moyen d'émancipation,
mais comme une condition nécessaire à l'élargissement
du champ d'activité du capitalisme.
VIII. – Les « patriotes allemands » de l’Internationale
et l’encerclement de la Russie
Le « citoyen Marx » ne peut ignorer que c'est une tendance
inhérente à tout grand Etat de s'étendre au
détriment des petits pays qui l'entourent. L'Allemagne elle-même,
pour arriver à la Baltique, a fait absolument la même
chose au détriment des Polonais et des Slaves. Or, les Allemands
– socialistes inclus – ne semblent pas condamner la
conquête comme « manifestation nécessaire du
principe d'Etat » : si c'était le cas, dit Bakounine,
« je signerais des deux mains toutes les malédictions
et condamnations qu'ils prononcent contre les conquêtes de
l'Empire de Russie » [39] (III, 56).
Lors du congrès de Genève de l'AIT, le Conseil général
et les délégués anglais avaient fait cause
commune contre la Russie. Bakounine se réjouissait de la
position française qui demandait que ce congrès «
se borne à la déclaration qu'il est contre toute espèce
de despotisme en tous pays » (III, 58). Les délégués
français, ajoute-t-il, « se sont refusés à
mettre toute la Russie, nation et gouvernement, au ban de l'Europe,
comme l'avaient fait les délégués allemands
et anglais. Ils n'ont pas cru devoir identifier l'empire russe avec
le peuple russe » (III, 59).
A l'occasion de ce congrès, Borkheim avait lui aussi évoqué
la menace russe et la question polonaise. De cette dernière,
il déclare qu'elle « intéresse spécialement
l'Allemagne, et on peut l'appeler, sous certain rapport, une question
allemande », car la Pologne est une barrière contre
la Russie. Borkheim ajoute qu'il est impossible de supprimer les
armées permanentes tant que la Pologne ne sera pas reconstituée.
Bakounine reprend au vol l'argumentation de Borkheim : ce dernier,
dit-il, revendique la reconstitution de la Pologne libre et indépendante
« non au point de vue du droit naturel et humain, mais à
celui d'une barrière qu'il croit nécessaire d'élever
pour sauvegarder la civilisation de l'Occident contre les envahissements
de la barbarie russe » (III, 62).
Mais pour élever cette barrière, fait remarquer Bakounine,
il faut d'abord passer sur le corps de la Prusse : « Je n'ose
pas croire qu'il ait ignoré que la Prusse ne peut pas consentir
et qu'elle ne consentira jamais librement à la reconstitution
de la Pologne ». Par ailleurs, Borkheim déclare qu'il
n'est pas possible de supprimer les armées permanentes en
Europe tant que la Pologne ne sera pas reconstituée. Mais
reconstituée par qui ? demande Bakounine : par ces mêmes
armées permanentes de l'Europe, qui sont, avec le monopole
de l'exploitation économique, « l'être réel
des grands Etats despotiques »...
Les « illusions et les erreurs de calcul » étant,
selon Bakounine, des plus dangereuses pour la cause du prolétariat,
Borkheim aurait dû tenter de faire comprendre aux délégués
des pays allemands que pour émanciper la Pologne, il faut,
avant de déclarer la guerre à la Russie, « déclarer
la guerre à la Prusse, combattre et détruire son armée
formidable, et en même temps terrasser la bourgeoisie de l'Allemagne,
désormais inféodée, et par son intérêt
et par toutes ses passions, à la Prusse ; que pour délivrer
la Pologne il faudra, »n un mot, faire la révolution
sociale ».
Or, de quels moyens les social-démocrates disposent-ils
pour forcer l'Allemagne prussifiée à se tourner contre
la Russie ? Ces moyens se limitent, dit Bakounine, à l'agitation
politique légale :
« Dans l'économie savante du nouvel empire, elle remplit
un office précieux, celui de soupape de sûreté,
mais ils en espèrent des merveilles. Jusqu'à présent,
ils n'ont abouti qu'à quelques beaux mais stériles
discours de prophètes dans le désert, prononcés
»par deux ou trois députés socialistes, noyés
dans la masse bourgeoise du parlement national. Pendant ce temps,
la Russie panslaviste et la Prusse pangermanique, unies tendrement
dans une étreinte réactionnaire, parlent peu et agissent
beaucoup. » (II, 63-64.)
Bakounine n'ignore pas l'argumentation marxiste selon laquelle
l'extension du capitalisme dans les pays coloniaux constituait un
progrès historique. Cette argumentation est déjà
amplement et lyriquement développée dans le Manifeste.
De même, Engels avait glorifié l'annexion de la Californie
par les Américains au nom de la civilisation, au détriment
des Mexicains paresseux « qui ne savaient pas quoi en faire
» [40]. Aussi n'est-ce pas sans raison que Bakounine déclare
que les « Allemands patriotes de l'Internationale »
ne « repoussent pas absolument la conquête, seulement
ils veulent l'attribuer comme un droit exclusif aux nations représentatives
de la civilisation moderne, c'est-à-dire à la civilisation
bourgeoise » (Je souligne). « La conquête faite
par les nations civilisées sur les peuples barbares, voilà
leur principe, ajoute-t-il. C'est l'application de la loi de Darwin
à la politique internationale. »
« C'est ainsi qu'il est permis aux Américains du Nord
d'exterminer peu à peu les Indiens ; aux Anglais d'exploiter
les Indes orientales ; aux Français de conquérir l'Algérie
; et enfin aux Allemands de civiliser, nollens vollens, les Slaves,
de la manière q »e l'on sait. Mais il doit être
expressément défendu aux Russes de "s'emparer
comme d'une proie des montagnes-forteresses du Caucase". »
(III, 57.)
L'examen des textes de Marx et d'Engels révèlent
qu'en effet leurs prises de position sur les questions de revendications
nationales reposent sur des critères parfaitement étrangers
au principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Bakounine ne connaissait certainement pas le contenu de la lettre
que Marx adressa à Lassalle le 2 juin 1860, mais il savait
que c'était ce principe-là qu'appliquait Marx : «
Il est évident qu'en matière de politique étrangère,
les phrases sur la "révolution" ou la "réaction"
n'ont aucun sens. » C'est forts de ce principe que Marx et
Engels se sont tenus aux côtés des conservateurs et
des tenants de l'impérialisme britanniques pour défendre
la Turquie féodale contre les prétentions russes sur
Constantinople. Précisons que ce n'est pas par sympathie
pour la Turquie ni par amour pour l'impérialisme britannique
mais, comme le révélera Engels, parce que le contrôle
russe des détroits sera à terme une menace pour l'extension
des intérêts allemands dans les pays du Danube.
Le discours que Borkheim, le « disciple, le confident et
l'ami du citoyen Charles Marx » fit au congrès de Genève
de l'AIT (1866) est pour Bakounine caractéristique des positions
marxistes sur la Russie. Borkheim suggère de « rejeter
les Russes sur eux-mêmes, les resserrer, les forcer à
s'occuper d'eux-mêmes ». C'est là, dit Bakounine,
le discours d'un fou. Cette tentative d'étouffement, dont
la mise à exécution est par ailleurs impossible, aurait
pour conséquence inévitable une explosion terrible,
et cette explosion pourrait allumer et propager l'incendie dans
tous les pays slaves encore mal civilisés ou germanisés.
Car cette loi de Darwin dont les « patriotes allemands »
cherchent à se prévaloir pour « couvrir leur
ambition politique », est une arme à double tranchant,
car dans ce combat pour la vie qui constitue « la base naturelle
du développement historique des nations, ce ne sont pas toujours
les peuples les plus civilisés qui l'ont effectivement emporté
sur les peuples barbares » (III, 57). Bakounine suggère
ainsi que les craintes phobiques des Allemands, et de Marx en particulier,
à l'égard de la Russie, deviendraient alors parfaitement
fondées si la politique des radicaux et des socialistes allemands
était mise en pratique.
En fait, Borkheim, tout disciple de Marx qu'il soit, fut également
traité de « fou » par ce dernier pour son discours
de Genève, qualifié « d'insipide clabauderie
» [41]. A Kugelmann, Marx se plaint que Borkheim ait employé
« quelques phrases où il plagie, en les déformant,
des conceptions qui me sont propres ». « Si Borkheim
n'était pas mon ami personnel, ajoute-t-il, je le désavouerais
personnellement. Vous comprenez ma fausse position ainsi que ma
contrariété ? On présente au public une oeuvre
élaborée avec beaucoup de peine (il n'en est peut-être
pas d'autre de »ce genre qui ait été écrite
dans des conditions plus difficiles), pour élever le parti
aussi haut que possible et désarmer la malveillance vulgaire
par le mode d'exposition, et au même moment, on voit un membre
du parti, en casaque de fou et la marotte au poing, se serrer tout
contre vous sur la place, faisant jaillir de la foule pommes et
oeufs pourris qu'on peut fort vous lancer à la figure, même
dans notre parti [42] ! »
Bakounine sait bien que l'unanimité réclamée
par Borkheim pour réaliser cet encerclement de la Russie
n'existe pas. Bismarck lui-même, dit-il, ne se soucie pas
de « tenter une folie qui aurait pour conséquence immédiate
de déverser toutes les forces russes sur l'Allemagne ».
Enfin, le chancelier est « bien enchanté, au contraire,
de les voir occupés bien loin de l'Europe, dans l'Extrême
Orient, ce qui le laisse, en effet, seul maître des destinées
de l'Occident » (III, 58-59).
IX . – Les germes de la guerre germano-russe
Le mouvement de consolidation politique et économique de
l'Allemagne au Nord-Ouest et le mouvement d'expansion militaire
de la Russie au Sud-Est sont, du point de vue de Bakounine, dialectiquement
liés. La puissance russe dans la Baltique a définitivement
pris fin lorsque la Prusse, appuyée sur l'Allemagne tout
entière, s'y est implantée.
« La Prusse, qui est à présent la personnification,
le cerveau, et en même temps le bras de l'Allemagne, est solidement
établie sur la Baltique aussi bien que sur la mer du Nord.
L'autonomie de Brême, de Hambourg, du Mecklembourg et de l'Oldenbourg
est une simple et innocente plaisanterie. » (IV, 277.)
La Prusse construit deux grandes flottes, l'une dans la Baltique,
l'autre dans la mer du Nord, qui supplanteront bientôt la
flotte russe. C'est là une conclusion « tirée
de faits d'ores et déjà accomplis fondée sur
une juste analyse du caractère et des aptitudes des Allemands
et des Russes, sans parler des ressources financières, de
la quantité relative de fonctionnaires consciencieux, dévoués
et connaissant leur affaire, sans parler également de la
science qui confère un avantage décisif à toutes
les entreprises allemandes sur les entreprises russes ». «
En Allemagne, conclut Bakounine, le service de l'Etat ne donne des
résultats ni beaux ni agréables, on peut même
dire exécrables, mais par contre positifs et sérieux.
» Ainsi se trouvent définis les éléments
constitutifs de l'hégémonie allemande dans la Baltique
: puissance financière, rationalité administrative,
développement scientifique et appareil d'Etat efficace. Face
à cela, nous avons la corruption, la dilapidation et l'incompétence.
A terme, la flotte russe deviendra incapable de défendre
contre la marine allemande les forteresses maritimes de la Baltique
et de résister au feu de Allemands, « habiles à
lancer non seulement des obus en fonte, mais aussi en or ».
(IV, 277.)
Bakounine fait remarquer que la Russie ne s'est pas opposée
à l'annexion du Schleswig et du Holstein, qui affermissait
encore la position de la Prusse dans la Baltique et qui par conséquent
menaçait à terme les positions de la Russie. «
Le prince de Gortchakov [le ministre russe des Affaires étrangères]
devait bien s'en douter quand il acquiesçait au démembrement
du royaume du Danemark et au rattachement du Schleswig de l'Holstein
à la Prusse ». Alors, Bakounine s'interroge : «
Ou bien le prince de Gortchakov a trahi la Russie, ou bien pour
compenser la suprématie, sacrifiée par lui, de l'Etat
russe dans le Nord-Ouest, il a obtenu du prince de Bismarck l'engagement
formel d'aider la Russie à conquérir une nouvelle
puissance dans »le Sud-Est. »
Bakounine est persuadé de l'existence d'un pacte entre la
Prusse et la Russie conclu lors du soulèvement de la Pologne
en 1863 [43], lorsque toutes les puissances européennes,
sauf la Prusse, protestèrent contre la répression.
Seule une telle alliance peut expliquer « la tranquille assurance,
voire l'insouciance avec laquelle le prince de Bismarck a entrepris
la guerre contre l'Autriche et une grande partie de l'Allemagne,
malgré la menace d'une intervention de la France ».
Un simple mouvement de troupes russes vers la frontière prussienne
aurait suffi pour arrêter les hostilités en 1866 et
en 1870. Lors de la guerre franco-prussienne, rappelle Bakounine,
le Nord de l'Allemagne était totalement dépourvu de
troupes ; par ailleurs, l'Autriche n'est pas intervenue en faveur
de la France parce que la Russie avait déclaré qu'elle
mettrait alors ses troupes en mouvement : autrement dit, si la Russie
« ne s'était pas déclarée l'alliée
déterminée de l'empereur prusso-germanique, les Allemands
n'auraient jamais pris Paris » (IV, 278-279). Cette hypothèse
dément donc celle de Marx, selon lequel, une fois de plus,
c'est le tsar qui manipula Bismarck en le poussant à la guerre.
Marx craignait que la guerre aurait laissé exsangue la Prusse,
laissant les coudées franches à la Russie. C'est exactement
l'inverse qui se produisit.
Bismarck, affirme Bakounine, « visiblement était sûr
que la Russie ne le trahirait pas ». Dans les faits, la Russie
n'avait aucun intérêt à la formation d'un puissant
empire germanique ; mais ayant renoncé à toute expansion
au Nord-Ouest elle doit avancer au Sud-Est. « Ayant abandonné
à la Prusse la suprématie dans la Baltique, [l'empire
russe] doit imposer et asseoir sa domination dans la mer Noire.
Sinon il sera coupé de l'Europe. Mais pour que cette domination
soit réelle et fructueuse, il doit s'emparer de Constantinople,
sans lequel non seulement l'accès de la Méditerranée
pourra lui être interdit à tout moment, mais les portes
mêmes de la mer Noire seront continuellement ouvertes aux
flottes et aux armées ennemies » (IV, 280).
L'idée d'un pacte formellement établi entre la Prusse
et la Russie reste évidemment du domaine de l'hypothèse,
et n'est en réalité pas l'élément le
plus intéressant de l'analyse de Bakounine. Retenons simplement
qu'il souligne une concordance temporaire d'intérêts
entre les deux pays ou, plus précisément, des orientations
qui momentanément, ne sont pas antagoniques. En effet, l'anarchiste
rappelle fréquemment que la formation d'un empire germanique
est contraire aux intérêts à long terme de la
Russie et que cette situation, porteuse de conflits futurs, «
ne pourra se terminer que par l'anéantissement de l'un ou
de l'autre ». La guerre entre les deux pays est inévitable
mais elle peut être différée encore quelque
temps parce que les deux empires ne sont pas encore suffisamment
affermis au-dedans et ne sont pas encore suffisamment étendus
au-dehors. Bakounine espère seulement que la révolution
sociale surviendra avant qu'on en arrive à de telles extrémités.
La concordance temporaire d'intérêts entre l'Allemagne
et la Russie repose sur plusieurs éléments : l'empire
allemand n'a pas encore d'assises assez solides. A l'intérieur,
il forme un « étrange conglomérat de petits
et moyens Etats souverains, voués certes à être
engloutis, mais qui, ne l'étant pas encore, s'efforcent coûte
que coûte de sauver les débris d'une souveraineté
qui est en train de disparaître » (IV, 279).
A l'extérieur, l'empire est isolé, sans alliés.
L'Autriche est humiliée depuis la défaite de 1866
mais pas encore complètement écrasée. La France,
vaincue, est un ennemi irréconciliable. Les visées
annexionnistes de l'empire, vers lesquelles le pousse « le
patriotisme pangermanique, qui a gagné toute la société
allemande », menacent l'Autriche allemande, Trieste, la Bohême,
la Suisse allemande, une partie de la Belgique, la Hollande et le
Danemark, ce qui dressera contre le Reich l'Europe de l'Ouest et
du Sud. Dans ces conditions, pense Bakounine, l'alliance russe,
c'est-à-dire la neutralité des frontières orientales,
est nécessaire. Mais cette alliance ne peut tenir que si
l'empire russe lui-même, qui a « renoncé à
toutes nouvelles acquisitions ou expansions au Nord-Ouest »,
peut avancer au Sud-Est. « Ayant abandonné à
la Prusse la suprématie dans la Baltique, il doit imposer
et asseoir sa domination dans la mer Noire. Sinon il sera coupé
de l'Europe ». Pour réaliser cet objectif, il doit
prendre aux Turcs Constantinople, qui garantit l'accès à
la Méditerranée. Constantinople, pense Bakounine,
est le seul objectif que poursuit plus que jamais la politique expansionniste
de la Russie ; c'est la poursuite de cet objectif qui explique,
selon lui, toute la politique russe en Asie centrale.
En 1858 Engels avait déjà écrit un article
sur la pénétration russe en Asie centrale, décrivant
l'action de la Russie vers Khiva. Or, lorsque Bakounine écrit
Etatisme et anarchie (1874), le khanat de Khiva a été
annexé l'année précédente. Engels décrit
l'avance russe vers l'Inde et l'Afghanistan, menaçant l'empire
britannique. Sur ce mouvement russe, Bakounine propose une explication
qui mérite d'être examinée.
Tout d'abord il écarte un certain nombre d'hypothèses.
– La Russie n'est pas mue par des nécessités
commerciales : « La politique commerciale, dit-il, c'est la
politique de l'Angleterre ; elle n'a jamais été celle
de la Russie. L'Etat russe est avant tout, on peut même dire
exclusivement, un Etat militaire. » (IV, 281.)
– La deuxième hypothèse écartée
est celle qui consisterait simplement à « occuper l'armée
».
– Mais, surtout, Bakounine écarte l'intention de conquérir
les Indes qu'Engels prête aux Russes. Il faudrait pour cela
déplacer le quart, voire la moitié de la population
russe vers l'Est. Car, dit Bakounine, excessivement sceptique, on
ne pourrait atteindre les Indes « qu'après avoir pacifié
les nombreuses peuplades guerrières de l'Afghanistan »...
Le véritable motif de l'expansion russe vers le Sud-Est
serait la volonté d'ébranler la domination de l'Angleterre
« en suscitant contre elle des soulèvements d'autochtones
et en soutenant ces soulèvements, en les appuyant au besoin
par une interventions militaire » (IV, 284). L'Angleterre,
le principal obstacle aux visées russes sur Constantinople,
se trouverait ainsi affaiblie par des révoltes dans son empire
des Indes. Le gouvernement russe « espère ainsi faire
admettre aux Anglais que Constantinople doit devenir une métropole
russe et les obliger à accepter cette annexion plus que jamais
nécessaire pour la Russie officielle » (Ibid.). Les
visées russes sur Constantinople n'ont évidemment
pas échappé à Marx et à Engels qui ont
eu, beaucoup plus que Bakounine, le loisir d'étudier la question
[44]. Les analyses des premiers et du second convergent sur de nombreux
points, et en particulier sur les perspectives de guerre mondiale
qu'ils tirent de la rivalité russo-allemande. Il existe de
nombreuses concordances entre l'article qu'écrivit Engels
vingt ans après la mort de Bakounine et les positions que
ce dernier défendait. La différence essentielle –
qui est développée ici – réside en ce
que selon Bakounine : 1. l'expansion russe au Sud-Est est la conséquence
de la montée de la puissance allemande au Nord ; 2. Cette
expansion favorise temporairement les intérêts allemands.
A première vue, le plan que Bakounine prête à
la diplomatie russe concernant Constantinople est extrêmement
tortueux. Mais Marx et Engels eux-mêmes ont reconnu que celle-ci
était redoutablement efficace et que la politique étrangère
russe travaillait avec une patience et une ténacité
infinies. « La diplomatie russe, écrit Engels, constitue,
dans une certaine mesure, un ordre moderne de Jésuites, suffisamment
fort pour vaincre, s'il le faut, même les caprices d'un tsar
et pour maîtriser la corruption dans son propre organisme,
afin de la répandre »'autant plus largement à
l'extérieur.
L'argumentation de Bakounine présente l'avantage de fournir
une explication plausible de l'avance russe vers le Sud-Est. Car
l'anarchiste ne peut croire que le gouvernement de Saint-Pétersbourg
se soit réellement fixé comme but de conquérir
les Indes, thèse qu'accrédite Engels lorsqu'il affirme
que les villes d'Hérat, de Samarcande, de Balch, une fois
prises, « constitueraient alors la base d'opérations
principale contre l'Inde » : « lorsque cette base d'opérations
sera réellement entre les mains de la Russie, l'Angleterre
combattra pour son empire indien ».
Il est certain que les doutes de Bakounine sur la capacité
de la Russie à assujettir l'Afghanistan prennent aujourd'hui
une curieuse connotation. Si on accrédite son hypothèse,
on peut penser que les moyens mis en oeuvre pour faire pression
sur l'Angleterre sont hors de proportion avec l'objectif recherché.
Mais c'était là, semble-t-il, le seul moyen dont disposait
la Russie : la pression militaire. « L'Angleterre s'est emparée
des Indes avant par l'entremise de ses compagnies commerciales ;
chez nous il n'y a pas de compagnie de ce genre, et en admettant
qu'il en existe par-ci par-là, ce ne sont que des compagnies
"de poche", pour la frime. » En outre, l'Angleterre
se livre à l'exploitation des Indes sur une vaste échelle
au moyen d'une immense flotte de bateaux marchands et de navires
de guerre ; or la Russie est séparée des Indes par
un désert sans fin. « C'est dire qu'il ne peut être
question de conquérir quoi que ce soit aux Indes. »
La politique russe répond à des objectifs militaires
par des moyens militaires, les seuls dont elle dispose. L'Etat russe
« est avant tout, on peut même dire exclusivement, un
Etat militaire (...) Le souverain, l'Etat, voilà l'essentiel
; tout le reste : la nation, voire les intérêts des
différentes classes sociales, le développement de
l'industrie, du commerce et ce qu'on nom »e la civilisation,
de simples moyens pour atteindre ce but unique. Sans un certain
degré de civilisation, sans industrie et sans commerce, aucun
Etat, et surtout aucun Etat moderne, ne peut exister, parce que
la fortune dite nationale est loin d'être celle de la nation,
tandis que la fortune des classes privilégiées est
une force. En Russie, la fortune nationale est tout entière
absorbée par l'Etat... » (IV 281.) Si, parmi les raisons
qui motivèrent l'expédition sur Khiva, il en est de
commerciales, conclut Bakounine, on peut être certain que
sous le rapport financier l'opération se soldera par plus
de pertes que de gains.
Engels indique avec raison que « de nombreux révolutionnaires
méprisent le gouvernement tsariste au point de considérer
qu'il est incapable de quoi que ce soit de rationnel du fait de
sa stupidité ou de sa corruption ». Si cela est exact
en politique intérieure, ajoute-t-il, « sa politique
extérieure est incontestablement sa force, sa très
grande force » [45].
L'argumentation de Bakounine montre que l'expansion russe au Sud-Est
ne répond pas à une rationalité économique.
En quoi cette expansion concerne-t-elle la politique allemande ?
Précisément parce que « les Allemands ont intérêt
à ce que les Russes s'enfoncent profondément à
l'Est ». L'Allemagne a tout intérêt à
« aiguiller et pousser les troupes russes en Asie centrale,
à Khiva, sous prétexte que c'est la route la plus
directe de Constantinople » (IV, 285). Ainsi détournée
de toute possibilité d'intervention au Nord-Ouest, la Russie
laisse à l'Allemagne le temps de se renforcer à l'intérieur.
Cependant, indique Bakounine, cette concordance d'intérêts
est fragile et ne saurait être durable. Il ne fait pas de
doute que les deux empires seront amenés à terme à
se mesurer dans une confrontation pour l'hégémonie
sur le continent.
A plus long terme, les Allemands seront amenés à
tenter de s'assurer des débouchés dans le Sud de l'Europe
; ils ne pourront pas accepter, dit Bakounine, de livrer «
à l'arbitraire de la Russie leurs rives sur le Danube et
leur négoce avec les pays danubiens ». Or, Engels confirmera
plusieurs fois la prévision de Bakounine. L'Allemagne, dit
en effet Engels dans son article anti-bakouninien, Le Panslavisme
démocratique, ne peut se laisser couper de la mer Adriatique
: c'est pour elle une question vitale, « au même titre
que, par exemple, la côte de la Baltique de Dantzig à
Riga ». Par ailleurs, un Etat slave indépendant dans
le Sud de l'Europe couperait l'Autriche de ses débouchés
naturels en Méditerranée. En 1882 Engels fait encore
remarquer à Kautsky qu'aucun Etat slave des Balkans ne devait
être autorisé à se placer en travers du chemin
ou sur la voie ferrée entre l'Allemagne et Constantinople
[46]. C'est donc sans exagération que Bakounine – qui
ne pouvait évidemment pas connaître le contenu de la
correspondance de Marx ou d'Engels – attribue aux socialistes
et aux démocrates allemands des intentions expansionnistes.
Le révolutionnaire russe se trompe cependant en pensant que
Bismarck partage ces intentions. La politique du chancelier se situe
en effet bien en deçà des revendications manifestées
par la plupart des libéraux et démocrates allemands.
La guerre germano-russe est inévitable : elle n'est pour
l'instant que différée. En définitive, les
conclusions de Bakounine et de Marx se rejoignent.
Conclusion
Il n'est pas exagéré de dire que les rapports germano-russes
sont un des points centraux de la politique de la social-démocratie
allemande. Alors qu'ils avaient souhaité la guerre avec la
Russie lorsque le régime représentatif n'était
pas institué, les socialistes allemands sont maintenant hantés
par le spectre de la guerre avec leur voisin russe. A cette perspective,
Engels frise la panique et il a une réaction étonnante
de repli. « Les gens doivent comprendre qu'une guerre faite
contre l'Allemagne et avec la Russie comme alliée est avant
tout également une guerre contre le parti socialiste le plus
fort et le plus combatif d'Europe et qu'il ne nous reste plus qu'à
engager toutes nos forces contre tout agresseur qui aide la Russie[47].
» Si l'Allemagne est battue, ajoute Engels, le mouvement socialiste
en Europe est fichu pour vingt ans.
Deux semaines plus tard il recommande à Bebel : si le danger
d'une guerre se précise, alors nous pouvons dire au gouvernement
« que nous serions disposés à le soutenir à
condition qu'il adopte à notre égard une attitude
qui rende la chose possible »[48]. Si l'Allemagne est attaquée,
tous les moyens de défense sont bons : « Il s'agit
de l'existence nationale et aussi de conserver intactes notre position
et nos perspectives d'avenir, que nous devons à nos luttes
» (Ibid.).
Protection de l'existence nationale, préservation des acquis
et participation à un gouvernement de défense nationale
: les ingrédients de la guerre qui ravagera l'Europe vingt-trois
ans plus tard sont là. Les pires craintes de Bakounine concernant
les « patriotes allemands de l'Internationale » se sont
vérifiées.
I. – Marx et l’intervention russe. 5
II. – La question polonaise. 7
III. – L'Autriche. 12
IV. – Sur la question nationale en Europe centrale et le
modèle allemand. 14
V. – De la guerre de Crimée À la guerre franco-allemande.
20
VI. – L a Russie comme puissance réelle. 22
VII. – La société russe. 25
VIII. – Les « patriotes allemands » de l’Internationale
et l’encerclement de la Russie 31
Conclusion. 38
Notes
[1] On parle souvent du « débat » Bakounine-Marx.
C'est une clause de style dans ce sens que les deux hommes n'ont
jamais vraiment débattu : Marx a systématiquement
évité de réfuter Bakounine en termes politiques.
Sa contribution consiste en injures variées et calomnies
les plus basses. Miklos Molnar écrit que Marx, dont l'œuvre
est si riche en polémiques, « n'a jamais engagé
une lutte idéolologique sérieuse contre les thèses
éclectiques de Bakounine ». Molnar suggère que
Marx n'a pas pris Bakounine au sérieux. Georges Haupt réfute
cette thèse et pense au contraire qu'il évite la confrontation
pour des raisons tactiques. Bakounine de son côté a
évité jusqu'au dernier moment de s'opposer publiquement
à Marx, d'une part parce qu'il considérait son travail
théorique positif : Marx, dit-il, est « l'une des barrières
les plus fortes contre l'intrusion dans celle-ci [l'AIT] de toute
tendance et de toute idée bourgeoises » ; mais aussi
parce qu'il savait que cette confrontation pourrait être fatale
à l'AIT, ce qu'il ne souhaitait pas : « ... il peut
arriver (...) que je sois bientôt obligé d'entrer en
lutte contre lui, non pas pour une offense personnelle, mais pour
une question de principe, au sujet du communisme d'Etat. (...) Eh
bien alors nous nous battrons à mort. Mais il y a un temps
pour tout, maintenant le moment n'est pas encore arrivé.
» On ne peut parler de « débat » que dans
le sens où les idées des deux hommes sont comparées
et discutées a posteriori.
Sur l'influence du modèle de la Révolution française
dans la politique marxienne en 1848-1849, se reporter à mon
étude « La Révolution française comme
archétype : 1848 ou le 1789 manqué de la bourgeoisie
allemande », in Les Anarchistes et la Révolution française,
éditions du Monde libertaire.
[2] « Seule la guerre contre la Russie est une guerre de
l'Allemagne révolutionnaire, une guerre où elle rachètera
les fautes du passé, où elle se virilisera, où
elle pourra vaincre ses propres despotes, où, comme il est
de règle lorsqu'un peuple brise les chaînes d'une longue
et veule servitude, elle paiera le fait de propager la civilisation
par le sacrifice de ses fils, et se rendra libre à l'intérieur
en conquérant la liberté à l'extérieur.
» (« L'Armistice prusso-danois », La Nouvelle
Gazette rhénane, 9 sept. 1848.)
[3] La Nouvelle Gazette rhénane, « La Politique extérieure
du tsarisme russe ».
[4] Cité par A. Lehning, IV, p. 24, Introduction.
[5] Miklos Molnar, Marx, Engels et la politique internationale,
Idées.
[6] Bakounine résiste mal au plaisir de railler la manie
des Allemands, et de Marx en particulier, d'imputer à la
cour de Saint-Pétersbourg tous les actes réactionnaires
accomplis par les gouvernements d'Europe, Il suggère ainsi
que sans l'influence de la Russie, l'empereur d'Allemagne, celui
d'Autriche, tous les rois et les princes d'Allemagne « ne
seraient plus à cette heure que d'honnêtes travailleurs
membres de différentes associations ouvrières ; le
pape, épousant soit Madame Isabelle d'Espagne, soit Madame
Eugénie de France, serait devenu un bon paysan et un excellent
père de famille. L'ordre des Jésuites se serait fait
admettre comme section de l'Internationale, et son chef, dont j'ignore
le nom, avec le cardinal Antonelli, avec le comte de Cavour et M.
Ratazzi, avec Napoléon III, avec lord Palmerston ou M. Gladstone,
avec le comte de Beust et le prince de Bismarck, enfin avec quelque
Rothschild comme trésorier, auraient constitué aujourd'hui
le Conseil général de Londres, devenu le gouvernement
central du monde civilisé. » (III 52.)
[7] La Nouvelle Gazette rhénane, « La note russe »,
T.I, p. 365.
[8] Lettre à Engels, 2 novembre 1867.
[9] Lettre à Kugelmann, 4 février 1871.
[10] « La guerre en question », août 1853.
[11] La Guerre civile en France, Editions sociales, p. 287
[12] Cf. Engels, « La pénétration russe en
Asie centrale », (1858).
[13] Lettre de Marx à Engels, 24 mars 1870.
[14] Cf. « La Pologne, la Prusse et la Russie » in
Marx, Engels, La Russie, 10/18)
[15] « La Prusse est née de la dissolution de la Pologne,
et la progression de la Russie est la loi fondamentale du développement
de la Prusse. Pas de Prusse sans Russie, bien que le danger russe
subsiste même sans la Prusse. » Marx, « La Pologne,
la Prusse et la Russie », in Marx Engels, La Russie, 10/18.
[16] Le libéral Tourgueniev lui-même, l'ami de Bakounine,
pensait que l'insurrection polonaise de 1863 était une erreur.
Le slavophile Katkov déclarait : « Notre combat contre
la Pologne est un combat de deux peuples ; céder aux exigences
des patriotes polonais, c'est signer un arrêt de mort pour
le peuple russe. » (Cité par A. Michnik, « La
Pologne sous le regard russe », in Penser la Pologne, Maspéro.)
[17] Avec plus de cent ans de recul on peut faire un parallèle
avec les événements qui se déroulent sous nos
yeux aujourd'hui en Russie et en Europe centrale...
[18] Les accusations de panslavisme portées contre Bakounine
étaient chez Marx de la simple calomnie ; il est futile de
vouloir les réfuter, de même qu'il n'est pas utile
de réfuter ces mêmes accusations lorsqu'elles sont
répétées par les staliniennes. Ce qui est plus
grave, c'est que des auteurs dont l'honnêteté ne peut
être mise en doute reprennent à leur compte sans examen
de telles accusations. L'exemple le plus typique est Maximilien
Rubel qui, de toute évidence, ne connaît Bakounine
que par ce qu'en dit Marx. « Marx n'a cessé de s'élever
contre le messianisme anti-occidental, voire slavophile, de certains
intellectuels russes, et en particulier contre les conceptions de
l'anarchiste Bakounine, adversaire acharné des méthodes
de lutte que Marx s'efforçait de faire triompher dans le
mouvement ouvrier avec le concours de l'Association internationale
des travailleurs... » (M. Rubel, Marx critique du marxisme,
Payot, p. 157). Bakounine répondit par avance à ce
genre de propos : « Pour les peuples russes et non russes,
emprisonnés aujourd'hui dans l'empire de toutes les Russies,
il n'est pas d'ennemi plus dangereux, plus mortel que cet empire
lui-même. » (IV, 13.)
[19] Deux historiens tchèques, Jan Kren et Vaclav Kural,
écrivent que « tout comme on identifiait depuis long
temps la France à l'idée de révolution, l'Allemagne
était perçue en Europe centrale comme un modèle
de développement du capitalisme industriel aussi bien que
de son alternative socialiste ». (Cités par J. Rupnik,
L'Autre Europe, éditions Odile Jacob, p. 65.)
[20] Engels écrit à propos de l'Europe centrale que
les Juifs, « dans la mesure où ils appartiennent à
une nationalité quelconque, sont dans ces pays certainement
plutôt allemands que slaves » (Révolution et
contre-révolution en Allemagne, oeuvres choisies I, p. 351).
Le processus de dénationalisation des slaves par les Allemands
est décrit de manière étonnamment identique
par Bakounine et Engels.
[21] Cf. Engels : dans l'hypothèse de la restauration de
la Pologne, la guerre avec la Russie permettrait de régler
la question des réclamations polonaises sur ses territoires
de l'ouest germanisés : « Les Polonais, mis en possession
de vastes territoires à l'Est, eussent été
plus traîtables au sujet de l'Ouest. »
[22] Cf. Bismarck, A.J.P. Taylor, Hamish Hamilton éd. note
page 66. Rappelons que l'Ausgleich, l'instauration de la monarchie
dualiste austro-hongroise, ne date que de 1867.
[23] « L'inculpé Michel Bakounine reconnaît
que, indépendamment de ses autres aspirations démagogiques
et pour ce qui est de l'empire d'Autriche, la destruction de l'Etat
autrichien et l'autonomie des nationalités qui vivent sur
son sol entraient dans ses désirs »et ses plans...
» (Acte d'accusation de Bakounine in : Michel Bakounine et
les autres, 10/18, p. 178.)
[24] La destruction de l'empire d'Autriche, qui assujettissait
des millions de Slaves, était pour Bakounine un objectif
prioritaire. Mais si ce n'était pas un régime démocratique,
ce n'était pas non plus une autocratie de type russe : l'Etat
restreignait le pouvoir de la noblesse et accordait à la
société civile une certaine autonomie. C'était
en outre un Etat de droit, régulé par la loi et non
par l'arbitraire autocrate.
[25] Engels, « La lutte des Magyars » Ecrits militaires,
L'Herne, p. 236.
[26] La Constitution polonaise de 1791, dans laquelle apparaissent
pour la première fois en Europe centrale les principes de
la démocratie constitutionnelle – même limitée
– déclare que « dans la société
tout provient de la volonté de la nation » : mais la
nation, c'est la szlachta, la noblesse polonaise, soit 10 p. 100
de la population, qui bénéficie seule des droits individuels
et des libertés politiques, tandis que le servage est maintenu.
A titre de comparaison, la noblesse française à la
même époque représentait 1 p. 100 de la population.
[27] D'une façon générale Bakounine sous-estime
considérablement les contradictions internes qui divisent
les démocrates d'Europe centrale et de Russie. Ainsi, tandis
que pour les démocrates russes la principale question est
l'abolition du servage, les Polonais réclament avant tout
l'indépendance nationale. On a là un des avatars de
la question : émancipation nationale ou émancipation
sociale. Ce dilemme se reposera en 1920 lorsque l'Armée rouge,
dirigée par Toukhatchevski (qui dirigera l'insurrection de
Cronstadt), marcha sur Varsovie pour libérer les Polonais
« socialement » : ceux-ci, préférant leur
indépendance nationale, ou n'appréciant peut-être
pas les méthodes léniniennes d'émancipation
sociale, battirent les Russes.
[28] Si les révolutionnaires hongrois de 1848 se réclamaient
des principes de « Liberté, Egalité, Fraternité
», ils ne remettaient pas en cause le statut privilégié
de la noblesse et ignoraient totalement les aspirations nationales
de leurs propres minorités croates ou slovaques, qui représentaient
la majorité de la population... La Déclaration d'Indépendance
de la Nation hongroise de 1849 affirme « le droit naturel
inaliénable de la Hongrie, avec toutes ses appartenances
et dépendances, à occuper la place d'un Etat européen
indépendant » (Je souligne). Il n'est pas question
du droit naturel desdites « dépendances » à
une existence nationale indépendante.
[29] Lettre à Herzen citée par F. Rude, De la guerre
à la Commune, p. 59, éd. Anthropos.)
[30] Les réflexions de Bakounine anticipent sur bien des
points celles des marxistes autrichiens confrontés trente
ans plus tard au problème des nationalités. Otto Bauer
écrira ainsi dans une lettre à Pannekoek : «
L'ennemi qui doit être combattu à l'heure actuelle,
ce n'est pas la négation abusive mais l'affirmation abusive
du fait national... » (Bauer, lettre du 26 avril 1912, archives
Pannekoek, map 5/14, am.IIHS.)
[31] Marx, cité par Riazanov, « Le tsarisme russe
et la naissance du capitalisme anglais », in La Russie, 10/18,
p. 48.
[32] A.J.P. Taylor, Bismarck, Hamish Hamilton, p. 133.
[33] A.J.P. Taylor, op. cit. p. 167.
[34] Sur la question de la responsabilité collective des
peuples, Bakounine va même beaucoup plus loin, et il adopte
une attitude sans complaisance, « Chaque peuple étant
plus ou moins solidaire et responsable des actes commis par son
Etat, en son nom et par son bras, jusqu'à ce qu'il ait renversé
et détruit cet Etat..." (VIII 59,) »
[35] Marx, Engels, la Russie, 10/18, p. 156.
[36] Cf. La Pléiade, II 1559.
[37] « La pénétration russe en Asie centrale
».
[38] « La politique extérieure du tsarisme russe ».
[39] Faut-il voir dans cette remarque une intuition du débat
engagé à l'occasion de la guerre du Golfe sur la relativité
du droit international pratiqué par les puissances industrielles
?
[40] « ...serait-ce donc un malheur que la belle Californie
soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu'en
faire ? » Engels, « Le Panslavisme démocratique
» in Les marxistes et la question nationale, Haupt, Lowy,
Claudie Weill, Editions Maspéro.
[41] Lettre à Engels, 4 octobre 1867
[42] Lettres à Kugelmann, Editions sociales, p. 65.
[43] Là encore on est tenté de faire un rapprochement
avec des événements contemporains : on pense évidemment
au pacte germano-soviétique.
[44] Pendant la guerre de Crimée, Bakounine était
emprisonné en Russie ; il ne s'évadera qu'en 1862.
[45] « La politique extérieure du tsarisme russe »,
p. 154.
[46] Lettre du 7-15 février 1882.
[47] Lettre à Bebel, 29 septembre 1891.
[48] Lettre à Bebel, 13 octobre 1891.
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