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Origine : échange mails
L'étude de l'analyse bakouninienne de la révolution
allemande de 1848 présente une difficulté : l'optique
à partir de laquelle se plaçait Bakounine a grandement
évolué entre le moment où il participait aux
événements et celui où, trente ans plus tard,
il réfléchit sur eux. Acteur de la révolution,
il a pour but déclaré la libération des Slaves.
Il reconnaîtra plus tard que ses convictions socialistes étaient
alors vagues *. On pourrait ajouter qu'elles étaient même
vaguement jacobines, voire blanquistes. Lorsque trente ans plus
tard il revient sur les événements, c'est l'anarchiste
qui s'exprime. La pensée de Marx pendant ce temps n'est certes
pas restée figée, mais, du Manifeste au Capital, l'auteur
est resté communiste. Il n'en est pas de même pour
Bakounine qui a subi dans le même temps plusieurs étapes
avant d'aboutir à l'anarchisme de la maturité. Il
convient en conséquence de garder ce fait à l'esprit
lorsqu'on examine les positions de Bakounine sur la révolution
de 1848 en Allemagne.
Le cadre conceptuel
A lire Bakounine et Marx, on est frappé par l'admiration
qu'ils portent l'un et l'autre à l'énergie révolutionnaire
de la bourgeoisie française de 1789, à la vigueur
de la pensée des philosophes qui, depuis les Lumières,
ont préparé sur le plan des idées le grand
bouleversement. Surtout, bourgeois et philosophes apparaissent comme
des hommes qui affirment des objectifs clairs et expriment leurs
idées avec transparence.
Il est évident que le modèle que les deux hommes
ont à l'esprit – et qui diffère sur bien des
points – s'est formé en référence à
la politique contemporaine, en particulier à celle de l'Allemagne,
et aux exigences de la révolution sociale.
« L'impuissance de la bourgeoisie allemande », dénoncée
par Bakounine, trouve son écho dans de nombreux textes de
Marx : cette impuissance est l'expression de la division politique
de l'Allemagne, du retard pris par le capitalisme allemand et de
ce décalage dramatique qui place cette classe dans une situation
d'antagonisme avec le prolétariat, alors même qu'elle
en est encore à poser les revendications libérales
de 1789. Ce sont là des points qu'on trouve identiques chez
les deux rivaux. Les divergences apparaissent dans les conclusions
pratiques qu'ils tirent, sur le terrain, et que nous tenterons de
mettre en relief.
Au contraire de son homologue française, la bourgeoisie
allemande est incapable de penser en termes nationaux. Timorée,
hésitante dans la pratique, elle affiche dans les endroits
où elle parle – les cabarets, notamment – des
objectifs extravagants, qui irritent Bakounine au plus haut point.
Elle tombe dans l'abstraction la plus extrême tout en étant
incapable de donner un sens universel à ses objectifs. Au
contraire de la bourgeoisie française de 1789, elle n'a pas
conscience de ses véritables intérêts et se
crée des intérêts fictifs. Apeurée, elle
ne se lie pas à la paysannerie dont la masse a constitué
un formidable levier en France. Aveugle, elle est incapable de concevoir
une alliance politique avec les nationalités slaves dominées
par la Prusse et l'Autriche : elle les somme, au contraire, de reconnaître
la sujétion dans laquelle elles se trouvent. Bakounine montre
d'ailleurs que Marx fait preuve du même aveuglement que les
démocrates allemands. Alors que les armées de l'An
II avaient été mues par des idées d'émancipation
universelle et traversaient le Rhin en libératrices (pour
peu de temps, il est vrai), les bourgeois allemands n'attendaient
de la monarchie rien d'autre que la constitution d'une grande Allemagne
unifiée incluant les territoires slaves.
Le modèle théorique que Bakounine et Marx se sont
formés doit énormément aux historiens de la
Restauration, que l'un et l'autre connaissent bien. Guizot, en particulier,
l'« illustre homme d'Etat doctrinaire », comme l'appelle
Bakounine, expose que l'élément clé de l'interprétation
de la Révolution française se trouve dans la victoire
de la bourgeoisie sur la noblesse. Ce thème sera constamment
développé par les deux hommes, chez qui on trouve
également l'idée – reprise encore aux historiens
de la Restauration – que la Révolution française
ne s'achève qu'en 1830.
Mais, pour les historiens bourgeois, la Révolution française
représente la fin de l'histoire : puisque la bourgeoisie
a triomphé, il n'y a plus de classe dominée ; pour
Bakounine et Marx c'est, au contraire, une révolution qui
n'a pas encore été achevée.
Si la Révolution française n'est qu'une étape,
alors la transition de l'absolutisme à la société
bourgeoise – qu'on peut étudier, puisqu'elle se situe
dans le passé – pourra servir de modèle au passage
de la société bourgeoise à la société
socialiste, sans classes, celle-là pour de vrai. C'est là
exactement ce que fait Marx. Bakounine comme Marx partent du présupposé
que la Révolution française était nécessaire
parce que la bourgeoisie était devenue socialement dominante.
Ils ne font pas de démonstration de cette hypothèse,
à moins de considérer comme telles les indications
sommaires que donne Marx, dans L'Idéologie allemande, sur
l'histoire de la bourgeoisie à partir du Moyen Age, ou le
tableau rapide qu'en brosse Bakounine dans la conférence
aux ouvriers de Saint-Imier. Ce dernier, cependant, revient fréquemment
sur le long travail de préparation idéologique qui,
à son avis, a rendu la révolution effective dans les
esprits avant que de la rendre possible dans les faits. Loin d'être
une affirmation idéaliste, il s'agit là, au contraire,
du constat du long travail souterrain d'une idée qui, lorsqu'elle
s'empare des masses, devient une force matérielle. Toute
la littérature du XVIIe siècle et celle du XVIIIe
ont produit les « filières souterraines » qui,
en développant l'idée du matérialisme, du rationalisme
et de la libre pensée, ont abouti à l'embrasement
de la Révolution. Ces filières semblent tellement
évidentes à Bakounine que Robespierre est présenté
comme l'héritier de Rousseau et Mirabeau comme celui de Voltaire
(Cf. IV, 288).
La révolution allemande de 1848 constitue littéralement
un test qui permet de vérifier le cadre conceptuel élaboré
par Marx. Celui-ci n'a cessé, dans les années précédentes,
d'opposer la révolution politique, dont 1789 constitue l'archétype,
à la révolution sociale. Cette argumentation s'adresse
essentiellement aux démocrates allemands. Révolution
politique et révolution sociale sont deux processus distincts,
ayant un contenu et une forme opposés, mais, en même
temps, elles sont liées en ce qu'elles se présentent
dans un ordre de succession historique nécessaire : la première
est la condition de la seconde parce qu'elle permet la mise en oeuvre
des fondements de l'organisation du prolétariat en classe.
C'est pourquoi on trouve, dans les textes de 1847-1848, de fréquentes
allusions à la révolution prolétarienne allemande
comme conséquence immédiate de la révolution
politique qui aurait aboli les vestiges de l'absolutisme : «
...en Allemagne, dit Le Manifeste, la révolution bourgeoise
sera le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne.
» Ainsi s'explique que, dans les premiers mois de la révolution,
Marx et Engels tentent de mobiliser l'ensemble des forces anti-absolutistes
autour de la question de la démocratie politique, en subordonnant
l'action du prolétariat à cette revendication : plus
vite cette dernière sera satisfaite, plus rapidement serait
accomplie la transformation de la révolution bourgeoise en
révolution sociale. C'est donc guidé par les conceptions
évolutionnistes du Manifeste et de La Critique moralisante
que Marx détermine ses orientations, elles-mêmes calquées
sur le modèle obligé de la Révolution française.
En effet, tant que subsistent des vestiges des rapports de classes
hérités de l'absolutisme, la bourgeoisie constitue
une force progressive. Les travailleurs, dit Marx, n'ont aucune
raison de préférer les vexations brutales du gouvernement
absolu à la domination directe de la bourgeoisie –
façon de poser le problème qui exclut toute autre
hypothèse, par exemple que les vexations brutales sont aussi
le fait de la bourgeoisie, et que les travailleurs n'ont précisément
pas de raison de préférer les unes plutôt que
les autres.
On peut dire que le schéma préétabli que Marx
a en tête va obérer toute son action pendant le début
de la révolution : lorsqu'il modifiera son optique au bout
de quelques mois, c'est-à-dire lorsqu'il se rendra à
l'évidence que la bourgeoisie allemande ne veut pas faire
son 89, il sera trop tard.
Si, en attendant, Marx pense que les travailleurs ont plus intérêt
à la domination bourgeoise, c'est d'abord parce que la bourgeoisie
est obligée de « faire des concessions politiques plus
larges que celles de la monarchie absolue [1] ». La deuxième
raison est que la domination bourgeoise crée les conditions
futures de la victoire de la classe ouvrière. « La
suppression des rapports de propriété bourgeois ne
peut être obtenue si l'on maintient les rapports féodaux
», ce qui revient à dire que le prolétariat
qui apparaîtrait dans une société où
dominent les rapports féodaux aurait pour tâche prioritaire
d'aider à la constitution des rapports bourgeois pour avoir
ensuite la possibilité de les supprimer, car « le mouvement
révolutionnaire de la bourgeoisie contre les ordres féodaux
et la monarchie absolue ne peut qu'accélérer leur
propre mouvement révolutionnaire » (Ibid).
L'ironie de l'histoire veut que ce soit Bismarck qui, en concédant
« par en haut » le suffrage universel, en 1866, ait
liquidé le mouvement libéral en Allemagne en désamorçant
son action. En se fondant sur cet exemple, Bakounine montrera que
la coexistence des rapports politiques féodaux et des rapports
économiques du capitalisme est parfaitement possible.
« Ni féodale ni tout à fait moderne...
»
La situation allemande présente, en 1848, un certain nombre
d'analogies avec celle de la France de 1789, par la persistance
de rapports de pouvoir absolutistes et de rapports de classes hérités
de la féodalité. Marx comme Bakounine, cependant,
avaient parfaitement vu que, à Paris, en 1848, c'est l'antagonisme
entre la bourgeoisie et le prolétariat qui est le moteur
des événements, tandis qu'en Allemagne la bourgeoisie
est confrontée au double problème de l'éventualité
de la prise du pouvoir et de l'antagonisme avec son propre prolétariat.
Ce qui faisait la force de la bourgeoisie française de 1789,
c'est, dit Bakounine, qu'elle avait une avance chronologique sur
le prolétariat en matière de conscience de classe.
Elle avait acquis une cohésion, une conscience collective
de ses objectifs, la conscience de l'antagonisme qui l'opposait
au prolétariat, qui faisaient défaut à ce dernier.
Grâce à cette avance, elle pouvait présenter
ses propres revendications comme des revendications universelles.
En 1848, cette avance a sinon disparu, du moins s'est-elle considérablement
réduite. Le prolétariat devient conscient de lui-même,
commence à s'organiser en Allemagne avec une ampleur que
Bakounine a bien perçue, mais que Marx et Engels tenteront
de minimiser parce que l'apparition prématurée de
la classe ouvrière sur la scène aurait bousculé
le schéma préétabli des fondateurs du socialisme
dit scientifique.
On pourrait penser qu'une bourgeoisie qui a pris un tel retard
historique qu'elle ne se met en mouvement contre les rapports féodaux
qu'au moment où partout ailleurs l'antagonisme principal
est celui qui oppose la bourgeoisie et le prolétariat, cette
bourgeoisie a définitivement manqué sa chance. Peut-on,
dans ces conditions, dire encore avec Marx que les travailleurs
savent que « leur propre lutte contre la bourgeoisie ne pourra
débuter que le jour où la bourgeoisie aura triomphé
» [2] ?
L'intérêt de l'analyse bakouninienne est de montrer
l'« inconsistance révolutionnaire de la bourgeoisie
allemande », selon ses propres termes, en tant qu'elle lutte
contre les rapports féodaux. Dès lors que l'antagonisme
principal s'était transféré, qu'il n'était
plus celui qui opposait la bourgeoisie aux survivances de l'ordre
féodal encore présentes en Allemagne en 1848, mais
celui qui l'opposait à la classe ouvrière, la bourgeoisie
n'a plus aucune raison de considérer les régimes politiques
dominants alors en Allemagne comme l'ennemi principal ; elle a,
au contraire, toutes les raisons de privilégier l'alliance
avec le pouvoir. D'autant que la destruction des rapports féodaux
se faisait de toute façon, en Prusse tout-au moins, à
l'initiative de l'Etat lui-même. Bakounine montre très
explicitement que l'instauration de l'union douanière et
les innombrables mesures économiques prises centralement
par l'Etat prussien en faveur du développement industriel
et commercial ont plus fait pour détruire les rapports féodaux
que toutes les vélléités révolutionnaires
des libéraux allemands. Le premier canon des usines Krupp,
rappelons-le, est sorti l'année de la publication du Manifeste.
L'un et l'autre allait contribuer à assurer, vingt-trois
ans plus tard, l'hégémonie du prolétariat allemand
en Europe [3].
Bakounine commentera en 1870 les problèmes posés
par l'application à l'Allemagne du modèle de la révolution
politique à la française, de même que la question
des phases successives d'évolution des régimes politiques.
En deux pages condensées, il réfute la thèse
que Marx a développée en 1848 et montre, d'abord,
qu'un système féodal peut se « dissoudre »
en quelque sorte de lui-même sous la poussée du développement
capitaliste et, ensuite, que la bourgeoisie n'a pas absolument besoin
du pouvoir politique.
« Ont également tort, dit-il dans L'Empire knouto-germanique,
ceux qui parlent de l'Allemagne comme d'un pays féodal et
ceux qui en parlent comme d'un Etat moderne : elle n'est ni féodale
ni tout à fait moderne. » Elle n'est plus féodale
parce que la noblesse a perdu depuis longtemps toute puissance séparée
de l'Etat. Mais, ajoute-t-il, si un Etat moderne signifie un Etat
gouverné par les bourgeois, l'Allemagne n'est pas moderne.
« Sous le rapport du gouvernement, elle en est encore au XVIIIe
et au XVIIe siècle. Elle n'est moderne qu'au point de vue
économique ; sous ce rapport en Allemagne comme partout,
ce qui domine, c'est le capital bourgeois. » Quant à
la noblesse, elle « ne représente plus de système
économique distinct de celui de la bourgeoisie ». Les
quelques survivances féodales qui subsistent « ne peuvent
manquer de disparaître bientôt devant la toute-puissance
envahissante du capital bourgeois ». Contre cela, Bismarck,
Moltke et l'empereur ne peuvent rien : « La politique qu'ils
feront sera nécessairement favorable au développement
des intérêts bourgeois et de l'économie moderne.
Seulement, cette politique sera faite non par les bourgeois, mais
presque exclusivement par les nobles. » (Cf. VIII, 154-155.)
Bakounine présente là un régime qui a fait
sa transition du féodalisme au capitalisme sans passer par
le modèle de la France, par la dissolution des anciennes
formes politiques devant la poussée irrésistible du
développement capitaliste. Il montre également que
le contrôle de l'appareil d'Etat est au fond accessoire, ce
qui contredit le schéma établi du marxisme. Dans une
conférence aux Internationaux de Sonvilliers, Bakounine avait
encore déclaré : « L'Allemagne depuis 1830 nous
a présenté et continue de nous présenter le
tableau étrange d'un pays où les intérêts
de la bourgeoisie prédominent, mais où la puissance
politique n'appartient pas à la bourgeoisie, mais à
la monarchie absolue sous un masque de constitutionnalisme, militairement
et bureaucratiquement organisée et servie exclusivement par
les nobles. »
Or, à la même époque, Engels fait le même
constat : dans la préface de 1870 de La Guerre des paysans
en Allemagne, il écrit que depuis 1848 en Allemagne le capitalisme
s'est développé de façon fantastique. «
Comment est-il donc possible que cette bourgeoisie n'ait pas aussi
conquis le pouvoir politique et qu'elle se conduise d'une façon
aussi lâche vis-à-vis du gouvernement ? » Etonné
que les faits puissent ne pas concorder avec la théorie,
Engels conclut que la bourgeoisie, au cours de son développement,
arrive à un moment à partir duquel « tout accroissement
ultérieur de ses moyens de domination, à savoir en
premier lieu ses capitaux, ne fait que contribuer à la rendre
de plus en plus inapte à l'exercice du pouvoir politique
». On conçoit qu'épisodiquement, « par
exception », comme dit Engels, la bourgeoisie puisse abdiquer
momentanément son pouvoir. Mais, curieusement, ce phénomène
n'est pas une exception, il est une constante : en effet, en Angleterre,
nous dit-il, la bourgeoisie n'a pu faire entrer son représentant
au gouvernement (Bright) que de justesse ; en France, la bourgeoisie
comme telle « n'a tenu le pouvoir dans ses mains que deux
années sous la République »...
Constat étonnant : l'exclusion de la bourgeoisie de l'exercice
de son propre pouvoir n'est pas un phénomène circonstanciel,
puisque quatre-vingts ans se sont passés depuis la Grande
révolution. La thèse mécaniste de la corrélation
systématique entre le développement des forces productives
et les formes politiques de domination semble donc démentie
par les faits ainsi que la validité du modèle marxiste
de passage du féodalisme au capitalisme. L'Allemagne constitue
l'exemple d'un ancien régime faisant échec à
une révolution démocratique, tout en développant
considérablement le capitalisme industriel, ce qui dément
le fondement même de la théorie de Marx, selon laquelle
des formes politiques obsolètes doivent éclater pour
permettre le développement des forces productives. Si les
faits sont têtus et imposent aux hommes des contraintes dont
il leur est difficile de se dégager, les hommes sont aussi
capables de tirer des enseignements des faits pour contourner les
obstacles. L'histoire ne se réduit pas à des schémas
répétitifs.
Le sacrifice du parti
Dès le début de la révolution de 1848, Marx
et Engels tenteront de freiner le développement d'un mouvement
ouvrier autonome, y compris en minimisant son importance relative.
Des revendications ouvrières trop radicales auraient risqué
d'effrayer la bourgeoisie libérale. Les événements,
en effet, ne peuvent que se plier à la matrice initiale de
toutes les révolutions, au schéma selon lequel la
première tâche du prolétariat est d'oeuvrer
à la constitution d'un Etat national libéré
de l'absolutisme. Dans la mesure où l'accession au pouvoir
de la bourgeoisie est une condition incontournable de la révolution
sociale ultérieure, la lutte aux côtés de la
bourgeoisie libérale pour une constitution, pour les libertés
démocratiques, devient une priorité, une tâche
à laquelle le prolétariat doit s'associer, non pas
conditionnellement, mais en abandonnant ses propres revendications,
son propre programme. C'est ainsi qu'Engels redoute une activité
indépendante des ouvriers du textile : « Les ouvriers
commencent à s'agiter un peu, écrit-il alors à
Marx ; c'est encore tout à fait informe, mais la masse y
est. Mais c'est précisément ce qui nous gène.
»
Marx et Engels étaient membres de la Ligue des communistes,
fondée en 1847, une petite organisation qu'on peut considérer
comme le premier embryon de parti communiste. Le programme de la
ligue, en dix-sept points, directement inspiré du Manifeste,
était jugé trop radical. Aussi Engels, qui tentait
de récolter des fonds, écrit-il à son ami :
« S'il parvenait un seul de nos dix-sept points, tout serait
perdu pour nous ! »
Marx décide de dissoudre la Ligue et d'adhérer à
l'Association démocratique, une organisation composée
de libéraux bourgeois, et prend la direction de la Nouvelle
Gazette rhénane, commanditée par des libéraux.
Liquidant le programme et l'organisation prolétariennes,
il va dès lors tenter de réveiller la conscience de
classe... de la bourgeoisie ; il va tenter de convaincre celle-ci
de faire son 1789.
L'idée d'agir dans l'aile gauche du parti démocrate
apparaît rétrospectivement étonnante. Fernando
Claudin écrit qu'on ne connaît « aucun document
digne de foi dans lequel Marx ou Engels expliquerait ce choix »
[4]. Marx aurait dissout autoritairement l'organisation parce, selon
un des membres de la Ligue, cité par Claudin, il considérait
que « l'existence de la Ligue n'était plus nécessaire
puisqu'il s'agissait d'une organisation de propagande et non d'une
organisation pour conspirer et que, dans les nouvelles conditions
de liberté de presse et de propagande, celle-ci pouvait se
faire ouvertement, sans passer par une organisation secrète
[5] ».
Marx et Engels n'envisageaient pas, pour l'organisation, d'autre
alternative que d'être une « société secrète
» ou une organisation de propagande. Dans quelle mesure l'argument
selon lequel le prolétariat était « inconscient
de son rôle historique » justifiait-il qu'on le laisse
à la remorque de la bourgeoisie ? On peut se demander s'il
n'aurait pas mieux valu, comme le suggère l'agitation ouvrière,
plus importante que Marx et Engels ne le laissent penser, accélérer
la prise de conscience du prolétariat allemand en accroissant
la séparation entre les classes. Bakounine reconnaît
qu'en Allemagne « la question sociale commençait à
peine à pénétrer par les filières occultes
dans la conscience du prolétariat », et qu'elle «
ne pouvait encore détacher le prolétariat allemand
des démocrates auxquels les ouvriers étaient prêts
à emboîter le pas sans discuter, pourvu que les démocrates
voulussent bien les mener au combat » (IV, 322). Bakounine
ne néglige donc pas l'hypothèse du manque de maturité
du prolétariat allemand. Il s'agirait en somme moins d'une
divergence d'analyse entre Marx-Engels et Bakounine qu'une opposition
sur la politique à mener. Ce sont doute les leçons
de 1848 qui ont conduit le Bakounine de la période anarchiste
à considérer : 1°) que l'alliance du prolétariat
avec les bourgeois radicaux conduit inévitablement les travailleurs
à s'aligner sur le programme de la bourgeoisie ; 2°)
que l'expérience de la lutte est le meilleur accélérateur
de la conscience ouvrière.
En d'autres termes, selon les critères de Bakounine, Marx
aurait été lui aussi un de ces révolutionnaires
prêts à servir la révolution « sans se
rendre bien compte de ce qu'est une révolution et de ce qu'on
doit exiger d'elle ».
Il est vrai que les fondateurs du socialisme dit scientifique n'envisageaient
la mise en sommeil de l'action de la classe ouvrière que
temporairement. L'établissement des libertés démocratiques,
et en particulier du suffrage universel, devait être le prélude
aussi bien que la condition de l'hégémonie de la classe
ouvrière, assurée par ce que le Manifeste appelle
des « empiétements despotiques » sur les privilèges
de la bourgeoisie.
Engels, bien plus tard, déclara que la Ligue des communistes
en 1848 était « trop faible comme levier » et
que, « à l'instant même où cessaient les
causes qui avaient rendu nécessaire la Ligue secrète,
celle-ci cessait d'avoir une signification comme telle » [6].
Il considérait en outre que le prolétariat était
« incapable de s'organiser lui-même », ne sentant
que confusément « l'opposition profonde entre ses intérêts
et ceux de la bourgeoisie ». Inconscient de son rôle
historique, il était « contraint de remplir, pour le
moment, dans sa grande majorité, les fonctions de l'aile
extrême gauche de la bourgeoisie » [7]. Cette opinion,
émise en 1885, ressemble trop à une justification
a posteriori pour être réellement prise en considération.
Cela n'empêche d'ailleurs pas Engels de dire en 1893, au sujet
de la révolution de 1848, que « partout cette révolution
avait été l'oeuvre de la classe ouvrière »
[8], ce qui contredit totalement ce qu'il avait déclaré
quelques années plus tôt.
Le sacrifice du parti et du programme ouvriers à une alliance
avec les libéraux bourgeois n'est pas une trahison : ce choix
correspond à une analyse précise des étapes
nécessaires de l'évolution historique, du progrès
en histoire. Bakounine était parfaitement conscient des raisons
qui motivaient Marx et c'est sans doute en pensant à l'attitude
de ce dernier en 1848 qu'il proclama plus tard son refus d'adhérer
à la théorie de l'évolution des phases successives
des modes de production, non parce qu'elle était fausse,
mais parce qu'elle n'avait qu'une valeur relative et qu'elle conduisait
dans la pratique à des positions inacceptables.
Les prises de positions de Bakounine diffèrent radicalement.
En effet, on aurait pu supposer, même en considérant
que le rapport des forces était défavorable, que le
rôle de l'organisation révolutionnaire était
précisément de contribuer à la prise de conscience
des travailleurs allemands, et qu'en ce domaine le mieux était
encore l'expérience d'une action indépendante et autonome.
En 1848-49, alors qu'il se trouvait en Allemagne et en Bohême,
Bakounine avait beaucoup insisté sur la nécessité
d'organiser les travailleurs, de constituer des détachements
armés d'ouvriers, de soulever les campagnes en profitant
du mécontentement des paysans à l'égard des
vestiges du système féodal dont les charges écrasaient
les paysans propriétaires, sans parler de la situation plus
douloureuse encore des paysans sans terre. Le soutien de la paysannerie
aurait constitué un point d'appui formidable pour la démocratie.
C'est sans doute sur cette question paysanne que Bakounine est le
plus proche de l'esprit révolutionnaire de 89. L'erreur des
démocrates allemands, écrit-il en 1850, est de ne
pas avoir compris la leçon de 1789 et de ne pas s'être
assuré l'alliance de la paysannerie, de ne pas avoir su pénétrer
dans les campagnes. Or, il devait être facile de soulever
les paysans, puisqu'il existait de nombreux « vestiges de
l'ancien statut féodal qui opprimait la paysannerie ».
Bien que dépassant de loin les moyens qu'il avait de la réaliser,
l'idée de Bakounine était somme toute lucide : il
voulait imposer des transformations telles que, même si la
révolution échouait, le gouvernement ne pourrait pas
revenir en arrière : confiscation des biens de la noblesse
et des riches propriétaires, et leur redistribution aux paysans
sans terre « afin de les encourager à soutenir la révolution
» (Confession). C'est là incontestablement une réminiscence
de la Grande Révolution.
En 1850, Bakounine insiste sur le fait qu'il existait, en Allemagne,
un grand nombre de fabriques et d'ouvriers d'industrie, «
que le sort destine à être des recrues de la propagande
démocratique ». Le prolétariat des villes constituait
l'élément révolutionnaire le plus sérieux,
dit-il encore en 1874, il a prouvé « en 1848 à
Berlin, à Vienne, à Francfort-sur-le-Main, et en 1849
à Dresde, dans le royaume de Hanovre et dans le grand-duché
de Bade, qu'il est capable de se révolter pour de bon et
qu'il est prêt à le faire dès qu'il se sent
un tant soit peu dirigé de façon intelligente et honnête
» (IV, 320).
Bakounine regrette que la volonté « nettement exprimée
de révolution ou de transformation sociale » faisait
défaut, et que le prolétariat était sous l'influence
directe des radicaux bourgeois, de ce qu'il appelle l'« extrême
démocratie », celle-là même que Marx voulait
amener à la conscience révolutionnaire. C'est là
une critique ouverte de la stratégie prônée
par Marx à l'époque.
L'opinion de Bakounine sur le prolétariat allemand comme
élément révolutionnaire potentiel semble bien
confirmée par les faits. Il a existé en effet une
agitation révolutionnaire importante, qu'accrédite
d'ailleurs Engels lorsqu'il écrit au sujet des ouvriers du
textile : la masse y est, c'est justement ce qui nous gêne.
Deux membres de la Ligue avaient fondé à Cologne
Une Association ouvrière qui organisa jusqu'à 10 p.
100 de la population, et qui entendait appliquer à la lettre
la recommandation du Manifeste de ne négliger à «
aucun moment de faire éclore chez les ouvriers une conscience
aussi claire que possible de l'opposition hostile qui existe entre
le prolétariat et la bourgeoisie », et de « refuser
de dissimuler ses idées et ses projets » La première
réunion de l'Association ouvrière, le 13 avril 1848,
rassembla 300 ouvriers et artisans. Le 24, il y en a 3 000. Fin
juin, il y en a 8 000 [9]. Une floraison d'associations ouvrières
regroupant des centaines de milliers de membres voient le jour,
et des initiatives sont prises pour tenter de les unifier au plan
national. D'avril à mai, dit Claudin, « les lettres
des membres du comité central de la Ligue et d'autres militants
reflètent la forte poussée du tout jeune mouvement
ouvrier mais aussi la faiblesse, quand ce n'est pas l'inexistence,
de la Ligue des communistes ». Contrairement à ce que
dit Engels, ce n'est pas tant le prolétariat qui était
« inconscient de ses tâches historiques » que
la direction de la Ligue – à savoir Marx et Engels,
précisément – qui n'était pas à
la hauteur. Stefan Born écrivit à Marx qu'il se trouvait
à la tête d'une « sorte de parlement ouvrier
formé de représentants de nombreuses corporations
et usines » – ce qui ressemble furieusement à
un conseil ouvrier –, et se plaint du manque d'organisation
de la Ligue. On pouvait résoudre le problème en sabordant
celle-ci, comme l'a fait Marx. On pouvait aussi profiter du mouvement
ascendant du prolétariat pour renforcer ses positions. Les
communistes allemands demanderont d'ailleurs des comptes à
Marx et à Engels, après les événements.
Dans un texte datant de 1850, connu sous le nom d'Adresse du comité
central à la Ligue des communistes, et qui est un monument
d'hypocrisie et de jésuitisme, Marx fait une critique virulente
des « petits bourgeois qui étaient dirigeants des associations
démocratiques » et « rédacteurs des journaux
démocratiques » pendant la révolution ; il appelle
les travailleurs à refuser de « servir de claque aux
démocrates bourgeois » et proclame la nécessité
de « l'organisation autonome du parti du prolétariat
». Il faut être aveugle pour ne pas voir, dans ces pages
où se trouve critiquée précisément la
politique que Marx a effectivement suivie, la plus plate des autocritiques.
Les histoires officielles du marxisme passent d'ailleurs sous silence
le fait que Marx et Engels ont été exclus du premier
parti communiste de l'histoire – la Ligue des communistes
– par les membres de la section londonienne à laquelle
ils étaient affiliés. Les motifs invoqués sont
directement liés aux positions qu'ils avaient défendues
pendant la révolution :
1. parce qu'il faut « rétablir une solide organisation
de la Ligue, afin qu'on ne se contente pas de créer une opposition
et d'éditer des gazettes » : allusion évidente
à leur activité dans la libérale Nouvelle Gazette
rhénane ;
2. « Parce que Marx et Engels ont sélectionné
un groupe de semi-littérateurs pour en faire leurs partisans
personnels et fantasmer sur leur futur pouvoir politique »
;
3. « Parce que cette camarilla littéraire ne peut
être utile à la Ligue et rend toute organisation impossible
», et parce que Marx et Engels utilisent la Ligue à
leurs fins personnelles, l'ignorant totalement lorsqu'elle ne leur
est pas utile – allusion claire à la dissolution autoritaire
de la Ligue dans le but de troquer leur titre de membres de comité
central contre celui de rédacteurs de la Nouvelle Gazette
rhénane [10].
On trouve là une préfiguration des débats
qui auront lieu vingt ans plus tard dans l'AIT, à cette différence
près que Marx ne sera pas exclu, c'est au contraire lui qui
exclura de l'Internationale la presque totalité du mouvement
ouvrier mondial...
Dans sa Confession, écrite peu après les événements,
en 1850, Bakounine avait insisté sur l'existence de «
vestiges de l'ancien statut féodal » qui opprimait
la paysannerie. Il avait souligné la nécessité
de confisquer les terres des nobles et des grands propriétaires
afin d'encourager les paysans à soutenir la révolution.
Revenant sur ces événements quelque vingt-cinq ans
plus tard, il répète qu'il existait à l'époque
une paysannerie révolutionnaire, « ou, du moins, apte
à le devenir ». Les conditions, pense-t-il, étaient
potentiellement révolutionnaires mais elles ont été
mal ou pas du tout exploitées, à cause de l'incapacité,
de l'indécision et de l'étroitesse de vues des démocrates
allemands. Dès la proclamation de la république, dit
Bakounine, les paysans s'agitèrent partout, participant activement
aux premières élections. Mais « libéraux
et radicaux redoutaient par-dessus tout ce soulèvement ».
(IV, 321.)
« La réaction très nette des radicaux allemands
devant les tentatives de soulèvement paysan au début
de la révolution de 1848 a été pour ainsi dire
la cause principale du triste dénouement de cette révolution
». (IV, 322.) Le modèle de 1789 est de toute évidence
présent à l'esprit de Bakounine : le succès
de la Révolution française, répète-t-il,
est en effet dû à la fois à la capacité
de la bourgeoisie de présenter ses revendications comme des
valeurs universelles – ce que les démocrates allemands
ne surent pas faire – et à leur utilisation de la masse
paysanne comme d'un levier. Précisons qu'il s'agit plutôt
d'un modèle mythique de la Révolution française,
car la réalité des faits ne présente pas les
relations entre la bourgeoisie et la paysannerie sous un jour aussi
idyllique, les bourgeois ayant très rapidement réagi
pour freiner les débordements dans les campagnes. Ce modèle
mythique persiste cependant, puisque pendant la guerre franco-prussienne
de 1870-1871 il y fera de nouveau référence.
Il convient ici de rectifier un contresens fait par Bakounine sur
les positions de Marx par rapport à la paysannerie pendant
la révolution de 1848. Il assimile en effet les démocrates
allemands et Marx dans la question de l'alliance avec la paysannerie,
attribuant à ce dernier les positions de Ferdinand Lassalle,
qui avait effectivement un point de vue antipaysan. Les raisons
de cette confusion sont explicables, et dues en grande partie à
ce que Marx lui-même ne s'était pas nettement démarqué
de son rival allemand. Marx, au contraire, partageait entièrement
le point de vue de Bakounine. Dans un texte paru dans la Nouvelle
Gazette rhénane, il écrit en effet : « La bourgeoisie
française n'abandonnera pas un instant ses alliés,
les paysans. Elle savait que la base de sa domination était
la destruction de la féodalité à la campagne,
la création d'une classe paysanne libre, possédant
des terres » [11].
Cette thèse, commune à Bakounine et à Marx,
procède directement de la lecture qu'ils ont faite des historiens
de la Restauration, mais fait peu de cas à la fois des tensions
entre la bourgeoisie et la paysannerie, et des oppositions violentes
au sein même des différentes fractions de la paysannerie
elle-même. La Révolution française, loin s'en
faut, ne fut pas l'alliance évangélique des villes
et des campagnes contre la monarchie.
Napoléon et Bismarck
La révolution allemande voulue par Marx n'a pas eu lieu
: ni la révolution bourgeoise, ni la révolution prolétarienne
qui devait en être la conséquence immédiate.
Si on peut considérer comme erronées les positions
qu'il a défendues en 1848, il y a peu de chances que des
prises de position différentes eussent changé grand
chose. C'est d'ailleurs sans doute pour cette raison que l'attitude
de Marx est passée relativement inaperçue : car, enfin,
voilà un homme qui entend fonder le pouvoir du prolétariat
mais qui dissout le parti ouvrier dès le début d'une
révolution, et qui craint une trop forte agitation ouvrière
qui risquerait de perturber l'alliance de fait qu'il a contractée
avec la bourgeoisie démocrate dont il attend qu'elle fasse
d'abord sa révolution.
Marx n'avait simplement pas compris une chose que d'autres contemporains
– tels que Bismarck – avaient parfaitement assimilée
: on ne fait pas deux fois la même révolution. L'exemple
français de la fin du XVIIIe siècle n'avait lui-même
pas eu de modèle, en ce sens que les acteurs de 1789 n'avaient
pas d'idée préconçue sur la façon dont
les choses devaient se dérouler. 1789, au contraire, avait
beaucoup appris aux monarques allemands, dont le souci principal
fut de conserver une force militaire indépendante afin d'éviter
de reproduire l'erreur fatale commise par Louis XVI, le 14 juillet
1789, en ne faisant pas donner la troupe. Le roi de Prusse et l'empereur
d'Autriche font toutes les concessions à la Diète,
à l'assemblée de Francfort, à la constitution,
mais ils ont gardé l'armée à Potsdam, conservant
une force armée intacte : Frédérick-Guillaume
a attendu un an que les divisions apparaissent dans le camp révolutionnaire
pour jouer son thermidor et rétablir l'ordre.
Mais l'exemple français n'a pas servi qu'aux classes dominantes,
il a aussi servi aux classes moyennes. Les révolutionnaires
de 1789, qui étaient formés de la bourgeoisie et d'une
partie de l'aristocratie, avaient fait appel à la foule parisienne
sans en deviner toutes les conséquences possibles. Les classes
moyennes allemandes avaient appris la leçon et montraient
beaucoup plus de circonspection à faire appel à la
foule urbaine.
Ainsi, on comprend d'autant moins l'obstination de Marx à
vouloir reproduire le modèle français, alors qu'il
détenait tous les éléments pour en mesurer
les limites.
Imaginer la reproduction du modèle français en Allemagne
ne semble pas concevable à Bakounine. La Révolution
française peut bien être une référence,
un sujet de réflexion ou d'inspiration, mais pas un modèle
opérationnel. Acteur des événements, autrement
plus que ne le fut Marx, il sait que pour vaincre, la Révolution
allemande, doit s'appuyer sur les paysans, ce que les démocrates
allemands ne font pas.
En 1848, dit-il, jamais l'Allemagne n'avait lu autant de livres
français. L'esprit factieux des Français avait réussi
à pénétrer le pays. Ces dispositions d'esprit,
dit Bakounine en 1874, « n'étaient nullement gênées
par l'hégélianisme, qui se plaisait au contraire à
exprimer en français, bien entendu avec une lourdeur distinguée
et un accent allemand, ses déductions abstraitement révolutionnaires
». (IV, 315.) Les écrits révolutionnaires pénétraient
partout : L'Histoire des Girondins, de Lamartine, les ouvrages de
Louis Blanc, de Michelet, étaient traduits. « Et les
Allemands se mirent à rêver des héros de la
Grande Révolution et à se répartir les rôles
pour les temps futurs : d'aucuns s'imaginaient soit un Danton ou
un aimable Camille Desmoulins ; d'autres, soit un Robespierre, un
Saint-Just, ou enfin un Marat. Personne ou presque ne se contentait
d'être soi-même, parce que pour cela il faut avoir une
vraie nature. Or chez les Allemands il y a de tout, de la profondeur
de pensée, des sentiments élevés, mais pas
de nature et, s'il s'en trouve une, elle est servile. » (IV,
315-316.)
Avec Marx et Hegel, Bakounine fait le constat du dédoublement
de la nation allemande : la vie, dit-il, y est partagée en
deux mondes opposés, l'un caractérisé par un
humanisme d'une haute élévation et d'une grande envergure,
mais foncièrement abstrait, l'autre baignant dans la platitude
et la bassesse. « C'est dans ce dédoublement de la
nation allemande que la Révolution française surprit
l'Allemagne », dit Bakounine. C'est dans ces mêmes dispositions
que les Allemands accueillirent la révolution de 1848. Dans
les années 30 et 40, les Allemands pensaient que, lorsque
sonnerait l'heure de la révolution, « les docteurs
en philosophie de l'école hégélienne laisseraient
loin derrière eux les acteurs les plus audacieux des années
90 et étonneraient le monde par la rigoureuse et implacable
logique de leur révolutionnarisme ». Hélas,
l'expérience détruisit ces illusions : « Non
seulement les révolutionnaires allemands ne surpassèrent
pas les héros de la première Révolution française,
mais ils ne réussirent même pas à égaler
les révolutionnaires français de 1830. » (IV,
309.) Parmi les raisons de cet échec, Bakounine mentionne
« la méthode abstraite qu'ils adoptèrent pour
marcher à la révolution. Une fois de plus, conformément
à leur nature, ils n'allèrent pas de la vie à
l'idée, mais de l'idée à la vie, car de la
métaphysique à la vie il n'y a pas de chemin ».(Ibid.)
Ce commentaire pourrait très précisément s'appliquer
aux prises de position de Marx pendant la révolution.
Marx, qui a bien vu que la bourgeoisie française éprouvait
une peur rétrospective de sa propre révolution, n'a
pas envisagé qu'il pût en être de même
pour la bourgeoisie allemande. En cela, il s'est montré infiniment
moins perspicace que Bismarck, que Bakounine définit curieusement
comme l'homme qui a réalisé le modèle d'Etat
auquel aspirait Napoléon Ier. La comparaison, à première
vue, peut paraître surprenante. Napoléon est, pour
Bakounine, porté par la vague de la Révolution française,
laquelle se tua de ses propres mains, parce que le « triomphe
de la démocratie déchaînée et désordonnée
amena forcément celui de la dictature révolutionnaire
». Mais Napoléon Bonaparte est également l'inventeur
d'une conception nouvelle de l'Etat qui vise à « établir
en Europe un despotisme nouveau, plus puissant et plus écrasant
même que le despotisme monarchique absolu qui avait succédé
(...) à la guerre de Trente Ans ». Mais alors que Marx
considère l'Etat de type bonapartiste comme une forme politique
dépassée, il est, pour Bakounine, le prototype de
l'Etat de l'avenir, qui ne se laisse entraîner par «
aucune prédilection soit politique, soit religieuse, soit
de classe, en tenant compte de tous les progrès scientifiques
et industriels du siècle et en emploient pour son édification
tous les éléments réels et sérieux de
la société moderne » (VIII, 486).
Ce phénomène, Bakounine l'appelle césarisme,
qu'on peut comparer avec le bonapartisme de Marx. On y trouve la
tendance de l'Etat à s'autonomiser par rapport aux classes
sociales, ce qui lui permet de ne se laisser entraîner par
aucune prédilection de classe. Marx dira de même que
Napoléon « opprime en despote le libéralisme
» et qu'il considère l'Etat comme « une fin en
soi ».
Mais, selon Bakounine, Napoléon, ce « grand-père
du mal qui tourmente et qui fausse l'existence de la société
moderne », n'a pas pu réaliser pleinement son objectif.
Son idée d'Etat despotique universel n'était «
pas assez mûre ni assez dégagée d'une foule
de conditions et de considérations qui leur étaient
étrangères ». Le moment n'était pas propre
à sa réalisation car « les représentants
du pouvoir monarchique et des intérêts féodaux
en Europe s'étaient stupidement rejetés dans les anciennes
formes de leur existence, se refusant aux concessions les plus nécessaires
». (VIII, 486.)
Mais, surtout, Napoléon n'était pas « l'homme
propre à la réalisation de l'idée nouvelle
» : il n'était pas maître de ses passions; l'objet
de sa passion, c'était lui-même, son pouvoir, sa grandeur.
« Il portait jusqu'à la folie, jusqu'à la rage
l'amour de l'ostentation. » Cet acteur éternel, ne
vivant que du bruit qui se faisait autour de son nom, « sacrifia
très souvent la réalité à l'effet, et
préféra aux résultats lents mais solides des
coups d'éclat ». (VIII, 487.)
Ce nouveau type d'Etat, inauguré par Napoléon mais
encore imparfait dans les années qui ont suivi la Révolution
française, parce qu'il est encore enveloppé dans la
gangue de l'ancien régime ; ce « despotisme nouveau
», un autre le réalisera : là est précisément
« la tâche que s'est imposée M. le comte de Bismarck
». La filiation entre les deux hommes pourra certes étonner.
Bakounine considère en effet que Napoléon consolide
malgré tout les acquis de la Révolution, alors que
Bismarck est l'homme issu d'une classe réactionnaire, au
service d'une classe réactionnaire. L'analogie se situe ailleurs
: l'empereur et le chancelier bousculent à l'occasion les
classes de la société, sans distinction, pour la réalisation
de leur objectif, qui est la mise en oeuvre d'un système
étatique mettant à son service tous les moyens modernes.
La réussite de Bismarck consiste en ce qu'il ne se laissait
emporter par aucun préjugé, par aucune fausse vanité,
et qu'au contraire de Napoléon il ne sacrifia jamais la réalité
à l'effet.
Ne proclama-t-il pas au Reichstag en 1881 : « Je n'ai pas
d'opinion arrêtée, faites des propositions, et vous
ne rencontrerez de ma part aucune objection de principe (...) Parfois
on doit gouverner de façon libérale, parfois de façon
dictatoriale, il n'y a pas de règle éternelle... »
Le génie de Bismarck, aux yeux de Bakounine – et en
cela le chancelier prussien dépasse Napoléon de très
loin – est d'avoir compris que les concessions politiques
étaient d'autant plus indispensables qu'elles ne changeaient
rien au système dominant. Contrairement aux voeux de Marx
et d'Engels, le suffrage universel n'a pas été favorable
au mouvement ouvrier, il a au contraire, accentué les divisions
internes de la société allemande, qui faisaient le
jeu du pouvoir. A l'opposé de Marx, Bakounine pense que le
système représentatif (que Bismarck a mis en place
en Allemagne dès 1866) ne conduit pas à un régime
moins autoritaire que les despotismes mis à bas par la Révolution
française, ni que le suffrage universel puisse en quelque
façon que ce soit rapprocher l'échéance du
socialisme.
Le génie de Bismarck a été de comprendre que
l'économie capitaliste moderne exige, pour assurer son développement,
un vaste appareil étatique centralisé capable de garantir
l'exploitation de millions de travailleurs [12]. Bakounine s'efforce
de montrer que la dynamique du développement capitaliste
et celle du développement de l'Etat suivent une tendance
parallèle vers la concentration de la puissance politique
et vers une extension de la sphère d'action des grandes sociétés
monopolistes et des Etats. La concentration du capital a son corollaire
dans la constitution de grands blocs étatiques, processus
qui tend à aboutir à la création, pourtant
impossible, d'un grand « Etat universel ». Non seulement
la démocratie représentative est parfaitement adaptée
aux exigences du capitalisme développé, elle lui est
aussi nécessaire, car cette forme de pouvoir réunit
deux conditions indispensables à la prospérité
de la grande production industrielle : la centralisation politique
et la sujétion du peuple souverain à la minorité
qui le représente et à ses ayants droit.
Nous ne sommes évidemment pas préparés à
admettre que Bismarck est l'homme qui réalise les objectifs
de la Révolution française. Ce serait là une
ruse de l'histoire contre laquelle toute notre éducation
de bons Français se révolterait. Pourtant, l'optique
de Bakounine mérite d'être prise en considération,
ne serait-ce qu'à la lumière de la simple observation
des faits de la société démocratique contemporaine.
Bismarck disait froidement qu'il entendait détruire le parlementarisme
par le parlementarisme. Il a créé un système
dans lequel tout le pouvoir est concentré dans l'Etat. Engels
lui-même, qui toute sa vie a aspiré au suffrage universel
qui permettrait au prolétariat, majoritaire, de prendre le
pouvoir, pleurniche dans sa critique du programme d'Erfurt : le
gouvernement est presque tout-puissant, le Reichstag et les autres
corps représentatifs sont sans pouvoir effectif. Or, l'examen
le plus superficiel révèle qu'aujourd'hui –
en France en particulier – le Parlement ne sert pratiquement
à rien : il contribue à raison de 10 p. 100 aux lois,
décrets et autres textes qui sont promulgués, le gouvernement
contribuant pour reste, et ayant en outre les moyens légaux
d'imposer les textes que le Parlement refuserait.
Les élections elles-mêmes perdent tout sens dans un
système où les remaniements incessants des circonscriptions
électorales permettent au pouvoir de réajuster les
suffrages aux résultats escomptés. Certes, de telles
manipulations ont des limites et seraient inopérantes dans
le cas d'un raz-de-marée électoral, mais de telles
éventualités surviennent rarement. Rappelons que 30
p. 100 seulement de la population des Etats-Unis vote pour l'élection
du président. Trois fois de suite, Margaret Thatcher a été
élue avec 43,9, 42,4 et 42,2 p. 100 de voix. La fonction
du Parlement est essentiellement consensuelle et médiatique
: il sert à créer une légitimité de
façade au pouvoir. Quand je dis consensuelle, je veux dire
par rapport à la population, car les hommes qui sont, ou
qui aspirent, au pouvoir sont parfaitement d'accord sur l'essentiel
: il faut maintenir les choses en l'état. Le Parlement aujourd'hui
sert de sanction morale au pouvoir : « Il faut que cette sanction
soit tellement évidente et simple qu'elle puisse convaincre
les masses qui, après avoir été réduites
par la force de l'Etat, doivent être amenées maintenant
à la reconnaissance morale de son droit. » (Bakounine,
VIII, 142.)
En d'autres termes, le système représentatif ne sert
pas à représenter la population face à l'Etat,
mais l'Etat face à la population. La fonction du Parlement
se réduit à donner aux électeurs l'illusion
qu'ils sont pour quelque chose dans les grands choix politiques
qui sont faits par le gouvernement : les grands médias, à
travers les pseudo-face-à-face qu'ils proposent, ne font
que servir de relais. La réalité de la formule de
la Révolution française, « Liberté, Egalité,
Fraternité », se trouve dans celle que propose Bakounine
: « Gouvernement bourgeois, Privilège du capital, Exploitation
du prolétariat. » (IV, 507.)
La fin du libéralisme
Si Bakounine et Marx affirment que la Révolution française
est la conséquence de l'avènement inévitable
de la société bourgeoise dans la société
d'ancien régime, qu'elle est le modèle classique des
révolutions bourgeoises qui permet à la « classe
historique » – l'expression est de Bakounine –
d'établir sa domination, ils n'expliquent pas cette contradiction
que la bourgeoisie d'ancien régime n'a aucun lien avec le
capitalisme industriel, et même qu'elle en est indépendante,
si ce n'est sous le rapport du sentiment de la propriété
personnelle. Or, dans leurs écrits on a le net sentiment
que les temps étaient mûrs pour l'avènement
de cette nouvelle société, c'est-à-dire qu'elle
était parvenue à un stade avancé de son développement.
En 1848, le souci de Marx est évidemment d'intégrer
la Révolution française dans son schéma matérialiste
de l'histoire, dont il a établi deux ans plus tôt le
cadre conceptuel, afin de promouvoir la révolution allemande.
En décryptant la matrice, il croit pouvoir défricher
le chemin qu'inévitablement les libéraux et les démocrates
allemands devront suivre. Bakounine rompra quelque peu l'ordonnancement
rigide imaginé par Marx en montrant, plus tard, que la société
bourgeoise peut se constituer sous d'autres modèles que celui
offert par la Révolution française. Il reconnaîtra
explicitement que l'opposition principale entre lui et Marx n'est
pas d'ordre politique ou organisationnel, mais qu'elle a son origine
dans le refus d'admettre la théorie des phases successives
et nécessaires des modes de production.
En réalité, comme bien souvent dans les oppositions
qu'il manifeste à l'égard de Marx, ce n'est pas tant
le principe élaboré par son rival qu'il rejette, que
la manière exclusive avec laquelle ce dernier entend l'appliquer.
A l'occasion, Bakounine reprend à son compte cette théorie
de la succession des formes de société, qui n'a, précisons-le,
rien d'original à l'époque puisque c'est une idée
commune à la fois à Hegel, à Saint-Simon, Auguste
Comte et à tous les historiens de la Restauration. Bakounine
précise simplement que la thèse de Marx, elle-même
fondée sur l'idée de la prééminence
des déterminations économiques dans l'histoire, n'est
vraie que relativement, à condition de bien vouloir considérer
que les autres déterminations – politiques, juridiques,
religieuses, etc. – peuvent dans certains cas devenir tout
aussi matérielles, et à condition enfin de tenir compte
de l'extrême complexité de leurs interrelations. Peut-être
aurait-on là une des explications du caractère polymorphe
de la domination politique de la bourgeoisie de 1789 à 1870.
L'affirmation qu'un phénomène historique ne peut être
que le résultat de causes multiples et complexes, qu'on peut
tenter de cerner mais qui conserve toujours une part d'indétermination,
est sans aucun doute la conséquence de l'observation, par
Bakounine, des dégâts produits par la conception marxienne
rigide en 1848.
Le libéralisme est défini comme la théorie
révolutionnaire sur laquelle s'est appuyée la bourgeoisie
pour renverser l'Ancien régime. Or, la chute de celui-ci
entraîne la dégénérescence de la théorie
libérale, qui entre dans sa phase de déclin. 1848
marque précisément « la crise du libéralisme,
crise qui se termina par la faillite complète de celui-ci
» (IV, 319). Pourtant, en ce qui concerne l'Allemagne, jamais
ne s'étaient accumulés « autant de matières
inflammables et de facteurs révolutionnaires qu'à
la veille de 1848 ». Le mécontentement, le désir
de changement, avaient pris un caractère général,
sauf dans les hautes sphères de la bureaucratie et dans la
noblesse. Dans la bourgeoisie beaucoup se proclamaient révolutionnaires
et « étaient fondés à prendre ce nom
», car ils ne se contentaient pas de littérature ronflante
mais étaient prêts à donner leur vie pour leurs
opinions.
Pendant un mois toutes les forces gouvernementales furent balayées
du territoire allemand. Les révolutionnaires pouvaient tout
faire. Or, dit Bakounine, on s'aperçut que les trois quarts
des députés de l'Assemblée de Francfort étaient
des réactionnaires ; « et non seulement des réactionnaires,
mais des enfants en politique, très savants, mais d'une candeur
extrême » (IV, 323). Ils croyaient encore aux promesses
des princes ; ils pensaient qu'il suffisait qu'ils rédigent
une constitution pour que les gouvernements allemands s'y soumettent
sans broncher.
Deux questions se posaient alors aux révolutionnaires
:
1.– Les Etats allemands doivent-ils former une république
ou une monarchie ? La majorité de l'Assemblée optait
pour la monarchie. Bakounine cite le discours que prononça
dix ans plus tard le Dr Jacoby, dans lequel ce dernier affirmait
: « Si jamais une époque nous a appris jusqu'à
quelle profondeur l'élément monarchique a poussé
des racines dans le coeur du peuple, c'est bien l'année 1848.
[13] »
2.– Etat centralisé ou Etat fédéral
? Constituer un Etat centralisé, fait remarquer Bakounine,
aurait amené des révoltes locales innombrables ; il
aurait fallu chasser d'Allemagne tous les princes sauf un seul.
La question fut tranchée en faveur d'une monarchie fédérale
constituée d'une multitude de petites monarchies coiffées
d'un empereur et d'un parlement commun à toute l'Allemagne.
Dès lors une troisième question se pose : qui sera
l'empereur ? Les deux seuls candidats possibles étaient le
roi de Prusse et l'empereur d'Autriche. Les sympathies de l'Assemblée
allaient au second. Le fantasque Frédérick-Guillaume
IV était déconsidéré ; de surcroît,
toute l'Allemagne du Sud, en grande partie catholique par ses traditions
historiques, penchait vers l'Autriche, au bord de l'abîme,
ébranlée par les mouvements révolutionnaires
en Italie, en Hongrie, en Bohême et à Vienne même,
alors que la Prusse était sous les armes et prête au
combat. En mars 1848, note Bakounine, les gouvernements allemands
étaient « démoralisés, apeurés
mais ils étaient loin d'être anéantis ; l'ancienne
organisation étatique, bureaucratique, juridique, financière,
politique et militaire demeurait intacte » (IV, 323).
Les députés de Francfort perdirent six mois à
essayer de définir les droits fondamentaux du peuple allemand,
alors que l'assemblée ne détenait aucune autorité
réel, n'ayant ni argent, ni pouvoir, ni aucun moyen d'action.
Le « parti radical dit révolutionnaire » formait
une minorité au parlement de Francfort. Dans les parlements
locaux, les révolutionnaires étaient également
paralysés, parce que l'influence de ces parlements sur la
conduite des affaires de l'Allemagne était infime, et parce
que même à Vienne, à Berlin et à Francfort
l'activité parlementaire se réduisait, selon l'opinion
de Bakounine, à un simple verbalisme. Evoquant les travaux
de l'Assemblée constituante prussienne, qui elle aussi consacra
plusieurs mois à l'examen du projet de constitution, Bakounine
dit que « toute l'incapacité révolutionnaire,
pour ne pas dire l'insondable bêtise des révolutionnaires
allemands apparut au grand jour. Les radicaux prussiens donnèrent
à fond dans le jeu parlementaire et se désintéressèrent
de tout le reste. Ils croyaient sérieusement à la
vertu des décisions parlementaires et les plus intelligents
d'entre eux pensaient que les victoires qu'ils remportaient au parlement
décidaient du sort de la Prusse et de l'Allemagne. »
(IV, 327.)
Ils s'étaient fixé, conclut Bakounine, une tâche
impossible : concilier le gouvernement démocratique et l'égalité
des droits avec les institutions monarchiques. Les radicaux allemands
se limitaient à vouloir réorganiser la monarchie sur
des bases démocratiques. Cette monarchie, vaincue en mars
mais nullement anéantie, se réorganisait, rassemblait
des forces. « La réaction féodalo-monarchiste
n'était pas une doctrine, mais une force considérable,
qui avait derrière elle toute l'armée. » Elle
rêvait de « rétablir aussi l'ensemble de l'administration
bureaucratique, l'organisme de l'Etat tout entier, lequel avait
à sa disposition d'immenses moyens financiers ». Est-il
possible que les radicaux aient pu croire qu'ils réussiraient
à juguler cette force avec la constitution et les lois, avec
ce que Bakounine appelle des « armes de papier » ? (IV,
328.)
Le seul moyen était la « force révolutionnaire
du peuple préalablement organisé ». Bakounine
semble négliger le rapport des forces réel existant
dans l'Allemagne de 1848. En réalité il sait bien
que la bourgeoisie alors ne voulait pas prendre le pouvoir : il
ne faut voir dans ces réflexions qu'une projection sur la
révolution de 1848 en Allemagne des mesures qu'il avait préconisées
pendant la guerre franco-prussienne et au moment de la Commune de
Paris.
Le bilan politique que tire Bakounine de la révolution
de 1848 s'articule autour de plusieurs points :
1.– En France pendant les combats de juin, se sont trouvés
pour la première fois confrontés, sans masque, la
force sauvage du peuple « luttant non plus pour les autres,
mais pour lui-même », et la sauvagerie des militaires,
c'est-à-dire de l'Etat. Dans les révolutions précédentes,
dit-il, l'armée trouvait face à elle non seulement
les masses populaires, mais d'honorables citoyens, la jeunesse des
universités, des bourgeois : cela imposait certaines limites
à l'emploi de la force militaire. En 1848 il s'agissait de
« faire passer l'envie du prolétariat de se livrer
à des mouvements révolutionnaires ». En France,
« se retrouvèrent face à face en ennemis, la
bourgeoisie et le prolétariat ». Dans les autres pays
la révolution fut vaincue, après une lutte acharnée,
par les troupes étrangères : en Italie par les soldats
autrichiens ; en Hongrie par les troupes russes et autrichiennes
; « en Allemagne, dit Bakounine, elle fut ruinée par
la propre faillite des révolutionnaires. »
2.– La bourgeoisie allemande était paralysée
par deux aspirations contradictoires que Bakounine exprime en ces
termes : « Une société désireuse de fonder
un Etat fort cherche nécessairement à se soumettre
au pouvoir ; une société révolutionnaire tend
au contraire à se délivrer de ce pouvoir. Comment
concilier ces deux aspirations contraires qui s'excluent réciproquement
? Elles doivent forcément se paralyser l'une l'autre, et
c'est ce qui est arrivé aux Allemands qui, en 1848, n'ont
réussi à avoir ni la liberté ni un Etat fort,
mais qui, par contre, ont subi une effroyable défaite »
(IV, 333).
Ces deux aspirations ne peuvent se manifester simultanément
dans une nation : l'une doit nécessairement être une
« aspiration fictive » (IV, 333). L'aspiration à
la liberté était chez les Allemands un leurre, une
duperie. En revanche, l'aspiration à un Etat pangermanique
était réelle, du moins dans la société
bourgeoise cultivée, chez les radicaux et les démocrates
les plus rouges.
3.– En d'autres termes les radicaux allemands voulaient conserver
l'Etat en même temps qu'ils le combattaient : « Toute
leur action était minée et paralysée dans son
essence. » Ils se trouvaient dans la « tragi-comique
nécessité de s'insurger contre le pouvoir d'Etat pour
pouvoir le pousser à devenir plus puissant » A quoi
Bakounine conclut : « Qui veut non la liberté mais
l'Etat ne doit pas jouer à la révolution » (IV,
335). Ce qui mécontente le bourgeois allemand, ce n'est pas
d'avoir un maître, « c'est l'impuissance, la faiblesse,
l'impuissance relative de celui à qui il doit obéir
» (VIII, 65).
4.– La révolution de 1848 a démontré
aux Allemands que « non seulement ils n'étaient pas
capables de conquérir la liberté, mais qu'ils ne la
voulaient pas ; elle avait démontré, en outre, que
si la monarchie prussienne n'en prenait pas l'initiative, les Allemands
n'étaient pas même en mesure d'atteindre leur but fondamental
ni assez forts pour créer un puissant Etat unifié
».
L'Allemagne a longtemps été politiquement humiliée,
reconnaît Bakounine. Dans les années 20, les Allemands
« s'intitulaient volontiers libéraux et croyaient pour
de bon à leur libéralisme » (IV, 252). Ils exécraient
la Russie qui personnifiait le despotisme et « rejetaient
toute la responsabilité de la politique de la Sainte-Alliance
sur la Russie ». Au début des années 30, la
répression sanglante de la révolution polonaise par
la Russie accrut l'indignation des libéraux allemands, encore
que, ajoute Bakounine, la Prusse y eût pris une part.
La réaction qui suivit la défaite de la révolution
de 1848 se différenciait de celle de 1812-1813 en ce que,
lors de l'instauration de la Sainte-Alliance, les Allemands avaient
pu garder l'illusion qu'ils aspiraient à la liberté,
et que s'ils n'avaient pas été empêchés
par des forces nettement supérieures de plusieurs gouvernements
coalisés, ils auraient pu réussir à constituer
en Allemagne un gouvernement démocratique et un Etat unifié.
« Désormais, dit Bakounine, cette consolante illusion
n'est plus de saison ». Pendant les premiers mois de la révolution
il n'y avait aucune force capable de s'opposer aux révolutionnaires
; par la suite, ce furent « eux qui, plus que personne, contribuèrent
à reconstituer cette force. De sorte que le coup nul de la
révolution fut dû non pas à des obstacles du
dehors, mais à la propre carence des libéraux et des
patriotes allemands » (IV 335).
« Le sentiment de cette carence semblait être devenu
le fondement de la vie politique et le principe directeur de la
nouvelle opinion publique en Allemagne. Les Allemands avaient apparemment
changé et s'étaient mués en hommes pratiques.
Ayant abandonné les grandes idées abstraites qui avaient
donné sa portée universelle à leur littérature
classique, de Lessing à Goethe et de Kant à Hegel
inclusivement ; abandonné le libéralisme, le démocratisme
et le républicanisme des Français, ils cherchèrent
maintenant l'accomplissement des doctrines allemandes dans la politique
de conquête de la Prusse. » (IV 335.)
La période située entre 1849 et 1858 est désignée
par Bakounine comme celle de la soumission sans espoir du peuple
allemand. Jusqu'en 1866 le libéralisme allemand agonisant
soutint, avant de succomber, la lutte contre l'absolutisme prussien,
qui triompha définitivement en 1870. Une nouvelle Allemagne
a surgi, profondément changée : la corruption qui
apparaît inévitablement avec le « système
capitaliste de monopoles qui partout et toujours accompagne les
progrès et l'expansion de la centralisation étatique
», gagne le public allemand ; la « fameuse honnêteté
» de l'Allemand disparaît devant « ce sentiment
d'orgueil qui le met dans un état de folle exaltation ».
L'unité allemande est enfin réalisée, le «
concept allemand de l'Etat » triomphe en Europe.
_______________
* Les citations de Bakounine renvoient, sauf indication contraire,
aux Œuvres en huit volumes publiées par les éditions
Gérard Leibovici.
Notes
[1] La Critique moralisante.
[2] Ibid..
[3] La formule peut paraître un peu forcée, mais rappelons
que Marx s'était réjoui que la défaite française,
en 1870, allait transférer le centre de gravité du
mouvement ouvrier européen de France en Allemagne.
[4] Cf. F. Claudin, Marx, Engels et la révolution de 1848,
Maspéro, p. 132.
[5] Ibid., Maspéro, p 133.
[6] Engels, Quelques mots sur l'histoire de la Ligue, 1885, Oeuvres
complètes, III, p. 191-192.
[7] Cf. Engels, « Marx et la Neue Reinische Zeitung, Oeuvres
complètes, III, p. 171-172.
[8] Engels, préface à l'édition italienne
du Manifeste, in : Karl Marx, Oeuvres, La pléiade, tome I,
p. 1491.
[9] Cf. Claudin op. cit., p. 132.
[10] Cf. Claudin, op. cit. p. 313.
[11] « Projet de loi sur l'abrogation des charges féodales
», NGR, 30 juillet 1848.
[12] Gorbatchev, selon les critères suggérés
dans cette étude, est incontestablement le disciple de Bismarck,
bien plus que celui de Marx : ironie suprême... C'est en effet
un homme issu d'un système autoritaire et despotique, qui
a l'intelligence de comprendre que le régime parlementaire
ne constitue en rien une menace pour le système en place.
Le fait que parallèlement à l'évolution graduelle
vers une démocratie parlementaire il s'efforce d'obtenir
un accroissement de pouvoir pour le chef d'Etat ne fait que confirmer
le schéma.
[13] Discours du 10 mai 1858.
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