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L'ANARCHO-SYNDICALISME : ARCHAÏSME OU MODERNITÉ ?
René BERTHIER
Contribution au colloque de Perpignan « Anarchisme : Images & Réalités »
1er au 4 novembre 1995
Organisé par le groupe Puig Antich de la Fédération anarchiste
Editions du Monde libertaire (1996) 1

Origine : échange mail avec l'auteur

Pourquoi s'interroger sur l'anarcho-syndicalisme aujourd'hui, cette pratique considérée par certains comme « archaïque » du mouvement ouvrier, périodiquement déclarée décédée et périodiquement renaissante ?

La réflexion que je propose ici n'est ni un rappel chronologique des hauts faits du mouvement ni une recension thématique des principales catégories auxquelles il se réfère mais une tentative en vue de mettre à jour les éléments permanents de l'anarcho-syndicalisme qui expliquent sa résurgence périodique. Nous ferons ainsi un parcours en va-et-vient entre les pratiques du mouvement, les discours des militants et les fondements théoriques tels qu'ils ont été élaborés par Bakounine.

Le refus de l'exploitation

Le premier point qu'il me paraît important de souligner est que les manifestations périodiques de refus de l'exploitation et de l'oppression sont une constante dans le comportement humain qu'il me paraît difficile de nier. « Le droit qu'a tout individu de se dresser contre l'oppression et l'exploitation est imprescriptible, dit Emile Pouget. Celui-là sera-t-il seul contre tous que son droit de revendication et de révolte resterait intangible. » (« Les bases du syndicalisme », p. 18, 1910.)

Bien entendu, l'anarcho-syndicalisme n'est pas le seul à faire ce constat et à l'intégrer dans son corps de doctrine. La question qu'on est en droit de se poser, une fois ce constat fait, est : comment se fait-il justement que l'absence de réaction à l'exploitation et à l'oppression soit si général, comment se fait-il que l'ordre que l'anarcho-syndicalisme combat rencontre, la plupart du temps, un tel consensus. Si la bourgeoisie ne disposait que des ses forces propres, dit Pouget dans L'action directe, elle ne pourrait maintenir sa domination un jour, une heure : « Cette minorité puise sa puissance dans le consentement inconscient de ses victimes : ce sont celles-ci – sources de toute force – qui, en se sacrifiant pour la classe qui vit d'elles, créent et perpétuent le Capital, soutiennent l'Etat. » Ainsi Pouget préconise-t-il un travail de longue haleine contre l'idéologie bourgeoise au sein de cette catégorie de travailleurs qui se font les « défenseurs de la classe bourgeoise » et qui jouent le rôle d'« esclaves armés par leurs maîtres pour combattre les révoltés libérateurs ». Il faut donc « paralyser cette force inconsciente, prêtée aux dirigeants par une partie de la classe ouvrière ».

Bakounine a fourni à cette question une réponse intéressante. La conscience qui naît d'une pratique sociale n'est pas nécessairement le reflet de cette pratique, elle peut être voilée, faussée. En d'autres termes, les individus ou groupes humains n'ont pas nécessairement une idée claire de leur rôle effectif, de leurs intérêts. Ils peuvent être soumis à des représentations qui obscurcissent leur conscience. Dans leurs comportements collectifs, les hommes produisent des apparences, des illusions, qui constituent l'image plus ou moins faussée avec laquelle ils se perçoivent dans la société à un moment donné. Ces représentations ne sont pas de simples erreurs, elles ont une réalité, non seulement parce qu'elles sont profondément ancrées, et parce que, bien que n'ayant aucune réalité « matérielle » au sens du matérialisme vulgaire, elles deviennent des « causes productrices d'effets », pour employer les termes de Bakounine : à partir de ces représentations faussées, les groupes humains déterminent des comportements bien réels. Ce n'est que par une longue démarche critique qu'il est possible de se débarrasser de ces illusions, démarche qui implique un travail sur soi-même, c'est-à-dire corrélativement une pratique et une théorie critiques, chacune contribuant à la vérification de l'autre.

L'homme naît dans une société donnée, dans un environnement social donné, qui est le résultat de l'activité des générations précédentes qui ont créé un système de valeurs et des institutions socialement donnés :

« Chaque génération nouvelle trouve à son berceau un monde d'idées, d'imaginations et de sentiments qui lui est transmis sous forme d'héritage commun par le travail intellectuel et moral de toutes les générations passées. »

Cependant, ajoute Bakounine, ces idées, ces représentations « acquièrent plus tard, après qu'elles se sont bien établies, de la manière que je viens d'expliquer, dans la conscience collective d'une société quelconque, cette puissance de devenir à leur tour des causes productrices de faits nouveaux. » (Bakounine, Oeuvres, éditions Champ libre, t. VIII, p. 206.)

L'homme n'apporte avec lui aucune idée en naissant, ce qu'il apporte, c'est une « faculté naturelle et formelle, plus ou moins grande, de concevoir des idées qu'il trouve établies soit dans son propre milieu social, soit dans un mi lieu étranger, mais qui d'une manière ou d'une autre se met en communication avec lui. » (VIII, 275.) Il peut alors donner à ce monde d'idées une forme et une extension nouvelles en fonction de ses propres capacités.

Ainsi, les rapports sociaux déterminent la conscience sociale régnante et forment l'individu. L'homme ne vient pas au monde avec des idées innées, il a seulement des potentialités de développement. Bakounine insiste cependant souvent sur le fait que les idées acquises par l'homme peuvent à leur tour influer sur le cours des événements et constituer un fait matériel déterminant.

Dès lors, on a l'un des points essentiels qui définissent l'anarcho-syndicalisme. Celui-ci ne saurait en aucun cas résulter d'une adhésion exclusivement livresque qui ne serait précédée d'aucune expérience pratique. Seuls un très petit nombre d'individus, dit Bakounine, « se laissent déterminer par l'“idée” abstraite et pure ». Pour entraîner le prolétariat dans l'œuvre de l'Internationale, il faut « s'approcher de lui non avec des idées générales et abstraites, mais avec la compréhension réelle de ses maux réels ; et ses maux de chaque jour, bien que présentant pour le penseur un caractère général, et bien qu'étant en réalité des effets particuliers de causes générales et permanentes, sont infiniment divers, prennent une multitude d'aspects différents, produits par une multitude de causes passagères et partielles ». (Bakounine, Protestation de l'Alliance.)

Ainsi, le « dévoilement » effectué par l'individu de la réalité de sa condition d'exploité ne peut provenir d'un quelconque détenteur autoproclamé de la « science » révolutionnaire, il ne peut se faire que progressivement par l'expérience personnelle et collective au sein d'un groupe partageant les mêmes conditions d'existence. Ce processus, Bakounine, encore, l'a décrit (nous disons bien décrit, et non théorisé 2 ) très clairement. Lorsque l'ouvrier entre dans la section de l'AIT, « on lui apprend que la même solidarité qui existe entre tous les membres de la même section est également établie entre toutes les différentes sections ou entre tous les corps de métiers de la même localité ; que l'organisation de cette solidarité plus large, et embrassant indifféremment les ouvriers de tous les métiers, est devenue nécessaire parce que les patrons de tous les métiers s'entendent entre eux... »

La contrepartie de ce constat est que chaque fois que se trouvent réunies les conditions permettant l'émergence d'un groupe de personnes prenant conscience de leur exploitation et décidées à s'organiser, l'anarcho-syndicalisme existe en germe.


La conscience du droit


Un point peu abordé par les auteurs qui ont traité des principes anarcho-syndicalistes est celui du droit, de la justice et de la morale 3 . Or, la référence à ces principe se retrouve constamment dans l'histoire du mouvement. Elle se trouve également de façon clairement développée chez les deux principaux théoriciens dont les idées ont exprimé l'essentiel des thèmes anarcho-syndicalistes, Proudhon et Bakounine 4 .

Là se trouve un début de scission au niveau de la démarche entre le marxisme et l'anarchisme.

Pour Marx, ces concepts restent quelque chose d'abstrait : ils illustrent une régression vers les théories idéalistes, c'est-à-dire bourgeoises. Proudhon se défend d'une telle accusation, en affirmant que « la justice ne crée pas les faits économiques, (...), elle ne les méconnaît point (...). Elle se borne à en constater la nature véritable et antinomique... » (Proudhon, De la Justice, 3e étude, t. II, p. 149.)

La « racine » de la justice se trouve d'abord dans tout individu, qui exige que sa dignité soit respectée. Mais de même que la somme de force de travail d'un nombre donné d'ouvriers individuels n'est pas identique à la force de travail combinée de ce même nombre d'ouvriers travaillant collectivement, la justice collective, le droit social n'équivalent pas à la somme des exigences individuelles. La réalité sociale donne à l'individu une morale « supérieure à son individualité » : la justice, dit encore Proudhon, est « inerte dans une existence solitaire ».

La justice n'est pas une forme sans contenu, elle est une réalité qui se vérifie dans la pratique sociale, et plus précisément dans les rapports économiques. La réalisation de la justice sera possible dans une société dans laquelle sera instaurée la souveraineté des producteurs. Création spontanée de la pratique sociale, le droit acquiert une fonction de régulation de la vie sociale en protégeant contre l'oppression.

Lorsque l'idée révolutionnaire s'introduit dans le prolétariat, c'est d'abord sous la forme du sentiment de son droit, qui cimente les travailleurs et les constitue en classe capable d'accéder à la pratique révolutionnaire.

Mais dans une société où le droit aurait acquis la « prépondérance », selon l'expression de Proudhon, la justice ne peut être un système clos, elle ne peut être qu'un mouvement incessant s'adaptant à l'évolution des rapports sociaux. « Nous ne saurons jamais la fin du droit, dit Proudhon, parce que nous ne cesserons jamais de créer entre nous de nouveaux rapports » (De la justice, 1re étude, t. 1, p 328).

On retrouve la même démarche chez Bakounine. La misère et la dureté des conditions d'existence n'ont jamais été le facteur déclenchant d'une révolution. La « disposition révolutionnaire des masses ouvrières » ne dépend pas seulement du plus ou moins grand degré de misère qu'elles subissent mais de la confiance qu'elles ont dans « la justice et la nécessité du triomphe de leur cause ». On voit ainsi des peuples soumis à une misère et à une oppression extrêmes et qui ne bougent pas, parce qu'ils « n'ont pas le sentiment de leur droit, ni la foi en leur propre puissance ». « Le sentiment ou la conscience du droit est dans l'individu l'effet de la science théorique, mais aussi de son expérience pratique de la vie ». (« Lettres à un Français sur la crise actuelle ».)

Ce sentiment du droit, selon Bakounine, s'éveille de façon particulièrement vive grâce à l'expérience de la grève. « La grève, c'est la guerre », dit-il, elle « jette l'ouvrier ordinaire hors de son isolement, hors de la monotonie de son existence sans but », elle le réunit aux autres ouvriers, dans la même passion et vers le même but ; elle convainc tous les ouvriers de la façon la plus saisissante et directe de la nécessité d'une organisation rigoureuse pour atteindre la victoire ». (Edition Maximoff, p. 384.) L'idée de la grève comme mode d'éducation de la classe ouvrière à l'action révolutionnaire sera reprise par les anarcho-syndicalistes du début du siècle à travers ce qu'ils appelaient la « gymnastique révolutionnaire » : c'est, dit encore Pouget, « ...la meilleure des gymnastiques, car elle habitue à la solidarité et à l'initiative ». La grève s'inscrit dans une stratégie graduelle articulée sur une « progression cumulative où les luttes partielles sont comprises comme un entraînement à l'affrontement général et où les améliorations obtenues par l'action sont comme une préfiguration de la société à construire » (J. Toublet, « L'anarcho-syndicalisme, l'autre socialisme ».) Ainsi, Emile Pouget peut-il écrire en 1907 : « Au creuset de la lutte économique se réalise la fusion des éléments politiques et il s'obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance de coordination révolutionnaire 7 . »

Pouget verra dans l'action directe le mode d'instauration du droit : « L'action directe, c'est la force ouvrière en travail créateur ; c'est la force accouchant du droit nouveau – faisant le droit social ! »

La bourgeoisie, la classe dominante, est elle aussi pénétrée du sentiment du droit. C'est même un enjeu capital dans le combat idéologique qui est mené en permanence contre les exploités. Cet aspect de la lutte des classes est moins apparent, mais il est vital pour toute classe qui aspire à la domination économique et politique. Le champ de l'action idéologique est parfaitement décrit par Bakounine :

« ... quelque profondément machiavélique qu'eussent été les actions des minorités gouvernantes, aucune minorité n'eût été assez puissante pour imposer, seulement par la force, ces horribles sacrifices aux masses humaines, si dans ces masses elles-mêmes il n'y avait eu une sorte de mouvement vertigineux, spontané, qui les poussait à s'immoler au profit d'une de ces terribles abstractions qui, vampires historiques, ne se sont jamais nourries que de sang humain. » (VIII, 292.)

Une telle tendance au sein des « masses humaines » est-elle innée ? peut-on se demander.

« L'Etat c'est la force, et il a pour lui avant tout le droit de la force, l'argumentation triomphante du fusil à aiguille, le chassepot. Mais l'homme est si singulièrement fait que cette argumentation, tout éloquente qu'elle apparaît, ne suffit pas à la longue. Pour lui imposer le respect, il lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus que cette sanction soi tellement évidente et simple qu'elle puisse convaincre les masses qui, après avoir été réduites par la force de l'Etat, doivent être amenées maintenant à la reconnaissance morale de son droit. » (VIII, 143.)

La puissance de l'Etat et des classes dirigeantes n'est pas fondée sur un droit supérieur, mais sur une « force organisée » incontestablement plus puissante, sur « l'organisation mécanique, bureaucratique, militaire et policière ». Mais cette « organisation mécanique » ne peut suffire à elle seule, la société de privilèges a besoin d'apparaître comme légitime aux yeux des masses, car elle ne peut fonctionner dans un état de conflit permanent : il lui faut instaurer un consensus fondé sur une illusion de droit. « Pour mieux nous leurrer et nous tenir sous leur joug, nos ennemis de classe nous ont seriné que la justice immanente n'a que faire de la force. Billevesées d'exploiteurs du peuple ! », dit Pouget dans L'action directe.

La question n'est donc pas de savoir si les travailleurs peuvent se soulever mais « s'ils sont capables de construire une organisation qui leur donne les moyens d'arriver à une fin victorieuse ». Il ne leur suffit pas de s'opposer à la société d'exploitation par les armes dont ils disposent, la grève ou l'insurrection, il leur faut élaborer une théorie qui soit l'expression de leur aspiration à la justice, au droit. L'instance dans laquelle s'élabore ce droit nouveau, c'est, selon Bakounine, l'Association internationale des travailleurs, dont le programme « apporte avec lui une science nouvelle, une nouvelle philosophie sociale, qui doit remplacer toutes les anciennes religions, et une politique toute nouvelle... » (Protestation de l'Alliance, Stock, t. VI.)

Le syndicalisme révolutionnaire et l'anarcho-syndicalisme du début du siècle reprendront cette idée, dans une démarche parfaitement décrite par Jacques Toublet :

« Parmi les thèmes du syndicalisme révolutionnaire qui furent peu à peu oubliés, on trouve aussi l'idée rappelée par Merrheim, au cours des débats d'Amiens, et de pure tradition proudhonienne, selon laquelle le syndicalisme a pour objet, entre autres, »e briser la légalité actuelle et de donner naissance à un droit nouveau, de préparer le code de régulation de la société du travail émancipée. L'autonomie et la souveraineté des organismes de base de l'édifice social, la double structure territoriale et professionnelle, les liens fédératifs qui se créent entre les parties constitutives élaborent la pratique et le droit, basés sur l'exigence de la liberté et de la justice, du monde nouveau, en face de l'Etat bourgeois centralisé et son droit de défense des propriétaires. Entre les éléments du mouvement syndical fédératif se tissent également des procédures juridiques de concertation, de débats, de prises de décision, de règlement des contestations conçues selon un autre modèle que la tradition centraliste régalienne et jacobine. » (Loc. cit.)

Le fait sera particulièrement évident dans l'opposition des syndicalistes révolutionnaires au principe de la représentation proportionnelle dans la CGT, au profit du principe : un syndicat, une voix (Cf. infra, « Avant-garde et minorité agissante »).


Capacité politique et conscience révolutionnaire

Dans son testament politique, La Capacité politique des classes ouvrières, publié en 1865, un an après sa mort, Proudhon fait un remarquable exposé de la situation du mouvement ouvrier de l'époque. Il y expose notamment les conditions qui, selon lui, sont nécessaires pour que le prolétariat puisse parvenir à la capacité politique. Il conclut que toutes les conditions ne sont pas réunies :


– la classe ouvrière est arrivée à la conscience d'elle-même « au point de vue de ses rapports avec la société et avec l'Etat », dit-il ; « comme être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe bourgeoise ».

– elle possède une « idée », une notion « de sa propre constitution » elle connaît « les lois, conditions et formules de son existence ».

– mais Proudhon s'interroge pour savoir si « la classe ouvrière est en mesure de déduire, pour l'organisation de la société, des conclusions pratiques qui lui soient propres ». Il répond par la négative : la classe ouvrière n'est pas encore en mesure de créer l'organisation qui permettra son émancipation.


Proudhon meurt en 1864, l'année de la constitution de l'AIT. Il appartiendra à Bakounine de poursuivre la réflexion.

La première et la principale ligne de clivage entre l'anarcho-syndicalisme et les différentes écoles marxistes – et en particulier le léninisme – se situe sur la question de l'acquisition, par la classe ouvrière, de la conscience de classe et de la conscience révolutionnaire ou, pour reprendre l'expression de Proudhon, de la capacité politique.

L'examen de la pertinence des différentes thèses en présence, pour intéressant qu'il soit, ne doit pas occulter celui, plus significatif, de l'enjeu que représente la réponse à cette question. Nous pensons que c'est là un test permettant de définir le caractère de classe des différents mouvements politiques qui prennent position.

C'est aussi la continuation, sur le terrain de la lutte des classes, d'une longue réflexion philosophique sur la théorie de la conscience, commencée avec Platon et jamais achevée.

L'enjeu est en vérité vital. Il s'agit de déterminer qui peut légitimement se réclamer de la direction de la classe ouvrière. Si celle-ci n'est pas capable d'atteindre seule la capacité politique, c'est-à-dire la conscience de la nécessité de renverser l'ordre social capitaliste, la direction légitime du mouvement ouvrier appartiendra au groupe qui sera en mesure de lui apporter cette conscience.

L'optique léniniste est connue :

« L'histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste, c'est-à-dire à la conviction qu'il faut s'unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. » (Lénine, Que faire ?)

Citant textuellement Kautsky, Lénine reconnaît certes que « comme doctrine, le socialisme a évidemment ses racines dans les rapports économiques actuels au même titre que la lutte de classe du prolétariat ». Mais il y a une coupure, ontologique, dirait-on, entre le socialisme et la lutte des classes qui ne « s'engendrent pas l'un l'autre », car ils « surgissent de prémisses différentes ». La conscience socialiste ne peut surgir que « sur la base d'une profonde connaissance scientifique » ; or, dit Lénine, « le porteur de la science n'est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois : c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu'est né le socialisme contemporain, et c'est par eux qu'il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés... » La conscience socialiste est « un élément importé du dehors dans la lutte du prolétariat » 8 .

Bakounine est loin d'avoir négligé le problème de la « science » et de la nécessité pour la classe ouvrière de posséder une connaissance théorique indispensable à la lutte révolutionnaire. Mais « science » dans le vocabulaire bakouninien signifie « savoir ». Et Bakounine pose comme prémisse que « les masses ne se mettent en mouvement que lorsqu'elles y sont poussées par des puissances – à la fois intérêts et principes – qui émanent de leur propre vie... » (Lettre à Celsio Cerretti, 14-17 mars 1872.)

A Lénine, Bakounine avait, curieusement, répondu d'avance :

« L'aristocratie de l'intelligence, cet enfant chéri du doctrinarisme moderne, ce dernier refuge de l'esprit de domination (...) n'a pu prendre naissance qu'au sein de la bourgeoisie. » La science est un « produit de l'esprit bourgeois », ses représentants sont opposés à l'émancipation du prolétariat et toutes leurs théories économiques, philosophiques, politiques et sociales « n'ont au fond d'autre fin que de démontrer l'incapacité définitive des masses ouvrières, et par conséquent aussi la mission de la bourgeoisie (...) de les gouverner jusqu'à la fin des siècles. » (« Les Endormeurs », paru dans L'Egalité n° 27, 24-07-1869.)

Il est vrai que Bakounine fait ici allusion à la science qui est diffusée par les écoles et les universités, mais n'est-il pas tentant d'appliquer ces paroles aux détenteurs du « socialisme scientifique » ?

Bakounine a d'ailleurs créé un concept, celui de « socialiste bourgeois », qu'il appelle aussi « exploiteur du socialisme ». Si la bourgeoisie n'a pour fonder son droit que la puissance de l'argent, elle doit le justifier par la science. Les socialistes bourgeois fondent leur action non pas sur le privilège de la richesse, dont ils sont souvent dépourvus, mais sur celui du savoir.

On notera au passage que Bakounine ne nie pas qu'il y a un décalage entre le savoir détenu respectivement par la bourgeoisie et la classe ouvrière – on dirait aujourd'hui un « différentiel de savoir » 9 ... Il reconnaît que le « monde ouvrier est généralement ignorant » et que « la théorie lui manque encore tout à fait ». (« La politique de l'Internationale », paru dans L'Egalité, de Bruxelles, 1869.)

Toute la différence réside dans la façon d'aborder ce « différentiel ».

Pour Lénine, le fossé est irrémédiable : « il ne saurait être question d'une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement » ; il n'y a donc pas de milieu : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. « Toute diminution du rôle de “l'élément conscient”, du rôle de la social-démocratie signifie par là même (...) un renforcement de l'idéologie bourgeoise sur les ouvriers. » (Lénine, Que faire ?)

Que dit Bakounine ? Le mouvement ouvrier doit « s'emparer de cette arme si puissante de la science, sans laquelle il pourrait bien faire des révolutions, mais ne serait pas en état d'établir, sur les ruines des privilèges bourgeois, cette égalité, cette justice et cette liberté qui constituent le fond même de toutes les aspirations politiques et sociales. » (« Les En dormeurs ») C'est tout de même une autre perspective !

La démarche de Lénine ne laisse aucune place au doute : le chef révolutionnaire, l'intellectuel d'origine bourgeoise élabore la doctrine socialiste et la transmet au prolétariat – à ses éléments les plus avancés.


La démarche de Bakounine est tout autre : la science sociale (élaborée par ces mêmes couches sociales), « ne fait autre chose que développer et formuler les instincts populaires » (Protestation de l'Alliance). Car « ni les écrivains, ni les philosophes, ni leurs ouvrages, ni enfin les journaux socialistes, ne constituent encore le socialisme vivant et puissant. Ce dernier ne trouve une réelle existence que dans l'instinct révolutionnaire éclairé, dans la volonté collective et dans l'organisation propre des masses ouvrières elles-mêmes, – et quand cet instinct, cette volonté et cette organisation font défaut, les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories dans le vide, des rêves impuissants. » (« Lettres à un Français sur la crise actuelle », 1870.)

Il est remarquable de constater à quel point la théorie de Lénine est en contradiction avec le matérialisme historique, dont il se réclame pourtant sans cesse, et selon lequel « ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience » (Marx, Avant-propos à la Critique de l'économie politique). Lorsque Marx déclare dans le Manifeste que « les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante », il n'exclut pas qu'il y ait des idées autres que les idées dominantes, c'est-à-dire que des idées opposées à l'idéologie dominante puissent se formuler. Dès lors que les conditions d'existence se font jour qui permettent, par l'action et la pensée, la remise en cause d'un ordre social donné, l'« existence sociale » du prolétariat déterminera leur conscience, avec ou sans Lénine.

Les anarcho-syndicalistes réclament simplement le droit pour le prolétariat de faire sa propre expérience : « Nous croyons que le peuple peut se tromper souvent et beaucoup, mais il n'y a personne au monde qui puisse corriger ses erreurs et réparer le mal qui en résulte toujours, que lui-même ; tous les autres réparateurs et redresseurs... ne faisant et ne pouvant qu'augmenter les erreurs et le mal. » (Bakounine, « La théologie politique de Mazzini ».) La même idée est reprise par Edouard Berth : « Dans la conception syndicaliste révolutionnaire, le prolétariat est, au contraire, regardé comme une personne majeure et parfaitement autonome, qui n'a pas d'utopies toutes faites à réaliser par décret, mais qui entend parfaire son émancipation par lui-même et à son idée. »

La démarche léninienne est une aberration dialectique en ce sens que le problème ne consiste pas à déterminer si le socialisme est une production théorique des intellectuels bourgeois apportée au prolétariat, ou une création exclusive et spontanée, au sens bakouninien, de ce dernier. L'approche correcte du problème consiste à découvrir le mouvement dialectique de création et d'élaboration du socialisme : alors, les questions de « préséance » ne jouent plus.

Kropotkine, qui rejetait le concept de dialectique mais qui, tel M. Jourdain, pratiquait le raisonnement dialectique sans le savoir, a parfaitement résumé l'optique libertaire : « Le socialisme est issu des profondeurs mêmes du peuple. Si quelques penseurs, issus de la bourgeoisie, sont venus lui apporter la sanction de la science et l'appui de la philosophie, le fond des idées qu'ils ont énoncées n'en est pas moins le produit dé l'esprit collectif du peuple travailleur. Ce socialisme rationnel de l'Internationale, qui fait aujourd'hui notre meilleure force, n'a-t-il pas été élaboré dans les organisations ouvrières, sous l'influence directe des masses ? Et les quelques écrivains qui ont prêté leur concours à ce travail d'élaboration ont-ils fait autre chose que de trouver la formule des aspirations qui déjà se faisaient jour parmi les ouvriers ? » (Les Temps nouveaux, 1913.)

« Les principes sociaux, disait déjà Bakounine, ne constituent la propriété de personne : ils sont plus naturellement représentés par les ouvriers que par l'intelligence qui s'est développée au milieu de la classe bourgeoise... Mais du moment que nous avons accepté ces principes autant par notre intelligence que par notre sentiment de justice, au point qu'ils sont devenus une condition vitale pour nous, personne, ni d'en haut ni d'en bas n'a le droit de nous défendre d'en parler, de nous associer et d'agir au nom de ces principes – qui sont à nous autant qu'aux ouvriers si même ils le sont d'une autre manière. » (« Protestation de l'Alliance »)

Bakounine réclame pour les intellectuels d'origine bourgeoise le droit de s'associer au prolétariat dans sa lutte, ce qui implique évidemment, entre autres choses, leur contribution à l'élaboration théorique. Le révolutionnaire russe s'oppose radicalement aux théories simplistes selon lesquelles le prolétariat n'a pas besoin des intellectuels. S'il est lucide et ne se fait pas d'illusions sur ces derniers, il se méfie aussi des « ouvriers à demi littéraires, prétentieux, ambitieux » qui « se posent comme des chefs, comme des hommes d'Etat des associations ouvrières » qui craignent « la compétence des hommes sortis de la bourgeoisie, souvent plus dévoués, plus modestes et moins ambitieux qu'eux-mêmes ».

Il y a cependant dans la classe ouvrière une « aristocratie bienfaisante », une aristocratie « non de la condition, mais de la conviction, du sentiment révolutionnaire, de la passion ardente, éclairée et de la volonté ». Ils réunissent en eux « dans leur compréhension de la question sociale (...) tous les avantages de la pensée libre et indépendante, de la connaissance scientifique ». Ils pourraient très bien abandonner leur classe et passer dans les rangs de la bourgeoisie, mais ils ont la « passion de la solidarité ». Si on ajoute à cette catégorie de travailleurs « celle des militants sortis de la classe bourgeoise, qui ont rompu tous les liens avec elle et qui se sont voués corps et âme à la grande cause de l'émancipation du prolétariat », vous aurez, dit Bakounine, « l'aristocratie utile et bienfaisante du mouvement ouvrier international » (« L'Alliance révolutionnaire universelle de la démocratie socialiste » Oeuvres, VI, p. 319.)


On peut faire deux remarques :

1. – Le point de vue de Bakounine sur la genèse de la conscience socialiste dans la classe ouvrière apparaît comme infiniment plus « dialectique » que celui de Lénine qui, en fait, ne l'est pas du tout, et qui relève d'une perception parfaitement mécaniste. La théorie léninienne de la conscience révolutionnaire dévoile ses intérêts de classe de petit-bourgeois intellectuel avec une telle clarté qu'on se demande comment cela a pu abuser tant de gens ;

2. – La question du rôle des intellectuels, pour Bakounine, ne se pose pas, on le voit, en termes de direction mais de collaboration. Elle est en outre totalement dénuée d'illusion et de complaisance à l'égard aussi bien des socialistes bourgeois que des ouvriers embourgeoisés.

Les anarcho-syndicalistes résoudront le problème du rôle des intellectuels de la façon la plus simple. Statutairement, d'abord : ne peut adhérer à l'organisation syndicale que le travailleur salarié. Mais ils ne sombrèrent pas dans la démagogie ouvriériste 10 ; Pierre Besnard écrit ainsi dans les Syndicats ouvriers et la révolution sociale : « ... l'ouvrier de l'industrie ou de la terre, l'artisan de la ville ou des champs – qu'il travaille ou non avec sa famille – l'employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l'écrivain, l'artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail appartiennent à la même classe : le prolétariat. » On ne peut en aucun cas dire que de telles positions constituent une vision réductrice et étroitement ouvriériste de l'action syndicale.

Anti-intellectualisme ?

L'accusation d'anti-intellectualisme mérite d'être examinée de plus près. Georges Yvetot était l'un des militants à qui ce reproche avait été fait, et, certes, il était très méfiant vis-à-vis des intellectuels, mais cela ne l'empêcha pas d'aider les instituteurs à adhérer à la CGT. Certains auteurs (des intellectuels, justement...) semblent s'étonner de ce qui leur paraît être un paradoxe. Peut-être, aux yeux d'Yvetot, les instituteurs n'étaient-ils pas des « intellectuels »... peut-être le fait qu'ils soient des travailleurs salariés faisait-il oublier à Yvetot qu'ils étaient des « intellectuels »... L'explication la plus plausible est que ce sont d'autres catégories de gens qui sont visées par son « anti-intellectualisme ».

Parler d'« anti-intellectualisme » me paraît cependant abusif. Son attitude se justifiait par le fait que de nombreux avocats, professeurs et médecins avaient un temps utilisé le mouvement ouvrier comme tremplin pour faire une carrière politique (ça n'a pas beaucoup changé...), quitte, ensuite, à faire tirer sur les travailleurs par la troupe : Clemenceau, Briand et Viviani sont les exemples les plus connus.

Yvetot leur demande de « rester chez eux » sauf s'ils ont « quelque chose à nous apporter : du talent, du savoir, de l'argent ! » Pourtant, Yvetot se défend d'avoir la « phobie des intellectuels » qui, précise-t-il, sont « utiles à l'éducation des individus, à la perfection des idées, à l'embellissement des réalisations ».

« Mais je considère que leur besogne n'implique nullement pour cela qu'ils se mêlent à nous, ni qu'ils nous aident de leurs prétendues lumières dans nos organisations, ni qu'ils nous guident de leur expérience et de leur savoir – beaucoup sur faits – sur »e chemin de notre émancipation, ni qu'ils nous conseillent, nous morigènent ou nous approuvent dans nos actions et nos manifestations. La classe ouvrière (...) est assez grande pour marcher toute seule puisqu'elle sait mieux que les intellectuels où elle va, vers quel but et par quels moyens. Elle seule sait de quoi elle souffre. Elle sait comment atténuer sa souffrance et nulle influence étrangère à sa classe ne lui fera croire qu'il est d'autres moyens pour elle de s'affranchir que de ne compter que sur elle-même, en s'affranchissant d'abord des individus qui la veulent conduire et qui n'ont pas même pour eux la stabilité des idées, l'immuabilité des convictions. Elle a raison, la classe ouvrière, de se méfier des gens qui, n'ayant pas subi la même misère, n'ayant point reçu la même éducation, n'ayant point ambitionné le même avenir, ne vivant point la même vie, prétendent lui apprendre ce qu'elle est, ce qu'elle doit être. Toujours néfaste, à quelques exceptions près, furent pour elle les collaborations dévouées à son sort des individualités émanant du monde intellectuel, de l'autre classe 11 . »

Il est significatif que pour se défendre d'être animé par une phobie des intellectuels, Yvetot cite la magnifique lettre de démission de l'Internationale écrite par Bakounine, en 1873 :

« Par ma naissance et par ma position personnelle, non sans doute par mes sympathies et mes tendances, je ne suis qu'un bourgeois et, comme tel, je ne saurais faire autre chose parmi vous que de la propagande ? Eh bien ! j'ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques, imprimés ou parlés, est passé. Dans ces neuf dernières années, on a développé au sein de l'Internationale plus d'idées qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d'en trouver une nouvelle. Le temps n'est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout, aujourd'hui, c'est l'organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l'oeuvre du prolétariat lui-même. Si j'étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier et, partageant la vie laborieuse de mes frères, j'aurais également participé avec eux au grand travail de cette organisation nécessaire. »

Yvetot commente : « Nous sommes, militants ouvriers, les amis de tous les bourgeois, de tous les intellectuels qui pensent comme Michel Bakounine. »


Le label d'« anti-intellectuel » dont Yvetot a été affublé – par des intellectuels, incidemment – était bien commode pour évacuer toute réflexion sur le rôle de ces derniers dans l'organisation.

Yvetot, qui faisait partie de cette « aristocratie ouvrière bienfaisante » dont parlait Bakounine, et qui aurait pu facilement passer dans les rangs de la bourgeoisie, mourut dans la misère.


Travaux pratiques

On connaît l'argument léniniste ultra-rabâché selon lequel l'anarcho-syndicalisme est l'expression des intérêts d'un prolétariat archaïque encore lié par sa mentalité à la production artisanale, alors que le marxisme est l'expression d'un prolétariat industriel moderne 12 . Le fait que le syndicalisme révolutionnaire soit apparu dans des pays où existaient une industrie moderne alors que le léninisme est le produit caractéristique d'un pays arriéré, semi-féodal, dominé par l'impérialisme ne suscite que peu de questions parmi les partisans de cette thèse. On peut mesurer la distance qui sépare anarcho-syndicalisme et léninisme en évoquant des débats qui eurent lieu entre 1912 et 1920 dans les deux courants sur les techniques de production industrielle.

Alors que Lénine développait une admiration sans bornes pour les formes de production du capitalisme industriel développé (taylorisme, travail à la chaîne etc.) et entendait faire adopter ces formes à l'économie soviétique, le syndicalisme révolutionnaire commençait déjà une réflexion critique sur ces formes de production.

« Apprendre à travailler, voilà la tâche que le pouvoir des soviets doit poser au peuple dans son ampleur. Le dernier mot du capitalisme sous ce rapport, le système Taylor, allie, de même que tous les progrès du capitalisme, la cruauté raffinée de l'exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l'analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l'élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l'introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc. La république des soviets doit faire siennes, coûte que coûte, ces conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine. Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme. Il faut organiser en Russie l'étude et l'enseignement du système Taylor... » (Lénine, « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets », 1918.)

Ce texte est caractéristique du décalage existant entre les impératifs qui s'imposent aux bolcheviks et les luttes du mouvement ouvrier européen de l'époque 13 . Le 5 décembre 1912 une grève éclate aux usines Renault contre les méthodes de rationalisation du travail, et particulièrement le chronométrage.

Il est d'ailleurs significatif qu'alors que Lénine fait l'apologie du taylorisme, Merrheim, un syndicaliste révolutionnaire, publie dans les numéros 108 et 109-110 de La Vie ouvrière une étude extrêmement critique sur l'application de ce même système, où il conclut : « Dans les écoles d'apprentissage patronales (...) on dressera des spécialistes sans initiative, sans volonté, sans conscience, sans dignité, suivant le chef d'allure comme le chien son maître, exigeant qu'il ne quitte pas un instant ses talons. Une seule puissance sera capable de réfréner les abus et la férocité de cette exploitation : l'organisation ouvrière puissante, capable à tout instant de se dresser devant les exigences capitalistes. »

Merrheim ne fait pas une critique « réactionnaire », passéiste du système Taylor, comme la feraient des artisans qualifiés écrasés par des méthodes modernes de production (argument souvent employé par les marxistes pour « démontrer » que l'anarcho-syndicalisme est le passé et le marxisme l'avenir). Merrheim sait que le taylorisme est inévitable. « Il faut, dit-il, que les travailleurs se pénètrent bien de cette idée que nous sommes arrivés à un stade de l'évolution industrielle qui nécessite des méthodes nouvelles de production et de travail. »


Mais il dit également que dans les méthodes de Taylor, le patronat « a pris et prendra de plus en plus tout ce qu'elles ont d'odieux, de brutal et de sauvage ». Il paraît difficile d'exprimer plus clairement le fossé existant entre le léninisme et l'anarcho-syndicalisme.

Il est révélateur que l'étude de Merrheim fasse largement état de critiques du taylorisme émanant d'entrepreneurs capitalistes ou de leurs représentants, qui contestent l'efficacité et la rentabilité du système dans des termes étonnamment proches des critiques capitalistes d'aujourd'hui, après qu'ils eurent fait le bilan de l'inattention, de l'ennui, du manque de motivation, de l'absentéisme, de la résistance passive qui réduisent la productivité, la qualité et donc menacent les profits.

On objectera qu'en Russie les ouvriers sont alors « au pouvoir » tandis qu'en France ils ne le sont pas. Mais que le parti bolchevik fût ou non au pouvoir, il est peu probable que son optique eût varié, dans la mesure même où celui-ci avait de toute façon explicitement pris en charge la tâche de construire en Russie une économie capitaliste, que Lénine nomme lui-même « capitalisme d'Etat »...

Que Lénine reconnaisse que le système Taylor soit d'une « cruauté raffinée » tout en préconisant que la république des soviets doit « faire sienne coûte que coûte » cette méthode laisse rêveur lorsqu'on considère que Merrheim déclare que le système « dressera des spécialistes sans initiative, sans volonté, sans conscience, sans dignité ».

De là à déduire que la république des soviets dûment confisquée par les bolcheviks ait pour objectif de créer des travailleurs « sans initiative, sans volonté, sans conscience, sans dignité », il n'y a qu'un pas. Et lorsque Merrheim déclare que seule une organisation puissante pourra se dresser contre les exigences capitalistes en ce domaine, on est en droit de conclure que le pouvoir bolchevik veillera à ce qu'une telle organisation ne puisse pas exister.

C'est d'ailleurs ce qui est arrivé : comme l'écrit Trotsky en 1920, dans Terrorisme et communisme, « l'ouvrier ne fait pas de marchandage avec le gouvernement soviétique : il est subordonné à l'Etat. Il lui est soumis dans tous les rapports du fait que c'est son Etat ».


Merrheim et Lénine reconnaissent chacun à leur façon l'inévitabilité du taylorisme : mais le premier c'est pour le critiquer en tant que prolétaire luttant contre le capitalisme 14 , le second pour le revendiquer en tant que dirigeant révolutionnaire instaurant le capitalisme.


Avant-garde et minorité agissante

Dans la tradition du syndicalisme français, le culte de l'unité jouait un rôle considérable, bien que des tendances fort différentes pouvaient se heurter lors des congrès. Au-delà des options multiples qui pouvaient se manifester, l'opposition principale se trouvait entre ceux qui entendaient faire participer la classe ouvrière à l'action parlementaire et ceux qui s'y opposaient. La charte d'Amiens, en 1906, est un texte de compromis de différentes tendances unies contre le guesdisme, dans lequel chacun peut s'y retrouver, mais la notion de neutralité syndicale qui s'en dégage peut être interprétée comme une affirmation de non-intervention sur le terrain politique, ce qui convient aux partisans de l'action parlementaire, alors que pour les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes cela signifiait que le syndicalisme, sans exclure l'action politique (la politique ne se limitant pas aux élections...), ne s'engageait pas en faveur de l'action parlementaire. Pour Pouget, la CGT est « neutre du point de vue politique », mais cette neutralité affirmée « n'implique point l'abdication ou l'indifférence en face des problèmes d'ordre général, d'ordre social (...) La Confédération n'abdique devant aucun problème social non plus que politique (en donnant à ce mot son sens large). » (La CGT.)

L'idée de neutralité syndicale exprimait alors le désir de maintenir une unité organique malgré la pluralité des courants politiques. Mais inévitablement, la logique des faits devait conduire à des prises de position plus tranchées de la part du syndicalisme révolutionnaire, car la recherche à tout prix d'un consensus conduisait à une édulcoration des principes du mouvement. Il n'y a par exemple rien, dans la charte d'Amiens, sur la lutte contre l'Etat ni sur les illusions du parlementarisme.

La charte d'Amiens doit donc être considérée pour ce qu'elle est, un texte de compromis, un moindre mal, en aucun cas un manifeste syndicaliste révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste. Les adversaires de ces courants ont d'ailleurs parfaitement compris l'enjeu de ce texte, en l'interprétant comme une défaite de l'anarcho-syndicalisme dans la CGT. Edouard Vaillant (socialiste, député à partir de 1893) dira à juste titre que le congrès d'Amiens fut une victoire sur les anarchistes ; Victor Renard, lui, dira plus trivialement que « les anarchistes qui prédominent à la CGT ont consenti à se mettre une muselière ».


Il était difficile d'empêcher les partisans de la stratégie électorale et ceux qui cherchaient avant tout l'entente avec les pouvoirs publics et le patronat de développer leurs thèses et leurs pratiques. Pour conserver une cohérence pratique et théorique, la scission était inévitable. Pierre Besnard dit explicitement que l'abandon de fait de la lutte des classes dans la CGT a littéralement crée une tendance qui ne pouvait plus grouper les « travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du salariat. Une partie d'entre eux était exclue idéologiquement, moralement ». C'est là, dit-il, la cause de la scission de 1921 qui donna naissance à la CGTU. Cette dernière ne devait pas se montrer différente : le rôle révolutionnaire du syndicalisme, son indépendance, son autonomie fonctionnelle et sa capacité d'action devaient être niés par le Parti communiste qui voulaient en faire une courroie de transmission. Dès lors, une seconde scission, « déjà en germe lors de la première, se produisit ». Ce sera la constitution, en 1926, de la CGT – syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR).

Réapparaît ainsi la même problématique que celle qui avait divisé l'AIT : l'opposition entre ceux qui préconisaient la stratégie de conquête du pouvoir d'Etat et ceux qui voulaient sa destruction.


La révolution russe allait modifier largement les données du problème. De nombreux syndicalistes révolutionnaires allaient la soutenir, mais ce soutien ne peut s'expliquer que par le contexte. Le caractère particulier pris par la révolution à ses débuts, ainsi que l'éloignement, firent que beaucoup de militants étaient convaincus que les bolcheviks étaient des bakouniniens 15 . Une certaine confusion régna quelque temps, puisque peu après l'arrestation de Monatte, le 3 mai 1920, pour complot contre la sûreté de l'Etat, la police arrêta des dirigeants d'une « Fédération des soviets » et d'un « Parti communiste », tous deux de tendance... anarchiste !

Nombre de bolcheviks eux-mêmes, après que Lénine eût imposé aux bolcheviks les thèses d'avril, qui allaient totalement à l'encontre des positions traditionnelles du parti, crurent que leur chef était devenu bakouninien. Ainsi, Goldenberg, un vieil ami de Lénine, s'écria-t-il : « La place laissée vacante par le grand anarchiste Bakounine est de nouveau occupée. Ce que nous venons d'entendre constitue la négation formelle de la doctrine social-démocrate et de toute la théorie du marxisme scientifique. C'est l'apologie la plus évidente qu'on puisse faire de l'anarchisme 16 . » De fait, les bolcheviks n'ont pu prendre le pouvoir que parce qu'ils avaient abandonné leurs mots d'ordre habituels et adopté le mot d'ordre éminemment anarchiste de « Tout le pouvoir aux Soviets ! »

Des syndicalistes révolutionnaires et des anarcho-syndicalistes contribueront à la formation du parti communiste en France. Certains d'entre eux le quitteront assez rapidement 17 . Monatte, Rosmer et Delagarde seront exclus en décembre 1924. Il faut garder à l'esprit un fait qui a été peu souligné : pour beaucoup, la révolution russe était le prélude à l'extension de la révolution en Europe. Dans cette perspective, soutenir la révolution russe, quel qu'en fût le caractère, était vital. « La révolution cessera bientôt d'être russe pour devenir européenne », écrit Monatte à Trotsky le 13 mars 1920. Tom Mann, un syndicalise révolutionnaire britannique (et fondateur en 1921 du parti communiste britannique), dira les choses clairement : « Bolchevisme, spartakisme, syndicalisme révolutionnaire, tout cela signifie la même chose sous des noms différents. » Nombre de militants syndicalistes révolutionnaires ne virent pas de différence entre les soviets et les Bourses du travail, qui de fait remplissaient le même office : rassembler les travailleurs, et par extension la population laborieuse d'une localité sur des basses interprofessionnelles.

Il y avait, outre l'anti-parlementarisme 18 , nombre de similitudes entre les positions du syndicalisme révolutionnaire et celles des bolcheviks, qui expliquent l'adhésion de certains militants au communisme. Ces similitudes seront surtout soulignées par les bolcheviks eux-mêmes, soucieux d'attirer à eux les militants ouvriers les plus actifs. Charbit, Hasfeld, Martinet, Monatte, Monmousseau, Rosmer, Sémard et d'autres en firent partie. Dire, avec Brupbacher, que le syndicalisme révolutionnaire accomplit son suicide est exagéré. Si ces militants ont manqué de discernement, c'est là une chose qu'on peut difficilement leur reprocher. Il reste que ce manque de discernement n'était pas une fatalité : Gaston Leval, se rend à Moscou en 1921 comme délégué adjoint de la CNT espagnole pour prendre part au congrès constitutif de l'Internationale des syndicats rouges. Ce qu'il voit en Russie – il est vrai qu'il ne s'est pas contenté de suivre les parcours fléchés officiels – le persuade que la révolution se dévoie vers une dictature de parti 19 . Le rapport qu'il fera au congrès de Saragosse en 1922 persuadera la CNT de ne pas adhérer à l'Internationale syndicale rouge, ce qui évitera à celle-ci le processus de « bolchevisation » subi par d'autres centrales syndicales européennes. En 1922 se constituera, en concurrence de l'Internationale syndicale rouge, l'AIT seconde manière.

On peut dire que c'est l'accélération de l'histoire qui a imposé aux différents courants présents dans le mouvement ouvrier de se démarquer clairement. Si on peut regretter que l'anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire n'aient pas conservé leur position dominante en France, sur le plan international la situation était très encourageante : l'AIT avait des sections dans 24 pays et regroupait deux millions de travailleurs 20 .

Le rapprochement entre le concept de minorité agissante et celui d'avant-garde a été largement fait par les léninistes soucieux de rapprocher les deux mouvements. Rappelons quelques idées développées par Pouget sur la question des minorités agissantes.

Pour contrebalancer la force de la classe possédante il faut une autre force :

« cette force, il appartient aux travailleurs conscients de la matérialiser ; (...) cette nécessaire besogne de cohésion révolutionnaire se réalise au sein de l'organisation syndicale : là, se constitue et se développe une minorité grandissante qui vise à acquérir assez de puissance pour contrebalancer d'abord et annihiler ensuite le» forces d'exploitation et d'oppression. » (Pouget, L'Action directe)

Ceux qui restent en dehors de l'organisation syndicale, qui refusent de lutter sont des « zéros humains », des « êtres inertes dont les forces latentes n'entrent en branle que sous le choc que leur imposent les énergiques et les audacieux ». (Les Bases du syndicalisme.) On constate une absence totale de complaisance à l'égard des travailleurs non-organisés : « Les majorités sont moutonnières et inconscientes. Elles acceptent les faits établis et subissent les pires avanies. S'il leur arrive d'avoir quelques instants de lucidité, c'est sous l'impulsion des minorités révolutionnaires et encore il n'est pas rare»qu'après avoir fait un pas en avant, elles laissent passivement renaître le vieux régime et les institutions renversées. » (Grève générale réformiste et grève générale révolutionnaire.)

« Tout le problème révolutionnaire consiste en ceci : constituer une minorité assez forte pour culbuter la minorité dirigeante » (...) « Qui donc fait la propagande, qui donc dresse les programmes de revendications ? Des minorités ! Rien que des minorités ! » (Père peinard, 12/01/1890)

Mais ces minorités devront être les plus nombreuses possible, « car si nous sommes convaincus que la révolution sera l'oeuvre d'une minorité, encore sommes-nous désireux que cette minorité soit la plus nombreuse possible, afin que soient plus grandes les chances de succès. »

Il est clair que, aux yeux des syndicalistes révolutionnaires, des différences de niveau de conscience existent dans la classe ouvrière. Les militants ne s'attendent pas à ce que tous adhèrent à l'idée de révolution prolétarienne, mais ils pensent que la minorité agissante peut créer, lorsque le moment est venu, un phénomène d'entraînement et amener la grande masse du prolétariat à bouger. Bakounine pensait que « dans les moments de grande crises politiques ou économiques (...), dix, vingt ou trente hommes bien entendus et bien organisés entre eux, et qui savent où ils vont et ce qu'ils veulent, en entraîneront facilement cent, deux cents, trois cents ou même davantage ». Mais, précise-t-il, « pour que la dixième partie du prolétariat (...) puisse entraîner les neuf autres dixièmes », il faut que chaque membre soit organisé, conscient du but à atteindre, qu'il connaisse les principes de l'Internationale et les moyens de les réaliser. Il n'est pas question, là, de spontanéité... « Ce n'est qu'à cette condition que dans les temps de paix et de calme il pourra remplir efficacement la mission de propagandiste (...), et dans les temps de lutte celle d'un chef révolutionnaire. » (Protestation de l'Alliance.) Le rôle de la minorité agissante avait parfaitement été défini par Bakounine.

L'existence d'une minorité active, capable de catalyser l'action des masses, dépendait cependant, dans la CGT du début du siècle, d'un certain nombre de conditions institutionnelles à propos desquelles réformistes et révolutionnaires s'opposèrent. Il s'agit du problème très concret et significatif de la représentation proportionnelle. Les anarcho-syndicalistes sont favorables à l'égalité des voix par syndicat, quel que soit leur nombre. L'application du principe de la représentation proportionnelle, qui établit l'hégémonie de quelques gros syndicats, condamne en fait la minorité révolutionnaire.

« L'approbation de la représentation proportionnelle eût impliqué la négation de toute l'oeuvre syndicale qui est la résultante de l'action révolutionnaire des minorités. Or, si l'on admet que la majorité fasse foi, à quel point s'arrêtera-t-on ? Sur cette pente savonneuse on risque d'être entraîné loin. Ne se peut-il que, sous prétexte de proportionnalité, une majorité d'inconscients dénie le droit de grève à une minorité de militants conscients ? Et en vertu de quel critérium s'opposera-t-on à cette masse seule si, soi-même, on a énervé 21 l'action efficace des minorités en les étouffant sous la proportionnalité ? » (Déclaration de Pouget au congrès de Montpellier, septembre 1902.)

Le principe démocratique n'est ainsi pas du tout revendiqué. Là encore, il s'agit de l'introduction, dans les pratiques syndicales, d'un élément original de droit. Le principe démocratique implique que chaque individu représente une voix, et que la majorité des voix emporte la décision, c'est-à-dire que 50,5 % peuvent avoir raison sur 49,5 %. Le rejet de ce principe démocratique vient pour une part du mouvement anarchiste, pour lequel les décisions doivent être prises avec un consensus le plus large possible. Mais il y a autre chose. Il s'agit d'une conception différente de la légitimité. L'unité de base n'est pas l'individu mais l'individu organisé. Son organisation est le syndicat. C'est celui-ci qui est l'unité de base. A l'intérieur du syndicat, un adhérent en vaut un autre. C'est une logique difficile à comprendre car elle tranche singulièrement avec nos conditionnements à la démocratie formelle.

L'idée démocratique est donc étrangère au syndicalisme. D'ailleurs, seule une minorité de travailleurs est syndiquée, aussi « le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action ». La minorité doit donc « agir sans tenir compte de la masse réfractaire ». D'ailleurs, fait remarquer Pouget, la majorité est mal venue de récriminer, puisque « l'ensemble des travailleurs, intéressés à l'action, quoique n'y participant en rien, est appelé à bénéficier des résultats acquis »... Aussi, n'est-il « pas tenu compte de la masse qui refuse de vouloir et seuls les conscients sont appelés à décider et à agir » (Le Mouvement socialiste, janvier 1907).

« Au creuset de la lutte économique se réalise la fusion des éléments politiques et il s'obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance de coordination révolutionnaire. » (Le Mouvement socialiste, janvier 1907.)

On comprend dès lors que les léninistes aient tenté de rallier à leur cause les syndicalistes révolutionnaires, bien que pour les premiers l'avant-garde était constituée de révolutionnaires professionnels, la plupart du temps non ouvriers, alors que pour les seconds la minorité agissante baignait dans la classe ouvrière dont elle faisait partie.

Trotsky ne s'y est pas trompé. Il avait compris que le contrôle du mouvement syndical était une étape décisive pour avoir une influence sur le mouvement ouvrier. Si le syndicalisme révolutionnaire avait raison de lutter pour l'autonomie syndicale face au gouvernement bourgeois et aux socialistes parlementaires, il ne « fétichisait pas l'autonomie des organisations de masse. Au contraire, il comprenait et préconisait le rôle dirigeant de la minorité révolutionnaire dans les organisations de masse, qui réfléchissent en leur sein toute la classe ouvrière, avec toutes ses contradictions, son caractère arriéré, et ses faiblesses. » En somme, l'autonomie n'a plus lieu d'être maintenant qu'il y a un vrai parti révolutionnaire. Et Trotski ajoute :

« La théorie de la minorité active était, par essence, une théorie incomplète du parti prolétarien. Dans toute sa pratique, le syndicalisme révolutionnaire était un embryon de parti révolutionnaire ; de même, dans sa lutte contre l'opportunisme, le syndicalisme révolutionnaire fut une remarquable esquisse du communisme révolutionnaire.

« Les faiblesses de l'anarcho-syndicalisme, même dans sa période classique, étaient l'absence d'un fondement théorique correct, et comme résultat, une incompréhension de la nature de l'Etat et de son rôle dans la lutte de classe. Faiblesse aussi, cette conception incomplète, insuffisamment développée, et par conséquent fausse, de la minorité révolutionnaire, c'est-à-dire du parti. D'où les fautes de tactique, comme la fétichisation de la grève générale, l'ignorance de la relation nécessaire entre le soulèvement et la prise du pouvoir.

« Après la guerre, le syndicalisme français trouva dans le communisme à la fois sa réfutation, son dépassement et son achèvement ; tenter de faire revivre aujourd'hui le syndicalisme révolutionnaire serait tourner le dos à l'histoire. Pour le mouvement ouvrier, une elle tentative ne pourrait avoir qu'un sens réactionnaire. »

L'idée que les syndicats se suffisent à eux-mêmes signifie « la dissolution de l'avant-garde révolutionnaire dans la masse arriérée que sont les syndicats ». (Léon Trotsky, « Communisme et syndicalisme », 1929, in : Léon Trotsky, Classe ouvrière, parti et syndicat, classique Rouge n° 4, 1970.)

La position que développe Trotsky dans un texte de 1929 reflète parfaitement le point du vue du bolchevisme dès la révolution russe, bien que se surajoute alors l'influence stalinienne dans le mouvement ouvrier. A ce titre, Trotsky est bien l'héritier de Lénine.

Les critiques formulées contre le syndicalisme révolutionnaire avaient déjà suscité des réactions, mais pas dans le sens souhaité par Trotsky. Après l'assassinat de syndicalistes par des communistes, à la Maison des syndicats à Paris, le 11 janvier 1924, des anarcho-syndicalistes et des syndicalistes révolutionnaires s'engagèrent dans la formation d'une nouvelle centrale syndicale, la CGT-SR. Les unions départementales de la Somme, de la Gironde, de l'Yonne, du Rhône, la fédération du bâtiment, se groupèrent dans une Union fédérative des syndicats autonomes de France, puis se confédérèrent les 1er et 2 novembre 1926 à Lyon.

La nouvelle organisation conteste l'idée de neutralité syndicale telle qu'elle est affirmée dans la charte d'Amiens, notamment le paragraphe où « le congrès affirme l'entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander en réciprocité de ne pas introduire dan» le syndicat les opinions qu'il professe au dehors. »

La CGT-SR désormais, affirme la nécessité pour le syndicalisme non seulement de se développer hors des partis politiques, mais contre eux. Cette attitude est en quelque sorte l'écho des 21 conditions d'admission à l'Internationale communiste, qui préconisaient la constitution de fractions communistes dans les syndicats afin d'en prendre la direction. La charte de Lyon de la CGT-SR affirme que le syndicalisme est « le seul mouvement de classe des travailleurs » :

« L'opposition fondamentale des buts poursuivis par les partis et les groupements qui ne reconnaissent pas au syndicalisme son rôle essentiel, force également la CGT-SR à cesser d'observer à leur égard la neutralité syndicale, jusqu'ici traditionnelle ».

Les documents de constitution de la CGT-SR offrent une véritable réflexion sur le contexte de l'époque, notamment sur la crise mondiale qui se prépare, sur la montée du fascisme, et formulent un véritable programme politique.

Une tactique révolutionnaire est esquissée concernant les rapports avec les autres forces révolutionnaires, à la fois dans l'action revendicative quotidienne et en cas de révolution. Un programme revendicatif est proposé, qui s'inscrit à la fois dans le cadre de revendications quotidiennes tout en présentant un caractère de préparation à la transformation sociale. On retrouvera, curieusement, les principaux thèmes, réadaptés évidemment, de ce programme revendicatif dans... le programme de transition de Trotsky, dix ans plus tard !

Sur cette période, A. Schapiro écrivit en 1937 :

« La grande guerre balaya la charte du neutralisme syndical. Et la scission au sein de la Première Internationale entre Marx et Bakounine eut un écho – à la distance de presque un demi-siècle – dans la scission historiquement inévitable au sein du mouvement ouvrier international d'après-guerre. Contre la politique de l'asservissement du mouvement ouvrier aux exigences de partis politiques dénommés “ouvriers”, un nouveau mouvement, basé sur l'action directe des masses en dehors et contre tous les partis politiques, surgissait des cendres encore fumantes de la guerre 1917-1918. L'anarcho-syndicalisme réalisait la seule conjonction de forces et d'éléments capables de garantir à la classe ouvrière et paysanne sa complète indépendance et son droit inéluctable à l'initiative révolutionnaire dans toutes les manifestations d'une lutte sans merci contre le capitalisme et contre l'Etat, et d'une réédification, sur les ruines des régimes déchus, d'une vie sociale libertaire. »

Quelques leçons du passé

Les thèmes anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires ont la vie dure. Dès 1921, Trotsky doit prévenir qu'il faut « condamner sévèrement la conduite de certains communistes qui non seulement ne luttent pas dans les syndicats pour l'influence du Parti, mais s'opposent à une action dans ce sens au nom d'une fausse interprétation de l'autonomie syndicale ». A la même époque, confrontés aux graves problèmes de la réorganisation économique auxquels ils n'avaient pas du tout songé, les dirigeants bolcheviks se voient proposer par Chliapnikov et Kollontaï, qui avaient constitué une tendance, l'Opposition ouvrière, de confier la gestion de l'économie à un congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui éliraient un organisme central dirigeant l'ensemble de l'économie nationale de la République. Cette idée sera condamnée comme « déviation anarchiste et syndicaliste ». L'Opposition ouvrière sera muselée, en 1921, au Xe congrès du parti, et Trotsky dira d'elle : « Ils ont mis en avant des mots d'ordre dangereux... ils ont placé le droit des ouvriers à élire leurs représentants au-dessus du parti. Comme si le parti n'avait pas le droit d'affirmer sa dictature, même si cette dictature était en conflit avec les humeurs changeantes de la démocratie ouvrière... »

Dans les années trente, la direction du Parti communiste français sera constamment obligée de réprimander les militants d'usine qui n'appliquent pas strictement la discipline de parti et qui entendent s'autonomiser par rapport à lui. En plein Programme commun de la gauche, Edmond Maire déclare : « Il y a eu deux grands courants socialistes, celui qui est jacobin, centralisateur, autoritaire, s'est établi dans les pays de l'Est. L'autre, le socialisme libertaire anarcho-syndicaliste, autogestionnaire, c'est celui que nous représentons. » (Le Monde, 19 octobre 1972.)

Ainsi l'anarcho-syndicalisme sert de repoussoir quand on veut resserrer le contrôle sur l'organisation, mais il sert de référence lorsqu'on veut réaffirmer une continuité avec le mouvement ouvrier français. Il va sans dire qu'Edmond Maire ne pensait pas un mot de ce qu'il disait. En effet, à l'époque où il faisait cette déclaration, commençait un processus de « nettoyage » dans les instances syndicales dans lesquelles les anarcho-syndicalistes avaient réussi à développer avec succès leurs vues auprès des syndiqués.


Les années qui ont suivi 1968 ont vu un extraordinaire développement du mouvement syndical en France, dû en grande partie à l'extension des structures interprofessionnelles. Ce phénomène a permis un élargissement considérable du champ d'intervention de l'organisation syndicale, puisque dans les unions locales et départementales pouvaient être pris en charge des problèmes qui débordaient largement de l'entreprise. Cela a permis aussi une coordination décentralisée de l'action, un accroissement des débats dans les instances de base et les structures intermédiaires. Ce processus était clairement perçu par les appareils syndicaux, mais aussi par les partis de gauche et d'extrême gauche, comme un danger. En effet, le développement du débat politique et du travail d'organisation (car nous recrutions...) dans des structures de classe qui n'étaient pas cantonnées à l'entreprise et qui développaient des thèmes de réflexion débordant de loin les simples revendications économiques, constituait une remise en cause du rôle des avant-gardes autoproclamées. Aussi, l'une des tâches que se sont fixé les directions syndicales par la suite, avec la complicité des trotskistes, a été de laminer ce mouvement par la dissolution de sections syndicales, de syndicats, d'unions locales et départementales, par l'exclusion de militants.


Le débat reste ouvert sur la question du mode d'intervention des anarcho-syndicalistes aujourd'hui. Cinquante ans après la création de la CGT-SR, les circonstances imposent que le mouvement ait une apparition propre, au grand jour, comme alternative au syndicalisme réformiste, intégré à l'Etat, dominé par des partis politiques.

L'expérience historique de la social-démocratie et du léninisme a disqualifié ces deux mouvements dans leurs tentatives de proposer une alternative au capitalisme.


Existe-t-il, aujourd'hui, une possibilité pour l'anarcho-syndicalisme de se développer ? La première remarque qu'on puisse faire est : cela dépend des anarcho-syndicalistes eux-mêmes. Il est certain que la réapparition significative de ce mouvement sur le terrain de la lutte des classes ne pourra pas se faire en reprenant mécaniquement les problèmes tels qu'ils se posaient il y a cinquante ans, ni en copiant les méthodes et les formes organisationnelles d'alors.

Surtout, il faut se garder de toute attitude apologétique visant à justifier tout sous prétexte de présenter une image idyllique du mouvement.

Le syndicalisme révolutionnaire, qui a dominé dans le mouvement ouvrier français entre 1895 et 1914, est apparu comme une réaction à la montée du marxisme réformiste dans sa version guesdiste, mais aussi comme une réaction à l'anarchisme, dominé alors par les partisans de la « reprise individuelle » dont Gaston Leval disait qu'ils s'attaquaient plus volontiers aux petites vieilles dans les chambres de bonne qu'aux gros détenteurs de capitaux, mieux protégés.

Il n'existe pas à proprement parler de doctrine du syndicalisme révolutionnaire, avant son explicitation par la CGT-SR. La théorie, pour les militants, reste accessoire. Le théoricien le plus connu du syndicalisme révolutionnaire, Georges Sorel, fut parfaitement méconnu des militants. D'ailleurs, il théorisait le syndicalisme révolutionnaire au nom du marxisme : de son point de vue, le syndicalisme révolutionnaire était une révision du socialisme officiel et un retour au vrai marxisme. « Il n'y a pas, dit-il, de meilleure preuve à donner pour démontrer le génie de Marx, que la remarquable concordance qui se trouve exister entre les vues et la doctrine que le syndicalisme révolutionnaire construit aujourd'hui, lentement, avec peine, en se tenant toujours sur le terrain de la pratique des grèves. »

Après la « Lettre aux anarchistes » de Fernand Pelloutier, beaucoup de militants suivront l'appel, mais cela constitua un ensemble disparate. Certains évoluèrent vers le « syndicalisme pur », d'autres demeureront des anarchistes agissant dans les syndicats. La plupart des militants syndicalistes révolutionnaires étaient des syndiqués anarchistes, des syndiqués socialistes. Le terme même de syndicalisme révolutionnaire recouvre des réalités différentes. Il y a des syndicalismes révolutionnaires, mais pas vraiment une doctrine, en dehors de la notion d'indépendance syndicale.

Mais la notion d'indépendance syndicale a un aspect défensif, elle implique en outre que les protagonistes « jouent le jeu ». Lorsqu'un parti structuré et discipliné décide de ne pas jouer le jeu, l'indépendance disparaît inévitablement. C'est ainsi que le parti communiste a pu « pénétrer dans la CGT comme une pointe d'acier dans une motte de beurre » selon les termes mêmes d'un de ses dirigeants. La notion d'indépendance, lorsqu'elle n'est pas appuyée sur une doctrine indépendante, sur une organisation cohérente qui se substituent aux doctrines et organisations extérieures, n'est qu'un voeu pieux. Les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes français seront incapables de faire face à la pénétration des fractions bolcheviks dans les syndicats.

Autant que de la Grande Guerre et de l'attrait pour la révolution russe, c'est de son incapacité doctrinale et organique que le syndicalisme révolutionnaire français mourra.

En disant, cela, ne donnons-nous pas raison aux critiques léniniennes du syndicalisme révolutionnaire ? Dans une large mesure, oui. Trotsky avait parfaitement raison de dire que la théorie de la minorité agissante était une théorie « incomplète » et que le syndicalisme révolutionnaire était quelque chose d'« embryonnaire ». Pourtant la solution ne résidait pas dans l'alignement sur les positions léniniennes mais dans l'affirmation mieux exprimée de l'identité du syndicalisme révolutionnaire, qui aurait dû assumer jusqu'au bout sa fonction de minorité révolutionnaire en s'organisant en tant que telle dans la CGT pour combattre la pénétration extérieure. Pour contrer la fraction communiste dans la CGT, il aurait fallu constituer une contre-fraction syndicaliste révolutionnaire. La riposte aux agissements d'une fraction est le dévoilement de ses projets, mais cela n'est malheureusement possible que par la constitution d'une contre-fraction.

Malheureusement, de telles pratiques étaient culturellement inconcevables pour nos camarades d'alors.

Si les syndicalistes révolutionnaires, dans l'ancienne CGT, s'étaient organisés en tant que tels au lieu d'être éparpillés, la confédération n'aurait pas été « bolchevisée » et ses meilleurs militants n'auraient pas fondé le parti communiste. Lorsque le syndicalisme révolutionnaire se constitue définitivement avec la CGT-SR, le terme « syndicalisme révolutionnaire » n'a plus le même contenu que vingt ans plus tôt. Il s'agit en fait d'anarcho-syndicalisme, bien que Pierre Besnard se soit toujours déclaré syndicaliste révolutionnaire. On a abandonné le mythe de l'unité de la classe ouvrière dans une seule organisation. Implicitement, on a assimilé l'idée (que personne n'ose formuler) que plus l'organisation est grande moins son mode d'action et son programme sont radicaux.

Le mouvement se résigne à être une minorité révolutionnaire organisée dont la fonction n'est plus de regrouper l'ensemble de la classe ouvrière, mais d'impulser des actions susceptibles d'entraîner les masses (l'objectif étant tout de même d'être le plus nombreux possible), et d'élaborer un programme de réorganisation de la société. En ce sens, le syndicalisme révolutionnaire français rejoint dans une large mesure les pratiques léniniennes, à cette différence près – notable tout de même... – que son champ d'intervention, le syndicalisme, se situe sur le terrain de classe, et non sur le terrain inter-classiste et partidaire.

Conclusion

La CGT-SR marque la naissance véritable, en France, de l'anarcho-syndicalisme en tant que doctrine indépendante et affirmative d'elle-même. La création de la CGT-SR était une réponse adéquate, mais tardive, à une situation que les militants n'avaient pas pu prévoir, c'est-à-dire l'irruption, sur le terrain de la lutte sociale et politique, au sein du mouvement ouvrier et de ses organisations, de méthodes inconnues et efficaces d'infiltration, de noyautage et de prise de contrôle. Le fait que ces méthodes aient pu être mises en oeuvre aussi efficacement conduit évidemment à poser la question : les dirigeants syndicalistes révolutionnaires étaient-ils à la hauteur, et n'aurait-on pas eu là, d'une certaine façon, la manifestation d'une crise de la direction du mouvement ouvrier ? C'est oublier l'impact extraordinaire de la révolution russe derrière laquelle se retranchaient les partisans de la bolchevisation du mouvement syndical, impact sans lequel ces méthodes auraient été inefficaces. La bolchevisation du mouvement syndical n'a été possible qu'avec la collaboration active, du moins au début, des militants syndicalistes révolutionnaires comme Monatte, qui ont joué le rôle de véritable cheval de Troie dans le mouvement ouvrier.

L'anarcho-syndicalisme n'est pas un mouvement sans doctrine. Il constitue dans une large mesure un retour aux principes bakouniniens. Force importante entre les deux guerres, sa disparition de la scène internationale n'est pas tant due à son incapacité à s'adapter à l'évolution de la société capitaliste qu'à son extermination physique par le fascisme et le stalinisme.

La modernité fournit des atouts considérables au mouvement s'il se montre capable d'en tirer parti. Le fossé existant autrefois entre les couches cultivées de la population et les masses prolétarisées, du moins dans les pays industriels, s'est considérablement réduit, ôtant toute justification aux prétentions des intellectuels petits-bourgeois à se poser en direction autoproclamée du mouvement ouvrier. Les militants syndicalistes d'aujourd'hui se montrent tout autant capables de réflexion et de conceptualisation que les avocats, journalistes, médecins qui étaient il y a un siècle candidats à la direction du mouvement ouvrier.

Ce constat en lui-même introduit une exigence : la composition sociologique de la classe révolutionnaire s'est modifiée. Si le poids du prolétariat traditionnel n'a pas changé en nature – quoi qu'on dise, une grève d'éboueurs, de cheminots, d'ouvriers d'usine a plus d'incidence sur notre vie quotidienne qu'une grève de coiffeurs, d'huissiers de justice ou d'antiquaires – il a changé sur le plan démographique. Le problème, posé par Pierre Besnard en 1926, de l'intégration de couches non ouvrières au sens strict, l'employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l'écrivain, l'artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail reste donc plus que jamais d'actualité.

Cela implique, là encore, l'exigence d'une réflexion nouvelle sur la notion de travail productif, qui ne peut plus se limiter aux critères élaborés par les penseurs socialistes du siècle dernier, et sur la fonction du travail dans la société d'aujourd'hui.


Notes

1 Editions du Monde libertaire, 145, rue Amelot, 75011 Paris.

. 2 Il convient de préciser que les développements de Bakounine sur la conscience ouvrière, sur l'organisation des travailleurs ne sont pas une construction a priori mais le résultat d'observations qu'il a pu faire sur le terrain lors de ses nombreux déplacements. L'AIT à l'époque était dans une période extraordinaire d'expansion consécutive à une montée des mouvements sociaux dans toute l'Europe, sauvagement réprimés, qui suscitaient un réel appui international, et qui provoquaient à chaque fois un accroissement des adhésions.

3 C’est là une carence que ne connaît pas le mouvement libertaire anglo-saxon qui étudie fréquemment l’anarchisme sous l’angle du droit.

Cf. notamment : Law and Anarchism, Black Rose Books, Montreal, 1984. Ouvrage collectif contenant sept études : « Théorie anarchiste du droit et de l’Etat » ; « L’anarchisme et la théorie du droit politique » ; « Kropotkine et le droit » ; « Le droit naturel dans la philosophie politique de PJ Proudhon » ; « l’Action directe, la loi et l’anarchisme » ; « L’Ordre social sans Etat » ; « L’anarchisme et les règles de droit ».

4 Dire, ne serait-ce que de manière provocatrice, que la propriété c’est le vol, c’est déjà se placer du point de vue du droit…

. 5 Le Père Peinard, n° 45, 12/01/1890, p. 11.

. 6 « Mouvement social », n° 182, janvier 1907, p. 28.


. 8 Il n'est pas possible d'identifier les positions de Marx à celles de Lénine (ou de Kautsky). Marx n'a jamais dit les choses aussi cyniquement que Lénine. Lorsque, parlant des communistes, il écrit dans le Manifeste qu'ils « ont sur le reste du prolétariat [je souligne] l'avantage d'une intelligence claire des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétaire_» et que parmi eux il y a des intellectuels bourgeois qui «_à force de travail se sont élevés jusqu'à l'intelligence théorique de l'ensemble du mouvement historique », il se situe totalement en dehors du système de pensée léniniste.

. 9 Parlant des décennies qui ont suivi la Révolution française pendant lesquelles le prolétariat français a progressivement pris conscience de lui-même, Bakounine écrit : « Avant même que les travailleurs eussent compris que les bourgeois étaient leurs ennemis naturels, encore plus par nécessité que par mauvaise volonté, les bourgeois étaient déjà arrivés à la conscience de cet antagonisme fatal. » (Lettre aux internationaux du Jura.)

. 10 Les anarcho-syndicalistes espagnols résolurent le problème de l'alliance organique des intellectuels avec le prolétariat de façon extrêmement simple, en créant des syndicats de professions libérales. Il est évident qu'une telle solution n'offrait que peu de perspectives aux intellectuels dont les motivations étaient de se poser en dirigeants de la classe ouvrière. Lénine, par exemple, qui était avocat, aurait adhéré à un tel syndicat. C'est peut-être pour cela qu'il y avait relativement peu d'intellectuels à la CNT...

. 11 G. Yvetot, Le Syndicalisme, les intellectuels et la CGT, Paris, La Publication sociale. Cité par Henri Dubief, Le syndicalisme révolutionnaire, Armand Collin. Pour le texte intégral de la lettre de Bakounine : Marx/Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, t. 2, pp. 356-360.

. 12 « L'individualisme outrancier et le subjectivisme des anarchistes traduisaient la protestation de la petite bourgeoisie contre le développement de la grosse production industrielle qui l'acculait à la ruine... » Sur l'anarchisme et l'anarcho-syndicalisme, Avant-propos, Editions du Progrès, Moscou.

.13 Même en tenant compte de l'état de la société russe de l'époque. D'ailleurs, contrairement à l'idée reçue, l'industrie russe était une industrie récente, extrêmement concentrée.

.14 Cf. également : Emile Pouget, L'organisation du surmenage : le système Taylor, récemment réédité par la CNT.

. 15 Ce fait m'a été révélé par des militants qui ont vécu cette période, notamment Gaston Leval.

. 16 David Shub, Lénine, Idées-Gallimard, p. 173.

. 16 Il y avait quelque chose de profondément pathétique dans les débats entre vieux militants syndicalistes révolutionnaires qui avaient, dans leur jeunesse, rejoint éphémèrement le parti communiste. Une sorte de hiérarchie s'était formée entre ceux qui l'avaient quitté (ou en avaient été exclus) le plus tôt (c'est-à-dire ceux qui avaient « compris » le plus vite...) et ceux qui avaient tardé à partir ou qui en avaient été exclus, comme Monatte, Rosmer, Delagarde, en décembre 1924. D'âpres débats les divisaient sur la date la plus appropriée de départ.

. 18 Lénine se plaignait que la lutte antiparlementaire avait été abandonnée aux anarchistes.

. 19 Il rencontre Rosmer, Victor Serge, Marcel Body, Voline (qu'il fait libérer de prison dans des circonstances rocambolesques) Alexandre Schapiro, Emma Goldmann, Alexandre Berckmann, mais aussi, du côté bolchevik, Chliapnikoff, Alexandra Kollontaï, Lénine, Trotsky, Boukharine.


. 20 Liste des organisations adhérentes :

Allemagne : Freie Arbeiter Union Deutscland
Argentine : Federacion obrera regional Argentina
Belgique : Union syndicale fédéraliste de Belgique
Bolivie : Centro obrero libertario
Brésil : Federacao operaria de Rio Grande do Sul, Federacao operaria de Sao Paolo, Federacao operaria do Para
Bulgarie : Syndicat de Sofia
Chili : Confederacio General de Trabajadores
Costa Rica : (organisation temporairement détruite)
Cuba : Sindicato de obreros y empleados de la industria
Equateur : (organisation temporairement détruite)
Espagne : Confederacion nacional del trabajo
Etats-Unis : Marine transport workers industrial union
France : CGT-SR
Guatemala : (organisation temporairement détruite)
Hollande : Nederlandsch syndicalistisch Vakverbond
Italie : Unione sindacale italiana
Japon : Federation nationale libre des syndicats du Japon
Mexique : Centro racionalista Tierra y Libertad
Norvège : Norsk Syndikalisk Federation
Paraguay : Centro regional del Paraguay
Pérou : (organisation temporairement détruite)
Pologne : Federation anarchiste de Pologne
Portugal : Confederacao Geral do trabalho
Suède : Sverges Arbetares Centralorganisation
Urugay : Federacion obrera regional Uruguayana

21« Enerver » signifie littéralement « ôter les nerfs ».