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Origine : échange mail avec l'auteur
Pourquoi s'interroger sur l'anarcho-syndicalisme aujourd'hui, cette
pratique considérée par certains comme « archaïque
» du mouvement ouvrier, périodiquement déclarée
décédée et périodiquement renaissante
?
La réflexion que je propose ici n'est ni un rappel chronologique
des hauts faits du mouvement ni une recension thématique
des principales catégories auxquelles il se réfère
mais une tentative en vue de mettre à jour les éléments
permanents de l'anarcho-syndicalisme qui expliquent sa résurgence
périodique. Nous ferons ainsi un parcours en va-et-vient
entre les pratiques du mouvement, les discours des militants et
les fondements théoriques tels qu'ils ont été
élaborés par Bakounine.
Le refus de l'exploitation
Le premier point qu'il me paraît important de souligner est
que les manifestations périodiques de refus de l'exploitation
et de l'oppression sont une constante dans le comportement humain
qu'il me paraît difficile de nier. « Le droit qu'a tout
individu de se dresser contre l'oppression et l'exploitation est
imprescriptible, dit Emile Pouget. Celui-là sera-t-il seul
contre tous que son droit de revendication et de révolte
resterait intangible. » (« Les bases du syndicalisme
», p. 18, 1910.)
Bien entendu, l'anarcho-syndicalisme n'est pas le seul à
faire ce constat et à l'intégrer dans son corps de
doctrine. La question qu'on est en droit de se poser, une fois ce
constat fait, est : comment se fait-il justement que l'absence de
réaction à l'exploitation et à l'oppression
soit si général, comment se fait-il que l'ordre que
l'anarcho-syndicalisme combat rencontre, la plupart du temps, un
tel consensus. Si la bourgeoisie ne disposait que des ses forces
propres, dit Pouget dans L'action directe, elle ne pourrait maintenir
sa domination un jour, une heure : « Cette minorité
puise sa puissance dans le consentement inconscient de ses victimes
: ce sont celles-ci – sources de toute force – qui,
en se sacrifiant pour la classe qui vit d'elles, créent et
perpétuent le Capital, soutiennent l'Etat. » Ainsi
Pouget préconise-t-il un travail de longue haleine contre
l'idéologie bourgeoise au sein de cette catégorie
de travailleurs qui se font les « défenseurs de la
classe bourgeoise » et qui jouent le rôle d'«
esclaves armés par leurs maîtres pour combattre les
révoltés libérateurs ». Il faut donc
« paralyser cette force inconsciente, prêtée
aux dirigeants par une partie de la classe ouvrière ».
Bakounine a fourni à cette question une réponse intéressante.
La conscience qui naît d'une pratique sociale n'est pas nécessairement
le reflet de cette pratique, elle peut être voilée,
faussée. En d'autres termes, les individus ou groupes humains
n'ont pas nécessairement une idée claire de leur rôle
effectif, de leurs intérêts. Ils peuvent être
soumis à des représentations qui obscurcissent leur
conscience. Dans leurs comportements collectifs, les hommes produisent
des apparences, des illusions, qui constituent l'image plus ou moins
faussée avec laquelle ils se perçoivent dans la société
à un moment donné. Ces représentations ne sont
pas de simples erreurs, elles ont une réalité, non
seulement parce qu'elles sont profondément ancrées,
et parce que, bien que n'ayant aucune réalité «
matérielle » au sens du matérialisme vulgaire,
elles deviennent des « causes productrices d'effets »,
pour employer les termes de Bakounine : à partir de ces représentations
faussées, les groupes humains déterminent des comportements
bien réels. Ce n'est que par une longue démarche critique
qu'il est possible de se débarrasser de ces illusions, démarche
qui implique un travail sur soi-même, c'est-à-dire
corrélativement une pratique et une théorie critiques,
chacune contribuant à la vérification de l'autre.
L'homme naît dans une société donnée,
dans un environnement social donné, qui est le résultat
de l'activité des générations précédentes
qui ont créé un système de valeurs et des institutions
socialement donnés :
« Chaque génération nouvelle trouve à
son berceau un monde d'idées, d'imaginations et de sentiments
qui lui est transmis sous forme d'héritage commun par le
travail intellectuel et moral de toutes les générations
passées. »
Cependant, ajoute Bakounine, ces idées, ces représentations
« acquièrent plus tard, après qu'elles se sont
bien établies, de la manière que je viens d'expliquer,
dans la conscience collective d'une société quelconque,
cette puissance de devenir à leur tour des causes productrices
de faits nouveaux. » (Bakounine, Oeuvres, éditions
Champ libre, t. VIII, p. 206.)
L'homme n'apporte avec lui aucune idée en naissant, ce qu'il
apporte, c'est une « faculté naturelle et formelle,
plus ou moins grande, de concevoir des idées qu'il trouve
établies soit dans son propre milieu social, soit dans un
mi lieu étranger, mais qui d'une manière ou d'une
autre se met en communication avec lui. » (VIII, 275.) Il
peut alors donner à ce monde d'idées une forme et
une extension nouvelles en fonction de ses propres capacités.
Ainsi, les rapports sociaux déterminent la conscience sociale
régnante et forment l'individu. L'homme ne vient pas au monde
avec des idées innées, il a seulement des potentialités
de développement. Bakounine insiste cependant souvent sur
le fait que les idées acquises par l'homme peuvent à
leur tour influer sur le cours des événements et constituer
un fait matériel déterminant.
Dès lors, on a l'un des points essentiels qui définissent
l'anarcho-syndicalisme. Celui-ci ne saurait en aucun cas résulter
d'une adhésion exclusivement livresque qui ne serait précédée
d'aucune expérience pratique. Seuls un très petit
nombre d'individus, dit Bakounine, « se laissent déterminer
par l'“idée” abstraite et pure ». Pour
entraîner le prolétariat dans l'œuvre de l'Internationale,
il faut « s'approcher de lui non avec des idées générales
et abstraites, mais avec la compréhension réelle de
ses maux réels ; et ses maux de chaque jour, bien que présentant
pour le penseur un caractère général, et bien
qu'étant en réalité des effets particuliers
de causes générales et permanentes, sont infiniment
divers, prennent une multitude d'aspects différents, produits
par une multitude de causes passagères et partielles ».
(Bakounine, Protestation de l'Alliance.)
Ainsi, le « dévoilement » effectué par
l'individu de la réalité de sa condition d'exploité
ne peut provenir d'un quelconque détenteur autoproclamé
de la « science » révolutionnaire, il ne peut
se faire que progressivement par l'expérience personnelle
et collective au sein d'un groupe partageant les mêmes conditions
d'existence. Ce processus, Bakounine, encore, l'a décrit
(nous disons bien décrit, et non théorisé 2
) très clairement. Lorsque l'ouvrier entre dans la section
de l'AIT, « on lui apprend que la même solidarité
qui existe entre tous les membres de la même section est également
établie entre toutes les différentes sections ou entre
tous les corps de métiers de la même localité
; que l'organisation de cette solidarité plus large, et embrassant
indifféremment les ouvriers de tous les métiers, est
devenue nécessaire parce que les patrons de tous les métiers
s'entendent entre eux... »
La contrepartie de ce constat est que chaque fois que se trouvent
réunies les conditions permettant l'émergence d'un
groupe de personnes prenant conscience de leur exploitation et décidées
à s'organiser, l'anarcho-syndicalisme existe en germe.
La conscience du droit
Un point peu abordé par les auteurs qui ont traité
des principes anarcho-syndicalistes est celui du droit, de la justice
et de la morale 3 . Or, la référence à ces
principe se retrouve constamment dans l'histoire du mouvement. Elle
se trouve également de façon clairement développée
chez les deux principaux théoriciens dont les idées
ont exprimé l'essentiel des thèmes anarcho-syndicalistes,
Proudhon et Bakounine 4 .
Là se trouve un début de scission au niveau de la
démarche entre le marxisme et l'anarchisme.
Pour Marx, ces concepts restent quelque chose d'abstrait : ils
illustrent une régression vers les théories idéalistes,
c'est-à-dire bourgeoises. Proudhon se défend d'une
telle accusation, en affirmant que « la justice ne crée
pas les faits économiques, (...), elle ne les méconnaît
point (...). Elle se borne à en constater la nature véritable
et antinomique... » (Proudhon, De la Justice, 3e étude,
t. II, p. 149.)
La « racine » de la justice se trouve d'abord dans
tout individu, qui exige que sa dignité soit respectée.
Mais de même que la somme de force de travail d'un nombre
donné d'ouvriers individuels n'est pas identique à
la force de travail combinée de ce même nombre d'ouvriers
travaillant collectivement, la justice collective, le droit social
n'équivalent pas à la somme des exigences individuelles.
La réalité sociale donne à l'individu une morale
« supérieure à son individualité »
: la justice, dit encore Proudhon, est « inerte dans une existence
solitaire ».
La justice n'est pas une forme sans contenu, elle est une réalité
qui se vérifie dans la pratique sociale, et plus précisément
dans les rapports économiques. La réalisation de la
justice sera possible dans une société dans laquelle
sera instaurée la souveraineté des producteurs. Création
spontanée de la pratique sociale, le droit acquiert une fonction
de régulation de la vie sociale en protégeant contre
l'oppression.
Lorsque l'idée révolutionnaire s'introduit dans le
prolétariat, c'est d'abord sous la forme du sentiment de
son droit, qui cimente les travailleurs et les constitue en classe
capable d'accéder à la pratique révolutionnaire.
Mais dans une société où le droit aurait acquis
la « prépondérance », selon l'expression
de Proudhon, la justice ne peut être un système clos,
elle ne peut être qu'un mouvement incessant s'adaptant à
l'évolution des rapports sociaux. « Nous ne saurons
jamais la fin du droit, dit Proudhon, parce que nous ne cesserons
jamais de créer entre nous de nouveaux rapports » (De
la justice, 1re étude, t. 1, p 328).
On retrouve la même démarche chez Bakounine. La misère
et la dureté des conditions d'existence n'ont jamais été
le facteur déclenchant d'une révolution. La «
disposition révolutionnaire des masses ouvrières »
ne dépend pas seulement du plus ou moins grand degré
de misère qu'elles subissent mais de la confiance qu'elles
ont dans « la justice et la nécessité du triomphe
de leur cause ». On voit ainsi des peuples soumis à
une misère et à une oppression extrêmes et qui
ne bougent pas, parce qu'ils « n'ont pas le sentiment de leur
droit, ni la foi en leur propre puissance ». « Le sentiment
ou la conscience du droit est dans l'individu l'effet de la science
théorique, mais aussi de son expérience pratique de
la vie ». (« Lettres à un Français sur
la crise actuelle ».)
Ce sentiment du droit, selon Bakounine, s'éveille de façon
particulièrement vive grâce à l'expérience
de la grève. « La grève, c'est la guerre »,
dit-il, elle « jette l'ouvrier ordinaire hors de son isolement,
hors de la monotonie de son existence sans but », elle le
réunit aux autres ouvriers, dans la même passion et
vers le même but ; elle convainc tous les ouvriers de la façon
la plus saisissante et directe de la nécessité d'une
organisation rigoureuse pour atteindre la victoire ». (Edition
Maximoff, p. 384.) L'idée de la grève comme mode d'éducation
de la classe ouvrière à l'action révolutionnaire
sera reprise par les anarcho-syndicalistes du début du siècle
à travers ce qu'ils appelaient la « gymnastique révolutionnaire
» : c'est, dit encore Pouget, « ...la meilleure des
gymnastiques, car elle habitue à la solidarité et
à l'initiative ». La grève s'inscrit dans une
stratégie graduelle articulée sur une « progression
cumulative où les luttes partielles sont comprises comme
un entraînement à l'affrontement général
et où les améliorations obtenues par l'action sont
comme une préfiguration de la société à
construire » (J. Toublet, « L'anarcho-syndicalisme,
l'autre socialisme ».) Ainsi, Emile Pouget peut-il écrire
en 1907 : « Au creuset de la lutte économique se réalise
la fusion des éléments politiques et il s'obtient
une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance
de coordination révolutionnaire 7 . »
Pouget verra dans l'action directe le mode d'instauration du droit
: « L'action directe, c'est la force ouvrière en travail
créateur ; c'est la force accouchant du droit nouveau –
faisant le droit social ! »
La bourgeoisie, la classe dominante, est elle aussi pénétrée
du sentiment du droit. C'est même un enjeu capital dans le
combat idéologique qui est mené en permanence contre
les exploités. Cet aspect de la lutte des classes est moins
apparent, mais il est vital pour toute classe qui aspire à
la domination économique et politique. Le champ de l'action
idéologique est parfaitement décrit par Bakounine
:
« ... quelque profondément machiavélique qu'eussent
été les actions des minorités gouvernantes,
aucune minorité n'eût été assez puissante
pour imposer, seulement par la force, ces horribles sacrifices aux
masses humaines, si dans ces masses elles-mêmes il n'y avait
eu une sorte de mouvement vertigineux, spontané, qui les
poussait à s'immoler au profit d'une de ces terribles abstractions
qui, vampires historiques, ne se sont jamais nourries que de sang
humain. » (VIII, 292.)
Une telle tendance au sein des « masses humaines »
est-elle innée ? peut-on se demander.
« L'Etat c'est la force, et il a pour lui avant tout le droit
de la force, l'argumentation triomphante du fusil à aiguille,
le chassepot. Mais l'homme est si singulièrement fait que
cette argumentation, tout éloquente qu'elle apparaît,
ne suffit pas à la longue. Pour lui imposer le respect, il
lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus
que cette sanction soi tellement évidente et simple qu'elle
puisse convaincre les masses qui, après avoir été
réduites par la force de l'Etat, doivent être amenées
maintenant à la reconnaissance morale de son droit. »
(VIII, 143.)
La puissance de l'Etat et des classes dirigeantes n'est pas fondée
sur un droit supérieur, mais sur une « force organisée
» incontestablement plus puissante, sur « l'organisation
mécanique, bureaucratique, militaire et policière
». Mais cette « organisation mécanique »
ne peut suffire à elle seule, la société de
privilèges a besoin d'apparaître comme légitime
aux yeux des masses, car elle ne peut fonctionner dans un état
de conflit permanent : il lui faut instaurer un consensus fondé
sur une illusion de droit. « Pour mieux nous leurrer et nous
tenir sous leur joug, nos ennemis de classe nous ont seriné
que la justice immanente n'a que faire de la force. Billevesées
d'exploiteurs du peuple ! », dit Pouget dans L'action directe.
La question n'est donc pas de savoir si les travailleurs peuvent
se soulever mais « s'ils sont capables de construire une organisation
qui leur donne les moyens d'arriver à une fin victorieuse
». Il ne leur suffit pas de s'opposer à la société
d'exploitation par les armes dont ils disposent, la grève
ou l'insurrection, il leur faut élaborer une théorie
qui soit l'expression de leur aspiration à la justice, au
droit. L'instance dans laquelle s'élabore ce droit nouveau,
c'est, selon Bakounine, l'Association internationale des travailleurs,
dont le programme « apporte avec lui une science nouvelle,
une nouvelle philosophie sociale, qui doit remplacer toutes les
anciennes religions, et une politique toute nouvelle... »
(Protestation de l'Alliance, Stock, t. VI.)
Le syndicalisme révolutionnaire et l'anarcho-syndicalisme
du début du siècle reprendront cette idée,
dans une démarche parfaitement décrite par Jacques
Toublet :
« Parmi les thèmes du syndicalisme révolutionnaire
qui furent peu à peu oubliés, on trouve aussi l'idée
rappelée par Merrheim, au cours des débats d'Amiens,
et de pure tradition proudhonienne, selon laquelle le syndicalisme
a pour objet, entre autres, »e briser la légalité
actuelle et de donner naissance à un droit nouveau, de préparer
le code de régulation de la société du travail
émancipée. L'autonomie et la souveraineté des
organismes de base de l'édifice social, la double structure
territoriale et professionnelle, les liens fédératifs
qui se créent entre les parties constitutives élaborent
la pratique et le droit, basés sur l'exigence de la liberté
et de la justice, du monde nouveau, en face de l'Etat bourgeois
centralisé et son droit de défense des propriétaires.
Entre les éléments du mouvement syndical fédératif
se tissent également des procédures juridiques de
concertation, de débats, de prises de décision, de
règlement des contestations conçues selon un autre
modèle que la tradition centraliste régalienne et
jacobine. » (Loc. cit.)
Le fait sera particulièrement évident dans l'opposition
des syndicalistes révolutionnaires au principe de la représentation
proportionnelle dans la CGT, au profit du principe : un syndicat,
une voix (Cf. infra, « Avant-garde et minorité agissante
»).
Capacité politique et conscience révolutionnaire
Dans son testament politique, La Capacité politique des
classes ouvrières, publié en 1865, un an après
sa mort, Proudhon fait un remarquable exposé de la situation
du mouvement ouvrier de l'époque. Il y expose notamment les
conditions qui, selon lui, sont nécessaires pour que le prolétariat
puisse parvenir à la capacité politique. Il conclut
que toutes les conditions ne sont pas réunies :
– la classe ouvrière est arrivée à la
conscience d'elle-même « au point de vue de ses rapports
avec la société et avec l'Etat », dit-il ; «
comme être collectif, moral et libre, elle se distingue de
la classe bourgeoise ».
– elle possède une « idée », une
notion « de sa propre constitution » elle connaît
« les lois, conditions et formules de son existence ».
– mais Proudhon s'interroge pour savoir si « la classe
ouvrière est en mesure de déduire, pour l'organisation
de la société, des conclusions pratiques qui lui soient
propres ». Il répond par la négative : la classe
ouvrière n'est pas encore en mesure de créer l'organisation
qui permettra son émancipation.
Proudhon meurt en 1864, l'année de la constitution de l'AIT.
Il appartiendra à Bakounine de poursuivre la réflexion.
La première et la principale ligne de clivage entre l'anarcho-syndicalisme
et les différentes écoles marxistes – et en
particulier le léninisme – se situe sur la question
de l'acquisition, par la classe ouvrière, de la conscience
de classe et de la conscience révolutionnaire ou, pour reprendre
l'expression de Proudhon, de la capacité politique.
L'examen de la pertinence des différentes thèses
en présence, pour intéressant qu'il soit, ne doit
pas occulter celui, plus significatif, de l'enjeu que représente
la réponse à cette question. Nous pensons que c'est
là un test permettant de définir le caractère
de classe des différents mouvements politiques qui prennent
position.
C'est aussi la continuation, sur le terrain de la lutte des classes,
d'une longue réflexion philosophique sur la théorie
de la conscience, commencée avec Platon et jamais achevée.
L'enjeu est en vérité vital. Il s'agit de déterminer
qui peut légitimement se réclamer de la direction
de la classe ouvrière. Si celle-ci n'est pas capable d'atteindre
seule la capacité politique, c'est-à-dire la conscience
de la nécessité de renverser l'ordre social capitaliste,
la direction légitime du mouvement ouvrier appartiendra au
groupe qui sera en mesure de lui apporter cette conscience.
L'optique léniniste est connue :
« L'histoire de tous les pays atteste que, par ses seules
forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la
conscience trade-unioniste, c'est-à-dire à la conviction
qu'il faut s'unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat,
réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires
aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est
née des théories philosophiques, historiques, économiques
élaborées par les représentants instruits des
classes possédantes, par les intellectuels. » (Lénine,
Que faire ?)
Citant textuellement Kautsky, Lénine reconnaît certes
que « comme doctrine, le socialisme a évidemment ses
racines dans les rapports économiques actuels au même
titre que la lutte de classe du prolétariat ». Mais
il y a une coupure, ontologique, dirait-on, entre le socialisme
et la lutte des classes qui ne « s'engendrent pas l'un l'autre
», car ils « surgissent de prémisses différentes
». La conscience socialiste ne peut surgir que « sur
la base d'une profonde connaissance scientifique » ; or, dit
Lénine, « le porteur de la science n'est pas le prolétariat,
mais les intellectuels bourgeois : c'est en effet dans le cerveau
de certains individus de cette catégorie qu'est né
le socialisme contemporain, et c'est par eux qu'il a été
communiqué aux prolétaires intellectuellement les
plus développés... » La conscience socialiste
est « un élément importé du dehors dans
la lutte du prolétariat » 8 .
Bakounine est loin d'avoir négligé le problème
de la « science » et de la nécessité pour
la classe ouvrière de posséder une connaissance théorique
indispensable à la lutte révolutionnaire. Mais «
science » dans le vocabulaire bakouninien signifie «
savoir ». Et Bakounine pose comme prémisse que «
les masses ne se mettent en mouvement que lorsqu'elles y sont poussées
par des puissances – à la fois intérêts
et principes – qui émanent de leur propre vie... »
(Lettre à Celsio Cerretti, 14-17 mars 1872.)
A Lénine, Bakounine avait, curieusement, répondu
d'avance :
« L'aristocratie de l'intelligence, cet enfant chéri
du doctrinarisme moderne, ce dernier refuge de l'esprit de domination
(...) n'a pu prendre naissance qu'au sein de la bourgeoisie. »
La science est un « produit de l'esprit bourgeois »,
ses représentants sont opposés à l'émancipation
du prolétariat et toutes leurs théories économiques,
philosophiques, politiques et sociales « n'ont au fond d'autre
fin que de démontrer l'incapacité définitive
des masses ouvrières, et par conséquent aussi la mission
de la bourgeoisie (...) de les gouverner jusqu'à la fin des
siècles. » (« Les Endormeurs », paru dans
L'Egalité n° 27, 24-07-1869.)
Il est vrai que Bakounine fait ici allusion à la science
qui est diffusée par les écoles et les universités,
mais n'est-il pas tentant d'appliquer ces paroles aux détenteurs
du « socialisme scientifique » ?
Bakounine a d'ailleurs créé un concept, celui de
« socialiste bourgeois », qu'il appelle aussi «
exploiteur du socialisme ». Si la bourgeoisie n'a pour fonder
son droit que la puissance de l'argent, elle doit le justifier par
la science. Les socialistes bourgeois fondent leur action non pas
sur le privilège de la richesse, dont ils sont souvent dépourvus,
mais sur celui du savoir.
On notera au passage que Bakounine ne nie pas qu'il y a un décalage
entre le savoir détenu respectivement par la bourgeoisie
et la classe ouvrière – on dirait aujourd'hui un «
différentiel de savoir » 9 ... Il reconnaît que
le « monde ouvrier est généralement ignorant
» et que « la théorie lui manque encore tout
à fait ». (« La politique de l'Internationale
», paru dans L'Egalité, de Bruxelles, 1869.)
Toute la différence réside dans la façon d'aborder
ce « différentiel ».
Pour Lénine, le fossé est irrémédiable
: « il ne saurait être question d'une idéologie
indépendante, élaborée par les masses ouvrières
elles-mêmes au cours de leur mouvement » ; il n'y a
donc pas de milieu : idéologie bourgeoise ou idéologie
socialiste. « Toute diminution du rôle de “l'élément
conscient”, du rôle de la social-démocratie signifie
par là même (...) un renforcement de l'idéologie
bourgeoise sur les ouvriers. » (Lénine, Que faire ?)
Que dit Bakounine ? Le mouvement ouvrier doit « s'emparer
de cette arme si puissante de la science, sans laquelle il pourrait
bien faire des révolutions, mais ne serait pas en état
d'établir, sur les ruines des privilèges bourgeois,
cette égalité, cette justice et cette liberté
qui constituent le fond même de toutes les aspirations politiques
et sociales. » (« Les En dormeurs ») C'est tout
de même une autre perspective !
La démarche de Lénine ne laisse aucune place au doute
: le chef révolutionnaire, l'intellectuel d'origine bourgeoise
élabore la doctrine socialiste et la transmet au prolétariat
– à ses éléments les plus avancés.
La démarche de Bakounine est tout autre : la science sociale
(élaborée par ces mêmes couches sociales), «
ne fait autre chose que développer et formuler les instincts
populaires » (Protestation de l'Alliance). Car « ni
les écrivains, ni les philosophes, ni leurs ouvrages, ni
enfin les journaux socialistes, ne constituent encore le socialisme
vivant et puissant. Ce dernier ne trouve une réelle existence
que dans l'instinct révolutionnaire éclairé,
dans la volonté collective et dans l'organisation propre
des masses ouvrières elles-mêmes, – et quand
cet instinct, cette volonté et cette organisation font défaut,
les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories
dans le vide, des rêves impuissants. » (« Lettres
à un Français sur la crise actuelle », 1870.)
Il est remarquable de constater à quel point la théorie
de Lénine est en contradiction avec le matérialisme
historique, dont il se réclame pourtant sans cesse, et selon
lequel « ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine
leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine
leur conscience » (Marx, Avant-propos à la Critique
de l'économie politique). Lorsque Marx déclare dans
le Manifeste que « les idées dominantes d'une époque
n'ont jamais été que les idées de la classe
dominante », il n'exclut pas qu'il y ait des idées
autres que les idées dominantes, c'est-à-dire que
des idées opposées à l'idéologie dominante
puissent se formuler. Dès lors que les conditions d'existence
se font jour qui permettent, par l'action et la pensée, la
remise en cause d'un ordre social donné, l'« existence
sociale » du prolétariat déterminera leur conscience,
avec ou sans Lénine.
Les anarcho-syndicalistes réclament simplement le droit
pour le prolétariat de faire sa propre expérience
: « Nous croyons que le peuple peut se tromper souvent et
beaucoup, mais il n'y a personne au monde qui puisse corriger ses
erreurs et réparer le mal qui en résulte toujours,
que lui-même ; tous les autres réparateurs et redresseurs...
ne faisant et ne pouvant qu'augmenter les erreurs et le mal. »
(Bakounine, « La théologie politique de Mazzini ».)
La même idée est reprise par Edouard Berth : «
Dans la conception syndicaliste révolutionnaire, le prolétariat
est, au contraire, regardé comme une personne majeure et
parfaitement autonome, qui n'a pas d'utopies toutes faites à
réaliser par décret, mais qui entend parfaire son
émancipation par lui-même et à son idée.
»
La démarche léninienne est une aberration dialectique
en ce sens que le problème ne consiste pas à déterminer
si le socialisme est une production théorique des intellectuels
bourgeois apportée au prolétariat, ou une création
exclusive et spontanée, au sens bakouninien, de ce dernier.
L'approche correcte du problème consiste à découvrir
le mouvement dialectique de création et d'élaboration
du socialisme : alors, les questions de « préséance
» ne jouent plus.
Kropotkine, qui rejetait le concept de dialectique mais qui, tel
M. Jourdain, pratiquait le raisonnement dialectique sans le savoir,
a parfaitement résumé l'optique libertaire : «
Le socialisme est issu des profondeurs mêmes du peuple. Si
quelques penseurs, issus de la bourgeoisie, sont venus lui apporter
la sanction de la science et l'appui de la philosophie, le fond
des idées qu'ils ont énoncées n'en est pas
moins le produit dé l'esprit collectif du peuple travailleur.
Ce socialisme rationnel de l'Internationale, qui fait aujourd'hui
notre meilleure force, n'a-t-il pas été élaboré
dans les organisations ouvrières, sous l'influence directe
des masses ? Et les quelques écrivains qui ont prêté
leur concours à ce travail d'élaboration ont-ils fait
autre chose que de trouver la formule des aspirations qui déjà
se faisaient jour parmi les ouvriers ? » (Les Temps nouveaux,
1913.)
« Les principes sociaux, disait déjà Bakounine,
ne constituent la propriété de personne : ils sont
plus naturellement représentés par les ouvriers que
par l'intelligence qui s'est développée au milieu
de la classe bourgeoise... Mais du moment que nous avons accepté
ces principes autant par notre intelligence que par notre sentiment
de justice, au point qu'ils sont devenus une condition vitale pour
nous, personne, ni d'en haut ni d'en bas n'a le droit de nous défendre
d'en parler, de nous associer et d'agir au nom de ces principes
– qui sont à nous autant qu'aux ouvriers si même
ils le sont d'une autre manière. » (« Protestation
de l'Alliance »)
Bakounine réclame pour les intellectuels d'origine bourgeoise
le droit de s'associer au prolétariat dans sa lutte, ce qui
implique évidemment, entre autres choses, leur contribution
à l'élaboration théorique. Le révolutionnaire
russe s'oppose radicalement aux théories simplistes selon
lesquelles le prolétariat n'a pas besoin des intellectuels.
S'il est lucide et ne se fait pas d'illusions sur ces derniers,
il se méfie aussi des « ouvriers à demi littéraires,
prétentieux, ambitieux » qui « se posent comme
des chefs, comme des hommes d'Etat des associations ouvrières
» qui craignent « la compétence des hommes sortis
de la bourgeoisie, souvent plus dévoués, plus modestes
et moins ambitieux qu'eux-mêmes ».
Il y a cependant dans la classe ouvrière une « aristocratie
bienfaisante », une aristocratie « non de la condition,
mais de la conviction, du sentiment révolutionnaire, de la
passion ardente, éclairée et de la volonté
». Ils réunissent en eux « dans leur compréhension
de la question sociale (...) tous les avantages de la pensée
libre et indépendante, de la connaissance scientifique ».
Ils pourraient très bien abandonner leur classe et passer
dans les rangs de la bourgeoisie, mais ils ont la « passion
de la solidarité ». Si on ajoute à cette catégorie
de travailleurs « celle des militants sortis de la classe
bourgeoise, qui ont rompu tous les liens avec elle et qui se sont
voués corps et âme à la grande cause de l'émancipation
du prolétariat », vous aurez, dit Bakounine, «
l'aristocratie utile et bienfaisante du mouvement ouvrier international
» (« L'Alliance révolutionnaire universelle de
la démocratie socialiste » Oeuvres, VI, p. 319.)
On peut faire deux remarques :
1. – Le point de vue de Bakounine sur la genèse de
la conscience socialiste dans la classe ouvrière apparaît
comme infiniment plus « dialectique » que celui de Lénine
qui, en fait, ne l'est pas du tout, et qui relève d'une perception
parfaitement mécaniste. La théorie léninienne
de la conscience révolutionnaire dévoile ses intérêts
de classe de petit-bourgeois intellectuel avec une telle clarté
qu'on se demande comment cela a pu abuser tant de gens ;
2. – La question du rôle des intellectuels, pour Bakounine,
ne se pose pas, on le voit, en termes de direction mais de collaboration.
Elle est en outre totalement dénuée d'illusion et
de complaisance à l'égard aussi bien des socialistes
bourgeois que des ouvriers embourgeoisés.
Les anarcho-syndicalistes résoudront le problème
du rôle des intellectuels de la façon la plus simple.
Statutairement, d'abord : ne peut adhérer à l'organisation
syndicale que le travailleur salarié. Mais ils ne sombrèrent
pas dans la démagogie ouvriériste 10 ; Pierre Besnard
écrit ainsi dans les Syndicats ouvriers et la révolution
sociale : « ... l'ouvrier de l'industrie ou de la terre, l'artisan
de la ville ou des champs – qu'il travaille ou non avec sa
famille – l'employé, le fonctionnaire, le contremaître,
le technicien, le professeur, le savant, l'écrivain, l'artiste,
qui vivent exclusivement du produit de leur travail appartiennent
à la même classe : le prolétariat. » On
ne peut en aucun cas dire que de telles positions constituent une
vision réductrice et étroitement ouvriériste
de l'action syndicale.
Anti-intellectualisme ?
L'accusation d'anti-intellectualisme mérite d'être
examinée de plus près. Georges Yvetot était
l'un des militants à qui ce reproche avait été
fait, et, certes, il était très méfiant vis-à-vis
des intellectuels, mais cela ne l'empêcha pas d'aider les
instituteurs à adhérer à la CGT. Certains auteurs
(des intellectuels, justement...) semblent s'étonner de ce
qui leur paraît être un paradoxe. Peut-être, aux
yeux d'Yvetot, les instituteurs n'étaient-ils pas des «
intellectuels »... peut-être le fait qu'ils soient des
travailleurs salariés faisait-il oublier à Yvetot
qu'ils étaient des « intellectuels »... L'explication
la plus plausible est que ce sont d'autres catégories de
gens qui sont visées par son « anti-intellectualisme
».
Parler d'« anti-intellectualisme » me paraît
cependant abusif. Son attitude se justifiait par le fait que de
nombreux avocats, professeurs et médecins avaient un temps
utilisé le mouvement ouvrier comme tremplin pour faire une
carrière politique (ça n'a pas beaucoup changé...),
quitte, ensuite, à faire tirer sur les travailleurs par la
troupe : Clemenceau, Briand et Viviani sont les exemples les plus
connus.
Yvetot leur demande de « rester chez eux » sauf s'ils
ont « quelque chose à nous apporter : du talent, du
savoir, de l'argent ! » Pourtant, Yvetot se défend
d'avoir la « phobie des intellectuels » qui, précise-t-il,
sont « utiles à l'éducation des individus, à
la perfection des idées, à l'embellissement des réalisations
».
« Mais je considère que leur besogne n'implique nullement
pour cela qu'ils se mêlent à nous, ni qu'ils nous aident
de leurs prétendues lumières dans nos organisations,
ni qu'ils nous guident de leur expérience et de leur savoir
– beaucoup sur faits – sur »e chemin de notre
émancipation, ni qu'ils nous conseillent, nous morigènent
ou nous approuvent dans nos actions et nos manifestations. La classe
ouvrière (...) est assez grande pour marcher toute seule
puisqu'elle sait mieux que les intellectuels où elle va,
vers quel but et par quels moyens. Elle seule sait de quoi elle
souffre. Elle sait comment atténuer sa souffrance et nulle
influence étrangère à sa classe ne lui fera
croire qu'il est d'autres moyens pour elle de s'affranchir que de
ne compter que sur elle-même, en s'affranchissant d'abord
des individus qui la veulent conduire et qui n'ont pas même
pour eux la stabilité des idées, l'immuabilité
des convictions. Elle a raison, la classe ouvrière, de se
méfier des gens qui, n'ayant pas subi la même misère,
n'ayant point reçu la même éducation, n'ayant
point ambitionné le même avenir, ne vivant point la
même vie, prétendent lui apprendre ce qu'elle est,
ce qu'elle doit être. Toujours néfaste, à quelques
exceptions près, furent pour elle les collaborations dévouées
à son sort des individualités émanant du monde
intellectuel, de l'autre classe 11 . »
Il est significatif que pour se défendre d'être animé
par une phobie des intellectuels, Yvetot cite la magnifique lettre
de démission de l'Internationale écrite par Bakounine,
en 1873 :
« Par ma naissance et par ma position personnelle, non sans
doute par mes sympathies et mes tendances, je ne suis qu'un bourgeois
et, comme tel, je ne saurais faire autre chose parmi vous que de
la propagande ? Eh bien ! j'ai cette conviction que le temps des
grands discours théoriques, imprimés ou parlés,
est passé. Dans ces neuf dernières années,
on a développé au sein de l'Internationale plus d'idées
qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules
pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d'en trouver
une nouvelle. Le temps n'est plus aux idées, il est aux faits
et aux actes. Ce qui importe avant tout, aujourd'hui, c'est l'organisation
des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être
l'oeuvre du prolétariat lui-même. Si j'étais
jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier et,
partageant la vie laborieuse de mes frères, j'aurais également
participé avec eux au grand travail de cette organisation
nécessaire. »
Yvetot commente : « Nous sommes, militants ouvriers, les
amis de tous les bourgeois, de tous les intellectuels qui pensent
comme Michel Bakounine. »
Le label d'« anti-intellectuel » dont Yvetot a été
affublé – par des intellectuels, incidemment –
était bien commode pour évacuer toute réflexion
sur le rôle de ces derniers dans l'organisation.
Yvetot, qui faisait partie de cette « aristocratie ouvrière
bienfaisante » dont parlait Bakounine, et qui aurait pu facilement
passer dans les rangs de la bourgeoisie, mourut dans la misère.
Travaux pratiques
On connaît l'argument léniniste ultra-rabâché
selon lequel l'anarcho-syndicalisme est l'expression des intérêts
d'un prolétariat archaïque encore lié par sa
mentalité à la production artisanale, alors que le
marxisme est l'expression d'un prolétariat industriel moderne
12 . Le fait que le syndicalisme révolutionnaire soit apparu
dans des pays où existaient une industrie moderne alors que
le léninisme est le produit caractéristique d'un pays
arriéré, semi-féodal, dominé par l'impérialisme
ne suscite que peu de questions parmi les partisans de cette thèse.
On peut mesurer la distance qui sépare anarcho-syndicalisme
et léninisme en évoquant des débats qui eurent
lieu entre 1912 et 1920 dans les deux courants sur les techniques
de production industrielle.
Alors que Lénine développait une admiration sans
bornes pour les formes de production du capitalisme industriel développé
(taylorisme, travail à la chaîne etc.) et entendait
faire adopter ces formes à l'économie soviétique,
le syndicalisme révolutionnaire commençait déjà
une réflexion critique sur ces formes de production.
« Apprendre à travailler, voilà la tâche
que le pouvoir des soviets doit poser au peuple dans son ampleur.
Le dernier mot du capitalisme sous ce rapport, le système
Taylor, allie, de même que tous les progrès du capitalisme,
la cruauté raffinée de l'exploitation bourgeoise aux
conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant
l'analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression
des mouvements superflus et malhabiles, l'élaboration des
méthodes de travail les plus rationnelles, l'introduction
des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle,
etc. La république des soviets doit faire siennes, coûte
que coûte, ces conquêtes les plus précieuses
de la science et de la technique dans ce domaine. Nous pourrons
réaliser le socialisme justement dans la mesure où
nous aurons réussi à combiner le pouvoir des soviets
et le système soviétique de gestion avec les plus
récents progrès du capitalisme. Il faut organiser
en Russie l'étude et l'enseignement du système Taylor...
» (Lénine, « Les tâches immédiates
du pouvoir des soviets », 1918.)
Ce texte est caractéristique du décalage existant
entre les impératifs qui s'imposent aux bolcheviks et les
luttes du mouvement ouvrier européen de l'époque 13
. Le 5 décembre 1912 une grève éclate aux usines
Renault contre les méthodes de rationalisation du travail,
et particulièrement le chronométrage.
Il est d'ailleurs significatif qu'alors que Lénine fait
l'apologie du taylorisme, Merrheim, un syndicaliste révolutionnaire,
publie dans les numéros 108 et 109-110 de La Vie ouvrière
une étude extrêmement critique sur l'application de
ce même système, où il conclut : « Dans
les écoles d'apprentissage patronales (...) on dressera des
spécialistes sans initiative, sans volonté, sans conscience,
sans dignité, suivant le chef d'allure comme le chien son
maître, exigeant qu'il ne quitte pas un instant ses talons.
Une seule puissance sera capable de réfréner les abus
et la férocité de cette exploitation : l'organisation
ouvrière puissante, capable à tout instant de se dresser
devant les exigences capitalistes. »
Merrheim ne fait pas une critique « réactionnaire
», passéiste du système Taylor, comme la feraient
des artisans qualifiés écrasés par des méthodes
modernes de production (argument souvent employé par les
marxistes pour « démontrer » que l'anarcho-syndicalisme
est le passé et le marxisme l'avenir). Merrheim sait que
le taylorisme est inévitable. « Il faut, dit-il, que
les travailleurs se pénètrent bien de cette idée
que nous sommes arrivés à un stade de l'évolution
industrielle qui nécessite des méthodes nouvelles
de production et de travail. »
Mais il dit également que dans les méthodes de Taylor,
le patronat « a pris et prendra de plus en plus tout ce qu'elles
ont d'odieux, de brutal et de sauvage ». Il paraît difficile
d'exprimer plus clairement le fossé existant entre le léninisme
et l'anarcho-syndicalisme.
Il est révélateur que l'étude de Merrheim
fasse largement état de critiques du taylorisme émanant
d'entrepreneurs capitalistes ou de leurs représentants, qui
contestent l'efficacité et la rentabilité du système
dans des termes étonnamment proches des critiques capitalistes
d'aujourd'hui, après qu'ils eurent fait le bilan de l'inattention,
de l'ennui, du manque de motivation, de l'absentéisme, de
la résistance passive qui réduisent la productivité,
la qualité et donc menacent les profits.
On objectera qu'en Russie les ouvriers sont alors « au pouvoir
» tandis qu'en France ils ne le sont pas. Mais que le parti
bolchevik fût ou non au pouvoir, il est peu probable que son
optique eût varié, dans la mesure même où
celui-ci avait de toute façon explicitement pris en charge
la tâche de construire en Russie une économie capitaliste,
que Lénine nomme lui-même « capitalisme d'Etat
»...
Que Lénine reconnaisse que le système Taylor soit
d'une « cruauté raffinée » tout en préconisant
que la république des soviets doit « faire sienne coûte
que coûte » cette méthode laisse rêveur
lorsqu'on considère que Merrheim déclare que le système
« dressera des spécialistes sans initiative, sans volonté,
sans conscience, sans dignité ».
De là à déduire que la république des
soviets dûment confisquée par les bolcheviks ait pour
objectif de créer des travailleurs « sans initiative,
sans volonté, sans conscience, sans dignité »,
il n'y a qu'un pas. Et lorsque Merrheim déclare que seule
une organisation puissante pourra se dresser contre les exigences
capitalistes en ce domaine, on est en droit de conclure que le pouvoir
bolchevik veillera à ce qu'une telle organisation ne puisse
pas exister.
C'est d'ailleurs ce qui est arrivé : comme l'écrit
Trotsky en 1920, dans Terrorisme et communisme, « l'ouvrier
ne fait pas de marchandage avec le gouvernement soviétique
: il est subordonné à l'Etat. Il lui est soumis dans
tous les rapports du fait que c'est son Etat ».
Merrheim et Lénine reconnaissent chacun à leur façon
l'inévitabilité du taylorisme : mais le premier c'est
pour le critiquer en tant que prolétaire luttant contre le
capitalisme 14 , le second pour le revendiquer en tant que dirigeant
révolutionnaire instaurant le capitalisme.
Avant-garde et minorité agissante
Dans la tradition du syndicalisme français, le culte de
l'unité jouait un rôle considérable, bien que
des tendances fort différentes pouvaient se heurter lors
des congrès. Au-delà des options multiples qui pouvaient
se manifester, l'opposition principale se trouvait entre ceux qui
entendaient faire participer la classe ouvrière à
l'action parlementaire et ceux qui s'y opposaient. La charte d'Amiens,
en 1906, est un texte de compromis de différentes tendances
unies contre le guesdisme, dans lequel chacun peut s'y retrouver,
mais la notion de neutralité syndicale qui s'en dégage
peut être interprétée comme une affirmation
de non-intervention sur le terrain politique, ce qui convient aux
partisans de l'action parlementaire, alors que pour les syndicalistes
révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes cela signifiait
que le syndicalisme, sans exclure l'action politique (la politique
ne se limitant pas aux élections...), ne s'engageait pas
en faveur de l'action parlementaire. Pour Pouget, la CGT est «
neutre du point de vue politique », mais cette neutralité
affirmée « n'implique point l'abdication ou l'indifférence
en face des problèmes d'ordre général, d'ordre
social (...) La Confédération n'abdique devant aucun
problème social non plus que politique (en donnant à
ce mot son sens large). » (La CGT.)
L'idée de neutralité syndicale exprimait alors le
désir de maintenir une unité organique malgré
la pluralité des courants politiques. Mais inévitablement,
la logique des faits devait conduire à des prises de position
plus tranchées de la part du syndicalisme révolutionnaire,
car la recherche à tout prix d'un consensus conduisait à
une édulcoration des principes du mouvement. Il n'y a par
exemple rien, dans la charte d'Amiens, sur la lutte contre l'Etat
ni sur les illusions du parlementarisme.
La charte d'Amiens doit donc être considérée
pour ce qu'elle est, un texte de compromis, un moindre mal, en aucun
cas un manifeste syndicaliste révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste.
Les adversaires de ces courants ont d'ailleurs parfaitement compris
l'enjeu de ce texte, en l'interprétant comme une défaite
de l'anarcho-syndicalisme dans la CGT. Edouard Vaillant (socialiste,
député à partir de 1893) dira à juste
titre que le congrès d'Amiens fut une victoire sur les anarchistes
; Victor Renard, lui, dira plus trivialement que « les anarchistes
qui prédominent à la CGT ont consenti à se
mettre une muselière ».
Il était difficile d'empêcher les partisans de la stratégie
électorale et ceux qui cherchaient avant tout l'entente avec
les pouvoirs publics et le patronat de développer leurs thèses
et leurs pratiques. Pour conserver une cohérence pratique
et théorique, la scission était inévitable.
Pierre Besnard dit explicitement que l'abandon de fait de la lutte
des classes dans la CGT a littéralement crée une tendance
qui ne pouvait plus grouper les « travailleurs conscients
de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du
salariat. Une partie d'entre eux était exclue idéologiquement,
moralement ». C'est là, dit-il, la cause de la scission
de 1921 qui donna naissance à la CGTU. Cette dernière
ne devait pas se montrer différente : le rôle révolutionnaire
du syndicalisme, son indépendance, son autonomie fonctionnelle
et sa capacité d'action devaient être niés par
le Parti communiste qui voulaient en faire une courroie de transmission.
Dès lors, une seconde scission, « déjà
en germe lors de la première, se produisit ». Ce sera
la constitution, en 1926, de la CGT – syndicaliste révolutionnaire
(CGT-SR).
Réapparaît ainsi la même problématique
que celle qui avait divisé l'AIT : l'opposition entre ceux
qui préconisaient la stratégie de conquête du
pouvoir d'Etat et ceux qui voulaient sa destruction.
La révolution russe allait modifier largement les données
du problème. De nombreux syndicalistes révolutionnaires
allaient la soutenir, mais ce soutien ne peut s'expliquer que par
le contexte. Le caractère particulier pris par la révolution
à ses débuts, ainsi que l'éloignement, firent
que beaucoup de militants étaient convaincus que les bolcheviks
étaient des bakouniniens 15 . Une certaine confusion régna
quelque temps, puisque peu après l'arrestation de Monatte,
le 3 mai 1920, pour complot contre la sûreté de l'Etat,
la police arrêta des dirigeants d'une « Fédération
des soviets » et d'un « Parti communiste », tous
deux de tendance... anarchiste !
Nombre de bolcheviks eux-mêmes, après que Lénine
eût imposé aux bolcheviks les thèses d'avril,
qui allaient totalement à l'encontre des positions traditionnelles
du parti, crurent que leur chef était devenu bakouninien.
Ainsi, Goldenberg, un vieil ami de Lénine, s'écria-t-il
: « La place laissée vacante par le grand anarchiste
Bakounine est de nouveau occupée. Ce que nous venons d'entendre
constitue la négation formelle de la doctrine social-démocrate
et de toute la théorie du marxisme scientifique. C'est l'apologie
la plus évidente qu'on puisse faire de l'anarchisme 16 .
» De fait, les bolcheviks n'ont pu prendre le pouvoir que
parce qu'ils avaient abandonné leurs mots d'ordre habituels
et adopté le mot d'ordre éminemment anarchiste de
« Tout le pouvoir aux Soviets ! »
Des syndicalistes révolutionnaires et des anarcho-syndicalistes
contribueront à la formation du parti communiste en France.
Certains d'entre eux le quitteront assez rapidement 17 . Monatte,
Rosmer et Delagarde seront exclus en décembre 1924. Il faut
garder à l'esprit un fait qui a été peu souligné
: pour beaucoup, la révolution russe était le prélude
à l'extension de la révolution en Europe. Dans cette
perspective, soutenir la révolution russe, quel qu'en fût
le caractère, était vital. « La révolution
cessera bientôt d'être russe pour devenir européenne
», écrit Monatte à Trotsky le 13 mars 1920.
Tom Mann, un syndicalise révolutionnaire britannique (et
fondateur en 1921 du parti communiste britannique), dira les choses
clairement : « Bolchevisme, spartakisme, syndicalisme révolutionnaire,
tout cela signifie la même chose sous des noms différents.
» Nombre de militants syndicalistes révolutionnaires
ne virent pas de différence entre les soviets et les Bourses
du travail, qui de fait remplissaient le même office : rassembler
les travailleurs, et par extension la population laborieuse d'une
localité sur des basses interprofessionnelles.
Il y avait, outre l'anti-parlementarisme 18 , nombre de similitudes
entre les positions du syndicalisme révolutionnaire et celles
des bolcheviks, qui expliquent l'adhésion de certains militants
au communisme. Ces similitudes seront surtout soulignées
par les bolcheviks eux-mêmes, soucieux d'attirer à
eux les militants ouvriers les plus actifs. Charbit, Hasfeld, Martinet,
Monatte, Monmousseau, Rosmer, Sémard et d'autres en firent
partie. Dire, avec Brupbacher, que le syndicalisme révolutionnaire
accomplit son suicide est exagéré. Si ces militants
ont manqué de discernement, c'est là une chose qu'on
peut difficilement leur reprocher. Il reste que ce manque de discernement
n'était pas une fatalité : Gaston Leval, se rend à
Moscou en 1921 comme délégué adjoint de la
CNT espagnole pour prendre part au congrès constitutif de
l'Internationale des syndicats rouges. Ce qu'il voit en Russie –
il est vrai qu'il ne s'est pas contenté de suivre les parcours
fléchés officiels – le persuade que la révolution
se dévoie vers une dictature de parti 19 . Le rapport qu'il
fera au congrès de Saragosse en 1922 persuadera la CNT de
ne pas adhérer à l'Internationale syndicale rouge,
ce qui évitera à celle-ci le processus de «
bolchevisation » subi par d'autres centrales syndicales européennes.
En 1922 se constituera, en concurrence de l'Internationale syndicale
rouge, l'AIT seconde manière.
On peut dire que c'est l'accélération de l'histoire
qui a imposé aux différents courants présents
dans le mouvement ouvrier de se démarquer clairement. Si
on peut regretter que l'anarcho-syndicalisme et le syndicalisme
révolutionnaire n'aient pas conservé leur position
dominante en France, sur le plan international la situation était
très encourageante : l'AIT avait des sections dans 24 pays
et regroupait deux millions de travailleurs 20 .
Le rapprochement entre le concept de minorité agissante
et celui d'avant-garde a été largement fait par les
léninistes soucieux de rapprocher les deux mouvements. Rappelons
quelques idées développées par Pouget sur la
question des minorités agissantes.
Pour contrebalancer la force de la classe possédante il
faut une autre force :
« cette force, il appartient aux travailleurs conscients
de la matérialiser ; (...) cette nécessaire besogne
de cohésion révolutionnaire se réalise au sein
de l'organisation syndicale : là, se constitue et se développe
une minorité grandissante qui vise à acquérir
assez de puissance pour contrebalancer d'abord et annihiler ensuite
le» forces d'exploitation et d'oppression. » (Pouget,
L'Action directe)
Ceux qui restent en dehors de l'organisation syndicale, qui refusent
de lutter sont des « zéros humains », des «
êtres inertes dont les forces latentes n'entrent en branle
que sous le choc que leur imposent les énergiques et les
audacieux ». (Les Bases du syndicalisme.) On constate une
absence totale de complaisance à l'égard des travailleurs
non-organisés : « Les majorités sont moutonnières
et inconscientes. Elles acceptent les faits établis et subissent
les pires avanies. S'il leur arrive d'avoir quelques instants de
lucidité, c'est sous l'impulsion des minorités révolutionnaires
et encore il n'est pas rare»qu'après avoir fait un
pas en avant, elles laissent passivement renaître le vieux
régime et les institutions renversées. » (Grève
générale réformiste et grève générale
révolutionnaire.)
« Tout le problème révolutionnaire consiste
en ceci : constituer une minorité assez forte pour culbuter
la minorité dirigeante » (...) « Qui donc fait
la propagande, qui donc dresse les programmes de revendications
? Des minorités ! Rien que des minorités ! »
(Père peinard, 12/01/1890)
Mais ces minorités devront être les plus nombreuses
possible, « car si nous sommes convaincus que la révolution
sera l'oeuvre d'une minorité, encore sommes-nous désireux
que cette minorité soit la plus nombreuse possible, afin
que soient plus grandes les chances de succès. »
Il est clair que, aux yeux des syndicalistes révolutionnaires,
des différences de niveau de conscience existent dans la
classe ouvrière. Les militants ne s'attendent pas à
ce que tous adhèrent à l'idée de révolution
prolétarienne, mais ils pensent que la minorité agissante
peut créer, lorsque le moment est venu, un phénomène
d'entraînement et amener la grande masse du prolétariat
à bouger. Bakounine pensait que « dans les moments
de grande crises politiques ou économiques (...), dix, vingt
ou trente hommes bien entendus et bien organisés entre eux,
et qui savent où ils vont et ce qu'ils veulent, en entraîneront
facilement cent, deux cents, trois cents ou même davantage
». Mais, précise-t-il, « pour que la dixième
partie du prolétariat (...) puisse entraîner les neuf
autres dixièmes », il faut que chaque membre soit organisé,
conscient du but à atteindre, qu'il connaisse les principes
de l'Internationale et les moyens de les réaliser. Il n'est
pas question, là, de spontanéité... «
Ce n'est qu'à cette condition que dans les temps de paix
et de calme il pourra remplir efficacement la mission de propagandiste
(...), et dans les temps de lutte celle d'un chef révolutionnaire.
» (Protestation de l'Alliance.) Le rôle de la minorité
agissante avait parfaitement été défini par
Bakounine.
L'existence d'une minorité active, capable de catalyser
l'action des masses, dépendait cependant, dans la CGT du
début du siècle, d'un certain nombre de conditions
institutionnelles à propos desquelles réformistes
et révolutionnaires s'opposèrent. Il s'agit du problème
très concret et significatif de la représentation
proportionnelle. Les anarcho-syndicalistes sont favorables à
l'égalité des voix par syndicat, quel que soit leur
nombre. L'application du principe de la représentation proportionnelle,
qui établit l'hégémonie de quelques gros syndicats,
condamne en fait la minorité révolutionnaire.
« L'approbation de la représentation proportionnelle
eût impliqué la négation de toute l'oeuvre syndicale
qui est la résultante de l'action révolutionnaire
des minorités. Or, si l'on admet que la majorité fasse
foi, à quel point s'arrêtera-t-on ? Sur cette pente
savonneuse on risque d'être entraîné loin. Ne
se peut-il que, sous prétexte de proportionnalité,
une majorité d'inconscients dénie le droit de grève
à une minorité de militants conscients ? Et en vertu
de quel critérium s'opposera-t-on à cette masse seule
si, soi-même, on a énervé 21 l'action efficace
des minorités en les étouffant sous la proportionnalité
? » (Déclaration de Pouget au congrès de Montpellier,
septembre 1902.)
Le principe démocratique n'est ainsi pas du tout revendiqué.
Là encore, il s'agit de l'introduction, dans les pratiques
syndicales, d'un élément original de droit. Le principe
démocratique implique que chaque individu représente
une voix, et que la majorité des voix emporte la décision,
c'est-à-dire que 50,5 % peuvent avoir raison sur 49,5 %.
Le rejet de ce principe démocratique vient pour une part
du mouvement anarchiste, pour lequel les décisions doivent
être prises avec un consensus le plus large possible. Mais
il y a autre chose. Il s'agit d'une conception différente
de la légitimité. L'unité de base n'est pas
l'individu mais l'individu organisé. Son organisation est
le syndicat. C'est celui-ci qui est l'unité de base. A l'intérieur
du syndicat, un adhérent en vaut un autre. C'est une logique
difficile à comprendre car elle tranche singulièrement
avec nos conditionnements à la démocratie formelle.
L'idée démocratique est donc étrangère
au syndicalisme. D'ailleurs, seule une minorité de travailleurs
est syndiquée, aussi « le non-vouloir de la majorité
inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action ».
La minorité doit donc « agir sans tenir compte de la
masse réfractaire ». D'ailleurs, fait remarquer Pouget,
la majorité est mal venue de récriminer, puisque «
l'ensemble des travailleurs, intéressés à l'action,
quoique n'y participant en rien, est appelé à bénéficier
des résultats acquis »... Aussi, n'est-il « pas
tenu compte de la masse qui refuse de vouloir et seuls les conscients
sont appelés à décider et à agir »
(Le Mouvement socialiste, janvier 1907).
« Au creuset de la lutte économique se réalise
la fusion des éléments politiques et il s'obtient
une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance
de coordination révolutionnaire. » (Le Mouvement socialiste,
janvier 1907.)
On comprend dès lors que les léninistes aient tenté
de rallier à leur cause les syndicalistes révolutionnaires,
bien que pour les premiers l'avant-garde était constituée
de révolutionnaires professionnels, la plupart du temps non
ouvriers, alors que pour les seconds la minorité agissante
baignait dans la classe ouvrière dont elle faisait partie.
Trotsky ne s'y est pas trompé. Il avait compris que le contrôle
du mouvement syndical était une étape décisive
pour avoir une influence sur le mouvement ouvrier. Si le syndicalisme
révolutionnaire avait raison de lutter pour l'autonomie syndicale
face au gouvernement bourgeois et aux socialistes parlementaires,
il ne « fétichisait pas l'autonomie des organisations
de masse. Au contraire, il comprenait et préconisait le rôle
dirigeant de la minorité révolutionnaire dans les
organisations de masse, qui réfléchissent en leur
sein toute la classe ouvrière, avec toutes ses contradictions,
son caractère arriéré, et ses faiblesses. »
En somme, l'autonomie n'a plus lieu d'être maintenant qu'il
y a un vrai parti révolutionnaire. Et Trotski ajoute :
« La théorie de la minorité active était,
par essence, une théorie incomplète du parti prolétarien.
Dans toute sa pratique, le syndicalisme révolutionnaire était
un embryon de parti révolutionnaire ; de même, dans
sa lutte contre l'opportunisme, le syndicalisme révolutionnaire
fut une remarquable esquisse du communisme révolutionnaire.
« Les faiblesses de l'anarcho-syndicalisme, même dans
sa période classique, étaient l'absence d'un fondement
théorique correct, et comme résultat, une incompréhension
de la nature de l'Etat et de son rôle dans la lutte de classe.
Faiblesse aussi, cette conception incomplète, insuffisamment
développée, et par conséquent fausse, de la
minorité révolutionnaire, c'est-à-dire du parti.
D'où les fautes de tactique, comme la fétichisation
de la grève générale, l'ignorance de la relation
nécessaire entre le soulèvement et la prise du pouvoir.
« Après la guerre, le syndicalisme français
trouva dans le communisme à la fois sa réfutation,
son dépassement et son achèvement ; tenter de faire
revivre aujourd'hui le syndicalisme révolutionnaire serait
tourner le dos à l'histoire. Pour le mouvement ouvrier, une
elle tentative ne pourrait avoir qu'un sens réactionnaire.
»
L'idée que les syndicats se suffisent à eux-mêmes
signifie « la dissolution de l'avant-garde révolutionnaire
dans la masse arriérée que sont les syndicats ».
(Léon Trotsky, « Communisme et syndicalisme »,
1929, in : Léon Trotsky, Classe ouvrière, parti et
syndicat, classique Rouge n° 4, 1970.)
La position que développe Trotsky dans un texte de 1929
reflète parfaitement le point du vue du bolchevisme dès
la révolution russe, bien que se surajoute alors l'influence
stalinienne dans le mouvement ouvrier. A ce titre, Trotsky est bien
l'héritier de Lénine.
Les critiques formulées contre le syndicalisme révolutionnaire
avaient déjà suscité des réactions,
mais pas dans le sens souhaité par Trotsky. Après
l'assassinat de syndicalistes par des communistes, à la Maison
des syndicats à Paris, le 11 janvier 1924, des anarcho-syndicalistes
et des syndicalistes révolutionnaires s'engagèrent
dans la formation d'une nouvelle centrale syndicale, la CGT-SR.
Les unions départementales de la Somme, de la Gironde, de
l'Yonne, du Rhône, la fédération du bâtiment,
se groupèrent dans une Union fédérative des
syndicats autonomes de France, puis se confédérèrent
les 1er et 2 novembre 1926 à Lyon.
La nouvelle organisation conteste l'idée de neutralité
syndicale telle qu'elle est affirmée dans la charte d'Amiens,
notamment le paragraphe où « le congrès affirme
l'entière liberté pour le syndiqué de participer,
en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte
correspondant à sa conception philosophique ou politique,
se bornant à lui demander en réciprocité de
ne pas introduire dan» le syndicat les opinions qu'il professe
au dehors. »
La CGT-SR désormais, affirme la nécessité
pour le syndicalisme non seulement de se développer hors
des partis politiques, mais contre eux. Cette attitude est en quelque
sorte l'écho des 21 conditions d'admission à l'Internationale
communiste, qui préconisaient la constitution de fractions
communistes dans les syndicats afin d'en prendre la direction. La
charte de Lyon de la CGT-SR affirme que le syndicalisme est «
le seul mouvement de classe des travailleurs » :
« L'opposition fondamentale des buts poursuivis par les partis
et les groupements qui ne reconnaissent pas au syndicalisme son
rôle essentiel, force également la CGT-SR à
cesser d'observer à leur égard la neutralité
syndicale, jusqu'ici traditionnelle ».
Les documents de constitution de la CGT-SR offrent une véritable
réflexion sur le contexte de l'époque, notamment sur
la crise mondiale qui se prépare, sur la montée du
fascisme, et formulent un véritable programme politique.
Une tactique révolutionnaire est esquissée concernant
les rapports avec les autres forces révolutionnaires, à
la fois dans l'action revendicative quotidienne et en cas de révolution.
Un programme revendicatif est proposé, qui s'inscrit à
la fois dans le cadre de revendications quotidiennes tout en présentant
un caractère de préparation à la transformation
sociale. On retrouvera, curieusement, les principaux thèmes,
réadaptés évidemment, de ce programme revendicatif
dans... le programme de transition de Trotsky, dix ans plus tard
!
Sur cette période, A. Schapiro écrivit en 1937 :
« La grande guerre balaya la charte du neutralisme syndical.
Et la scission au sein de la Première Internationale entre
Marx et Bakounine eut un écho – à la distance
de presque un demi-siècle – dans la scission historiquement
inévitable au sein du mouvement ouvrier international d'après-guerre.
Contre la politique de l'asservissement du mouvement ouvrier aux
exigences de partis politiques dénommés “ouvriers”,
un nouveau mouvement, basé sur l'action directe des masses
en dehors et contre tous les partis politiques, surgissait des cendres
encore fumantes de la guerre 1917-1918. L'anarcho-syndicalisme réalisait
la seule conjonction de forces et d'éléments capables
de garantir à la classe ouvrière et paysanne sa complète
indépendance et son droit inéluctable à l'initiative
révolutionnaire dans toutes les manifestations d'une lutte
sans merci contre le capitalisme et contre l'Etat, et d'une réédification,
sur les ruines des régimes déchus, d'une vie sociale
libertaire. »
Quelques leçons du passé
Les thèmes anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires
ont la vie dure. Dès 1921, Trotsky doit prévenir qu'il
faut « condamner sévèrement la conduite de certains
communistes qui non seulement ne luttent pas dans les syndicats
pour l'influence du Parti, mais s'opposent à une action dans
ce sens au nom d'une fausse interprétation de l'autonomie
syndicale ». A la même époque, confrontés
aux graves problèmes de la réorganisation économique
auxquels ils n'avaient pas du tout songé, les dirigeants
bolcheviks se voient proposer par Chliapnikov et Kollontaï,
qui avaient constitué une tendance, l'Opposition ouvrière,
de confier la gestion de l'économie à un congrès
des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production
qui éliraient un organisme central dirigeant l'ensemble de
l'économie nationale de la République. Cette idée
sera condamnée comme « déviation anarchiste
et syndicaliste ». L'Opposition ouvrière sera muselée,
en 1921, au Xe congrès du parti, et Trotsky dira d'elle :
« Ils ont mis en avant des mots d'ordre dangereux... ils ont
placé le droit des ouvriers à élire leurs représentants
au-dessus du parti. Comme si le parti n'avait pas le droit d'affirmer
sa dictature, même si cette dictature était en conflit
avec les humeurs changeantes de la démocratie ouvrière...
»
Dans les années trente, la direction du Parti communiste
français sera constamment obligée de réprimander
les militants d'usine qui n'appliquent pas strictement la discipline
de parti et qui entendent s'autonomiser par rapport à lui.
En plein Programme commun de la gauche, Edmond Maire déclare
: « Il y a eu deux grands courants socialistes, celui qui
est jacobin, centralisateur, autoritaire, s'est établi dans
les pays de l'Est. L'autre, le socialisme libertaire anarcho-syndicaliste,
autogestionnaire, c'est celui que nous représentons. »
(Le Monde, 19 octobre 1972.)
Ainsi l'anarcho-syndicalisme sert de repoussoir quand on veut resserrer
le contrôle sur l'organisation, mais il sert de référence
lorsqu'on veut réaffirmer une continuité avec le mouvement
ouvrier français. Il va sans dire qu'Edmond Maire ne pensait
pas un mot de ce qu'il disait. En effet, à l'époque
où il faisait cette déclaration, commençait
un processus de « nettoyage » dans les instances syndicales
dans lesquelles les anarcho-syndicalistes avaient réussi
à développer avec succès leurs vues auprès
des syndiqués.
Les années qui ont suivi 1968 ont vu un extraordinaire développement
du mouvement syndical en France, dû en grande partie à
l'extension des structures interprofessionnelles. Ce phénomène
a permis un élargissement considérable du champ d'intervention
de l'organisation syndicale, puisque dans les unions locales et
départementales pouvaient être pris en charge des problèmes
qui débordaient largement de l'entreprise. Cela a permis
aussi une coordination décentralisée de l'action,
un accroissement des débats dans les instances de base et
les structures intermédiaires. Ce processus était
clairement perçu par les appareils syndicaux, mais aussi
par les partis de gauche et d'extrême gauche, comme un danger.
En effet, le développement du débat politique et du
travail d'organisation (car nous recrutions...) dans des structures
de classe qui n'étaient pas cantonnées à l'entreprise
et qui développaient des thèmes de réflexion
débordant de loin les simples revendications économiques,
constituait une remise en cause du rôle des avant-gardes autoproclamées.
Aussi, l'une des tâches que se sont fixé les directions
syndicales par la suite, avec la complicité des trotskistes,
a été de laminer ce mouvement par la dissolution de
sections syndicales, de syndicats, d'unions locales et départementales,
par l'exclusion de militants.
Le débat reste ouvert sur la question du mode d'intervention
des anarcho-syndicalistes aujourd'hui. Cinquante ans après
la création de la CGT-SR, les circonstances imposent que
le mouvement ait une apparition propre, au grand jour, comme alternative
au syndicalisme réformiste, intégré à
l'Etat, dominé par des partis politiques.
L'expérience historique de la social-démocratie et
du léninisme a disqualifié ces deux mouvements dans
leurs tentatives de proposer une alternative au capitalisme.
Existe-t-il, aujourd'hui, une possibilité pour l'anarcho-syndicalisme
de se développer ? La première remarque qu'on puisse
faire est : cela dépend des anarcho-syndicalistes eux-mêmes.
Il est certain que la réapparition significative de ce mouvement
sur le terrain de la lutte des classes ne pourra pas se faire en
reprenant mécaniquement les problèmes tels qu'ils
se posaient il y a cinquante ans, ni en copiant les méthodes
et les formes organisationnelles d'alors.
Surtout, il faut se garder de toute attitude apologétique
visant à justifier tout sous prétexte de présenter
une image idyllique du mouvement.
Le syndicalisme révolutionnaire, qui a dominé dans
le mouvement ouvrier français entre 1895 et 1914, est apparu
comme une réaction à la montée du marxisme
réformiste dans sa version guesdiste, mais aussi comme une
réaction à l'anarchisme, dominé alors par les
partisans de la « reprise individuelle » dont Gaston
Leval disait qu'ils s'attaquaient plus volontiers aux petites vieilles
dans les chambres de bonne qu'aux gros détenteurs de capitaux,
mieux protégés.
Il n'existe pas à proprement parler de doctrine du syndicalisme
révolutionnaire, avant son explicitation par la CGT-SR. La
théorie, pour les militants, reste accessoire. Le théoricien
le plus connu du syndicalisme révolutionnaire, Georges Sorel,
fut parfaitement méconnu des militants. D'ailleurs, il théorisait
le syndicalisme révolutionnaire au nom du marxisme : de son
point de vue, le syndicalisme révolutionnaire était
une révision du socialisme officiel et un retour au vrai
marxisme. « Il n'y a pas, dit-il, de meilleure preuve à
donner pour démontrer le génie de Marx, que la remarquable
concordance qui se trouve exister entre les vues et la doctrine
que le syndicalisme révolutionnaire construit aujourd'hui,
lentement, avec peine, en se tenant toujours sur le terrain de la
pratique des grèves. »
Après la « Lettre aux anarchistes » de Fernand
Pelloutier, beaucoup de militants suivront l'appel, mais cela constitua
un ensemble disparate. Certains évoluèrent vers le
« syndicalisme pur », d'autres demeureront des anarchistes
agissant dans les syndicats. La plupart des militants syndicalistes
révolutionnaires étaient des syndiqués anarchistes,
des syndiqués socialistes. Le terme même de syndicalisme
révolutionnaire recouvre des réalités différentes.
Il y a des syndicalismes révolutionnaires, mais pas vraiment
une doctrine, en dehors de la notion d'indépendance syndicale.
Mais la notion d'indépendance syndicale a un aspect défensif,
elle implique en outre que les protagonistes « jouent le jeu
». Lorsqu'un parti structuré et discipliné décide
de ne pas jouer le jeu, l'indépendance disparaît inévitablement.
C'est ainsi que le parti communiste a pu « pénétrer
dans la CGT comme une pointe d'acier dans une motte de beurre »
selon les termes mêmes d'un de ses dirigeants. La notion d'indépendance,
lorsqu'elle n'est pas appuyée sur une doctrine indépendante,
sur une organisation cohérente qui se substituent aux doctrines
et organisations extérieures, n'est qu'un voeu pieux. Les
syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes
français seront incapables de faire face à la pénétration
des fractions bolcheviks dans les syndicats.
Autant que de la Grande Guerre et de l'attrait pour la révolution
russe, c'est de son incapacité doctrinale et organique que
le syndicalisme révolutionnaire français mourra.
En disant, cela, ne donnons-nous pas raison aux critiques léniniennes
du syndicalisme révolutionnaire ? Dans une large mesure,
oui. Trotsky avait parfaitement raison de dire que la théorie
de la minorité agissante était une théorie
« incomplète » et que le syndicalisme révolutionnaire
était quelque chose d'« embryonnaire ». Pourtant
la solution ne résidait pas dans l'alignement sur les positions
léniniennes mais dans l'affirmation mieux exprimée
de l'identité du syndicalisme révolutionnaire, qui
aurait dû assumer jusqu'au bout sa fonction de minorité
révolutionnaire en s'organisant en tant que telle dans la
CGT pour combattre la pénétration extérieure.
Pour contrer la fraction communiste dans la CGT, il aurait fallu
constituer une contre-fraction syndicaliste révolutionnaire.
La riposte aux agissements d'une fraction est le dévoilement
de ses projets, mais cela n'est malheureusement possible que par
la constitution d'une contre-fraction.
Malheureusement, de telles pratiques étaient culturellement
inconcevables pour nos camarades d'alors.
Si les syndicalistes révolutionnaires, dans l'ancienne CGT,
s'étaient organisés en tant que tels au lieu d'être
éparpillés, la confédération n'aurait
pas été « bolchevisée » et ses
meilleurs militants n'auraient pas fondé le parti communiste.
Lorsque le syndicalisme révolutionnaire se constitue définitivement
avec la CGT-SR, le terme « syndicalisme révolutionnaire
» n'a plus le même contenu que vingt ans plus tôt.
Il s'agit en fait d'anarcho-syndicalisme, bien que Pierre Besnard
se soit toujours déclaré syndicaliste révolutionnaire.
On a abandonné le mythe de l'unité de la classe ouvrière
dans une seule organisation. Implicitement, on a assimilé
l'idée (que personne n'ose formuler) que plus l'organisation
est grande moins son mode d'action et son programme sont radicaux.
Le mouvement se résigne à être une minorité
révolutionnaire organisée dont la fonction n'est plus
de regrouper l'ensemble de la classe ouvrière, mais d'impulser
des actions susceptibles d'entraîner les masses (l'objectif
étant tout de même d'être le plus nombreux possible),
et d'élaborer un programme de réorganisation de la
société. En ce sens, le syndicalisme révolutionnaire
français rejoint dans une large mesure les pratiques léniniennes,
à cette différence près – notable tout
de même... – que son champ d'intervention, le syndicalisme,
se situe sur le terrain de classe, et non sur le terrain inter-classiste
et partidaire.
Conclusion
La CGT-SR marque la naissance véritable, en France, de l'anarcho-syndicalisme
en tant que doctrine indépendante et affirmative d'elle-même.
La création de la CGT-SR était une réponse
adéquate, mais tardive, à une situation que les militants
n'avaient pas pu prévoir, c'est-à-dire l'irruption,
sur le terrain de la lutte sociale et politique, au sein du mouvement
ouvrier et de ses organisations, de méthodes inconnues et
efficaces d'infiltration, de noyautage et de prise de contrôle.
Le fait que ces méthodes aient pu être mises en oeuvre
aussi efficacement conduit évidemment à poser la question
: les dirigeants syndicalistes révolutionnaires étaient-ils
à la hauteur, et n'aurait-on pas eu là, d'une certaine
façon, la manifestation d'une crise de la direction du mouvement
ouvrier ? C'est oublier l'impact extraordinaire de la révolution
russe derrière laquelle se retranchaient les partisans de
la bolchevisation du mouvement syndical, impact sans lequel ces
méthodes auraient été inefficaces. La bolchevisation
du mouvement syndical n'a été possible qu'avec la
collaboration active, du moins au début, des militants syndicalistes
révolutionnaires comme Monatte, qui ont joué le rôle
de véritable cheval de Troie dans le mouvement ouvrier.
L'anarcho-syndicalisme n'est pas un mouvement sans doctrine. Il
constitue dans une large mesure un retour aux principes bakouniniens.
Force importante entre les deux guerres, sa disparition de la scène
internationale n'est pas tant due à son incapacité
à s'adapter à l'évolution de la société
capitaliste qu'à son extermination physique par le fascisme
et le stalinisme.
La modernité fournit des atouts considérables au
mouvement s'il se montre capable d'en tirer parti. Le fossé
existant autrefois entre les couches cultivées de la population
et les masses prolétarisées, du moins dans les pays
industriels, s'est considérablement réduit, ôtant
toute justification aux prétentions des intellectuels petits-bourgeois
à se poser en direction autoproclamée du mouvement
ouvrier. Les militants syndicalistes d'aujourd'hui se montrent tout
autant capables de réflexion et de conceptualisation que
les avocats, journalistes, médecins qui étaient il
y a un siècle candidats à la direction du mouvement
ouvrier.
Ce constat en lui-même introduit une exigence : la composition
sociologique de la classe révolutionnaire s'est modifiée.
Si le poids du prolétariat traditionnel n'a pas changé
en nature – quoi qu'on dise, une grève d'éboueurs,
de cheminots, d'ouvriers d'usine a plus d'incidence sur notre vie
quotidienne qu'une grève de coiffeurs, d'huissiers de justice
ou d'antiquaires – il a changé sur le plan démographique.
Le problème, posé par Pierre Besnard en 1926, de l'intégration
de couches non ouvrières au sens strict, l'employé,
le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur,
le savant, l'écrivain, l'artiste, qui vivent exclusivement
du produit de leur travail reste donc plus que jamais d'actualité.
Cela implique, là encore, l'exigence d'une réflexion
nouvelle sur la notion de travail productif, qui ne peut plus se
limiter aux critères élaborés par les penseurs
socialistes du siècle dernier, et sur la fonction du travail
dans la société d'aujourd'hui.
Notes
1 Editions du Monde libertaire, 145, rue Amelot, 75011 Paris.
. 2 Il convient de préciser que les développements
de Bakounine sur la conscience ouvrière, sur l'organisation
des travailleurs ne sont pas une construction a priori mais le résultat
d'observations qu'il a pu faire sur le terrain lors de ses nombreux
déplacements. L'AIT à l'époque était
dans une période extraordinaire d'expansion consécutive
à une montée des mouvements sociaux dans toute l'Europe,
sauvagement réprimés, qui suscitaient un réel
appui international, et qui provoquaient à chaque fois un
accroissement des adhésions.
3 C’est là une carence que ne connaît pas le
mouvement libertaire anglo-saxon qui étudie fréquemment
l’anarchisme sous l’angle du droit.
Cf. notamment : Law and Anarchism, Black Rose Books, Montreal,
1984. Ouvrage collectif contenant sept études : « Théorie
anarchiste du droit et de l’Etat » ; « L’anarchisme
et la théorie du droit politique » ; « Kropotkine
et le droit » ; « Le droit naturel dans la philosophie
politique de PJ Proudhon » ; « l’Action directe,
la loi et l’anarchisme » ; « L’Ordre social
sans Etat » ; « L’anarchisme et les règles
de droit ».
4 Dire, ne serait-ce que de manière provocatrice, que la
propriété c’est le vol, c’est déjà
se placer du point de vue du droit…
. 5 Le Père Peinard, n° 45, 12/01/1890, p. 11.
. 6 « Mouvement social », n° 182, janvier 1907,
p. 28.
. 8 Il n'est pas possible d'identifier les positions de Marx à
celles de Lénine (ou de Kautsky). Marx n'a jamais dit les
choses aussi cyniquement que Lénine. Lorsque, parlant des
communistes, il écrit dans le Manifeste qu'ils « ont
sur le reste du prolétariat [je souligne] l'avantage d'une
intelligence claire des conditions de la marche et des fins générales
du mouvement prolétaire_» et que parmi eux il y a des
intellectuels bourgeois qui «_à force de travail se
sont élevés jusqu'à l'intelligence théorique
de l'ensemble du mouvement historique », il se situe totalement
en dehors du système de pensée léniniste.
. 9 Parlant des décennies qui ont suivi la Révolution
française pendant lesquelles le prolétariat français
a progressivement pris conscience de lui-même, Bakounine écrit
: « Avant même que les travailleurs eussent compris
que les bourgeois étaient leurs ennemis naturels, encore
plus par nécessité que par mauvaise volonté,
les bourgeois étaient déjà arrivés à
la conscience de cet antagonisme fatal. » (Lettre aux internationaux
du Jura.)
. 10 Les anarcho-syndicalistes espagnols résolurent le
problème de l'alliance organique des intellectuels avec le
prolétariat de façon extrêmement simple, en
créant des syndicats de professions libérales. Il
est évident qu'une telle solution n'offrait que peu de perspectives
aux intellectuels dont les motivations étaient de se poser
en dirigeants de la classe ouvrière. Lénine, par exemple,
qui était avocat, aurait adhéré à un
tel syndicat. C'est peut-être pour cela qu'il y avait relativement
peu d'intellectuels à la CNT...
. 11 G. Yvetot, Le Syndicalisme, les intellectuels et la CGT,
Paris, La Publication sociale. Cité par Henri Dubief, Le
syndicalisme révolutionnaire, Armand Collin. Pour le texte
intégral de la lettre de Bakounine : Marx/Bakounine, Socialisme
autoritaire ou libertaire, t. 2, pp. 356-360.
. 12 « L'individualisme outrancier et le subjectivisme des
anarchistes traduisaient la protestation de la petite bourgeoisie
contre le développement de la grosse production industrielle
qui l'acculait à la ruine... » Sur l'anarchisme et
l'anarcho-syndicalisme, Avant-propos, Editions du Progrès,
Moscou.
.13 Même en tenant compte de l'état de la société
russe de l'époque. D'ailleurs, contrairement à l'idée
reçue, l'industrie russe était une industrie récente,
extrêmement concentrée.
.14 Cf. également : Emile Pouget, L'organisation du surmenage
: le système Taylor, récemment réédité
par la CNT.
. 15 Ce fait m'a été révélé
par des militants qui ont vécu cette période, notamment
Gaston Leval.
. 16 David Shub, Lénine, Idées-Gallimard, p. 173.
. 16 Il y avait quelque chose de profondément pathétique
dans les débats entre vieux militants syndicalistes révolutionnaires
qui avaient, dans leur jeunesse, rejoint éphémèrement
le parti communiste. Une sorte de hiérarchie s'était
formée entre ceux qui l'avaient quitté (ou en avaient
été exclus) le plus tôt (c'est-à-dire
ceux qui avaient « compris » le plus vite...) et ceux
qui avaient tardé à partir ou qui en avaient été
exclus, comme Monatte, Rosmer, Delagarde, en décembre 1924.
D'âpres débats les divisaient sur la date la plus appropriée
de départ.
. 18 Lénine se plaignait que la lutte antiparlementaire
avait été abandonnée aux anarchistes.
. 19 Il rencontre Rosmer, Victor Serge, Marcel Body, Voline (qu'il
fait libérer de prison dans des circonstances rocambolesques)
Alexandre Schapiro, Emma Goldmann, Alexandre Berckmann, mais aussi,
du côté bolchevik, Chliapnikoff, Alexandra Kollontaï,
Lénine, Trotsky, Boukharine.
. 20 Liste des organisations adhérentes :
Allemagne : Freie Arbeiter Union Deutscland
Argentine : Federacion obrera regional Argentina
Belgique : Union syndicale fédéraliste de Belgique
Bolivie : Centro obrero libertario
Brésil : Federacao operaria de Rio Grande do Sul, Federacao
operaria de Sao Paolo, Federacao operaria do Para
Bulgarie : Syndicat de Sofia
Chili : Confederacio General de Trabajadores
Costa Rica : (organisation temporairement détruite)
Cuba : Sindicato de obreros y empleados de la industria
Equateur : (organisation temporairement détruite)
Espagne : Confederacion nacional del trabajo
Etats-Unis : Marine transport workers industrial union
France : CGT-SR
Guatemala : (organisation temporairement détruite)
Hollande : Nederlandsch syndicalistisch Vakverbond
Italie : Unione sindacale italiana
Japon : Federation nationale libre des syndicats du Japon
Mexique : Centro racionalista Tierra y Libertad
Norvège : Norsk Syndikalisk Federation
Paraguay : Centro regional del Paraguay
Pérou : (organisation temporairement détruite)
Pologne : Federation anarchiste de Pologne
Portugal : Confederacao Geral do trabalho
Suède : Sverges Arbetares Centralorganisation
Urugay : Federacion obrera regional Uruguayana
21« Enerver » signifie littéralement «
ôter les nerfs ».
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