Origine : échanges mails
Nota : Le chapitre 5 ci-dessous ne figure pas dans Bakounine politique,
bien que la guerre franco-prussienne constitue un épisode
décisif dans la constitution de l’unité allemande.
Nous le remettons à la place qu’il aurait dû
occuper dans l’ouvrage.
La Commune de Paris constitue un de ces mythes fondateurs sur lesquels
s’appuient les héritiers de Marx et de Bakounine *.
On peut dire que d’une certaine manière elle constitue
l’acte de naissance à la fois du marxisme et de l’anarchisme,
en ce sens qu’il s’agit d’un fait historique à
partir duquel va se sceller le destin des deux courants du mouvement
ouvrier.
L’examen de la réalité révèle
cependant une perspective un peu différente. Il s’agit
dans une large mesure d’une véritable construction
effectuée par les épigones. Pour Marx, la guerre franco-prussienne
de 1870 devait être l’acte fondateur de l’unité
allemande, à laquelle il aspirait depuis toujours. Non pas
qu’il fût un nationaliste allemand, mais cette unité
devait mettre en place les structures politiques à l’intérieur
desquelles le prolétariat allemand allait enfin pouvoir se
développer.
Alors que les démocrates allemands de 1848 espéraient
l'unité allemande de la guerre avec la Russie, c'est grâce
au conflit de 1870 avec la France qu'elle a été réalisée.
Cette guerre, et la Commune qui en fut la conséquence, a
joué un rôle considérable dans l'évolution
de la pensée politique de Bakounine.
Au contraire de Marx, qui se trouvait à Londres, le révolutionnaire
russe était à l'époque en France et il participa
à l'insurrection de Lyon. Là, il proposa entre autres
mesures la création d'une milice révolutionnaire permanente,
la mise sous séquestre de toutes les propriétés,
publiques et privées, la révocation de tous les fonctionnaires.
Il proposa en outre des mesures de réorganisation économique
: les communes révolutionnaires devaient désigner
des délégués, nommer des commissions pour réorganiser
le travail, remettre entre les mains des associations ouvrières
les capitaux dont elles avaient besoin. Lorsque le conseil municipal
décida la baisse du salaire journalier des ouvriers des chantiers
nationaux, Bakounine s'opposa à ce que les ouvriers viennent
désarmés à la manifestation de protestation.
Marx ne peut s'empêcher de railler l'action de Bakounine,
qui échoua. Les circonstances n'étaient évidemment
pas mûres. Pourtant, un historien bolchevik, Iouri Steklov,
déclare que l'intervention de Bakounine à Lyon fut
« une tentative généreuse de réveiller
l'énergie endormie du prolétariat français
et de la diriger vers la lutte contre le système capitaliste
et en même temps de repousser l'invasion étrangère
»(1).
Steklov ajoute que le plan de Bakounine n'était pas si ridicule
:
« Dans la pensée de Bakounine, il fallait profiter
des ébranlements provoqués par la guerre, de l'incapacité
de la bourgeoisie, des protestations patriotiques de la masse, de
ses tendances sociales confuses, pour tenter une intervention décisive
des ouvriers dans les grands centres, entraîner derrière
elle la paysannerie et commencer ainsi la révolution sociale
mondiale. Personne alors n'a proposé un plan meilleur (2).»
Les proches de Bakounine eux-mêmes pensaient que ce plan
était prématuré, mais l'opinion du Russe était
alors que « si, de cette guerre, ne sort pas directement la
révolution sociale en France, le socialisme mourra pour longtemps
dans toute l'Europe (3). »
Alors que Marx déclare expressément que la victoire
prussienne assurait l'hégémonie du socialisme allemand
en Europe, Bakounine écrit que la défaite de la France
signifie la défaite du socialisme : « Ne s'agit-il
pas de la liberté de l'Europe qui, si la France succombait
sous les baïonnettes prussiennes, aurait à supporter
un esclavage de cinquante ans au moins. »
Mais c'est sans doute dans une lettre qu'il écrivit après
l'échec de Lyon à Palix, un de ses compagnons, que
Bakounine exprime le fond de sa pensée : « Je commence
à penser que c'en est fait de la France... A la place de
son socialisme vivant et réel nous aurons le socialisme doctrinaire
des allemands... (4) »
Ainsi, les événements de 1870-1871 fournissent à
Bakounine l'occasion de se définir encore une fois par rapport
au modèle allemand. Il sait que la victoire prussienne aboutira
à la création de l'Empire allemand, et Bakounine craint
avant tout que si les ouvriers sont conduits à servir l'institution
de l'Etat germanique, la solidarité qui devrait les «
unir jusqu'à les confondre avec leurs frères, les
travailleurs exploités du monde entier » ne soit sacrifiée
à la « passion politique nationale ».
Partagés entre la « solidarité socialiste du
travail » et le « patriotisme politique de l'Etat national
», les ouvriers allemands risquent d'être unis à
leurs compatriotes bourgeois contre les travailleurs d'un pays étranger.
Bakounine rendra cependant hommage aux dirigeants social-démocrates
et aux travailleurs allemands qui ont pris, contre la guerre, des
positions internationalistes qui tranchaient avec celles de Marx.
Il nous a semblé indispensable de consacrer aux prises de
positions de Marx pendant la période qui va du début
de la guerre au transfert du siège de l'AIT à New
York (1872) un développement suffisamment important. Il n'est
pas certain que les opinions de Marx aient pu réellement
peser sur le mouvement ouvrier allemand. La phrase ultime de sa
critique du programme de Gotha, dont il n’a pas pu infléchir
les orientations – « j'ai dit et j'ai sauvé mon
âme » – laisse plutôt percer le désespoir
devant l'impuissance à modifier l'évolution prise
par la social-démocratie. Cependant les choix de Marx ont
effectivement pesé sur le destin de l'AIT. La guerre 1870
et la crise de l'AIT fournissent à Bakounine l'essentiel
de sa critique politique du marxisme, et de ce qu'il appelle le
« programme allemand ».
I.– LA RÉVOLUTION « PAR EN HAUT »
Marx et Engels étaient-ils préoccupés avant
tout par la question de l'unité allemande ? Leur pensée
politique, leurs analyses, leurs prises de position pratiques n'étaient-elles
pas essentiellement orientées vers ce but ? Leurs intentions
réelles n'étaient-elles pas enveloppées derrière
un discours idéologique destiné à les masquer
?
Ce serait un contresens d'attribuer à Marx et à Engels
un point de vue chauvin. Leurs prises de position sont le résultat
d'analyses où sont considérés les perspectives
d'évolution de la société allemande, les forces
internationales en présence et, bien que cela n'apparaisse
pas toujours avec évidence, l'idée qu'ils se font
des intérêts du prolétariat. L'Allemagne, selon
Marx et Engels, est un point focal de la révolution en Europe.
« C'est sur l'Allemagne, dit le Manifeste communiste, que
les communistes concentrent surtout leur attention. (...) La révolution
bourgeoise sera forcément le prélude immédiat
d'une révolution prolétarienne. »
Ce passage explique toutes les prises de position de Marx et d'Engels
pendant la révolution de 1848 : ils ont alors décidé
de mettre en sommeil la Ligue des communistes et de préconiser
l'alliance avec la bourgeoisie libérale parce que la révolution
bourgeoise, l'instauration d'institutions parlementaires, étaient
une étape nécessaire à la révolution
prolétarienne. Dans le cas de l'Allemagne, cette étape
devait être le prélude immédiat à la
révolution, pensent-ils.
La stratégie de Marx et d'Engels pendant le début
de la révolution de 1848 fut de freiner le développement
d'un mouvement ouvrier autonome parce que des revendications ouvrières
trop radicales risquaient d'effrayer la bourgeoisie libérale
; ils préconisaient au contraire l'alliance du prolétariat
avec cette bourgeoisie. C'est à cette époque qu'Engels
fit part à Marx de sa crainte devant la montée de
l'action des ouvriers du textile, qui risquait de tout compromettre
: « Les ouvriers commencent à s'agiter un peu, écrit-il
alors à Marx ; c'est encore tout à fait informe, mais
la masse y est. Mais c'est précisément ce qui nous
gène. » Il s'effraie également que le programme
en dix-sept points de la Ligue des communistes, jugé trop
radical, puisse être diffusé : « S'il parvenait
un seul de nos dix-sept points, tout serait perdu pour nous ! »
Cohérents avec leur analyse, les deux hommes collaborent
à la libérale Nouvelle gazette rhénane, où
ils défendent un programme démocratique dans lequel
la constitution d'une Allemagne unifiée tient la première
place. Ce n'est que de ce point de vue-là que tous les mouvements
révolutionnaires de l'Europe sont jugés. Tous les
textes de Marx et d'Engels de cette époque attribuent un
caractère progressiste ou réactionnaire aux mouvements
révolutionnaires selon qu'ils servent directement ou indirectement
la cause de l'unité allemande. Le degré plus ou moins
grand de germanisation des peuples non allemands constitue également
un critère d'attribution du label progressiste. Engels, à
cette occasion, invente un certain nombre de concepts significatifs
tels que celui de « nation contre-révolutionnaire »
ou de « déchet historique » qui s'appliquent
essentiellement aux peuples slaves qui refusent de se laisser germaniser.
Ainsi les Hongrois ont-ils aux yeux d'Engels quelque crédit
car, bien que dominés par les Autrichiens, ils tiennent eux-mêmes
sous leur joug des millions de Slaves. Les Polonais également
sont un « peuple historique » par leur fonction, qui
est de constituer entre l'Allemagne et la Russie un tampon contre
la menace russe. A l'inverse, la monarchie autrichienne, progressiste
tant qu'elle maintenait les Slaves sous sa domination, sera condamnée
lorsqu'elle se montrera incapable de conserver son autorité
(7).
L'un des principaux points de la stratégie préconisée
par Marx et Engels – dans la perspective de l'unification
de l'Allemagne – était de lancer la Prusse dans une
contre la Russie. Ils pensaient que cette guerre cimenterait la
nation allemande, obligerait le roi de Prusse à faire des
concessions libérales pour s'assurer le soutien de la population.
La reconstitution de l'Etat polonais était un élément
majeur de cette politique car ainsi, dit Marx, il y aurait entre
l'Allemagne et la barbarie russe, un « rempart de vingt millions
de héros (8).»
Il n'est cependant pas question de rendre à la Pologne Dantzig
et Posen. Il s'agit de désagréger l'empire russe,
mais sans mordre sur les acquisitions de l'Allemagne, qui s'était
elle-même approprié des territoires polonais. Aussi
Engels propose-t-il aux Polonais de se dédommager à
l'Est : « Recevant de vastes territoire à l'Est, les
Polonais se seraient montrés plus conciliants et plus raisonnables
à l'Ouest (9) ».
L'affaire du Schleswig-Holstein est également révélatrice
de l'optique de Marx et d'Engels à cette époque. Cette
région, appartenant au Danemark mais où existait une
forte proportion d'Allemands, s'agitait. Les libéraux allemands
s'enflammèrent pour la cause des Allemands opprimés
par le petit Etat danois. Quelques campagnes militaires lors desquelles
les troupes prussiennes se ridiculisèrent valurent à
Engels d'écrire un article où il s'indigna de l'incapacité
du roi de Prusse à faire entendre raison aux Danois. Ce qui
nous intéresse pour notre propos est le point de vue d'Engels
sur ces pays qui, « évidemment allemands par la nationalité,
la langue et la mentalité, étaient également
nécessaires à l'Allemagne au point de vue militaire,
naval et commercial ». C'est donc là encore du point
de vue strict du libéralisme bourgeois que se place Engels
: lorsqu'il écrit que « la guerre que nous menons dans
le Schleswig-Holstein est donc une véritable guerre révolutionnaire
» (je souligne) ; la révolution dont il s'agit est
la révolution nationale qui doit constituer l'unité
allemande, non la révolution prolétarienne (10).
Caractéristiques également sont les prises de position
de Marx et d'Engels sur la question slave, et en particulier sur
les tentatives des Tchèques de se constituer en nation indépendante.
Cette prétention est en effet inacceptable, d'abord parce
que c'est la mission historique des Allemands de germaniser les
Slaves, ensuite parce que la constitution d'une nation tchèque
indépendante signifierait que « l'Est de l'Allemagne
aurait l'apparence d'une miche de pain rongée par les rats
».
On voit donc que le principe de la lutte des classes, affirmé
dans le Manifeste comme le moteur de l'histoire, n'a aucune réalité
dans les prises de position concrètes de Marx et d'Engels.
Imprégnés de l'histoire de la Révolution française,
les « souvenirs de 1792 » jouent un grand rôle
dans leurs analyses politiques, mais de façon sélective.
On verra qu'en 1870 Marx enjoint les ouvriers français de
ne pas se laisser emporter par eux : l'élan national et révolutionnaire
qui pourrait en résulter contrarierait alors les espoirs
de voir réalisée l'unité allemande. En 1848
au contraire, le mythe de 1792 joue à plein car les nécessités
de la guerre contre la Russie amèneraient, selon lui, les
démocrates au pouvoir. Bakounine, plus tard, remarquera que
la guerre aura servi au contraire au césarisme prussien,
non à la démocratie : l'unité par la guerre
est une unité réactionnaire. Bismarck allait le démontrer,
un peu plus tard, dans la guerre contre l'Autriche en 1866.
A partir de 1860 le mouvement libéral allemand relève
la tête et reprend une activité dans des conditions
plus favorables qu'en 1848 car les classes moyennes sont plus fortes
numériquement et socialement. Le libéralisme s'oppose
à la monarchie prussienne qui n'avait pas profité
de la victoire en 1850 pour effectuer des réformes, et entend
installer une monarchie constitutionnelle avec un parlement doté
de pouvoirs réels. C'est précisément à
ce moment que Bismarck est appelé au pouvoir, et il va vaincre
les libéraux en s'inspirant largement du modèle de
Napoléon III qui, le premier, a mis en oeuvre une politique
de contre-révolution en la parant d'un habillage démagogique.
Napoléon III renforça l'autorité de l'Etat
en accordant des concessions pseudo-démocratiques ; il dissout
l'Assemblée en 1851 et rétablit le suffrage universel
: l'acte contre-révolutionnaire est masqué par des
slogans démocratiques. Il s'approprie une partie du programme
révolutionnaire pour désamorcer toute possibilité
de révolution ultérieure.
Bismarck avait été traumatisé par la révolution
de 1848 qui produisit sur lui un choc dont il ne se remit jamais,
et il savait parfaitement que les problèmes qu'elle avait
soulevés n'étaient pas résolus, que des problèmes
nouveaux étaient en gestation. L'idée qui le guidait
était que la stabilité de l'Europe ne serait assurée
que lorsque celle-ci serait organisée selon le principe des
nationalités, c'est-à-dire lorsque les Etats coïncideraient
avec une population homogène. Il n'était pas un nationaliste
en ce sens que, au contraire de Mazzini, il ne s'appuyait pas sur
un grand principe moral mais sur une vision tout à fait pragmatique.
Arrivé au pouvoir, Bismarck lance un programme de modernisation
par en haut et, pour contrer les plans autrichiens de constituer
une Confédération germanique plus forte sous le contrôle
des Habsbourg, il propose d'instaurer un parlement allemand élu
au suffrage universel, c'est-à-dire en gros la constitution
réclamée en 1848. A la veille de la guerre avec l'Autriche
il propose de nouveau – sans succès – son projet.
Pendant les années qui suivirent l'échec de la révolution
de 1848-49 – rappelons qu'à ce moment-là Bakounine
est « hors circuit » : arrêté en 1849,
il ne s'évadera qu'en 1862 – Marx et Engels, tout en
constatant le repli du mouvement révolutionnaire, pensent
que tout espoir n'est pas perdu. Lorsque la guerre entre la Prusse
et l'Autriche éclate, essentiellement parce que les deux
Etats se concurrencent pour l'hégémonie sur l'Allemagne,
les deux hommes pensent que la victoire de l'Autriche est inévitable
et qu'elle conduira à la révolution à Berlin
ainsi qu'à l'unité allemande. Engels écrit
à Marx :
«... je souhaite cependant avant tout que les Prussiens reçoivent
une raclée monumentale. Il y aurait, dans ce cas, deux chances
: 1. dans quinze jours les Autrichiens dictent la paix à
Berlin ; ainsi se trouve évitée l'intervention directe
de l'étranger ; mais en même temps, le régime
est rendu impossible à Berlin, et il commence un autre mouvement
qui, de prime abord, renie le prussianisme spécifique ; ou
2. Un revirement se produit à Berlin, avant l'arrivée
des Autrichiens, et le mouvement commence tout de même (11).»
Contre toute prévision les Prussiens remportent une éclatante
victoire à Sadowa. Engels opère alors un revirement
complet : « En dehors d'une grande défaite des Prussiens
qui aurait abouti peut-être à une révolution
(...) tout ce qui pourrait arriver de mieux, c'est leur immense
victoire » (12) .
Ces propos montrent à l'évidence que ce n'est pas
le chauvinisme qui motive Marx et Engels. Que les Prussiens gagnent
ou perdent leur est égal : ils sont intéressés
essentiellement par les perspectives d'unification de l'Allemagne
que pourrait offrir une victoire autrichienne d'abord, prussienne
ensuite.
La victoire prussienne à Sadowa modifie complètement
les perspectives politiques de Bismarck qui, dès lors cesse
d'être un Prussien pour devenir un Allemand. Il méprisait
le nationalisme allemand mais le reprend à son compte dans
les faits. La guerre avec l'Autriche lui avait permis de reconduire
autoritairement le budget militaire. La victoire, qui expulsa définitivement
l'Autriche de l'Allemagne, réalise les souhaits de la gauche.
Alors que jusqu'à présent la position de Bismarck
reposait sur le conflit avec les libéraux, le rapport des
forces se modifie, et le chancelier s'appuie désormais sur
les libéraux contre les princes et le roi. Il concède
aux libéraux le scrutin secret qui assure la liberté
des partis. Il se rendait compte par ailleurs qu'en cas de besoin,
les Etats de l'Allemagne du Sud soumettraient plus facilement leur
autonomie à un parlement allemand qu'au roi de Prusse.
La victoire de Sadowa renforce la position de la Prusse en Allemagne.
Le royaume s'accroît considérablement et s'étend
maintenant d'un seul tenant de la Pologne à la France. L'Autriche
est évincée de l'Allemagne, mais la victoire militaire
renforce aussi les positions de la réaction. Après
Sadowa il n'y a plus aucune perspective de révolution démocratique
par « en bas ». C'est Bismarck qui sera le maître
d'oeuvre d'une révolution par en haut dont il est, selon
Engels, l'instrument malgré lui.
Le 9 juillet, Engels écrit à Marx que Bismarck «
prépare l'hégémonie de la bourgeoisie, s'engage
dans des voies où il ne peut avancer que par des moyens libéraux,
voire révolutionnaires, et pousse ses propres hobereaux à
se moquer en fait de leurs propres principes (13) ». Le 25
juillet il reprend : « A partir du moment où Bismarck
a réalisé avec l'armée allemande et un succès
si colossal, le plan de la petite bourgeoisie allemande, le développement
de l'Allemagne a si nettement pris cette direction qu'il nous faut,
aussi bien que n'importe qui, reconnaître le fait accompli,
que cela nous plaise ou non. (14)»
Engels ajoute que Bismarck est forcé de s'appuyer sur la
bourgeoisie, dont il a besoin contre les princes de l'empire. Pour
s'assurer de la part du parlement les conditions nécessaires
au pouvoir central, le chancelier est « obligé d'accorder
quelque chose aux bourgeois et il en sera toujours ainsi, de plus
en plus, si bien que Bismarck, « supposé même
qu'il n'accorde aux bourgeois que ce qu'il est forcé de leur
accorder, est de plus en plus plongé dans l'élément
bourgeois ».
L'inconvénient de l'affaire, conclut cependant Engels, est
que le prussianisme va submerger l'Allemagne. L'autre inconvénient
est que l'Autriche se détachant de l'Allemagne, l'élément
slave va progresser en Bohème, en Moravie, en Carinthie.
Contre ces deux inconvénients il n'y a rien à faire,
aussi faut-il accepter le fait et « utiliser autant que possible
les plus grandes facilités qui ne peuvent manquer de se présenter
à cette heure pour l'organisation nationale et l'union du
prolétariat allemand ». (Souligné par Engels.)
C'est désormais Bismarck qui réalise, par «
en haut », l'unité nationale en se substituant à
la révolution populaire. Le régime représentatif
n'est pas une conquête du peuple allemand, il est accordé
après Sadowa : tout le passé des philistins allemands,
écrit alors Marx, prouve que « l'unité ne peut
leur être octroyée que par la grâce de Dieu et
du sabre ».
Faisant comme si la manière dont une revendication est satisfaite
ne déterminait pas largement la manière dont elle
est exercée, Marx et Engels préconisent donc de profiter
des circonstances pour renforcer le mouvement ouvrier : «
Tout ce qui centralise la bourgeoisie est naturellement favorable
aux ouvriers » dit encore Marx (Ibidem, p. 93.). Cette dialectique
mécaniste est fermement contestée par Bakounine.
En juillet 1861 Bismarck avait défendu l'idée du
parlement allemand élu au suffrage universel. Son propos
est moins le désir d'instaurer la démocratie que d'utiliser
ce moyen pour balayer les petits princes de l'Allemagne. Il évoque
leur souveraineté comme étant complètement
anti-historique et ne reposant sur aucun droit, ni divin, ni humain.
Guillaume Ier, qui avait accédé au trône en
janvier, fut outragé par ces propos subversifs et le réexpédia
à Saint-Pétersbourg où il était ambassadeur
et d'où il avait été appelé pour consultation.
Il est difficile d'apprécier le rôle joué par
Bismarck sans insister sur l'importance qu'il attachait au contrôle
des affaires étrangères de la Prusse, puis de l'Allemagne.
Lorsque le roi lui proposa le poste de premier ministre sans le
contrôle des affaires étrangères, Bismarck refusa.
Mais Guillaume Ier avait besoin de lui pour mater le parlement indocile
sur la question du budget militaire. Ce n'est qu'à la suite
d'une épreuve de force entre les deux hommes que le roi accepta
les conditions de Bismarck. Ce dernier avait clairement posé
que l'alternative était pour le roi le gouvernement royal
ou la suprématie du parlement.
Appelé au pouvoir pour régler un conflit constitutionnel,
Bismarck, une fois installé aux rênes de l'Etat avait
tout intérêt à ce que ce conflit ne soit pas
réglé. Son seul souci était de conserver la
maîtrise des affaires étrangères, et il craignait
de ne plus avoir l'oreille du roi une fois le conflit réglé.
Son allégeance à la monarchie était toute relative
malgré ses proclamations légitimistes et souvent il
disait de lui-même qu'il était « par nature un
républicain ». La monarchie était un fait qu'il
lui fallait accepter, mais il ne rechignait pas à utiliser
contre le roi le parlement si ce dernier appuyait sa politique.
Bismarck se rendait d'ailleurs parfaitement compte qu'une assemblée
parlementaire était plus facile à manier qu'un roi
borné, empli de préjugés de caste et soumis
à l'influence d'un entourage intéressé.
La constitution prussienne de 1850 n'établissait pas la
souveraineté parlementaire et il n'était pas possible
aux élus de refuser le vote des impôts. Bismarck d'ailleurs
n'avait pas plus d'estime pour la constitution que pour la monarchie.
Il se disait un Junker mais il avait une piètre opinion de
cette classe de grands propriétaires terriens dont il piétinait
les intérêts lorsque cela convenait à sa politique.
Il avait vu comment Napoléon III avait utilisé le
suffrage universel pour détruire une république libérale
et il en tira les leçons. En 1863 il eut des conversations
avec Lassalle qui le pressait d'accorder le suffrage universel pour
balayer – croyait-il –, la petite-bourgeoisie libérale.
Le raisonnement de Lassalle ne tenait cependant pas compte de ce
que Bismarck à son tour comptait sur la paysannerie pour
balayer le prolétariat urbain...
Bismarck proclamait sans complexe sa volonté de ruiner le
parlementarisme par le parlementarisme. Il pouvait légitimement
déclarer au Reichstag, en 1881, qu'il n'était pas
un doctrinaire : « Je n'ai pas d'opinion arrêtée,
dit-il alors, faites des propositions et vous ne rencontrerez de
ma part aucune objection de principe (...) Parfois on doit gouverner
de façon libérale, parfois de façon dictatoriale,
il n'y a pas de règle éternelle. » Bismarck,
beaucoup mieux que Marx et Engels, avait compris que le suffrage
universel n'est pas forcément un atout pour la gauche, et
il l'utilisa habilement pour diviser les libéraux et les
socialistes, les couches moyennes et le prolétariat, le prolétariat
et la paysannerie, et il se servit de ces divisions pour préserver
les structures de l'ancien régime prussien : la monarchie,
l'armée. Ce qu'il fit pour l'Allemagne du Nord en 1867, il
le fit à une plus grande échelle pour l'Empire après
1870.
On se souvient que dès 1844 Marx avait écrit que
« le prolétariat allemand est le théoricien
du prolétariat européen ». La vocation de la
classe ouvrière allemande est ainsi toute tracée depuis
le début. Il est symptomatique que de l'aveu même de
Marx c'est grâce à Bismarck que cette suprématie
théorique est confirmée dans la pratique, comme est
consacrée sa suprématie politique.
Ainsi la lettre de Marx à Engels du 20 juillet 1870, au
début de la guerre franco-prussienne, expose que . Marx continue
encore :
« La prépondérance allemande transformera en
outre, le centre de gravité du mouvement ouvrier de l'Europe
occidentale, de France en Allemagne; et il suffit de comparer le
mouvement dans les deux pays, depuis 1866 jusqu'à présent,
pour voir que la classe ouvrière allemande est supérieure
à la française tant au point de vue théorique
qu'à celui de l'organisation. La prépondérance,
sur la scène mondiale, du prolétariat allemand sur
le prolétariat français serait en même temps
la prépondérance de notre théorie sur celle
de Proudhon.»
C'est incontestablement du point de vue de l'unité allemande
qu'est subordonné le point de vue de Marx sur l'avenir du
mouvement ouvrier européen. Ainsi le député
socialiste de la Saxe, Liebknecht, reproche-t-il à la Confédération
de l'Allemagne du Nord d'être un instrument de la Prusse,
et au Reichstag d'être « la feuille de vigne de l'absolutisme
nu » ? Il se fait traiter de prussophobe, d'austrophile fanatique,
et, injure suprême, de fédéraliste. Le même
Liebknecht se fera prendre à partie par Marx en 1870 pour
s'être abstenu lors du vote des crédits de guerre.
Il est évidemment contraire à toutes les idées
reçues que Marx ait pu se réjouir de l'écrasement
du mouvement ouvrier français. Les lignes de Marx sur le
« transfert du centre de gravité » furent écrites
avant la Commune et Marx pouvait d'autant moins prévoir la
résistance du peuple de Paris qu'il ne la souhaitait pas.
En effet, un sursaut national de la France, comparable à
celui de 1792, eût mis en danger la victoire de l'armée
prussienne, c'est-à-dire de l'unité allemande, et
aurait sans doute retardé cette dernière de plusieurs
dizaines d'années. Mais en posant le problème en termes
d'hégémonie d'une classe ouvrière sur l'autre,
Marx ne fait que confirmer les craintes formulées par Bakounine
sur la stratégie politique du marxisme : l'organisation du
prolétariat en partis politiques sur des bases nationales
aboutit à nier l'internationalisme.
Engels reprend, trois semaines plus tard, l'idée de la lettre
de Marx du 20 juillet. Le 15 août il explique que la victoire
allemande est nécessaire à l'avenir du prolétariat
et se félicite de l'union sacrée qui existe en Allemagne.
La masse du peuple allemand, dit-il, et toutes les classes ont compris
que c'est l'existence nationale qui est en jeu, « et elles
ont aussitôt réagi ». Prêcher dans ces
conditions l'obstruction à la politique du roi et faire passer
« toutes sortes de considérations secondaires au-dessus
de l'essentiel, comme le fait Wilhelm » (Liebknecht), lui
paraît impossible (15). Les « considérations
secondaires », en l'occurrence, sont évidemment l'opposition
à la guerre et les déclarations internationalistes
de ouvriers parisiens et saxons ; l'essentiel étant la guerre
nationale qui doit souder l'unité nationale allemande.
Engels dénonce le chauvinisme des Français qui, faute
d'en avoir « pris un bon coup », rend impossible la
paix entre les deux pays. Il conclut son raisonnement ainsi :
« Il serait absurde (...) de faire de l'antibismarckisme
le principe directeur unique de notre politique. Tout d'abord jusqu'ici
– et notamment en 1866 – Bismarck n'a-t-il pas accompli
une partie de notre travail, à sa façon et sans le
vouloir, mais en l'accomplissant tout de même ?» (Ibidem,
p. 516.)
Le 17 août Marx répond en approuvant l'analyse de
son ami : « La guerre est devenue nationale », commente-t-il.
L'argument de la guerre nationale fournit en effet à celle-ci
sa propre justification, car elle répond ainsi à un
dessein qui dépasse les intérêts particuliers
ou dynastiques, elle est donc une guerre que le mouvement ouvrier
allemand peut, et doit, soutenir.
Au même moment les chefs du mouvement ouvrier réel
de l'Allemagne prennent des positions qui tranchent avec celles
des théoriciens de Londres. Bebel et Liebknecht votent contre
la politique de Bismarck, s'abstiennent sur les crédits de
guerre. Kugelmann de son côté est accusé de
ne « rien entendre à la dialectique » (16) parce
qu'il avait affirmé que la guerre du côté allemand
était devenue offensive ; or, l'argument du caractère
défensif de la guerre fournissait à Marx et à
Engels l'occasion de la justifier.
Par tempérament très réticent à l'idée
d'une union organique avec les Etats allemands du Sud, Bismarck
n'avait pas, en réalisant l'unité avec eux, une vision
précise du futur. Il avait surtout en tête de maintenir
leur alliance avec la Prusse dans la guerre : indépendants,
ils conservaient la possibilité de signer une paix séparée
avec la France. Une fois l'empire constitué, les Etats du
Sud seraient obligés de se tenir aux côtés de
la Prusse dans la guerre. Cela explique la hâte avec laquelle
Bismarck conduisit les négociations et les concessions qu'il
fit. Loin d'utiliser la guerre pour promouvoir l'unification, il
réalisa l'unification pour pouvoir continuer une guerre qu'il
n'avait pas vraiment souhaitée.
Dans la pratique, l'incorporation des Etats du Sud modifiait radicalement
la physionomie politique de l'Allemagne par l'incorporation d'une
masse d'électeurs qui allaient créer de nombreuses
difficultés à Bismarck.
La guerre contre la France acheva l'unification de l'Allemagne
mais rien ne montre que Bismarck ait réellement voulu cette
guerre. En fait l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine fut une
source d'embarras dont le chancelier se plaignit par la suite. La
France, en revanche, avait beaucoup plus de raisons d'empêcher
l'unification de l'Allemagne. Alors que le conflit de 1866 avait
été une guerre de cabinet, la guerre de 1870 fut soutenue
– au moins au début – par les opposants les plus
radicaux au gouvernement. Les souverains de l'Allemagne du Sud ont
été poussés contre leur gré à
faire cause commune avec la Prusse.
Le souci de Bismarck était d'obtenir une victoire rapide
avant que toute intervention étrangère soit possible.
Son souci était de constituer le Reich, non pas par conviction
monarchiste, mais pour mieux asseoir son propre pouvoir par le prestige
qu'il en tirerait. Le roi de Prusse n'était pas enthousiaste
à l'idée d'accoler à son titre celui d'empereur.
Et, pas plus que Frédérick-Guillaume IV en 1848, il
ne voulait « ramasser une couronne dans un caniveau, c'est-à-dire
accepter la couronne impériale du parlement allemand. C'est
avec beaucoup de mal que Bismarck persuada les princes d'offrir
cette couronne au roi, et au prix de concessions politiques, financières
et fiscales énormes.
Toute l'évolution ultérieure de l'Allemagne a consisté,
pour le gouvernement, à accorder le moment venu quelques
réformes pour assurer la survie du système. C'est
dans cette perspective qu'il faut aborder les analyses respectives
de Marx-Engels d'une part, de Bakounine de l'autre, sur le système
bismarckien, qui créa, selon l'expression de Benedetto Croce,
un « Etat parfait dans les rouages et dans les résultats
administratifs (17) ».
II.– LA POLITIQUE ALLEMANDE
DE MARX A TRAVERS LA GUERRE
FRANCO-PRUSSIENNE
Le 4 septembre 1870 l'empire français s'écroule sous
les coups de l'armée prussienne. Aussitôt la section
française de l'AIT lance un appel internationaliste demandant
aux travailleurs allemands d'abandonner l'invasion et proposant
une alliance fraternelle qui poserait les fondements des Etats-Unis
d'Europe.
La social-démocratie allemande répond favorablement
à cet appel et ses dirigeants sont immédiatement arrêtés.
Parmi eux se trouvent Liebknecht et Bebel qui, déjà
en juillet s'étaient abstenus lors du vote des crédits
de guerre, en déclarant qu'on ne saurait choisir entre Bismarck
et Napoléon III. Malgré ses divergences avec la social-démocratie
allemande, Bakounine n'hésita pas à « rendre
justice aux chefs du parti de la démocratie socialiste »
et à tous ceux qui eurent le courage de « parler un
langage humain au milieu de toute cette animalité bourgeoise
rugissante » (VIII 58).
L'appel lancé par les ouvriers français est qualifié
par Marx de « ridicule ». Il a, dit-t-il, « provoqué
parmi les ouvriers anglais la risée et la colère »
(18). Marx fait à ce moment-là grand cas des ouvriers
anglais, et surtout des dirigeants ouvriers avec qui il entretient
des rapports équivoques : Marx n'essaya jamais de susciter
la création d'une section anglaise de l'AIT. Il était
en rapport direct avec les dirigeants syndicaux dont il avait fait
coopter trois au Conseil général. Les leaders des
Trade unions se désintéressaient des questions idéologiques
ou internationales et laissaient Marx agir à sa guise. Marx
de son côté avait besoin des Anglais pour asseoir ses
positions. L'appel de la section française de l'AIT devait
paraître à Marx trop radical pour être accepté
par les dirigeants syndicaux anglais. De fait, ces derniers traitèrent
plus tard les communards de « bandits »...
Le 7 septembre, Engels écrit que les ouvriers français
« prétendent à présent, parce que les
victoires allemandes leur ont fait cadeau d'une république,
que les Allemands doivent immédiatement quitter le sol sacré
de la France sans quoi : guerre à outrance ! C'est tout à
fait la vieille infatuation. (...) J'espère que ces gens
reviendront au bon sens une fois la dernière griserie passée,
sans quoi il deviendrait diablement difficile de continuer avec
eux des relations internationales.»
Engels n'a pas tort de dire que les victoires prussiennes ont fait
cadeau d'une république à la France, mais il s'agit
de la république qui, de Versailles, organisera l'écrasement
de la Commune de Paris. Inquiet de voit le prolétariat parisien
et le petit peuple s'agiter, Engels écrit le 12 septembre
:
« Si on pouvait avoir quelque influence à Paris, il
faudrait empêcher les ouvriers de bouger jusqu'à la
paix, et Bismarck sera prochainement en situation de la faire, soit
par la prise de Paris, soit que la situation européenne l'oblige
à mettre fin à la guerre. »
Engels et Marx, comme l'ensemble de la classe politique française,
savaient que la résistance à l'envahisseur signifiait
l'armement du prolétariat. Laura, la fille de Marx, écrit
à des amis de la famille : « dans la France entière,
il semble que les classes dominantes soient beaucoup plus soucieuses
d'exterminer les «Rouges que les Prussiens » (...) Gambetta
(...) a fait tout ce qu'il a pu pour empêcher l'armement du
prolétariat (19). »
On peut supposer que cette opinion reflète aussi l'analyse
de Marx à la même époque. Or, le 9 septembre,
le Conseil général de l'AIT publie un manifeste qui
recommande aux ouvriers français :
1.- de ne pas renverser le gouvernement ;
2.- de remplir leur devoir civique ;
3.- de ne pas se laisser entraîner par les souvenirs de 1792
(20).
Les ouvriers, dit l'Adresse, « n'ont pas à recommencer
le passé mais à édifier l'avenir. Que, calmes
et résolus, ils profitent de la liberté républicaine
pour travailler à leur organisation de classe. » «
Travailler à leur organisation de classe » signifie
utiliser les institutions de la république bourgeoise pour
développer une politique parlementaire. Marx élude
le fait que la victoire prussienne est aussi la victoire de la réaction
en France. Ce n'est pas, en réalité, ce qui le préoccupe.
C'est là, pense-t-il, le prix à payer pour l'instauration
d'institutions parlementaires qui, à terme, assureront nécessairement
la domination politique du prolétariat. Mais surtout, la
guerre avec la France est indispensable à la constitution
de l'unité allemande. Cette guerre, écrit-t-il à
Kugelmann le 13 décembre 1870, nous a délivrés
des républicains bourgeois : « Elle a réservé
à cette bande une fin horrible. Et c'est là un résultat
important. Elle a fourni à nos professeurs la meilleure occasion
de se montrer de serviles pédants aux yeux du monde entier.
La situation qui en découlera constituera la meilleure propagande
en faveur de nos principes (21).»
Ce serait là encore une grossière erreur de voir
dans l'attitude de Marx du chauvinisme allemand. Ainsi, dans la
même lettre à Kugelmann, il s'en prend violemment à
« l'ivresse annexionniste du bourgeois allemand ». Marx
n'est pas mû par un sentiment nationaliste allemand, il est
motivé par une analyse de la situation fondée sur
deux préoccupations :
- la constitution d'une Allemagne unifiée et centralisée
;
- la conviction que seule l'unité nationale permettra de
constituer la classe ouvrière allemande en parti susceptible
de conquérir le pouvoir par les élections.
Ni Marx ni Engels n'éprouvent de sympathie pour la Prusse.
Ils se placent d'un point de vue allemand au sens large. Bakounine
avait écrit que l'unité allemande se réduisait
à l'alternative suivante : la prussification de l'Allemagne
ou la germanisation de la Prusse. Marx et Engels savent que l'hégémonie
prussienne sur l'Allemagne n'est pas une bonne chose. Marx écrit
que Bismarck profite de la guerre pour écraser l'opposition
populaire à l'intérieur, et pour imiter les «
trucs du Second Empire, son despotisme effectif et son démocratisme
de carton » (22) (La Guerre civile en France, éd. sociales,
p. 279.). Mais il soutient malgré tout la thèse de
la guerre de défense, tout en affirmant que c'est la Prusse
qui a mis l'Allemagne dans la nécessité de se défendre,
que c'est la Prusse qui a permis à Louis Bonaparte de lui
faire la guerre.
C'est la franche antipathie qu'éprouve Engels pour le régime
prussien qui lui fait espérer que l'entrée au Reichstag
des Allemands du Sud pourra créer un contrepoids au prussianisme
(23). Il ne voit pas là simplement l'occasion de créer
une Allemagne plus grande, puisque par ailleurs il s'oppose à
l'annexion de l'Alsace-Lorraine. Il est vrai cependant que Marx
fait remarquer (24) que cette annexion amènerait la France
à s'allier avec la Russie, éventualité que
les deux hommes craignent par-dessus tout car alors l'Allemagne
serait prise dans un étau.
La lettre du 15 août 1870 est importante parce qu'elle montre
que ce n'est pas un point de vue chauvin qui anime Engels, mais
ce qu'il pense être l'intérêt du mouvement ouvrier
allemand. La victoire de la France signifierait, selon lui, une
régression politique terrible pour l'Allemagne, qui «
serait fichue pour des années voire des générations.
Il ne pourrait plus être question d'un mouvement ouvrier indépendant
en Allemagne, la revendication de l'existence nationale absorbant
alors toutes les énergies ». Il faut donc coûte
que coûte passer par cette phase pour que puisse se constituer
un mouvement ouvrier allemand. Cette unité n'ayant pu se
faire par les masses, elle se fera par en haut, par Bismarck : c'est
un pis-aller.
La fameuse phrase d'Engels sur Bismarck qui « travaille pour
nous » ne doit pas être mal interprétée
: Engels ne se réjouit pas de cette situation et Bakounine,
qui connaissait le raisonnement de ce dernier, comprenait parfaitement
la logique qui y présidait. C'est précisément
cette logique qu'il conteste.
Cette lettre révèle aussi l'envers de l'argument
de Marx et Engels sur le transfert du centre de gravité de
la France à l'Allemagne en cas de victoire prussienne. Engels
dit en effet que si les Français gagnent la guerre, «
les ouvriers allemands seraient pris en remorque, dans le meilleur
des cas, par les ouvriers français ».
Il est donc expressément dit dans les textes de Marx et
d'Engels de cette époque, d'une part que la victoire allemande
est une victoire du mouvement ouvrier allemand, et d'autre part
que la victoire française aurait signifié la subordination
du mouvement ouvrier allemand au mouvement ouvrier français.
Les rapports entre classes ouvrières nationales sont perçus
comme des rapports d'antagonisme national. La victoire prussienne
réglerait une fois pour toutes la question nationale allemande
: « Les ouvriers allemands pourraient s'organiser à
l'échelle nationale, ce qu'ils ne pouvaient faire jusqu'ici.
L'argumentation de Marx repose sur l'idée que tant que la
revendication de l'unité nationale n'est pas satisfaite,
les forces populaires sont détournées de la lutte
des classes par leurs aspirations nationales. Ce n'est qu'une fois
cette revendication satisfaite que le prolétariat peut réellement
s'organiser en classe. En d'autres termes, le terrain sur lequel
se déroule la lutte des classes est l'Etat national constitué.
L'argument est surtout révélateur du cadre institutionnel
dans lequel le prolétariat doit s'organiser. Une organisation
de type syndical, par secteurs d'industrie, peut se constituer indépendamment
des frontières nationales en regroupant par exemple les travailleurs
par groupes linguistiques. Becker, un vieux révolutionnaire
de 1848, fondateur de l'AIT en Allemagne, proche de Marx mais dont
ce dernier se méfiait, souhaitait organiser les fédérations
de l'AIT par secteurs linguistiques plutôt qu'en partis nationaux,
et voulait donner une forme de type syndical à l'organisation,
toutes conceptions suspectes d'anarchisme pour les marxistes. L'application
de tels principes, rendant impossible l'organisation du prolétariat
allemand dans le cadre d'un Etat national allemand avec un parlement
allemand, allait à l'encontre des aspirations de Marx et
d'Engels. Il n'était pas concevable que les travailleurs
de langue allemande de Suisse, de Bohème, de Pologne soient
dans la même organisation que les travailleurs allemands,
parce que la finalité de cette organisation était
moins l'union des travailleurs au-delà des frontières
que leur participation au système électoral de l'Etat.
L'impossibilité pour les travailleurs de s'organiser faute
d'un Etat national tient simplement à ce que c'est l'institution
d'un parlement dans le cadre de cet Etat qui conditionne aux yeux
de Marx l'existence du mouvement ouvrier allemand. Engels expose
en de multiples reprises que le suffrage universel permettra à
terme d'assurer l'hégémonie politique du prolétariat,
puisque ce dernier est la classe la plus nombreuse. C'est cette
idée qui le motive lorsqu'il déclare que le gouvernement
français issu d'une victoire allemande en 1870 permettra
au mouvement ouvrier français d'avoir les coudées
plus franches que sous le bonapartisme. La victoire allemande sert
donc les intérêts des ouvriers français.
Il est évidemment impossible de savoir s'il ne s'agit pas
là d'une rationalisation. Si on fait la part d'une dose inévitable
de fierté nationale, c'est sans doute surtout une analyse
politique de la situation qui guide les prises de position de Marx
et d'Engels. Ce dernier en effet appelle à juste titre à
« souligner la différence entre les intérêts
nationaux de l'Allemagne et les intérêts dynastiques
et prussiens » (Lettre d'Engels à Marx, 15 août
1870, in Ecrits militaires, L'Herne, p. 516), et à «mettre
sans cesse en évidence l'unité d'intérêts
des ouvriers allemands et français », expression, il
est vrai, qui peut être interprétée comme signifiant
que les travailleurs allemands et français ont tous intérêt
à la défaite de la France. Que signifie en effet l'unité
des intérêts des ouvriers français et allemands
lorsque par ailleurs on se réjouit que le transfert du centre
de gravité du socialisme vers l'Allemagne signifie la victoire
de « notre » théorie (celle de Marx) sur le socialisme
français ?
Il se trouve dans les textes de Marx et d'Engels de cette époque,
de multiples allusions au fait que la victoire militaire allemande
conditionne la victoire politique de leurs théories en Europe.
Ainsi s'expliquent les craintes de Marx devant les « souvenirs
de 1792 ». Le peuple français s'était en effet
levé en masse contre les armées d'Europe coalisées
contre le pays. Cette levée en masse avait cimenté
l'unité nationale. Ce souvenir était encore vivace
dans les esprits, puisque l'Appel de la section française
de l'AIT, qualifié par Marx de « ridicule »,
citait la phrase de la Constitution de l'An I : « Le peuple
français ne fait pas la paix avec un pays qui occupe son
territoire ». Les souvenirs de 1792, on l'a vu, jouent d'ailleurs
chez Marx d'une façon sélective puisqu'en 1848 il
fondait sur eux ses espoirs de constituer l'unité allemande
par la guerre contre la Russie.
III.– LE TRANSFERT
DU CENTRE DE GRAVITE
DU MOUVEMENT OUVRIER
Engels écrivait dans la préface de la Guerre des
paysans en Allemagne que les ouvriers allemands ont sur le reste
des ouvriers d'Europe l'avantage d'appartenir au peuple le plus
théoricien d'Europe et que, sans ce sens théorique,
le « socialisme scientifique allemand – le seul socialisme
scientifique qui ait jamais existé » ne se serait jamais
aussi profondément ancré. Le transfert du centre de
gravité du mouvement ouvrier, qui s'est effectué après
l'écrasement de la Commune, acquiert dès lors une
sorte de légitimation.
Bakounine écrit dans une lettre au journal La Liberté,
le 5 octobre 1872 (25) qu'en 1870-1871, les radicaux et les démocrates
socialistes allemands éprouvaient certes un « chagrin
très réel » à voir la France succomber
sous les coups d'un despote, mais qu'en même temps «
il y a eu une satisfaction générale en présence
de la France tombée si bas et de l'Allemagne montée
si haut ». Dans cette page, Bakounine fait référence
à deux documents :
1.- Une « lettre semi-officielle » d'Engels qui présente
Bismarck comme « un serviteur très utile de la révolution
sociale », Bakounine dixit .
2.- Un article du Volkstaat qui déclare que « l'initiative
du mouvement socialiste est passée de la France en Allemagne
».
- Le premier document est une lettre d'Engels à Cafiero,
que ce dernier fit parvenir à Bakounine, et dont le Bulletin
jurassien de Sonvillier fit état le 10 mai 1872. Cafiero
n'avait pas prévenu Engels de sa démarche. Le 14 juin
ce dernier s'étonne de voir le Bulletin jurassien mentionner
sa lettre – qui par ailleurs contient des propos désobligeants
à l'encontre des membres de la fédération jurassienne.
Engels demanda des explications à Cafiero, tout en exprimant
ses craintes de voir l'Italien se soumettre au « pape »
Bakounine. La réaction d'Engels trahit en fait la gêne
que ses analyses sur Bismarck soient connues du public.
- L'article du Volkstaat est une lettre rédigée par
Marx le 5 septembre 1870 et reprise par le comité du parti
socialiste de Brunschwick, où on lit notamment :
« Les événements se développeront sur
une échelle plus grande et se simplifieront. Si, après
cela, la classe ouvrière ne remplit pas le rôle qui
lui incombe, tant pis pour elle. Cette guerre a déplacé
le centre de gravité du mouvement ouvrier; elle l'a transféré
de France en Allemagne. C'est pourquoi une plus grande responsabilité
pèse désormais sur la classe ouvrière allemande
(26).»
Il ne s'agit là que la constatation d'un fait – le
transfert – dans laquelle il n'y a pas de considération
chauvine, et l'affirmation somme toute normale des devoirs qui incombent
désormais à la classe ouvrière allemande. Cette
lettre n'était pas destinée à être publiée.
Elle développe la même analyse que la lettre du 20
juillet où Marx écrivit à Engels que «
les Français ont besoin d'être rossé »
et que « la centralisation du pouvoir d'Etat en Allemagne
sera utile à la centralisation du mouvement ouvrier ».
Engels n'avait fait que reprendre cette idée dans sa lettre
à Cafiero (27).
Le manifeste de Brunschwick fut tiré à 10 000 exemplaires
et ses auteurs, qui réclamaient la paix et s'opposaient à
l'annexion de l'Alsace-Lorraine, furent arrêtés.
Les militants du parti avaient demandé à Marx des
directives sur l'action qu'ils devaient mener. Marx reprit dans
sa lettre les idées qu'il avait développées
peu avant, en les atténuant un peu. Il fut très irrité
lorsqu'il vit ses idées livrées au public : «
On suppose, quand on écrit, qu'on n'a pas affaire à
des enfants, mais à des gens civilisés, qui doivent
savoir que le langage cru des lettres n'est pas destiné à
la publicité. » Marx ajoute qu'on peut bien donner
des avis sans qu'il y ait lieu de les trompeter.
« Or voilà des ânes qui non seulement publient
textuellement des extraits de ma lettre, mais encore me désignent
si clairement comme auteur qu'on ne peut s'y tromper. Ils reproduisent
des phrases telles que "le transfert de France en Allemagne
du centre de gravité du mouvement ouvrier continental",
etc., qui étaient écrites pour les stimuler, mais
sous aucun prétexte ne devaient être publiées
maintenant. Encore dois-je m'estimer heureux qu'ils n'aient pas
imprimé ma critique des ouvriers français. Et là-dessus
d'envoyer tout chaud, mes gaillards, leur compromettant factum à
Paris (28) !»
Le 12 décembre Engels répond à Marx : «
Ils ont eu peur que tu ne sois mécontent s'ils se permettaient
de changer quoi que ce soit à tes jugements. » Ce commentaire
prend une curieuse lumière lorsqu'on songe qu'Engels reprochait
à Cafiero de suivre une « poignée de dirigeants
initiés » et de se remettre entièrement entre
les mains du « pape Bakounine ». Que les dirigeants
du parti allemand aient craint de mécontenter Marx en changeant
quoi que ce soit à ses jugements tend à révéler
un type de rapport strictement hiérarchique au sein du mouvement
socialiste allemand. C'est sans doute en connaissance de cause qu'Engels
parlait de « pape ».
Constater un fait est une chose, mais il semble bien que Marx n'ait
pu s'empêcher d'y trouver sinon une satisfaction chauvine,
du moins une satisfaction personnelle. En effet, le transfert, dit-t-il,
assurera le triomphe de « notre » théorie sur
le proudhonisme, et les fondateurs du socialisme dit scientifique
se réjouissaient manifestement d'une telle situation.
L'idée du « transfert du centre de gravité
» n'est en elle-même pas particulièrement originale,
elle n'est que la constatation d'un état de fait. Bakounine
quant à lui avait déclaré que la défaite
de la France transférerait vers l'Allemagne l'initiative
politique de la réaction en Europe, éventualité
particulièrement dangereuse à cause du caractère
méthodique, scientifique, avec lequel procédaient
la bureaucratie, l'administration, l'appareil militaire de l'Etat
prussien. Cet aspect des choses semble bien avoir échappé
à Marx et Engels.
IV.– MODIFICATION D'OPTIQUE DE MARX :
LA COMMUNE DE PARIS
La théorie de la guerre de défense ne pouvait être
soutenue indéfiniment. L'opinion révolutionnaire unanime
et la résistance des masses parisiennes contribuèrent
à modifier le point de vue de Marx et d'Engels.
Blanqui et Bakounine ont tous deux appelé dès le
début à la guerre révolutionnaire, dénoncé
les hésitations du gouvernement, prédit que l'hégémonie
prussienne signifierait le triomphe de la réaction en Europe.
Ce n'est que lorsque Blanqui déclare que tout est perdu que
Marx reprend à son compte l'argument de la guerre révolutionnaire,
cinq mois plus tard. Comme en 1848-1849, il parvient à une
conclusion réaliste au moment où le mouvement reflue.
Dès septembre 1870, Bakounine avait dénoncé
le défaitisme réactionnaire de la bourgeoisie française
qui voulait la paix à tout prix, fût-ce au prix de
l'asservissement du pays. La révolution sociale, disait-il,
était un danger bien plus important pour la bourgeoisie que
l'occupation prussienne. Blanqui de son côté déclarait
: « Le capital préfère le roi de Prusse à
la République. Avec lui, il aura sinon le pouvoir politique,
du moins le pouvoir social . » M. Dommanget, Blanqui et la
guerre de 1870.
Bakounine comme Blanqui pensent que la bourgeoisie française
a confié à l'armée allemande le soin de défendre
l'ordre social et condamnent violemment le gouvernement Trochu au
moment même où Marx préconise aux ouvriers français
de « remplir leur devoir de citoyens », c'est-à-dire
de se soumettre à ce gouvernement. Ce n'est que devant la
collusion manifeste entre Bismarck et Thiers que Marx changera de
point de vue. Celui qu'il prenait pour l'adversaire du bonapartisme
– Thiers – est maintenant accusé d'avoir «
précipité la guerre avec la France par ses déclarations
contre l'unité allemande et d'avoir accepté la paix
à tout prix en implorant « la permission et les moyens
de susciter la guerre civile dans son propre pays écrasé
» (29).
L'effronterie avec laquelle Thiers et Jules Favre auraient sollicité
« par de basses flatteries, l'intervention armée de
la Prusse », frappa de stupeur jusqu'à la presse vénale
de l'Europe», dit encore Marx.
Dès lors le rôle involontairement progressif de Bismarck
diminue, en même temps que s'élève la gloire
des ouvriers parisiens vilipendés six mois plus tôt.
La Guerre civile en France est l'expression de ce changement d'optique.
Désormais, dit Marx, la guerre nationale est une «
pure mystification des gouvernements destinée à retarder
la lutte des classes ». La domination de classe, est-il encore
dit, « ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les
gouvernements nationaux ne font qu'un contre le prolétariat_!
»
Ainsi la lutte des classes reprend sa place comme moteur de l'histoire
; on ne demande plus aux ouvriers français de « remplir
leur devoir civique » ni de s'abstenir de renverser le gouvernement.
La guerre franco-prussienne et son épilogue, la Commune
de Paris, sont, pour une grande part, liés à la constitution
de l'unité allemande. C'est un étrange destin que
celui du fondateur du socialisme dit scientifique : contemporain
de deux révolutions il ne parvient à les aborder d'un
point de vue révolutionnaire que lorsqu'il est trop tard.
Le livre que Marx écrivit sur la Commune est souvent cité
comme une expression typique de sa pensée politique, alors
qu'il aborde cet événement d'un point de vue fédéraliste,
c'est-à-dire en opposition totale avec ses idées.
On connaît la célèbre formule d'Engels sur la
Commune comme forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat
(30). Or les textes de Marx qui précèdent le livre
ne laissent rien entrevoir de cette idée et les textes qui
suivent n'y font jamais plus allusion. Bakounine lui-même
d'ailleurs rend hommage à la Commune comme « négation
historique de l'Etat », mais souligne qu'elle n'a pas eu le
temps de réaliser grand-chose, que des contradictions internes
multiples la paralysaient et que l'essentiel de son intérêt
comme événement est de constituer un précédent.
Le Manifeste se contente de dire que la première étape
de la révolution ouvrière est la conquête du
régime démocratique, c'est-à-dire le suffrage
universel, ce que confirme Engels dans la préface des Luttes
des classes en France. Le Manifeste ne dit nulle part comment la
conquête de la démocratie pourrait assurer au prolétariat
l'hégémonie politique ; Engels dit simplement dans
son projet de Catéchisme que le suffrage universel assurera
directement dans les pays où la classe ouvrière est
majoritaire, la domination de cette dernière. Dans les pays
où le prolétariat est minoritaire, sa domination sera
assurée indirectement par l'alliance avec les paysans et
avec les petits-bourgeois qui dépendent du prolétariat
en ce qui concerne leurs intérêts politiques, et qui
devront par conséquent « se soumettre rapidement aux
revendications de la classe ouvrière ».
Engels précise qu'alors une deuxième révolution
sera peut-être nécessaire, mais que celle-ci ne pourra
se terminer que par la victoire du prolétariat. Or, précisément,
l'observation attentive de la situation politique de l'Allemagne
conduit Bakounine à la conclusion qu'une alliance politique
avec la petite-bourgeoisie ou avec la bourgeoisie radicale sur des
bases parlementaires conduit inévitablement à l'assujettissement
du prolétariat aux couches avec lesquelles il s'allie. Les
vitupérations d'Engels, à la fin de sa vie, contre
l'influence petite-bourgeoise dans le parti social-démocrate
confirment plutôt ces craintes.
En 1848, la classe ouvrière française s'est trouvée
complètement isolée après les élections
à l'Assemblée constituante, face à une chambre
composée d'une écrasante majorité de paysans
et de petits-bourgeois hostiles, qui par surcroît, n'avaient
aucune intention de se soumettre aux revendications du prolétariat
et qui ne se sentaient pas dépendants de lui pour ce qui
concernait leurs intérêts politiques.
Ledru-Rollin, au journal duquel collaborait Engels, devient alors
un traître, un couard, tandis que Blanqui, jusque-là
ignoré, devient le « chef du parti prolétaire
». La conquête de la démocratie cède la
place à la « dictature du prolétariat »,
expression empruntée précisément à Blanqui
qui, lui, parle de la « dictature de la plèbe ».
Marx à la même époque empruntera aussi au Français
la notion de révolution permanente.
La déception consécutive aux élections de
l'Assemblée constituante rejeta momentanément les
conceptions électorales du pouvoir, mais n'en remit pas en
cause l'inspiration jacobine. Engels écrira plus tard que
le modèle de la Révolution française avait
dominé toute l'histoire de l'Europe et qu'il était
inévitable que leurs idées « sur la nature et
la marche de la révolution sociale proclamée à
Paris en février 1848, de la révolution du prolétariat,
fussent fortement teintées des souvenirs des modèles
de 1789 et de 1830 (31).
Le pouvoir, qui, selon Marx, « devait nécessairement
développer l'oeuvre commencée par la monarchie absolue:
la centralisation, mais en même temps aussi l'étendue,
les attributs et l'appareil du pouvoir gouvernemental », est
incontestablement d'inspiration jacobine, c'est-à-dire qu'il
tend à détruire les pouvoirs indépendants et
les autonomies locales (32). Ce n'est donc pas du tout ce qu'on
trouve en 1870 dans La Guerre civile en France.
Au lendemain de 1848 la révolution prolétarienne
est censée détruire « l'appareil gouvernemental,
militaire et bureaucratique forgé autrefois pour lutter contre
le féodalisme », mais elle doit maintenir « la
centralisation politique dont la société a besoin
» (ibidem.). Le maintien de la centralisation et la disparition
de la bureaucratie sont rendus possibles par une sorte de pirouette
dialectique : la bureaucratie étant définie comme
« la forme inférieure et brutale d'une centralisation
qui est encore infectée de son contraire: le féodalisme,
la disparition des derniers restes du féodalisme assurera
celle de la bureaucratie, qui n'est considérée que
comme une réminiscence de formes politiques dépassées
mais pas du tout, comme le fait Bakounine, comme une forme politique
possible du futur. Bakounine en effet, fait de la bureaucratie la
« quatrième classe gouvernementale » capable
sous certaines conditions, de se substituer à la bourgeoisie
(33).
Les conceptions du pouvoir d'inspiration blanquiste et jacobine
domineront chez Marx malgré l'intermède momentané
de la Commune, accompagnées d'un profond mépris pour
tous les adversaires socialistes du jacobinisme.
Bien que ni Proudhon ni Bakounine n'y soient pour quoi que ce soit,
ce sont les conceptions fédéralistes qui dominèrent
dans la Commune de Paris : fédérations de communes
décentralisées, substitution à l'appareil d'Etat
de délégués élus et révocables,
ce qui tranche considérablement avec l'apologie de l'oeuvre
de centralisation commencée par la monarchie, telle qu'on
la trouve développée dans le 18-Brumaire. Maintenant,
Marx adhère à l'oeuvre de la Commune, et l'Adresse
du Conseil général de l'AIT, rédigée
par lui, a été écrite en épousant le
point de vue même des communards. Jusqu'à présent,
la création d'une société socialiste était,
pour le Manifeste, conditionnée par la création d'un
Etat prolétarien démocratique issu du suffrage universel
ou, pour les Luttes de classes en France, par la création
d'un Etat dictatorial. L'approbation de l'oeuvre de la Commune –
et en 1871, Marx avait-il le choix ? – correspond donc à
un renversement complet du point de vue sur la question du pouvoir,
à l'abandon du point de vue décentralisateur et au
ralliement aux thèses proudhoniennes et bakouninistes (encore
qu'il ne faille pas assimiler ces deux derniers points de vue),
selon lesquelles la destruction de l'appareil d'Etat et l'instauration
d'une structure politique décentralisée à laquelle
le fédéralisme assure une cohésion d'ensemble,
est la condition préalable à l'instauration du socialisme.
Bakounine définit à juste titre la Commune comme
une « négation désormais historique de l'Etat
». L'insurrection communaliste de Paris, écrit-il,
a inauguré la révolution sociale ; son importance
ne réside pas dans les « bien faibles essais qu'elle
a eu la possibilité et le temps de faire », mais dans
les idées qu'elle a remuées, « la lumière
vive qu'elle a jetée sur la vraie nature et le but de la
révolution, les espérances qu'elle a réveillées
partout, et par là même la commotion puissante qu'elle
a produite au sein des masses populaires de tous les pays ».
Et il ajoute :
« L'effet en fut si formidable partout, que les marxiens
eux-mêmes, dont toutes les idées avaient été
renversées par cette insurrection, se virent obligés
de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent bien plus: à
l'envers de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables,
ils proclamèrent que son programme et son but étaient
les leurs. Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé.
Ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés
et abandonnés de tous, tellement la passion que cette révolution
avait provoquée en tout le monde avait été
puissante (34).»
Si Bakounine perçut le contraste entre les positions antérieures
de Marx et celles qu'il défend au moment de la Commune, d'autres
le perçurent aussi. Le biographe de Marx, Franz Mehring,
note lui aussi que La Guerre civile en France est difficilement
conciliable avec le Manifeste et que Marx y développe un
point de vue proche de celui de Bakounine. « Si brillantes
que fussent ces analyses, dit en effet Mehring, elles n'en étaient
pas moins légèrement en contradiction avec les idées
défendues par Marx et Engels depuis un quart de siècle
et avancées déjà dans le Manifeste communiste
»(...) « Les éloges que l'Adresse du Conseil
général adressait à la Commune de Paris pour
avoir commencé à détruire radicalement l'Etat
parasite étaient difficilement conciliables avec cette dernière
conception. »
(...) « On comprend aisément que les partisans de
Bakounine aient pu facilement utiliser à leur façon
l'Adresse du Conseil général » (35).
Madeleine Grawitz écrit à ce sujet : « Marx,
vexé de voir la révolution éclater, comme il
l'avait prévu, mais la jugeant à tort bakouniniste,
arrive après la défaite à s'approprier un mouvement
qui, non seulement l'ignore, mais se trouve opposé à
toutes ses théories. (36)»
Les conceptions « libertaires » qui se sont imposées
à Marx sous la pression des événements restent
parfaitement opportunistes et isolées dans son oeuvre, et
ne correspondent en rien à sa pensée réelle
(37) ; elles répondent de façon irréfutable
à une volonté de récupérer le mouvement.
Irréfutable ? Les communards ingrats ne se ralliant pas à
lui, Marx écrira à Sorge, furieux : « Et voilà
ma récompense pour avoir perdu presque cinq mois à
travailler pour les réfugiés, et pour avoir sauvé
leur honneur, par la publication de la Guerre civile en France.
(38) »
Plus tard, Marx ne fera même pas allusion à la Commune
dans sa Critique du programme de Gotha. Engels ne fait qu'effleurer
le sujet dans une lettre à Bebel sur ce même programme
lorsqu'il propose de mettre à la place du mot Etat le mot
germanique Gemeinwesen (Communauté), « excellent vieux
mot allemand, répondant très bien au mot français
"commune" (39). »
Lorsque, vingt ans plus tard, Engels écrit dans la préface
à l'édition allemande de La Guerre civile : «
Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat
», l'expression dictature du prolétariat n'a plus aucun
sens. En 1850 elle signifiait dictature centralisée sans
représentation populaire ; en 1891 sous la plume d'Engels
elle signifie hégémonie ouvrière à travers
la conquête du parlement. N'écrit-il pas en effet la
même année dans sa critique du programme d'Erfurt :
« Une chose est certaine, c'est que notre parti et la classe
ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous
la forme de la république démocratique. Cette dernière
est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat,
comme l'a montré la Grande Révolution française
(40) ». On a donc là un retour évident à
la grande tradition jacobine, bien qu'Engels déclare aussitôt
que dans l'empire allemand il est « légalement impossible
de poser dans le programme la revendication de la république
». Quelques pages auparavant il reconnaît que les corps
représentatifs sont « sans pouvoir effectif »,
que la crainte du renouvellement de la loi contre les socialistes
paralyse leur action et que ceux-ci doivent se contenter de l'idée
que « la société actuelle en se développant
passe peu à peu au socialisme », idée que bien
entendu il réfute. Il conclut son raisonnement en soulignant
l'illusion que constitue l'idée selon laquelle on pourra
instaurer la république, puis le communisme en Allemagne
par la voie pacifique, idée qui lui semble réalisable
dans les pays où, « selon la constitution, on peut
faire ce qu'on veut, du moment qu'on a derrière soi la majorité
de la nation ».
Ces considérations formulées vingt ans après
la Commune et quinze ans après la mort de Bakounine dévoilent
l'ampleur des illusions sur lesquelles se fondent la politique électoraliste
dans la classe ouvrière. L'« utopiste » et le
« rêveur » Bakounine avait extensivement montré
que la bourgeoisie ne s'attache à la forme démocratique
dans les institutions de l'Etat que pour autant qu'elle lui permet
une exploitation optimale du prolétariat, mais que dès
que cette exploitation est remise en cause elle n'hésite
pas à bafouer les nobles principes de la démocratie.
Le révolutionnaire russe a également insisté
sur l'idée qu'un Etat fondé sur la représentation
populaire pouvait très bien être despotique. Mais surtout
il a montré que le régime représentatif, considéré
à lui seul dans une société fondée sur
l'inégalité sociale, est « l'instrument le plus
sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme
et de justice, au détriment des intérêts et
de la liberté populaires, l'éternelle domination des
classes exploitantes et possédantes ».
Les références faites à la Commune de Paris
dans les textes de Marx et d'Engels ultérieurs à La
Guerre civile en France constituent un détournement manifeste
de son esprit. Si, dans le texte de 1871, la forme politique décrite
par Marx est une fédération de communes de type libertaire,
dans le Manifeste et dans la critique du programme d'Erfurt on a
une république démocratique de type jacobin ; dans
le 18-Brumaire et Les Luttes de classes en France il s'agit d'une
dictature révolutionnaire sans représentation populaire.
Le marxisme réel jusqu'à Lénine ne retiendra
que le parlementarisme le plus modéré.
Les deux grandes revendications auxquelles Marx et Engels ont tant
aspiré : le suffrage universel et l'Etat national, ont été
réalisées par en haut, entre 1866 et 1871, sans que
la classe ouvrière y soit pour rien. Aujourd'hui, Engels
déclare : les assemblées élues n'ont pas de
pouvoir ; la crainte des lois antisocialistes paralyse l'action
du parti. Il aurait même pu ajouter : il nous est interdit
par la loi d'adhérer à l'AIT. En somme rien n'a changé
depuis 1848 !
V.– APRES LA COMMUNE
Si Marx et Engels assistent avec quelque satisfaction au transfert
du centre de gravité du mouvement ouvrier vers l'Allemagne,
ils y donnent aussi un petit coup de pouce. En janvier 1870 Marx
diffuse dans l'AIT un texte anti-bakouninien, la célèbre
« Communication confidentielle ». De son côté,
Engels part en campagne pour discréditer Bakounine en Italie,
en essayant de s'appuyer sur Cafiero. Il fait si bien que ce dernier
rompt brutalement et se rallie à Bakounine. Lafargue tente
le même jeu en Espagne, dont la section était à
elle seule aussi importante que toutes les autres section de l'AIT
réunies.
Les « anti-autoritaires » s'opposaient à une
centralisation excessive de l'organisation et à l'établissement
d'un programme obligatoire qui ne correspondait à rien, parce
que le prolétariat européen se trouvait « dans
des conditions si différentes de tempérament, de culture
et de développement économique » (41). (III,
179.)
Les bakouniniens pensaient résoudre à leur avantage
ce qu'ils considéraient comme un simple conflit d'idées.
Or Marx, qui lui-même était incapable de soutenir en
public un débat contradictoire, et qui n'était jamais
intervenu directement dans un congrès de l'AIT, craignait
par-dessus tout que les bakouniniens ne s'expriment à un
nouveau congrès. Il voulait à tout prix éviter
le débat réel, et ce n'est que devant un auditoire
soigneusement sélectionné qu'il consentit à
s'exprimer.
Trois mois après la Commune, eut lieu la conférence
de Londres, le 17 septembre 1871, qui n'avait statutairement aucun
pouvoir de décision. Les thèses marxistes l'emportèrent
grâce à une majorité factice obtenue par des
mandats truqués offerts à des hommes dont on était
sûrs, des délégués cooptés par
le Conseil général, des fédérations
non averties, en somme tout un arsenal de mesures qui feront leurs
preuves dans les pires moments de l'histoire du mouvement ouvrier.
La conférence exclut James Guillaume et Bakounine, qui n'avaient
d'ailleurs pas été convoqués...
« On sait, dira plus tard Bakounine, comment cette conférence
fut bâclée; elle fut composée des intimes de
M. Marx, triés par lui-même avec soin, plus quelques
dupes. La Conférence vota tout ce qu'il crut bon de lui proposer,
et le programme marxien, transformé en vérité
officielle, se trouva imposé comme principe obligatoire à
toute l'Internationale (42).»
Comme cette conférence n'avait pas de valeur décisionnelle,
on convoqua un congrès qui se tint à La Haye en septembre
1872. La même assemblée confirma l'exclusion des deux
hommes et le Conseil général se fit attribuer les
pleins pouvoirs. « On lui donna, dit Bakounine, le droit de
censure sur tous les journaux et sur toutes les sections de l'Internationale.
On reconnut l'urgence d'une correspondance secrète entre
le Conseil général et tous les conseils régionaux
; on lui accorda, en outre, le droit d'envoyer des agents dans tous
les pays afin d'y intriguer en sa faveur (43)...»
Lorsque les fédérations adhérentes de l'AIT
se rendirent compte de la manipulation dont elles avaient été
victimes, elles désavouèrent les décisions
de ce congrès truqué :
- la fédération jurassienne, le 15 septembre 1872
;
- les délégués des sections françaises
en octobre ;
- la fédération italienne en décembre, ainsi
que la fédération belge ;
- la fédération espagnole en janvier 1873 ainsi que
les fédérations hollandaise et anglaise.
Certes, toutes les fédérations n'étaient pas
« bakouniniennes », et le désaveu des pratiques
de Marx ne constitue pas un acte de ralliement au point de vue anarchiste.
Ce désaveu exprime cependant de façon claire que l'unité
internationale du mouvement ouvrier n'était possible que
sur la base de la solidarité concrète, comme le proposait
Bakounine, et que la « puissante centralisation de tous les
pouvoirs dans les mains du Conseil général »
aboutissait à la dissolution de fait de l'AIT (44).
Débarrassée des bakouniniens, c'est-à-dire
d'une partie importante de sa substance, l'AIT marxisée s'écroule.
Le congrès de Genève, qui suit celui de La Haye et
qui désavoue Marx, est un fiasco. Le transfert du siège
de l'AIT à New York, où personne ne peut aller, donne
le coup de grâce à l'organisation. Marx justifie ce
transfert en disant que « chaque année des centaines
de milliers d'hommes se rendent en Amérique, bannis de leur
pays ou poussés par le besoin », ce qui, d'ailleurs,
ne semble pas compatible avec la « puissante centralisation
» réclamée.
Ainsi le transfert du centre de gravité du mouvement ouvrier
de France en Allemagne s'accompagne du transfert du siège
de l'AIT en Amérique, entre les mains, on le verra, d'Allemands
émigrés aux Etats-Unis. Ce nouveau Conseil général
est en fait un auxiliaire de Marx ; ce dernier demanda à
toutes les instances de l'AIT de lui envoyer les noms et adresses
de tous les adhérents. Les pleins pouvoirs furent accordés
à d'ex-membres du Conseil général de Londres
pour traiter les affaires européennes. La correspondance
de Marx et de ses proches à cette époque concerne
en grande partie l'attribution de mandats donnant aux uns et aux
autres les pleins pouvoirs pour tel ou tel pays : Engels pour l'Italie,
Wroblewski pour la Pologne, Lafargue pour l'Espagne, etc. («
Il nous faut donner à Wroblewski les mêmes pouvoirs
qu'à nous » Cité par A. Lehning, III, 409.)
C'est eux que Bakounine appelle les « agents secrets »
de Marx.
L'un des premiers actes du nouvel organisme dirigeant de l'AIT
fut de suspendre la fédération jurassienne qui, la
première, s'était solidarisée avec Bakounine
et James Guillaume. Marx et Engels exprimèrent leurs regrets
que le Conseil général de New York n'ait tout d'abord
que suspendu la fédération jurassienne au lieu de
l'exclure. Marx justifie son opinion par l'argument qui, depuis,
a beaucoup servi, selon lequel le contrevenant s'est « mis
de lui-même en dehors de l'organisation », ce qui permet
d'éviter la peine toujours un peu gênante, malgré
tout, d'exclure formellement un individu ou un groupe. On se borne
ainsi à « constater » le départ du gêneur
et à entériner le départ (45).
« Si donc le Conseil général de New York ne
modifie pas sa façon d'agir, quel sera le résultat!
Après le Jura, il suspendra les fédérations
scissionnistes d'Espagne, d'Italie, de Belgique, et d'Angleterre.
Résultat : toute la racaille réapparaîtra à
Genève et y paralysera tout travail sérieux, comme
elle l'a déjà fait à La Haye, et compromettra
de nouveau le Conseil général au profit de la bourgeoisie.
Le grand résultat du congrès de La Haye a été
de pousser les éléments pourris à s'exclure
eux mêmes, c'est-à-dire à se retirer. Le procédé
du Conseil général menace d'annuler ce résultat
(46).»
Le 30 mai 1873 le Conseil général de New York vote,
selon des indications envoyées par Engels, l'exclusion de
toutes les fédérations ou sections qui déclarent
se désolidariser avec le congrès de La Haye. La rupture
est ainsi consommée. Marx et Engels, avec autour d'eux une
petite clique de fidèles, ont littéralement exclu
de l'AIT la quasi-totalité du mouvement ouvrier international
de leur temps, à l'exception de la social-démocratie
allemande, qui se désintéressait de l'AIT et qui n'avait,
d'ailleurs, pas le droit d'y adhérer selon les lois de l'empire
allemand...
Bakounine n'a donc pas tort de dire que l'AIT est séparée
en deux camps : « d'un côté il n'y a à
proprement parler que l'Allemagne ; de l'autre il y a, à
des degrés différents, l'Italie, l'Espagne, le Jura
suisse, une grande partie de la France, la Belgique et la Hollande
et dans un avenir très proche les peuples slaves »
(III, 149). Bakounine réaffirme l'inopportunité de
faire de la question politique un principe obligatoire pour l'Internationale
; la solidarité sur le terrain des luttes nous unit, dit-il,
tandis que les questions politiques nous séparent.
Avant même la vague d'exclusions qui, à l'initiative
d'une poignée d'hommes, allait s'abattre sur la quasi-totalité
du mouvement ouvrier européen, Bakounine avait prévu
la possibilité d'une coupure provoquée par Marx et
ses épigones. Si les ouvriers allemands font une grève,
s'ils se révoltent contre la tyrannie économique de
leurs patrons ou contre la tyrannie politique de leur gouvernement,
« le prolétariat de tous ces pays excommuniés
par les marxistes restera-t-il les bras croisés, spectateur
indifférent de cette lutte ? » Les exclus devront bien
entendu soutenir les travailleurs allemands, « sans leur demander
préalablement quel sera le système politique dans
lequel ils croiront devoir chercher leur délivrance. Voilà
donc où se trouve la véritable unité de l'Internationale.
» (III. 190.) Le critère de classe reste donc chez
Bakounine prépondérant. Voilà aussi qui répond
aux accusations de germanophobie systématique de Bakounine
: si le révolutionnaire russe voue une haine féroce
à l'Allemagne bourgeoise et politique, l'estime qu'il porte
au prolétariat allemand ne se démentira jamais.
Bakounine n'ignore pas que le transfert du Conseil général
à New York ne retire rien du contrôle que Marx et Engels
exercent sur l'AIT. Le « gouvernement officiel, apparent,
de New York » ne fait que cacher le pouvoir occulte réel
de Marx et des siens, dit Bakounine, qui, faisant allusion à
un article du Volkstaat du 28 septembre 1872, rappelle les raisons
qui ont poussé Marx à faire ce transfert :
1. L'impossibilité de s'entendre avec les blanquistes émigrés
à Londres :
2. La défection de la fédération anglaise
de l'AIT envers Marx.
Les derniers mois de la vie de l'AIT se situent sous le signe de
la fébrilité et de l'incohérence, ce que de
nombreux témoignages confirment.
Johannard, un des membres du Conseil général présent
à La Haye, écrit à Jung le 9 septembre 1872
en évoquant le transfert à New York :
« Vous vous représentez le Conseil envoyant des instructions
ou des communications aux Parisiens, aux Allemands, aux Espagnols?
Je vous jure qu'on rira bien en l'apprenant. (...) M[arx] et E[ngels]
sont d'une maladresse inouïe, et d'une passion que rien n'égale,
quelle qu'elle soit ; leur jeu déloyal révolte même
leurs amis (47).»
Avant le congrès de La Haye, Marx s'était fortement
opposé au changement du siège de l'AIT, aussi créa-t-il
une surprise en proposant lui-même le transfert à New
York. Le rapport du IIe congrès de la fédération
britannique explique que « le motif de cette politique de
girouette était, lorsque Marx et Engels soutinrent que le
siège du Conseil général ne devait pas être
changé, de s'assurer des votes des blanquistes membres du
conseil qui désiraient que le Conseil général
restât à Londres ». Les blanquistes furent donc
flattés d'abord, puis trahis plus tard ; quand on n'eut plus
besoin d'eux on les jeta par-dessus bord ; aussi ont-ils dès
lors donné leur démission de membres de l'Internationale
(48).»
Cette analyse corrobore tout à fait celle que fit Bakounine
:
« M. Marx, plus habile et plus fin que ses alliés
blanquistes, les a joués. Les blanquistes s'étaient
rendus au congrès de La Haye avec l'espoir, sans doute entretenu
dans leur esprit par M. Marx lui-même, de pouvoir s'assurer
la direction du mouvement socialiste en France au moyen du Conseil
général, dont ils se promettaient bien de rester les
membres très influents. (...) Mais il est plus probable qu'il
[Marx] avait fait des promesses positives à ses collègues
français, sans le concours desquels il n'aurait point eu
la majorité au congrès de La Haye. Mais après
s'être servi d'eux, il les a poliment éconduits, et
conformément à un plan arrêté d'avance
entre lui et ses véritables intimes, les Allemands d'Amérique
et de l'Allemagne, il a relégué le Conseil général
à New York, laissant ses amis d'hier, les blanquistes, dans
la situation fort désagréable de conspirateurs victimes
de leur propre conspiration (49).»
Le choix de New York n'était évidemment pas fortuit.
En fait, en même temps que Marx manoeuvrait pour exclure Guillaume
et Bakounine de l'AIT, s'était développé parmi
les militants les plus en vue de l'organisation, et de nationalités
diverses, un désir de changer le siège de l'AIT pour
que celui-ci échappât au contrôle de Marx. Ce
n'est que lorsque ce dernier se rendit compte que cette tendance
était irréversible qu'il proposa New York, où
se trouvaient de nombreux Allemands exilés, et en particulier
Sorge, un partisan de Marx très sûr mais, dit Jung,
qui « s'était rendu si déplaisant que personne
n'aurait voté pour lui ». Marx promit que Sorge ne
ferait pas partie du Conseil mais, ajoute Jung, « le premier
acte du nouveau conseil fut d'appeler Sorge dans son sein comme
secrétaire général (50) ».
L'incohérence atteint son comble lorsque deux internationaux
refusent leur nomination au Conseil général issu du
congrès de La Haye. Le premier, Edward David, écrit
dans Le Socialiste (New York, 20 octobre 1872) :
« Je refuse de siéger au Conseil général
issu de ce congrès... Quel que soit son génie [il
s'agit de Marx], je ne saurais l'estimer après les actes
qu'il a commis avant et durant le congrès de La Haye. Je
ne saurais non plus marcher à côté des hommes
qui consentent à lui servir de compères dans la pitoyable
comédie qu'il joue en ce moment au détriment de l'Internationale
et du mouvement socialiste universel.»
Le second, Osborn Ward, apprit sa nomination par la presse. Il
écrivit au même journal à propos des préparatifs
du congrès de La Haye :
« Je m'efforçais de trouver une excuse à tout
cela en mon propre empressement de voir un rapprochement s'opérer
entre tous. Mais quand vint la proposition d'élire des délégués
au congrès de La Haye et que j'ai vu la même coterie
qui avec un grand nombre de ses membres comme délégués
des sections de l'intérieur, avait préparé
sa liste, choisi le moment propice, massé son vote, élu
son président de séance, pour agir d'une manière
expéditive avec une habileté calculée, le résultat
était connu d'avance...»
L'année suivant le congrès de La Haye se tint à
Genève un nouveau congrès qui désavoua toute
l'action de Marx l'année précédente. Marx et
Engels n'étaient pas présents. Becker, un des fondateurs
de l'AIT en Allemagne, s'exclama à cette occasion :
« Que devient donc cette solidarité tant vantée
et si chaudement recommandée si l'on reste chez soi quand
on voit le char social embourbé, en laissant à quelques
camarades le soin de le tirer de l'ornière, afin de pouvoir
dire, si les choses tournent mal, qu'on n'en était pas, et
de se soustraire ainsi à toute responsabilité, tandis
qu'au contraire toute la faute d'un insuccès devrait à
juste titre retomber sur de telles abstentions ? Que le diable emporte
ces je-m'en-foutistes qui tremblent de perdre leur renom de grands
hommes ! S'ils pensaient qu'il y eût du danger, ils étaient
doublement tenus de venir.»
Les historiens officiels du marxisme avancent deux explications
principales à la fin de l'AIT :
1.- La première explication consiste à montrer que
le capitalisme avait subi une modification structurelle importante
et que par conséquent il convenait de modifier les bases
mêmes sur lesquelles était constituée l'organisation.
En quelque sorte le temps des partis politiques nationaux était
arrivé.
2.- La seconde explication consiste à glorifier la lutte
titanesque menée par les pères fondateurs contre tous
les éléments réactionnaires qui se trouvaient
dans l'organisation – essentiellement les anarchistes –,
et à montrer que la victoire n'a pu être emportée
que par la dissolution de l'AIT, ce qui revient à dire que
ce sont les anarchistes qui l'ont détruite.
Peut-on dire qu'il s'agit de la part de Marx et d'Engels d'un comportement
suicidaire ? L'attitude qu'ils ont eue dans les années qui
ont suivi la révolution de 1848 fournit peut-être,
par analogie, une réponse.
Dans Révolution et contre-révolution en Allemagne,
écrit au lendemain de la révolution de 1848 (1851),
Engels dresse un bilan de l'activité révolutionnaire
des années passées. « Si nous avons été
battus, dit-il, tout ce que nous avons donc à faire, c'est
de recommencer par le début. » Il ajoute que les causes
de la défaite du mouvement ouvrier ne doivent pas être
cherchées « dans les efforts, talents, erreurs ou trahisons
accidentelles de quelques-uns des chefs, mais dans les conditions
sociales générales de vie de chacune des nations ébranlées
par la crise. »
Ces réflexions, au demeurant fort justes, correspondent
parfaitement au point de vue du matérialisme historique,
encore que Marx et Engels ne se privent jamais de critiquer les
actions individuelles des acteurs qui se trouvent à la tête
des mouvements historiques. Si ce n'est pas le cas ici, on pourrait
penser que c'est précisément parce qu'Engels cherche
à se dédouaner et à dédouaner Marx de
leur propre activité pendant la révolution.
Engels a certes raison de dire que le succès de la contre-révolution
n'est pas dû à ce que « Monsieur Untel ou le
citoyen Tel Autre » a trahi. Mais cette déclaration
prend un sens presque comique si on considère que dans l'Adresse
du comité central de la Ligue des communistes, Marx et Engels
se livrent à une véritable autocritique de leur propre
activité passée. Ils avaient eux-mêmes, dès
le début de la révolution, mis en sommeil la Ligue,
dont Marx présidait le comité central; Marx s'était
en outre opposé à sa réorganisation en février
1849. C'est Marx, enfin, usant des pleins pouvoirs qui lui avaient
été confiés, qui a dissout la Ligue, considérant
que son existence n'était plus nécessaire puisque
dans les conditions nouvelles de liberté de presse et de
propagande, l'existence d'une organisation secrète n'était
plus nécessaire.
Cette attitude est d'autant plus incompréhensible que le
mouvement ouvrier allemand subissait alors une forte poussée,
qui n'aurait certes pas suffi à en faire un élément
hégémonique dans la révolution, mais qui lui
aurait fourni l'expérience d'une pratique autonome. Aussi
est-ce avec quelque surprise qu'on peut lire dans l'Adresse de 1850
une attaque contre ceux qui « ont cru que le temps des sociétés
secrètes était passé et que l'action publique
pouvait seule suffire », c'est-à-dire contre les positions
mêmes que Marx et Engels avaient défendues. De même,
les affirmations sur le rétablissement de « l'indépendance
des ouvriers » acquièrent un sens quelque peu ironique
lorsqu'on songe à la crainte d'Engels devant l'éventualité
de la diffusion du programme de la Ligue, jugé trop radical
et susceptible d'effrayer les petits-bourgeois de Londres auprès
desquels il tente d'obtenir de l'argent pour la Nouvelle Gazette
rhénane.
Ainsi, des générations de militants ignorants ou
amnésiques ont pu attribuer à Marx et à Engels
– qui avaient liquidé l'organisation révolutionnaire
et s'étaient alliés aux démocrates bourgeois
-, des positions révolutionnaires exemplaires, sur la foi
d'un texte qui est un modèle de critique du réformisme,
où apparaît même l'expression « révolution
en permanence » (pensez-donc !), mais qui est en réalité
une autocritique de leur propre activité, bien qu'à
aucun moment ils ne disent que c'est d'eux-mêmes qu'ils parlent
!
Les historiens officiels du marxisme sont soucieux d'éviter
que Marx et Engels ne passent à la postérité
comme les liquidateurs du parti ouvrier – ce qu'ils ont été
dans les faits. Ils évitent également de mentionner
leur exclusion de l'organisation londonienne de la Ligue, après
la révolution, précisément pour leur activité
en Allemagne. Les motifs invoqués en sont intéressants
: les quarante membres de la section londonienne estiment qu'il
faut « rétablir une solide organisation de la Ligue,
afin qu'on ne se contente pas de créer une opposition et
d'éditer des gazettes », ce qui est une allusion manifeste
à l'activité de Marx et d'Engels dans la Nouvelle
Gazette rhénane, commanditée par des libéraux.
La résolution d'exclusion invoque aussi le fait que «
Marx et Engels ont sélectionné un groupe de semi-littérateurs
pour en faire leurs partisans personnels et fantasmer sur leur futur
pouvoir politique ». Il leur est reproché de vouloir
transformer la Ligue en instrument de pouvoir personnel, accusation
qui anticipe de quelque vingt ans celle que formulera Bakounine
dans l'AIT. L'organisation londonienne accuse les fondateurs du
socialisme dit scientifique d'ignorer la Ligue quand elle ne leur
est pas utile. Cette « camarilla littéraire »,
dit enfin la résolution, « ne peut être utile
à la Ligue et rend toute organisation inutile » (51).
L'explication de l'échec de la révolution par la
trahison de quelques-uns n'est certes pas satisfaisante, et Engels
a raison de dire que cela n'explique pas comment le peuple s'est
laissé trahir. « Combien piètres sont les perspectives
d'avenir d'un parti politique dont le seul inventaire politique
se résume dans le fait que le citoyen Un Tel ou Tel Autre
n'est pas digne de confiance (52). »
Mais l'argument permet aussi de suggérer que les erreurs
politiques de la direction d'une organisation révolutionnaire
n'ont aucune incidence sur les résultats de l'action de celle-ci,
ce qui est manifestement faux. La dissolution pure et simple d'une
organisation révolutionnaire par ses dirigeants, au début
d'une révolution, constitue, constitue, il faut bien le reconnaître,
un handicap majeur pour le mouvement...
Marx et Engels passent les quelques années qui suivent l'échec
de la révolution de 1848-1849 dans un isolement orgueilleux,
affectant de se satisfaire de cet isolement qui leur accorde enfin
du répit pour se consacrer à leurs travaux théoriques.
« Enfin nous avons de nouveau l'occasion, pour la première
fois depuis longtemps, de montrer que nous n'avons besoin ni de
popularité, ni du soutien d'aucun parti de quelque pays que
ce soit, nos positions n'ayant absolument rien à voir avec
ces considérations dégradantes. Désormais nous
ne sommes plus responsables que vis-à-vis de nous-mêmes,
et lorsque le moment sera venu où ces messieurs auront besoin
de nous, alors nous serons en mesure de dicter nos conditions. Au
moins jusque-là nous serons tranquilles (53).»
A ces déclarations vient s'ajouter le mépris pour
tous ceux qui n'ont pas « saisi le premier mot » de
leur doctrine et pour le parti constitué d'une « bande
d'ânes ». Engels se réjouit de ne plus être
l'expression de cette « meute bornée à laquelle
on nous a associés toutes ces dernières années
(54) ».
Le repli organisationnel s'exprime dans le fait que la seule perspective
qu'Engels semble entrevoir à leur action est la possibilité
de se faire imprimer. « Que restera-t-il, écrit-il
à Marx, des cancans et stupidités que toute la racaille
des émigrés pourra bien colporter sur ton compte,
lorsque tu y répondras par ton Economie ? (55)»
Engels se réjouit enfin d'être débarrassé
de la « racaille des réfugiés londoniens »
et de pouvoir enfin « de nouveau travailler sans être
dérangé », de pouvoir utiliser « le calme
qui s'est instauré depuis 1850 pour nous remettre à
bûcher ferme. »
Notre propos n'est évidemment pas de faire porter à
Marx et à Engels le poids de l'échec de la révolution
de 1848, mais de souligner l'étonnante unité de leur
comportement : en deux occasions, lors desquelles la montée
de la lutte des classes aboutit à une contestation armée
de l'ordre établi – 1848 et la Commune de Paris –
ils se sont montrés au début opposés à
une action populaire autonome, ils ont préconisé l'alliance
avec la bourgeoisie ; ils n'ont abandonné les positions d'alliance
que lorsqu'il était trop tard ; et enfin dans la période
de reflux qui, dans les deux cas a suivi, ils se sont retrouvés
totalement isolés de mouvement ouvrier.
Il n'est pas invraisemblable de penser que les prises de position
de Marx et d'Engels après 1849 éclairent leur attitude
après 1871 lorsqu'ils sentent que le contrôle de l'AIT
commence à leur échapper. Les commentateurs marxistes
expliquent que la lutte des classes est constituée de cycles
– fait que Bakounine ne nie pas – et que les périodes
de reflux, les défaites du mouvement ouvrier doivent être
consacrées à sauver de la débâcle ce
qui peut l'être, à organiser les forces qui restent,
en attendant une remontée du cycle révolutionnaire.
L'attitude de Marx et d'Engels s'expliquerait donc par le fait qu'ils
ont « appliqué au cours révolutionnaire la méthode
d'analyse scientifique pour en tirer les mots d'ordre d'action »
; ainsi ils s'aperçurent de l'immensité de la crise
et de l'ampleur du recul général du mouvement ouvrier»,
écrit Dangeville (56), qui tente de rassurer le lecteur sur
les phrases où Engels se dissocie violemment du parti. On
ne saurait déduire, dit-il, « qu'à partir de
cette période, ou au cours de celle-ci, Engels ait rejeté
l'idée d'appartenir à un parti ». Nous voilà
rassurés.
On a l'impression que pour Dangeville il suffit d'appliquer au
« cours révolutionnaire la méthode d'analyse
scientifique » pour que tout soit dit, même malgré
les invraisemblances ou les anachronismes. Si Engels a « rejeté
l'idée d'appartenir à un parti », ce qui n'est
guère contestable, c'est sans doute, aux yeux de Dangeville,
d'un parti tout constitué, de type léninien qu'il
s'agit. Il ne lui vient pas à l'esprit qu'Engels ait pu simplement
ne pas savoir ce qu'était un « parti ouvrier »,
parce qu'il n'en avait jusqu'alors jamais vraiment existé,
que son rôle, ses fonctions, ses objectifs n'étaient
pas encore bien délimités et qu'on en était
encore à une période de tâtonnements. L'empressement
à affirmer que jamais Engels – ou Marx – n'auraient
rejeté l'idée d'appartenir à un parti est un
anachronisme parce que cela implique qu'ils avaient alors une théorie
achevée de ce qu'était un parti, ce qui n'est pas
le cas : en 1848 c'était pour eux soit une organisation de
conspirateurs soit une organisation de propagande ; ils ne semblent
pas lui attribuer le rôle d'organisateur du mouvement ouvrier.
Ce n'était nullement de leur part une « trahison »
que d'avoir dissout la Ligue des communistes : ils n'imaginaient
simplement pas qu'ils puissent en avoir besoin.
Après 1848 comme après 1871, l'isolement dans lequel
Marx et Engels se sont trouvés est attribué par eux
à la « période » et non à leurs
propres erreurs. Ce sont aussi les exilés allemands à
Londres, après 1849, et l'ensemble du mouvement ouvrier international,
après 1872, qui n'ont rien compris à leurs théories.
Dans les deux périodes, les injures pleuvent sur ceux qui
s'opposent à eux, le ressentiment et un repli sur soi presque
pathologique se manifestent, sans que jamais il soit même
envisagé qu'ils aient pu faire des erreurs.
Les années qui suivent l'écrasement de la Commune,
jusqu'au transfert du siège de l'AIT à New York, voient
se renouveler, à une échelle beaucoup plus grande,
ce qui s'est passé en 1850. L'isolement des deux hommes est
encore plus important dans la mesure où c'est la presque
totalité du mouvement ouvrier international qui les a désavoués.
Tel ces généraux défaits qui veulent sauver
la face et tentent de présenter une défaite humiliante
comme une retraite stratégique, Dangeville explique que c'était
là un choix de Marx, qui voulait « organiser la retraite
et sauver d'abord les principes et l'honneur de l'Internationale,
afin de resurgir avec l'acquis historique lorsque les conditions
matérielles redeviendront favorables ». Ceux qui parlent
le plus souvent de méthode scientifique étant parfois
ceux qui l'appliquent le moins, Dangeville se préoccupe beaucoup
moins de faits historiques fondés sur des recoupements de
témoignages, que de commentaires justificatifs à partir
d'un seul texte, celui fourni par Marx. Ce n'est pas à une
réflexion historique qu'il se livre mais à la scolastique.
________________________
Peut-on dire de Marx qu'il était pangermaniste ? Cette accusation
revient fréquemment sous la plume de Bakounine. James Guillaume
écrivit un livre dans lequel il développe cette thèse.
Bakounine est persuadé que les dirigeants social-démocrates
allemands sont entièrement sous le contrôle de Marx,
ce qui est loin d'être le cas. Il ne peut pas connaître
les critiques que développe l'exilé de Londres à
l'encontre des socialistes allemands. Même la critique du
programme de Gotha, écrite en 1875, dont la dernière
phrase pathétique ressemble au « je m'en lave les mains
» de Ponce Pilate, n'a été publiée que
bien des années plus tard, en tout cas après la mort
de Bakounine.
Puisque les dirigeants du parti allemand sont sous la coupe de
Marx, les orientations nationalistes, voire expansionnistes que
Bakounine croit déceler dans leur politique est aussi celle
de Marx. Assimilation peut-être hâtive mais inévitable,
faute de démenti public de l'auteur du Capital.
Bakounine fait une autre assimilation, et cette fois Marx n'est
pas tout à fait en désaccord avec la critique formulée,
mais là encore Bakounine ne peut pas le savoir : les dirigeants
socialistes allemands défendent des positions petites-bourgeoises
dans le mouvement ouvrier. Certes, Marx et Engels ne vont pas aussi
loin, mais ils ont exprimé en de multiples occasions la crainte
de voir se développer l'influence petite-bourgeoise dans
le parti. Daniel Guérin va même jusqu'à affirmer
que la critique marxienne de la social-démocratie allemande
a son origine dans la critique qu'en fit Bakounine :
« Pendant les premières années du parti social-démocrate
en Allemagne, du vivant de Marx, les social-démocrates lancèrent
le slogan d'un prétendu Volkstaat (Etat populaire). Marx
et Engels étaient probablement si heureux et si fiers d'avoir
enfin en Allemagne un parti de masses se réclamant d'eux
qu'ils lui témoignèrent une étrange indulgence.
Il fallut la dénonciation furieuse et répétée
par Bakounine du Volkstaat et, en même temps, de la collusion
des social-démocrates avec les partis bourgeois radicaux
pour que Marx et Engels se sentent obligés de désavouer
un tel mot d'ordre et une telle pratique (57).»
De fait, à l'examen, on s'aperçoit que l'accusation
de pangermanisme vise en fait moins Marx – un individu –
qu'un appareil, la direction du parti social-démocrate, et
une classe : la petite-bourgeoisie, la bourgeoisie radicale, le
monde officiel de l'administration, des universités, de la
presse, tous ces gens que Bakounine méprise, « moyens
», dans le juste milieu, indécis, lâches, soumis
à l'autorité, soucieux de conserver leurs positions
et rêvant d'un Etat fort chargé de réaliser
leurs fantasmes de puissance, toutes ces bonnes gens, pour reprendre
l'expression si juste de Benedetto Croce, qui « firent plus
de mal à l'éducation politique de leur peuple que
les monarques eux-mêmes (58) ».
Malgré quelques écarts dus au ressentiment consécutif
aux calomnies dont il a été victime pendant ses années
de captivité, c'est essentiellement une critique politique
que fait Bakounine de Marx, alors que l'inverse n'est pas vrai.
Si les rapports réels du second avec la social-démocratie
allemande étaient ignorés du premier, la politique
de Marx et ses prises de position tactiques étaient bien
connues.
Le pangermanisme dont le révolutionnaire russe accuse Marx
est probablement surtout destiné à son auditoire,
à ses correspondants. D'ailleurs, suivant un raisonnement
très proche de celui de Marx, Bakounine a lui aussi pendant
un moment vivement désiré « que les Français
soient battus encore une fois » (59), mais pas pour les mêmes
raisons : après la défaite de l'Empire, la défaite
des démocrates radicaux, ces « bâtards manqués
de jacobins de 1793 » qui font du « bavardage illégal
» mais n'accomplissent pas « d'actes illégaux
», conduira peut-être au soulèvement du peuple.
Ce n'est pas un pangermanisme étroit qui anime Marx lorsqu'il
se réjouit du renforcement du mouvement ouvrier allemand
après la défaite française. Il pense simplement
que la prédominance de ses théories sur celles de
ses adversaires socialistes français est un progrès
qui en définitive sera profitable à l'ensemble du
mouvement ouvrier. Mais l'hégémonie du mouvement ouvrier
allemand n'est possible que grâce au cadre institutionnel
formé par une Allemagne unifiée : l'unification de
l'Allemagne et la centralisation étatique allemande sont
les conditions de la puissance du mouvement ouvrier allemand. Aussi
Bakounine lui reproche-t-il précisément d'identifier
la cause de l'Allemagne et celle de l'humanité : «
La grandeur et la puissance de l'Allemagne comme Etat est la condition
suprême de l'émancipation de tout le monde »,
dit-il, « le triomphe national et politique de l'Allemagne,
c'est le triomphe de l'humanité ». Bakounine ne nie
jamais que l'intention de son adversaire est la défense des
intérêts du mouvement ouvrier. A aucun moment il ne
met en doute la bonne foi de Marx ni son réel dévouement
à la cause. Il serait fastidieux de relever les passages
où Bakounine, malgré les divergences qui le séparent
de Marx, reconnaît que ce dernier a joué un rôle
de premier plan. Marx, « une grande intelligence armée
d'une science profonde », a consacré trente ans de
sa vie « exclusivement à la plus grande cause qui existe
aujourd'hui, celle de l'émancipation du travail et des travailleurs
(60) ».
Seulement, Bakounine s'attache à montrer les contradictions
inévitables dans lesquelles sont poussés ceux qui
préconisent la participation du mouvement ouvrier aux institutions
de l'Etat et pensent pouvoir rester internationalistes. Il dénonce
les dangers que cette politique recèle et le pangermanisme
de fait que Marx souvent ne peut éviter.
Dans l'hypothèse où nous tiendrions pour acquis que
l'impératif nettement affirmé de l'hégémonie
du mouvement ouvrier allemand ne relève chez Marx ni d'une
question de chauvinisme national, ni d'une question de fierté
personnelle (la victoire de sa théorie sur celle de Proudhon)
il resterait à aborder le problème – en fin
de compte beaucoup plus grave – des erreurs méthodologiques
de Marx dans sa détermination d'une politique pour le mouvement
ouvrier international de son temps.
René BERTHIER
* Les citations de Bakounine renvoient, sauf indication contraire,
à ses Oeuvres publiées aux éditions Champ libre,
volumes I à VIII.
NOTES
1Cité par F. Rude, De la Guerre à la Commune, éditions
Anthropos.
2. Ibid.
3. Lettre à Ogarev, 31 août 1870.
4. Cité par F. Rude, De la Guerre à la Commune, éditions
Anthropos, p. 19.
5. Bakounine écrit dans Etatisme et anarchie : « Les
Allemands de Prusse reprochent amèrement et de la façon
la plus sérieuse aux Allemands d'Autriche – allant
presque jusqu'à accuser le gouvernement autrichien de trahison
– de n'avoir pas su germaniser les Slaves. » (IV, 230.)
6. La Nouvelle Gazette rhénane, « La Pologne, la Russie,
l'Europe ».
7. « Révolution et contre-révolution en Allemagne
», Œuvres choisies, T.I, éditions du Progrès.
8. NGR, 9 sept. 1848 « L'armistice prusso-danois ».
9. Lettre à Marx, 2 avril 1866.
10. Lettre du 7 avril 1866.
11. Lettre à Marx, 25 juillet 1866.
12. Correspondance, Costes IX, p. 238.
13. Ecrits militaires, l'Herne, p. 515.
14. L'accusation de ne rien entendre à la dialectique constitue
la réfutation ultime du marxisme face à un argument
irréfutable. Lénine l'emploiera également,
notamment contre Boukharine. Il accusa un jour celui qu'il avait
pourtant désigné comme le meilleur théoricien
du parti de n’avoir pas compris la dialectique, ce qui laisse
rêveur sur le niveau théorique des dirigeants bolcheviks...
15. Benedetto Croce, Histoire de l'Europe au XIXe siècle,
Idées, p. 316.
16. Lettre à Engels, 10 septembre 1870.
17. Lettres à Kugelmann, éditions sociales, p. 173.
18. » La classe ouvrière française se trouve
donc placée dans des circonstances extrêmement difficiles.
Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand l'ennemi
frappe presque aux portes de Paris, serait une folie désespérée.
Les ouvriers français doivent remplir leur devoir de citoyens
: mais en même temps ils ne doivent pas se laisser entraîner
par les souvenirs nationaux de 1792, comme les paysans français
se sont laissé duper par les souvenirs nationaux du Premier
Empire. Ils n'ont pas à recommencer le passé, mais
à édifier l'avenir. Que calmement et résolument,
ils profitent de la liberté républicaine pour procéder
méthodiquement à leur propre organisation de classe...»
Seconde Adresse du Conseil général sur la guerre franco-allemande,
in La guerre civile en France, Editions sociales, 1968, p. 289.
19. Ibidem, pp. 175-176.
20. La Guerre civile en France, éd. Sociales, p. 279.
21. Lettre à Kugelmann, 15 août 1870.
22. Cf. Ecrits militaires, L'Herne, p. 521.
23. Œuvres, III, p. 159.
24. Ecrits militaires, p. 522.
25. Dans une lettre du 11 août à Maria Reichel, Bakounine
se prend à souhaiter aux Prussiens « encore une grande
victoire sous les murs de Metz », mais c'est dans l'espoir
que cela fera tomber Napoléon III. « Mais la France
révolutionnaire se réveille, tant mieux ! »,
dit-il. C'est cela qui l'intéresse.
26. Cité par A. Lehning, Œuvres, Bakounine, IV, p.
452.
27. La guerre civile en France, Editions sociales, pp. 182-183.
28. Préface de 1891 de La Guerre civile en France.
29. Préface des Luttes des classes en France, op. cit. p.
15.
30. Cf. Le 18-Brumaire, Œuvres choisies, I, p. 496.
31. Bakounine avait développé une théorie
de la bureaucratie qui mérite mieux que le silence dans lequel
elle a été cantonée. Le concept de «
bureaucratie rouge » qu'il a développé a suscité,
comme on peut s'en douter, quelque malaise chez les rares marxistes
qui ont pris la peine d'examiner untant soit peu la question.
32. Ibidem.
33. Franz Mehring, Marx, histoire de sa vie, éditions sociales.
34. Madeline Grawitz, Bakounine, Plon, 1990, p. 467.
35. Mehring lui-même précise que plus tard Engels
en reviendra totalement à l'idée du Manifeste.
36. Cité par Madeleine Grawitz, op. cit. page 467.
37. Lettre à Bebel, 18-28 mars 1875, in : Sur l'anarchisme
et l'anarcho-syndicalisme, éditions du Progrès, Moscou,
1973, p. 170.
38. Marx-Engels, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt,
p. 103, éditions sociales.
39. Œuvres, III, 179.
40. Œuvres , III, 167.
41. Œuvres, III, 107.
42. Cf. Bakounine, III, 411.
43. Cf. la lettre de Marx au Conseil général de New
York, 12 février 1872. Citée par Lehning, Bakounine,
Œuvres, III, pp. 406-407.
44. Lettre de Marx à Sorge, citée par A. Lehning,
in Bakounine, Œuvres, III, 407.
45. Cité par A. Lehning, III, 466.
46. Ibidem.
47. Bakounine, III, 151.
48. Cité par A. Lehning, III, 466.
49. Cf. Claudin, Marx et la révolution de 1848, F. Maspéro,
p. 313.
50. « Révolution et contre-révolution en Allemagne
», Œuvres choisies, T.I, éditions du Progrès.
51. Lettre d'Engels à Marx, 13 février 1851.
52. Marx, Engels, in : Le parti de classe, recueil de textes, Maspéro,
T. II, pp. 51-52.
53 Ibidem, p. 54. Engels fait allusion au projet du Capital, en
cours d'élaboration.
54. Note de Dangeville, in : Parti de classe, II, p. 45.
55. Daniel Guérin, L'anarchisme, Folio Essais pp. 231-232.
56. Benedetto Croce, Histoire de l'Europe au XIXe siècle,
Idées-Gallimard, p. 236. Croce parle des libéraux
allemands de 1848, dont il dit encore : « Estimables à
tous égards, ces gens n'étaient pas de l'étoffe
dont on fait des révolutionnaires. Ils ne surent même
pas résister et persister dans les décisions que leur
raisonnement leur avait fait adopter, ils ne surent pas représenter,
tout au moins par leur attitude, une protestation théorique,
fût-elle muette, et un appel à l'avenir, car tous ou
presque tous changèrent de résolution et allèrent
jusqu'à modifier leurs critères en matière
de politique et d'histoire.» On croirait lire du Bakounine.
57. Bakounine, VII, 3.
58. Bakounine,VII, 99.
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