|
Origine : échange mails
à Antonio Barranco
INTRODUCTION
____________
L'objet de ce travail n'est pas de faire oeuvre d'historien mais
de montrer comment Bakounine perçoit la révolution
allemande et les rapports germano-slaves dans leur relation. Par
révolution allemande il faut entendre le lent processus qui,
du Moyen Age au Deuxième empire allemand constitué
à l'initiative de Bismarck, conduit à l'unification
du pays. Il s'agit donc moins de la révolution allemande
elle-même que des vues de Bakounine sur celle-ci. A travers
les développements du révolutionnaire russe sur cette
question, nous montrerons l'influence déterminante de l'histoire,
de la pensée et de la politique allemandes dans l'élaboration
de l'anarchisme bakouninien. Nous évoquerons à l'occasion,
sans approfondir, la méthode par laquelle il aborde l'analyse
des phénomènes historiques et sociaux, cet aspect
de la question étant traité dans une autre partie,
non publiée, du travail présenté ici.
Bakounine a très explicitement rejeté la théorie
marxiste des phases successives d'évolution des modes de
production. Ce rejet a été perçu par la suite
comme une opposition de principe à la méthode d'analyse
marxiste. Or, l'examen attentif des textes révèle
que sur cette question - comme sur bien d'autres - le rejet concerne
le caractère exclusif du principe élaboré par
Marx plus que le principe lui-même. En plusieurs occasions,
en effet, Bakounine reprend à son compte cette théorie,
mais en délimitant son cadre de validité à
l'Europe occidentale. Certains rares auteurs qui ont perçu
ce fait ont été tentés de voir dans le révolutionnaire
russe un disciple (indiscipliné, certes) de Marx. C'est une
hypothèse intéressante, mais qui résulte d'une
mauvaise méthode d'approche. Les analogies étonnantes
qu'on peut à l'occasion constater dans la perception que
les deux hommes peuvent avoir des faits - et qui les conduisent
presque toujours à des conclusions politiques opposées
- ne sont pas dues à ce que l'un serait le « disciple
» de l'autre, mais à leur formation intellectuelle
commune.
Pour saisir la nature réelle de l'opposition entre les deux
rivaux dans l'Internationale, il convient de garder à l'esprit
que le marxisme que conteste Bakounine est celui dont il pouvait
avoir connaissance de son temps. Même si, grâce à
un réseau extrêmement efficace de correspondants dans
toute l'Europe, il était bien informé de tout ce qui
se passait, beaucoup d'informations, de documents, ne lui étaient
pas accessibles. Le marxisme que connaît Bakounine se définit
surtout par son économisme et son parlementarisme. Il réduit
l'explication de l'histoire à la simple évolution
des déterminismes économiques et entend résoudre
la question sociale par l'action parlementaire du mouvement ouvrier.
Mais surtout, le marxisme est aux yeux de Bakounine un instrument
au service de l'unification de l'Allemagne.
_________
A l'économisme de Marx, le révolutionnaire russe oppose
une méthode pluridisciplinaire qui était difficilement
admise à une l'époque où de nombreuses sciences
naissaient et où les partisans des unes et des autres étaient
naturellement tentés d'attribuer à une détermination
unique, celle qui intéressait leur domaine, la cause de toutes
les évolutions humaines. Marx évidemment ne fait pas
exception à cette tendance ; mais, au moins, les fondateurs
du « socialisme scientifique » reconnaîtront,
dans des écrits malheureusement passés sous silence
par les épigones, qu'ils ont fait l'erreur d'avoir trop insisté
sur les déterminations économiques au détriment
des autres 1.
A aucun moment d'ailleurs, Bakounine ne nie la prééminence
des faits économiques ; seulement, il considère que
les faits politiques et idéologiques, une fois donnés,
peuvent être à leur tour des « causes productrices
d’effets ». C'est donc moins le matérialisme
historique - terme inconnu du vivant de Bakounine - qui est contesté
que l'étroitesse de vues avec laquelle il lui semble appliqué.
Cette critique amène Bakounine à réfléchir
sur les prétentions du marxisme à la scientificité,
à remettre en question le scientisme rigide qu'il entrevoit
dans les textes de Marx et d'Engels et à décrire,
dans des passages qui ont été qualifiés de
« prophétiques », ce que pourrait être
un société dirigée par des savants 2 : là,
le moraliste se mêle à l'épistémologue
dans des pages qui n'ont pas d'équivalent chez Marx.
Les tentatives d'explication par l'anarchiste russe de la formation
et des caractères particuliers de la nation allemande ne
sont pas sans lacunes. En effet, si la guerre des paysans de 1525
constitue à ses yeux un événement majeur dans
l'histoire du pays, il passe pratiquement sous silence la guerre
de Trente ans (1618-1648) qui a également contribué
à façonner la physionomie du peuple allemand. Non
pas qu'il ignore cette tragédie, mais il pense simplement
qu'elle n'a en rien modifié le cours des événements
qui avait déjà été entamé. En
quoi Bakounine n'est pas, rappelons-le, un historien. Sur bien des
points, les problèmes abordés par ce travail sont,
nous semble-t-il, encore actuels : l'unité allemande ; la
question nationale en Europe centrale ; la stratégie du socialisme
parlementaire ; les relations germano-russes ; l'expansion russe
en Asie centrale ; la politique des grands blocs, etc.
_________
Le lecteur un peu attentif de la correspondance de Marx et d'Engels
relève nombre de déclarations contradictoires. Ainsi
Marx peut-il écrire en 1863, après l'évasion
de Bakounine, que ce dernier est un des rares hommes chez qui il
« constate du progrès et pas du recul » 3 , tout
en déclarant quelques années plus tard que c'est «
un homme sans aucun savoir théorique » et que «
comme théoricien il est zéro » 4. On peut cependant
douter que ce soit pour combler les lacunes théoriques de
Bakounine que Marx lui fit parvenir en Italie un exemplaire du Capital.
Engels quant à lui, ne manquait jamais de railler le Russe,
mais il écrivit à Charles Rappoport qu'il fallait
le respecter car il avait compris Hegel.
Ces appréciations contradictoires sur l'homme sans savoir
théorique qui a compris Hegel, le zéro théorique
dont on sollicite l'opinion sur le Capital, suffiraient à
susciter la curiosité et à inciter à la recherche
d'une vérité moins ambivalente. L'objet de ce travail,
à travers la « grille de lecture » de la question
allemande et des relations germano-slaves, est de contribuer à
mettre au jour le contenu réel de la pensée politique
de Bakounine, ses sources, ses références.
Ce travail présente cependant certaines difficultés,
liées au temps très court dont le révolutionnaire
russe disposé pour s'exprimer, aux difficultés matérielles
qu'il a dû affronter pour écrire, et au statut même
de l'écriture chez Bakounine. Les conditions dans lesquelles
vivaient Marx et Bakounine étaient radicalement différentes.
Alors que le premier a vécu la plus grande partie de sa vie
d'une façon sédentaire, ce qui lui a permis de réaliser
une oeuvre théorique systématique et considérable,
Bakounine n'a été anarchiste que pendant les huit
dernières années de sa vie.
Nota. – Les citations de Bakounine, sauf indication contraire,
sont extraites des Œuvres en huit volumes publiées aux
éditions Champ libre, et indiquées par le numéro
du volume en chiffres romains et la page en chiffres arabes.
Notes
1 «.. C'est Marx et moi-même, partiellement, qui devons
porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes
donnent plus de poids qu'il ne lui est dû au côté
économique. Face à nos adversaires, il nous fallait
souligner le principe essentiel nié par e»x, et alors
nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l'occasion
de donner leur place aux autres facteurs qui participent à
l'action réciproque.» (Engels, lettre à Joseph
Bloch, 21 septembre 1890.)
2 Une fois pour toutes, précisons que si le terme de savant,
sous la plume de Bakounine, désigne parfois celui qui exerce
une science, dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui,
il désigne également, selon la tradition de la philosophie
allemande, le détenteur du savoir. Bakounine n'a jamais critiqué
ni la science ni le savoir en eux-mêmes, mais les prétentions
des détenteurs de la science au pouvoir, et les abus auxquels
une telle prétention peut mener. Pour les philosophes allemands
- dont Bakounine et Marx étaient imprégnés
- la science par excellence est la philosophie. Dans une lettre
à son père (10 novembre 1837) Marx écrit qu'il
s'est « rejeté dans les bras de cette science en toute
tranquilité », en parlant de la philosophie ; dans
sa thèse de doctorat, il expose que Démocrite ne trouve
pas « sa satisfaction dans la science véritable, c’est-à-dire
la philosophie ». . Ainsi, la science véritable, c'est
la philosophie. Quant à ce que nous appelons science, voici
comment Marx la désigne : «..Démocrite, la philosophie
ne l'ayant pas satisfait, se jette dans les bras de la connaissance
positive...» Cette précision éclaire d'un jour
différent l'expression de « socialisme scientifique
» : c'est une réminiscence de la pensée allemande
de la première moitié du XIXe siècle, qui tient
pour science la connaissance des divers systèmes philosophiques
et pour « scientifique » l'application de l'un de ceux-ci.
3 Lettre à Engels, 4 novembre 1863.
4 Lettre à F. Bolte, 23 novembre 1871
|
|