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Bakounine Politique. – Révolution et contre-révolution en Europe centrale.
René Berthier
Chapitre 5
DE LA GUERRE FRANCO-PRUSSIENNE À LA LIQUIDATION DE L'AIT
Editions du Monde Libertaire, 1991

Origine : échanges mails

Nota : Le chapitre 5 ci-dessous ne figure pas dans Bakounine politique, bien que la guerre franco-prussienne constitue un épisode décisif dans la constitution de l’unité allemande. Nous le remettons à la place qu’il aurait dû occuper dans l’ouvrage.


La Commune de Paris constitue un de ces mythes fondateurs sur lesquels s’appuient les héritiers de Marx et de Bakounine *. On peut dire que d’une certaine manière elle constitue l’acte de naissance à la fois du marxisme et de l’anarchisme, en ce sens qu’il s’agit d’un fait historique à partir duquel va se sceller le destin des deux courants du mouvement ouvrier.

L’examen de la réalité révèle cependant une perspective un peu différente. Il s’agit dans une large mesure d’une véritable construction effectuée par les épigones. Pour Marx, la guerre franco-prussienne de 1870 devait être l’acte fondateur de l’unité allemande, à laquelle il aspirait depuis toujours. Non pas qu’il fût un nationaliste allemand, mais cette unité devait mettre en place les structures politiques à l’intérieur desquelles le prolétariat allemand allait enfin pouvoir se développer.

Alors que les démocrates allemands de 1848 espéraient l'unité allemande de la guerre avec la Russie, c'est grâce au conflit de 1870 avec la France qu'elle a été réalisée. Cette guerre, et la Commune qui en fut la conséquence, a joué un rôle considérable dans l'évolution de la pensée politique de Bakounine.

Au contraire de Marx, qui se trouvait à Londres, le révolutionnaire russe était à l'époque en France et il participa à l'insurrection de Lyon. Là, il proposa entre autres mesures la création d'une milice révolutionnaire permanente, la mise sous séquestre de toutes les propriétés, publiques et privées, la révocation de tous les fonctionnaires. Il proposa en outre des mesures de réorganisation économique : les communes révolutionnaires devaient désigner des délégués, nommer des commissions pour réorganiser le travail, remettre entre les mains des associations ouvrières les capitaux dont elles avaient besoin. Lorsque le conseil municipal décida la baisse du salaire journalier des ouvriers des chantiers nationaux, Bakounine s'opposa à ce que les ouvriers viennent désarmés à la manifestation de protestation.

Marx ne peut s'empêcher de railler l'action de Bakounine, qui échoua. Les circonstances n'étaient évidemment pas mûres. Pourtant, un historien bolchevik, Iouri Steklov, déclare que l'intervention de Bakounine à Lyon fut « une tentative généreuse de réveiller l'énergie endormie du prolétariat français et de la diriger vers la lutte contre le système capitaliste et en même temps de repousser l'invasion étrangère »(1).

Steklov ajoute que le plan de Bakounine n'était pas si ridicule :

« Dans la pensée de Bakounine, il fallait profiter des ébranlements provoqués par la guerre, de l'incapacité de la bourgeoisie, des protestations patriotiques de la masse, de ses tendances sociales confuses, pour tenter une intervention décisive des ouvriers dans les grands centres, entraîner derrière elle la paysannerie et commencer ainsi la révolution sociale mondiale. Personne alors n'a proposé un plan meilleur (2).»

Les proches de Bakounine eux-mêmes pensaient que ce plan était prématuré, mais l'opinion du Russe était alors que « si, de cette guerre, ne sort pas directement la révolution sociale en France, le socialisme mourra pour longtemps dans toute l'Europe (3). »

Alors que Marx déclare expressément que la victoire prussienne assurait l'hégémonie du socialisme allemand en Europe, Bakounine écrit que la défaite de la France signifie la défaite du socialisme : « Ne s'agit-il pas de la liberté de l'Europe qui, si la France succombait sous les baïonnettes prussiennes, aurait à supporter un esclavage de cinquante ans au moins. »

Mais c'est sans doute dans une lettre qu'il écrivit après l'échec de Lyon à Palix, un de ses compagnons, que Bakounine exprime le fond de sa pensée : « Je commence à penser que c'en est fait de la France... A la place de son socialisme vivant et réel nous aurons le socialisme doctrinaire des allemands... (4) »

Ainsi, les événements de 1870-1871 fournissent à Bakounine l'occasion de se définir encore une fois par rapport au modèle allemand. Il sait que la victoire prussienne aboutira à la création de l'Empire allemand, et Bakounine craint avant tout que si les ouvriers sont conduits à servir l'institution de l'Etat germanique, la solidarité qui devrait les « unir jusqu'à les confondre avec leurs frères, les travailleurs exploités du monde entier » ne soit sacrifiée à la « passion politique nationale ».

Partagés entre la « solidarité socialiste du travail » et le « patriotisme politique de l'Etat national », les ouvriers allemands risquent d'être unis à leurs compatriotes bourgeois contre les travailleurs d'un pays étranger. Bakounine rendra cependant hommage aux dirigeants social-démocrates et aux travailleurs allemands qui ont pris, contre la guerre, des positions internationalistes qui tranchaient avec celles de Marx.

Il nous a semblé indispensable de consacrer aux prises de positions de Marx pendant la période qui va du début de la guerre au transfert du siège de l'AIT à New York (1872) un développement suffisamment important. Il n'est pas certain que les opinions de Marx aient pu réellement peser sur le mouvement ouvrier allemand. La phrase ultime de sa critique du programme de Gotha, dont il n’a pas pu infléchir les orientations – « j'ai dit et j'ai sauvé mon âme » – laisse plutôt percer le désespoir devant l'impuissance à modifier l'évolution prise par la social-démocratie. Cependant les choix de Marx ont effectivement pesé sur le destin de l'AIT. La guerre 1870 et la crise de l'AIT fournissent à Bakounine l'essentiel de sa critique politique du marxisme, et de ce qu'il appelle le « programme allemand ».


I.– LA RÉVOLUTION « PAR EN HAUT »

Marx et Engels étaient-ils préoccupés avant tout par la question de l'unité allemande ? Leur pensée politique, leurs analyses, leurs prises de position pratiques n'étaient-elles pas essentiellement orientées vers ce but ? Leurs intentions réelles n'étaient-elles pas enveloppées derrière un discours idéologique destiné à les masquer ?

Ce serait un contresens d'attribuer à Marx et à Engels un point de vue chauvin. Leurs prises de position sont le résultat d'analyses où sont considérés les perspectives d'évolution de la société allemande, les forces internationales en présence et, bien que cela n'apparaisse pas toujours avec évidence, l'idée qu'ils se font des intérêts du prolétariat. L'Allemagne, selon Marx et Engels, est un point focal de la révolution en Europe. « C'est sur l'Allemagne, dit le Manifeste communiste, que les communistes concentrent surtout leur attention. (...) La révolution bourgeoise sera forcément le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne. »

Ce passage explique toutes les prises de position de Marx et d'Engels pendant la révolution de 1848 : ils ont alors décidé de mettre en sommeil la Ligue des communistes et de préconiser l'alliance avec la bourgeoisie libérale parce que la révolution bourgeoise, l'instauration d'institutions parlementaires, étaient une étape nécessaire à la révolution prolétarienne. Dans le cas de l'Allemagne, cette étape devait être le prélude immédiat à la révolution, pensent-ils.

La stratégie de Marx et d'Engels pendant le début de la révolution de 1848 fut de freiner le développement d'un mouvement ouvrier autonome parce que des revendications ouvrières trop radicales risquaient d'effrayer la bourgeoisie libérale ; ils préconisaient au contraire l'alliance du prolétariat avec cette bourgeoisie. C'est à cette époque qu'Engels fit part à Marx de sa crainte devant la montée de l'action des ouvriers du textile, qui risquait de tout compromettre : « Les ouvriers commencent à s'agiter un peu, écrit-il alors à Marx ; c'est encore tout à fait informe, mais la masse y est. Mais c'est précisément ce qui nous gène. » Il s'effraie également que le programme en dix-sept points de la Ligue des communistes, jugé trop radical, puisse être diffusé : « S'il parvenait un seul de nos dix-sept points, tout serait perdu pour nous ! »

Cohérents avec leur analyse, les deux hommes collaborent à la libérale Nouvelle gazette rhénane, où ils défendent un programme démocratique dans lequel la constitution d'une Allemagne unifiée tient la première place. Ce n'est que de ce point de vue-là que tous les mouvements révolutionnaires de l'Europe sont jugés. Tous les textes de Marx et d'Engels de cette époque attribuent un caractère progressiste ou réactionnaire aux mouvements révolutionnaires selon qu'ils servent directement ou indirectement la cause de l'unité allemande. Le degré plus ou moins grand de germanisation des peuples non allemands constitue également un critère d'attribution du label progressiste. Engels, à cette occasion, invente un certain nombre de concepts significatifs tels que celui de « nation contre-révolutionnaire » ou de « déchet historique » qui s'appliquent essentiellement aux peuples slaves qui refusent de se laisser germaniser. Ainsi les Hongrois ont-ils aux yeux d'Engels quelque crédit car, bien que dominés par les Autrichiens, ils tiennent eux-mêmes sous leur joug des millions de Slaves. Les Polonais également sont un « peuple historique » par leur fonction, qui est de constituer entre l'Allemagne et la Russie un tampon contre la menace russe. A l'inverse, la monarchie autrichienne, progressiste tant qu'elle maintenait les Slaves sous sa domination, sera condamnée lorsqu'elle se montrera incapable de conserver son autorité (7).

L'un des principaux points de la stratégie préconisée par Marx et Engels – dans la perspective de l'unification de l'Allemagne – était de lancer la Prusse dans une contre la Russie. Ils pensaient que cette guerre cimenterait la nation allemande, obligerait le roi de Prusse à faire des concessions libérales pour s'assurer le soutien de la population. La reconstitution de l'Etat polonais était un élément majeur de cette politique car ainsi, dit Marx, il y aurait entre l'Allemagne et la barbarie russe, un « rempart de vingt millions de héros (8).»

Il n'est cependant pas question de rendre à la Pologne Dantzig et Posen. Il s'agit de désagréger l'empire russe, mais sans mordre sur les acquisitions de l'Allemagne, qui s'était elle-même approprié des territoires polonais. Aussi Engels propose-t-il aux Polonais de se dédommager à l'Est : « Recevant de vastes territoire à l'Est, les Polonais se seraient montrés plus conciliants et plus raisonnables à l'Ouest (9) ».

L'affaire du Schleswig-Holstein est également révélatrice de l'optique de Marx et d'Engels à cette époque. Cette région, appartenant au Danemark mais où existait une forte proportion d'Allemands, s'agitait. Les libéraux allemands s'enflammèrent pour la cause des Allemands opprimés par le petit Etat danois. Quelques campagnes militaires lors desquelles les troupes prussiennes se ridiculisèrent valurent à Engels d'écrire un article où il s'indigna de l'incapacité du roi de Prusse à faire entendre raison aux Danois. Ce qui nous intéresse pour notre propos est le point de vue d'Engels sur ces pays qui, « évidemment allemands par la nationalité, la langue et la mentalité, étaient également nécessaires à l'Allemagne au point de vue militaire, naval et commercial ». C'est donc là encore du point de vue strict du libéralisme bourgeois que se place Engels : lorsqu'il écrit que « la guerre que nous menons dans le Schleswig-Holstein est donc une véritable guerre révolutionnaire » (je souligne) ; la révolution dont il s'agit est la révolution nationale qui doit constituer l'unité allemande, non la révolution prolétarienne (10).

Caractéristiques également sont les prises de position de Marx et d'Engels sur la question slave, et en particulier sur les tentatives des Tchèques de se constituer en nation indépendante. Cette prétention est en effet inacceptable, d'abord parce que c'est la mission historique des Allemands de germaniser les Slaves, ensuite parce que la constitution d'une nation tchèque indépendante signifierait que « l'Est de l'Allemagne aurait l'apparence d'une miche de pain rongée par les rats ».

On voit donc que le principe de la lutte des classes, affirmé dans le Manifeste comme le moteur de l'histoire, n'a aucune réalité dans les prises de position concrètes de Marx et d'Engels. Imprégnés de l'histoire de la Révolution française, les « souvenirs de 1792 » jouent un grand rôle dans leurs analyses politiques, mais de façon sélective. On verra qu'en 1870 Marx enjoint les ouvriers français de ne pas se laisser emporter par eux : l'élan national et révolutionnaire qui pourrait en résulter contrarierait alors les espoirs de voir réalisée l'unité allemande. En 1848 au contraire, le mythe de 1792 joue à plein car les nécessités de la guerre contre la Russie amèneraient, selon lui, les démocrates au pouvoir. Bakounine, plus tard, remarquera que la guerre aura servi au contraire au césarisme prussien, non à la démocratie : l'unité par la guerre est une unité réactionnaire. Bismarck allait le démontrer, un peu plus tard, dans la guerre contre l'Autriche en 1866.

A partir de 1860 le mouvement libéral allemand relève la tête et reprend une activité dans des conditions plus favorables qu'en 1848 car les classes moyennes sont plus fortes numériquement et socialement. Le libéralisme s'oppose à la monarchie prussienne qui n'avait pas profité de la victoire en 1850 pour effectuer des réformes, et entend installer une monarchie constitutionnelle avec un parlement doté de pouvoirs réels. C'est précisément à ce moment que Bismarck est appelé au pouvoir, et il va vaincre les libéraux en s'inspirant largement du modèle de Napoléon III qui, le premier, a mis en oeuvre une politique de contre-révolution en la parant d'un habillage démagogique. Napoléon III renforça l'autorité de l'Etat en accordant des concessions pseudo-démocratiques ; il dissout l'Assemblée en 1851 et rétablit le suffrage universel : l'acte contre-révolutionnaire est masqué par des slogans démocratiques. Il s'approprie une partie du programme révolutionnaire pour désamorcer toute possibilité de révolution ultérieure.

Bismarck avait été traumatisé par la révolution de 1848 qui produisit sur lui un choc dont il ne se remit jamais, et il savait parfaitement que les problèmes qu'elle avait soulevés n'étaient pas résolus, que des problèmes nouveaux étaient en gestation. L'idée qui le guidait était que la stabilité de l'Europe ne serait assurée que lorsque celle-ci serait organisée selon le principe des nationalités, c'est-à-dire lorsque les Etats coïncideraient avec une population homogène. Il n'était pas un nationaliste en ce sens que, au contraire de Mazzini, il ne s'appuyait pas sur un grand principe moral mais sur une vision tout à fait pragmatique.

Arrivé au pouvoir, Bismarck lance un programme de modernisation par en haut et, pour contrer les plans autrichiens de constituer une Confédération germanique plus forte sous le contrôle des Habsbourg, il propose d'instaurer un parlement allemand élu au suffrage universel, c'est-à-dire en gros la constitution réclamée en 1848. A la veille de la guerre avec l'Autriche il propose de nouveau – sans succès – son projet.

Pendant les années qui suivirent l'échec de la révolution de 1848-49 – rappelons qu'à ce moment-là Bakounine est « hors circuit » : arrêté en 1849, il ne s'évadera qu'en 1862 – Marx et Engels, tout en constatant le repli du mouvement révolutionnaire, pensent que tout espoir n'est pas perdu. Lorsque la guerre entre la Prusse et l'Autriche éclate, essentiellement parce que les deux Etats se concurrencent pour l'hégémonie sur l'Allemagne, les deux hommes pensent que la victoire de l'Autriche est inévitable et qu'elle conduira à la révolution à Berlin ainsi qu'à l'unité allemande. Engels écrit à Marx :

«... je souhaite cependant avant tout que les Prussiens reçoivent une raclée monumentale. Il y aurait, dans ce cas, deux chances : 1. dans quinze jours les Autrichiens dictent la paix à Berlin ; ainsi se trouve évitée l'intervention directe de l'étranger ; mais en même temps, le régime est rendu impossible à Berlin, et il commence un autre mouvement qui, de prime abord, renie le prussianisme spécifique ; ou 2. Un revirement se produit à Berlin, avant l'arrivée des Autrichiens, et le mouvement commence tout de même (11).»

Contre toute prévision les Prussiens remportent une éclatante victoire à Sadowa. Engels opère alors un revirement complet : « En dehors d'une grande défaite des Prussiens qui aurait abouti peut-être à une révolution (...) tout ce qui pourrait arriver de mieux, c'est leur immense victoire » (12) .

Ces propos montrent à l'évidence que ce n'est pas le chauvinisme qui motive Marx et Engels. Que les Prussiens gagnent ou perdent leur est égal : ils sont intéressés essentiellement par les perspectives d'unification de l'Allemagne que pourrait offrir une victoire autrichienne d'abord, prussienne ensuite.

La victoire prussienne à Sadowa modifie complètement les perspectives politiques de Bismarck qui, dès lors cesse d'être un Prussien pour devenir un Allemand. Il méprisait le nationalisme allemand mais le reprend à son compte dans les faits. La guerre avec l'Autriche lui avait permis de reconduire autoritairement le budget militaire. La victoire, qui expulsa définitivement l'Autriche de l'Allemagne, réalise les souhaits de la gauche. Alors que jusqu'à présent la position de Bismarck reposait sur le conflit avec les libéraux, le rapport des forces se modifie, et le chancelier s'appuie désormais sur les libéraux contre les princes et le roi. Il concède aux libéraux le scrutin secret qui assure la liberté des partis. Il se rendait compte par ailleurs qu'en cas de besoin, les Etats de l'Allemagne du Sud soumettraient plus facilement leur autonomie à un parlement allemand qu'au roi de Prusse.

La victoire de Sadowa renforce la position de la Prusse en Allemagne. Le royaume s'accroît considérablement et s'étend maintenant d'un seul tenant de la Pologne à la France. L'Autriche est évincée de l'Allemagne, mais la victoire militaire renforce aussi les positions de la réaction. Après Sadowa il n'y a plus aucune perspective de révolution démocratique par « en bas ». C'est Bismarck qui sera le maître d'oeuvre d'une révolution par en haut dont il est, selon Engels, l'instrument malgré lui.

Le 9 juillet, Engels écrit à Marx que Bismarck « prépare l'hégémonie de la bourgeoisie, s'engage dans des voies où il ne peut avancer que par des moyens libéraux, voire révolutionnaires, et pousse ses propres hobereaux à se moquer en fait de leurs propres principes (13) ». Le 25 juillet il reprend : « A partir du moment où Bismarck a réalisé avec l'armée allemande et un succès si colossal, le plan de la petite bourgeoisie allemande, le développement de l'Allemagne a si nettement pris cette direction qu'il nous faut, aussi bien que n'importe qui, reconnaître le fait accompli, que cela nous plaise ou non. (14)»

Engels ajoute que Bismarck est forcé de s'appuyer sur la bourgeoisie, dont il a besoin contre les princes de l'empire. Pour s'assurer de la part du parlement les conditions nécessaires au pouvoir central, le chancelier est « obligé d'accorder quelque chose aux bourgeois et il en sera toujours ainsi, de plus en plus, si bien que Bismarck, « supposé même qu'il n'accorde aux bourgeois que ce qu'il est forcé de leur accorder, est de plus en plus plongé dans l'élément bourgeois ».

L'inconvénient de l'affaire, conclut cependant Engels, est que le prussianisme va submerger l'Allemagne. L'autre inconvénient est que l'Autriche se détachant de l'Allemagne, l'élément slave va progresser en Bohème, en Moravie, en Carinthie. Contre ces deux inconvénients il n'y a rien à faire, aussi faut-il accepter le fait et « utiliser autant que possible les plus grandes facilités qui ne peuvent manquer de se présenter à cette heure pour l'organisation nationale et l'union du prolétariat allemand ». (Souligné par Engels.)

C'est désormais Bismarck qui réalise, par « en haut », l'unité nationale en se substituant à la révolution populaire. Le régime représentatif n'est pas une conquête du peuple allemand, il est accordé après Sadowa : tout le passé des philistins allemands, écrit alors Marx, prouve que « l'unité ne peut leur être octroyée que par la grâce de Dieu et du sabre ».

Faisant comme si la manière dont une revendication est satisfaite ne déterminait pas largement la manière dont elle est exercée, Marx et Engels préconisent donc de profiter des circonstances pour renforcer le mouvement ouvrier : « Tout ce qui centralise la bourgeoisie est naturellement favorable aux ouvriers » dit encore Marx (Ibidem, p. 93.). Cette dialectique mécaniste est fermement contestée par Bakounine.

En juillet 1861 Bismarck avait défendu l'idée du parlement allemand élu au suffrage universel. Son propos est moins le désir d'instaurer la démocratie que d'utiliser ce moyen pour balayer les petits princes de l'Allemagne. Il évoque leur souveraineté comme étant complètement anti-historique et ne reposant sur aucun droit, ni divin, ni humain. Guillaume Ier, qui avait accédé au trône en janvier, fut outragé par ces propos subversifs et le réexpédia à Saint-Pétersbourg où il était ambassadeur et d'où il avait été appelé pour consultation.

Il est difficile d'apprécier le rôle joué par Bismarck sans insister sur l'importance qu'il attachait au contrôle des affaires étrangères de la Prusse, puis de l'Allemagne. Lorsque le roi lui proposa le poste de premier ministre sans le contrôle des affaires étrangères, Bismarck refusa. Mais Guillaume Ier avait besoin de lui pour mater le parlement indocile sur la question du budget militaire. Ce n'est qu'à la suite d'une épreuve de force entre les deux hommes que le roi accepta les conditions de Bismarck. Ce dernier avait clairement posé que l'alternative était pour le roi le gouvernement royal ou la suprématie du parlement.

Appelé au pouvoir pour régler un conflit constitutionnel, Bismarck, une fois installé aux rênes de l'Etat avait tout intérêt à ce que ce conflit ne soit pas réglé. Son seul souci était de conserver la maîtrise des affaires étrangères, et il craignait de ne plus avoir l'oreille du roi une fois le conflit réglé. Son allégeance à la monarchie était toute relative malgré ses proclamations légitimistes et souvent il disait de lui-même qu'il était « par nature un républicain ». La monarchie était un fait qu'il lui fallait accepter, mais il ne rechignait pas à utiliser contre le roi le parlement si ce dernier appuyait sa politique. Bismarck se rendait d'ailleurs parfaitement compte qu'une assemblée parlementaire était plus facile à manier qu'un roi borné, empli de préjugés de caste et soumis à l'influence d'un entourage intéressé.

La constitution prussienne de 1850 n'établissait pas la souveraineté parlementaire et il n'était pas possible aux élus de refuser le vote des impôts. Bismarck d'ailleurs n'avait pas plus d'estime pour la constitution que pour la monarchie. Il se disait un Junker mais il avait une piètre opinion de cette classe de grands propriétaires terriens dont il piétinait les intérêts lorsque cela convenait à sa politique. Il avait vu comment Napoléon III avait utilisé le suffrage universel pour détruire une république libérale et il en tira les leçons. En 1863 il eut des conversations avec Lassalle qui le pressait d'accorder le suffrage universel pour balayer – croyait-il –, la petite-bourgeoisie libérale. Le raisonnement de Lassalle ne tenait cependant pas compte de ce que Bismarck à son tour comptait sur la paysannerie pour balayer le prolétariat urbain...

Bismarck proclamait sans complexe sa volonté de ruiner le parlementarisme par le parlementarisme. Il pouvait légitimement déclarer au Reichstag, en 1881, qu'il n'était pas un doctrinaire : « Je n'ai pas d'opinion arrêtée, dit-il alors, faites des propositions et vous ne rencontrerez de ma part aucune objection de principe (...) Parfois on doit gouverner de façon libérale, parfois de façon dictatoriale, il n'y a pas de règle éternelle. » Bismarck, beaucoup mieux que Marx et Engels, avait compris que le suffrage universel n'est pas forcément un atout pour la gauche, et il l'utilisa habilement pour diviser les libéraux et les socialistes, les couches moyennes et le prolétariat, le prolétariat et la paysannerie, et il se servit de ces divisions pour préserver les structures de l'ancien régime prussien : la monarchie, l'armée. Ce qu'il fit pour l'Allemagne du Nord en 1867, il le fit à une plus grande échelle pour l'Empire après 1870.

On se souvient que dès 1844 Marx avait écrit que « le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen ». La vocation de la classe ouvrière allemande est ainsi toute tracée depuis le début. Il est symptomatique que de l'aveu même de Marx c'est grâce à Bismarck que cette suprématie théorique est confirmée dans la pratique, comme est consacrée sa suprématie politique.

Ainsi la lettre de Marx à Engels du 20 juillet 1870, au début de la guerre franco-prussienne, expose que . Marx continue encore :

« La prépondérance allemande transformera en outre, le centre de gravité du mouvement ouvrier de l'Europe occidentale, de France en Allemagne; et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays, depuis 1866 jusqu'à présent, pour voir que la classe ouvrière allemande est supérieure à la française tant au point de vue théorique qu'à celui de l'organisation. La prépondérance, sur la scène mondiale, du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon.»

C'est incontestablement du point de vue de l'unité allemande qu'est subordonné le point de vue de Marx sur l'avenir du mouvement ouvrier européen. Ainsi le député socialiste de la Saxe, Liebknecht, reproche-t-il à la Confédération de l'Allemagne du Nord d'être un instrument de la Prusse, et au Reichstag d'être « la feuille de vigne de l'absolutisme nu » ? Il se fait traiter de prussophobe, d'austrophile fanatique, et, injure suprême, de fédéraliste. Le même Liebknecht se fera prendre à partie par Marx en 1870 pour s'être abstenu lors du vote des crédits de guerre.

Il est évidemment contraire à toutes les idées reçues que Marx ait pu se réjouir de l'écrasement du mouvement ouvrier français. Les lignes de Marx sur le « transfert du centre de gravité » furent écrites avant la Commune et Marx pouvait d'autant moins prévoir la résistance du peuple de Paris qu'il ne la souhaitait pas. En effet, un sursaut national de la France, comparable à celui de 1792, eût mis en danger la victoire de l'armée prussienne, c'est-à-dire de l'unité allemande, et aurait sans doute retardé cette dernière de plusieurs dizaines d'années. Mais en posant le problème en termes d'hégémonie d'une classe ouvrière sur l'autre, Marx ne fait que confirmer les craintes formulées par Bakounine sur la stratégie politique du marxisme : l'organisation du prolétariat en partis politiques sur des bases nationales aboutit à nier l'internationalisme.

Engels reprend, trois semaines plus tard, l'idée de la lettre de Marx du 20 juillet. Le 15 août il explique que la victoire allemande est nécessaire à l'avenir du prolétariat et se félicite de l'union sacrée qui existe en Allemagne. La masse du peuple allemand, dit-il, et toutes les classes ont compris que c'est l'existence nationale qui est en jeu, « et elles ont aussitôt réagi ». Prêcher dans ces conditions l'obstruction à la politique du roi et faire passer « toutes sortes de considérations secondaires au-dessus de l'essentiel, comme le fait Wilhelm » (Liebknecht), lui paraît impossible (15). Les « considérations secondaires », en l'occurrence, sont évidemment l'opposition à la guerre et les déclarations internationalistes de ouvriers parisiens et saxons ; l'essentiel étant la guerre nationale qui doit souder l'unité nationale allemande.

Engels dénonce le chauvinisme des Français qui, faute d'en avoir « pris un bon coup », rend impossible la paix entre les deux pays. Il conclut son raisonnement ainsi :

« Il serait absurde (...) de faire de l'antibismarckisme le principe directeur unique de notre politique. Tout d'abord jusqu'ici – et notamment en 1866 – Bismarck n'a-t-il pas accompli une partie de notre travail, à sa façon et sans le vouloir, mais en l'accomplissant tout de même ?» (Ibidem, p. 516.)

Le 17 août Marx répond en approuvant l'analyse de son ami : « La guerre est devenue nationale », commente-t-il. L'argument de la guerre nationale fournit en effet à celle-ci sa propre justification, car elle répond ainsi à un dessein qui dépasse les intérêts particuliers ou dynastiques, elle est donc une guerre que le mouvement ouvrier allemand peut, et doit, soutenir.

Au même moment les chefs du mouvement ouvrier réel de l'Allemagne prennent des positions qui tranchent avec celles des théoriciens de Londres. Bebel et Liebknecht votent contre la politique de Bismarck, s'abstiennent sur les crédits de guerre. Kugelmann de son côté est accusé de ne « rien entendre à la dialectique » (16) parce qu'il avait affirmé que la guerre du côté allemand était devenue offensive ; or, l'argument du caractère défensif de la guerre fournissait à Marx et à Engels l'occasion de la justifier.

Par tempérament très réticent à l'idée d'une union organique avec les Etats allemands du Sud, Bismarck n'avait pas, en réalisant l'unité avec eux, une vision précise du futur. Il avait surtout en tête de maintenir leur alliance avec la Prusse dans la guerre : indépendants, ils conservaient la possibilité de signer une paix séparée avec la France. Une fois l'empire constitué, les Etats du Sud seraient obligés de se tenir aux côtés de la Prusse dans la guerre. Cela explique la hâte avec laquelle Bismarck conduisit les négociations et les concessions qu'il fit. Loin d'utiliser la guerre pour promouvoir l'unification, il réalisa l'unification pour pouvoir continuer une guerre qu'il n'avait pas vraiment souhaitée.

Dans la pratique, l'incorporation des Etats du Sud modifiait radicalement la physionomie politique de l'Allemagne par l'incorporation d'une masse d'électeurs qui allaient créer de nombreuses difficultés à Bismarck.

La guerre contre la France acheva l'unification de l'Allemagne mais rien ne montre que Bismarck ait réellement voulu cette guerre. En fait l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine fut une source d'embarras dont le chancelier se plaignit par la suite. La France, en revanche, avait beaucoup plus de raisons d'empêcher l'unification de l'Allemagne. Alors que le conflit de 1866 avait été une guerre de cabinet, la guerre de 1870 fut soutenue – au moins au début – par les opposants les plus radicaux au gouvernement. Les souverains de l'Allemagne du Sud ont été poussés contre leur gré à faire cause commune avec la Prusse.

Le souci de Bismarck était d'obtenir une victoire rapide avant que toute intervention étrangère soit possible. Son souci était de constituer le Reich, non pas par conviction monarchiste, mais pour mieux asseoir son propre pouvoir par le prestige qu'il en tirerait. Le roi de Prusse n'était pas enthousiaste à l'idée d'accoler à son titre celui d'empereur. Et, pas plus que Frédérick-Guillaume IV en 1848, il ne voulait « ramasser une couronne dans un caniveau, c'est-à-dire accepter la couronne impériale du parlement allemand. C'est avec beaucoup de mal que Bismarck persuada les princes d'offrir cette couronne au roi, et au prix de concessions politiques, financières et fiscales énormes.

Toute l'évolution ultérieure de l'Allemagne a consisté, pour le gouvernement, à accorder le moment venu quelques réformes pour assurer la survie du système. C'est dans cette perspective qu'il faut aborder les analyses respectives de Marx-Engels d'une part, de Bakounine de l'autre, sur le système bismarckien, qui créa, selon l'expression de Benedetto Croce, un « Etat parfait dans les rouages et dans les résultats administratifs (17) ».


II.– LA POLITIQUE ALLEMANDE
DE MARX A TRAVERS LA GUERRE
FRANCO-PRUSSIENNE

Le 4 septembre 1870 l'empire français s'écroule sous les coups de l'armée prussienne. Aussitôt la section française de l'AIT lance un appel internationaliste demandant aux travailleurs allemands d'abandonner l'invasion et proposant une alliance fraternelle qui poserait les fondements des Etats-Unis d'Europe.

La social-démocratie allemande répond favorablement à cet appel et ses dirigeants sont immédiatement arrêtés. Parmi eux se trouvent Liebknecht et Bebel qui, déjà en juillet s'étaient abstenus lors du vote des crédits de guerre, en déclarant qu'on ne saurait choisir entre Bismarck et Napoléon III. Malgré ses divergences avec la social-démocratie allemande, Bakounine n'hésita pas à « rendre justice aux chefs du parti de la démocratie socialiste » et à tous ceux qui eurent le courage de « parler un langage humain au milieu de toute cette animalité bourgeoise rugissante » (VIII 58).

L'appel lancé par les ouvriers français est qualifié par Marx de « ridicule ». Il a, dit-t-il, « provoqué parmi les ouvriers anglais la risée et la colère » (18). Marx fait à ce moment-là grand cas des ouvriers anglais, et surtout des dirigeants ouvriers avec qui il entretient des rapports équivoques : Marx n'essaya jamais de susciter la création d'une section anglaise de l'AIT. Il était en rapport direct avec les dirigeants syndicaux dont il avait fait coopter trois au Conseil général. Les leaders des Trade unions se désintéressaient des questions idéologiques ou internationales et laissaient Marx agir à sa guise. Marx de son côté avait besoin des Anglais pour asseoir ses positions. L'appel de la section française de l'AIT devait paraître à Marx trop radical pour être accepté par les dirigeants syndicaux anglais. De fait, ces derniers traitèrent plus tard les communards de « bandits »...

Le 7 septembre, Engels écrit que les ouvriers français « prétendent à présent, parce que les victoires allemandes leur ont fait cadeau d'une république, que les Allemands doivent immédiatement quitter le sol sacré de la France sans quoi : guerre à outrance ! C'est tout à fait la vieille infatuation. (...) J'espère que ces gens reviendront au bon sens une fois la dernière griserie passée, sans quoi il deviendrait diablement difficile de continuer avec eux des relations internationales.»

Engels n'a pas tort de dire que les victoires prussiennes ont fait cadeau d'une république à la France, mais il s'agit de la république qui, de Versailles, organisera l'écrasement de la Commune de Paris. Inquiet de voit le prolétariat parisien et le petit peuple s'agiter, Engels écrit le 12 septembre :

« Si on pouvait avoir quelque influence à Paris, il faudrait empêcher les ouvriers de bouger jusqu'à la paix, et Bismarck sera prochainement en situation de la faire, soit par la prise de Paris, soit que la situation européenne l'oblige à mettre fin à la guerre. »

Engels et Marx, comme l'ensemble de la classe politique française, savaient que la résistance à l'envahisseur signifiait l'armement du prolétariat. Laura, la fille de Marx, écrit à des amis de la famille : « dans la France entière, il semble que les classes dominantes soient beaucoup plus soucieuses d'exterminer les «Rouges que les Prussiens » (...) Gambetta (...) a fait tout ce qu'il a pu pour empêcher l'armement du prolétariat (19). »

On peut supposer que cette opinion reflète aussi l'analyse de Marx à la même époque. Or, le 9 septembre, le Conseil général de l'AIT publie un manifeste qui recommande aux ouvriers français :

1.- de ne pas renverser le gouvernement ;

2.- de remplir leur devoir civique ;

3.- de ne pas se laisser entraîner par les souvenirs de 1792 (20).

Les ouvriers, dit l'Adresse, « n'ont pas à recommencer le passé mais à édifier l'avenir. Que, calmes et résolus, ils profitent de la liberté républicaine pour travailler à leur organisation de classe. » « Travailler à leur organisation de classe » signifie utiliser les institutions de la république bourgeoise pour développer une politique parlementaire. Marx élude le fait que la victoire prussienne est aussi la victoire de la réaction en France. Ce n'est pas, en réalité, ce qui le préoccupe. C'est là, pense-t-il, le prix à payer pour l'instauration d'institutions parlementaires qui, à terme, assureront nécessairement la domination politique du prolétariat. Mais surtout, la guerre avec la France est indispensable à la constitution de l'unité allemande. Cette guerre, écrit-t-il à Kugelmann le 13 décembre 1870, nous a délivrés des républicains bourgeois : « Elle a réservé à cette bande une fin horrible. Et c'est là un résultat important. Elle a fourni à nos professeurs la meilleure occasion de se montrer de serviles pédants aux yeux du monde entier. La situation qui en découlera constituera la meilleure propagande en faveur de nos principes (21).»

Ce serait là encore une grossière erreur de voir dans l'attitude de Marx du chauvinisme allemand. Ainsi, dans la même lettre à Kugelmann, il s'en prend violemment à « l'ivresse annexionniste du bourgeois allemand ». Marx n'est pas mû par un sentiment nationaliste allemand, il est motivé par une analyse de la situation fondée sur deux préoccupations :

- la constitution d'une Allemagne unifiée et centralisée ;

- la conviction que seule l'unité nationale permettra de constituer la classe ouvrière allemande en parti susceptible de conquérir le pouvoir par les élections.

Ni Marx ni Engels n'éprouvent de sympathie pour la Prusse. Ils se placent d'un point de vue allemand au sens large. Bakounine avait écrit que l'unité allemande se réduisait à l'alternative suivante : la prussification de l'Allemagne ou la germanisation de la Prusse. Marx et Engels savent que l'hégémonie prussienne sur l'Allemagne n'est pas une bonne chose. Marx écrit que Bismarck profite de la guerre pour écraser l'opposition populaire à l'intérieur, et pour imiter les « trucs du Second Empire, son despotisme effectif et son démocratisme de carton » (22) (La Guerre civile en France, éd. sociales, p. 279.). Mais il soutient malgré tout la thèse de la guerre de défense, tout en affirmant que c'est la Prusse qui a mis l'Allemagne dans la nécessité de se défendre, que c'est la Prusse qui a permis à Louis Bonaparte de lui faire la guerre.

C'est la franche antipathie qu'éprouve Engels pour le régime prussien qui lui fait espérer que l'entrée au Reichstag des Allemands du Sud pourra créer un contrepoids au prussianisme (23). Il ne voit pas là simplement l'occasion de créer une Allemagne plus grande, puisque par ailleurs il s'oppose à l'annexion de l'Alsace-Lorraine. Il est vrai cependant que Marx fait remarquer (24) que cette annexion amènerait la France à s'allier avec la Russie, éventualité que les deux hommes craignent par-dessus tout car alors l'Allemagne serait prise dans un étau.

La lettre du 15 août 1870 est importante parce qu'elle montre que ce n'est pas un point de vue chauvin qui anime Engels, mais ce qu'il pense être l'intérêt du mouvement ouvrier allemand. La victoire de la France signifierait, selon lui, une régression politique terrible pour l'Allemagne, qui « serait fichue pour des années voire des générations. Il ne pourrait plus être question d'un mouvement ouvrier indépendant en Allemagne, la revendication de l'existence nationale absorbant alors toutes les énergies ». Il faut donc coûte que coûte passer par cette phase pour que puisse se constituer un mouvement ouvrier allemand. Cette unité n'ayant pu se faire par les masses, elle se fera par en haut, par Bismarck : c'est un pis-aller.

La fameuse phrase d'Engels sur Bismarck qui « travaille pour nous » ne doit pas être mal interprétée : Engels ne se réjouit pas de cette situation et Bakounine, qui connaissait le raisonnement de ce dernier, comprenait parfaitement la logique qui y présidait. C'est précisément cette logique qu'il conteste.

Cette lettre révèle aussi l'envers de l'argument de Marx et Engels sur le transfert du centre de gravité de la France à l'Allemagne en cas de victoire prussienne. Engels dit en effet que si les Français gagnent la guerre, « les ouvriers allemands seraient pris en remorque, dans le meilleur des cas, par les ouvriers français ».

Il est donc expressément dit dans les textes de Marx et d'Engels de cette époque, d'une part que la victoire allemande est une victoire du mouvement ouvrier allemand, et d'autre part que la victoire française aurait signifié la subordination du mouvement ouvrier allemand au mouvement ouvrier français. Les rapports entre classes ouvrières nationales sont perçus comme des rapports d'antagonisme national. La victoire prussienne réglerait une fois pour toutes la question nationale allemande : « Les ouvriers allemands pourraient s'organiser à l'échelle nationale, ce qu'ils ne pouvaient faire jusqu'ici.

L'argumentation de Marx repose sur l'idée que tant que la revendication de l'unité nationale n'est pas satisfaite, les forces populaires sont détournées de la lutte des classes par leurs aspirations nationales. Ce n'est qu'une fois cette revendication satisfaite que le prolétariat peut réellement s'organiser en classe. En d'autres termes, le terrain sur lequel se déroule la lutte des classes est l'Etat national constitué. L'argument est surtout révélateur du cadre institutionnel dans lequel le prolétariat doit s'organiser. Une organisation de type syndical, par secteurs d'industrie, peut se constituer indépendamment des frontières nationales en regroupant par exemple les travailleurs par groupes linguistiques. Becker, un vieux révolutionnaire de 1848, fondateur de l'AIT en Allemagne, proche de Marx mais dont ce dernier se méfiait, souhaitait organiser les fédérations de l'AIT par secteurs linguistiques plutôt qu'en partis nationaux, et voulait donner une forme de type syndical à l'organisation, toutes conceptions suspectes d'anarchisme pour les marxistes. L'application de tels principes, rendant impossible l'organisation du prolétariat allemand dans le cadre d'un Etat national allemand avec un parlement allemand, allait à l'encontre des aspirations de Marx et d'Engels. Il n'était pas concevable que les travailleurs de langue allemande de Suisse, de Bohème, de Pologne soient dans la même organisation que les travailleurs allemands, parce que la finalité de cette organisation était moins l'union des travailleurs au-delà des frontières que leur participation au système électoral de l'Etat.

L'impossibilité pour les travailleurs de s'organiser faute d'un Etat national tient simplement à ce que c'est l'institution d'un parlement dans le cadre de cet Etat qui conditionne aux yeux de Marx l'existence du mouvement ouvrier allemand. Engels expose en de multiples reprises que le suffrage universel permettra à terme d'assurer l'hégémonie politique du prolétariat, puisque ce dernier est la classe la plus nombreuse. C'est cette idée qui le motive lorsqu'il déclare que le gouvernement français issu d'une victoire allemande en 1870 permettra au mouvement ouvrier français d'avoir les coudées plus franches que sous le bonapartisme. La victoire allemande sert donc les intérêts des ouvriers français.

Il est évidemment impossible de savoir s'il ne s'agit pas là d'une rationalisation. Si on fait la part d'une dose inévitable de fierté nationale, c'est sans doute surtout une analyse politique de la situation qui guide les prises de position de Marx et d'Engels. Ce dernier en effet appelle à juste titre à « souligner la différence entre les intérêts nationaux de l'Allemagne et les intérêts dynastiques et prussiens » (Lettre d'Engels à Marx, 15 août 1870, in Ecrits militaires, L'Herne, p. 516), et à «mettre sans cesse en évidence l'unité d'intérêts des ouvriers allemands et français », expression, il est vrai, qui peut être interprétée comme signifiant que les travailleurs allemands et français ont tous intérêt à la défaite de la France. Que signifie en effet l'unité des intérêts des ouvriers français et allemands lorsque par ailleurs on se réjouit que le transfert du centre de gravité du socialisme vers l'Allemagne signifie la victoire de « notre » théorie (celle de Marx) sur le socialisme français ?

Il se trouve dans les textes de Marx et d'Engels de cette époque, de multiples allusions au fait que la victoire militaire allemande conditionne la victoire politique de leurs théories en Europe. Ainsi s'expliquent les craintes de Marx devant les « souvenirs de 1792 ». Le peuple français s'était en effet levé en masse contre les armées d'Europe coalisées contre le pays. Cette levée en masse avait cimenté l'unité nationale. Ce souvenir était encore vivace dans les esprits, puisque l'Appel de la section française de l'AIT, qualifié par Marx de « ridicule », citait la phrase de la Constitution de l'An I : « Le peuple français ne fait pas la paix avec un pays qui occupe son territoire ». Les souvenirs de 1792, on l'a vu, jouent d'ailleurs chez Marx d'une façon sélective puisqu'en 1848 il fondait sur eux ses espoirs de constituer l'unité allemande par la guerre contre la Russie.


III.– LE TRANSFERT
DU CENTRE DE GRAVITE
DU MOUVEMENT OUVRIER

Engels écrivait dans la préface de la Guerre des paysans en Allemagne que les ouvriers allemands ont sur le reste des ouvriers d'Europe l'avantage d'appartenir au peuple le plus théoricien d'Europe et que, sans ce sens théorique, le « socialisme scientifique allemand – le seul socialisme scientifique qui ait jamais existé » ne se serait jamais aussi profondément ancré. Le transfert du centre de gravité du mouvement ouvrier, qui s'est effectué après l'écrasement de la Commune, acquiert dès lors une sorte de légitimation.

Bakounine écrit dans une lettre au journal La Liberté, le 5 octobre 1872 (25) qu'en 1870-1871, les radicaux et les démocrates socialistes allemands éprouvaient certes un « chagrin très réel » à voir la France succomber sous les coups d'un despote, mais qu'en même temps « il y a eu une satisfaction générale en présence de la France tombée si bas et de l'Allemagne montée si haut ». Dans cette page, Bakounine fait référence à deux documents :

1.- Une « lettre semi-officielle » d'Engels qui présente Bismarck comme « un serviteur très utile de la révolution sociale », Bakounine dixit .

2.- Un article du Volkstaat qui déclare que « l'initiative du mouvement socialiste est passée de la France en Allemagne ».

- Le premier document est une lettre d'Engels à Cafiero, que ce dernier fit parvenir à Bakounine, et dont le Bulletin jurassien de Sonvillier fit état le 10 mai 1872. Cafiero n'avait pas prévenu Engels de sa démarche. Le 14 juin ce dernier s'étonne de voir le Bulletin jurassien mentionner sa lettre – qui par ailleurs contient des propos désobligeants à l'encontre des membres de la fédération jurassienne. Engels demanda des explications à Cafiero, tout en exprimant ses craintes de voir l'Italien se soumettre au « pape » Bakounine. La réaction d'Engels trahit en fait la gêne que ses analyses sur Bismarck soient connues du public.

- L'article du Volkstaat est une lettre rédigée par Marx le 5 septembre 1870 et reprise par le comité du parti socialiste de Brunschwick, où on lit notamment :

« Les événements se développeront sur une échelle plus grande et se simplifieront. Si, après cela, la classe ouvrière ne remplit pas le rôle qui lui incombe, tant pis pour elle. Cette guerre a déplacé le centre de gravité du mouvement ouvrier; elle l'a transféré de France en Allemagne. C'est pourquoi une plus grande responsabilité pèse désormais sur la classe ouvrière allemande (26).»

Il ne s'agit là que la constatation d'un fait – le transfert – dans laquelle il n'y a pas de considération chauvine, et l'affirmation somme toute normale des devoirs qui incombent désormais à la classe ouvrière allemande. Cette lettre n'était pas destinée à être publiée. Elle développe la même analyse que la lettre du 20 juillet où Marx écrivit à Engels que « les Français ont besoin d'être rossé » et que « la centralisation du pouvoir d'Etat en Allemagne sera utile à la centralisation du mouvement ouvrier ». Engels n'avait fait que reprendre cette idée dans sa lettre à Cafiero (27).

Le manifeste de Brunschwick fut tiré à 10 000 exemplaires et ses auteurs, qui réclamaient la paix et s'opposaient à l'annexion de l'Alsace-Lorraine, furent arrêtés.

Les militants du parti avaient demandé à Marx des directives sur l'action qu'ils devaient mener. Marx reprit dans sa lettre les idées qu'il avait développées peu avant, en les atténuant un peu. Il fut très irrité lorsqu'il vit ses idées livrées au public : « On suppose, quand on écrit, qu'on n'a pas affaire à des enfants, mais à des gens civilisés, qui doivent savoir que le langage cru des lettres n'est pas destiné à la publicité. » Marx ajoute qu'on peut bien donner des avis sans qu'il y ait lieu de les trompeter.

« Or voilà des ânes qui non seulement publient textuellement des extraits de ma lettre, mais encore me désignent si clairement comme auteur qu'on ne peut s'y tromper. Ils reproduisent des phrases telles que "le transfert de France en Allemagne du centre de gravité du mouvement ouvrier continental", etc., qui étaient écrites pour les stimuler, mais sous aucun prétexte ne devaient être publiées maintenant. Encore dois-je m'estimer heureux qu'ils n'aient pas imprimé ma critique des ouvriers français. Et là-dessus d'envoyer tout chaud, mes gaillards, leur compromettant factum à Paris (28) !»

Le 12 décembre Engels répond à Marx : « Ils ont eu peur que tu ne sois mécontent s'ils se permettaient de changer quoi que ce soit à tes jugements. » Ce commentaire prend une curieuse lumière lorsqu'on songe qu'Engels reprochait à Cafiero de suivre une « poignée de dirigeants initiés » et de se remettre entièrement entre les mains du « pape Bakounine ». Que les dirigeants du parti allemand aient craint de mécontenter Marx en changeant quoi que ce soit à ses jugements tend à révéler un type de rapport strictement hiérarchique au sein du mouvement socialiste allemand. C'est sans doute en connaissance de cause qu'Engels parlait de « pape ».

Constater un fait est une chose, mais il semble bien que Marx n'ait pu s'empêcher d'y trouver sinon une satisfaction chauvine, du moins une satisfaction personnelle. En effet, le transfert, dit-t-il, assurera le triomphe de « notre » théorie sur le proudhonisme, et les fondateurs du socialisme dit scientifique se réjouissaient manifestement d'une telle situation.

L'idée du « transfert du centre de gravité » n'est en elle-même pas particulièrement originale, elle n'est que la constatation d'un état de fait. Bakounine quant à lui avait déclaré que la défaite de la France transférerait vers l'Allemagne l'initiative politique de la réaction en Europe, éventualité particulièrement dangereuse à cause du caractère méthodique, scientifique, avec lequel procédaient la bureaucratie, l'administration, l'appareil militaire de l'Etat prussien. Cet aspect des choses semble bien avoir échappé à Marx et Engels.


IV.– MODIFICATION D'OPTIQUE DE MARX :
LA COMMUNE DE PARIS

La théorie de la guerre de défense ne pouvait être soutenue indéfiniment. L'opinion révolutionnaire unanime et la résistance des masses parisiennes contribuèrent à modifier le point de vue de Marx et d'Engels.

Blanqui et Bakounine ont tous deux appelé dès le début à la guerre révolutionnaire, dénoncé les hésitations du gouvernement, prédit que l'hégémonie prussienne signifierait le triomphe de la réaction en Europe. Ce n'est que lorsque Blanqui déclare que tout est perdu que Marx reprend à son compte l'argument de la guerre révolutionnaire, cinq mois plus tard. Comme en 1848-1849, il parvient à une conclusion réaliste au moment où le mouvement reflue.

Dès septembre 1870, Bakounine avait dénoncé le défaitisme réactionnaire de la bourgeoisie française qui voulait la paix à tout prix, fût-ce au prix de l'asservissement du pays. La révolution sociale, disait-il, était un danger bien plus important pour la bourgeoisie que l'occupation prussienne. Blanqui de son côté déclarait : « Le capital préfère le roi de Prusse à la République. Avec lui, il aura sinon le pouvoir politique, du moins le pouvoir social . » M. Dommanget, Blanqui et la guerre de 1870.

Bakounine comme Blanqui pensent que la bourgeoisie française a confié à l'armée allemande le soin de défendre l'ordre social et condamnent violemment le gouvernement Trochu au moment même où Marx préconise aux ouvriers français de « remplir leur devoir de citoyens », c'est-à-dire de se soumettre à ce gouvernement. Ce n'est que devant la collusion manifeste entre Bismarck et Thiers que Marx changera de point de vue. Celui qu'il prenait pour l'adversaire du bonapartisme – Thiers – est maintenant accusé d'avoir « précipité la guerre avec la France par ses déclarations contre l'unité allemande et d'avoir accepté la paix à tout prix en implorant « la permission et les moyens de susciter la guerre civile dans son propre pays écrasé » (29).

L'effronterie avec laquelle Thiers et Jules Favre auraient sollicité « par de basses flatteries, l'intervention armée de la Prusse », frappa de stupeur jusqu'à la presse vénale de l'Europe», dit encore Marx.

Dès lors le rôle involontairement progressif de Bismarck diminue, en même temps que s'élève la gloire des ouvriers parisiens vilipendés six mois plus tôt. La Guerre civile en France est l'expression de ce changement d'optique. Désormais, dit Marx, la guerre nationale est une « pure mystification des gouvernements destinée à retarder la lutte des classes ». La domination de classe, est-il encore dit, « ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux ne font qu'un contre le prolétariat_! »

Ainsi la lutte des classes reprend sa place comme moteur de l'histoire ; on ne demande plus aux ouvriers français de « remplir leur devoir civique » ni de s'abstenir de renverser le gouvernement.

La guerre franco-prussienne et son épilogue, la Commune de Paris, sont, pour une grande part, liés à la constitution de l'unité allemande. C'est un étrange destin que celui du fondateur du socialisme dit scientifique : contemporain de deux révolutions il ne parvient à les aborder d'un point de vue révolutionnaire que lorsqu'il est trop tard.

Le livre que Marx écrivit sur la Commune est souvent cité comme une expression typique de sa pensée politique, alors qu'il aborde cet événement d'un point de vue fédéraliste, c'est-à-dire en opposition totale avec ses idées. On connaît la célèbre formule d'Engels sur la Commune comme forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat (30). Or les textes de Marx qui précèdent le livre ne laissent rien entrevoir de cette idée et les textes qui suivent n'y font jamais plus allusion. Bakounine lui-même d'ailleurs rend hommage à la Commune comme « négation historique de l'Etat », mais souligne qu'elle n'a pas eu le temps de réaliser grand-chose, que des contradictions internes multiples la paralysaient et que l'essentiel de son intérêt comme événement est de constituer un précédent.

Le Manifeste se contente de dire que la première étape de la révolution ouvrière est la conquête du régime démocratique, c'est-à-dire le suffrage universel, ce que confirme Engels dans la préface des Luttes des classes en France. Le Manifeste ne dit nulle part comment la conquête de la démocratie pourrait assurer au prolétariat l'hégémonie politique ; Engels dit simplement dans son projet de Catéchisme que le suffrage universel assurera directement dans les pays où la classe ouvrière est majoritaire, la domination de cette dernière. Dans les pays où le prolétariat est minoritaire, sa domination sera assurée indirectement par l'alliance avec les paysans et avec les petits-bourgeois qui dépendent du prolétariat en ce qui concerne leurs intérêts politiques, et qui devront par conséquent « se soumettre rapidement aux revendications de la classe ouvrière ».

Engels précise qu'alors une deuxième révolution sera peut-être nécessaire, mais que celle-ci ne pourra se terminer que par la victoire du prolétariat. Or, précisément, l'observation attentive de la situation politique de l'Allemagne conduit Bakounine à la conclusion qu'une alliance politique avec la petite-bourgeoisie ou avec la bourgeoisie radicale sur des bases parlementaires conduit inévitablement à l'assujettissement du prolétariat aux couches avec lesquelles il s'allie. Les vitupérations d'Engels, à la fin de sa vie, contre l'influence petite-bourgeoise dans le parti social-démocrate confirment plutôt ces craintes.

En 1848, la classe ouvrière française s'est trouvée complètement isolée après les élections à l'Assemblée constituante, face à une chambre composée d'une écrasante majorité de paysans et de petits-bourgeois hostiles, qui par surcroît, n'avaient aucune intention de se soumettre aux revendications du prolétariat et qui ne se sentaient pas dépendants de lui pour ce qui concernait leurs intérêts politiques.

Ledru-Rollin, au journal duquel collaborait Engels, devient alors un traître, un couard, tandis que Blanqui, jusque-là ignoré, devient le « chef du parti prolétaire ». La conquête de la démocratie cède la place à la « dictature du prolétariat », expression empruntée précisément à Blanqui qui, lui, parle de la « dictature de la plèbe ». Marx à la même époque empruntera aussi au Français la notion de révolution permanente.

La déception consécutive aux élections de l'Assemblée constituante rejeta momentanément les conceptions électorales du pouvoir, mais n'en remit pas en cause l'inspiration jacobine. Engels écrira plus tard que le modèle de la Révolution française avait dominé toute l'histoire de l'Europe et qu'il était inévitable que leurs idées « sur la nature et la marche de la révolution sociale proclamée à Paris en février 1848, de la révolution du prolétariat, fussent fortement teintées des souvenirs des modèles de 1789 et de 1830 (31).

Le pouvoir, qui, selon Marx, « devait nécessairement développer l'oeuvre commencée par la monarchie absolue: la centralisation, mais en même temps aussi l'étendue, les attributs et l'appareil du pouvoir gouvernemental », est incontestablement d'inspiration jacobine, c'est-à-dire qu'il tend à détruire les pouvoirs indépendants et les autonomies locales (32). Ce n'est donc pas du tout ce qu'on trouve en 1870 dans La Guerre civile en France.

Au lendemain de 1848 la révolution prolétarienne est censée détruire « l'appareil gouvernemental, militaire et bureaucratique forgé autrefois pour lutter contre le féodalisme », mais elle doit maintenir « la centralisation politique dont la société a besoin » (ibidem.). Le maintien de la centralisation et la disparition de la bureaucratie sont rendus possibles par une sorte de pirouette dialectique : la bureaucratie étant définie comme « la forme inférieure et brutale d'une centralisation qui est encore infectée de son contraire: le féodalisme, la disparition des derniers restes du féodalisme assurera celle de la bureaucratie, qui n'est considérée que comme une réminiscence de formes politiques dépassées mais pas du tout, comme le fait Bakounine, comme une forme politique possible du futur. Bakounine en effet, fait de la bureaucratie la « quatrième classe gouvernementale » capable sous certaines conditions, de se substituer à la bourgeoisie (33).

Les conceptions du pouvoir d'inspiration blanquiste et jacobine domineront chez Marx malgré l'intermède momentané de la Commune, accompagnées d'un profond mépris pour tous les adversaires socialistes du jacobinisme.

Bien que ni Proudhon ni Bakounine n'y soient pour quoi que ce soit, ce sont les conceptions fédéralistes qui dominèrent dans la Commune de Paris : fédérations de communes décentralisées, substitution à l'appareil d'Etat de délégués élus et révocables, ce qui tranche considérablement avec l'apologie de l'oeuvre de centralisation commencée par la monarchie, telle qu'on la trouve développée dans le 18-Brumaire. Maintenant, Marx adhère à l'oeuvre de la Commune, et l'Adresse du Conseil général de l'AIT, rédigée par lui, a été écrite en épousant le point de vue même des communards. Jusqu'à présent, la création d'une société socialiste était, pour le Manifeste, conditionnée par la création d'un Etat prolétarien démocratique issu du suffrage universel ou, pour les Luttes de classes en France, par la création d'un Etat dictatorial. L'approbation de l'oeuvre de la Commune – et en 1871, Marx avait-il le choix ? – correspond donc à un renversement complet du point de vue sur la question du pouvoir, à l'abandon du point de vue décentralisateur et au ralliement aux thèses proudhoniennes et bakouninistes (encore qu'il ne faille pas assimiler ces deux derniers points de vue), selon lesquelles la destruction de l'appareil d'Etat et l'instauration d'une structure politique décentralisée à laquelle le fédéralisme assure une cohésion d'ensemble, est la condition préalable à l'instauration du socialisme.

Bakounine définit à juste titre la Commune comme une « négation désormais historique de l'Etat ». L'insurrection communaliste de Paris, écrit-il, a inauguré la révolution sociale ; son importance ne réside pas dans les « bien faibles essais qu'elle a eu la possibilité et le temps de faire », mais dans les idées qu'elle a remuées, « la lumière vive qu'elle a jetée sur la vraie nature et le but de la révolution, les espérances qu'elle a réveillées partout, et par là même la commotion puissante qu'elle a produite au sein des masses populaires de tous les pays ». Et il ajoute :

« L'effet en fut si formidable partout, que les marxiens eux-mêmes, dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection, se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent bien plus: à l'envers de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son programme et son but étaient les leurs. Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé. Ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés et abandonnés de tous, tellement la passion que cette révolution avait provoquée en tout le monde avait été puissante (34).»

Si Bakounine perçut le contraste entre les positions antérieures de Marx et celles qu'il défend au moment de la Commune, d'autres le perçurent aussi. Le biographe de Marx, Franz Mehring, note lui aussi que La Guerre civile en France est difficilement conciliable avec le Manifeste et que Marx y développe un point de vue proche de celui de Bakounine. « Si brillantes que fussent ces analyses, dit en effet Mehring, elles n'en étaient pas moins légèrement en contradiction avec les idées défendues par Marx et Engels depuis un quart de siècle et avancées déjà dans le Manifeste communiste »(...) « Les éloges que l'Adresse du Conseil général adressait à la Commune de Paris pour avoir commencé à détruire radicalement l'Etat parasite étaient difficilement conciliables avec cette dernière conception. »

(...) « On comprend aisément que les partisans de Bakounine aient pu facilement utiliser à leur façon l'Adresse du Conseil général » (35).

Madeleine Grawitz écrit à ce sujet : « Marx, vexé de voir la révolution éclater, comme il l'avait prévu, mais la jugeant à tort bakouniniste, arrive après la défaite à s'approprier un mouvement qui, non seulement l'ignore, mais se trouve opposé à toutes ses théories. (36)»

Les conceptions « libertaires » qui se sont imposées à Marx sous la pression des événements restent parfaitement opportunistes et isolées dans son oeuvre, et ne correspondent en rien à sa pensée réelle (37) ; elles répondent de façon irréfutable à une volonté de récupérer le mouvement. Irréfutable ? Les communards ingrats ne se ralliant pas à lui, Marx écrira à Sorge, furieux : « Et voilà ma récompense pour avoir perdu presque cinq mois à travailler pour les réfugiés, et pour avoir sauvé leur honneur, par la publication de la Guerre civile en France. (38) »

Plus tard, Marx ne fera même pas allusion à la Commune dans sa Critique du programme de Gotha. Engels ne fait qu'effleurer le sujet dans une lettre à Bebel sur ce même programme lorsqu'il propose de mettre à la place du mot Etat le mot germanique Gemeinwesen (Communauté), « excellent vieux mot allemand, répondant très bien au mot français "commune" (39). »

Lorsque, vingt ans plus tard, Engels écrit dans la préface à l'édition allemande de La Guerre civile : « Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat », l'expression dictature du prolétariat n'a plus aucun sens. En 1850 elle signifiait dictature centralisée sans représentation populaire ; en 1891 sous la plume d'Engels elle signifie hégémonie ouvrière à travers la conquête du parlement. N'écrit-il pas en effet la même année dans sa critique du programme d'Erfurt : « Une chose est certaine, c'est que notre parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l'a montré la Grande Révolution française (40) ». On a donc là un retour évident à la grande tradition jacobine, bien qu'Engels déclare aussitôt que dans l'empire allemand il est « légalement impossible de poser dans le programme la revendication de la république ». Quelques pages auparavant il reconnaît que les corps représentatifs sont « sans pouvoir effectif », que la crainte du renouvellement de la loi contre les socialistes paralyse leur action et que ceux-ci doivent se contenter de l'idée que « la société actuelle en se développant passe peu à peu au socialisme », idée que bien entendu il réfute. Il conclut son raisonnement en soulignant l'illusion que constitue l'idée selon laquelle on pourra instaurer la république, puis le communisme en Allemagne par la voie pacifique, idée qui lui semble réalisable dans les pays où, « selon la constitution, on peut faire ce qu'on veut, du moment qu'on a derrière soi la majorité de la nation ».

Ces considérations formulées vingt ans après la Commune et quinze ans après la mort de Bakounine dévoilent l'ampleur des illusions sur lesquelles se fondent la politique électoraliste dans la classe ouvrière. L'« utopiste » et le « rêveur » Bakounine avait extensivement montré que la bourgeoisie ne s'attache à la forme démocratique dans les institutions de l'Etat que pour autant qu'elle lui permet une exploitation optimale du prolétariat, mais que dès que cette exploitation est remise en cause elle n'hésite pas à bafouer les nobles principes de la démocratie. Le révolutionnaire russe a également insisté sur l'idée qu'un Etat fondé sur la représentation populaire pouvait très bien être despotique. Mais surtout il a montré que le régime représentatif, considéré à lui seul dans une société fondée sur l'inégalité sociale, est « l'instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de la liberté populaires, l'éternelle domination des classes exploitantes et possédantes ».

Les références faites à la Commune de Paris dans les textes de Marx et d'Engels ultérieurs à La Guerre civile en France constituent un détournement manifeste de son esprit. Si, dans le texte de 1871, la forme politique décrite par Marx est une fédération de communes de type libertaire, dans le Manifeste et dans la critique du programme d'Erfurt on a une république démocratique de type jacobin ; dans le 18-Brumaire et Les Luttes de classes en France il s'agit d'une dictature révolutionnaire sans représentation populaire. Le marxisme réel jusqu'à Lénine ne retiendra que le parlementarisme le plus modéré.

Les deux grandes revendications auxquelles Marx et Engels ont tant aspiré : le suffrage universel et l'Etat national, ont été réalisées par en haut, entre 1866 et 1871, sans que la classe ouvrière y soit pour rien. Aujourd'hui, Engels déclare : les assemblées élues n'ont pas de pouvoir ; la crainte des lois antisocialistes paralyse l'action du parti. Il aurait même pu ajouter : il nous est interdit par la loi d'adhérer à l'AIT. En somme rien n'a changé depuis 1848 !


V.– APRES LA COMMUNE

Si Marx et Engels assistent avec quelque satisfaction au transfert du centre de gravité du mouvement ouvrier vers l'Allemagne, ils y donnent aussi un petit coup de pouce. En janvier 1870 Marx diffuse dans l'AIT un texte anti-bakouninien, la célèbre « Communication confidentielle ». De son côté, Engels part en campagne pour discréditer Bakounine en Italie, en essayant de s'appuyer sur Cafiero. Il fait si bien que ce dernier rompt brutalement et se rallie à Bakounine. Lafargue tente le même jeu en Espagne, dont la section était à elle seule aussi importante que toutes les autres section de l'AIT réunies.

Les « anti-autoritaires » s'opposaient à une centralisation excessive de l'organisation et à l'établissement d'un programme obligatoire qui ne correspondait à rien, parce que le prolétariat européen se trouvait « dans des conditions si différentes de tempérament, de culture et de développement économique » (41). (III, 179.)

Les bakouniniens pensaient résoudre à leur avantage ce qu'ils considéraient comme un simple conflit d'idées. Or Marx, qui lui-même était incapable de soutenir en public un débat contradictoire, et qui n'était jamais intervenu directement dans un congrès de l'AIT, craignait par-dessus tout que les bakouniniens ne s'expriment à un nouveau congrès. Il voulait à tout prix éviter le débat réel, et ce n'est que devant un auditoire soigneusement sélectionné qu'il consentit à s'exprimer.

Trois mois après la Commune, eut lieu la conférence de Londres, le 17 septembre 1871, qui n'avait statutairement aucun pouvoir de décision. Les thèses marxistes l'emportèrent grâce à une majorité factice obtenue par des mandats truqués offerts à des hommes dont on était sûrs, des délégués cooptés par le Conseil général, des fédérations non averties, en somme tout un arsenal de mesures qui feront leurs preuves dans les pires moments de l'histoire du mouvement ouvrier. La conférence exclut James Guillaume et Bakounine, qui n'avaient d'ailleurs pas été convoqués...

« On sait, dira plus tard Bakounine, comment cette conférence fut bâclée; elle fut composée des intimes de M. Marx, triés par lui-même avec soin, plus quelques dupes. La Conférence vota tout ce qu'il crut bon de lui proposer, et le programme marxien, transformé en vérité officielle, se trouva imposé comme principe obligatoire à toute l'Internationale (42).»

Comme cette conférence n'avait pas de valeur décisionnelle, on convoqua un congrès qui se tint à La Haye en septembre 1872. La même assemblée confirma l'exclusion des deux hommes et le Conseil général se fit attribuer les pleins pouvoirs. « On lui donna, dit Bakounine, le droit de censure sur tous les journaux et sur toutes les sections de l'Internationale. On reconnut l'urgence d'une correspondance secrète entre le Conseil général et tous les conseils régionaux ; on lui accorda, en outre, le droit d'envoyer des agents dans tous les pays afin d'y intriguer en sa faveur (43)...»

Lorsque les fédérations adhérentes de l'AIT se rendirent compte de la manipulation dont elles avaient été victimes, elles désavouèrent les décisions de ce congrès truqué :

- la fédération jurassienne, le 15 septembre 1872 ;

- les délégués des sections françaises en octobre ;

- la fédération italienne en décembre, ainsi que la fédération belge ;

- la fédération espagnole en janvier 1873 ainsi que les fédérations hollandaise et anglaise.

Certes, toutes les fédérations n'étaient pas « bakouniniennes », et le désaveu des pratiques de Marx ne constitue pas un acte de ralliement au point de vue anarchiste. Ce désaveu exprime cependant de façon claire que l'unité internationale du mouvement ouvrier n'était possible que sur la base de la solidarité concrète, comme le proposait Bakounine, et que la « puissante centralisation de tous les pouvoirs dans les mains du Conseil général » aboutissait à la dissolution de fait de l'AIT (44).

Débarrassée des bakouniniens, c'est-à-dire d'une partie importante de sa substance, l'AIT marxisée s'écroule. Le congrès de Genève, qui suit celui de La Haye et qui désavoue Marx, est un fiasco. Le transfert du siège de l'AIT à New York, où personne ne peut aller, donne le coup de grâce à l'organisation. Marx justifie ce transfert en disant que « chaque année des centaines de milliers d'hommes se rendent en Amérique, bannis de leur pays ou poussés par le besoin », ce qui, d'ailleurs, ne semble pas compatible avec la « puissante centralisation » réclamée.

Ainsi le transfert du centre de gravité du mouvement ouvrier de France en Allemagne s'accompagne du transfert du siège de l'AIT en Amérique, entre les mains, on le verra, d'Allemands émigrés aux Etats-Unis. Ce nouveau Conseil général est en fait un auxiliaire de Marx ; ce dernier demanda à toutes les instances de l'AIT de lui envoyer les noms et adresses de tous les adhérents. Les pleins pouvoirs furent accordés à d'ex-membres du Conseil général de Londres pour traiter les affaires européennes. La correspondance de Marx et de ses proches à cette époque concerne en grande partie l'attribution de mandats donnant aux uns et aux autres les pleins pouvoirs pour tel ou tel pays : Engels pour l'Italie, Wroblewski pour la Pologne, Lafargue pour l'Espagne, etc. (« Il nous faut donner à Wroblewski les mêmes pouvoirs qu'à nous » Cité par A. Lehning, III, 409.) C'est eux que Bakounine appelle les « agents secrets » de Marx.

L'un des premiers actes du nouvel organisme dirigeant de l'AIT fut de suspendre la fédération jurassienne qui, la première, s'était solidarisée avec Bakounine et James Guillaume. Marx et Engels exprimèrent leurs regrets que le Conseil général de New York n'ait tout d'abord que suspendu la fédération jurassienne au lieu de l'exclure. Marx justifie son opinion par l'argument qui, depuis, a beaucoup servi, selon lequel le contrevenant s'est « mis de lui-même en dehors de l'organisation », ce qui permet d'éviter la peine toujours un peu gênante, malgré tout, d'exclure formellement un individu ou un groupe. On se borne ainsi à « constater » le départ du gêneur et à entériner le départ (45).

« Si donc le Conseil général de New York ne modifie pas sa façon d'agir, quel sera le résultat! Après le Jura, il suspendra les fédérations scissionnistes d'Espagne, d'Italie, de Belgique, et d'Angleterre. Résultat : toute la racaille réapparaîtra à Genève et y paralysera tout travail sérieux, comme elle l'a déjà fait à La Haye, et compromettra de nouveau le Conseil général au profit de la bourgeoisie. Le grand résultat du congrès de La Haye a été de pousser les éléments pourris à s'exclure eux mêmes, c'est-à-dire à se retirer. Le procédé du Conseil général menace d'annuler ce résultat (46).»

Le 30 mai 1873 le Conseil général de New York vote, selon des indications envoyées par Engels, l'exclusion de toutes les fédérations ou sections qui déclarent se désolidariser avec le congrès de La Haye. La rupture est ainsi consommée. Marx et Engels, avec autour d'eux une petite clique de fidèles, ont littéralement exclu de l'AIT la quasi-totalité du mouvement ouvrier international de leur temps, à l'exception de la social-démocratie allemande, qui se désintéressait de l'AIT et qui n'avait, d'ailleurs, pas le droit d'y adhérer selon les lois de l'empire allemand...

Bakounine n'a donc pas tort de dire que l'AIT est séparée en deux camps : « d'un côté il n'y a à proprement parler que l'Allemagne ; de l'autre il y a, à des degrés différents, l'Italie, l'Espagne, le Jura suisse, une grande partie de la France, la Belgique et la Hollande et dans un avenir très proche les peuples slaves » (III, 149). Bakounine réaffirme l'inopportunité de faire de la question politique un principe obligatoire pour l'Internationale ; la solidarité sur le terrain des luttes nous unit, dit-il, tandis que les questions politiques nous séparent.

Avant même la vague d'exclusions qui, à l'initiative d'une poignée d'hommes, allait s'abattre sur la quasi-totalité du mouvement ouvrier européen, Bakounine avait prévu la possibilité d'une coupure provoquée par Marx et ses épigones. Si les ouvriers allemands font une grève, s'ils se révoltent contre la tyrannie économique de leurs patrons ou contre la tyrannie politique de leur gouvernement, « le prolétariat de tous ces pays excommuniés par les marxistes restera-t-il les bras croisés, spectateur indifférent de cette lutte ? » Les exclus devront bien entendu soutenir les travailleurs allemands, « sans leur demander préalablement quel sera le système politique dans lequel ils croiront devoir chercher leur délivrance. Voilà donc où se trouve la véritable unité de l'Internationale. » (III. 190.) Le critère de classe reste donc chez Bakounine prépondérant. Voilà aussi qui répond aux accusations de germanophobie systématique de Bakounine : si le révolutionnaire russe voue une haine féroce à l'Allemagne bourgeoise et politique, l'estime qu'il porte au prolétariat allemand ne se démentira jamais.

Bakounine n'ignore pas que le transfert du Conseil général à New York ne retire rien du contrôle que Marx et Engels exercent sur l'AIT. Le « gouvernement officiel, apparent, de New York » ne fait que cacher le pouvoir occulte réel de Marx et des siens, dit Bakounine, qui, faisant allusion à un article du Volkstaat du 28 septembre 1872, rappelle les raisons qui ont poussé Marx à faire ce transfert :

1. L'impossibilité de s'entendre avec les blanquistes émigrés à Londres :

2. La défection de la fédération anglaise de l'AIT envers Marx.

Les derniers mois de la vie de l'AIT se situent sous le signe de la fébrilité et de l'incohérence, ce que de nombreux témoignages confirment.

Johannard, un des membres du Conseil général présent à La Haye, écrit à Jung le 9 septembre 1872 en évoquant le transfert à New York :

« Vous vous représentez le Conseil envoyant des instructions ou des communications aux Parisiens, aux Allemands, aux Espagnols? Je vous jure qu'on rira bien en l'apprenant. (...) M[arx] et E[ngels] sont d'une maladresse inouïe, et d'une passion que rien n'égale, quelle qu'elle soit ; leur jeu déloyal révolte même leurs amis (47).»

Avant le congrès de La Haye, Marx s'était fortement opposé au changement du siège de l'AIT, aussi créa-t-il une surprise en proposant lui-même le transfert à New York. Le rapport du IIe congrès de la fédération britannique explique que « le motif de cette politique de girouette était, lorsque Marx et Engels soutinrent que le siège du Conseil général ne devait pas être changé, de s'assurer des votes des blanquistes membres du conseil qui désiraient que le Conseil général restât à Londres ». Les blanquistes furent donc flattés d'abord, puis trahis plus tard ; quand on n'eut plus besoin d'eux on les jeta par-dessus bord ; aussi ont-ils dès lors donné leur démission de membres de l'Internationale (48).»

Cette analyse corrobore tout à fait celle que fit Bakounine :

« M. Marx, plus habile et plus fin que ses alliés blanquistes, les a joués. Les blanquistes s'étaient rendus au congrès de La Haye avec l'espoir, sans doute entretenu dans leur esprit par M. Marx lui-même, de pouvoir s'assurer la direction du mouvement socialiste en France au moyen du Conseil général, dont ils se promettaient bien de rester les membres très influents. (...) Mais il est plus probable qu'il [Marx] avait fait des promesses positives à ses collègues français, sans le concours desquels il n'aurait point eu la majorité au congrès de La Haye. Mais après s'être servi d'eux, il les a poliment éconduits, et conformément à un plan arrêté d'avance entre lui et ses véritables intimes, les Allemands d'Amérique et de l'Allemagne, il a relégué le Conseil général à New York, laissant ses amis d'hier, les blanquistes, dans la situation fort désagréable de conspirateurs victimes de leur propre conspiration (49).»

Le choix de New York n'était évidemment pas fortuit. En fait, en même temps que Marx manoeuvrait pour exclure Guillaume et Bakounine de l'AIT, s'était développé parmi les militants les plus en vue de l'organisation, et de nationalités diverses, un désir de changer le siège de l'AIT pour que celui-ci échappât au contrôle de Marx. Ce n'est que lorsque ce dernier se rendit compte que cette tendance était irréversible qu'il proposa New York, où se trouvaient de nombreux Allemands exilés, et en particulier Sorge, un partisan de Marx très sûr mais, dit Jung, qui « s'était rendu si déplaisant que personne n'aurait voté pour lui ». Marx promit que Sorge ne ferait pas partie du Conseil mais, ajoute Jung, « le premier acte du nouveau conseil fut d'appeler Sorge dans son sein comme secrétaire général (50) ».

L'incohérence atteint son comble lorsque deux internationaux refusent leur nomination au Conseil général issu du congrès de La Haye. Le premier, Edward David, écrit dans Le Socialiste (New York, 20 octobre 1872) :

« Je refuse de siéger au Conseil général issu de ce congrès... Quel que soit son génie [il s'agit de Marx], je ne saurais l'estimer après les actes qu'il a commis avant et durant le congrès de La Haye. Je ne saurais non plus marcher à côté des hommes qui consentent à lui servir de compères dans la pitoyable comédie qu'il joue en ce moment au détriment de l'Internationale et du mouvement socialiste universel.»

Le second, Osborn Ward, apprit sa nomination par la presse. Il écrivit au même journal à propos des préparatifs du congrès de La Haye :

« Je m'efforçais de trouver une excuse à tout cela en mon propre empressement de voir un rapprochement s'opérer entre tous. Mais quand vint la proposition d'élire des délégués au congrès de La Haye et que j'ai vu la même coterie qui avec un grand nombre de ses membres comme délégués des sections de l'intérieur, avait préparé sa liste, choisi le moment propice, massé son vote, élu son président de séance, pour agir d'une manière expéditive avec une habileté calculée, le résultat était connu d'avance...»

L'année suivant le congrès de La Haye se tint à Genève un nouveau congrès qui désavoua toute l'action de Marx l'année précédente. Marx et Engels n'étaient pas présents. Becker, un des fondateurs de l'AIT en Allemagne, s'exclama à cette occasion :

« Que devient donc cette solidarité tant vantée et si chaudement recommandée si l'on reste chez soi quand on voit le char social embourbé, en laissant à quelques camarades le soin de le tirer de l'ornière, afin de pouvoir dire, si les choses tournent mal, qu'on n'en était pas, et de se soustraire ainsi à toute responsabilité, tandis qu'au contraire toute la faute d'un insuccès devrait à juste titre retomber sur de telles abstentions ? Que le diable emporte ces je-m'en-foutistes qui tremblent de perdre leur renom de grands hommes ! S'ils pensaient qu'il y eût du danger, ils étaient doublement tenus de venir.»

Les historiens officiels du marxisme avancent deux explications principales à la fin de l'AIT :

1.- La première explication consiste à montrer que le capitalisme avait subi une modification structurelle importante et que par conséquent il convenait de modifier les bases mêmes sur lesquelles était constituée l'organisation. En quelque sorte le temps des partis politiques nationaux était arrivé.

2.- La seconde explication consiste à glorifier la lutte titanesque menée par les pères fondateurs contre tous les éléments réactionnaires qui se trouvaient dans l'organisation – essentiellement les anarchistes –, et à montrer que la victoire n'a pu être emportée que par la dissolution de l'AIT, ce qui revient à dire que ce sont les anarchistes qui l'ont détruite.

Peut-on dire qu'il s'agit de la part de Marx et d'Engels d'un comportement suicidaire ? L'attitude qu'ils ont eue dans les années qui ont suivi la révolution de 1848 fournit peut-être, par analogie, une réponse.

Dans Révolution et contre-révolution en Allemagne, écrit au lendemain de la révolution de 1848 (1851), Engels dresse un bilan de l'activité révolutionnaire des années passées. « Si nous avons été battus, dit-il, tout ce que nous avons donc à faire, c'est de recommencer par le début. » Il ajoute que les causes de la défaite du mouvement ouvrier ne doivent pas être cherchées « dans les efforts, talents, erreurs ou trahisons accidentelles de quelques-uns des chefs, mais dans les conditions sociales générales de vie de chacune des nations ébranlées par la crise. »

Ces réflexions, au demeurant fort justes, correspondent parfaitement au point de vue du matérialisme historique, encore que Marx et Engels ne se privent jamais de critiquer les actions individuelles des acteurs qui se trouvent à la tête des mouvements historiques. Si ce n'est pas le cas ici, on pourrait penser que c'est précisément parce qu'Engels cherche à se dédouaner et à dédouaner Marx de leur propre activité pendant la révolution.

Engels a certes raison de dire que le succès de la contre-révolution n'est pas dû à ce que « Monsieur Untel ou le citoyen Tel Autre » a trahi. Mais cette déclaration prend un sens presque comique si on considère que dans l'Adresse du comité central de la Ligue des communistes, Marx et Engels se livrent à une véritable autocritique de leur propre activité passée. Ils avaient eux-mêmes, dès le début de la révolution, mis en sommeil la Ligue, dont Marx présidait le comité central; Marx s'était en outre opposé à sa réorganisation en février 1849. C'est Marx, enfin, usant des pleins pouvoirs qui lui avaient été confiés, qui a dissout la Ligue, considérant que son existence n'était plus nécessaire puisque dans les conditions nouvelles de liberté de presse et de propagande, l'existence d'une organisation secrète n'était plus nécessaire.

Cette attitude est d'autant plus incompréhensible que le mouvement ouvrier allemand subissait alors une forte poussée, qui n'aurait certes pas suffi à en faire un élément hégémonique dans la révolution, mais qui lui aurait fourni l'expérience d'une pratique autonome. Aussi est-ce avec quelque surprise qu'on peut lire dans l'Adresse de 1850 une attaque contre ceux qui « ont cru que le temps des sociétés secrètes était passé et que l'action publique pouvait seule suffire », c'est-à-dire contre les positions mêmes que Marx et Engels avaient défendues. De même, les affirmations sur le rétablissement de « l'indépendance des ouvriers » acquièrent un sens quelque peu ironique lorsqu'on songe à la crainte d'Engels devant l'éventualité de la diffusion du programme de la Ligue, jugé trop radical et susceptible d'effrayer les petits-bourgeois de Londres auprès desquels il tente d'obtenir de l'argent pour la Nouvelle Gazette rhénane.

Ainsi, des générations de militants ignorants ou amnésiques ont pu attribuer à Marx et à Engels – qui avaient liquidé l'organisation révolutionnaire et s'étaient alliés aux démocrates bourgeois -, des positions révolutionnaires exemplaires, sur la foi d'un texte qui est un modèle de critique du réformisme, où apparaît même l'expression « révolution en permanence » (pensez-donc !), mais qui est en réalité une autocritique de leur propre activité, bien qu'à aucun moment ils ne disent que c'est d'eux-mêmes qu'ils parlent !

Les historiens officiels du marxisme sont soucieux d'éviter que Marx et Engels ne passent à la postérité comme les liquidateurs du parti ouvrier – ce qu'ils ont été dans les faits. Ils évitent également de mentionner leur exclusion de l'organisation londonienne de la Ligue, après la révolution, précisément pour leur activité en Allemagne. Les motifs invoqués en sont intéressants : les quarante membres de la section londonienne estiment qu'il faut « rétablir une solide organisation de la Ligue, afin qu'on ne se contente pas de créer une opposition et d'éditer des gazettes », ce qui est une allusion manifeste à l'activité de Marx et d'Engels dans la Nouvelle Gazette rhénane, commanditée par des libéraux.

La résolution d'exclusion invoque aussi le fait que « Marx et Engels ont sélectionné un groupe de semi-littérateurs pour en faire leurs partisans personnels et fantasmer sur leur futur pouvoir politique ». Il leur est reproché de vouloir transformer la Ligue en instrument de pouvoir personnel, accusation qui anticipe de quelque vingt ans celle que formulera Bakounine dans l'AIT. L'organisation londonienne accuse les fondateurs du socialisme dit scientifique d'ignorer la Ligue quand elle ne leur est pas utile. Cette « camarilla littéraire », dit enfin la résolution, « ne peut être utile à la Ligue et rend toute organisation inutile » (51).

L'explication de l'échec de la révolution par la trahison de quelques-uns n'est certes pas satisfaisante, et Engels a raison de dire que cela n'explique pas comment le peuple s'est laissé trahir. « Combien piètres sont les perspectives d'avenir d'un parti politique dont le seul inventaire politique se résume dans le fait que le citoyen Un Tel ou Tel Autre n'est pas digne de confiance (52). »

Mais l'argument permet aussi de suggérer que les erreurs politiques de la direction d'une organisation révolutionnaire n'ont aucune incidence sur les résultats de l'action de celle-ci, ce qui est manifestement faux. La dissolution pure et simple d'une organisation révolutionnaire par ses dirigeants, au début d'une révolution, constitue, constitue, il faut bien le reconnaître, un handicap majeur pour le mouvement...

Marx et Engels passent les quelques années qui suivent l'échec de la révolution de 1848-1849 dans un isolement orgueilleux, affectant de se satisfaire de cet isolement qui leur accorde enfin du répit pour se consacrer à leurs travaux théoriques.

« Enfin nous avons de nouveau l'occasion, pour la première fois depuis longtemps, de montrer que nous n'avons besoin ni de popularité, ni du soutien d'aucun parti de quelque pays que ce soit, nos positions n'ayant absolument rien à voir avec ces considérations dégradantes. Désormais nous ne sommes plus responsables que vis-à-vis de nous-mêmes, et lorsque le moment sera venu où ces messieurs auront besoin de nous, alors nous serons en mesure de dicter nos conditions. Au moins jusque-là nous serons tranquilles (53).»

A ces déclarations vient s'ajouter le mépris pour tous ceux qui n'ont pas « saisi le premier mot » de leur doctrine et pour le parti constitué d'une « bande d'ânes ». Engels se réjouit de ne plus être l'expression de cette « meute bornée à laquelle on nous a associés toutes ces dernières années (54) ».

Le repli organisationnel s'exprime dans le fait que la seule perspective qu'Engels semble entrevoir à leur action est la possibilité de se faire imprimer. « Que restera-t-il, écrit-il à Marx, des cancans et stupidités que toute la racaille des émigrés pourra bien colporter sur ton compte, lorsque tu y répondras par ton Economie ? (55)»

Engels se réjouit enfin d'être débarrassé de la « racaille des réfugiés londoniens » et de pouvoir enfin « de nouveau travailler sans être dérangé », de pouvoir utiliser « le calme qui s'est instauré depuis 1850 pour nous remettre à bûcher ferme. »

Notre propos n'est évidemment pas de faire porter à Marx et à Engels le poids de l'échec de la révolution de 1848, mais de souligner l'étonnante unité de leur comportement : en deux occasions, lors desquelles la montée de la lutte des classes aboutit à une contestation armée de l'ordre établi – 1848 et la Commune de Paris – ils se sont montrés au début opposés à une action populaire autonome, ils ont préconisé l'alliance avec la bourgeoisie ; ils n'ont abandonné les positions d'alliance que lorsqu'il était trop tard ; et enfin dans la période de reflux qui, dans les deux cas a suivi, ils se sont retrouvés totalement isolés de mouvement ouvrier.

Il n'est pas invraisemblable de penser que les prises de position de Marx et d'Engels après 1849 éclairent leur attitude après 1871 lorsqu'ils sentent que le contrôle de l'AIT commence à leur échapper. Les commentateurs marxistes expliquent que la lutte des classes est constituée de cycles – fait que Bakounine ne nie pas – et que les périodes de reflux, les défaites du mouvement ouvrier doivent être consacrées à sauver de la débâcle ce qui peut l'être, à organiser les forces qui restent, en attendant une remontée du cycle révolutionnaire. L'attitude de Marx et d'Engels s'expliquerait donc par le fait qu'ils ont « appliqué au cours révolutionnaire la méthode d'analyse scientifique pour en tirer les mots d'ordre d'action » ; ainsi ils s'aperçurent de l'immensité de la crise et de l'ampleur du recul général du mouvement ouvrier», écrit Dangeville (56), qui tente de rassurer le lecteur sur les phrases où Engels se dissocie violemment du parti. On ne saurait déduire, dit-il, « qu'à partir de cette période, ou au cours de celle-ci, Engels ait rejeté l'idée d'appartenir à un parti ». Nous voilà rassurés.

On a l'impression que pour Dangeville il suffit d'appliquer au « cours révolutionnaire la méthode d'analyse scientifique » pour que tout soit dit, même malgré les invraisemblances ou les anachronismes. Si Engels a « rejeté l'idée d'appartenir à un parti », ce qui n'est guère contestable, c'est sans doute, aux yeux de Dangeville, d'un parti tout constitué, de type léninien qu'il s'agit. Il ne lui vient pas à l'esprit qu'Engels ait pu simplement ne pas savoir ce qu'était un « parti ouvrier », parce qu'il n'en avait jusqu'alors jamais vraiment existé, que son rôle, ses fonctions, ses objectifs n'étaient pas encore bien délimités et qu'on en était encore à une période de tâtonnements. L'empressement à affirmer que jamais Engels – ou Marx – n'auraient rejeté l'idée d'appartenir à un parti est un anachronisme parce que cela implique qu'ils avaient alors une théorie achevée de ce qu'était un parti, ce qui n'est pas le cas : en 1848 c'était pour eux soit une organisation de conspirateurs soit une organisation de propagande ; ils ne semblent pas lui attribuer le rôle d'organisateur du mouvement ouvrier. Ce n'était nullement de leur part une « trahison » que d'avoir dissout la Ligue des communistes : ils n'imaginaient simplement pas qu'ils puissent en avoir besoin.

Après 1848 comme après 1871, l'isolement dans lequel Marx et Engels se sont trouvés est attribué par eux à la « période » et non à leurs propres erreurs. Ce sont aussi les exilés allemands à Londres, après 1849, et l'ensemble du mouvement ouvrier international, après 1872, qui n'ont rien compris à leurs théories. Dans les deux périodes, les injures pleuvent sur ceux qui s'opposent à eux, le ressentiment et un repli sur soi presque pathologique se manifestent, sans que jamais il soit même envisagé qu'ils aient pu faire des erreurs.

Les années qui suivent l'écrasement de la Commune, jusqu'au transfert du siège de l'AIT à New York, voient se renouveler, à une échelle beaucoup plus grande, ce qui s'est passé en 1850. L'isolement des deux hommes est encore plus important dans la mesure où c'est la presque totalité du mouvement ouvrier international qui les a désavoués. Tel ces généraux défaits qui veulent sauver la face et tentent de présenter une défaite humiliante comme une retraite stratégique, Dangeville explique que c'était là un choix de Marx, qui voulait « organiser la retraite et sauver d'abord les principes et l'honneur de l'Internationale, afin de resurgir avec l'acquis historique lorsque les conditions matérielles redeviendront favorables ». Ceux qui parlent le plus souvent de méthode scientifique étant parfois ceux qui l'appliquent le moins, Dangeville se préoccupe beaucoup moins de faits historiques fondés sur des recoupements de témoignages, que de commentaires justificatifs à partir d'un seul texte, celui fourni par Marx. Ce n'est pas à une réflexion historique qu'il se livre mais à la scolastique.

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Peut-on dire de Marx qu'il était pangermaniste ? Cette accusation revient fréquemment sous la plume de Bakounine. James Guillaume écrivit un livre dans lequel il développe cette thèse.

Bakounine est persuadé que les dirigeants social-démocrates allemands sont entièrement sous le contrôle de Marx, ce qui est loin d'être le cas. Il ne peut pas connaître les critiques que développe l'exilé de Londres à l'encontre des socialistes allemands. Même la critique du programme de Gotha, écrite en 1875, dont la dernière phrase pathétique ressemble au « je m'en lave les mains » de Ponce Pilate, n'a été publiée que bien des années plus tard, en tout cas après la mort de Bakounine.

Puisque les dirigeants du parti allemand sont sous la coupe de Marx, les orientations nationalistes, voire expansionnistes que Bakounine croit déceler dans leur politique est aussi celle de Marx. Assimilation peut-être hâtive mais inévitable, faute de démenti public de l'auteur du Capital.

Bakounine fait une autre assimilation, et cette fois Marx n'est pas tout à fait en désaccord avec la critique formulée, mais là encore Bakounine ne peut pas le savoir : les dirigeants socialistes allemands défendent des positions petites-bourgeoises dans le mouvement ouvrier. Certes, Marx et Engels ne vont pas aussi loin, mais ils ont exprimé en de multiples occasions la crainte de voir se développer l'influence petite-bourgeoise dans le parti. Daniel Guérin va même jusqu'à affirmer que la critique marxienne de la social-démocratie allemande a son origine dans la critique qu'en fit Bakounine :

« Pendant les premières années du parti social-démocrate en Allemagne, du vivant de Marx, les social-démocrates lancèrent le slogan d'un prétendu Volkstaat (Etat populaire). Marx et Engels étaient probablement si heureux et si fiers d'avoir enfin en Allemagne un parti de masses se réclamant d'eux qu'ils lui témoignèrent une étrange indulgence. Il fallut la dénonciation furieuse et répétée par Bakounine du Volkstaat et, en même temps, de la collusion des social-démocrates avec les partis bourgeois radicaux pour que Marx et Engels se sentent obligés de désavouer un tel mot d'ordre et une telle pratique (57).»

De fait, à l'examen, on s'aperçoit que l'accusation de pangermanisme vise en fait moins Marx – un individu – qu'un appareil, la direction du parti social-démocrate, et une classe : la petite-bourgeoisie, la bourgeoisie radicale, le monde officiel de l'administration, des universités, de la presse, tous ces gens que Bakounine méprise, « moyens », dans le juste milieu, indécis, lâches, soumis à l'autorité, soucieux de conserver leurs positions et rêvant d'un Etat fort chargé de réaliser leurs fantasmes de puissance, toutes ces bonnes gens, pour reprendre l'expression si juste de Benedetto Croce, qui « firent plus de mal à l'éducation politique de leur peuple que les monarques eux-mêmes (58) ».

Malgré quelques écarts dus au ressentiment consécutif aux calomnies dont il a été victime pendant ses années de captivité, c'est essentiellement une critique politique que fait Bakounine de Marx, alors que l'inverse n'est pas vrai. Si les rapports réels du second avec la social-démocratie allemande étaient ignorés du premier, la politique de Marx et ses prises de position tactiques étaient bien connues.

Le pangermanisme dont le révolutionnaire russe accuse Marx est probablement surtout destiné à son auditoire, à ses correspondants. D'ailleurs, suivant un raisonnement très proche de celui de Marx, Bakounine a lui aussi pendant un moment vivement désiré « que les Français soient battus encore une fois » (59), mais pas pour les mêmes raisons : après la défaite de l'Empire, la défaite des démocrates radicaux, ces « bâtards manqués de jacobins de 1793 » qui font du « bavardage illégal » mais n'accomplissent pas « d'actes illégaux », conduira peut-être au soulèvement du peuple.

Ce n'est pas un pangermanisme étroit qui anime Marx lorsqu'il se réjouit du renforcement du mouvement ouvrier allemand après la défaite française. Il pense simplement que la prédominance de ses théories sur celles de ses adversaires socialistes français est un progrès qui en définitive sera profitable à l'ensemble du mouvement ouvrier. Mais l'hégémonie du mouvement ouvrier allemand n'est possible que grâce au cadre institutionnel formé par une Allemagne unifiée : l'unification de l'Allemagne et la centralisation étatique allemande sont les conditions de la puissance du mouvement ouvrier allemand. Aussi Bakounine lui reproche-t-il précisément d'identifier la cause de l'Allemagne et celle de l'humanité : « La grandeur et la puissance de l'Allemagne comme Etat est la condition suprême de l'émancipation de tout le monde », dit-il, « le triomphe national et politique de l'Allemagne, c'est le triomphe de l'humanité ». Bakounine ne nie jamais que l'intention de son adversaire est la défense des intérêts du mouvement ouvrier. A aucun moment il ne met en doute la bonne foi de Marx ni son réel dévouement à la cause. Il serait fastidieux de relever les passages où Bakounine, malgré les divergences qui le séparent de Marx, reconnaît que ce dernier a joué un rôle de premier plan. Marx, « une grande intelligence armée d'une science profonde », a consacré trente ans de sa vie « exclusivement à la plus grande cause qui existe aujourd'hui, celle de l'émancipation du travail et des travailleurs (60) ».

Seulement, Bakounine s'attache à montrer les contradictions inévitables dans lesquelles sont poussés ceux qui préconisent la participation du mouvement ouvrier aux institutions de l'Etat et pensent pouvoir rester internationalistes. Il dénonce les dangers que cette politique recèle et le pangermanisme de fait que Marx souvent ne peut éviter.

Dans l'hypothèse où nous tiendrions pour acquis que l'impératif nettement affirmé de l'hégémonie du mouvement ouvrier allemand ne relève chez Marx ni d'une question de chauvinisme national, ni d'une question de fierté personnelle (la victoire de sa théorie sur celle de Proudhon) il resterait à aborder le problème – en fin de compte beaucoup plus grave – des erreurs méthodologiques de Marx dans sa détermination d'une politique pour le mouvement ouvrier international de son temps.

René BERTHIER

* Les citations de Bakounine renvoient, sauf indication contraire, à ses Oeuvres publiées aux éditions Champ libre, volumes I à VIII.


NOTES

1Cité par F. Rude, De la Guerre à la Commune, éditions Anthropos.

2. Ibid.

3. Lettre à Ogarev, 31 août 1870.

4. Cité par F. Rude, De la Guerre à la Commune, éditions Anthropos, p. 19.

5. Bakounine écrit dans Etatisme et anarchie : « Les Allemands de Prusse reprochent amèrement et de la façon la plus sérieuse aux Allemands d'Autriche – allant presque jusqu'à accuser le gouvernement autrichien de trahison – de n'avoir pas su germaniser les Slaves. » (IV, 230.)

6. La Nouvelle Gazette rhénane, « La Pologne, la Russie, l'Europe ».

7. « Révolution et contre-révolution en Allemagne », Œuvres choisies, T.I, éditions du Progrès.

8. NGR, 9 sept. 1848 « L'armistice prusso-danois ».

9. Lettre à Marx, 2 avril 1866.

10. Lettre du 7 avril 1866.

11. Lettre à Marx, 25 juillet 1866.

12. Correspondance, Costes IX, p. 238.

13. Ecrits militaires, l'Herne, p. 515.

14. L'accusation de ne rien entendre à la dialectique constitue la réfutation ultime du marxisme face à un argument irréfutable. Lénine l'emploiera également, notamment contre Boukharine. Il accusa un jour celui qu'il avait pourtant désigné comme le meilleur théoricien du parti de n’avoir pas compris la dialectique, ce qui laisse rêveur sur le niveau théorique des dirigeants bolcheviks...

15. Benedetto Croce, Histoire de l'Europe au XIXe siècle, Idées, p. 316.

16. Lettre à Engels, 10 septembre 1870.

17. Lettres à Kugelmann, éditions sociales, p. 173.

18. » La classe ouvrière française se trouve donc placée dans des circonstances extrêmement difficiles. Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand l'ennemi frappe presque aux portes de Paris, serait une folie désespérée. Les ouvriers français doivent remplir leur devoir de citoyens : mais en même temps ils ne doivent pas se laisser entraîner par les souvenirs nationaux de 1792, comme les paysans français se sont laissé duper par les souvenirs nationaux du Premier Empire. Ils n'ont pas à recommencer le passé, mais à édifier l'avenir. Que calmement et résolument, ils profitent de la liberté républicaine pour procéder méthodiquement à leur propre organisation de classe...» Seconde Adresse du Conseil général sur la guerre franco-allemande, in La guerre civile en France, Editions sociales, 1968, p. 289.

19. Ibidem, pp. 175-176.

20. La Guerre civile en France, éd. Sociales, p. 279.

21. Lettre à Kugelmann, 15 août 1870.

22. Cf. Ecrits militaires, L'Herne, p. 521.

23. Œuvres, III, p. 159.

24. Ecrits militaires, p. 522.

25. Dans une lettre du 11 août à Maria Reichel, Bakounine se prend à souhaiter aux Prussiens « encore une grande victoire sous les murs de Metz », mais c'est dans l'espoir que cela fera tomber Napoléon III. « Mais la France révolutionnaire se réveille, tant mieux ! », dit-il. C'est cela qui l'intéresse.

26. Cité par A. Lehning, Œuvres, Bakounine, IV, p. 452.

27. La guerre civile en France, Editions sociales, pp. 182-183.

28. Préface de 1891 de La Guerre civile en France.

29. Préface des Luttes des classes en France, op. cit. p. 15.

30. Cf. Le 18-Brumaire, Œuvres choisies, I, p. 496.

31. Bakounine avait développé une théorie de la bureaucratie qui mérite mieux que le silence dans lequel elle a été cantonée. Le concept de « bureaucratie rouge » qu'il a développé a suscité, comme on peut s'en douter, quelque malaise chez les rares marxistes qui ont pris la peine d'examiner untant soit peu la question.

32. Ibidem.

33. Franz Mehring, Marx, histoire de sa vie, éditions sociales.

34. Madeline Grawitz, Bakounine, Plon, 1990, p. 467.

35. Mehring lui-même précise que plus tard Engels en reviendra totalement à l'idée du Manifeste.

36. Cité par Madeleine Grawitz, op. cit. page 467.

37. Lettre à Bebel, 18-28 mars 1875, in : Sur l'anarchisme et l'anarcho-syndicalisme, éditions du Progrès, Moscou, 1973, p. 170.

38. Marx-Engels, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, p. 103, éditions sociales.

39. Œuvres, III, 179.

40. Œuvres , III, 167.

41. Œuvres, III, 107.

42. Cf. Bakounine, III, 411.

43. Cf. la lettre de Marx au Conseil général de New York, 12 février 1872. Citée par Lehning, Bakounine, Œuvres, III, pp. 406-407.

44. Lettre de Marx à Sorge, citée par A. Lehning, in Bakounine, Œuvres, III, 407.

45. Cité par A. Lehning, III, 466.

46. Ibidem.

47. Bakounine, III, 151.

48. Cité par A. Lehning, III, 466.

49. Cf. Claudin, Marx et la révolution de 1848, F. Maspéro, p. 313.

50. « Révolution et contre-révolution en Allemagne », Œuvres choisies, T.I, éditions du Progrès.

51. Lettre d'Engels à Marx, 13 février 1851.

52. Marx, Engels, in : Le parti de classe, recueil de textes, Maspéro, T. II, pp. 51-52.

53 Ibidem, p. 54. Engels fait allusion au projet du Capital, en cours d'élaboration.

54. Note de Dangeville, in : Parti de classe, II, p. 45.

55. Daniel Guérin, L'anarchisme, Folio Essais pp. 231-232.

56. Benedetto Croce, Histoire de l'Europe au XIXe siècle, Idées-Gallimard, p. 236. Croce parle des libéraux allemands de 1848, dont il dit encore : « Estimables à tous égards, ces gens n'étaient pas de l'étoffe dont on fait des révolutionnaires. Ils ne surent même pas résister et persister dans les décisions que leur raisonnement leur avait fait adopter, ils ne surent pas représenter, tout au moins par leur attitude, une protestation théorique, fût-elle muette, et un appel à l'avenir, car tous ou presque tous changèrent de résolution et allèrent jusqu'à modifier leurs critères en matière de politique et d'histoire.» On croirait lire du Bakounine.

57. Bakounine, VII, 3.

58. Bakounine,VII, 99.