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Origine : échange mails
I. – La « Confession » de Bakounine
Le texte qui nous servira de référence sur l'activité
de Bakounine pendant la révolution de 1848-1849 en Allemagne
est un écrit connu sous le nom de « Confession de Bakounine
», rédigé en 1851, c'est-à-dire très
peu de temps après les événements qui y sont
décrits. Mais avant de poursuivre, il convient de s'interroger
sur la validité de ce texte, eu égard aux conditions
dans lesquelles il a été rédigé.
Arrêté deux ans plus tôt en Allemagne, extradé
en Autriche, puis en Russie, Bakounine est enfermé depuis
deux mois dans la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg.
Il reçoit la visite du comte Orloff, ministre de l'Intérieur,
qui lui demande au nom du tsar d'écrire le récit de
sa vie, non comme à un juge mais comme à un confesseur.
L'intention du tsar est évidemment d'obtenir du prisonnier
des révélations sur ses relations avec le mouvement
révolutionnaire européen et particulièrement
sur les Russes et les Polonais. Orloff fait comprendre à
Bakounine qu'il restera en prison toute sa vie. Le révolutionnaire
finit par accepter, non sans certaines arrière-pensées,
l'offre qui lui est faite.
La « Confession » se présente comme un récit
autobiographique bien structuré – ce qui est rare chez
Bakounine – entre-coupé de parenthèses dans
lesquelles l'auteur sacrifie aux formes requises par l'étiquette
et où il fait preuve d'humilité, rend hommage à
la clémence du souverain, reconnaît ses fautes, ses
pêchés et implore le pardon.L'objectif que poursuit
le prisonnier est clairement exprimé : il demande au tsar
de ne pas « pourrir dans la réclusion perpétuelle
en forteresse » et réclame le privilège de faire
des travaux forcés. La valeur réelle de la contrition
de Bakounine doit être jugée par le contenu d'une lettre
qu'il fit parvenir clandestinement à sa famille en février
1854 : « Je sens que mes forces s'épuisent, dit-il,
mon âme est forte encore, mais mon corps s'affaiblit. »
« Mon moral tient encore ; ma tête est lucide malgré
tous les maux qui lui font un siège en règle ; ma
volonté, j'espère, ne fléchira jamais... »
« Vous ne comprendrez jamais ce que c'est que de se sentir
enterré vivant. »
Cette intelligence débordante de vitalité est hantée
surtout par une idée affreuse : « celle de l'idiotisme
qui est fatalement au bout d'une pareille existence. » Ses
forces physiques sont brisées et il craint que ce ne soit
bientôt le tour de ses forces intérieures. La seule
idée qui le retient du suicide, dit-il enfin, est l'espoir
de « pouvoir recommencer ce qui m'a déjà amené
ici, seulement avec plus de sagesse et plus de prévoyance
peut-être, car la prison a eu au moins ceci de bon pour moi,
qu'elle m'a donné le loisir et l'habitude de réfléchir,
elle a pour ainsi dire solidifié mon esprit ; mais elle n'a
rien changé à mes anciens sentiments, elle les a rendus
au contraire plus ardents, plus résolus, plus absolus que
jamais et désormais tout ce qui me reste de vie se résume
en un seul mot : la liberté [1]. »
Il ne fait pas de doute que ces lignes donnent toute la mesure
du « repentir » réel de Bakounine. En 1854 éclate
la guerre de Crimée et, craignant qu'à la faveur des
événements le prisonnier ne soit délivré,
le gouvernement le fait transférer à Schlüsselbourg.
Bien plus tard Bakounine racontera à James Guillaume les
conditions de sa détention : il était atteint du scorbut
et son estomac complètement délabré ne pouvait
plus accepter que les choux aigres hachés. Mais surtout Bakounine
craignait de finir comme Silvio Pellico, ce poète italien
arrêté en 1820 pour ses relations avec les Carbonari
et qui, devenu mystique en prison, avait perdu la haine de ses bourreaux
et l'esprit de révolte. Pour ne pas sombrer dans la folie
Bakounine compose de tête un drame lyrique sur le thème
de Prométhée...
En dehors de concessions de forme – humilité, remords
affichés –, y a-t-il dans le contenu de la Confession
des éléments qui justifieraient les accusations de
trahison qui ont pu être portées contre Bakounine ?
Dès le début du texte l'auteur s'engage à ne
dire que la vérité, mais il demande au tsar de ne
pas espérer de lui qu'il confesse les péchés
commis par d'autres :
« Vous désirez avoir ma confession ; mais vous ne
devez pas ignorer que le pénitent n'est pas obligé
de confesser les péchés d'autrui. Je n'ai de sauf
que l'honneur, et la conscience de n'avoir jamais trahi personne
qui ait voulu se fier à moi, et c'est pourquoi je ne vous
donnerai pas de noms. » (Confession)
En marge de ce passage le tsar nota que cette réserve détruisait
toute la valeur de la Confession. « S'il sent le poids de
ses péchés, seule une confession sincère et
complète et non une confession sous condition peut être
considérée comme telle. » Par cette note c'est
le tsar lui-même, en somme, qui donne au « repentir
» de Bakounine son sens réel. De fait, lorsque le prisonnier
cite des noms, il précise que ceux-ci figurent dans les actes
d'accusation et que les faits qu'il évoque sont connus. Ou
encore il indique que les intéressés ont fui en Amérique,
c'est-à-dire qu'ils sont hors d'atteinte. Dans les autres
cas, il déclare qu'il ne révélera pas les noms...
Ainsi les préalables posés par Bakounine, ajoutés
à ce qu'on sait de son tempérament, permettent de
considérer que la Confession constitue un document fiable
sur les événements qui sont relatés. Ce texte
fourmille d'analyses sur la situation politique de l'Europe entre
1840 et 1849. Bakounine décrit ses prises de position à
l'époque en insistant un peu trop, sans doute, sur le fait
qu'il était isolé, qu'il n'avait pas de contacts,
qu'il n'entretenait aucun rapport avec les Russes, qu'il ne cherchait
pas à les convertir à ses idées. Si le gouvernement
russe a eu l'impression du contraire, dit-il, c'est le résultat
d'un malentendu. Bakounine ne cache aucunement ses intentions en
ce qui concerne la révolution en Europe et en Russie. Sous
le prétexte d'avouer ses égarements passés,
il fait une description de la dégénérescence
de l'Etat, de la classe dominante et de la bureaucratie russes telle
qu'aucun tsar n'a pu en lire, et qui dément ses protestations
d'ignorance concernant la société de son pays.
En 1875, dans « Le socialisme révolutionnaire en Russie
», Bakounine écrira :
« Aucun souverain de l'empire pétersbourgeois n'a
jamais voulu s'enquérir de la vérité, ni même
en entendre parler. L'empereur Nicolas se mettait tout bonnement
en fureur toutes les fois qu'un serviteur malhabile mais honnête
– phénomène rare partout, mais surtout en Russie
– osait soulever, d'une main timide, un coin de ce voile officiel
qui recouvre si mal les réalités monstrueuses de l'empire.
Il ne souffrit même pas qu'on lui parlât des tromperies
et des vols dont il était lui-même la victime. »
Sans aucun doute, Bakounine pensait-il, en écrivant ces
lignes vingt-trois ans après sa Confession, à ce que
lui-même avait écrit à l'empereur.
En lisant la Confession, on a l'impression que Bakounine cherche
à compenser son refus de dénonciation – «
mais je vous en supplie, Majesté, n'exigez pas que je vous
cite des noms » – par l'abondance de précisions
sur ses intentions. La quantité de ces détails aggravants
apparaît comme un masque pour l'absence de dénonciation.
Ne pouvant nier la participation de deux complices arrêtés
eux aussi, les frères Strak, Bakounine jure qu'à part
eux il n'a jamais entraîné personne, et il se rend
responsable de les avoir arrachés à leurs «
pacifiques occupations ». « Si je pouvais aujourd'hui
alléger leur sort en aggravant le mien propre, j'aurais avec
joie supporté moi-même le poids de leur condamnation
», dit-il.
On peut considérer que le texte de Bakounine est fiable
pour ce qui concerne les événements qu'il décrit
et les intentions qu'il révèle avoir eues pendant
les deux années de révolution. Mais il faut garder
à l'esprit que si ce qu'il dit est vrai, il ne dit pas tout.
II. – En Allemagne
En novembre 1847 Bakounine, malade, reçoit la visite de
deux jeunes Polonais venus lui demander de prendre la parole à
une réunion commémorant la révolution polonaise
de 1831. Bakounine accepte. Dans ce discours il développe
l'idée qu'il y a un lien entre la conquête de la démocratie
en Russie et celle de l'indépendance nationale de la Pologne.
Surprenante nouveauté. L'ambassadeur de Russie à Paris
demande au gouvernement français de dissoudre les associations
polonaises et d'expulser Bakounine. Le 14 décembre Bakounine
est prié de quitter le territoire. Il se rend à Bruxelles,
où il s'ennuie à mourir.
En février 1848, la révolution éclate à
Paris, des barricades s'élèvent. Quelques jours suffiront
pour qu'elle s'étende à Milan, Vienne, Venise, Berlin.
Même le tsar ne se sent pas en sécurité.
La république a triomphé à Paris. Bakounine
est alors à Bruxelles, il emprunte le passeport d'un ami,
et part. A la frontière, les trains ne fonctionnent plus.
Il lui faudra trois jours de marche pour parvenir dans la capitale
française. A Paris les ouvriers en armes contrôlent
les barricades. Bakounine dort très peu, sur la paille, le
fusil entre les bras, parmi les miliciens. Dès l'aube il
parcourt la ville, participe aux réunions, aux manifestations,
prend la parole pour défendre aussi bien l'égalité
des salaires que la liberté des Slaves.
Le nouveau préfet de police, Caussidière, un ancien
de l'insurrection de Lyon de 1834, déclare alors : «
Quel homme ! quel homme ! Le premier jour de la révolution
il fait tout simplement merveille, mais le deuxième jour
il faudrait le fusiller. » Mais très vite Bakounine
se rend compte que la révolution s'enlise. Pour se maintenir
il faut qu'elle aille de l'avant. Il comprend que la réaction
n'est pas abattue, que la bourgeoisie républicaine s'oppose
de plus en plus aux ouvriers. Le bruit court que Bakounine est l'organisateur
d'une manifestation ouvrière, le 17 mars, en riposte à
une manifestation bourgeoise.
Cependant, la préoccupation essentielle de Bakounine, à
cette époque, est la question slave. La révolution
européenne ne peut être complète si elle ne
s'accompagne pas également de l'émancipation nationale
des Slaves. Les démocrates sont alors tous d'accord sur un
point : la Russie est le centre de la réaction en Europe.
Certains, comme Marx, pensent que l'Europe doit lui faire la guerre.
Bakounine est d'accord sur le principe, mais il objecte qu'il est
indispensable d'éviter qu'elle ne renforce le nationalisme
russe. La solution, dit-il, est de soulever les Russes eux-mêmes
contre le tsar. Bakounine pense que la tâche la plus urgente
de l'heure est d'appuyer la révolution polonaise ; aussi
propose-t-il au gouvernement provisoire d'aller en Pologne pour
y faire de la propagande. Le gouvernement provisoire est trop content
de profiter de l'occasion pour se débarrasser d'un personnage
aussi encombrant. Muni d'un petit pécule qui lui a été
remis et de deux passeports, l'un à son nom, l'autre à
un nom d'emprunt, Bakounine part pour la Posnanie.
Il arrive à Francfort au début d'avril. La ville
est animée par une foule venue de tout le pays pour assister
à la cession du préparlement. Il fait la connaissance
de nombreux démocrates et tente de « trouver un sens
au chaos allemand et ne serait-ce qu'un embryon d'unité dans
cette nouvelle tour de Babel » (Confession). Il se rend à
Mayence, Mannheim, Heidelberg, assiste à de nombreuses réunions
populaires, fréquente les clubs, rencontre la plupart des
chefs du soulèvement badois.
Il s'arrête à Cologne avant de se rendre à
Berlin, puis à Breslau. Là il tente sans succès
de se lier à des Polonais mais, en revanche, rencontre de
nombreux Allemands auprès desquels il jouit d'une grande
popularité, grâce à laquelle il réussit
à faire de Ruge l'élu de la ville à l'assemblée
de Francfort.
Arnold Ruge, qui raconte l'anecdote, assistait à Leipzig
à une assemblée générale des sociétés
patriotiques qui devaient établir la liste des candidatures
à l'assemblée de Francfort. On lui transmet un billet
de Bakounine qui attendait dehors dans un fiacre. Ruge proteste
que s'il s'absente il sera rayé de la liste des candidats.
« Viens donc, mon vieil ami, rétorque Bakounine, nous
boirons ensemble une bouteille de champagne, et laisse-les voter
comme ils veulent. Il ne sortira rien de tout cela...[2] »
Le Russe fit à son ami un compte rendu de la situation à
Paris : le mouvement a perdu de sa force, en France on ne comprend
rien à la révolution allemande et slave. Les forces
hostiles à la révolution progressent. Ruge est alors
informé que sa candidature n'a pas été retenue,
et Bakounine le console en lui assurant que lorsque la révolution
slave sera déclenchée, il le dédommagera de
l'ingratitude des philistins. Les deux hommes passèrent alors
la soirée en « bonne humeur et en espièglerie
». Sache bien, dit Bakounine, que « ce que tu refuses
de l'instant présent, aucune éternité ne te
le rendra ».
Peu après, Ruge reçut de Breslau une lettre de son
ami : « Le parti démocratique, raconte Ruge des années
plus tard, avait accueilli avec enthousiasme mon manifeste électoral
et avait décidé – sur ses instances –
de me choisir pour représenter Breslau à Francfort.
»
Bakounine est déçu par l'Allemagne. Le pays est calme,
seuls les esprits semblent bouillonner. Il ne prend pas au sérieux
les révolutionnaires allemands. « Il y avait beaucoup
de bruit, de chansons, de consommation de bière et de hâbleries.
» Les clubs, ajoute-t-il, ne servaient qu'à des exercices
de rhétorique. Seuls les ouvriers et les paysans du Sud remuent.
Bakounine passe le mois de mai dans l'inaction la plus totale. De
mauvaises nouvelles lui parviennent : des émeutes, vite réprimées,
ont éclaté en Pologne contre l'élément
allemand. Ses analyses sur les dangers de réactions nationalistes
contre les Allemands sont vérifiées. Il se rend compte
que la lutte commune des Allemands et des Polonais pour la démocratie
est impossible.
III. – Le congrès slave
Bakounine commence à douter du succès de la révolution.
La défaite des démocrates de Paris semble une confirmation
du reflux révolutionnaire qui s'était déjà
amorcé. Il décide d'aller au congrès slave
qui doit se tenir à Prague. Bakounine écrit en 1851
que l'importance de ce congrès tenait à ce qu'il constituait
« la première entrevue, la première prise de
contact, la première tentative de réunion et d'entente
des Slaves ». Quant au congrès lui-même, ajoute-t-il,
il fut « résolument creux et vide de sens ».
Le congrès s'ouvrit le 2 juin 1848 ; 340 invités
s'y rencontrèrent, surtout des Tchèques et des Slovènes,
une centaine de Polonais et des Slaves du Sud, et deux Russes, dont
Bakounine. L'autre Russe disparaîtra rapidement de la circulation.
Les modérés qui dominaient le congrès ne remettaient
pas en question la monarchie autrichienne. Le « parti tchèque
semi-officiel, mi-Slave, mi-gouvernemental », dit Bakounine,
voulait sauver la dynastie, le principe monarchique et l'intégrité
de la monarchie autrichienne. Celle-ci se trouvait dans une position
difficile ; l'empire avait failli « se décomposer en
ses éléments multiples ». Le monarque de cette
« prison des peuples » est réfugié avec
sa cour à Innsbrück, tandis que le gouvernement central
de Vienne, « démocratique », prétend continuer
à exercer son pouvoir sur toutes les nationalités.
Palacky et d'autres chefs tchèques étaient restés
secrètement en relation avec l'empereur.
Les Italiens se soulèvent, les Magyars aussi, ainsi que
les démocrates d'origine allemande. Le gouvernement dynastique,
abandonné de tous et presque privé de tous moyens,
« voulut chercher son salut dans le mouvement national des
Slaves » (Confession). Le parti tchèque réclamait
une constitution, le transfert de la capitale de Vienne à
Prague, « ce qui fut effectivement promis avec l'intention
délibérée de ne pas tenir cette promesse »,
et la transformation de la monarchie autrichienne en monarchie slave,
« de sorte que désormais ce ne seraient plus les Allemands
ni les Magyars qui opprimeraient les Slaves mais l'inverse ».
Bakounine cite à l'appui de sa thèse un passage d'une
brochure que Palacky publia à l'époque :
« Nous voulons tenter d'effectuer un tour d'adresse, c'est-à-dire
de ranimer, de guérir, et de réformer de la manière
la plus profonde la monarchie autrichienne, sur notre terrain slave
et avec l'aide de notre force slave. »
Bakounine ajoute que le parti tchèque tenta, en plus, de
« ménager à son profit une sorte d'hégémonie
tchèque et sanctionner, parmi les Slaves mêmes, la
prédominance de la langue et de la nationalité tchèques
» ; qu'il avait l'intention de s'adjoindre la Moravie, la
Slovaquie, la Silésie autrichienne et la Galicie. Bakounine
consacre plusieurs pages de sa Confession à une analyse des
contradictions internes aux Slaves, dont le contenu, s'il avait
été connu d'Engels trois ans plus tôt, aurait
évité à ce dernier certains propos malheureux
sur les illusions que se faisait Bakounine à propos du congrès.
Les Slovaques, dit Bakounine, les Silésiens et les Polonais
s'opposaient aux Tchèques ; les Ruthènes s'opposaient
aux Polonais qui ne voulaient pas reconnaître leur droit.
Les Slaves du Sud « indifférents à toutes ces
chamailleries », préparaient la guerre contre la Hongrie
et exhortaient les autres Slaves à ajourner tous les problèmes
jusqu'au renversement des Magyars. Les Polonais, favorables à
une Hongrie forte et indépendante, offraient leurs services
de médiateurs que les Slaves du Sud et les Magyars refusaient.
« Bref, chacun tirait la couverture à soi, chacun voulait
transformer les autres en un marchepied sur lequel il monterait
pour s'élever. » (Confession.)
Cette description ressemble étonnamment à celle d'Engels
lui-même : « L'année 1848 suscita la plus effroyable
confusion dans l'Autriche en faisant s'affronter les divers peuples
assujettis l'un par l'autre au profit de Metternich. Les Allemands,
les Magyars, les Tchèques, les Polonais, les Serbes entrèrent
en conflit les uns avec les autres, tandis qu'à l'intérieur
de chacune de ces nations se déchaînait la lutte entre
les diverses classes sociales [3]. »
Bakounine rappelle qu'à l'origine, Palacky, le principal
dirigeant du congrès, entendait n'accepter que les Slaves
autrichiens, les non-autrichiens ne devant y assister qu'à
titre d'invités. Cette définition fut cependant refusée.
Miklos Molnar dit à ce sujet que les positions défendues
furent plus austro-slaves que panslaves, et que les « mouvements
nationaux tchèque, slovaque et croate se sont vite opposés
par la suite à la révolution hongroise et ont apporté,
de diverses façons, leur soutien au gouvernement de Vienne
» [4] ce qui n'empêchait pas les Polonais d'entretenir
des relations avec les Hongrois : « Presque personne n'envisageait
la question slave dans son ensemble », se plaint Bakounine,
qui expose les principaux points sur lesquels il est intervenu :
– Le congrès ne vise pas à discuter d'«
intérêts provinciaux » ni d'affaires particulières
: il s'agit de la première réunion slave, il s'agit
de poser les fondements d'une nouvelle vie slave ;
– Si le congrès n'est qu'une réunion de Slaves
autrichiens, il n'a pas le droit de se donner le nom de congrès
slave ;
– Mais surtout, Bakounine met les participants en garde contre
la tentation de succomber aux promesses de la dynastie autrichienne
comme à celles de la dynastie russe : nombreux, dit-il, sont
ceux qui comptent sur l'appui de l'Autriche ; elle vous prodigue
flatteries et promesses parce qu'elle a besoin de vous, mais elle
se parjurera dès qu'elle en aura le pouvoir ; et même,
elle ne se contentera pas d'oublier vos services, « elle se
vengera sur vous de sa honteuse faiblesse passée, qui l'a
obligée à s'humilier devant vous et à flatter
vos exigences séditieuses. »
– Mais si par ailleurs la dynastie autrichienne accède
aux désirs du parti tchèque, celui-ci n'a rien à
gagner à transformer un Etat à demi allemand en un
Etat à demi slave : « d'opprimés, vous vous
transformerez en oppresseurs, de gens animés par la haine,
en maîtres haïs » ; la minorité slave tchèque
se coupera de la majorité slave, tout espoir de réunification
des Slaves sera anéanti. L'unité et la liberté
slaves, conclut Bakounine, sont impossibles autrement que par la
destruction totale de l'empire d'Autriche.
– « Ceux qui comptent sur l'aide du tzar de Russie
pour instituer l'indépendance slave ne sont pas moins dans
l'erreur », car la Russie est alliée à l'Autriche
pour empêcher l'émancipation des peuples dominés
par l'empire des Habsbourg. Les Slaves démocrates n'ont aucune
place dans l'empire russe, ils y trouveraient « la mort, l'obscurité
et un labeur d'esclaves » ; « il serait insensé
pour les Slaves d'attendre le salut et l'aide de la Russie »
(Confession). La seule chose qu'ils puissent faire est de se regrouper
en dehors de la Russie, sans l'exclure, en attendant sa libération.
L'exemple des Slaves non russes entraînera peut-être
la libération du peuple russe.
Bakounine se heurte à Prague à deux tendances réactionnaires
: l'une veut transformer la monarchie autrichienne en monarchie
slave dans laquelle les Tchèques joueraient le rôle
hégémonique ; l'autre veut rattacher les terres slaves
d'Autriche à la Russie. Les deux solutions, pense-t-il, seraient
une catastrophe pour le mouvement démocratique.
Richard Wagner rapporte que la sensation produite par Bakounine
à Prague était due à l'appel qu'il avait adressé
aux Tchèques et dans lequel il leur conseillait de ne pas
chercher secours auprès des Russes contre la germanisation
qui les inquiétait, mais bien plutôt de se défendre
par l'épée et par le feu de l'influence de ces Russes
comme de tout autre peuple tyrannisé par le despotisme [5].
Bakounine se contente de dresser les grandes lignes de son projet
politique dans la Confession. Ce projet, dit-il, était «
d'inspiration démocratique », il laissait « une
vaste initiative aux différences nationales et provinciales
dans tout ce qui concernait la direction administrative, tout en
prévoyant certaines définitions essentielles et obligatoires
pour tous ». Ainsi, pour ce qui concerne la politique intérieure
et extérieure, « le pouvoir était remis en concentré
dans les mains du gouvernement central ». Bakounine ajoute
qu'il visait à la fondation d'une « République
slave une et indivise, fédérale sur le seul plan administratif
et centralisée sous le rapport politique ».
La vision de Bakounine est tout à fait réaliste en
ce sens qu'elle part d'une vision objective de la situation des
Slaves. Qu'elle fût réalisable est une autre affaire.
Il pense en effet que ce projet permet de « noyer »
dans l'union slave – le mot est de lui – les prétentions
égoïstes et ambitieuses des Tchèques et des Polonais.
Pessimiste sur l'issue des événements il conseille
au congrès de profiter de la faiblesse temporaire de la cour
d'Innsbrück pour exiger les mêmes concessions que celles
qui ont été accordées aux Magyars, notamment
des troupes slaves commandées par des officiers slaves, des
finances slaves. Il conseille également de négocier
avec la Hongrie au nom des Slaves unifiés. Bakounine sait
que les Slaves ont besoin d'alliés. Il montre, statistiques
en mains, que la Hongrie dominée par les Allemands domine
elle aussi des millions de Slaves. Mais il pense en 1848 qu'une
alliance des Slaves avec les Magyars est souhaitable pour modifier
l'équilibre des forces contre l'Autriche, et qu'une solution
négociée sera possible une fois l'ennemi commun abattu.
Que les choses ne se soient pas passées ainsi ne retire rien
au fait que son analyse pouvait être parfaitement fondée.
Il est clair cependant que le congrès ne peut parvenir à
une solution concrète. En vain Bakounine clame-t-il que ce
ne sont pas les peuples l'ennemi mais les princes d'Allemagne et
le tsar ; en vain montre-t-il que la seule chance pour que les Slaves
réalisent leurs aspirations nationales est la révolution
faite côte à côte avec les autres forces démocratiques
d'Europe, et en particulier les démocrates allemands. Le
congrès slave de Prague se termine sans qu'aucun des objectifs
fixés soit atteint.
Ce n'est pourtant pas sans raison que Benoît Hepner écrit
: « Il serait erroné de considérer le Bakounine
de l'époque comme un rêveur obstiné, faisant
fi des nécessités politiques. Il s'avéra plutôt
à Prague un tacticien de grande classe. [6]«
Le jour de la clôture du congrès, une émeute
éclata, qui se transforma bientôt en insurrection.
Les manifestants s'emparent de l'arsenal et s'arment. Les troupes
quittent le centre de la ville. La bataille dure cinq jours. Bakounine
est opposé à cette insurrection, dont il pense qu'elle
est vouée à l'échec. « J'exhortai les
étudiants, dit-il, à renoncer à cette entreprise
irréaliste et à ne pas donner à l'armée
autrichienne l'occasion de remporter une victoire facile. »
Le général Windischgraetz, ayant exaspéré
la population par des provocations, n'attendait que l'occasion pour
donner à l'Europe, « après tant de défaites
infamantes, le premier exemple de victoire de la troupe sur les
masses révoltées ».
Ne pouvant empêcher l'insurrection, Bakounine y prend part,
sans réussir pourtant à instaurer un commandement
ni à discipliner les insurgés, à qui il avait
conseillé de renverser le conseil municipal qui menait des
pourparlers secrets avec le prince-général Windischgraetz,
et d'instaurer un comité militaire doté des pleins
pouvoirs.
Faute d'accord avec les démocrates allemands de Prague l'insurrection
apparaît comme un mouvement spécifiquement tchèque,
donc anti-allemand. De fait, les Allemands de Prague se sentent
menacés et prennent les Autrichiens pour des sauveurs. La
défaite des Tchèques devant les forces conjointes
des troupes autrichiennes et de la population allemande est inévitable.
Ce qui n'est qu'un effroyable malentendu sera célébré
peu après par Engels comme une victoire de la civilisation
et du progrès historique.
Comme cela est souvent le cas, la conclusion de Bakounine dans
cette affaire procède d'un raisonnement étonnamment
proche de celui de Marx tout en se situant dans des perspectives
radicalement différentes. Sur le fond, la constatation est
la même : la clé de la révolution européenne
est à l'Est. Mais alors que Marx et Engels pensent que le
foyer de la réaction est dans les pays slaves et qu'il faut
leur faire la guerre, Bakounine affirme que le sort de la révolution
en Europe ne peut se dissocier d'une solution au problème
national slave et qu'il faut trouver un moyen d'unifier la lutte
des Slaves pour l'identité nationale à la lutte des
Allemands pour la démocratie.
Kaminski résume ainsi le point de vue de Bakounine à
cette période : « Plus que jamais il est prouvé
que la révolution ne peut vaincre dans un seul pays, qu'elle
est condamnée à reculer de ses positions avancées
si elle ne marche pas partout au même pas, et qu'il faut par
conséquent pousser le mouvement en Allemagne et arracher
à la réaction ses réserves slaves [7]. »
La période qui suit l'écrasement de l'insurrection
de Prague fut très dure pour Bakounine. Il était écoeuré
par l'attitude des libéraux allemands face à la question
slave, leur incompréhension du problème et leurs réactions
étroitement nationalistes, autant que par les démocrates
slaves eux-mêmes. Partout il entend les cris poussés
par les Allemands contre les Slaves, particulièrement dans
l'Assemblée de Francfort. Ce ne sont plus, dit-il, les cris
de démocrates mais ceux de l'égoïsme national
allemand.
« Les Allemands voulaient la liberté pour eux-mêmes
et non pour les autres. Réunis à Francfort, ils croyaient
vraiment qu'ils formaient une nation unie et puissante et qu'il
leur appartenait désormais de trancher le sort du monde !
» (Confession.)
L'analyse de Bakounine rejoint sur certains points celle que défendaient
Marx et Engels dans La Nouvelle Gazette rhénane, du moins
pendant les premiers mois de celle-ci. L'assemblée de Francfort,
dit Bakounine, « issue de la rébellion, fondée
sur la rébellion, et n'existant que pour la rébellion,
se mit à traiter les Italiens et les Polonais de rebelles,
à les considérer comme les ennemis séditieux
et criminels de la grandeur allemande et de la toute-puissance allemande
! Elle qualifia de "guerre sainte" la guerre de l'Allemagne
pour la conquête du Schleswig-Holstein (...) et de criminelles
la guerre des Italiens pour la liberté de l'Italie et les
entreprises des Polonais dans le duché de Poznan ! Mais la
fureur nationale allemande se déchaîna avec encore
plus de violence contre les Slaves autrichiens réunis à
Prague. » (Confession.)
Il convient de dissocier plusieurs éléments dans
les prises de position de Marx et d'Engels à cette époque
:
– ce qu'ils disent de l'Italie et de la Pologne, d'une part,
et ce qu'ils disent du Schleswig-Holstein et de la Bohême
de l'autre ;
– ce qu'ils disent au début de 1848 doit en outre
être distingué des prises de position qu'ils adoptent
à partir du milieu de l'année.
Marx proclame ainsi dans « La politique étrangère
allemande et les derniers événements de Prague »
que La Nouvelle Gazette rhénane a dès le début
pris parti en Posnanie pour les Polonais, en Italie pour les Italiens,
en Bohême pour les Tchèques. Dès le premier
instant, affirme-t-il, nous perçions à jour la politique
de ceux qui voulaient « forger l'arme de l'oppression intérieure
en suscitant une mesquine haine raciale contre d'autres peuples,
une haine qui répugne au caractère cosmopolite des
Allemands [8] ».
En juin déjà, Engels avait dénoncé
la prise de position de l'Assemblée de Francfort en faveur
des Autrichiens et contre les Italiens en ce qui concerne Trieste.
Marx écrit à L'Alba, quotidien démocratique
de Florence : « Nous défendrons la cause de l'indépendance
italienne, nous lutterons à mort contre le despotisme autrichien
en Italie, comme en Allemagne et en Pologne. Nous tendons une main
fraternelle au peuple italien », etc. On peut encore lire
sous la plume d'Engels que « la responsabilité des
infamies commises dans d'autres pays avec l'aide de l'Allemagne
ne retombe pas uniquement sur les gouvernements mais, pour une grande
part, sur le peuple allemand lui-même [9] ».
Avec des accents tout à fait bakouniniens Engels ajoute
:
« Sans ses aveuglements, son âme d'esclave, son aptitude
innée à fournir des lansquenets, des valets de bourreau
et des instruments au service des seigneurs "de droit divin",
le nom d'Allemagne serait moins haï, maudit, méprisé
à l'étranger, les peuples opprimés par la faute
de l'Allemagne seraient parvenus depuis longtemps à un état
normal de libre développement. Maintenant que les Allemands
secouent leur propre joug, il faut aussi que change toute leur politique
à l'égard de l'étranger, sinon nous emprisonnerons
notre jeune liberté, jusque-là à peine pressentie,
dans les liens mêmes avec lesquels nous enchaînons des
peuples étrangers [10]. »
Curieusement, Engels aborde là un des points nodaux de l'opposition
entre Bakounine et Marx, celui du centre de la réaction en
Europe. En de nombreuses occasions l'ami de Marx fait des «
gaffes » en disant en quelque sorte tout haut ce qu'il faut
garder pour soi. Dans ce passage il expose clairement ce que Bakounine
n'a cessé de dire, à savoir le rôle réactionnaire
joué par l'Allemagne dans la politique européenne
jusqu'à ce jour. Engels touche également un des points
essentiels développés par Bakounine en 1848-1849 :
maintenant qu'elle fait sa révolution, l'Allemagne doit changer
de politique étrangère. Ce que le révolutionnaire
russe a en tête est évidemment la politique de l'Allemagne
à l'égard des Slaves. En 1872 il dira encore, évocant
cette période : « L'aveuglement patriotique des Allemands
allait déjà si loin à cette époque que,
lorsque M. de Radowitz, l'ami et le confident intime du roi Frédérick-Guillaume
IV de Prusse, proposa à cette assemblée de Francfort
composée pourtant des hommes les plus éclairés
et des plus avertis de l'Allemagne, d'exprimer par un applaudissement
unanime ses patriotiques sympathies pour le triomphe de l'armée
autrichienne qui avait mission d'étouffer la liberté
italienne insurgée, tout l'assemblée se leva, à
l'exception de quatre ou cinq députés. » (VIII
410.)
Peu de temps avant la révolution, Engels avait déclaré,
en pensant à l'occupation prussienne de la Pologne, qu' «
une nation ne peut pas devenir libre en continuant d'opprimer d'autres
nations [11]_ », que la libération de l'Allemagne doit
s'accompagner de la libération de la Pologne et qu'à
ce titre démocrates allemands et polonais doivent collaborer
– idée qui vaudra peu après à Bakounine
les railleries les plus acerbes lorsqu'il les développera
lui-même. Nouvelle Gazette rhénane, de même,
proteste lorsque l'Assemblée de Francfort applaudit «
la soldatesque de la réaction battue à Berlin »
qui a écrasé les révolutionnaires polonais
en Posnanie [12] ».
Pour ce qui est des peuples slaves opprimés par les Allemands,
La Nouvelle Gazette rhénane adopte, pendant un temps, sous
la plume d'Engels en général, un point de vue proche
de celui de Bakounine. En juin, alors qu'il ignore la capitulation
de Prague, Engels écrit que l'insurrection est « résolument
démocratique », qu'elle est dirigée autant contre
les seigneurs féodaux que contre la soldatesque autrichienne
: « Les Autrichiens attaquèrent le peuple non parce
qu'il était tchèque mais parce qu'il était
démocratique [13]. »
L'Allemagne aurait dû proclamer « en même temps
que sa propre liberté, celle des peuples qu'elle avait opprimés
jusque-là ». Au lieu de cela, elle a « pleinement
ratifié l'ancienne oppression que la soldatesque allemande
a fait peser sur l'Italie, la Pologne et fait peser maintenant en
plus sur la Bohême [14] ». Cet article, qui développe
la même argumentation que Bakounine à la même
époque, est intéressant par le contraste total qu'il
forme avec ce qu'écrira Engels peu de temps après
l'écrasement de l'insurrection de Prague. Aujourd'hui il
est un démocrate « internationaliste » soucieux
de rendre justice aux nationalités qui ont été
opprimées par les Allemands : Engels va très loin
dans ce sens. Une nation qui, « au cours de tout son passé,
a accepté d'être un instrument d'oppression de toutes
les autres nations, doit d'abord prouver qu'elle a réellement
fait sa révolution », dit-il. Les Allemands ont à
expier, dans leur révolution, « les péchés
de tout leur passé » [15]. En contraste avec ses prises
de position ultérieures, Engels se montre compréhensif
à l'égard des Tchèques : comment peut-on leur
reprocher de ne pas vouloir « se rattacher à une nation
qui, au moment où elle-même se libère, opprime
et maltraite d'autres nations ? » Il faut au contraire plaindre
les « vaillants Tchèques » :
« L'oppression qu'ils ont subie durant quatre siècles
de la part des Allemands, oppression qui se poursuit dans les combats
de rues de Prague, les pousse dans les bras des Russes (...) Une
fatalité malheureuse (je souligne) place les Tchèques
dans le camp des Russes, dans le camp du despotisme, contre la révolution.
La révolution triomphera et les Tchèques seront les
premiers à être écrasés par elle. »
Et l'article conclut : « C'est nous, Allemands, qui portons
la responsabilité d'avoir mené les Tchèques
à leur perte. Ce sont les Allemands qui les ont livrés
par traîtrise à la Russie [16]. »
Bakounine avait déjà mis les Allemands en garde
: les réactions nationalistes qu'ils pourraient susciter
chez les peuples slaves risqueraient de rejeter ceux-ci vers la
Russie. Il rappelle encore en 1872 qu'au congrès de Prague
il avait « combattu avec une passion acharnée le parti
panslaviste » et qu'il avait prévenu les démocrates
allemands de 1848 que leur « politique désastreuse
devait avoir pour résultat inévitable de ranimer chez
tous les peuples slaves la passion panslaviste et de les rejeter
forcément dans le parti des empereurs de Russie » (VIII,
410-411).
On constate donc une large concordance d'analyse chez Bakounine
et chez Engels lors des premiers mois de la révolution. Or
ce dernier – et avec lui, Marx – va modifier complètement
sa perspective : ses prises de position ne seront plus dictées,
comme au début de la révolution, par le principe de
la libre détermination des peuples, mais par des considérations
stratégiques beaucoup plus étroites. Sa vision même
de la révolution sera totalement modifiée : la préoccupation
essentielle est désormais l'unité allemande, et c'est
à travers ce prisme que les événements seront
appréciés. Les peuples slaves qui résistent
contre la germanisation, présentée comme un progrès
historique, ou qui, d'une façon ou d'une autre, constituent
une entrave au processus de formation de l'unité allemande,
sont catalogués de réactionnaires.
Ainsi, dans « La lutte des Magyars », écrit
six mois après l'écrasement de l'insurrection de Prague,
Engels tente de démontrer que les peuples d'Europe sont divisés
en deux camps : du côté de la révolution il
y a les Allemands, les Polonais et les Magyars. Du côté
de la contre-révolution il y a tous les Slaves qui ne sont
pas Polonais. Certes, il reconnaît que les Slaves du Sud ont
un « petit parti démocratique ». La forme restrictive
de son langage est admirable. Sans renoncer à leur nationalité,
dit-il, ces Slaves méridionaux démocratiques «
consentent à la mettre au service de la liberté »
(Je souligne). Mais, s'empresse d'ajouter Engels, « il s'agit
là d'une illusion, qui réussit à éveiller
quelque sympathie jusque chez les démocrates d'Europe occidentale
» [17]. En somme ce sont des empêcheurs de tourner en
rond qui apportent une fausse note à sa théorie des
Slaves réactionnaires. La sympathie des démocrates
occidentaux était justifiée « tant que les démocrates
slaves luttèrent avec nous contre l'ennemi commun »
: le caractère révolutionnaire d'une orientation politique
est donc ici clairement déterminé par sa position
par rapport à l'unité allemande.
C'est presque avec soulagement, devine-t-on, qu'Engels constate
que depuis le bombardement de Prague par Windischgraetz les Slaves
sont devenus « réactionnaires ». Depuis cet événement,
en effet, « tous les peuples slaves méridionaux se
sont mis au service de la réaction autrichienne ».
Le schéma d'Engels est de nouveau valide.
Certes, Bakounine n'est pas plus tendre qu'Engels pour les dirigeants
démocrates tchèques, mais il ne considère pas
que le mouvement démocratique tchèque est nécessairement
du côté de la contre-révolution. Une grande
partie de ses efforts sera précisément de tenter de
rapprocher les mouvements démocratiques slave et allemand,
dont l'union seule, à ses yeux, peut assurer la victoire.
Mais, dit-il, le préalable à cette unité est
que la démocratie allemande renonce à ses prétentions
territoriales sur les terres slaves.
« Engels insiste toujours sur le fait que l'attitude contre-révolutionnaire
des Slaves s'inscrit dans leur passé historique. Présent
et passé contre-révolutionnaire sont complémentaires
aux yeux d'Engels et, qui plus est, amènent nécessairement
une troisième conséquence : leur panslavisme [18].
»
Le fil conducteur de l'analyse d'Engels sur les Slaves méridionaux
se trouve dans l'idée que la monarchie autrichienne a eu
pour mission historique de contenir les Slaves : « La maison
des Habsbourg, qui tira jadis sa puissance de l'union des Allemands
et des Magyars en lutte contre les Slaves méridionaux, vit
les derniers mois de son existence, dès lors qu'elle regroupe
les Slaves méridionaux en lutte contre les Allemands et les
Magyars [19]. » Cette idée ne quittera plus Engels,
puisqu'en 1882 il écrira dans une lettre à Bernstein
: « Et par une ironie toute historique, l'Autriche elle-même
révèle qu'en permettant aux Slaves de parvenir à
l'autonomie, par cela même elle a perdu le seul droit à
l'existence dont elle jouissait jusqu'alors [20]. » La monarchie
autrichienne est condamnée parce qu'elle ne réussit
plus à contenir les revendications nationales des Slaves.
C'est aussi ce que dit Bakounine, mais dans une perspective différente,
dans Etatisme et anarchie :
« Il est à remarquer que les Allemands de Prusse reprochent
amèrement et de la façon la plus sérieuse aux
Allemands d'Autriche – allant presque jusqu'à accuser
le gouvernement autrichien de trahison – de n'avoir pas su
germaniser les Slaves. Selon eux, et au fond ils ont raison, il
n'y a pas de plus grand crime contre les intérêts patriotiques
communs à tous les Allemands, contre le pangermanisme. »
(IV, 230.)
IV. – Après Prague
Bakounine ne cache pas dans sa Confession que son projet d'union
des Slaves n'était que le prélude à un projet
plus important, le développement de la propagande révolutionnaire
en Russie, dans le but de promouvoir la révolution russe
et la fédération républicaine de toutes les
terres slaves.
Il affirme que lorsqu'il décida de partir pour Prague il
ne connaissait alors aucun Slave hormis quelques Polonais, et que
la fréquentation des Slaves était pour lui une expérience
nouvelle : il fut « passionné par la sincérité
et la chaleur du sentiment slave simple, mais profond. Un coeur
slave s'éveillait en moi, si bien qu'au début j'en
oubliai presque toutes les sympathies qui me liaient à l'Europe
occidentale » (Confession). Mais il est frappé par
le sentiment dominant qu'il découvre chez les Slaves : la
haine pour les Allemands, qui est l'inépuisable sujet de
toutes les conversations, qui fait office de salut entre deux inconnus.
« La haine pour les Allemands est le premier fondement de
l'unité slave et la première base d'entente réciproque
des Slaves [21]. »
Après la défaite de Prague, l'opinion allemande se
déchaîne contre les Slaves ; tous les partis joignent
leurs clameurs : non seulement les conservateurs et les libéraux
mais aussi les démocrates dont les cris, dit Bakounine, «
étaient encore plus forts que les autres ». Même
les démocrates de Breslau, qui tenaient Bakounine en haute
estime avant son départ pour Prague, l'invectivèrent
et l'empêchèrent de parler à son retour. «
Les Allemands me dégoûtèrent soudain, à
telle enseigne que je ne pouvais plus entendre la langue allemande
ou une voix allemande. »
Il est difficile d'imaginer l'effroyable isolement dans lequel
se trouvait Bakounine à cette époque. Non seulement
la politique allemande prenait un tour inepte à cause du
nationalisme étroit du peuple et de ses représentants,
mais même les démocrates, les alliés naturels
de Bakounine, se détournaient de lui. Alors il conçut
un projet bizarre : il commença une lettre au tsar pour lui
demander de venir au secours des Slaves opprimés, de prendre
leur tête, d'être leur sauveur. Cette lettre, «
fort compliquée et longue, extravagante et irréfléchie
», était, reconnaît-il, « l'image fidèle
de mon désordre intérieur et des innombrables contradictions
qui agitaient alors mon esprit. Avant même de l'avoir achevée,
je la déchirai et brûlai cette lettre. Je repris mes
esprits... » (Confession.)
Cette impulsion, vite contrôlée, est en contradiction
totale avec toute l'activité de Bakounine. Il faut que l'amertume
de la défaite, et surtout l'écoeurement devant l'incompréhension
des démocrates allemands, ait été grande pour
qu'il ait pu songer un seul instant à attendre du tsar une
quelconque action en faveur des Slaves. En fait, Bakounine a sans
doute été mû beaucoup plus par le désir
d'envoyer les Allemands au diable plutôt que par l'illusion
que le tsar pourrait ou voudrait faire quoi que ce soit pour l'émancipation
des Slaves. Cette hypothèse pourrait être confirmée
par le commentaire de Bakounine selon lequel il attendait du tsar
qu'il épouvante « les Allemands et tous les autres
oppresseurs et ennemis des peuples slaves ».
Henri Arvon note que cette attitude est déroutante lorsqu'on
juge la supplique de Bakounine à la lumière de son
anarchisme des années 70, « mais assez conforme à
la religiosité foncière de Bakounine, qui constitue
son véritable visage alors que l'athéisme n'est qu'un
masque qu'il lui applique » [22]. Il est vrai qu'en 1848 Bakounine
n'est pas encore anarchiste ; beaucoup d'encre a coulé sur
cette tentation (très passagère) de recours à
l'empereur de Russie. Arvon, comme tous les docteurs en récupération
catholique, est trop heureux de sauter sur une faiblesse ou sur
une contradiction pour ne pas tirer la couverture vers l'autel et
tenter de démontrer que même devenu athée Bakounine
au fond n'a « jamais cessé d'y croire ». En l'occurrence
le révolutionnaire russe a tout simplement fait une grave
dépression nerveuse après l'échec de l'insurrection
de Prague, dépression sans doute aggravée par les
calomnies proférées à la même époque
par l'entourage de Marx.
En effet, peu après son départ de Prague, paraît
le 6 juillet dans La Nouvelle Gazette rhénane, dirigée
par Marx, un texte affirmant que « George Sand est en possession
de papiers et de documents qui compromettent gravement M. Bakounine,
le Russe proscrit de France, et établissent qu'il est un
instrument de la Russie ou un agent nouvellement entré à
son service, et qu'il faut le rendre responsable en grande partie
de l'arrestation des malheureux Polonais, qui a été
opérée dernièrement. Nous n'avons ici aucune
objection à opposer à l'établissement d'un
empire slave, mais ce n'est pas en trahissant les patriotes polonais
que l'on arrivera jamais à ce résultat. » L'article
affirme même que « George Sand a montré ces papiers
à quelques-uns de ses amis ».
Bakounine demanda à l'écrivain de justifier ces accusations.
Elle répondit qu'elle n'était en rien responsable
de cette « infâme et ridicule calomnie », et ajouta
: « L'article de La Nouvelle Gazette rhénane, auquel
je donne le plus formel démenti, est une invention gratuite,
odieuse, et dont je me trouve personnellement blessée. »
« Je suis tentée de vous gronder pour avoir douté
un instant de moi en cette circonstance », dit-elle enfin.
Le journal publia un démenti de l'écrivain précédé
d'une note gênée de la rédaction affirmant qu'elle
avait eu connaissance de ce « bruit » par deux correspondants
différents et qu'elle n'avait fait que son devoir de publiciste.
Hypocritement, la rédaction essaie de se donner le beau rôle
en disant qu'en publiant ce « bruit » elle a donné
à Bakounine... « l'occasion de dissiper ce soupçon,
qui a véritablement existé à Paris dans certains
cercles » ! Marx expliqua de façon peu convaincante
qu'il était absent au moment de la publication de l'article.
Cette affaire, dira plus tard Bakounine dans sa Confession, «
me tombant tout d'un coup comme un pavé sur la tête
au moment même où j'étais en pleine organisation
révolutionnaire, paralysa complètement mon action
pendant quelques semaines. Tous mes amis allemands et slaves s'éloignèrent
de moi. » (Je souligne.)
Ces calomnies ne méritent d'être mentionnées
que parce que leurs répercussions dans les milieux démocratiques
entravèrent de façon considérable et déterminante
l'activité de Bakounine pendant la révolution.
Le 25 août Bakounine rencontre Marx à Berlin. «
Des amis communs nous forcèrent à nous embrasser »
écrit-il. On comprend aisément son manque d'enthousiasme
: il ne crut jamais à l'innocence de Marx dans l'affaire
George Sand. Il serait d'ailleurs fastidieux de faire le compte
de toutes les calomnies dont Bakounine a été l'objet
; il reste que Marx n'a jamais protesté contre les articles
diffamatoires contre Bakounine publiés dans un journal dont
il était collaborateur. Bakounine fut toujours convaincu
que l'affaire Sand était une vengeance de Marx qui, rédacteur
en chef de La Nouvelle Gazette rhénane, voulut le «
punir de l'audace de poursuivre la réalisation d'une idée
différente et même opposée à la sienne
» (II, 126). La présence de Bakounine à Prague
n'était pas passée inaperçue, elle avait fait
grand bruit, et le rôle réel qu'il avait joué
avait sans doute été amplifié hors de proportion
avec la réalité. Lorsqu'on songe au tour que prenait
La Nouvelle Gazette rhénane, organe des démocrates
allemands, on peut supposer la crainte de ses rédacteurs
de voir apparaître un dirigeant slave d'envergure et capable
de mener les masses des pays slaves d'occupation allemande vers
l'indépendance nationale. Le déconsidérer,
jeter sur lui le soupçon était le meilleur moyen de
le neutraliser. Quel que soit l'auteur de la calomnie, le mobile
est incontestablement là. Et tout aussi incontestablement,
Marx et Engels étaient parmi ceux qui avaient intérêt
à neutraliser Bakounine.
S'interrogeant sur les raisons de l'attitude hostile d'Engels à
l'encontre des Tchèques, Molnar émet l'hypothèse
que peut-être la présence de Bakounine parmi les insurgés
de Prague suffit pour « inclure pêle-mêle Tchèques
et Russes, gauche et droite, insurgés et soumis dans une
prophétie à la Cassandre [23] ».
Démoralisé, isolé, sans argent, accusé
de trahison, écoeuré par les démocrates allemands,
c'est dans cette disposition d'esprit que Bakounine rédige
l'Appel aux Slaves qui, on le verra, est tout autant un appel aux
Allemands, et dont le contenu est largement déterminé
par l'analyse qu'il fait de l'évolution présente de
la révolution en Allemagne. « Partout, dit-il dans
la Confession, la réaction, ou les préparatifs de
la réaction, succédaient à la révolution.
» Les événements de juin à Paris ont
eu de lourdes conséquences dans toute l'Europe. En Allemagne
l'insouciance règne, mais la réaction s'organise et
prépare en sourdine la revanche. « Les libéraux
et les démocrates allemands s'assassinèrent eux-mêmes
et rendirent la victoire des gouvernements extrêmement facile.
»
Bakounine se fixe quelque temps dans la principauté d'Anhalt-Köthen
où il retrouve quelques vieux amis avec qui il avait suivi
les cours de l'université de Berlin. C'est là qu'il
rédige l'Appel aux Slaves. Il met longtemps, plus d'un mois,
pour l'écrire. Il modifie plusieurs fois le texte ; ses idées
sont confuses, il ne parvient pas à « exprimer nettement
et clairement (ses) idées slaves ». Il a tout simplement
du mal à exprimer les conclusions qu'il tire de son expérience
récente. Sa réaction immédiate, après
Prague, avait été la haine féroce des Allemands.
Mais ayant surmonté cette réaction viscérale,
il a réfléchi. « Je voulais de nouveau me rapprocher
des démocrates allemands, considérant ce rapprochement
comme indispensable. »
« Je voulais convaincre les Slaves de la nécessité
d'un rapprochement avec les démocrates allemands, de même
qu'avec les démocrates magyars. Les circonstances avaient
changé depuis le mois de mai : la révolution avait
faibli, partout la réaction s'intensifiait, et seules les
forces unies de toutes les démocraties européennes
pouvaient espérer vaincre l'alliance réactionnaire
des gouvernements. » (Confession.)
Effectivement, la situation évolue vite, maintenant. Vienne
est repris de 31 août par les troupes impériales, constituées
de contingents slaves et dirigées par Jellachich, un Slave.
Le parlement autrichien est exilé en Moravie et le prince
Schwarzenberg, que Bakounine qualifie « d'arrogant oligarque
», devient chef du gouvernement. Milan est repris par les
Croates du général Radzeski. L'assemblée constituante
de Prusse est dissoute. « Gâtés par la révolution,
qui leur était quasiment tombée du ciel sans le moindre
effort de leur part, presque sans effusion de sang, les Allemands
se refusèrent longtemps à reconnaître la force
grandissante du gouvernement et leur propre impuissance. »
Les événements de Vienne et de Berlin, ajoute Bakounine,
leur apprirent que pour garder leur liberté, ils devaient
prendre des mesures sérieuses : « Toute l'Allemagne
se prépara dès lors secrètement à une
nouvelle révolution. » (Confession.)
V. – L'Appel aux Slaves
Peu à peu l'idée qu'une seconde révolution
est nécessaire se fait jour en Allemagne. En Pologne et en
Bohême la révolution a échoué. Peut-être,
pense Bakounine, réussira-t-elle en Allemagne si les forces
conjointes de la démocratie slave et magyare l'appuient.
Alors elle pourra de nouveau se transférer en Bohême,
qui constitue une sorte de centre de gravité de l'Europe,
puisque trois nationalités s'y côtoient qui, séparément,
aspiraient au changement. Il suffirait, en somme, de réunir
leurs forces.
C'est dans ce contexte que Bakounine écrit l'Appel aux Slaves
[24]. Les démocrates allemands, dit-il dans sa Confession,
préparaient pour le printemps de 1849 un soulèvement
dans toute l'Allemagne. Les Magyars étaient en rébellion
ouverte contre l'empereur d'Autriche. L'objectif de Bakounine est
que les trois forces se joignent, non pas pour que les Slaves fusionnent
avec les Allemands ou se soumettent aux Magyars, mais afin que «
l'indépendance des peuples slaves s'affirmât en Europe
en même temps qu'y triompherait la révolution ».
Des remaniements assez importants sont faits avant que ne paraisse
la version finale de l'Appel aux Slaves. En effet, à l'instigation
de ses amis démocrates de Berlin, Bakounine supprime les
passages où la question sociale est évoquée
trop ouvertement : « Deux grandes questions s'étaient
posées comme d'elles-mêmes dès les premiers
jours du printemps : la question sociale et celle de l'indépendance
de toutes les nations, émancipation des peuples à
l'intérieur et à l'extérieur [25]. »
La liberté n'est qu'un mensonge là où la majorité
de la population vit dans la misère : « La révolution
sociale se présente donc comme une conséquence naturelle,
nécessaire de la révolution politique » ; le
triomphe de la démocratie est illusoire tant qu'il subsiste
un peuple opprimé. Pour résoudre la question sociale,
enfin, « il faut renverser les conditions matérielles
et morales de notre existence actuelle »... « La question
sociale apparaît donc d'abord comme le renversement de la
société. » Tel est donc l'essentiel du texte
supprimé, dans lequel la solution de la question nationale
est subordonnée à la solution de la question sociale.
Bakounine n'aura pas manqué d'être frappé par
le rôle qu'ont joué les troupes slaves des armées
autrichiennes dans la répression à Vienne, à
Milan, à Prague même. Engels en tire argument, assimilant
troupes slaves et Slaves en général. Mais par ailleurs
il passe discrètement sur la réaction des civils allemands
lors du soulèvement de Prague... Bakounine fait remarquer
que « les Allemands se levèrent dans tous les coins
de la Bohême allemande et des troupes de francs-tireurs (Freischaren)
coururent porter secours aux armées autrichiennes »
(Confession). Engels se contente, là, de dire que le «
peuple » (sans préciser s'ils sont Tchèques
ou Allemands) se précipite vers la demeure du prince (Windischgraetz)
et réclame des armes [26]. Bakounine et Engels s'accordent
seulement pour dire que la demande fut rejetée. C'est, selon
le Russe, un épisode des relations entre Slaves et Allemands
de Bohême qui attisa la haine entre les deux nationalités.
Les motifs en existaient dans les deux camps et, ajoute Bakounine,
« il était difficile d'en venir à bout »
L'Appel aux Slaves est en somme la contribution de Bakounine à
cette tentative de rapprocher les communautés afin de les
rassembler dans une action commune. Cela seul, sans doute, peut
expliquer les « révisions en baisse » que fait
subir Bakounine à son texte initial : il préférait
un appel qui en disait moins mais qui pouvait rassembler plus. Il
est difficile aujourd'hui de lui reprocher ce choix étant
donné le contexte général de reflux de la révolution.
Dans la version définitive, il se contente de dire :
« En deux camps est partagé le monde. Ici la révolution
– là la contre-révolution : voilà les
solutions, frères, il faut que chacun choisisse son camp.
»
Par bien des aspects l'Appel évoque l'article que Bakounine
écrivit en 1842, La Réaction en Allemagne. De nombreux
passages semblent en être directement inspirés, comme
si aujourd'hui il avait sous les yeux la réalisation des
abstractions qu'il évoquait six ans plus tôt dans un
jargon hégélien.
Les paragraphes d'introduction de l'Appel (il s'agit de la seconde
version) servent essentiellement à désigner les ennemis
intérieurs au mouvement révolutionnaire : les conciliateurs,
qui sont à la fois trompés en ce qu'ils s'imaginent
pouvoir empêcher l'explosion finale, et trompeurs en ce qu'ils
veulent montrer que la neutralité permettra après
la bataille de se ranger dans le camp du plus fort.
Il n'y a pas de voie médiane, dit l'Appel, entre la révolution
et la contre-révolution : « ceux qui en montrent une
et qui la recommandent, ceux-là sont trompés ou trompeurs.
» La Réaction en Allemagne dit également des
conciliateurs que ces malheureux « se tourmentent avec leur
entreprise impossible de conciliation extérieure et, en remerciement,
sont méprisés par les deux partis ». Les conciliateurs
de l'Appel veulent accorder à chaque parti en lutte quelque
petite chose « afin de les adoucir tous deux et d'empêcher
ainsi l'explosion de la bataille inévitable » : ceux
de La Réaction en Allemagne veulent « étouffer
le seul principe vivant de notre époque par ailleurs si misérable
», à savoir la contradiction ; ils « dépouillent
la contradiction de son âme pratique »... On pourrait
multiplier les analogies thématiques entre les deux textes.
Lorsque Bakounine ensuite met en garde les lecteurs contre l'art
de la diplomatie, c'est incontestablement aux Polonais qu'il s'adresse.
C'est la diplomatie, dit-il, qui a précipité la Pologne
vers sa perte. Vous croyez pouvoir vous servir d'elle mais c'est
elle qui se sert de vous :
« Mais ne voyez-vous pas qu'au lieu de pouvoir vous servir
d'elle, vous n'êtes entre ses mains qu'un instrument avec
lequel elle écrase son ennemi à elle ? Après
en avoir fini avec celui-là elle se retournera contre vous,
devenus isolés et faibles et vous mettra la tête sous
le joug. Ne voyez-vous pas que c'est là précisément
la honteuse tactique, la ruse de la contre-révolution ? [27]
»
Le point de vue de Bakounine sur la Pologne est, dès cette
époque, l'exact opposé de celui de Marx : ce dernier
accordait aux Polonais le statut enviable de nation historique qu'il
refusait catégoriquement aux autres Slaves. La Pologne était
la seule nation slave dont Marx souhaitait qu'elle se constituât
en Etat, car ainsi il y aurait eu un tampon entre l'Allemagne et
la Russie. C'était cependant un souhait qui contredisait
totalement les fondements théoriques de sa propre méthode
: une nation constituée de dix pour cent de nobles [28],
caractérisée par la grande propriété
terrienne, pratiquement sans bourgeoisie autochtone, sans industrie
: c'est-à-dire sans aucun des éléments qui,
selon la matérialisme historique, justifient le qualificatif
de progressiste. Le seul critère qui justifiait la position
de Marx était un critère de sécurité
nationale – pour l'Allemagne..
Or, si Bakounine s'est physiquement engagé à cette
époque pour la libération de la Pologne, comme il
s'engagera de nouveau après son évasion de Sibérie,
il éprouve des doutes sur les perspectives du combat de Polonais
: la Confession ne présente d'ailleurs pas ces derniers sous
un jour très favorable.
Bakounine s'efforce tout au long de ce texte de minimiser les rapports
qu'il avait entretenus avec les démocrates polonais, rapports
qui intéressent le tsar au plus haut point. En général
lorsque Bakounine parle des Polonais c'est pour dire qu'il ne put
tomber d'accord avec eux ; il les trouvait « d'esprit étroit,
borné, exclusif », ils ne voyaient « rien d'autre
que la Pologne et ne comprenaient pas les changements intervenus
en Pologne même depuis l'époque de sa soumission totale
». La libération de la Pologne était pour Bakounine
une condition indispensable de l'émancipation des Slaves
et de la propagation de la révolution en Russie, mais, affirme-t-il,
il ne put devenir ami avec aucun Polonais. Au congrès de
Prague les Polonais apparaissaient plutôt comme des intrigants
qui faisaient bande à part, entretenant des relations avec
les Magyars et prêts à négocier avec eux un
arrangement sur le dos des autres Slaves. C'est pourquoi, après
la défaite de Prague, lorsqu'il tenta de réorganiser
le mouvement, souhaitait-il que « ce fût la Bohême,
et non la Pologne, qui devînt le centre et le chef de ce nouveau
mouvement slave ». Il donne à ce souhait deux raisons
dans la Confession :
1.- La Pologne est épuisée et démoralisée
par les défaites antérieures ;
2.- Mais surtout Bakounine craignait que les Polonais ne donnent
un « caractère exclusivement polonais, ou même,
si la chose leur paraissait utile, qu'ils vendissent les autres
Slaves à leurs anciens alliés, les démocrates
occidentaux, ou mieux encore les Magyars ».
Le Bakounine anarchiste, vingt ans plus tard, éprouvera
les mêmes réticences à l'égard des Polonais
: il pense que ceux-ci constituent un bloc à part dans le
monde slave, auquel ils ne se solidarisent pas. La classe dominante
est dans l'ouest du pays largement germanisée et ils sont
par ailleurs bien plus proches des Magyars, avec lesquels ils sont
liés par l'histoire. Enfin, Bakounine considère que
le « monde patriote polonais » est « plus ou moins
au bout de sa carrière », alors que le reste du monde
slave « n'a pas encore d'existence » (IV 271). Chez
Bakounine, on retrouve toujours Hegel au coin du chemin.
Les Tchèques aussi sont interpellés :
« Avec raison vous maudissez cette vieille politique allemande,
objet de votre haine légitime, qui ne rêve jamais que
votre ruine, qui vous tint enchaînés pendant des siècles...
»
Ce passage valut à Bakounine des commentaires intéressants
d'Engels dans une étude parue dans La Nouvelle Gazette rhénane
des 15 et 16 février 1849. Quels sont, dit-il, les «
crimes » commis par les Allemands à l'encontre des
Slaves ? Le compagnon de Marx fait une remarque étonnante
: passons sur le rôle des Allemands dans la division de la
Pologne, « qui n'est pas dans notre propos ». La participation
de l'Allemagne dans le démantèlement de la Pologne
n'est pas seulement allègrement écartée du
débat, elle trouve sa justification dans le fait qu'au Nord
de l'Europe, les Allemands ont germanisé de vastes étendues
de territoires slaves « dans l'intérêt de la
civilisation ». Au Sud, « l'industrie allemande, le
commerce allemand, la culture allemande introduisirent spontanément
(sic) la langue allemande dans le pays ». Et les Slaves d'Autriche
veulent accéder à leurs « prétendus droits
? » Mais un Etat indépendant en Bohême-Moravie
couperait les débouchés naturels de l'Autriche sur
la Méditerranée, l'Allemagne orientale serait «
déchiquetée comme un pain rongé par les rats
» ; « tout cela pour remercier les Allemands de s'être
donné la peine de civiliser les Tchèques et les Slovaques
obstinés, et d'avoir introduit chez eux le commerce, l'industrie,
une agriculture rentable et l'instruction ». Tout cela pour
avoir « empêché ces douze millions de Slaves
de devenir turcs [29] ! »
Passant à un registre plus général Engels
dresse le bilan de l'action des nations civilisées qui ont
démoli les « petites nations rachitiques et impuissantes
», qui ont brisé les « tendres nations fleurettes
» pour créer de grands empires capables de participer
au développement historique. Alexandre, César, Napoléon
sont appelés à la rescousse : s'ils avaient «
témoigné de la même sensiblerie à laquelle
le panslavisme fait maintenant appel au profit de ses clients déchus,
que serait-il advenu de l'histoire ? » En conclusion, Engels
affirme donc : « Il apparaît que ces "crimes"
commis par les Allemands et les Magyars contre les Slaves en question
sont parmi les actes les plus louables dont notre peuple et le peuple
hongrois peuvent se glorifier dans l'histoire. » Engels va
même jusqu'à reprocher aux Magyars de s'être
montrés « trop accommodants et faibles à l'égard
des Croates prétentieux... »
La prétention des Croates, dominés par les Magyars,
consistait en effet à réclamer leur indépendance.
Le 5 juin 1848, les députés croates, inquiets du tour
que prenait la politique du gouvernement hongrois, proclamèrent
l'indépendance de la Croatie ; le gouvernement hongrois refusa
de reconnaître cette indépendance, aussi les Croates
déclarèrent-ils la guerre à la Hongrie le 5
juin 1848. Cette dernière, selon les critères adoptés
pour la circonstance par Marx et Engels, bénéficiait
du statut de « nation historique » parce qu'elle participait,
conjointement à la nation allemande, à la domination
sur les Slaves. Les Slovaques de Hongrie, également, votèrent
le 10 mai une motion réclamant l'autonomie pour les régions
où ils vivaient. Le 13 mai les Serbes firent une démarche
analogue. Le raidissement de l'attitude des Hongrois qui s'ensuivit
contribua largement à jeter les Slaves de l'empire dans les
bras de la réaction : plus tard lorsque les armées
hongroises se trouvèrent en posture difficile face aux forces
autrichiennes, elles eurent à faire face en même temps
à des révoltes, notamment en Transylvanie, au Banat
et en Voïvodine. Ce n'est que lorsque la situation fut désespérée
que Kossuth, qui commandait les forces hongroises, fit voter une
loi libérale pour tenter rallier les nationalités
allogènes, mais il était trop tard.
La réponse d'Engels à l'Appel aux Slaves est parue
en février 1849. Le ton a changé par rapport à
ce qu'il écrivait en juillet 1848, lorsqu'il faisait le bilan
de l'action historique des Allemands pendant les soixante-dix dernières
années : envoi de troupes contre l'indépendance américaine,
guerre contre la révolution française, contre la liberté
de la Hollande, interventions contre la liberté en Suisse,
en Grèce, au Portugal, démembrement de la Pologne,
asservissement de la Lombardie, de Venise, et même, en Russie
où les Allemands constituent « les principaux soutiens
du grand et des petits autocrates [30] ».
Tout à coup, les « infamies commises dans d'autres
pays avec l'aide de l'Allemagne », dont la responsabilité
retombait « pour une grande part, sur le peuple allemand lui-même
», deviennent des actes civilisateurs. Les Allemands, dont
Engels avait dénoncé six mois plus tôt les aveuglements,
leur « âme d'esclave », leur « aptitude
innée à fournir des lansquenets » et des «
valets de bourreau », deviennent maintenant les instruments
du progrès et de la civilisation. En juillet 1848 on nous
disait que « les peuples opprimés par la faute de l'Allemagne
seraient parvenus depuis longtemps à un état normal
de civilisation » ; en février 1849 on parle des «
mesquines aspirations nationales » des Slaves.
Que s'est-il donc passé ?
Il ne suffit pas d'expliquer ce renversement par la simple haine
d'Engels contre Bakounine, ni par la peur de voir les positions
de ce dernier prendre de l'importance. Même si le langage
employé dans l'Appel aux Slaves a pu énerver Engels
– langage que lui-même et Marx employaient d'ailleurs
peu avant : fraternité, main tendue, etc. – il n'est
pas pensable que l'intention de Bakounine lui ait échappé,
c'est-à-dire la réalisation de l'unité de l'action
des démocrates allemands, hongrois et tchèques. C'est
peut-être précisément là que le bât
blesse. Engels avait parfaitement perçu que si cette unité
se réalisait elle aboutirait nécessairement à
la constitution d'un Etat slave dans le centre de l'Europe –
en gros l'équivalent de l'actuelle Tchécoslovaquie
– et toute son argumentation, dans Le panslavisme démocratique,
consiste à rejeter catégoriquement cette hypothèse.
Engels insiste au contraire de façon lancinante sur l'idée
que les Slaves méridionaux ne sont pas capables de fonder
un Etat, que leurs revendications nationales ne sont pas justifiées,
qu'en outre ils ne méritent pas de constituer un Etat et
que leur maintien dans l'orbite germanique est ce qui pourrait leur
arriver de mieux du point de vue de la civilisation. Les Slaves
sont les « instruments principaux des contre-révolutionnaires
», ils fournissent les troupes qui répriment les révolutions,
« dont les brutalités furent imputées aux Allemands
» – mais Engels se garde de dire que c'étaient
des armées autrichiennes. C'est comme si la gauche française
rendait responsables du massacre des Communards les Bretons qui
constituaient l'essentiel des troupes versaillaises. Les Slaves,
en résumé, se sont placés du côté
de la contre-révolution, « et pour cette lâche
et ignoble trahison envers la révolution, nous tirerons un
jour des Slaves une vengeance sanglante... [31] » Alors que
jusqu'à présent seuls les Russes étaient l'objet
de la haine des Allemands [32], « la haine des Tchèques
et des Croates s'y est ajoutée et (...) en communauté
avec les Polonais et les Hongrois, nous ne pouvons affermir la révolution
que par le terrorisme le plus déterminé contre les
peuples slaves ».
A la fin de son texte, Engels appelle d'ailleurs à la «
lutte, la “lutte à mort, impitoyable”, contre
les Slaves traîtres à la révolution ; la guerre
d'extermination et le terrorisme sans merci – non dans l'intérêt
de l'Allemagne, mais pour la révolution ! »
La tentative de Bakounine de ramener les Slaves dans le giron de
la révolution démocratique était vouée
sans doute à l'échec, échec d'autant plus inévitable
que ni les Allemands ni les Magyars n'entendaient accepter les revendications
nationales des peuples qu'ils dominaient, ce qui, conformément
aux prévisions du révolutionnaire russe, poussait
ces derniers dans les bras de la contre-révolution. On peut
aujourd'hui rester stupéfait devant l'incapacité d'hommes
tels que Marx et Engels à comprendre cela. Aveugle, ce dernier
écrit que « les traîtres ont finalement compris
clairement qu'ils ont tout de même été bernés
par la contre-révolution ». Mais il est trop tard,
maintenant, ajoute-t-il : les Slaves autrichiens sont repoussés
par les Allemands et les Magyars qu'ils ont vendus. Manifestement
Engels ne se pose pas la question de savoir si le refus des Allemands
et des Magyars à prendre en compte les revendications nationales
des Slaves ne constitua pas une entrave à leur ralliement
à la revendication de l'unité nationale allemande
ou magyare. Subsidiairement, il ne vient pas à l'esprit d'Engels
que les Slaves autrichiens, à tout prendre, préféraient
rester dominés dans l'empire autrichien plutôt que
de l'être dans une Grande Allemagne elle-même dominée
par la Prusse. N'est-ce là qu'une conjecture ? En 1848, Frantisek
Palacky, dont on oublie parfois qu'il était historien, rédigea
une réponse au Parlement de Francfort, dans laquelle il rejetait
l'idée de l'unification des Tchèques dans un Allemagne
unifiée, et justifiait ainsi leur place dans l'empire autrichien
: « Si l'Autriche n'existait pas, il faudrait l'inventer.
» A ses yeux, l'empire des Habsbourg constituait un rempart
à la fois contre la germanisation et contre la Russie [33].
Chez Marx et Engels, l'amalgame entre Slaves autrichiens d'une
façon générale et les éléments
slaves de l'armée autrichienne permet de rejeter sur les
premiers l'accusation de peuple contre-révolutionnaire. N'y
avait-il parmi les Tchèques aucun élément démocratique
sur lequel les démocrates allemands pussent s'appuyer ? Le
fait que Bakounine en était un des animateurs suffit-il à
entacher ce mouvement de toutes les tares politiques ? Il est clair
qu'Engels cherche hargneusement à faire porter sur les Slaves
la responsabilité de l'échec de la révolution
allemande.
L'attitude de Bakounine tranche considérablement. Certes,
dit-il aux Tchèques dans l'Appel aux Slaves, la « vieille
politique allemande », à Francfort, « répondait
par l'ironie à vos justes exigences », et « se
réjouissait à Vienne de la dissolution de notre congrès
de Prague ». Mais, précise-t-il, « cette politique
ne sera pas celle du futur peuple allemand, elle n'est pas celle
de la révolution allemande, de la démocratie allemande
». Bakounine appelle donc à distinguer entre la politique
de la réaction allemande et celle de la démocratie
allemande ; entre la politique des chancelleries, des droits dynastiques,
des aristocrates, des privilégiés, des camarillas
et des généraux d'une part, et celle du peuple allemand.
Pour préparer la chute de cette politique réactionnaire,
nous « saisirons avec transport la main des démocrates
de tous les pays afin de lutter tous ensemble, étroitement
unis, pour le salut commun, pour l'avenir de tous les peuples. »
Il est significatif que l'article d'Engels, qui cite de larges
extraits de l'Appel aux Slaves, ne fasse aucune allusion au passage
où Bakounine fait la distinction entre réactionnaires
et démocrates allemands. Il semble beaucoup plus soucieux
de mettre l'accent sur ce qui sépare les Allemands des Slaves
que sur ce qui peut les rapprocher. Engels tombe dans le défaut
de sectarisme que Marx dénonça avec vigueur vingt
ans plus tard : « La secte trouve sa raison d'être dans
son point d'honneur, et ce point d'honneur, elle le cherche non
dans ce qu'elle a de commun avec le mouvement de classe, mais dans
un signe particulier qui la distingue du mouvement [34]. »
Engels semble très énervé par les proclamations
de l'Appel aux Slaves sur la justice, l'humanité, la liberté,
l'égalité, l'indépendance : « Nous n'avons
rien trouvé d'autre dans le manifeste panslaviste que ces
catégories plus ou moins morales, qui sonnent sans doute
très joliment, mais qui, pour résoudre des problèmes
historiques ou politiques, ne prouvent absolument rien. »
Ces catégories morales sont une concession à un genre
littéraire bien déterminé, mais il est évidemment
faux de dire qu'il n'y a rien d'autre dans l'Appel. Bakounine invite
précisément les démocrates européens
à s'organiser : la réaction conspire dans toute l'Europe
avec l'aide d'une organisation préparée lentement
et s'étendant partout. La révolution doit se créer
une puissance capable de la combattre. « C'est un devoir sacré
pour nous tous, soldats de la Révolution, démocrates
de tous les pays, d'unir nos forces, de nous entendre et de nous
grouper. »
En effet, si la première partie du texte de Bakounine est
un rappel de la politique passée et des erreurs commises
faute d'union entre tous les démocrates, la suite est une
exhortation à s'organiser. Pour cela, Bakounine réaffirme
– comme Engels l'avait d'ailleurs fait dans un premier temps
– que le bien-être des nations ne peut être assuré
s'il existe en Europe un seul peuple courbé sous le joug.
Il rappelle précisément aux Slaves ces moments privilégiés
lors desquels, avec les Allemands, ils avaient combattu à
Vienne pour le salut de tous. « Qu'il fut grand et beau ce
mouvement qui s'étendit sur toute l'Europe et la fit tressaillir
! Touchés par le souffle révolutionnaire, Italiens,
Polonais, Slaves, Allemands, Magyars, Valaques de l'Autriche et
Valaques de la Turquie, tous ceux enfin qui agonisaient sous le
joug étranger se levèrent en frémissant de
joie et d'espérance. »
Les ennemis que Bakounine désigne ne sont pas les peuples
ni les nations mais les empires prussien, autrichien, russe, turc.
L'Appel ne laisse à aucun moment penser que Bakounine souhaite
la prépondérance de la Russie sur les autres nations
slaves, ni l'hégémonie des Slaves sur les autres peuples.
Il constate simplement l'émergence d'une conscience slave,
il constate aussi que le peuple russe est le seul qui a su conserver
une existence nationale, mais il rappelle que « sa nationalité
et sa grandeur ne sont rien, tant que lui-même ne sera pas
libre, tant qu'il souffrira que sa force serve de fléau à
la malheureuse Pologne et de menace perpétuelle à
la civilisation européenne (Je souligne). Bien loin de poser
les Slaves comme adversaires des Allemands et des Magyars, l'Appel
déclare : « Nous tendîmes une main fraternelle
au peuple allemand, à l'Allemagne démocratique (...)
Nous offrîmes aux Magyars, à ces ennemis ardents de
notre race, (...), nous leur offrîmes une alliance fraternelle.
» Si donc le panslavisme est la volonté d'assurer l'hégémonie
des Slaves en Europe, l'Appel de Bakounine ne l'est en rien. Il
s'agit d'ailleurs, plutôt que d'un appel aux Slaves, d'un
appel à l'alliance de tous les démocrates d'Europe
contre la réaction monarchique. Que Bakounine se soit senti
profondément slave et russe, cela ne fait pas de doute. Plus
tard, il rappellera qu'à deux reprises la fréquentation
de ses frères slaves a failli lui faire oublier les liens
qui l'attachaient au mouvement démocratique d'Europe occidentale.
Mais il s'est vite ressaisi. On pourrait multiplier les prises de
position ultérieures de Bakounine, qui restent identiques
: « Pour les peuples russes et non russes, emprisonnés
aujourd'hui dans l'empire de toutes les Russies, il n'est pas d'ennemi
plus dangereux, plus mortel que et empire lui-même »,
écrit-il en 1869, vingt ans plus tard (I, 13).
Si, parvenu à l'âge mûr, Bakounine développe
certaines idées sur les potentialités révolutionnaires
de la Russie, ces idées ne procèdent pas d'un quelconque
messianisme slavophile mais d'une observation aiguë de la réalité
sociologique du pays. La clé de cette analyse se trouve peut-être
dans une lettre qu'il écrivit à Liebknecht le 8 avril
1870, dans laquelle il déclare que la majorité des
étudiants russes se trouve dans la situation de « n'avoir
absolument aucun moyen assuré d'existence devant elle, ce
qui fait qu'avant tout, elle est révolutionnaire par position,
et c'est la manière la plus sérieuse et la plus réelle,
selon moi, d'être révolutionnaire ». Or, il est
significatif que ce sont ces mêmes intellectuels d'origine
bourgeoise qui, trente ans plus tard, constitueront l'écrasante
majorité des cadres du parti bolchevik.
Quant au « messianisme paysannophile » dont on a parfois
affublé Bakounine [35] il résulte d'une lecture quelque
peu superficielle du révolutionnaire russe. Celui-ci n'assigne
à la paysannerie des pays slaves d'Autriche et d'Allemagne
un rôle, en 1848, que parce qu'elle est soumise au système
féodal et que sous certaines conditions elle peut se révolter
et constituer une force d'appoint considérable à la
démocratie. En Russie, en revanche, il ne se fait guère
d'illusion. Bakounine ne voit dans le mir, la communauté
rurale traditionnelle, aucune base d'évolution positive.
Le mir, dit-il, n'a jamais eu d'évolution interne. Le seul
processus qui s'en dégage et la désintégration.
Pressentant même le développement d'une nouvelle classe
de koulaks, il ajoute que « tout moujik un peu aisé
et un peu plus fort que les autres s'efforce aujourd'hui de toute
son énergie de se dégager de la communauté
rurale qui l'opprime et l'étouffe [36] ». « Apathie
» et « improductivité », dit-il enfin,
telles sont les principales caractéristiques de la communauté
rurale russe. Le Bakounine anarchiste des années 70, conscient
des réticences paysannes devant la révolution, insistera
quant à lui sur la nécessité « d'établir
une ligne de conduite révolutionnaire qui tourne la difficulté
et qui non seulement empêcherait l'individualisme des paysans
de les pousser dans le parti de la réaction, mais qui au
contraire s'en servirait pour faire triompher la révolution
» [37]. Ce n'est pas absolument de la « paysannophilie
» : Bakounine a simplement compris une chose toute bête
qui semble avoir échappé à Mme Bannour, à
savoir que si, dans l'hypothèse d'une révolution sociale,
les paysans ne produisent pas de quoi manger, il ne restera à
Mme Bannour d'autre alternative que de manger les pages de ses livres.
En conclusion de notre propos sur l'Appel aux Slaves, on peut s'étonner
que la réponse qu'en fit Engels dans le Panslavisme démocratique,
qui est une longue critique des positions attribués à
Bakounine, ne figure pas dans l'anthologie de textes anti-anarchistes
publiée par les Editions de Moscou, L'anarchisme et l'anarcho-syndicalisme.
Ce livre, constitué de textes choisis de Marx, Engels, Lénine,
ne fait évidemment aucune allusion aux thèses d'Engels
sur les « nations contre-révolutionnaires »,
les « déchets de peuples » [38], etc.
Cet oubli, qui ne saurait être accidentel, suffit à
montrer que les problèmes soulevés par le texte de
Bakounine et par la réponse d'Engels restent brûlants.
Les éditeurs ont sans doute voulu éviter la peine
d'expliquer ou de justifier les prises de position d'Engels. Celui-ci,
en effet, cite de larges extraits de l'Appel aux Slaves, en particulier
le passage où Bakounine s'élève contre les
« frontières artificielles que les congrès des
despotes ont érigées par la violence d'après
de prétendues nécessités historiques, géographiques,
commerciales et stratégiques. » Bakounine affirme par
surcroît qu'il « ne doit plus y avoir d'autre délimitation
que celles conformes à la nature, tracées par l'équité
et dans un esprit démocratique, définies par la volonté
des peuples eux-mêmes en se fondant sur leurs caractéristiques
nationales... »
Des lecteurs mal avisés auraient risqué d'oublier
que c'est à la situation de l'Europe centrale de 1848 le
que texte faisait référence...
VI. – L'alliance germano-slave
A cette époque Bakounine misait tous ses espoirs dans le
déclenchement de la révolution en Bohême, qu'il
considérait comme le centre de gravité de l'Europe
centrale.
Inlassablement, il tente de rapprocher Slaves et Allemands en démontrant
l'identité de leurs intérêts. Il se lie à
deux anciens députés de la Prusse, d'Ester, membre
de la Ligue des communistes de Cologne, et Hexamer. « Je mis
longtemps à les persuader que les Allemands devaient à
toute force renoncer à leurs prétentions vis-à-vis
de la terre slave ». Bakounine eut beaucoup de mal, au début,
à dissiper leur méfiance car les calomnies dont il
avait été la victime restaient encore vivaces, malgré
le démenti de George Sand dans La Nouvelle Gazette rhénane.
Les deux Allemands conviennent d'agir pour « user de toute
leur influence sur les démocrates allemands afin d'éliminer
leur haine et leurs préventions contre les Slaves »,
tandis que Bakounine promet « d'agir sur les Slaves dans le
même esprit ». Cependant les suspicions qui pèsent
sur lui entravent considérablement son action, et il s'abstient
d'intervenir trop, « craignant d'éveiller de nombreux
soupçons ». Les instigateurs de ces calomnies ont parfaitement
et très efficacement appliqué le principe : calomniez,
il en restera toujours quelque chose.
Bakounine reconnaît que d'Ester et Hexamer tinrent parole
: ce fut presque exclusivement grâce à leurs efforts
qu'en peu de temps les journaux, les clubs, les congrès démocratiques
allemands changèrent de ton, parlèrent de façon
différente des rapports entre l'Allemagne et les Slaves,
« en reconnaissant entièrement et inconditionnellement
le droit à ces derniers à l'indépendance, en
les appelant à se rallier à la cause révolutionnaire
européenne, en leur promettant aide et secours contre les
prétentions de Francfort, de même que contre tous les
autres partis révolutionnaires allemands ». Ce changement
d'attitude fit boule de neige : les Polonais, les revues démocratiques
françaises, et même les démocrates italiens
de Rome « se mirent à parler des Slaves comme d'alliés
virtuels et désirés ».
« De leur côté, les Slaves, je veux parler des
démocrates tchèques, agréablement surpris par
ce revirement inopiné, se mirent à exprimer dans leurs
revues leur sympathie pour les démocrates européens,
en particulier allemands et magyars. Le premier pas vers un rapprochement
était accompli. » (Confession.)
Le second pas consistait à vaincre « la haine des
Allemands de Bohême pour les Tchèques », mais
aussi à les « unir aux Tchèques pour le but
révolutionnaire commun ». Bakounine fait remarquer
que la haine entre Allemands et Tchèques de Bohême
était toute récente, attisée de surcroît
par les efforts du gouvernement autrichien. La Nouvelle Gazette
rhénane du 11 juillet 1848, dans un article signé
« Un Allemand de Prague », confirme qu'on n'a senti
« aucune trace d'une rivalité des nationalités
lors des combats sur les barricades : Allemands et Tchèques
faisaient cause commune ». Il est vrai cependant que l'auteur
écarte l'éventualité d'une république
slave : l'idée, dit-il, « en est trop naïve »
[39]. On peut se demander comment « l'Allemand de Prague »
qui relate ces faits aurait réagi si les Tchèques
aux côtés desquels il se battait lui avaient parlé
de cette revendication-là...
Outre les deux ex-députés prussiens, les démocrates
saxons furent très utiles en envoyant des agents dans la
Bohême allemande pour exercer une action en faveur du rapprochement
des deux peuples, si bien qu'au mois de mai, dit Bakounine, «
beaucoup étaient prêts à s'allier au Tchèques
pour faire la révolution en commun ». Mais lorsque
ses deux collaborateurs imaginèrent de réunir à
Leipzig un congrès slavo-allemand, il s'opposa résolument
à ce projet, qu'il qualifia d'« inepte ». Il
ne donne pas les raisons à ce refus mais fait ce commentaire
qui en dit suffisamment long : « Même à cette
époque les Allemands ne s'étaient pas entièrement
guéris de leur malheureuse rage de congrès. »
Outre que l'heure n'était pas aux discussions, Bakounine
devait penser que le nouveau tour favorable qui s'esquissait dans
les relations entre Slaves et Allemands était trop fragile
pour se risquer dans un débat public où les vieilles
rancoeurs ne manqueraient pas de prendre le dessus...
Bakounine rappelle que la haine entre Allemands et Tchèques
de Bohême – ces derniers constituant les deux tiers
de la population du pays – était toute récente
et que l'attitude du parlement de Francfort n'y était pas
pour rien. Cette haine, dit-il, s'était éveillée
au début de la révolution de 1848. Les Tchèques
voulaient faire de la Bohême un pays indépendant de
l'Allemagne et refusaient d'envoyer des députés à
l'Assemblée de Francfort, ce qui aurait entériné
l'appartenance du pays à la sphère allemande. Les
Allemands au contraire arguaient du fait que la Bohême avait
toujours appartenu à l'union germanique et qu'elle était
depuis des temps fort reculés une partie intégrante
de l'ancien empire. On se souvient des propos d'Engels déclarant
que s'il se constituait un Etat slave en Bohême, l'Allemagne
aurait l'air d'une miche de pain rongée par les rats. Des
libéraux allemands aux démocrates les plus radicaux,
tous exigeaient le maintien de la Bohême dans la sphère
de l'Allemagne.
En mai 1849 cependant, Bakounine se rend compte que l'opinion des
Allemands de Bohême s'est modifiée sur la question
slave et que beaucoup « étaient prêts à
s'allier aux Tchèques pour faire la révolution en
commun ». Mais il est déçu par l'attitude des
hommes qui l'entourent. Il parvient à la conclusion qu'il
faut accélérer la révolution en Bohême.
Il demande à Arnold Ruge d'user de son influence sur la jeunesse
tchèque, sur la petite-bourgeoisie pauvre et sur la paysannerie.
Arnold se montre réservé et réticent ; Bakounine
a l'impression que l'entretien qu'il a eu avec lui n'a servi à
rien. Il fait ce commentaire désabusé : « Quand
je songe aujourd'hui aux moyens misérables avec lesquels
j'avais projeté de réaliser la révolution en
Bohême, j'ai envie de rire ; je ne comprends pas comment je
pouvais remporter la victoire. Mais à ce moment, rien n'était
en mesure de m'arrêter. »
De fait, le projet de Bakounine est d'une ambition extrême.
Il veut créer en Bohême trois organisations séparées,
s'ignorant mutuellement : « La première pour les petits-bourgeois,
la seconde pour les jeunes, la troisième pour les villages
», chacune étant soumise à une hiérarchie
rigoureuse et à une discipline inconditionnelle, et chacune
« conforme, dans tous ses détails et ses formes, au
caractère et à la force de la classe à laquelle
elle était réservée ». C'est la première
fois qu'apparaît chez lui l'idée que la structure interne
d'une organisation doit correspondre à la nature du groupe
social qui y est représenté. Ce sont essentiellement
des raisons d'efficacité qui le motivent. On retrouvera cette
idée bien plus tard et dans un sens totalement différent
lorsqu'il développera ses idées sur l'AIT. Pour l'instant
il est sans doute surtout motivé par la conviction que ces
trois groupes sociaux pourraient difficilement cohabiter dans une
même organisation. Il pense peut-être aussi que chacune
pourra être plus efficace dans sa propre sphère d'activité
en étant organisée sur des bases spécifiques.
Les trois organisations seraient reliées par un comité
central composé de trois membres qu'il faudrait élire.
« J'espérais, grâce à cette société
secrète, accélérer les préparatifs révolutionnaires
en Bohême ; je comptais que ces derniers se conformeraient
dans tous leurs points à un plan unique. » (Confession.)
Si on essaie de dépasser le parti-pris qui consiste à
attribuer à Bakounine la manie de constituer des sociétés
secrètes, il ne fait pas autre chose ici que proposer la
méthode du cloisonnement appliquée dans toutes les
circonstances qui exigent l'usage de l'action clandestine. Fait
amusant, Bakounine précise même qu'à l'insu
de Ruge, chargé de réaliser ce projet parmi les Tchèques,
il avait pris des dispositions avec un Allemand pour « organiser
suivant ce même plan une société des Allemands
de Bohême »... L'ironie de l'histoire veut que Bakounine
sera pris à son propre piège : persuadé que
Ruge était resté inactif à Prague, il n'apprit
que lors de son procès que son ami avait mené «
une action énergique et vigoureuse, mais dans le même
temps si prudente, que même ses amis les plus proches ne se
doutaient pas de ses activités » [40].
Bakounine ne se faisait pas beaucoup d'illusions sur les démocrates
Tchèques qui, disait-il, avaient appris des Allemands l'engouement
pour les clubs et les bavardages creux. Ayant eu des entretiens
en tête-à-tête avec quelques-uns d'entre eux,
il cherche un moyen de les utiliser en laissant « le champ
libre à leur amour-propre » et en leur concédant
« les apparences du pouvoir », ce qui n'indique pas
précisément une collaboration franche et ouverte.
L'ensemble des passages de Bakounine sur ses tentatives à
Prague au printemps de 1849 montre bien que selon lui le contexte
est certes objectivement révolutionnaire, mais que les hommes
à la hauteur de la situation manquent. D'une réunion
« bruyante et désordonnée » qu'il eut
avec les démocrates de Prague, il conclura que c'étaient
de grands bavards, « plus portés sur une rhétorique
pleine de frivolité et d'amour-propre que sur des entreprises
dangereuses. Je les effrayai, paraît-il, par la brutalité
de certaines des expressions qui m'avaient échappé.
J'avais le sentiment qu'aucun d'entre eux ne comprenait les conditions
uniques qui rendaient la révolution possible en Bohême.
»
Avec l'éclairage des textes que Bakounine écrivit
dans sa maturité, on comprend que la seconde révolution
qu'il souhaitait alors était impossible. Les conditions politiques
d'une révolution démocratique avaient changé.
La bourgeoisie libérale allemande ou germano-tchèque
n'avait pas le souffle de la bourgeoisie française de 1789.
A demi rassasiée, impatiente de jouir, elle est surtout,
dit Bakounine, « menacée d'en bas » par le prolétariat.
Les Danton, les Saint-Just, ont été remplacés
par une « cohorte mélancolique et sentimentale d'esprits
maigres et pâles » (VIII 139). La Confession est de
fait truffée de réflexions désabusées
non seulement sur l'incompétence des chefs révolutionnaires
d'alors, mais sur leur indécision, leur vanité, leurs
querelles mesquines et leur lâcheté.
Se rendant alors compte que les moyens lui manquent, Bakounine
révise ses plans en baisse. Il confie aux frères Strak
la mission d'organiser des groupes clandestins « sans se conformer
rigoureusement à [son] ancien plan », dit-il, et en
se concentrant sur Prague. Il leur demande « d'entrer en contact
avec des travailleurs et de constituer progressivement un groupe
composé de 500, 400, ou même 300 hommes, une sorte
de bataillon révolutionnaire » sur lequel il pourrait
ainsi « conquérir tous les autres éléments
pragois, moins ou pas du tout organisés. »
Considérant l'éparpillement des forces et l'inorganisation
des démocrates de Prague, un bataillon armé et bien
organisé de 500 hommes aurait pu avoir un impact certain,
mais il ne semble pas venir à l'esprit de Bakounine que,
constitué de travailleurs, ce bataillon n'aurait sans doute
réussi qu'à faire contre lui l'unité des démocrates
et de la réaction. Surtout si, comme il le dit, son intention
était d'obliger les chefs de la démocratie tchèque
à se rallier à lui, soit en usant de la persuasion,
soit en usant de la force.
Les frères Strak, chargés du travail d'agitation
à Prague, ne disaient pas grand chose dans leur correspondance
à Bakounine et ce n'est que plus tard qu'il apprit par la
commission d'enquête, lors de son procès, qu'ils avaient
été, comme Arnold Ruge, extrêmement actifs.
VII. – La seconde révolution
Bakounine explique très clairement les positions qui étaient
les siennes à l'époque de l'Appel aux Slaves :
« Je désirais la révolution en Allemagne, je
la désirais de tout mon coeur, en tant que démocrate
et aussi parce que je supposais qu'elle devait être le signal,
le point de départ en quelque sorte, de la révolution
en Bohême. »
Il est intéressant de constater qu'à l'époque
même où Engels rejetait sur les Slaves d'Autriche la
responsabilité de l'échec de la révolution
en Allemagne, Bakounine attendait de la reprise du mouvement révolutionnaire
en Allemagne le signal de la révolution slave. Un autre Russe,
soixante ans plus tard, aura lui aussi les yeux tournés vers
une hypothétique révolution allemande. Sur quels éléments
Bakounine fondait-il ses espoirs ?
L'empire autrichien avait été ébranlé
par la sédition en Hongrie, en conséquence il s'était
appuyé sur les Slaves pour contre-balancer le déséquilibre
ainsi produit. Bakounine retourne à Prague et se rend compte
que se trouvent là réunis tous les facteurs d'une
révolution. Les événements y avaient évolué
plus lentement qu'ailleurs et les conquêtes de la révolution
de mars, déjà supprimées dans les autres parties
de l'empire, étaient encore florissantes en Bohême.
« Les assemblées populaires, l'édition, les
clubs jouissaient d'une liberté illimitée... »
De nombreux réfugiés viennois, qui se faisaient fusiller
chez eux, circulaient librement. Mais surtout, dit Bakounine, «
toute la population des villes et des villages était armée
et, partout, elle était mécontente : mécontente
et méfiante parce qu'elle sentait l'approche de la révolution
et craignait de perdre les droits qu'elle venait d'acquérir
» (Confession).
A posteriori on peut se demander si Bakounine ne faisait pas une
grave erreur d'appréciation. Les signes extérieurs
d'agitation révolutionnaire à Prague, alors que partout
ailleurs en Europe la révolution était en régression,
pouvaient ne représenter que les dernières vagues,
inoffensives, d'une tempête finissante. En 1848 Bakounine
semblait penser qu'il était possible de rallumer la révolution
à Prague. Quelle que soit l'explication, il est peu probable
que son attitude eût changé : s'il y avait une chance,
il fallait la tenter.
Il y avait tout de même des éléments objectifs
à l'appui de la thèse de Bakounine. Dans les villages,
on redoutait l'aristocratie et la restauration de l'ancienne sujétion.
Dans les villes, les enrôlements annoncés mettaient
la population en ébullition. Les troupes, composées
surtout de régiments magyars, sympathisaient avec la rébellion.
Bakounine cite des cas de fraternisation de la troupe avec la population
contre les fonctionnaires de police. Il est persuadé que
les régiments magyars se rallieraient à la révolution
: « circonstance importante, puisque cet événement
aurait préludé à la fondation d'une armée
révolutionnaire en Bohême » (Je souligne). Enfin,
dernier élément rendant la situation explosive, l'état
des finances autrichiennes était catastrophique, il n'y avait
plus de monnaie.
« Pour toutes ces raisons, dit Bakounine, les éléments
révolutionnaires étaient fort nombreux ; il ne restait
simplement qu'à les gagner, mais les moyens me faisaient
complètement défaut pour y parvenir. »
Constamment, Bakounine se plaint du manque de moyens, en hommes
et en argent.
Les paysans de Bohême – Tchèques et Allemands
– étaient un élément sur lequel le révolutionnaire
comptait beaucoup. L'erreur des démocrates allemands, dit-il,
est de n'avoir pas su pénétrer dans les campagnes.
« Les villes devenaient en quelque sorte des aristocrates,
et les villages se bornaient au rôle de spectateurs de la
révolution et même, dans de nombreux endroits, s'y
montraient hostiles. »
Pourtant, il devait être facile de soulever les campagnes
puisqu'il existait de nombreux « vestiges de l'ancien statut
féodal qui opprimait la paysannerie ». En 1848 la féodalité
subsistait encore en Bohême, avec les charges écrasantes
et les contraintes qui pesaient sur les paysans propriétaires.
La classe des non-possédants était plus nombreuse
encore et sa situation plus douloureuse qu'en Allemagne. Enfin,
il existait un grand nombre de fabriques et d'ouvriers d'industrie,
« que le sort destine à être des recrues de la
propagande démocrate ».
Bien que dépassant les moyens qu'il avait de la réaliser,
l'idée de Bakounine était extrêmement lucide.
Il voulait imposer des transformations telles que même si
la révolution avait été vaincue par la suite,
le gouvernement autrichien n'aurait pas pu revenir en arrière
: confiscation des biens de la noblesse et des riches propriétaires,
et leur redistribution partielle aux paysans non propriétaires,
« afin de les encourager à soutenir la révolution
». Destruction de tous les actes de procédure, des
documents administratifs, extinction des dettes n'excédant
pas une somme donnée, etc. La révolution devait «
pénétrer si profondément dans le sang et la
vie du peuple que même après la victoire, le gouvernement
autrichien n'aurait jamais été capable de l'extirper,
aurait ignoré ce qu'il y avait à entreprendre et à
faire, n'aurait pu rassembler ni même retrouver les vestiges
de l'ancien régime détruit à jamais, et ne
se serait jamais réconcilié avec le peuple de Bohême
».
Ces quelques remarques laissent penser que Bakounine ne se faisait
pas beaucoup d'illusions sur le succès de la révolution
; il s'agit là, d'un certain point de vue, de mesures qu'on
pourrait appeler « défensives-offensives », destinées
à créer une situation de non-retour pour le gouvernement,
mais qui serait un progrès par rapport à l'état
antérieur des choses.
Bakounine attendait tout de même de cette révolution
qu'elle s'étende à la Moravie et à la Silésie
autrichienne et prussienne, à toutes les terres allemandes
limitrophes, « de sorte que la révolution allemande
qui ne touchait jusque-là que les villes, les petits bourgeois
et les ouvriers des usines, les écrivains et les avocats,
se serait transformée à son tour en révolution
de l'ensemble du peuple ».
On retrouve deux thèmes qui resteront constants dans la
pensée de Bakounine : la nécessité d'étendre
la révolution dans les campagnes et la destruction des actes
administratifs. Nous avons exprimé notre opinion sur le premier
point. Quant au second, il s'agit évidemment d'un acte qui
accompagne d'autres mesures, notamment l'expropriation des grands
propriétaires et la redistribution des terres, dans le cadre
d'un mouvement de masse de la population, et non d'un acte isolé
accompli par quelques hommes qui espèrent, par l'incendie
d'une mairie, réveiller une population par ailleurs indifférente.
On peut s'interroger sur les raisons de l'intérêt
de Bakounine pour la paysannerie. On a invoqué son caractère
de Russe. Son point de vue résulte surtout d'une réflexion
sur l'importance politique et sociale de cette classe. La paysannerie
qu'il « insère » dans le dispositif stratégique
qu'il préconise pendant la guerre franco-prussienne en 1870
n'est pas la paysannerie russe, c'est la paysannerie française
issue de la Grande révolution, ayant acquis la propriété
depuis peu et soucieuse de la conserver ; ce sont aussi les ouvriers
agricoles sans terre : rien à voir avec la situation en Russie.
On retrouve dans les positions défendues par Bakounine en
1848-49 l'embryon de celles qu'il développera en 1870 : extension
de la révolution dans les campagnes, distribution des terres
des grands domaines de façon à intéresser les
paysans à la révolution. Il est vrai cependant que
le révolutionnaire russe comprend la mentalité paysanne
beaucoup mieux que ne le fait Marx. Herzen évoque dans ses
mémoires une anecdote qui se situe pendant la révolution
de 1848 en Allemagne. Lors d'un de ses voyages dans le pays, Bakounine
tombe sur des paysans révoltés, rassemblés
au pied d'un château.
« Bakounine descendit de la diligence et sans prendre le
temps de demander aux paysans de quoi il s'agit, les fait mettre
sur les rangs et les harangue si bien que lorsqu'il remonta dans
la diligence, le château flambait aux quatre coins [41]. »
Si dans la pensée achevée du Bakounine anarchiste
il y a peu d'illusions sur la paysannerie – les Lettres à
un Français, datant de 1870, le montrent bien – son
expérience concrète lui a montré les potentialités
révolutionnaires de cette classe, pourvu que le prolétariat
sache lier les intérêts de la paysannerie à
ceux de la révolution. Il montre surtout que l'énorme
masse paysanne peut constituer un obstacle insurmontable à
la révolution. Très explicitement, c'est l'absence
d'unité entre le mouvement démocratique et les revendications
de la paysannerie qui sera désigné comme cause déterminante
de l'échec de la révolution de 1848 en Allemagne.
L'objectif de Bakounine était rien moins que de faire «
de toute la Bohême un camp révolutionnaire »,
d'y créer une force susceptible d'y développer la
révolution mais aussi de mener l'offensive à l'extérieur,
de soulever toutes les populations slaves, de détruire l'empire
d'Autriche, de venir à l'aide des Magyars et des Polonais,
et enfin de porter la révolution en Russie. L'ambition du
révolutionnaire contraste singulièrement avec les
moyens dont il disposait. Prague devait être le centre du
mouvement révolutionnaire ; là devait être le
siège du gouvernement révolutionnaire doté
d'un pouvoir dictatorial. Les mesures préconisées
par ce gouvernement révolutionnaire ne constituent pas précisément
un modèle de révolution anarchiste : en effet, dit
Bakounine, les clubs, les revues « dans lesquels se manifestaient
les anarchistes bavards seraient dissous ». Bien entendu le
mot « anarchiste » sous la plume de Bakounine en 1848
n'a pas le même sens qu'en 1870. Il vise là les intellectuels
petits-bourgeois impuissants dans l'action, comme ceux qu'il a pu
voir en grand nombre dans les cercles d'hégéliens
de gauche à Berlin.
La noblesse et le clergé qui s'opposeraient à la
révolution seraient bannis ; l'administration autrichienne
serait éliminée, sauf quelques fonctionnaires qui
subsisteraient comme source de « renseignements statistiques
» : on retrouve le problème des « spécialistes
» de la révolution russe.
La jeunesse et les gens capables, sélectionnés, seraient
« dépêchés dans l'ensemble du pays pour
le doter d'une organisation révolutionnaire et militaire
provisoire ». Les masses populaires, armées, seraient
quant à elles divisées en deux groupes : une partie
resterait sur place pour la défense du nouveau régime
et pour la guerre des partisans : une autre, tous non possédants,
« les ouvriers de fabrique et les partisans sans travail,
ainsi que la moyenne partie de la jeunesse petite-bourgeoise instruite
», constituerait une véritable armée, encadrée
par d'anciens officiers polonais, des soldats et sous-officiers
autrichiens à la retraite. Les dépenses de cette armée
seraient couvertes par la partie des propriétés confisquées
qui n'aura pas été redistribuées et par un
impôt spécial et des assignats « du genre de
ceux émis par Kossuth ». Est-il besoin de souligner
à quel point ce scénario présente des éléments
qui sont une préfiguration des premières années
de la révolution russe ?
Il ne fait pas de doute que ce plan a dû paraître tout
à fait extravagant à ceux des contemporains de Bakounine
qui ont pu en avoir connaissance. August Röckel écrit
en 1865 que le Russe s'imaginait être à la tête
d'un « puissant rassemblement aux multiples ramifications
et croyait grâce à lui mettre en mouvement des forces
considérables ». Au lieu de cela, ajoute-t-il, «
je trouvai à peine une douzaine de tout jeunes gens, auxquels
leur imagination exaltée ne pouvait même pas faire
allusion sur leur impuissance » [42].
On peut s'interroger sur la validité de la stratégie
préconisée par Bakounine à cette époque.
S'agissait-il de rêveries complètement en dehors de
la réalité ou au contraire de mesures réalisables
si certaines conditions qui ne dépendaient pas du révolutionnaire
russe avaient été remplies ? La question en elle-même
n'a pas beaucoup de sens ; ce qui est intéressant en revanche,
c'est la prémonition de la révolution russe qui est
contenue dans les mesures qu'il préconise, c'est que la vision
stratégique qu'il avait de la révolution en Europe
centrale dépassait de très loin en ampleur celle de
Marx et d'Engels à la même époque.
La remarque de Röckel appelle plusieurs commentaires. Il est
vrai que Bakounine manquait de moyens, mais son isolement était
très certainement loin d'être aussi grand qu'il ne
le dit à un moment où il a plutôt intérêt
à le faire croire à ses geôliers. Le problème
reste cependant posé de savoir pourquoi la révolution
de 1848-49 en Europe centrale, et particulièrement en Allemagne,
a produit si peu d'hommes de valeur. Quant à cette douzaine
de tout jeunes gens, à l'imagination exaltée mais
impuissants, il faut garder en mémoire que l'élite
du mouvement révolutionnaire européen qui s'est réunie
à Zimmerwald en 1915, à la veille de la révolution
russe, tenait dans trois taxis...
VIII. – Conclusion sur Prague
Bakounine note à plusieurs reprises que les Allemands avaient
fini par comprendre « la nécessité d'une action
centrale et d'un pouvoir central » pour abattre la réaction,
mais il regrette qu'aucune centralisation effective n'ait été
réalisée en dépit de la présence du
Comité central démocrate. « Ayant élu
ce comité, ils croyaient avoir tout fait et ne jugeaient
pas utile de lui obéir. »
Bakounine reproche aux Allemands leur indiscipline dans l'action
et leur incapacité à centraliser leur activité.
Chez eux dit-il, « c'est l'anarchie qui prédomine »,
issue du « protestantisme et de toute l'histoire politique
de l'Allemagne. »
« Au moment précis où l'unification la plus
étroite de tous les démocrates et de tous les libéraux
était indispensable afin de lutter avec quelques succès
contre la réaction triomphante, non seulement les démocrates
et les libéraux, mais aussi les démocrates de l'ensemble
de l'Allemagne, et jusqu'aux démocrates d'un même Etat
allemand, ne pouvaient ni ne savaient ni ne désiraient s'unir.
» (Confession.)
Un tableau étonnant est dressé des rivalités
opposant les différents Etats allemands : Breslau et Cologne
guerroyaient entre elles et ne voulaient pas se soumettre à
Berlin. La Poméranie et le Brandebourg s'étaient rangés
du côté de la monarchie ; la Westphalie penchait vers
Cologne ; les démocrates du royaume de Saxe avaient leur
propre comité central. Le Bade, le Wurtemberg, les Deux-Hesses
reconnaissaient le comité central mais ne tenaient aucun
compte de ses injonctions. Il en résulta, dit Bakounine,
que le comité central des démocrates allemands était
pauvre, peu puissant et « composé d'hommes inaptes
à remplir leur tâche ».
Sur les trois membres élus, Bakounine était en contact
avec d'Ester et Hexamer ; le troisième, le comte Reichenbach
était parti dès le début. Bakounine rapporte
que d'Ester avait déclaré que si la tentative du printemps
1849 échouait, « il faudra remettre à une date
extrêmement lointaine tous les projets révolutionnaires
». Or, constate le Russe, au lieu de laisser de côté
tout ce qui ne concernait pas la révolution, ils «
consacraient la majeure partie de leur temps à des sujets
de peu d'importance, de second plan, à des questions qui
firent naître d'innombrables discussions avec de nombreuses
sections du parti démocrate ». Ils proclamaient partout
qu'une seconde révolution était nécessaire,
mais « ils agissaient comme s'ils ne doutaient pas le moins
du monde de la solidité des fondements politiques sur lesquels
ils reposaient ». D'Ester se préoccupait plus de son
élection à la seconde assemblée législative
prussienne que des préparatifs révolutionnaires. Hexamer
se livrait à une correspondance publique « creuse,
inutile, emphatique et congratulatoire » avec les démocrates
européens. Tous deux se préoccupaient de la fondation
d'une nouvelle revue démocrate, collectaient des abonnements,
se disputaient à ce propos avec tous les démocrates,
« alors qu'il était flagrant que si la seconde révolution
n'avait pas lieu, l'existence de cette revue serait impossible à
Berlin, et que si la révolution réussissait, toutes
les démarches et disputes antérieures, tous les abonnements
seraient inutiles ».
La seule unanimité qui existait entre les démocrates
allemands était la conscience que les gouvernements qui avaient
amorcé le mouvement réactionnaire ne s'arrêteraient
que lorsqu'ils auraient restauré le régime antérieur
à la révolution de 1848.
Tout le monde attendait pour le printemps l'aggravation des mesures
réactionnaires. Une collision inévitable opposerait
le parlement de Francfort aux dirigeants de l'Allemagne. Les actes
du Comité central démocrate se bornaient à
encourager tout le monde mais ce dernier était incapable
d'entreprendre ni d'assurer la direction des préparatifs.
« La simultanéité du soulèvement allemand
de mai 1849, écrit Bakounine, a été davantage
le fruit de l'action unanime des gouvernements allemands que celui
de l'accord des démocrates allemands. » Cette situation,
le révolutionnaire russe la vécut de très près
lors de l'insurrection de Dresde, à laquelle il participa
activement et qui constitue en quelque sorte l'épilogue de
son action en Allemagne.
IX. – Dresde
La présence de Bakounine à Dresde ne s'explique,
aux dires mêmes de l'intéressé, que «
parce que c'était le lieu le plus proche de Prague ».
Ses fréquentations avec le milieu démocrate de la
ville se limitaient, semble-t-il, à peu de chose. Dans un
cabaret, il rencontre Tschirner, « le principal, sinon l'unique,
quoique fort pitoyable, instigateur de la révolution saxonne
». Les deux seuls Allemands qu'il fréquente effectivement
sont le docteur Wittig, rédacteur du journal démocrate
dont les locaux servaient à Bakounine de bureau pour ses
contacts avec la Bohême, et August Röckel qui a «
grandement contribué (...) à la propagande dans la
Bohême allemande, grâce à ses liens avec les
démocrates saxons vivant à proximité de la
frontière ».
La Constitution allemande est enfin mise au point. Le roi de Prusse
la refuse, ainsi que la couronne qu'on lui proposait. Jusqu'au dernier
moment Bakounine pense que la révolution est encore possible
en Bohême. Röckel est obligé, pour des raisons
de sécurité, de s'éloigner, aussi Bakounine
le persuade-t-il d'aller à Prague pour demander aux hommes
qu'il a là-bas d'accélérer les préparatifs.
Le jour du départ de son ami, il reçoit la visite
du docteur Zimmer, ancien membre du parlement autrichien dissous
et un des chefs les plus influents du parti allemand de Bohême.
Auparavant un des ennemis les plus acharnés de la nation
tchèque, Zimmer finit par se convertir aux opinions de Bakounine
« après une discussion longue, et enflammée
».
« En prenant congé de moi, dit Bakounine, il me promit
de se rendre sur-le-champ à Prague et de pousser les Allemands
et les Tchèques à s'allier pour la révolution
commune. » (Confession)
Des troubles éclatent à Dresde lors de la dissolution
du parlement. Les circonstances semblent favorables : les troupes
saxonnes sont réduites, car l'armée est occupée
dans le Schleswig-Holstein et les troupes prussiennes sont encore
loin. Les chefs démocrates temporisent : Bakounine conseille
à Tschirner, élu au gouvernement provisoire, de «
mettre fin à des pourparlers oiseux, de ne pas perdre de
temps, de profiter de la faiblesse des troupes pour s'emparer de
la ville ». Il propose aussi, sans résultat, d'investir
l'arsenal pour s'emparer des armes.
Bakounine et quelques Polonais se mettent à la disposition
du gouvernement provisoire et constituent « une sorte d'Etat-major
» auprès de celui-ci. Sur son ordre on emmagasine des
réserves de poudre à l'hôtel de ville. Il y
avait à Dresde, dit le Russe, de nombreux démocrates
armés, mais ils « étaient tous paralysés
par des chefs révolutionnaires incapables ». Ainsi
toutes les propositions que lui-même et ses Polonais faisaient,
en particulier celle de réunir quelques centaines d'hommes
pour s'emparer de l'armurerie, étaient systématiquement
rejetées par le lieutenant Heinze, qui commandait la garde
nationale. Heinze, dit Bakounine, a « contribué à
la victoire des troupes beaucoup plus que les troupes elles-mêmes
», et il n'hésite pas à qualifier l'homme de
traître. Notons au passage que Bakounine, qui affirme n'avoir
été en contact avec aucun Polonais, a tout de même
réussi à en trouver pour constituer « une sorte
d'état-major ». Le tsar, qui attendait des révélations
de la Confession, ne s'y est pas trompé.
Incompétence d'une part, lâcheté de l'autre
: Tschirner et Todt, tous deux membres du gouvernement provisoire,
s'enfuient au premier bruit alarmiste, reviennent, s'enfuient de
nouveau. Todt qui, avant l'insurrection, en sa qualité de
commissaire du gouvernement, avait dissous le parlement au nom du
roi, était « démoralisé par la contradiction
entre sa situation antérieure et celle de ces jours-là
». Tschirner quant à lui, l'instigateur et le chef
de la révolution, « avait fui à la première
alerte, terrorisé par des rumeurs inexactes » : il
est qualifié de lâche et de crapule.
Le seul qui force le respect de Bakounine est Heubner, membre du
parti monarcho-constitutionnel, que rien ne destinait à se
lancer dans la carrière révolutionnaire. Pacifique
et doux, noble et honnête, il venait de surcroît de
se marier et « était passionnément amoureux
de sa femme ». Bakounine s'attendrit sur cet homme qui était
tombé dans ce gouvernement révolutionnaire «
comme un cheveu sur la soupe », mais qui pensait « qu'il
n'avait pas le droit de refuser un poste dangereux », et fit
les plus grands sacrifices pour la cause qu'il jugeait juste.
Bakounine ne croit plus à la victoire ; les chefs révolutionnaires
« avaient tellement embrouillé les choses que seul
un miracle pouvait encore sauver les démocrates ».
Le Russe attend la défaite mais refuse d'abandonner Heubner,
qui était « comme l'agneau amené sur l'autel
du sacrifice ».
A plusieurs reprises Bakounine réunit les chefs des barricades,
tente de regrouper les forces en vue d'une attaque mais Heinze à
chaque fois anéantit ses efforts. Certains chefs de barricades
communistes, dit Bakounine, mirent le feu à plusieurs maisons.
Dans ses mémoires le comte de Waldersee, commandant les troupes
prussiennes, déclare à propos du rôle joué
alors par Bakounine : « La façon dont il exerçait
le commandement est attestée par les ordres d'incendie qui
ont été retrouvés et qui furent en partie exécutés.
Un quartier général improvisé, composé
de jeunes gens ou d'étrangers, s'était installé
avec lui dans l'hôtel de ville, y recevait des rapports, donnait
des ordres et délivrait des permis d'armes, de munitions,
de vivres et d'autres choses nécessaires. » Bakounine
nie avoir donné des ordres de ce genre mais reconnaît
qu'il l'aurait fait si les incendies avaient pu sauver la révolution
saxonne. « Je ne donnai pas l'ordre d'incendier Dresde, mais
je ne permis pas non plus que, sous prétexte de les éteindre,
on livrât la ville aux troupes ». « La guerre,
dit-il ailleurs, n'est pas un jeu d'enfants et il faut être
très naïf pour s'en étonner. »
Après la chute de Dresde, Bakounine refuse de s'enfuir.
Il propose au gouvernement provisoire de s'enfermer dans l'hôtel
de ville et de tout faire sauter. La proposition étant rejetée,
il organise une retraite en ordre de l'ensemble des milices, «
en emportant toute la poudre, toutes les munitions, et les blessés
». C'est pendant cette retraite qu'il sera arrêté,
à Chemnitz, avec beaucoup d'autres. A la commission d'enquête
saxonne étonnée qu'il n'ait pas tenté de se
libérer, Bakounine répondit qu'il était alors
physiquement, et surtout moralement épuisé et parfaitement
indifférent à son sort [43].
Condamné à mort en Allemagne, extradé en Autriche
et de nouveau condamné à mort, extradé une
nouvelle fois en Russie, Bakounine passera huit années en
forteresse et quatre en Sibérie. Ce n'est qu'en 1861 qu'il
s'évade, usé, prématurément vieilli
mais pas brisé. Il avait 35 ans à son arrestation
; c'est un vieil homme qui revient en Europe, et ce ne sera pas
à l'honneur d'Engels de se moquer de l'aspect physique de
celui qui a traversé ces douze années d'épreuves.
Des milliers de révolutionnaires ont été emprisonnés
ou exécutés après les événements
de 1848-49, et très peu de ceux qui sont sortis après
de longues années de prison ont trouvé la voie de
la révolution sociale. Il est difficile de comprendre véritablement
le sens du parcours politique du révolutionnaire russe sans
prendre en considération cette coupure. De la révolution
de 1848 à la veille de la constitution de l'AIT, Bakounine
est absent de la scène politique européenne. Il prend
littéralement douze ans de retard. Pendant ce temps-là
l'auteur du Manifeste est devenu celui du Capital : une considérable
évolution intellectuelle a eu lieu.
On peut dire, en guise de conclusion sur l'activité de Bakounine
pendant les révolutions de 1848, que ni à Prague ni
à Dresde il n'avait voulu l'insurrection, mais qu'une fois
déclenchée, il y a participé du mieux qu'il
a pu. Au contraire de Marx, il a connu les combats, il a vu des
hommes mourir, il a vécu ce qui attend les révolutionnaires
qui échouent. Il sait ce que coûte l'aventurisme. On
ne doit donc pas s'étonner que Bakounine déclare que
toute tentative de déclencher une révolution par des
moyens fictifs n'a « guère de chance d'être justifiée
aux yeux de ceux qui savent combien lourdes sont les conséquences
des grandes commotions sociales pour la majeure partie des pauvres
gens. » (IV, 407)
« ...un parti qui, pour arriver à ses fins, s'engage
délibérément et systématiquement dans
la voie de la révolution se met dans l'obligation d'assurer
la victoire. » (IV, 404)
Ce Bakounine-là tranche singulièrement avec celui
que nous présente l'imagerie d'Epinal ...
Ce n'est pas la moindre ironie de l'histoire que Bakounine, qui
ne s'intéressait en 1848 qu'à la question de la liberté
des Slaves, ait été amené, à son corps
défendant, pourrait-on dire, à diriger une insurrection
dans une ville allemande pour la liberté et l'unité
de l'Allemagne, et qu'il ait subi pour cela douze années
de captivité. Avec un peu d'emphase, mais non sans quelque
raison, l'historien Jules Michelet a écrit : « Le jour
où le vieux cri germanique se fit entendre : "Qui veut
mourir pour la liberté de l'Allemagne ?", un Russe se
présenta aux premiers rangs, et pas un patriote n'y fut avant
lui. Quand l'Allemagne sera l'Allemagne, ce Russe y aura un autel.
[44] »
Est-il besoin de préciser qu'aucun autel ne se dresse en
Allemagne en l'honneur de Michel Bakounine [45]?
[1] Bakounine et les autres, 10/18, p. 189-191.
[2] Op. cit, Faut-il voir dans la constatation que fait Bakounine
de l'impuissance du pré-parlement de Francfort un signe précurseur
de son antiparlementarisme ?
[3] Engels, « La lutte des Magyars », La Nouvelle Gazette
rhénane, Editions sociales, T. I, p. 218.
[4] Miklos Molnar, Marx, Engels, les relations internationales,
coll. Idées, pp. 84-85.
[5] Arthur Lehning, Bakounine et les autres, p. 141.
[6] Bakounine et le panslavisme révolutionnaire, éd.
Marcel Rivière, p. 253.
[7] H.E. Kaminski Michel Bakounine, la vie d'un révolutionnaire,
éd. Spartacus, p. 107.
[8] « La politique étrangère allemande et les
derniers événements de Prague », La Nouvelle
Gazette rhénane, 12 juillet 1848, Editions sociales, T. I,
p. 260.
[9] « La Politique étrangère allemande »,
La Nouvelle Gazette rhénane, 3 juillet 1848, op. cit. p.
206.
[10] Ibid.
[11] Marx-Engels, Deutscher Brüsseler Zeitung, 9 novembre
1847, in Marx Engels, Ecrits militaires, Cahiers de L'Herne, p.
146.
[12] « La politique étrangère allemande »,
La Nouvelle Gazette rhénane, Editions sociales, T. I, p.
204.
[13] Engels, « Caractère démocratique de l'insurrection
», La Nouvelle Gazette rhénane, 25 juin 1848, op. cit.,
T. I, p. 151.
[14] La Nouvelle Gazette rhénane, « L'insurrection
de Prague », 18 juin 1848, Ibid., p. 118
[15] On se demande même si Engels « n'en fait pas un
peu trop » : « Les Allemands ne sont appréciés
nulle part et ne trouvent nulle part de sympathie. Même là
où ils interviennent en tant qu'apôtres généreux
de la liberté, on les repousse avec un sarcasme amer »,
dit-il. Il reproduit ainsi l'image d'épinal de l'Allemand
bête et discipliné, soumis à l'autorité
et à l'Etat.
[16] Ibid, pp. 118-119.
[17] La Nouvelle Gazette rhénane, 13 janvier 1849, «
La lutte des Magyars ». Cf. Marx Engels, Ecrits militaires,
L'Herne, p. 235.
[18] Miklos Molnar, Marx, Engels et la politique internationale,
coll. Idées, p. 101.
[19] La Nouvelle Gazette rhénane, 13 janvier 1849, «
La lutte des Magyars » Cf. Marx Engels, Ecrits militaires,
L'Herne, p. 236.
[20] Les marxistes et la question nationale, G. Haupt, M. Lowy,
C. Weill, Maspero, p. 101.
[21] Il convient ici de dire quelques mots sur l'antigermanisme
de Bakounine, qui se fonde principalement sur deux éléments,
l'oppression des Allemands à l'encontre des Slaves et le
culte de l'autorité des Allemands. Ces éléments
sont expliqués par deux types d'arguments, l'un d'ordre historique,
l'autre d'ordre sociologique.
– Bakounine explique longuement le fondement historique de
cet antigermanisme, mais en prenant soin de distinguer la Prusse
de l'Allemagne. Cette distinction apparaît par exemple lorsque,
s'interrogeant sur les perspectives de l'unification allemande,
il se demande si elle se fera par la prussification de l'Allemagne
ou par la germanisation de la Prusse : la dernière hypothèse
lui paraissant infiniment préférable.
L'histoire des marches orientales de l'Allemagne depuis le Moyen
Age est celle de l'annexion progressive des terres slaves par les
Allemands. La Prusse, rappelons-le, était à l'origine
une terre slave. Le processus de cette annexion est ainsi décrit
par Bakounine : d'abord viennent les militaires, qui créent
un camp retranché et soumettent la paysannerie slave. (Bakounine
ici omet de mentionner que la noblesse slave s'est en général
facilement laissée germaniser.) Puis arrivent les administrateurs,
les prêtres et les bourgeois, qui transforment le camp retranché
en ville. Ainsi la bourgeoisie allemande se trouve-t-elle dans une
situation d'extrême dépendance vis-à-vis de
l'élément militaire qui asssure sa sécurité
face à la paysannerie slave : les rapports de domination
ville/campagne se doublent en effet de rapports d'antagonisme national
allemand/slave. Le révolutionnaire russe montre qu'en chaque
occasion où un mouvement paysan de masse se développa,
la bourgeoisie allemande s'allia au pouvoir, y compris pendant la
révolution de 1848. L'image de l'Allemand « bête
et discipliné » soumis à l'autorité ne
provient pas chez Bakounine d'un fonds de préjugés
repris sans critique, elle est le résultat de l'examen qu'il
fait de l'histoire de l'Allemagne. La dépendance envers le
pouvoir militaire que Bakounine décrit fort bien expliquerait
donc l'habitude de respect devant l'autorité : c'était
à l'origine une question de survie. Il reste que l'antigermanisme
des Slaves s'explique lui aussi historiquement : dépossédés
de leurs terres, de leur culture, occupés, repoussés
vers l'Est, il était compréhensible qu'ils développent
un sentiment d'hostilité à l'égard des Allemands.
– Bakounine ne met pas les Allemands en bloc dans le même
sac. Jamais il ne confond la bourgeoisie allemande d'une part, le
prolétariat et la paysannerie de l'autre. Jamais il n'attribue
à la classe ouvrière allemande les tares qu'il perçoit
– ou croit percevoir – chez les bourgeois. L'outrance
caricaturale de ses descriptions du bourgeois, du bureaucrate ou
de l'officier allemands (mais sont-elles si outrées que cela
?) ne s'applique pas aux travailleurs, dont il regrette certes qu'ils
subissent l'influence des dirigeants social-démocrates, mais
pour qui il ne cache pas son respect. Il faut garder à l'esprit
qu'aux travailleurs slaves de l'empire d'Autriche qui n'auraient
pas d'autre alternative, Bakounine conseillait d'adhérer
à la social-démocratie allemande plutôt que
de rejoindre les partis nationalistes-bourgeois slaves : le critère
de classe prime toujours.
On peut donc conclure que Bakounine n'est pas tant opposé
aux Allemands qu'à la civilisation bourgeoise de l'Allemagne.
Il se trouve qu'à ses yeux l'Allemagne de son époque
représente le modèle achevé du système
capitaliste et étatique moderne.
[22] H. Arvon, Bakounine, Absolu et révolution, éditions
du Cerf, p. 86.
[23] Op. cit., page 89.
[24] L'histoire de l'Appel aux Slaves est assez complexe :
– Il y a une première version intitulée Appel
aux peuples slaves par un patriote russe, manuscrit inachevé
écrit en français, publié pour la première
fois (en français) par Pfitzner dans Bakunin Studien (1932,
pp. 94-105). Une réimpression du livre de Pfitzner par Karin
Kramer Verlag (1977) reprend le texte dans sa traduction allemande.
– La seconde version, celle qui a été diffusée
à l'époque (en allemand) s'intitule Aufruf an die
Slaven von einem russischen Patrioten, Michael Bakunin, Mitglied
des Slavencongresses in Prag. La traduction française incomplète,
intitulée « Appel aux Slaves », se trouve dans
La Réforme des 1er, 4, 7, 14 janvier 1849. La reproduction
du début de l'Appel (la partie publiée dans le numéro
du 1er janvier 1849) a été publiée dans l'anthologie
de Daniel Guérin Ni Dieu ni Maître, mais n'a curieusement
pas été reprise dans la seconde édition. Signalons
l'insupportable manie de Guérin de ne jamais mentionner les
sources bibliographiques de ses références : Ni Dieu,
ni Maître, ni Bibliogaphie.
– En 1849 est paru un Appel aux Tchèques connu comme
« Second appel aux Slaves ».
[25] Cité par Benoît Hepner, Bakounine et le panslavisme
révolutionnaire, op. cit. p. 256.
[26] La Nouvelle Gazette rhénane, Editions sociales T. I,
p. 117.
[27] « Appel aux Slaves », in Ni Dieu ni maître,
Daniel Guérin, p. 190.
[28] A titre de comparaison, la France de 1789 n'avait qu'un pour
cent de nobles...
[29] Engels, « Le panslavisme démocratique »,
in Les marxistes et la question nationale, Maspero. Engels fait
peu de cas de la lutte acharnée des Slaves de l'ensemble
des nations de l'Europe du Centre et du Sud-Est – auxquelles
il faut adjoindre les Magyars – contre la menace musulmane.
En 1683, c'est une armée slave, l'armée polonaise
conduite par Sobieski, qui rompit le siège de Vienne par
les Turcs, sauvant probablement du même coup la chrétienté
occidentale.
[30] La Nouvelle Gazette rhénane, 2 juillet 1848, op. cit.
pp. 204-206. Engels ne dit là rien d'autre que ce que dit
aussi Bakounine, à cette différence près que
ce dernier ne changera pas d'opinion.
[31] Le panslavisme démocratique, op. cit. p. 82.
[32] « ... la haine des Russes était et est encore
pour les Allemands, la première passion révolutionnaire...
» Le panslavisme démocratique, op. cit. p. 85.
[33] « Je ne suis pas allemand, ou du moins je n'ai pas conscience
de l'être... Je suis tchèque, d'origine slave, et le
peu que je vaux est tout entier au service de ma Nation. Cette Nation
est sans doute petite, mais elle constitue depuis ses origines une
individualité historique. Ses princes sont entrés
dans le concert des princes allemands, mais le peuple lui-même
ne s'est jamais considéré comme allemand. D'ailleurs
vous voulez affaiblir à jamais, rendre impossible l'existence
de l'Autriche comme Etat indépendant. Or, le maintien de
l'intégrité de l'Autriche, le développement
de l'Autriche sont d'une haute importance non seulement pour mon
peuple, mais pour l'Europe entière, pour l'humanité,
et la civilisation elle-même... » (Réponse de
Palacky à une invitation du pré-parlement de Francfort,
mai 1848). Cette déclaration exprime de façon parfaitement
claire à la fois la revendi-cation de la spécificité
nationale des Tchèques d'Autriche et le désir de rester
dans l'Empire. Lorsque, après la constitution de la monarchie
duale d'Autriche-Hongrie (1867) les Slaves réclameront un
statut identique à celui de la Hongrie (ce que Bakounine
suggérait en 1848), ce n'est pas le gouvernement autrichien
qui s'y opposera, ce sont les Allemands de Bohême et les Hongrois
qui en empêcheront la réalisation, à la grande
déception des Tchèques.
[34] Lettre à J.B. Schweitzer, 13 octobre 1868.
[35] Cf. entre autres Wanda Bannour, le chapitre « Bakounine
» in La Philosophie.- De Kant à Husserl, page 161.
Marabout Université.
[36] Cité par A. Lehning, VI, xxiv.
[37] Bakounine fait même une prédiction que les bolcheviks
auraient dû méditer. Si on cherchait à «
imposer par décret le collectivisme aux campagnes »,
cela aboutirait à « rejeter dans le camp de la réaction
les dix millions de paysans français », les campagnes
se soulèveront, et il faudra recourir au « terrorisme
des villes contre les campagnes », lever une immense force
armée et toute la machine de l'Etat serait reconstituée
: « ceux qui se serviront d'un moyen semblable tueront la
révolution. » (VII 116. Voir également p. 53.)
[38] La social-démocratie allemande devra plus tard gérer
ce que Claudie Weil désigne par « l'héritage
encombrant » de Marx et d'Engels, qui avaient réservé
« le droit à l'existence et au développement
aux seules nations historiques, au nom du progrès et de la
révolution... » Kautsky écrira à Max
Adler : « Sur la question d'Orient comme sur celle de la Pologne,
je suis d'avis que la vieille position de Marx est devenue intenable
– de même que sa position envers les Tchèques.
» Rosa Luxembourg également prendra l'initiative de
« réviser les conceptions vieillies de Marx sur la
question polonaise ». (Cf. Claudie Weill, L'Internationale
et l'autre, éditions l'Arpenteur.
[39] La Nouvelle Gazette rhénane, Editions sociales, T.
I, p. 261.
[40] Engels, qui n'était certes pas un ami proche, avait
tout de même des soupçons : « Nous-mêmes
et les Hongrois devrions garantir aux Slaves autrichiens leur indépendance
– c'est ce que réclame Bakounine, et des gens du calibre
d'un Ruge sont capables de lui avoir réellement fait de telles
promesses en tête à tête », dit-il dans
Le panslavisme démocratique. (Les marxistes et la question
nationale, op. cit. p. 85.)
[41] Bakounine et les autres, op. cit. p. 219.
[42] Bakounine et les autres, op. cit. p. 164
[43] Engels rendra hommage à l'action de Bakounine pendant
l'insurrection de Dresde en écrivant : « A Dresde,
le combat des rues dura quatre jours. Les petits-bourgeois de Dresde
– la « garde nationale » –, non seulement
ne participèrent pas à cette lutte, mais ils appuyèrent
la progression des troupes contre les insurgés. Ceux-ci,
par contre, comprenaient presque exclusivement des ouvriers venus
des quartiers industriels environnants. Ils trouvèrent un
chef capable et de sang-froid dans la personne du réfugié
russe Michel Bakounine, qui fut fait prisonnier par la suite...
» In Bakounine et les autres, Arthur Lehning, 10/18, p. 170.
[44] Bakounine et les autres, op. cit. p. 196.
[45] On pourrait dire à propos de la Tchécoslovaquie
ce que Michelet disait de l'Allemagne. Il n'est pas certain cependant
que la polulation tchèque et slovaque apprécierait
aujourd'hui d'avoir un Russe comme héros de leur indépendance
nationale. (Pas plus que les Allemands, d'ailleurs).
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