|
Origine : échanges mails
Le politique est envisagé par Bakounine sous l’angle
de deux types de déterminations : l’une, « verticale
», par l’analyse des phénomènes historiques
; l’autre, « horizontale », par l’analyse
des rapports de force à une époque donnée.
On pourrait ajouter une troisième détermination, qui
constituerait une synthèse : la tentative de déterminer
la dynamique de la politique européenne de son temps. Son
analyse de la bourgeoisie allemande constitue un élément
important de cette réflexion. Sa thèse est la suivante
:
• Le libéralisme politique de la bourgeoisie est devenu
un mensonge dans tous les pays ;
• Dans le passé il a réellement existé
dans tous les pays ;
• Ssauf en Allemagne où le libéralisme n’a
jamais existé.
I. – « L'AIMABLE CHEVALIER, LE VERTUEUX PRÊTRE
ET L'HONNÊTE BOURGEOIS »
La lecture des passages dans lesquels Bakounine traite de la période
du Moyen Age fournit une des clés de son analyse de l'échec
du libéralisme allemand. C'est en effet à partir de
cette époque que se fonde un modèle de rapport entre
les classes qui est caractéristique à l'Allemagne,
et qui est lié principalement à la situation géopolitique
du pays, situé aux marches des pays slaves.
Aux XIe et XIIe siècles, alors que se produit un extraordinaire
essor dans toute l’Europe, l’Allemagne ne « produit
» que l’ordre des chevaliers teutoniques et l’ordre
des porte-glaives livoniens, qui poussent l’expansion germanique
vers le Nord et le Nord-Est. Le processus de germanisation de ces
territoires, décrit par Bakounine, est intéressant
en ce qu’il montre un premier exemple de subordination des
intérêts de la bourgeoisie à l’existence
d’une classe nobiliaire. C’est autour des camps retranchés
des « civilisateurs armés » que se forment les
villes allemandes. Alors, venaient le clergé et les boureois.
Bakounine estime que la bourgeoisie a raté au XIIIe siècle
une occasion d'asseoir fermement ses positions, mais il explique
aussi que les énergies nationales se sont tournées
vers l'occupation des terres slaves à l'Est, qui fournissent
un débouché à la fois à la noblesse,
au clergé et à la bourgeoisie germaniques. Ces énergies,
en outre, ont été accaparées par la politique
italienne des empereurs, tournée essentiellement vers l'extérieur.
La politique allemande ne s'est pas concentrée sur des problèmes
internes tels que la constitution d'un Etat national, comme cela
a été l'obsession constante des rois de France.
Les analyses respectives de Bakounine et d'Engels, très
proches sur certains points, se complètent souvent. L'incapacité
des empereurs germaniques à centraliser le pouvoir est un
thème commun. Comme Bakounine, Engels constate que la politique
de l'empereur était « plus étrangère
et expansionniste qu'allemande et intégrationniste »
[1]. Engels indique même qu'au XIIIe siècle «
l'Allemagne n'eut pas d'empereur du tout ».
Mais au contraire d'Engels, Bakounine ne dit pas expressément
que le féodalisme n'a jamais réellement atteint son
terme ni qu'il fut au début assez faible, à tel point
que les paysans commencèrent à se libérer progressivement
du servage jusqu'au XVe siècle. Ce n'est d'ailleurs pas cet
aspect-là qui intéresse le révolutionnaire
russe, plus préoccupé de montrer en quoi l'occupation
progressive des terres slaves à l'Est a contribué
à y renforcer la féodalité, phénomène
à propos duquel Engels dit que ce fut là l'obstacle
essentiel à l'émancipation des paysans du Sud-Ouest,
en même temps que ce fut le prélude à l'extension
féodale ultérieure à toute l'Allemagne :
« Ce fut donc l'élément anti-centralisateur
de la nation – la noblesse féodale des princes - qui
triompha en Allemagne, en utilisant avec succès la violence
en vue de la colonisation et de l'expansion, à l'Est et au
Sud. Les princes agrandirent leur domaine »et leur puissance,
en consolidant au fur et à mesure le régime féodal
qui n'en finissait plus d'exister...[2] »
L'importance du processus de colonisation à l'Est («
l'assimilation ou la germanisation des slaves », dit Engels)
est donc perçue comme une constante de la politique allemande.
Engels insiste sur la divergence d'intérêts entre les
principales classes en présence. Il indique que les villes
pillent les paysans, que les chevaliers pillent les paysans et oppriment
les villes ; mais, au contraire de Bakounine, il ne semble pas saisir
la dialectique de ces rapports. Le révolutionnaire russe
montre clairement l'association de fait entre la noblesse et la
bourgeoisie dans leur oppression commune de la paysannerie, en particulier
dans les marches orientales, là où les camps retranchés
des « civilisateurs armés », selon l'expression
de Bakounine, permettent ensuite aux bourgeois et au clergé
de s'installer. Or, c'est ce modèle particulier de rapport
: noblesse et bourgeoisie contre paysannerie, qui, selon Bakounine,
fournit la clé de l'histoire politique de l'Allemagne.
Cette divergence d'optique entre Bakounine et Engels s'explique
sans doute par le fait que ce dernier envisage les choses d'un point
de vue interne à la société allemande, alors
que Bakounine est plus préoccupé de mettre en relief
le phénomène de domination, à l'Est de l'Allemagne,
de la noblesse, de la bourgeoisie et du clergé sur la paysannerie
d'origine slave.
Engels attribue deux causes à l'échec de la formation
de la nation allemande. La première est la divergence trop
grande des intérêts entre les classes. De ce qu'en
dit Bakounine, il ressort plutôt que la bourgeoisie et la
noblesse avaient des intérêts liés, et que par
le fait même de l'occupation militaire des terres slaves,
la bourgeoisie était dépendante de la noblesse qui
lui assurait la sécurité nécessaire au développement
commercial. C'est là, dit Bakounine, un trait caractéristique
de l'Allemagne jusqu'à nos jours.
La seconde cause indiquée par Engels est le déplacement
des routes commerciales internationales, qui a repoussé l'Allemagne
dans un coin, ce qui a « brisé la force des bourgeois
». Bakounine, quant à lui, explique plutôt le
déclin de la bourgeoise par son absence de sens politique
et par son intérêt exclusif pour le profit à
court terme, par son incapacité à développer
un projet.
Il est intéressant de noter que dans ses notes manuscrites
Engels déplore fréquemment l'absence du fait politique
et idéologique qui aurait pu constituer l'Etat national -
la monarchie centralisatrice : « La puissance de l'empereur,
gaspillée à l'étranger » parce que celui-ci
« croyait être le successeur de Rome ». Alors
que l'Etat est « appelé à de grandes fonctions
sociales » et que, lorsqu'il ne peut exercer ses fonctions,
« c'est la stagnation sociale », Engels constate qu'en
Allemagne « la contribution de l'Etat était fort réduite
». Mais il ne lie pas les deux phénomènes :
impuissance de la classe bourgeoise et faible action de l'Etat.
Bakounine constate que les villes allemandes du XIIIe siècle
« ne pouvaient pas, comme les communes de France, s'appuyer
sur la puissance croissante de la centralisation monarchique, le
pouvoir des empereurs, qui résidait beaucoup plus dans leurs
capacités et dans leur influence personnelles que dans les
institutions »politiques, et qui par conséquent variait
avec le changement des personnes, n'ayant jamais pu se consolider
ni prendre corps en Allemagne ». (VIII, 69.)
D'ailleurs, ajoute Bakounine, les empereurs « passaient les
trois quarts de leur temps hors de l'Allemagne » (VIII, 70).
La bourgeoisie n'a pas pu se développer en puissance sociale
suffisamment forte, elle n'a pas pu non plus bénéficier
de l'appui naturel de l'Etat monarchique contre la noblesse, comme
cela a été le cas dans le modèle français.
Mais le modèle anglais n'a pas non plus été
possible, à savoir l'alliance des villes avec l'aristocratie
terrienne contre le pouvoir monarchique, car les nobles allemands,
« contrairement à l'aristocratie anglaise, dit Bakounine,
s'étaient toujours distingués par une absence complète
de sens politique ». (VIII, 70.)
Les villes allemandes ne pouvaient donc compter que sur leurs propres
forces et sur leur alliance entre elles. Or, la Hanse, dit Bakounine,
ne fut jamais qu'une « alliance presque exclusivement commerciale
» ; pour qu'elle fût réelle, « il aurait
fallu qu'elle prît un caractère et une importance décidément
politiques_: qu'elle intervînt comme partie reconnue et respectée
dans la constitution même et dans toutes les affaires tant
intérieures qu'extérieures de l'Empire » (Ibidem).
La bourgeoisie, en somme, n'a pas pu s'ancrer dans le tissu institutionnel
de l'Empire. Or, précisément, les circonstances au
XIIIe siècle étaient extrêmement favorables,
pense Bakounine, divergeant en cela du point de vue d'Engels. La
bourgeoisie allemande aurait pu profiter de la dissolution des institutions
et du pouvoir pour se constituer en puissance autonome, donner à
la Ligue hanséatique « un caractère politique
beaucoup plus positif, celui d'une formidable puissance collective
réclamant et imposant le respect ».
L'Empire était alors affaibli par la lutte des Guelfes et
des Gibelins. La bourgeoisie aurait pu « conquérir
son indépendance et établir sa puissance politique
déjà au XIIIe siècle ». Mais, pour cela,
il aurait fallu que la bourgeoisie hanséatique ait une volonté
politique. Au lieu de cela, elle « ne sortit jamais des bornes
de la modération et de la sagesse, ne demandant que trois
choses_: qu'on la laissât paisiblement s'enrichir par son
industrie et par son commerce ; qu'on respectât son organisation
et sa juridiction intérieure, et qu'on ne lui »emandât
pas des sacrifices d'argent trop énormes en retour de la
protection ou de la tolérance qu'on lui accordait. Quant
aux affaires générales de l'Empire, tant intérieures
qu'extérieures, la bourgeoisie allemande en laissa le soin
exclusif aux “grands messieurs” (den grossen Herren),
trop modeste elle-même pour s'en mêler. » (VIII,
71.)
Sur ce point, Engels abonde dans le même sens que Bakounine.
« Les bourgeois allemands, dit-il, assoiffés d'argent,
trouvaient dans les troubles continuels la source de leur bien-être.
N'avaient-ils pas appris qu'il leur était plus profitable
de pêcher en eaux troubles ? Ils se laissaient exploiter et
rudoyer, parce qu'ils pouvaient se venger des aristocrates en usant
de méthodes bien dignes d'eux : ils escroquaient leurs oppresseurs
[3].»
Ni Engels ni Bakounine ne donnent jusqu'à présent
de raison vraiment convaincante à l'incapacité de
la bourgeoisie allemande à constituer des « intérêts
développés de classe » (Engels) ou à
développer un « caractère décidément
politique » (Bakounine). Engels semble penser plutôt
à des causes extérieures : le déplacement des
routes commerciales aurait « brisé la force des bourgeois
», ce qui disculpe ceux-ci de toute responsabilité,
alors que Bakounine penche plutôt pour des causes internes
: dépendance envers la noblesse, étroitesse de vues.
Tous deux soulèvent cependant une question intéressante,
celle du sort des régions périphériques de
l'Empire.
Engels évoque en effet la désagrégation du
territoire de l'Empire qui gagna d'abord la périphérie.
Ainsi, la Hollande fut « la seule partie de la Hanse à
conserver son importance commerciale mais elle se détacha
de l'Allemagne », et finit par « dominer tout le commerce
allemand ». La bourgeoisie de la petite Hollande avait développé
des intérêts de classe qui la rendaient plus puissante
que la bourgeoisie allemande bien plus nombreuse. Bien qu'Engels
ne le dise pas, on en déduit que la bourgeoisie hollandaise
avait atteint une cohésion politique que n'avait pas la bourgeoisie
allemande. Autrement dit, elle a réussi à faire à
son échelle ce que Bakounine reproche à la bourgeoisie
allemande de n'avoir pas su faire.
En dehors de l'Allemagne, dit Bakounine, dans les autres monarchies
protestantes, le peuple a su conserver un sentiment d'indépendance
et « maintenir sa liberté et ses droits contre les
envahissements de la noblesse et contre ceux de la monarchie »
(VIII, 81). Anticipant sur Max Weber, il déclare que «
les Pays-Bas durent leur naissance politique au protestantisme,
qui les tira du néant par la première révolution
populaire triomphante en Europe ». Le mouvement protestant
« imprima à la jeune nation hollandaise un essor industriel,
commercial, artistique et même scientifique et philosophique
qui transforma bientôt cette petite Hollande en un pays aussi
riche que puissant et qui devint plus tard le refuge de tous les
libres p »nseurs». On pense à ce que disait Max
Weber des Pays-Bas : « La petite et moyenne bourgeoise, classe
en pleine ascension où se recrutaient principalement les
entrepreneurs, était ici comme ailleurs composée,
pour la plus grande part, de “typiques” représentants
à la fois de l'éthique capitaliste et de la religion
calviniste » [4].
Partout, dit Bakounine, le protestantisme a produit l'esprit de
liberté et d'initiative, « donnant principalement à
la classe moyenne et aux corporations ouvrières des villes
un essor vigoureux et puisant ». Pourquoi en Allemagne le
protestantisme s'accompagne-t-il du despotisme des princes, de l'arrogance
des nobles et de la soumission des classes laborieuses ? (VIII,
416.) La réponse se trouve peut-être dans les premiers
siècles de la formation de la nation allemande.
A la fin du XIe siècle et au XIIe siècle, dit en
effet Bakounine, alors que se développent les libertés
municipales en Europe, que naît l'hérésie vaudoise
dans le Midi de la France, que se développe en France et
en Angleterre la philosophie scolastique considérée
par Bakounine comme la « première révolte implicite
de la raison contre la foi », l'Allemagne reste immobile.
Deux faits cependant sont à noter : la création de
l'ordre des Chevaliers teutoniques et de l'ordre des Porte-Glaives
livoniens, qui vont pousser l'expansion germanique vers le Nord
et le Nord-Est de l'Europe. Le processus de germanisation de ces
territoires, tel qu'il est décrit par Bakounine, est intéressant
en ce qu'il montre un premier exemple de subordination des intérêts
de la bourgeoisie à l'existence d'une classe nobiliaire.
Citant l'historien polonais Lelewel, Bakounine écrit : «
Afin d'assurer leur pouvoir et leurs conquêtes, les princes
établirent parmi les Slaves différents postes militaires
commandés par des gardiens des marches ou frontières,
appelés comtes des frontières ou margraves. »
C'est ainsi que se serait formé au sein des populations slaves
le margraviat de Brandebourg, qui fut l'embryon de l'actuel royaume
de Prusse. Presque tout ce royaume, selon Bakounine, serait «
un vaste ossuaire slave ».
Au Moyen Age, précise le révolutionnaire russe, on
ne parlait pas de civilisation, mais de christianisation, ce qui
signifiait, pour les Slaves, « pillage, massacre, viol, extermination
ou esclavage. C'est ainsi que les Allemands civilisèrent
ou convertirent successivement toutes les populations slaves entre
l'Elbe et l'Oder » (VIII, 418).
« Aussitôt qu'un nouveau pays slave venait d'être
conquis, les empereurs le divisaient en diocèses et y établissaient
des évêques qui obéissaient au primat archevêque
résidant toujours au centre de la colonie militaire. Puis,
autour des évêques venaient se »rouper et s'établir
de bons bourgeois de l'Allemagne apportant avec eux, dans ces pays
barbares, leur travail et leur industrie respectables, leurs coutumes,
leur administration municipale et le culte de l'autorité.
De cette manière, de nouvelles villes allemandes se formèrent
sur le territoire slave, et autour de ces villes s'élevèrent
les châteaux des chefs militaires, convertis en seigneurs
féodaux, maîtres de tout le pays cultivé par
la portion épargnée de la population slave, désormais
attachée à la glèbe.» (VIII, 418.)
Ces bourgeois, arrivés à la suite des militaires,
étaient, selon Bakounine, « humbles, serviles, lâchement
respectueux vis- à-vis de l'arrogance nobiliaire »,
mais « excessivement durs et pleins de mépris pour
les populations indigènes vaincues » (VIII, 82).
Bakounine indique donc les bases matérielles de la dépendance
de la bourgeoisie allemande envers la caste militaire, celle-ci
assurant à la fois la sécurité politique et
les débouchés économiques. Le développement,
dans les marches de l'Est, de ce que Bakounine appelle la civilisation
bourgeoise était lié à une politique d'expansion
territoriale et dépendait directement de l'hégémonie
de la classe militaire, maîtresse d'oeuvre de cette politique.
Engels mentionne bien cette politique d'expansion, mais il ne ressort
pas de son exposé la dépendance politique de la bourgeoisie.
Or, c'est cette dépendance qui va déterminer, selon
l'hypothèse de Bakounine, le caractère des rapports
de classe particuliers à l'Allemagne, et particulièrement
à la Prusse. En effet, la bourgeoisie a, en dessous d'elle,
une population indigène, paysanne, vaincue. Au phénomène
de l'exploitation économique s'ajoute celui de l'oppression
nationale. Parallèlement à l'opposition de classe
caractéristique des rapports féodaux (paysans-noblesse)
dans lesquels la bourgeoisie se place ici d'emblée du côté
des féodaux, il y aurait eu une opposition nationale entre
occupants germains et occupés slaves, dont les traditions,
notamment en matière de propriété foncière,
sont différentes.
La thèse bakouninienne montre une bourgeoisie allemande
qui, tout au long de son histoire, sera du côté du
pouvoir contre la paysannerie, même lorsque ses intérêts
exigeaient l'alliance avec cette classe, comme si elle avait acquis
depuis les temps les plus reculés un réflexe conditionné.
Le destin de la Ligue hanséatique s'inscrit assez bien dans
le schéma de Bakounine. La Ligue, en effet, était
étroitement dépendante des Chevaliers teutoniques,
commercialement et politiquement. L'écrasement de ceux-ci
par les Polonais fut une des causes du déclin des villes
de la Baltique. Mais également, le processus que décrit
Bakounine au Nord-Est de l'Allemagne vaut aussi pour le Sud-Est
avec l'Autriche. Engels ne dit-il pas d'ailleurs que l'Autriche
et le Brandebourg sont des « colonies bavaroise et saxonne
en territoire slave » ?
Pour illustrer la dépendance dans laquelle se trouve la
bourgeoisie envers la noblesse, Bakounine qualifie la civilisation
allemande d' « aristocratico-bourgeoise ». Elle est
représentée, sous l'oppression des Chevaliers teutoniques
- les « ancêtres des lieutenants-hobereaux actuels de
la Prusse » -, par « l'aimable chevalier, le vertueux
prêtre et l'honnête bourgeois ».
Que ce soit en Pologne ou en Bohême, il était naturel
que la noblesse, la bourgeoisie et le clergé, allemands ou
germanisés, fissent cause commune contre la masse paysanne.
Cette dernière ne se laissait pas germaniser ni christianiser
avec enthousiasme. Les hérésies religieuses qui, du
XIIe au XVe siècle, avaient traversé l'Allemagne sans
y trouver d'écho, trouvèrent un terrain propice en
Bohême, dont « le peuple asservi, mais non germanisé,
maudissait du plein de son coeur et cette servitude et toute la
civilisation aristocratico- bourgeoise des Allemands ».
C'est seulement après que les hérésies se
furent développées en Bohême qu'elles apparurent
de nouveau en Allemagne et s'y implantèrent dans la paysannerie.
De terribles révoltes paysannes secouèrent la Bohême
et semèrent la terreur chez les Allemands et chez les partisans
de l'empereur, dit Bakounine. Les Taborites « battirent toutes
les troupes de la Saxe, de la Franconie, de la Bavière, du
Rhin et de l'Autriche que l'empereur et le pape envoyèrent
en croisade contre eux_; ils nettoyèrent la Moravie et la
Silésie et portèrent la terreur de leurs armes dans
le coeur m »me de l'Autriche.»
Les Taborites furent finalement battus par la trahison d'un parti
tchèque formé par la coalition de la noblesse indigène
et de la bourgeoisie de Prague, « Allemands d'éducation,
de position, d'idées et de moeurs ». Ainsi, le modèle
allemand, selon l'hypothèse de Bakounine, a encore prévalu...
L'impuissance politique de la bourgeoisie allemande a toujours
été pour Bakounine l'objet d'une grande fascination.
Les explications qu'il donne ne sauraient se limiter à des
causes psychologiques, pourtant tentantes, comme l'esprit de soumission,
ou la servilité. Si celles-ci ne sont pas à dédaigner,
le révolutionnaire russe s'attache surtout à chercher
les causes historiques et sociales des comportements collectifs.
Il est intéressant de noter que dans ses notes manuscrites
sur la Guerre des paysans en Allemagne, où Engels tente d'expliquer
l'impuissance des bourgeois allemands, il fasse une remarque éminemment
bakouninienne : « Les idées issues des conditions matérielles
prennent ainsi à leur tout une forme matérielle, et
agissent sur l'évolution future [5] ».
Bakounine s'efforce constamment de montrer que les grandes évolutions
historiques s'expriment par des confrontations et par des alliances
politiques. La bourgeoisie allemande a été particulièrement
défavorisée, qui n'a pu trouver d'appui ni sur l'Etat
contre la noblesse, comme en France, ni sur la noblesse contre l'Etat,
comme en Angleterre. Elle n'a pas pu, non plus, comme en Italie,
trouver pour sa liberté un « encouragement dans la
guerre civile elle-même, qui, en divisant ses oppresseurs,
ses exploiteurs (...) diminue nécessairement la puissance
malfaisante des uns et des autres. »
On en viendrait presque à plaindre cette classe qui s'est
trouvée propulsée dans l'ère industrielle sans
jamais avoir pu prendre une initiative historique autonome.
__________
Quel crédit peut-on apporter à l'interprétation
que donne Bakounine de l'histoire de la société allemande
du Moyen Age ?
La christianisation des territoires germaniques à partir
du règne de Charlemagne a largement contribué à
consolider la position des Germains au Nord et au Centre de l'Europe.
Des expéditions militaires partaient régulièrement
vers l'Est pour se procurer des esclaves. F.L. Carsten, dans Origins
of Prussia, décrit la constitution des marches orientales
et explique que le Christ apparaissait aux Slaves comme un «
teutonicus Deus », une « religion étrangère
qui leur était apportée à la pointe de l'épée
». Le rapt d'esclaves prenait en outre le caractère
de croisade contre les payens. Ainsi, dit Bakounine, les Slaves
« détestaient le christianisme, et avec beaucoup de
raison, parce que le christianisme c'était le germanisme
» (VIII, 75).
Cependant, Bakounine se trompe lorsqu'il subordonne systématiquement
l'expansion religieuse à l'expansion militaire. Il ne semble
pas percevoir l'étroite interdépendance des deux processus,
bien que cela ne contredise pas le sens général de
son analyse. L'expansion religieuse, en effet, se faisait bien souvent
sous une forme militaire, en justification de visées politiques.
Ainsi, la fondation de l'évêché de Brandebourg
et de Havelberg par le roi Otton Ier, en 946-949, était un
acte politique consolidant les réclamations territoriales
sur la rive droite de l'Elbe. De plus, lorsque l'occupation d'un
territoire slave se fait par un ordre de moines soldats, il est
difficile de dire laquelle des deux motivations, religieuse ou politique,
domine...
La résistance des Slaves prit dès les début
la forme d'une opposition à la fois aux Germains et au christianisme.
Les Prussiens, qui à l'origine étaient un peuple apparenté
aux Lituaniens et aux Latviens, opposèrent une résistance
désespérée à la christianisation, que
seuls les Chevaliers teutoniques purent réduire après
cinquante ans de lutte acharnée et un génocide. Bakounine
ne dit rien de l'origine des Chevaliers teutoniques, et il n'en
parle jamais que pour mentionner leur rôle dans la germanisation
des territoires orientaux de l'Allemagne. Fondé à
Jérusalem, l'ordre n'assuma cependant ce rôle que par
hasard, après qu'il se fut installé successivement
à Acre, à Venise et à Marienbourg. Appelés
par le duc Conrad de Massovie qui ne parvenait pas à pacifier
les Prussiens, ils se virent offrir des terres et des privilèges
ainsi que la souveraineté entière sur tout territoire
conquis sur les Prussiens. Aidés de croisés venus
de toute l'Europe, ils réduisirent systématiquement
les territoires à l'Est de la Vistule inférieure.
Un nouvel Etat se constitua ainsi dans le coin Sud-Est de la Baltique,
dirigé par une puissante aristocratie ecclésiastique
qui prit en 1308 tout Dantzig et sa province, et coupa la Pologne
de la mer.
Le nouvel Etat ecclésiastique prussien était bien
mieux administré, bien plus avancé que les principautés
contemporaines de Pologne et d'Allemagne. Carsten écrit à
ce sujet qu'à ce jour « les vastes archives de l'ordre
teutonique portent témoignage de ses critères uniformes
d'administration, de sa division du travail entre de nombreux fonctionnaires
professionnels, de son organisation hautement centralisée,
de sa grande richesse et de sa p »issance financière.»
Mais si Bakounine ne se trompe pas sur le rôle joué
par les Chevaliers teutoniques et par l'ordre des Porte-glaives
livoniens, qui leur furent rattachés en 1237, il ne mentionne
pas le fait que dans bien des cas, l'aristocratie slave collabora,
et trouva avantage à se rattacher à l'Empire germanique,
comme ce fut le cas en Poméranie et en Silésie.
De même, si ce que dit Bakounine de l'expansion germanique
est dans l'ensemble exact, il n'en mentionne pas toutes les causes.
L'accroissement démographique de l'Europe occidentale, en
particulier en Allemagne, la réduction du nombre des terres,
les catastrophes naturelles jouaient autant que le désir
de conquête, le besoin de caser les fils cadets ou encore
la fuite des serfs. Un vaste mouvement d'émigration vers
l'Est s'est esquissé qui comprenait toutes les classes de
la société germanique : nobles, clergé, serviteurs,
bourgeois, paysans. La classe militaire jouait un rôle essentiel,
du moins dans un premier temps, mais bien vite les tâches
économiques prenaient le relais : défrichage, drainage,
construction de routes, de ponts...
Carsten indique que les Slaves se sont rapidement accommodés
de la domination germanique parce qu'ils en ont profité.
Dans les principautés militaires slavones, les considérations
militaires n'ont pas joué un grand rôle. « Ce
n'est qu'en Prusse qu'elles ont continué de jouer un rôle
important dans la colonisation du pays_: la résistance des
indigènes a continué pendant longtemps. »
Ainsi, bien que le schéma de Bakounine ne soit pas fondamentalement
contredit, il doit être nuancé. Le révolutionnaire
russe sous-estime en particulier l'importance de l'Eglise dans la
colonisation des terres slaves. L'Eglise possédait le tiers
des terres du Brandebourg ; les quatre évêchés
prussiens « ont reçu des territoires encore plus vastes,
probablement à cause du caractère ecclésiastique
de l'Etat prussien », dit Carsten.
Les ordres de chevaliers - les moines soldats - ont joué
un rôle déterminant dans l'expansion, mais pas aussi
exclusif que semble le penser Bakounine. Dans certains cas ils se
sont installés après les évêchés,
mais ils ont alors réussi à acquérir des possessions
colossales. En Poméranie, les nobles allemands sont arrivés
relativement tard, après les monastères, et sans conquête
ni dépossession des nobles slaves avec lesquels ils ont fini
par fusionner.
Les terres les plus orientales de l'Allemagne du temps de Bakounine
ne sont donc pas de façon aussi exclusive qu'il ne le dit
un « vaste ossuaire slave ». Il reste que l'essentiel
du tableau qu'il dresse est dans l'ensemble juste.
__________
L'autre point sur lequel Bakounine s'appuie dans son examen des
origines de la société allemande est l'histoire de
la Ligue hanséatique. La thèse de Bakounine, rappelons-le,
est que la bourgeoisie allemande a manqué de sens politique,
qu'elle a raté l'occasion d'affirmer son hégémonie,
qu'elle s'est soumise à l'aristocratie militaire contre la
paysannerie.
La bourgeoisie hanséatique a grandement profité des
progrès de la colonisation vers l'Est, et les villes allemandes
ont prospéré jusqu'au XIVe siècle. Les villes
de la Baltique occupaient une position dominante sur la route de
Bruges à Novgorod. Plusieurs facteurs ont provoqué
le déclin de cette vaste organisation, et dans une large
mesure l'absence de sens politique que lui reproche Bakounine est
justifié. Certaines causes cependant seraient apparues de
toute façon, et l'absence de sens politique se révéla
surtout dans l'incapacité de la bourgeoisie hanséatique
à s'adapter aux circonstances nouvelles.
Les marchandises circulant entre Bruges et Novgorod devaient être
transbordées pour éviter de contourner la presqu'île
du Jutland. Cela convenait pour des produits tels que les épices,
les fourrures et les tissus, mais pas pour des marchandises volumineuses
comme le bois ou le blé, dont la demande croissait en Occident.
Aussi trouva-t-on une autre voie autour du Jutland, ce qui défavorisa
Lübeck.
Les villes de Prusse avaient, au début, accueilli favorablement
le commerce étranger direct qui les émancipait du
contrôle de Lübeck. Les marchands anglais, hollandais,
vendirent de grandes quantités de biens dans l'intérieur
de la Prusse et de la Pologne, mais dès 1401, les marchands
hanséatiques de Novgorod se plaignirent qu'on achetât
à crédit des marchandises flamandes. Il arrivait en
Russie plus de produits que ce que le marché pouvait y absorber.
Les marchands, qui devaient payer leurs prêteurs flamands,
vendaient au prix le plus bas, voire à perte. La concurrence
effrénée entre marchands anglais, hollandais, hanséatiques,
contribua pour une part au déclin de la Hanse, mais un fait
politique fut également déterminant : les Chevaliers
teutoniques, qui étaient un important partenaire commercial
de la Hanse, furent battus par les Polonais à la bataille
de Tannenberg ; dès lors, l'ordre déclina et une période
de guerres, d'invasions, suivie de la dépopulation, s'ensuivit.
La monnaie perdit de la valeur, les crises, l'insécurité
affectèrent grandement le commerce et la richesse des villes
de la Baltique au XIVe siècle. Les revenus des nobles et
des propriétaires terriens baissèrent, le manque de
main d'oeuvre dans les campagnes affecta l'agriculture, donc l'approvisionnement
des villes. Les concurrents étrangers apparurent à
un moment de contraction des marchés. Ils pénétraient
à l'intérieur des terres et achetaient le blé
directement aux producteurs, et le chargeaient dans des ports qui
échappaient au contrôle des villes de la Hanse.
En 1417, Lübeck proposa de ne plus accepter les Hollandais
comme bourgeois dans les villes hanséatiques et de réduire
leur liberté de commercer. D'autres se plaignirent que les
Hollandais, les Zélandais, se rendissent journellement en
Livonie et y envoyassent leurs fils étudier les langues orientales.
On se plaignait aussi que les Flamands avaient les meilleurs bateaux.
Les plaintes des marchands hanséatiques révèlent
leur manque de dynamisme, leur incapacité à s'adapter
aux circonstances nouvelles : « La Ligue tenta d'exclure les
concurrents par des mesures restrictives et protectionnistes, une
tâche difficile, même s'il y avait eu une unité
complète parmi les villes de la Hanse », dit Carsten.
Des événements indépendants de la volonté
des bourgeois de la Baltique ont contribué au déclin
de leurs villes : contraction des marchés, crise agraire,
concurrence, guerres, brigandage. Mais « last but not least
», dit Carsten, ce qui a été déterminant
fut la politique protectionniste qu'ils adoptèrent, et que
par ailleurs ils ne furent même pas capables d'imposer. Il
était naturel que la Hanse tentât de préserver
son monopole, de restreindre le commerce à certaines villes,
de renforcer les privilèges au profit d'une étroite
aristocratie marchande, mais de telles tentatives étaient
vouées à l'échec.
On peut citer l'exemple de Nuremberg, à la même époque,
qui florissait sous une politique commerciale libérale. Il
est étonnant que lorsque les circonstances furent devenues
plus favorables, au XVIe siècle, les villes allemandes de
la Baltique se montrèrent incapables de remonter la pente
: cela relève des « défauts fondamentaux internes
à la Hanse plutôt que des événements
extérieurs, comme cause ultime de son déclin ».
« La décadence des villes de l'Est fut un fait d'importance
fondamentale dans le cours de l'histoire allemande et européenne.
Elle ouvrit la voie à la montée de la noblesse, et
elle sépara les événements de l'Est de ceux
de l'Ouest_: là, la nouvelle montée »es villes
et des classes moyennes urbaines transforma l'Etat et la société,
mais l'Est cessa de participer à ce développement
[6].»
Les marchands allemands de la Hanse furent donc incapables, on
le voit, de faire face à la concurrence des Hollandais, des
Zélandais, des Flamands, plus imaginatifs, mieux équipés,
plus dynamiques. L'histoire religieuse de l'Empire germanique, et
particulièrement celle de la Réforme, révélera
que ces hommes, dynamiques commercialement, feront preuve de la
même vigueur dans le domaine politique.
II.- LA GUERRE DES PAYSANS
Le destin de l'Allemagne se joue une nouvelle fois au début
du XVIe siècle avec la Réforme religieuse et avec
la tragédie qui en brisera tous les effets positifs, la guerre
des paysans de 1525. C'est en effet à partir de cette date
que commence selon Bakounine le long sommeil qui s'abattit sur le
pays jusqu'à la moitié du XVIIIe siècle.
Lassalle considérait que la révolte paysanne avait
été un mouvement réactionnaire parce que les
paysans allemands avaient demandé l'abolition des privilèges
des princes et la représentation exclusive aux diètes
de la propriété foncière indépendante
et libre. A l'opposé, le mouvement des princes, en réclamant
un pouvoir échappant à la tutelle de la propriété
foncière, aurait représenté un « concept
de l'Etat » qui constituait « un progrès de la
liberté dans l'évolution historique et par là
même un mouvement révolutionnaire » (A. Lehning,
VIII, note 153.)
Bakounine s'en prend violemment à Lassalle pour avoir défendu
ce point de vue, mais commet l'erreur de confondre les positions
de ce dernier avec celles défendues par Marx et Engels. En
les classant tous trois sous l'appellation de « doctrinaires
du communisme allemand », il montre qu'il ne connaissait pas
la brochure d'Engels, La Guerre des paysans en Allemagne, publiée
alors qu'il était en prison.
L'argumentation de Lassalle est présentée comme une
illustration de la théorie communiste des phases successives
de développement historique. « Les doctrinaires du
communisme allemand sont tellement convaincus qu'en dehors de cette
voie il n'y a point de salut pour les peuples, qu'ils osent dire
et imprimer (voyez Lassalle) que ce fut un grand bonheur pour le
peuple allemand que le soulèvement de » paysans en
1525 ait été comprimé par les efforts réunis
de la noblesse et des princes de l'Allemagne, appuyés par
l'indifférence, pour ne point dire par l'hostilité
de la bourgeoisie des villes, et encouragés par les encycliques
du doux Mélanchton et de Luther.» (VIII 464.)
Selon Lassalle, ajoute Bakounine, le succès de la révolte
aurait « détourné la nation allemande de la
ligne normale de son développement économique et par
conséquent aussi public, en établissant et en consolidant
parmi les paysans de l'Allemagne le principe aristocratique de la
propriété individuelle et héréditaire
de la »terre.» Comme si, ironise le Russe, ce principe
ne s'était pas imposé malgré la répression
de la révolte.
Ailleurs, Bakounine dit encore :
« Les théoriciens du communisme allemand, Ferdinand
Lassalle et bien d'autres encore, poussés par leur antipathie
singulière, mais systématique et qui trahit leurs
instincts bourgeois, contre tout mouvement révolutionnaire
spontané des paysans ou des travai »leurs de la terre,
ont énoncé cette idée baroque que la défaite
des paysans de la Franconie en 1525, par les forces réunies
des seigneurs et des princes, qui en firent un terrible massacre,
fut, au point de vue du développement rationnel et normal
de la liberté et du socialisme, d'un immense avantage pour
l'Allemagne parce que les paysans, disent-ils, tendant alors comme
aujourd'hui à la propriété individuelle, représentaient
et continuent de représenter encore l'élément
aristocratique, féodal, terrien ; tandis que les villes,
par le développement de leur travail productif, tendant nécessairement
à devenir de plus en plus collectif et, par la mobilisation
de plus en plus étendue des fortunes privées, tendant
tout aussi nécessairement à s'associer en d'immenses
capitaux commanditaires de l'industrie et du commerce, représentent
inévitablement et toujours davantage l'élément
démocratique...» (VIII, 437.)
Les commentaires de Bakounine sur le point de vue de Lassalle constituent
littéralement une leçon d'analyse matérialiste
de l'histoire. Si on poursuit le raisonnement de Lassalle, dit-il,
ce fut un grand malheur que les paysans français aient été
émancipés par la Grande Révolution et qu'ils
aient pu acquérir les biens de l'Eglise et de la noblesse
émigrée. Certes, il eût été plus
heureux si les paysans français avaient pu devenir propriétaires
collectifs, et non individuels de la terre ; mais les idées
collectivistes étaient alors ignorées, elles ne furent
proclamées qu'à la fin de ce grand drame révolutionnaire
par Babeuf.
Fallait-il que les paysans français ne s'emparent pas de
la terre avant qu'ils aient compris les idées collectivistes
? Fallait-il qu'ils restassent des serfs ou des prolétaires
jusque-là ? Quant aux paysans allemands, sont-ils plus sensibles
aujourd'hui à la propagande socialiste que les paysans français
?
Bakounine envisage la question de deux points de vue : celui de
la stratégie politique et celui de l'évolution historique.
Sur le premier point, il montre que l'accession de la paysannerie
à la propriété individuelle est une nécessité
politique. Si les paysans français ne s'étaient pas
emparés de la terre de la noblesse et de l'Eglise, la puissance
de l'une et de l'autre serait restée debout, comme c'est
le cas encore de la noblesse allemande, « de manière
que la révolution socialiste aurait aujourd'hui à
combattre, à côté de la puissance malfaisante
de la bourgeoisie, encore celle de ces deux anciens corps ».
L'accession de la paysannerie à la propriété
contribue donc à briser les bases matérielles du pouvoir
des classes de l'Ancien régime fondé précisément
sur la propriété foncière ; et elle est une
garantie du succès de la révolution bourgeoise. En
effet, si les paysans français n'avaient pas trouvé
« leur liberté et leur intérêt »
dans la révolution, ils ne l'auraient pas défendue
contre l'Europe entière coalisée contre elle. Si,
en conséquence, l'accession à la propriété
de la paysannerie est une nécessité politique, elle
est aussi, du point de vue de la révolution bourgeoise, une
nécessité historique.
Si l'insurrection de 1525 avait triomphé, « les paysans
allemands depuis trois siècles et demi auraient été
libérés du servage, ils eussent eu maintenant derrière
eux plus de trois siècles et demi de propriété
individuelle de la terre. Il eût fallu que le peuple allemand
soit bien bête, et il est b »en loin de l'être,
pour que l'une et l'autre n'aient pas eu le temps de développer
l'une ses fruits positifs, l'autre ses conséquences négatives»
(VIII, 465).
Le triomphe de la révolution des campagnes aurait nécessairement
entraîné la révolution des villes d'Allemagne,
la puissance des seigneurs féodaux aurait été
renversée, et l'opposition entre les villes et les campagnes
aurait été, « jusqu'à un certain point,
au moins », supprimée.
Les extraits de Bakounine mentionnés sont tirés de
deux fragments de l'Empire knouto-germanique qui traitent de ce
que le révolutionnaire russe appelle le « fatalisme
historique », c'est-à-dire les phases successives du
développement historique. Mais c'est dans la lettre à
La Liberté du 18 octobre 1872 que les divergences théoriques
avec Marx sont exprimées sur le fond et le plus clairement.
Les marxistes, dit en effet Bakounine, ne repoussent pas «
d'une manière absolue notre programme. Ils nous reprochent
seulement de vouloir hâter, devancer la marche lente de l'histoire,
et de méconnaître la loi positive des évolutions
successives. »
Cependant, comme toutes les oppositions théoriques de Bakounine
envers Marx, celle-ci doit être relativisée. En effet,
ce n'est en réalité pas la théorie des évolutions
successives que Bakounine conteste, mais le caractère absolu
que Marx semble vouloir lui donner. Il est vrai, dit Bakounine,
que les historiens qui, jusqu'à présent, ont essayé
de tracer le « tableau de la société humaine
» se sont toujours inspirés d'un point de vue idéaliste
: ils ont négligé le « point de vue anthropologique
et économique, qui forme pourtant la base réelle de
tout développement humain » (VIII, 283). Marx a certes
développé ce point de vue, dit Bakounine, mais les
communistes allemands ne voient dans l'histoire humaine que le reflet
nécessaire du développement des faits économiques.
« Ce principe, dit-il, est profondément vrai lorsqu'on
le considère sous son vrai jour, c'est-à-dire d'un
point de vue relatif », mais « envisagé et posé
d'une manière absolue, comme l'unique fondement et la source
première de tous les autres principes », il devient
complètement faux [7].» Bakounine reproche à
Marx de ne pas tenir compte de « la réaction, pourtant
évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses
sur la situation économique » [8].
Or, Marx, à la fin de sa vie, confirmera le point de vue
bakouninien : en 1881 il reconnaît que la « fatalité
historique » du mouvement de la société capitaliste
est « expressément restreinte aux pays d'Europe occidentale
» [9]. De même, un an après la mort de Bakounine,
Marx reconnaît que son « esquisse de la genèse
du capitalisme dans l'Europe occidentale » en étapes
successives devait être considérée avec réserve
[10]. Il s'agit rien moins que d'un alignement (discret il est vrai,
et sans conséquence sur le corps de doctrine du marxisme)
aux réserves formulées par Bakounine. Et à
l'inverse, à y regarder de plus près, l'examen attentif
des critiques formulées par Bakounine contre Lassalle révèle
qu'il lui reproche ni plus ni moins que de ne pas respecter la loi
des évolutions successives, en sautant l'étape que
constitue l'accession de la paysannerie à la propriété
individuelle, étape qui est une condition de la destruction
de l'ordre féodal.
On touche donc là encore une des causes de l'échec
de la révolution démocratique en Allemagne. L'échec
de la constitution d'institutions politiques fondées sur
des classes qui auraient eu accès à la propriété
individuelle de la terre, a maintenu dans les campagnes des rapports
de type féodal ; la bourgeoisie allemande s'est ainsi trouvée
privée du concours de cette masse paysanne indispensable
à la réussite de la révolution.
La guerre des paysans se situe à la fois en plein dans le
mouvement de la Renaissance et dans celui de la Réforme.
Bakounine invite à distinguer entre ces deux mouvements,
du moins pour ce qui concerne l'Allemagne. Ils parurent se confondre
pendant plusieurs années, de 1517 à 1525, mais ils
étaient animés par un esprit tout à fait opposé.
Le premier était « profondément humanitaire
», le second, fanatiquement religieux. La Renaissance était
révolutionnaire par principe, dit Bakounine, alors que la
Réforme était forcée de l'être par position.
C'est très précisément ainsi qu'est définie
la personnalité de Luther. Il est présenté
comme un personnage contradictoire, animé d'une saine vigueur
et d'un tempérament léonin comme les aime Bakounine
; c'est un révolutionnaire par prédisposition qui
ne voulait plier que devant Dieu. Mais comme théologien,
il est nécessairement réactionnaire.
Les premiers rugissements de ce « rude et grand Allemand
» furent révolutionnaires : ses manifestes contre Rome,
ses invectives contre les princes d'Allemagne, sa polémique
passionnée contre Henri VIII d'Angleterre ; de 1517 à
1525, « on n'entendit plus que les éclats de tonnerre
de cette voix qui semblait appeler le peuple d'Allemagne à
une rénovation générale, à la révolution
» (VIII, 80). C'est le doux Mélanchton, le «
savant théologien et rien qu'un théologien (...) en
réalité son maître et le museleur de cette nature
léonine », qui l'enchaîna définitivement
à la réaction. Les paysans se soulevèrent aux
cris de « guerre aux châteaux, paix aux chaumières
». Ce fut un moment critique pour toute la destinée
politique de l'Allemagne : si Luther avait pris la tête du
mouvement, si la bourgeoisie des villes l'avait appuyé, c'en
eût été fait de l'Empire, du despotisme princier
et de l'insolence nobilaire. Mais pour cela, dit Bakounine, il eût
fallu que Luther ne fût pas théologien et que les bourgeois
des villes d'Allemagne ne fussent pas des bourgeois allemands...
A cette même époque, Thomas Münzer et les anabaptistes
de Münster furent les premiers dans l'histoire à proclamer
le dogme de l'égalité politique et sociale (VIII,
387). Mais dix ans après l'écrasement de la révolte,
fut étouffée la dernière insurrection provoquée
en Allemagne par la Réforme : la tentative d'une «
organisation mystico-communiste » par les anabaptistes de
Münster, dirigée par Jean de Leyde, qui fut, dit Bakounine,
supplicié aux acclamations de Luther et Mélanchton.
En 1530, les deux théologiens avaient « posé
les scellés sur tout le mouvement ultérieur, même
religieux ». Ils avaient présenté à l'empereur
et aux princes leur Confession d'Augsbourg qui « pétrifiait
d'un seul coup le libre essor des âmes, reniant même
cette liberté des consciences individuelles au nom de laquelle
cette Réformation s'était faite », imposant
comme loi absolue et divine un dogmatisme nouveau, « sous
la garde des princes protestants reconnus comme les protecteurs
naturels et les chefs du culte religieux ». Il se constitua
« une nouvelle Eglise officielle qui, plus absolue même
que l'Eglise catholique romaine, aussi servile vis-à-vis
du pouvoir temporel que l'Eglise de Byzance, constitua désormais,
entre les mains de ces princes protestants, un instrument de despotisme
terrib »e et condamna l'Allemagne tout entière, protestante
et par contrecoup catholique aussi, à trois siècles
au moins du plus abrutissant esclavage.» (VIII 80-81.)
La tendance des princes à se partager les débris
du pouvoir spirituel du pape, et, accessoirement, les biens de l'Eglise,
à se constituer en chefs de l'Eglise dans les limites de
leurs Etats respectifs est commune à toutes les monarchies
protestantes, dit Bakounine : ce fut le cas en Angleterre, en Suède,
au Danemark, en Norvège. Mais dans ces pays, le peuple a
su maintenir ses droits contre les envahissements de la noblesse
et de la monarchie. En Allemagne, le peuple, « si plein de
rêves, mais si pauvre de pensées libres et d'action
ou d'initiative populaire », a été fondu dans
le moule de la soumission au pouvoir. « Il avait fait un rêve
de liberté et il se réveilla plus esclave que jamais.
Dès lors, l'Allemagne devint le vrai centre de la réaction
en Europe. »
L'intention de Bakounine n'est évidemment pas de faire un
travail d'historien de la guerre des paysans, mais de mettre en
relief le mécanisme par lequel l'écrasement de la
révolte, l'absence de lien entre le mouvement paysan et la
bourgeoisie, le ralliement de cette dernière aux princes
contre la paysannerie, permirent la mise en place d'un système
politique et d'un type de rapport entre les classes dont l'Allemagne
des anées 1870 est encore l'héritière. Ce sont
les événements de 1525 qui ont forgé l'Allemagne
d'aujourd'hui, dit-il en substance : la conséquence de la
défaite de la révolte est la constitution d'une administration
bureaucratique : l'idée est intéressante car c'est
sans doute le premier exemple d'un théoricien du mouvement
ouvrier qui attribue la constitution d'une bureaucratie d'Etat à
la défaite d'une révolte populaire, à l'écrasement
de la révolte paysanne de 1525, lors de laquelle les paysans,
« abandonnés et trahis par les bourgeois des villes
», furent massacrés par les nobles et les princes allemands.
« Ce fut précisément alors que commença
à se développer dans toute son étrange splendeur
en Allemagne la puissance croissante et soi-disant progressiste
et révolutionnaire de l'Etat militaire, bureaucratique et
tranquillement despotique. » (III, 208.)
Alors que la bourgeoisie allemande avait été capable
d'un grand dynamisme, le mouvement économique, industriel
et commercial se ralentit considérablement. La double révolution
qui marqua la transition du Moyen Age à l'âge moderne,
à savoir : 1. la révolution économique, «
qui, sur les ruines de la propriété féodale,
devait fonder la nouvelle puissance du capital » ; 2. la révolution
religieuse « qui avait réveillé la vie politique
dans tous les autres pays » ; cette double révolution
aboutit en Allemagne à l'appauvrissement et à l'engourdissement
matériel ainsi qu'à la prostration intellectuelle
et morale.
L'écrasement de la révolte paysanne de 1525 avait
affaibli les énergies populaires ; la Réforme avait
abouti non pas à l'émancipation de l'esprit mais à
l'assujettissement de la religion au pouvoir des princes. «
A cette époque, dit Bakounine, en Allemagne, les mots “patrie”,
“nation”, étaient complètement ignorés.
Il n'y avait que l'Etat, ou plutôt une infinité d'Etats
grands, moyens, petits et très petits (...). Pour le sujet,
et à plus forte raison pour le fonctionnaire, l'Allemagne
n'existait pas : il ne connaissait que l'Etat, grand, moyen ou petit
qu'il servait et qui se résumait pour lui à la personne
du prince» (III, 211). En quelque sorte, le sentiment d'appartenir
à l'Etat était un substitut au sentiment national
qui n'a pas de terrain pour s'exprimer. La multiplicité des
Etats entraîne la multiplication de cette classe de fonctionnaires
chargée de gérer le plus rationnellement possible
les affaires du souverain :
« Toute la science du bureaucrate consistait en ceci : maintenir
l'ordre public et l'obéissance des sujets, et leur soutirer
autant d'argent que possible pour le trésor du souverain,
sans les ruiner complètement et sans les pousser par le désespoir
à la révolte.» (III, 211.)
L'absence d'Etat, d'Etat national, provoqua une hypertrophie de
l'idée de l'Etat. On peut imaginer, dit Bakounine, quel dut
être l'esprit de ces honnêtes philistins de la bureaucratie
allemande qui, ne reconnaissant après Dieu, d'autre objet
de culte que cette horrible abstraction de l'Etat personnifiée
dans le prince, lui immolait consciencieusement tout : « Brutus
nouveau en bonnet de coton et sa pipe pendante à la bouche,
chaque fonctionnaire allemand était capable de sacrifier
ses propres enfants à ce qu'il appelait, lui, la raison,
la justice et le droit suprême de l'Etat. » (III, 211.)
La bureaucratie devint en Allemagne une science enseignée
dans les universités : « Cette science pourrait être
appelée la théologie moderne, la théologie
du culte de l'Etat. » (VIII, 82.)
Il est intéressant également de noter que Bakounine
attribue à la bureaucratie un caractère sacerdotal.
Lorsque le pouvoir politique et le pouvoir idéologique se
confondent, lorsque le souverain détient en même temps
le rôle de chef de l'Eglise (« le souverain prend la
place du bon Dieu... »), les bureaucrates deviennent les prêtres
de l'Etat et le peuple est « la victime toujours sacrifiée
sur l'autel de l'Etat [11] . »
Bakounine fait d'ailleurs remarquer que la « science du service
des Etats », la science politique, est constituée de
deux disciplines principales : la bureaucratie et la diplomatie.
La première est née en Allemagne, la seconde en Italie
sous l'inspiration de Machiavel. Toutes deux se sont constituées
dans des nations politiquement morcelées en réponse
à des nécessités spécifiques.
Bakounine, nous l'avons dit, ne connaissait pas La Guerre des paysans
en Allemagne, publié en 1850 alors qu'il était en
prison. Le petit livre fut d'ailleurs très peu diffusé
et ne rencontra aucun écho dans la presse. Il existe entre
les points de vue des deux hommes beaucoup de correspondances, mais
évidemment les conclusions auxquelles ils parviennent sont
différentes.
Tous deux reconnaissent le rôle des prédications de
Luther dans le déclenchement de l'insurrection. Il est frappant
qu'ils ont tous deux à l'esprit la révolution de 1848
lorsqu'ils évoquent la guerre de paysans. Les dernières
lignes de Bakounine dans le chapitre qu'il consacre à l'histoire
du libéralisme allemand (VIII, 67-82) rejoignent les premières
lignes du livre d'Engels. Bakounine dit en effet que depuis qu'il
existe une nation germanique, jusqu'en 1848, seuls les paysans ont
prouvé qu'ils étaient capables de se révolter
contre l'oppression. Engels quant à lui, dès le début
de son livre, cherche à démontrer que « le peuple
allemand a, lui aussi, des traditions révolutionnaires ».
Mais le seul exemple qu'il puisse donner est celui d'une insurrection
paysanne. Au lendemain de l'échec de la révolution
de 1848, Engels est motivé surtout par le besoin de rappeler
que l'Allemagne a eu elle aussi de rudes et vigoureux lutteurs,
et que les adversaires de 1525 sont restés en grande partie
ceux de 1848. Les analyses de Bakounine et d'Engels sur Luther et
Mélanchton sont les mêmes. Pour le Russe, Luther est
un « grand Allemand », un tempérament révolutionnaire,
mais malheureusement aussi un théologien. Le « doux
Mélanchton », lui, était un « savant théologien,
et rien qu'un théologien ». C'est Mélanchton
qui entraîna Luther vers la réaction, il fut le «
maître de cette nature léonine ». Engels, quant
à lui, dit de Mélanchton qu'il était un «
modèle du casanier maladif, de philistin ».
Selon Engels, Luther avait tout d'abord attaqué en 1517
les dogmes et la constitution de l'Eglise catholique, mais son opposition
« n'excluait aucune tendance plus radicale ». Sa «
forte nature paysanne » se manifesta au cours de cette période
de la manière la plus impétueuse. Bakounine et Engels
s'accordent pour penser que le peuple allemand se mit en mouvement
à la suite des prédications de Luther, mais qu'à
partir de là, les tendances de la société allemande
se séparèrent et que Luther trahit le mouvement qu'il
avait lancé et rallia le camp de la réaction. D'une
façon générale, les réflexions de Bakounine
sur la société allemande montrent comme une constante
que les chefs des mouvements de révolte ou d'opposition finissent
par se rallier au pouvoir, comme apeurés par la dynamique
qu'ils ont contribué à lancer.
Le radicalisme initial de Luther, suivi de la modération
la plus plate, est comparé par Bakounine et Engels au comportement
des libéraux allemands de 1848. Tous deux soulignent également
que l'abandon du mouvement paysan par les bourgeois conduisit ceux-ci
à se mettre de façon accrue sous la domination des
princes.
De Thomas Münzer, Engels déclare qu'il « dépassait
de beaucoup les idées et les revendications immédiates
des paysans et des plébéiens ». Selon Bakounine,
Münzer et les anabaptistes furent les premiers à proclamer
le dogme de l'égalité politique et sociale ; ils partagent
avec Babeuf le mérite d'être parmi ces hommes qui anticipent
sur les idées de l'avenir, « comme on annonce quelquefois
au théâtre la pièce du lendemain » (VIII,
465).
Cependant, l'intérêt du livre d'Engels pour notre
propos ne réside pas tant dans les analogies qui peuvent
exister entre ses thèses et celles de Bakounine, que dans
la vision de la révolution de 1848 contenue dans l'analyse
de la révolte de 1525 et dans le rôle qui est attribué
à la paysannerie.
Dans l'Idéologie allemande, Marx écrit que «
les grandes révoltes du Moyen Age partirent toutes des campagnes
mais leur échec fut total_: vivant dispersés, les
paysans étaient demeurés incultes ». Cette «
petite phrase », à y regarder de plus près,
contient plus qu'il n'y paraît. En même temps qu'elle
exclut définitivement la paysannerie comme acteur positif
de la révolution, elle définit les conditions d'une
révolution sociale : concentration et culture de la classe
révolutionnaire. Or, la centralisation de l'Etat et la concentration
du capital, d'une part, et la possession, par la classe ouvrière
allemande, de l'héritage philosophique de la nation, constituent
les deux titres qui légitiment le rôle de phare joué
par la classe ouvrière allemande en Europe.
Or, Engels, curieusement, s'efforce de montrer dans La Guerre des
paysans que la dispersion n'a pas empêché la paysannerie
de s'organiser efficacement, et que cette dernière était
loin d'être inculte, si on entend par là qu'elle maîtrisait,
relativement à l'époque, un savoir qui contribuait
à créer une unité de pensée et d'intérêts
et qui assurait sa cohésion idéologique et pratique.
De plus, elle avait en la personne de Münzer et de ses disciples
une véritable avant-garde qui développait une orientation
révolutionnaire cohérente. L'échec du mouvement
paysan fut peut-être dû à sa dispersion, mais
ce ne fut certainement pas la cause principale, et cet échec
ne tient pas tant à la nature paysanne de la révolte
qu'à un ensemble de facteurs beaucoup plus complexe, parmi
lesquels la trahison de la bourgeoisie urbaine vient en bonne place.
Dans l'historique des prodromes de l'insurrection, Engels raconte
avec un plaisir manifeste le travail de ces prédicateurs
qui ont insufflé aux masses paysannes, à travers l'interprétation
de la Bible, le sentiment de leur droit, qui est, selon Bakounine,
la première condition d'une révolution. Il s'émerveille
de la réceptivité des masses devant ces prédications
et de l'accueil qu'elles y firent : ici, une assemblée de
40 000 personnes, là, une armée de 16 000 paysans
faisant le siège d'un château.
La ténacité de ces hommes qui reconstruisirent leur
organisation secrète chaque fois qu'elle était démantelée
est également mise en valeur. Les chefs, dispersés
par la répression, reviennent peu après recommencer
leur travail d'organisation. Les prédicateurs voyagent de
province en province, échappant à la répression
grâce au soutien de la population qui les cachent. Ainsi,
la dispersion apparaît comme une condition de la réussite
de l'extension du mouvement. Les révolutionnaires paysans
trouvent partout un soutien :
« On ne peut qu'admirer la ténacité et la constance
avec lesquelles les paysans de l'Allemagne du Sud conspirèrent
pendant près de trente ans, à partir de 1453, surmontèrent
toutes les difficultés provenant de leur état de dispersion
et s'opposèrent à la constitution d'une vaste organisation
centralisée, et, après de nombreux démantèlements,
défaites et exécutions de leurs chefs, renouèrent
chaque fois les fils de la conspiration, jusqu'au jour de l'insurrection
générale.»
Le mouvement paysan hongrois, que décrit Engels, constitue
une démonstration de leur capacité à l'action
concertée, et même de leur capacité politique.
Après s'être emparés de la ville de Csanad,
ils proclamèrent la république, l'abolition de la
noblesse, l'égalité de tous et la souveraineté
du peuple - programme qui, traditionnellement, dans la vision marxiste
de l'histoire, revient à la bourgeoisie, et qui va en l'occurrence
bien au-delà des revendications de la bourgeoisie allemande
de 1848.
Après une des nombreuses vagues de répression et
d'arrestations qui frappèrent le mouvement paysan, apparut
un chef de valeur, Joss Fritz, dont Engels loue l'habileté,
le talent diplomatique et l'inlassable persévérance.
« Conspirateur modèle », il réussit à
impliquer un nombre incroyable de gens appartenant aux catégories
sociales les plus diverses», s'émerveille Engels. «
Il semble à peu près certain qu'il organisa même
plusieurs degrés, plus ou moins séparés, dans
la conspiration. Tous les éléments utilisables furent
employés avec une prudence et une habileté extraordinaires.
»
Engels fait également remarquer que les chemineaux et les
mendiants furent employés, que Joss Fritz était en
rapport avec les rois des mendiants et tenait par leur intermédiaire
toute la nombreuse population des vagabonds : « Ces rois des
mendiants jouent un rôle considérable dans sa conspiration.
» Lorsqu'il écrivit une préface à son
livre presque trente ans plus tard, Engels eut soin cependant de
préciser que le lumpenprolétariat est le pire allié
du mouvement ouvrier et que « tout chef ouvrier qui emploie
ces vagabonds comme gardes du corps, ou qui s'appuie sur eux, prouve
déjà par là qu'il n'est qu'un traître
au mouvement ». Nous voilà prévenus...
L'inculture des paysans, évoquée par Marx, n'est
pas un argument probant. Il faut entendre inculture au sens politique
: quel était leur degré de réflexion sur la
société de leur temps ? Engels en effet s'efforce
de montrer que les hérésies religieuses qui ont parcouru
l'Allemagne constituaient, sous un vêtement religieux, la
forme idéologique de l'opposition à la féodalité,
et que les revendications formulées révélaient
une conscience politique développée relativement à
l'époque. Engels indique même que l'hérésie
des paysans allait alors « infiniment plus loin » que
celle des villes : « de l'égalité des enfants
de Dieu, elle faisait découler l'égalité civile,
et même en partie déjà l'égalité
des fortunes. » L'hérésie paysanne-plébéienne
se transforma au XIVe et au XVIe siècle en un « point
de vue de parti nettement distinct, et apparaît habituellement
de façon tout à fait indépendante à
côté de l'hérésie bourgeoise. »
La capacité d'une classe à se constituer théoriquement
et organisationnellement de façon autonome est précisément
un critère de sa maturité politique. Engels cite l'exemple
des Taborites de Bohême, que Bakounine mentionne tout particulièrement
aussi, chez qui la « la tendance républicaine apparaissait
déjà sous les enjolivures théocratiques ».
Thomas Münzer est le personnage le plus intéressant
de cette période en ce qu'il préfigure dans sa prédication
les revendications du prolétariat. Il est significatif cependant
que si Bakounine évoque souvent Münzer il ne s'attarde
pas sur lui, alors que le contenu de sa doctrine pourrait constituer
une confirmation de son propos sur la paysannerie allemande. En
fait, il est persuadé que toutes les hérésies
ont traversé l'Allemagne sans y trouver d'écho : les
Vaudois, les Fraticelli, Wicleff. Il ne nie pas que l'Allemagne
ait eu son lot d'hérésies, mais, selon lui, le peuple
tchèque a devancé d'un siècle le peuple allemand
: Jean de Huss, Jérôme de Prague ainsi que les terribles
Taborites témoignent de cette antériorité chronologique
(Cf. VIII 75-78).
Formulées à des moments différents, les réflexions
de Bakounine et d'Engels dénotent la même préoccupation
de montrer le parallèle entre la révolte de 1525 et
la situation de l'Allemagne en 1848-1849. Ces réflexions
sont en quelque sorte le positif et le négatif du même
film. Bakounine montre que la bourgeoisie allemande a raté
une chance historique en 1525 et qu'elle a refait la même
erreur en 1848. Engels s'efforce de montrer que la révolte
paysanne de 1525 a constitué un précédent révolutionnaire
dont la bourgeoisie allemande aurait pu s'inspirer.
Emile Bottigelli attribue aux difficultés au sein de la
Ligue des communistes les raisons pour lesquelles Marx et Engels
ne se sont pas intéressés outre mesure à l'accueil
que La Guerre des paysans pouvait rencontrer. Ce désintérêt
peut aussi venir de ce que l'échec de la révolution
de 1848 ne justifiait plus qu'on fasse référence à
ce modèle de révolution paysanne.
Bakounine répète que la constitution de l'unité
étatique ne peut se faire que sur les ruines du mouvement
populaire. Selon lui, la revendication, par le prolétariat,
d'un Etat national centralisé est suicidaire, car elle freine
le réveil de l'initiative populaire et le développement
intellectuel, moral et même matériel des peuples. Or,
lorsque la pensée des masses se réveille sur un point,
elle s'étend nécessairement sur tous les autres. L'intelligence
du peuple « rompt son immobilité séculaire et,
sortant des limites d'une foi machinale, brisant le joug des représentations
ou des notions traditionnelles et pétrifiées qui lui
avaient tenu lieu de toute pensée, elle soumet à une
critique sévère, passionnée, dirigée
»ar son bon sens et par son honnête conscience, qui
valent souvent mieux que la science, toutes ses idoles d'hier.»
(VIII, 67.)
En d'autres termes, les périodes d'instabilité politique
sont un accélérateur du développement de la
conscience politique des masses. La bourgeoisie italienne n'a-t-elle
pas profité au Moyen Age de l'instabilité politique
pour se développer en puissance politique ? Il est vrai,
cependant, précise Bakounine, que cette émancipation
a cessé avec les causes qui l'ont rendue possible, lorsque
la lutte entre l'empereur et le pape cessa ; de même, en France,
la soumission graduelle de la noblesse à la monarchie s'accompagna
d'une perte simultanée des privilèges de la bourgeoisie.
Il reste qu'entre-temps l'une et l'autre ont profité de plusieurs
siècles d'expansion.
En Allemagne, il faudra attendre 1832 et 1848 pour qu'apparaissent
des signes d'une exigence de liberté. Cette démonstration
viendra encore une fois de la paysannerie, et encore une fois la
bourgeoisie se subordonnera à la noblesse pour l'écraser.
III.- LA REFORME
La physionomie de l'Allemagne contemporaine ne serait pas ce qu'elle
est sans la Réforme. Le protestantisme s'est caractérisé,
à peu d'exceptions près, là où il s'est
implanté, par le développement de la liberté
politique. Les premières sectes protestantes, s'appuyant
sur la Bible elle-même, proclamèrent le dogme de l'égalité
politique et sociale. Certes, dit Bakounine, ce dogme fut placé
sous l'égide du bon Dieu, protecteur naturel des inégalités
économiques et sociales, aussi son application ne fut-elle
jamais réalisée.
Bakounine constate également que l'extension du protestantisme
coïncide presque partout avec l'essor industriel, commercial,
politique ; a contrario, les persécutions exercées
contre les protestants français « eurent pour conséquence
immédiate la décadence de l'industrie en France »
(VIII, 389). Après un long exposé sur le développement
de la Réforme en Europe (VIII, 383-393), Bakounine constate
que les deux seuls pays où régna la stagnation et
« l'asservissement volontaire de l'esprit » furent l'Espagne,
où la Réforme ne prit jamais pied, et l'Allemagne.
Parallèllement au mouvement d'expansion de la société
germanique vers l'extérieur, avec l'orientation de l'Empire
vers la politique italienne et vers l'expansion territoriale au
détriment des terres slaves, il y a un processus de fragmentation
interne. Le texte de Bakounine intitulé « L'étatisme
et le libéralisme allemand » (VIII, 383-415) montre
le processus de détachement de ces fractions de l'Empire
qui veulent développer la liberté politique et l'initiative
économique. Engels avait noté lui aussi ce phénomène
de « désagrégation du territoire allemand »
qui aboutit à priver l'Allemagne de ses « territoires
périphériques ». Il y aurait donc un double
mouvement : à l'Est et au Sud-Est se constituent des unités
politiques qui s'appuient sur des conquêtes militaires : le
Brandebourg avec la Prusse conquise aux Slaves ; l'Autriche avec
la Bohême conquise aux Slaves et avec la Hongrie conquise
aux Magyars.
A l'Ouest et au Nord-Ouest, le développement économique
détache de l'Empire les morceaux les plus dynamiques : la
Hollande, les Flandres, la Suisse, ce que Bakounine exprime en disant
que « les pays qui n'ont pas voulu partager l'esclavage traditionnel
des Allemands, s'en sont séparés » (VIII, 396).
Il rappelle que ce ne fut pas la conquête étrangère,
« mais un grand principe moderne qui a arraché ces
pays à l'unité politique de l'Allemagne et qui les
en tient encore éloignés_: c'est le principe de la
liberté. » Au XIVe siècle, les villes allemandes
de la Suisse se révoltent et fondent une confédération
de républiques indépendantes. Entre le XIVe et le
XVe siècle se produit une séparation de plus en plus
prononcée entre les villes des Pays-Bas et celles de l'Allemagne,
« malgré la solidarité des intérêts
que l'institution de la Hanse avait établie entre elles au
siècle XIIIe ». Au début du XVIe siècle,
deux villes rhénanes, Schaffhouse et Bâle, se séparent
de l'Empire et rejoignent la confédération helvétique.
Au XVIe siècle encore se consomme définitivement la
séparation de la Hollande :
« De sorte que, l'histoire en main, on peut prouver que les
frontières de l'Empire germanique se déterminèrent
successivement par la naissance de la liberté dans différents
pays, et qu'à mesure que la liberté s'étendait
davantage, cet empire, l'objet des rêves patriotiques des
Allemands, se rétrécissait.» (VIII, 397.)
Bakounine verse-t-il dans l’idéalisme en attribuant
à la volonté de liberté la cause des évolutions
historiques, sans mentionner les bases matérielles de ces
évolutions ? Mettant en opposition l’Allemagne proprement
dite avec les zones périphériques de l’Empire
qui se détachent à l’Ouest, il constate que
« Le développement des intérêts matériels
qui, dans tout autre pays, aurait nécessairement amené
et provoqué un nouveau développement intellectuel
et politique, pendant près de deux siècles ne produisit
presque rien en Allemagne. » (Ibidem).
En périphérie de l’Empire, les Pays-Bas «
doivent leur naissance au protestantisme, qui les tira du néant
par la première révolution populaire triomphante en
Europe » (VIII, 416). Partout le protestantisme a produit
« l'esprit de liberté et d'initiative spontanée
», donnant à la classe moyenne et aux corporations
ouvrières des villes un essor vigoureux et puissant, en Suisse,
dans les Pays-Bas, en Angleterre, « et même en France
malgré que le protestantisme ait fini par y être vaincu
». Pourquoi donc en Allemagne, où il a complètement
triomphé, n'a-t-il produit pendant « deux siècles
mortels que le despotisme à la fois brutal et stupide de
ses princes, l'arrogance aussi insolente pour l'en-bas que servile
vis-à-vis de l'en-haut de sa noblesse crassement ignorante,
et la soumission résignée et abjecte de ses classes
laborieuses » ? (VIII, 416.)
Le protestantisme a founi la base idéologique sur laquelle
s’est fondé le développement politique et idéologique
des Pays-Bas. Le caractère particulier de la Réforme
en Allemagne ne s'explique sans doute que par l'examen de la «
réaction, pourtant évidente, des institutions politiques,
juridiques et religieuses sur la situation économique »
que Bakounine préconise comme méthode en histoire.
C'est d'ailleurs le point de vue auquel se place également
Max Weber, qui entend « faire comprendre de quelle façon
les “idées” deviennent des forces historiques
efficaces » [12].
La Confession d'Augsbourg, présentée par Luther et
Mélanchton à l'empereur et aux princes d'Allemagne,
avait « posé les scellés sur tout mouvement
ultérieur dans le pays. Elle pétrifiait le libre essor
des âmes, reniant même cette liberté des conscience
individuelles au nom de laquelle la Réformation s'était
faite, leur imposant comme une loi absolue et divine un »ogmatisme
nouveau, sous la garde de princes protestants reconnus comme les
protecteurs naturels et les chefs du culte religieux». Il
se constitue ainsi une église nouvelle plus absolue que l'église
catholique, qui devient, aux mains des princes protestants, un «
instrument de despotisme terrible ».
Le protestantisme allemand est ainsi constamment caractérisé
par la négation dans les faits, de la liberté de conscience,
par la soumission de l'Eglise au pouvoir politique, et par l'acceptation
passive de tout statu quo politique et social, par ce que Bakounine
appelle la « propagation systématique de la doctrine
de l'esclavage », et que Max Weber définit comme la
doctrine qui « identifie l'obéissance inconditionnée
à Dieu et la soumission inconditionnée à la
situation donnée [13] ».
Si Bakounine constate chez les calvinistes des Pays-Bas et d'Angleterre
une « prosternation d'esclaves » devant Dieu, ils ont
cependant une « fierté révolutionnaire et virile
en face des hommes » (VIII, 389) qui ne prédispose
pas à l'acceptation de l'oppression politique. Ainsi, les
huguenots français du XVIe siècle avaient-ils compris
que « le renversement du pouvoir temporel de la royauté
devait être la conséquence nécessaire de l'abolition
du pouvoir spirituel de l'Eglise » (VIII, 388).
Conclusion à laquelle les luthériens étaient
loin de souscrire.
Le révolutionnaire russe a l'intuition d'un phénomène
qui pourrait expliquer la différence entre les destinées
politiques de l'Allemagne et des autres nations converties au protestantisme,
mais il ne la formule pas explicitement. Il indique par exemple
en quoi l'action de Zwingli, opposé aux thèses de
Mélanchton au concile de Strasbourg, a épargné
à la Suisse l'introduction de ce qu'il appelle la «
constitution de l'esclavage » qui, au nom de Dieu, «
consacrait le pouvoir absolu des princes », c'est-à-dire
la soumission de l'Eglise au pouvoir politique. Max Weber évoque
également les rapports de Luther et de Zwingli, animé
d'un « esprit différent », et qui se continuèrent
dans les rapports de ses successeurs spirituels avec le calvinisme.
« La Réforme demeure inconcevable sans l'évolution
religieuse de Luther_; elle a été pour longtemps marquée
par la personnalité de ce dernier. Toutefois son oeuvre n'aurait
pas duré extérieurement sans les calvinistes. [14]
»
De fait, Weber dit que c'est à partir des « créations
de Calvin », et non du luthérianisme, qu'il fait l'étude
de l'éthique du protestantisme, que c'est le calvinisme qui
est « la foi au nom de laquelle au XVIe et au XVIIe siècle
ont été menées de grandes luttes politiques
et culturelles dans les pays capitalistes avancés : Pays-Bas,
Angleterre, France. » Or, les régions de l'Empire allemand
qui se sont détachées du corps principal pour développer
une économie capitaliste dans le cadre d'une unité
politique autonome présentent toutes le point commun d'être
protestantes, certes, mais pas luthériennes : elles ont en
outre toutes développé une idéologie fondée
sur la non-ingérence du politique sur le religieux, au contraire
de l'Allemagne où la religion est totalement sous le contrôle
des princes.
Bakounine rappelle d'ailleurs que tout ministre luthérien,
en Prusse, doit signer, avant d'entrer en fonctions, une déclaration
qui « égale en servilité les obligations qui
sont imposées au clergé russe » (VIII, 81).
Les ministres luthériens de Prusse faisaient le serment d'être
soumis à leur seigneur le roi, d'inculquer l'obéissance
à leurs ouailles, de dénoncer au gouvernement toute
entreprise contraire aux intérêts du souverain, ce
qui reflète des rapports entre Eglise et Etat qui ne sont
pas particulièrement favorables à la liberté
de conscience...
Les calvinistes quant à eux, considéraient comme
insupportable la moindre ingérence de l'Etat dans le domaine
politique. L'octroi des charges ecclésiastiques par l'Etat
était une injure à Dieu. Weber écrit que l'armée
de Cromwell « prit fait et cause pour la liberté de
conscience » et que « le parlement des “saints”
plaide même en faveur de la séparation de l'Eglise
et de l'Etat », ce qui confirme l'opinion de Bakounine selon
qui Cromwell fut l'expression la plus pure et la plus complète
d'une “profonde révolution à la fois religieuse,
libérale et égalitaire” [15]. »
Bakounine avait observé et décrit le phénomène
historique qu'est la Réforme comme un facteur important de
l'expansion capitaliste de l'Europe, et il a entrevu, dans leurs
grandes lignes, les développements qu'en tirera Max Weber
cinquante ans plus tard. La concordance entre capitalisme et protestantisme
n'était d'ailleurs pas une idée particulièrement
originale, puisque le roi de Prusse Frédérick-Guillaume
Ier, dans un registre tout à fait pragmatique, considérait
les mennonites comme indispensables à l'industrie de son
pays, malgré leur refus absolu du service militaire. La Réforme
constitua un événement charnière de l'histoire
de l'Europe, et les interrogations de Bakounine visent, en particulier,
à découvrir ce qui, dans cet événement,
a mal tourné en Allemagne.
Partisan de ce qu'on pourrait appeler la recherche multidisciplinaire,
Bakounine pense que les comportements collectifs des hommes sont
explicables, certes, mais que les interactions sont tellement nombreuses
qu'on ne peut saisir l'ensemble des paramètres en jeu : il
faudrait, dit-il, « avoir connaissance de toutes les causes,
influences, actions et réactions qui déterminent la
nature d'une chose » [16], ce qui est impossible. En cela,
il est, là encore, rejoint par Max Weber qui constate «
l'énorme enchevêtrement d'influences réciproques
entre bases matérielles, formes d'organisation sociales et
politiques, teneur spirituelle des époques de Réforme
».
IV.- LE LIBERALISME ALLEMAND
La période que va de la Réforme au milieu du XVIIIe
siècle se caractérise, en Allemagne, par un grand
vide politique et culturel. La Réforme, selon Bakounine,
a produit un Etat de type nouveau, « l'Etat proprement allemand
» (VIII, 384), constitué d'abord de beaucoup de petits
Etats autonomes et absolus très mal fédérés
entre eux. L'Empire ne réussit jamais à se relever
du coup que lui avait porté le protestantisme, et il traîna,
après la paix de Westphalie, « une existence de paralytique
pendant un siècle et demi, jusqu'à ce qu'enfin, anéanti
et déclaré dissous par Napoléon Ier, il disparut
de la scène au commencement de ce siècle ».
L'empire d'Autriche, son successeur amoindri, paraît devoir
bientôt subir le même sort.
Sous le rapport intellectuel et social également, ce fut
un « anéantissement complet » : avant la Réforme,
une multitude d'esprits supérieurs ont fait la gloire de
l'Allemagne ; Erasme, Reuchlin, Ulrich von Hutten, Zwingle, OEcolampade,
Carlostadt, Franz von Sinckingen, Götz von Berlichingen, Thomas
Münzer, Jean de Leyde, Albert Dürer, Holbein, «
et bien d'autres dont les noms ne me reviennent pas », dit
Bakounine. Pendant la seconde moitié du XVIe siècle,
rien. Deux noms seulement pour tout le XVIIe siècle : Kepler
et Leibniz, « d'ailleurs parfaitement étrangers tous
deux à la vie nationale de l'Allemagne_; tellement étrangers
qu'ils n'écrivaient pas même en allemand ». Il
faut attendre le XVIIIe siècle avec Frédérick
II, qui considérait que la langue allemande n'était
bonne que pour parler aux chevaux, et Lessing, « le vrai créateur
de la littérature allemande », pour voir cesser cette
« pénurie désolante d'hommes ».
La seconde moitié du XVIIIe siècle est l'âge
d'or de la culture allemande, son vrai titre de gloire, avec l'apparition
de « l'admirable littérature ébauchée
par Lessing et achevée par Goethe, Schiller, Goethe, Kant,
Fichte et Hegel » (IV, 287). Mais c'est Hegel qui est surtout
déterminant.
La synthèse de l'ensemble des commentaires que fait Bakounine
sur l'oeuvre de Hegel [17] révèle tout d'abord que
ce dernier aurait posé les bases d'une démystification
de l'absolu en même temps qu'il aurait contribué à
la découverte des lois de la pensée humaine. Ensuite,
la philosophie hégélienne est ambiguë, c'est-à-dire
ni complètement idéaliste, ni complètement
matérialiste : « n'atteignant pas le ciel et ne touchant
pas la terre, suspendu entre l'un et l'autre [18]. Cette ambiguïté
est à l'image même de la société allemande,
en retard dans son développement politique, et dont la bourgeoisie
formule des revendications qui sont cell »s des bourgeois
français de 1789, mais dans un contexte où l'antagonisme
avec le mouvement ouvrier naissant prend le pas sur l'antagonisme
avec le régime absolutiste. Aussi, dit Bakounine, les Allemands
sont-ils condamnés à faire dans le monde réel
le contraire de ce qu'ils adorent dans l'idéal métaphysique
(IV 308), ce qui amena, concrètement, la faillite de la révolution
de 1848.
La Révolution française sema une véritable
panique dans l'Allemagne officielle et suscita l'espoir de ceux
qui aspiraient à des réformes politiques. Un mouvement
libéral apparaît au début du XIXe siècle,
et alors s'engage une épreuve de force entre ceux qui, selon
l'expression de Bakounine, veulent germaniser la Prusse et ceux
qui veulent prussifier l'Allemagne. En soixante-quinze pages (IV,
287-362), Bakounine fait le bilan de cette histoire du libéralisme
allemand qu'il divise en six parties.
1815 - 1830
En cette première période, caractérisée
par la « gallophobie des romantiques tudesques », le
libéralisme en Allemagne n'est qu'un rameau d'un mouvement
qui se répand en Europe sous la forme d'une lutte contre
« la réaction monarchique, aristocratique et cléricale
» qui triomphe à la Restauration. Le véritable
inspirateur de la réaction étant Metternich, l'Allemagne,
comprise dans son sens le plus large, est la « pierre angulaire
de la réaction européenne ». La première
manifestations de l'esprit libéral allemand est le rassemblement
de Wartburg en 1817, lors duquel cinq cents étudiants se
réunirent sur la base de revendications que Bakounine juge
à la fois extrêmement modérés et absurdes.
En 1819 deux événements se produisent : l'assassinat
de « l'espion russe Kotzebue » par l'étudiant
Sand et la tentative de meurtre perpétrée par un jeune
pharmacien sur von Ibell, « un petit dignitaire du petit duché
de Nassau ». Ces deux actes sont qualifiés par Bakounine
de « foncièrement ineptes ». Une répression
impitoyable allait s'ensuivre. Des mesures édictées
par la Confédération germanique « tordirent
le cou à ces pauvres libéraux allemands ». «
On ne leur laissa que la bière », conclut Bakounine.
1830 - 1840
C'est une « période d'imitation ostensible du libéralisme
français ». Après onze ans de sommeil, le libéralisme
allemand se réveille, non de lui-même, mais sous l'impulsion
des journées de Juin à Paris. C'est la fin de la période
héroïque de la bourgeoisie. Celle-ci s'affirme partout
en Europe, sauf en Allemagne où la noblesse reste prépondérante
dans l'administration et dans l'armée. L'une des causes de
la désaffection des Allemands envers leurs gouvernements
réside dans le refus de ces derniers à unifier l'Allemagne
dans un Etat fort.
En 1832 eut lieu à Hambach une nouvelle manifestation, «
sinon très violente, du moins extrêmement bruyante
» suscitée par « l'impuissance des princes allemands
à créer un empire pangermanique ». Derrière
cette manifestation, il n'y avait cependant « ni volonté,
ni organisation et, dès lors, ni force ». La fête
de Hambach fut suivie de l'attentat de Francfort. Soixante-dix étudiants
attaquèrent la garde du palais de la Confédération
germanique. Cet acte, une fois de plus, est jugé «
inepte » par Bakounine.
La même année, les paysans du Palatinat se soulèvent,
réclamant pour eux la terre. Cette révolte, dit Bakounine,
effraya non seulement les conservateurs mais aussi les libéraux
et les démocrates allemands. A la satisfaction générale,
la révolte fut réprimée. Une fois de plus la
paysannerie est perçue comme l'adversaire principal. Selon
Bakounine, les libéraux allemands ne voulaient pas changer
la nature de l'Etat mais l'aménager. L'irruption de la paysannerie,
dont la puissance avait servi les intérêts de la bourgeoisie
française, était perçue en Allemagne comme
une entrave à la réalisation du programme excessivement
modéré des libéraux.
Après ces événements, la réaction la
plus noire s'abattit sur tous les pays allemands. Un silence de
mort succéda, qui se prolongea sans interruption jusqu'en
1848. En revanche, observe Bakounine, le mouvement se transposa
dans la littérature.
1840 - 1848
C'est la période du libéralisme économique
et du radicalisme politique. C'est une période pauvre en
événements mais « riche en tendances, écoles,
idéaux et concepts qui se développent sous les formes
les plus diverses ». Cette période est dominée
par « l'esprit fantasque et les écrits incohérents
» du roi Frédérick-Guillame IV qui succéda
à son père en 1840. C'est à cette époque
que le socialisme pénétra en Allemagne, dont le principal
propagandiste, dit Bakounine, fut Karl Marx, « figure centrale
de cercles très en vue d'hégéliens progressistes
». C'est aussi l'époque de l'expansion du néocatholicisme,
mouvement grotesque, selon Bakounine, qui sombra en 1848. Mais,
surtout, la crise de 1847, qui voua à la famine des dizaines
de milliers de tisserands, excita l'intérêt pour les
questions sociales : « Tout me monde en Allemagne attendait
sinon une révolution sociale, du moins une révolution
politique dont on espérait la résurrection et la rénovation
de la grande patrie allemande ».
Nous sommes donc maintenant parvenus à la période
où Bakounine va intervenir directement dans l'histoire de
l'Allemagne et de l'Europe centrale : il s'agit de la quatrième
période de l'histoire du libéralisme allemand, la
révolution de 1848 [19].
[1] Engels, « Notes historiques sur l'Allemagne »,
Ecrits militaires, L'Herne, p. 93.
[2] Engels, « Notes historiques sur l'Allemagne »,
Ecrits militaires, L'Herne, p. 94.
[3] Engels, Lettre au rédacteur, The Northern Star, 25 octobre
1845. In Ecrits militaires, l'Herne, p. 104.
[4] Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme,
Plon, p. 67.
[5] Engels, Notes manuscrites sur l'histoire de l'Allemagne, Ecrits
militaires, L'Herne, p. 94.
[6] Carsten op. cit., p. 135.
[7] Lettre à La Liberté, 5 novembre 1872.
[8] Dans ses notes manuscrites, Engels fait, en note et presque
pudiquement, une remarque éminemment bakouninienne : «
Les idées issues des conditions matérielles prennent
ainsi à leur tout une forme matérielle, et agissent
sur l'évolution future. » (in Ecrits militaires, p.
98). Bakounine ne pouvait évidemment pas connaître
cette remarque. On peut dire à sa décharge que, manifestement,
beaucoup de marxistes ne la connaissent pas non plus...
[9] Marx, Oeuvres, La Pléiade, II, p. 1557, lettre à
Vera Zassoulitch, 8 mars 1881.
[10] Marx, Oeuvres, La Pléiade, II, p. 1555, réponse
à Mikhailovski.
[11] Bien qu'il se défende de prendre à son compte
la théorie des Erreur ! Source du renvoi introuvable. des
formes de production, Bakounine Bakounine y fait référence
à plusieurs reprises, mais n'adopte pas le schéma
marxien. Ainsi, le clergé du Moyen Age jusque vers le XIe
siècle est-il considéré comme une classe dominante,
propriétaire du capital (foncier) à titre oligarchique,
se reproduisant par le recrutement dans les élites de la
société, soudée par une idéologie totalisante.
[12] Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme,
Plon, p. 106.
[13] Max Weber, op. cit., p. 99.
[14] Max Weber, op. cit., p. 103.
[15] VIII; 387.
[16] Bakounine, Fédéralisme, socialisme, antithéologisme,
Stock, p. 116.
[17] L'influence de la philosophie allemande dans la formation
intellectuelle de Bakounine et le rôle que celui-ci lui attribue
dans la politique allemande sont traités dans la première
partie du travail dont l'ouvrage présent constitue la troisième
partie.
[18] IV, 308.
[19] La cinquième et la sixième période couvrent
l'histoire de l'Allemagne contemporaine de Bakounine, marquée
par la soumission du pays à l'influence russe (1849-1858),
la défaite du libéralisme devant l'absolutisme prussien
(1858-1866), la capitulation définitive du libéralisme
(1866-1870) et, après la guerre franco-prussienne, le «
triomphe de la servitude », la victoire du prussianisme en
Allemagne .
|
|