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ISRAËL — PALESTINE
MONDIALISATION ET MICRO-NATIONALISMES
Rene Berthier
Editions Acratie 1998
L’Essart, 86310 La Bussière

Origine : échanges mails avec l'auteur

A Arna Mer Khamis
Moïse Saltiel,
Issa Wachil,
Wallid Atallah

Ce livre n’aurait pas pu voir le jour sans l’amitié de Moïse Saltiel, sans nos longues conversations, sans les documents qu’il m’a fournis et sans sa thèse, non publiée, dont il m’a donné connaissance, Sur la Palestine, terre nourricière, Israël, base militaire (Paris, mai 1988).

Il y a cinquante ans s’est constitué, sous les yeux du monde, un Etat, l’Etat d’Israël. La chose peut sembler banale, mais elle ne l’est pas. L’observation de ce phénomène aurait dû intéresser les anarchistes ; pourtant, peu nombreux sont ceux qui ont compris que quelque chose d’important se passait, c’est-à-dire la possibilité de confronter la validité de leurs théories avec la réalité ([1]. Bien sûr, ce n’était pas la seule raison de s’intéresser au phénomène, mais ç’en était une parmi d’autres.

On pourra objecter que bien des Etats se sont constitués pendant la période de la décolonisation, mais il s’agit là d’un problème différent. Les Etats issus de la décolonisation se sont constitués sur la base de structures mises en place par et pour l’ancien colonisateur, qui s’est retiré, ou à l’imitation des structures étatiques du colonisateur. A bien des égards, l’embryon d’Etat palestinien en constitution relève de ce type d’Etat-là.

L’Etat d’Israël au contraire correspond à peu près au modèle d’Etat constitué progressivement en Occident. C’était l’intention de ses promoteurs. Il constitue de ce fait un exemple pertinent à partir duquel on peut analyser le processus de fondation d’un Etat. La militante anarchiste Emma Goldman définissait le sionisme comme « le rêve des capitalistes juifs du monde entier pour un Etat juif avec tous ses attributs, tels que le gouvernement, les lois, la police le militarisme et le reste. En d’autres mots, une machine d’Etat juive pour protéger les privilèges de quelques-uns contre le plus grand nombre » [2].

Emma Goldman prend soin de préciser que les sionistes ne furent pas les seuls soutiens de l’émigration juive en Palestine, et que les masses juives de tous les pays, et en particulier des Etats-Unis d’Amérique ont donné de grandes quantités d’argent pour soutenir cette cause, motivés par « l’espoir que la Palestine pourrait être un asile pour leurs frères cruellement persécutés dans presque tous les pays européens ».

Voici, très sommairement exposé, les principales lignes de la théorie anarchiste de la constitution des Etats :

1. Pour Bakounine, l’acte originel de formation de tout Etat est la violence, la rapine et l’assujettissement forcé des populations.

Les premiers Etats historiques ont été constitués par la conquête de populations agricoles par des populations nomades : « Les conquérants ont été de tout temps les fondateurs des Etats, et aussi les fondateurs des Eglises » [3]. L’Etat est « l’organisation juridique temporelle de tous les faits et de tous les rapports sociaux qui découlent naturellement de ce fait primitif et inique, les conquêtes » qui ont toujours « pour but principal l’exploitation organisée du travail collectif des masses asservies au profit des minorités conquérantes »[4]. La violence est donc l’acte constitutif de la domination de classe, l’exploitation son mobile [5]. Si chez Marx on arrive à l’Etat par l’apparition des classes sociales et par le développement de leur antagonisme, pour Bakounine les classes ne peuvent se constituer à l’origine autrement que par un acte de violence ou de conquête qui coïncide avec la formation de l’Etat. Bakounine suggère que l’Etat est le résultat de l’appropriation du pouvoir par un groupe déjà constitué et organisé. C’est que le pouvoir est la condition de l’existence d’une société d’exploitation : « les classes ne sont possibles que dans l’Etat » [6]. « Ainsi se forment les classes étatiques dont l’Etat sort tout fait [7]. »

2. La puissance de l’Etat et des classes dirigeantes n’est pas fondée sur un droit supérieur, mais sur une « force organisée » incontestablement plus puissante, sur « l’organisation mécanique, bureaucratique, militaire et policière ». Cette « organisation mécanique » ne peut suffire à elle seule, elle a besoin de se parer d’une légitimité. Un groupe dominant ne peut maintenir sa domination qu’en étant persuadé de son droit. La force seule ne suffit pas pour pérenniser l’Etat, il lui faut une sanction morale, juridique et religieuse. Cette sanction n’est pas seulement destinée aux populations dominées, elle est destinée également à légitimer à ses propres yeux le droit du groupe dominant. « Une religion ou une autre expliquera ensuite, c’est-à-dire divinisera, l’acte de violence et de cette manière posera le fondement du droit dit étatique [8]. » Si, dans le cas d’Israël, la religion sert de légitimation préalable à la fondation de l’Etat, on constate l’étroite interdépendance, constamment soulignée par Bakounine, du fait religieux et du fait étatique.

3. Le troisième volet de la théorie bakouninienne est particulièrement intéressant, c’est celui qui décrit le processus de dissolution du pouvoir.

Les « classes étatiques », tout d’abord se consolident, et avec le temps « la majeure partie de ces exploiteurs, soit par la naissance, soit par la situation dont ils ont hérité dans la société, commenceront à croire sérieusement au droit historique et au droit de naissance ». Cette tendance se modifie progressivement sous l’effet de plusieurs facteurs. Dans les premiers temps de la vie d’une classe dominante, l’égoïsme de classe est caché par « l’héroïsme de ceux qui se sacrifient non pour le bien du peuple, mais au profit et pour la gloire de la classe qui, à leurs yeux constitue tout le peuple ». Mais cette période laisse la place à des temps de plaisirs, de jouissance, de lâcheté : « Peu à peu, l’énergie de classe tombe en décrépitude et dégénère en débauche et en impuissance ». A ce stade apparaît une minorité d’hommes moins corrompus, des hommes actifs, intelligents et généreux, qui « font passer la vérité avant leurs propres intérêts et qui songent aux droits du peuple réduits à néant par les privilèges de classe ».

Il y a un phénomène de bascule entre l’effondrement progressif du sentiment de légitimité de la classe dominante et l’ascension du sentiment du droit de la classe dominée. Dans sa lente prise de conscience de son droit, le peuple s’appuie sur deux « livres de chevet » : sa condition matérielle, l’expérience de l’oppression ; et « la tradition, vivante, orale, transmise de génération en génération et devenant chaque fois plus complète, plus sensée et plus vaste ». Lorsque le peuple prend conscience de son oppression et parvient à formuler les causes de ses maux, les représentations qu’il a transmises fournissent la source de son droit, dont l’agent d’exécution est la « force organisée », car « faute d’organisation, la force spontanée n’est pas une force réelle » [9].

Le présent travail n’a pas pour objet d’être une défense et illustration de la théorie anarchiste de l’Etat à travers l’exemple d’Israël, et nous ne nous consacrerons pas à la tâche de montrer, point par point, l’adéquation de la théorie avec les faits. La théorie bakouninienne est une grille de lecture parmi d’autres, celle de Marx ou de Max Weber, par exemple, qui sont tout aussi pertinentes, et d’ailleurs pas contradictoires.

Il nous a semblé cependant intéressant, en préambule, d’exposer les grands traits de la théorie anarchiste de l’Etat :

– parce que précisément on trouve de nombreuses correspondances avec le processus de constitution de l’Etat israélien ;

– et aussi parce qu’apparaissent avec évidence les raisons pour lesquelles les libertaires peuvent s’intéresser au phénomène.

Il est évident cependant que la question ne se réduit pas à un débat académique, et que dans le conflit qui s’est développé avec l’installation de Juifs en Palestine, puis avec la création d’un Etat qui se voulait celui de tous les Juifs, ce sont des hommes et des femmes qui se confrontent et luttent pour leur existence, ce sont aussi deux conceptions du droit et de la justice. On ne peut donc pas rester indifférents.

Il est difficile de nier que la création de l’Etat d’Israël se soit faite par la violence. Il est d’ailleurs intéressant de constater à quel point l’analyse bakouninienne est pertinente en ce qui concerne la « sanction morale ». L’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens de leur terre aurait été impossible sans un solide appareil idéologique justificatif, qui a permis pendant longtemps de faire croire que cette violence n’avait jamais eu lieu, qui a permis également de nier l’existence même d’un peuple palestinien.

L’argument du droit historique évoqué par Bakounine est particulièrement important dans la genèse de l’Etat israélien. On peut constater également l’évolution entre la période héroïque et ascendante qui laisse ensuite la place à une période où les énergies tombent et sombrent dans la « décrépitude » : le mouvement des kibboutzim est particulièrement révélateur à cet égard : constitué par des pionniers pétris d’idéal communautaire et égalitaire – ce qui a grandement séduit nombre de libertaires – il a sombré dans l’individualisme, la spéculation financière et immobilière.

Conforme également à l’analyse bakouninienne est le phénomène de chute – chute toute relative, il est vrai, qui est encore loin d’être un « effondrement » – du sentiment du droit, et l’apparition de la conscience du droit de l’autre. La société israélienne a produit de nombreux hommes et femmes capables de faire « passer la vérité avant leurs propres intérêts ».

La tendance dominante est de considérer que l’Etat d’Israël est un cas à part, différent des autres, que les critères d’analyse qui s’appliquent à lui sont différents des critères qui s’appliquent aux autres Etats. Cette attitude est contestée en Israël même par des intellectuels tels Baruch Kimmerling et Gerchom Sapir.

Refuser à Israël toute référence à des critères d’analyse habituels permet de situer le problème non plus sur un plan critique, politique, économique, sociologique, etc., mais essentiellement moral. Le soutien que l’ensemble des Etats occidentaux a longtemps apporté à la politique de l’Etat d’Israël, et celui que les Etats-Unis continuent de lui apporter inconditionnellement, seraient en quelque sorte l’expiation – sur le dos des Palestiniens, qui ne sont responsables en rien de l’Holocauste – de nos fautes collectives. Selon cette thèse, l’Holocauste légitime l’Etat israélien. Or, là encore, c’est d’Israël même que vient la contestation de cette attitude, avec notamment les travaux de Tom Segev, qui montrent que les survivants de l’Holocauste ont tout d’abord été très mal reçus en Israël : ce n’est que plus tard que cette épouvantable tragédie a été instrumentalisée pour les besoins de la raison d’Etat.

L’une des références légitimantes de l’Etat d’Israël est l’argument du droit historique. Un peuple peut-il légitimement se réclamer d’un droit vieux de 2 000 ans pour s’approprier une terre qu’il n’occupait plus depuis tout ce temps, et sur laquelle vivait une population autochtone ? Au bout de 2 000 ans, n’y a-t-il pas « prescription ? » Car les Arabes qui occupaient ce qui est devenu l’Etat d’Israël constituaient une population qui n’est en rien différente de celle qui occupait la Palestine avant l’Exode. Ce sont les mêmes populations, restées sur place, et qui ont été, au gré de l’histoire, successivement christianisées puis islamisées.

Si nous acceptons l’argument du droit historique, quel que soit la durée écoulée, lorsqu’il est appliqué à Israël, nous devons également en accepter la validité dans tous les autres cas. Un droit, fût-il « historique », ne peut être considéré comme tel que s’il a une valeur universelle, sinon, il n’est pas un droit mais un privilège. La reconnaissance de ce droit aux seuls Juifs accréditerait l’idée que les Juifs sont différents, qu’ils peuvent légitimement bénéficier de prérogatives qui ne seraient pas reconnues à d’autres, ce qui serait d’une part contraire à toutes les traditions de notre culture, et d’autre part grandement préjudiciable aux Juifs eux-mêmes. Les fondamentalistes juifs, tels le Goush Emounim, jouent à fond la carte de la légitimité religieuse, dénonçant les aspirations à la « normalité » comme une « illusion des sionistes laïcs » : les Juifs ne peuvent pas être « normaux » car l’« unicité éternelle » des Juifs vient de leur alliance avec Dieu sur le mont Sinaï, ce qui fait dire au rabbin Shlomo Aviner que « Dieu peut exiger des autres nations qu’elles se soumettent à des codes abstraits de “justice et de vertu”, mais ces codes ne s’appliquent pas aux Juifs ».

Que signifierait la généralisation du « droit historique » ? Tout d’abord il pourrait s’appliquer au détriment de l’Etat d’Israël lui-même : en effet, la lecture de la Bible fait clairement apparaître que les Hébreux sont eux-mêmes les occupants d’un territoire précédemment occupé par un peuple qu’ils ont dominé, les Cananéens. Par conséquent, s’il se trouvait aujourd’hui une population qui pourrait revendiquer une filiation avec les Cananéens, elle pourrait légitimement réclamer le territoire d’Israël [10]. En effet, la logique du « droit historique » fait que plus celui-ci est ancien, plus il est valide. A cela, on dira que c’est Dieu qui a donné Israël aux Hébreux, argument encore en vigueur aujourd’hui chez les intégristes juifs qui accusent les laïcs israéliens d’être des « judéo-cananéens ». Un proverbe juif dit que certains Juifs ne croient pas en Dieu mais ils croient qu’Il leur a donné la terre d’Israël.

La logique du « droit historique » est une logique absurde, à laquelle les anarchistes ne sauraient en aucun cas adhérer.

Ce que Bakounine disait du principe de nationalité pourrait parfaitement s’appliquer au sionisme dans la forme qu’il a prise aujourd’hui : rien n’est plus néfaste, disait Bakounine, que de faire du « pseudo-principe de la nationalité l’idéal de toutes les aspirations populaires ». La nationalité est un fait historique, limité à une contrée, qui certes a un droit indubitable d’exister, « comme tout ce qui est réel et sans danger ». L’essence de la nationalité est le produit d’une époque historique et de conditions d’existence ; elle est formée par le caractère de chaque nation, sa manière de vivre, de penser, de sentir. Chaque peuple, comme chaque individu, a le droit d’être lui-même : « En cela réside tout le droit dit national. » Mais il ne s’ensuit pas qu’un peuple, un individu, ait le droit ou l’intérêt de faire de sa nationalité, de son individualité, une question de principe et qu’ils doivent « traîner ce boulet toute leur vie » [11] : « Au contraire, moins ils pensent à eux, plus ils s’imprègnent de la substance commune à l’humanité tout entière, plus la nationalité de l’un et l’individualité de l’autre prennent de relief et de sens [12]. »

C’est sur la base de ces considérations que nous devons aborder la question de l’existence de l’Etat d’Israël :

1.– L’anarchisme ne consistant pas à nier les faits, on ne peut que reconnaître l’Etat d’Israël, dans le sens de « constater son existence ».

2.– Mais il y a un autre problème : c’est celui de la reconnaissance dans le sens d’« attribuer une légitimité » à l’Etat d’Israël. Nous n’avons pas plus de raison de justifier l’existence de l’Etat d’Israël que de justifier l’existence de n’importe quel autre Etat. Tout Etat est un instrument d’oppression, d’exploitation, de manipulation des masses ; nous ne pouvons qu’en constater l’existence. Notre non-reconnaissance de l’Etat d’Israël, dans le sens de légitimation, n’est donc pas motivée par le fait que ce sont des Juifs qui ont créé cet Etat, mais parce que c’est un Etat, et qu’il n’y a pas de raison que nous ayons pour d’Israël, ni même pour un éventuel futur Etat palestinien, une complaisance que nous n’avons pas pour les autres Etats.

3. – Mais en réalité, le vrai problème n’est pas là, ce n’est pas le problème de la reconnaissance de la légitimité – juridique ou morale – de l’Etat d’Israël, c’est le problème de la reconnaissance de la légitimité du peuple israélien. La question de la légitimité de l’Etat d’Israël n’a en réalité pour nous aucune importance ; en revanche, il nous paraît plus important de nous demander si le peuple israélien peut, aujourd’hui, légitimement revendiquer cette terre d’où il a chassé les Palestiniens.

Puisque la création de l’Etat d’Israël est un phénomène historique qui doit être abordé comme tel, on ne peut évacuer toute considération concernant les perspectives historiques à long terme. Il y a d’innombrables exemples de populations s’installant sur le territoire d’autres populations et qui y sont restées : Amérique, Australie, Nouvelle-Zélande. Ce sont des faits accomplis, tragiques, qui jalonnent l’histoire de l’humanité. Il y a aussi des exemples où une population de colons fortement enracinée a dû partir : c’est le cas de l’Algérie.

La question est donc : est-il envisageable, cinquante ans après, d’exiger l’expulsion des habitants d’Israël ? Bien sûr que non. Seule une petite minorité d’extrémistes palestiniens en sont encore là. Il n’est pas plus réaliste d’exiger l’expulsion des habitants d’Israël que d’exiger l’expulsion des Européens d’Amérique, d’Australie, de Nouvelle-Zélande. Mais il faut noter que ce sont là des pays où l’installation des Européens s’est accompagnée de la quasi-extermination des populations autochtones, ce qui n’est pas le cas de la Palestine.

Si le projet sioniste n’exigeait évidemment pas l’extermination des Palestiniens, il envisageait toutefois leur expulsion en masse, appelée pour la circonstance « transfert ». Michel Warschawski n’hésite pas, quant à lui, à parler d’« épuration ethnique » [13]. La première forme de résistance des Palestiniens a donc été de s’accrocher résolument à leur terre chaque fois qu’ils le pouvaient.

L’expulsion des pieds-noirs d’Algérie est en partie la conséquence de la politique qu’ils ont adoptée. Dans une large mesure, la survie à long terme d’Israël dépend de l’attitude même de la population israélienne et de son Etat. La question de la survie d’Israël est à notre avis liée à sa capacité à s’intégrer dans la région, à se concevoir comme un pays du Proche-Orient. Faute de pouvoir régler la question sous la forme de l’expulsion massive des Palestiniens des territoires qu’ils convoitent, les Israéliens n’ont pas d’autre choix que de trouver une modalité d’intégration dans la région ; le problème est que les couches dirigeantes aussi bien qu’une partie importante de la population refusent cette éventualité :

a) Elles refusent catégoriquement d’accepter l’idée qu’elles vivent au Proche-Orient.

b) Elles refusent d’envisager toute forme de relation autre que de domination économique et politique avec les voisins.

Les Israéliens de la deuxième ou troisième génération ne peuvent pas être tenus pour responsables d’une situation qu’ils ont trouvée acquise. C’est pourquoi nous ne pouvons que reconnaître le droit des Israéliens à vivre sur cette terre – d’une façon générale, nous affirmons le droit pour quiconque de vivre où il a envie –, mais c’est un droit que leurs pères ont conquis par la violence. C’est pourquoi cette reconnaissance implique que les Israéliens à leur tour reconnaissent la violence qui a été faite aux Palestiniens, au lieu de se retrancher derrière un droit historique fallacieux, et reconnaissent aux Palestiniens le droit à l’existence.

A ceux qui réfutent l’argument de légitimité millénaire des Juifs à vivre en Palestine, l’anarchiste Emma Goldman réplique que l’argument selon lequel les Arabes y vivent depuis des générations n’est pas plus valable, « à moins d’admettre le monopole de la terre et le droit des gouvernements de chaque pays d’exclure les nouveaux venus ». Le fait que des seigneurs féodaux arabes aient vendu leurs terres aux Juifs sans que la population le sache « n’est rien de nouveau » : « La classe capitaliste partout possède, contrôle, dispose de ses biens à sa guise. Les masses, qu’elles soient arabes, anglaises ou autres, n’ont rien à dire sur cette question » [14].

L’existence de l’Etat d’Israël n’est pas un impératif moral, c’est un fait historique comme un autre, dont l’avenir est largement entre ses propres mains. Nous ignorons si dans cinquante ans il existera encore. L’approche historique nous montre nombre d’Etats qui se sont constitués par la conquête et qui ont disparu après quelques générations, à commencer par les royaumes chrétiens de Palestine au moment des croisades. Lorsque les enjeux stratégiques qui justifient le soutien des grandes puissances à Israël auront disparu, ou se seront modifiés, les fondements mêmes de cet Etat risquent de se dissoudre.

Il semble cependant que le principal danger pour Israël se trouve en Israël même. Des forces internes à la société israélienne concourent à sa disparition, largement alimentées par les politiques de ses gouvernements.

Ce qu’est ce livre, et ce qu’il n’est pas. Ce livre prétend être ni une histoire d’Israël ni une histoire du conflit israélo-palestinien.

Les informations contenues dans ce travail sont accessibles à tous et sont tirées de la presse, mais aussi de contacts personnels avec des Palestiniens, des Israéliens, des Arabes de différentes nationalités. Ce n’est pas l’œuvre d’un « spécialiste » du conflit israélo-palestinien, mais celle d’un militant libertaire intéressé par les problèmes internationaux dont le hasard de certaines rencontres – en particulier celle d’Arna Mer-Khamis, pendant la guerre du Golfe – a fait qu’il s’est intéressé à cette question particulière.

Mais pourquoi s’intéresser au conflit israélo-palestinien ?

Parce qu’il nous semble que ce conflit qui oppose deux « micro-nationalités » de quelques millions de personnes serait à peine mentionné par les médias s’il n’était le centre de gravité d’antagonismes internationaux qui dépassent largement ses protagonistes directs.

Parce que ce conflit est l’illustration parfaite, jusqu’à la caricature, d’un type de rapport instauré entre métropoles industrielles et pays dominés.

Parce qu’il éclaire la façon scandaleusement discriminatoire dont les problèmes de justice sont traités par les puissances qui dominent la planète : deux poids, deux mesures.

Parce qu’il est exemplaire de la façon dont un combat juste, celui de la population palestinienne opprimée, a pu être instrumentalisé au profit d’intérêts de caste.

Parce qu’il montre comment les acquis de la lutte de toute une population pendant plusieurs années – l’Intifada – ont pu être cassés par la frénésie de concessions sans contrepartie de la direction palestinienne.

Nous partageons tout à fait l’opinion de Christiane Passevant et Larry Portis :

« La Palestine est plus proche de l’Europe qu’on ne l’imagine. En dépit de diverses propagandes gouvernementales relayées par des médias soumis et sans professionnalisme, la Palestine n’apparaît plus si lointaine. En termes de rapports historiques, d’interactions sociales et démographiques ou de simple distance, la Palestine et les pays du Proche-Orient sont plus liés à l’Europe que ne le sont les pays du continent américain ou de l’ex-Union soviétique » [15].

Si ce livre ne prétend pas se substituer aux travaux des spécialistes de la question, il est l’affirmation qu’il n’est pas besoin d’être un spécialiste pour essayer de comprendre. Il n’est rien d’autre qu’une réflexion sur un conflit, l’application, à un conflit complexe, d’une méthode d’approche – en l’occurrence l’approche libertaire –, et c’est là peut-être la seule « spécialité » dont nous nous réclamons.

« Si d’emblée nous sympathisons avec le peuple et les militants palestiniens, la sympathie ne constitue pas une analyse et encore moins une position politique. Il s’agit de comprendre la lutte de ce peuple opprimé, son identité culturelle, sa volonté d’identification nationale et ethnique. De même que ses aspirations étatiques représentées par l’Organisation de libération de la Palestine. Quelle position peuvent adopter les libertaires vis-à-vis de leur rejet des structures étatique [16] ? »

On peut s’étonner de l’indigence des informations qui sont publiées dans les médias français sur la question israélo-palestinienne. Pourtant les informations de manquent pas, à commencer par celles qui sont publiées dans la presse israélienne elle-même. Ceux qui ne lisent pas l’hébreu n’ont même pas cette excuse, dans la mesure où Israel Shahak, pour ne citer que lui, a fait pendant des années des comptes rendus de la presse israélienne contenant de nombreuses citations [17].

Notre ambition a été de tenter une synthèse des questions soulevées par le conflit israélo-palestinien en récusant catégoriquement tout argument de légitimation religieuse, en affirmant d’une part la nécessité d’appliquer une approche strictement matérialiste au problème, d’autre part le refus catégorique d’appliquer à l’analyse de la nature de l’Etat d’Israël d’autres critères que ceux appliqués à n’importe quel autre Etat – c’était d’ailleurs le projet sioniste que de créer pour les Juifs un Etat « comme n’importe quel Etat »...

Le 30 octobre 1991 s’ouvre à Madrid des négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens. L’événement est sans précédent. Pour la première fois, les acteurs du conflit, Palestiniens et Israéliens, se rencontrent et discutent. Mais nombre d’incertitudes pèsent sur le processus de paix engagé à Madrid. A n’en pas douter, la poursuite et l’intensification de la politique israélienne de colonisation sous le gouvernement de Shamir, puis sous celui de Rabin qui lui succède, représente la plus grave menace pour ces négociations ; plus encore, elle est une cause d’aggravation du conflit et porte le germe de nouveaux bouleversements qui ne feront que rendre encore plus difficile la recherche de la paix

Depuis 1967, Israël a confisqué plus de 50 p. 100 de ce qui restait des territoires palestiniens. Le nombre de colons juifs dans les territoires occupés, Jérusalem-Est comprise, dépasse aujourd’hui 250 000. A la faveur de la vague d’immigration soviétique, les autorités israéliennes ne cachent pas leur intention d’y doubler, voire tripler la population juive. Des milliards de dollars sont ainsi investis pour bouleverser les données démographiques. Les négociations n’ont pas empêché le gouvernement israélien de consacrer le quart de son budget du logement pour 1992 à la création et à l’extension des colonies de peuplement dans les territoires occupés.

A Jérusalem-Est, depuis l’occupation de 1967, le gouvernement israélien a détruit ou confisqué des centaines d’habitations et expulsé des milliers de Palestiniens. Cette politique s’intensifia ensuite avec l’implantation de nouveaux colons venus de l’ex-URSS. L’objectif avoué était d’obtenir une population majoritairement juive et de rendre ainsi irréversible l’annexion illégale de la ville.

Tant l’Assemblée générale que le Conseil de sécurité des Nations unies ont condamné à maintes reprises la politique de colonisation d’Israël. La résolution 446 du 22 mars 1979 du Conseil de sécurité, notamment, considère que « la politique et les pratiques israéliennes consistant à établir des colonies dans les terres palestiniennes et dans les autres territoires arabes occupés n’ont aucune validité en droit et font gravement obstacle à l’instauration d’une paix globale, juste et durable au Moyen-Orient ». On sait que les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU ne sont appliquées que sélectivement.

Moins d’un an après le début des négociations de Madrid, Itzhak Rabin gagne, le 23 juin 1992, les élections et devient Premier ministre d’Israël, mais il garde le portefeuille de ministre de la Défense qu’il avait détenu entre 1987 et 1990.

Haider Abdel Shafi, le président de la délégation palestinienne aux négociations, rétorque à ceux qui pensent que dorénavant les choses iront plus vite, qu’il n’y a pas de différence notable entre la politique de Shamir et celle de Rabin. De fait, les confiscations de terres ne diminuent pas, la répression continue. Le 5 octobre 1992, quelques mois après le début des négociations, Itzhak Rabin décrira dans un discours au Parlement israélien le cadre d’un accord final avec les Palestiniens :

– Il n’est pas question de revenir aux frontières d’avant le 4 juin 1967 : il s’agit donc d’un rejet explicite des résolutions des Nations unies n° 242 et 336 ;

– Rabin rappela que lors des élections de 1992 qui l’ont porté au pouvoir, le parti travailliste avait opté pour « un Etat juif et non pour un Etat binational, ce qui arriverait si 2,2 millions de Palestiniens étaient annexés à Israël », ce qui est une façon de dire : on veut la terre des Palestiniens, pas les Palestiniens ;

– Israël gardera la zone appelée Grand Jérusalem ;

– Les responsables palestiniens devront faire la preuve de leur efficacité dans la lutte contre le terrorisme (sous-entendu : islamique).

Les accords de Washington stipulent que pendant une période intérimaire de cinq ans, entre mai 1994 et mai 1999, un autogouvernement palestinien sera être mis en place ; la négociation sur le statut définitif de la Cisjordanie et de Gaza devait être ouverte en mai 1996 et s’achever dans les trois ans. Les questions les plus difficiles, telles que le statut de Jérusalem, le sort des réfugiés, les colonies de peuplement, la définition des frontières, la libération des prisonniers et la création d’un Etat palestinien devaient être remises à plus tard. Ces questions étant les plus importantes, on en vient à se demander ce qui pouvait bien être négocié en attendant.

La très médiatique Déclaration de principes signée à Washington le 13 septembre 1993 pouvait ainsi laisser croire que, à terme, un Etat palestinien serait créé ; les déclarations de Rabin faites en octobre 1992 seront pourtant confirmées dès Oslo II : les Palestiniens n’auront que quelques bantoustans contrôlés par Israël [18].

I. – QUAND L’INTÉGRISME ISLAMIQUE PREND LE RELAIS DU COMMUNISME

Noam Chomsky écrit que la plus grande menace pour les intérêts américains sont les « “régimes nationalistes” sensibles aux pressions populaires en vue d’une “amélioration immédiate du bas niveau de vie des masses” et “d’une diversification de l’économie pour leurs propres besoins domestiques” ». Chomsky cite un groupe d’étude qui stigmatise la menace communiste, laquelle consiste à réduire la volonté et la capacité des pays pauvres à « compléter les économies occidentales », c’est-à-dire... à être du tiers monde [19] !

Les deux républiques arabes dont les principes fondateurs – le baassisme – avaient été l’indépendance nationale ont été liquidées, de deux manières différentes. L’une, l’Irak, a été détruite par les bombardements de la coalition occidentale menée par les Etats-Unis, et subit encore, sept ans après, un blocus qui équivaut à un véritable génocide ; l’autre, la Syrie, a tout simplement été absorbée dans le dispositif impérialiste en s’alliant avec les Etats-Unis et l’Europe dans la guerre qui a détruit l’Irak. L’histoire dira lequel de ces deux pays a le sort le plus enviable. Ce double destin est peut-être aussi l’illustration de l’échec du nationalisme arabe, en ce sens qu’il montre que les rivalités de ces régimes pour le leadership du monde arabe détruisent toute capacité de ce dernier à résister à la domination des grandes puissances. Les coups portés par l’impérialisme occidental ne sont aussi forts que par les contradictions internes au monde arabe. A contrario, ce constat d’échec du nationalisme arabe explique peut-être la force du fondamentalisme islamique dont le discours se veut universaliste, en opposition au nationalisme.

Après la Première guerre mondiale, l’impérialisme britannique dominait en Egypte, en Irak, en Palestine. En Syrie et au Liban c’étaient les Français. Dans les deux sphères d’influence, des mouvements prenaient pour cible la domination étrangère : les revendications nationales et les revendications sociales étaient difficiles à séparer, dans la mesure où l’occupation étrangère, les expulsions de paysans pauvres consécutives à l’achat, par les organisations juives, des terres qu’ils cultivaient, produisaient des modifications dans les rapports de production dont les couches les plus défavorisées faisaient les frais.

« Comme tous les autres obstacles au projet sioniste, il fallait déblayer le terrain de ses indigènes, et ce par les trois commandements du sionisme : rédemption de la terre, à savoir achat des terres aux propriétaires absentéistes avec comme condition l’expulsion des paysans arabes ; conquête du travail, c’est-à-dire expulser les travailleurs arabes du marché du travail, en particulier en fondant la Histadrut dont l’objectif est de faciliter l’emploi exclusif de la main-d’œuvre juive par des boycotts, des subventions, des actes de violence ; acheter des produits juifs, en boycottant (souvent en détruisant) les produits arabes [20]. »

Des grèves secouèrent l’Egypte pendant les années vingt et trente, des soulèvements répétés eurent lieu dans les campagnes en Irak, en Syrie, en Palestine. La grève générale des Arabes palestiniens en 1936 eut son équivalent en Syrie, contre la présence française. Cette grève générale eut pour motifs à la fois l’opposition à l’occupation britannique et l’expulsion de plus de 20 000 familles paysannes de leur gagne-pain. La révolte prit tout d’abord la forme de la désobéissance civique (le refus de payer l’impôt), puis celle de l’insurrection armée. En juillet 1936 la loi martiale est décrétée, une répression sauvage se déchaîne. Au début de 1938, les forces britanniques sont en train de perdre le contrôle des événements, aussi font-elles appel aux milices juives qui jouent un rôle croissant dans la répression, les arrestations de masse, les exécutions. En 1939, ces forces sionistes comptaient 14 000 hommes organisés en dix groupes commandés par un officier britannique et un représentant de l’Agence juive comme adjoint.

Pourtant, après la Seconde guerre mondiale la décolonisation et la formation d’Etats aux frontières artificielles ne résulta pas de la lutte des masses arabes mais du bon vouloir des puissances occidentales. Les bourgeoisies et les couches dominantes de ces nouveaux Etats se contentèrent de la situation telle qu’elle était ainsi créée et s’adaptèrent parfaitement au découpage des frontières, tout artificiel qu’il fût. On parla – beaucoup – de « l’unité arabe », qui resta cependant une velléité, car sa réalisation aurait nécessité une lutte révolutionnaire de longue haleine contre l’impérialisme, et les bourgeoisies arabes conservatrices craignaient plus que tout l’irruption des masses sur la scène politique, la mise en œuvre d’une réforme agraire et, pour les monarchies du Golfe, la contestation de la distribution de la rente pétrolière. Une véritable complicité lia les classes dominantes des pays arabes et celles des pays industrialisés, et Israël rendait un fier service aux dirigeants arabes en se présentant comme un ennemi commun à tous les Arabes, ennemi qu’on pouvait montrer du doigt, évitant ainsi de désigner le véritable ennemi, l’impérialisme contre lequel elles ne voulaient pas se mobiliser. Pour cacher leur impuissance, ces élites arabes se livrèrent même contre Israël à des surenchères nationalistes délirantes qui avaient pour but de masquer les vrais problèmes, les revendications sociales et la lutte des classes dans les pays arabes eux-mêmes. La lutte contre Israël renforça des dictatures militaires dont la seule efficacité militaire était le combat contre leurs propres populations. Il faut ajouter que l’état de guerre permanent permit également d’occulter efficacement les antagonismes sociaux en Israël-même.

Tant que dura l’opposition des deux grands blocs, les Etats arabes avaient, les uns et les autres, joué l’une des grandes puissances contre l’autre. Avec l’effondrement du bloc soviétique, le relatif équilibre que ce jeu permettait n’est plus possible. Le fondamentalisme islamique a avantageusement remplacé le communisme comme épouvantail à agiter devant l’opinion publique occidentale pour justifier une politique internationale agressive. On sait très bien, cependant, faire la différence entre le bon fondamentalisme et le mauvais. Quand il s’agit des alliés des Etats-Unis on évite de mettre en avant que ce sont des régimes intégristes – comme l’Arabie saoudite, le Pakistan. Les mauvais intégristes sont ceux qui ne veulent pas se plier à la logique de la politique internationale de l’administration américaine. La grille de lecture religieuse des tensions internationales, faite par les Occidentaux, évite l’approche en termes d’oppression, d’exploitation. Ainsi, le soutien à la politique israélienne se justifiera par le fait qu’Israël est une barrière efficace contre l’intégrisme, ce qui évite encore de regarder de trop près la politique israélienne... elle-même très largement dominée par une logique intégriste.

La lutte contre le nationalisme des pays du tiers monde et contre le communisme [21], à l’initiative des Etats-Unis, se menait sur plusieurs fronts. En Afrique noire, au Maghreb, au Proche et Moyen-Orient, en Asie, mais aussi dans les républiques musulmanes d’URSS, l’expansion du fondamentalisme islamique, grâce aux capitaux saoudiens, mais aussi pakistanais, a été un élément déterminant de cette politique. En Afrique noire et au Maghreb, c’est l’hégémonie de l’impérialisme français qui est directement menacée : en ce sens, les intégristes musulmans font le jeu d’un impérialisme contre l’autre.

L’Egypte et le Soudan sont les exemples les plus frappants. C’est le régime pro-américain de Nemeiry qui introduira la charria islamique dans le pays, provoquant indirectement la guerre civile avec les populations noires, chrétiennes et animistes, au Sud. Son successeur Hassan Tourabi, il est vrai, ne suivra pas la même voie puisqu’il soutiendra l’Irak pendant la guerre du Golfe, c’est donc un « mauvais » islamiste ; aussi les Américains soutiennent-ils maintenant les chrétiens, dont ils ont encouragé le massacre en soutenant le régime intégriste...

La chute du prix du pétrole, consécutive à la surproduction de... l’Arabie saoudite, n’a pas seulement des répercussions sur les pays producteurs eux-mêmes mais aussi sur les autres pays arabes dont de nombreux ressortissants travaillaient dans les monarchies pétrolières où l’emploi se ressert, situation qui peut produire des explosions sociales dont les fondamentalistes tirent profit. 300 000 Irakiens et 700 000 Iraniens sont morts pendant la guerre Iran-Irak, une guerre que les Irakiens menaient contre le (mauvais) régime fondamentaliste iranien ennemi des Etats-Unis ; cela n’empêchait pas les marchands d’armes américains et Français de vendre des armes à l’Iran grâce à la complicité d’Israël et de l’Arabie saoudite.

L’impact de l’intégrisme se constate par la modification de l’optique avec laquelle les faits sont considérés. Il faut cependant dire que cette optique n’affecte pas seulement les intégristes musulmans, elle affecte aussi, parce que ça les arrange, les Occidentaux. La révolution iranienne est une révolution religieuse. La guerre du Liban est une guerre entre musulmans et chrétiens. La guerre en Afghanistan a été menée au nom de l’Islam. Au Sud du Liban occupé par Israël il s’agit d’une résistance islamique. Les droits des Palestiniens ne sont pas des droits nationaux mais des droits islamiques. Le droit des Juifs sur le Grand Israël se légitime par la Bible.

Il s’agit véritablement d’une légitimation de la logique confessionnelle, puisque les conflits politiques et sociaux sont réduits à une dimension religieuse. De même, se trouve confirmé, aux yeux de l’opinion publique internationale, l’idée que le monde arabe est par nature voué aux conflits religieux.

On peut se demander si Israël, l’Arabie saoudite et l’Iran ne constitueront pas à terme une sorte d’entente implicite fournissant un modèle s’appuyant sur des légitimités religieuses pour dominer la région.

D’OU VIENT LE DANGER INTEGRISTE ?

Les Arabes ont le sentiment que les puissances occidentales s’efforcent de les empêcher de se développer et de réaliser leur unité. C’est pourquoi le soutien qu’a eu Saddam Hussein dans les populations arabes n’avait pas tant sa source dans une approbation du dictateur que dans les humiliations subies depuis des décennies – depuis la création d’Israël. En effet, les Arabes perçoivent Israël comme un Etat bâti sur une colonie de peuplement qui serait la création de l’ancien ordre colonial, un Etat déterminé à détruire toute tentative des pays arabes de développer leur économie ou leur système social ou de se doter d’une force militaire. L’acharnement des Etats-Unis à repousser constamment la levée du blocus contre l’Irak en est la démonstration.

Le rêve de Nasser d’édifier une politique et une économie indépendantes, d’une nation arabe forte et unie, avait échoué. Les quelques tentatives de « socialisme » en Syrie, en Irak, au Yémen du Sud, en Algérie, se sont enlisées dans un mélange d’étatisme, de contrôle policier et de corruption. Le réalisme et le libéralisme, prônés par El Sadate, se posa alors en alternative. Les pétrodollars provenant des monarchies pétrolières servirent à encourager les évolutions politiques vers le libéralisme économique, comme en Egypte, et renforcèrent les courants islamistes conservateurs. En même temps, certains gouvernants arabes, avec l’appui des Etats-Unis, jouèrent avec le feu en utilisant les Frères musulmans dans la lutte contre les organisations progressistes et laïques. Mais, en même temps, le danger islamique servait opportunément de prétexte aux pouvoirs en place pour empêcher toute évolution démocratique, attitude qui en retour contribuait à accélérer la croissance des mouvements islamiques...

L’autre facteur d’immobilisme dans les pays arabes est l’« ennemi extérieur » que représente Israël, et qui occupe la Cisjordanie, Gaza, Jérusalem, le Golan et le Sinaï depuis 1967 ; une partie du Liban en 1978 ; qui a attaqué l’Irak en 1981 ; qui a envahi le Liban en 1982, bombardé la Tunisie en 1985... Le formidable appareil d’encadrement, de contrôle et de répression qui a ainsi été édifié dans le monde arabe en relation avec cet état de guerre permanent a permis de maintenir une certaine stabilité sociale au prix d’un blocage de toute évolution politique. Cette logique de guerre a permis aux gouvernements arabes de justifier le refus de la démocratie et de construire d’énormes appareils militaires et de contrôle des populations. Ainsi, 38 % de l’ensemble des recettes pétrolières de la décennie 80 ont servi à couvrir les dépenses militaires, contre 23,8 % aux projets de développement. Une aubaine pour les marchands d’armes, qui ont largement profité des tensions existant au Proche et au Moyen-Orient.

Les gouvernements arabes craignent l’implantation durable des Etats-Unis sur la terre arabe. Aujourd’hui, la « manne » pétrolière est encore de moins en moins bien répartie. Israël reste intraitable sur le Liban et la Palestine, malgré les « accords » en cours de discussion. La dictature syrienne, alliée maintenant aux Occidentaux, continue d’occuper 70 % du Liban. L’OPEP avait tenté de faire pression en 1967 et en 1973 sur les pays trop favorables à Israël, pour l’obliger à restituer les territoires palestiniens, syriens et égyptiens occupés. C’est à cette époque que les Etats-Unis ont commencé à préparer et à entraîner des troupes pour un débarquement dans la péninsule arabique. En 1978, Israël occupe le Sud-Liban et refuse de s’en retirer complètement.

En 1982 Israël envahit le Liban et se livre à 3 mois de bombardements intensifs sur Beyrouth-Ouest. Les gouvernements arabes réclament des sanctions économiques contre Israël, mais reçoivent une fin de non-recevoir absolue. Ce traitement de faveur de l’Occident à l’égard d’Israël ne sera jamais démenti.

En mai 1989 l’OLP fait une concession et déclare caduc l’article 17 de la charte palestinienne selon lequel « le partage de la Palestine en 1947 et la création d’Israël sont des décisions illégales et artificielles quel que soit le temps écoulé, parce qu’elles ont été contraires à la volonté du peuple de Palestine et à son droit naturel sur sa patrie ». Israël ne bouge pas d’un pouce. Au contraire, l’ouverture des frontières de l’URSS à l’émigration juive provoque un afflux d’immigrants, qui se trouvent contraints de rester en Israël car en même temps les frontières des Etats-Unis se ferment à cette même émigration. Les Israéliens espéraient recevoir deux à trois millions de Juifs russes, ce qui devait provoquer la rupture du statu quo démographique, ne laissant aucun espoir aux Palestiniens. On se demande alors si Israël ne réclamera pas, au nom des droits historiques, tout le territoire palestinien : les deux rives du Jourdain (Cisjordanie et Transjordanie), le Sud-Liban déjà revendiqué en 1919, et pourquoi pas la Jordanie [22].

Le sentiment que l’application du droit international était sélective était déjà solidement implanté auprès des populations arabes. La guerre du Golfe n’a fait que confirmer les choses et discréditer toute prétention occidentale à fournir un modèle politique ou social aux peuples du tiers monde.

L’ÉCHEC DES MODELES OCCIDENTAUX

Le fondamentalisme islamique ne se définissait pas à l’origine comme un mouvement qui soutient les revendications nationales, lesquelles sont assimilées, non sans raison, à une invention occidentale. S’il se méfiait de l’intérêt manifesté par les partis nationalistes arabes à la cause nationale et notamment à la lutte contre Israël, ce n’était pas seulement parce le mouvement nationaliste palestinien se définissait comme laïc et que les mouvements fondamentalistes avaient le soutien matériel des monarchies pétrolières peu enclines à remettre en cause l’ordre établi. La méfiance envers les revendications nationales était un élément essentiel du fondamentalisme.

Ainsi, Mohammed Ali Qotb, successeur de Sayyd Qotb, grand leader des Frères égyptiens exécuté sous Nasser, déclare en 1980 : « Les Arabes ou les Musulmans qui se sont intéressés à la cause palestinienne et en ont fait un axe d’affrontement avec le sionisme, l’impérialisme et le capitalisme occidental ont la vue et la mémoire bien courtes. Ils ont oublié que la chute de l’Etat ottoman était l’objectif politique principal pour la destruction de la Porte de l’Orient et (...) l’agression contre le monde islamique [23]. » L’idée qui est sous-tendue dans cette affirmation est que les mouvements indépendantistes arabes qui ont contribué à faire tomber l’empire ottoman – musulman – ont fait le jeu de l’agression occidentale contre le monde islamique. C’est, d’ailleurs, parfaitement vrai...

Après la décolonisation, les pays musulmans se sont lancés dans des entreprises de modernisation inspirées des modèles fournis par les pays industrialisés : l’Union soviétique pour l’Egypte de Nasser, la Syrie et l’Irak baassistes ; les pays capitalistes pour la Tunisie ou l’Iran. L’échec général de ces modèles favorisa le renouveau islamiste de la fin des années soixante et provoqua le rejet d’une modernisation fondée sur modèle occidental.

Le spectre islamiste brandi par les tenants de tous les pouvoirs, au « Nord » comme au « Sud », doit être réinterprété à travers le crible de la critique. Au « Sud », la menace islamiste sert de paravent pour masquer les insurmontables problèmes économiques et sociaux auxquels sont confrontés les pays arabes et que les gouvernements sont incapables de surmonter. Au « Nord », il sert aussi à masquer la responsabilité des puissances occidentales dans la genèse de ces problèmes. Combien d’« islamistes » emprisonnés, renvoyés de leur travail – personne en Occident ne s’apitoiera sur eux – ne sont en réalité que des militants syndicalistes un peu trop gênants ?

Le fondamentalisme fournit aux populations appauvries et angoissées des réponses toutes faites et claires aux questions qu’elles se posent, et se présente comme un remède miracle contre les maux de la société. Le caractère global du discours fondamentaliste attire ceux qui n’attendent plus de solution partielle [24].

L’objectif des mouvements fondamentalistes est de conserver et de renforcer la société patriarcale et de maintenir l’ordre social existant. La famille patriarcale est l’unité de base de la société, avec la propriété. On fait appel à un égalitarisme de forme – tous les hommes étant égaux devant Dieu – à condition d’être frugaux et détachés des biens matériels, la régulation entre les revenus ne se faisant pas par des moyens institutionnels, et encore moins par une remise en cause de l’ordre social, mais par la charité que les riches veulent bien accorder aux pauvres. Ce constat vaut évidemment pour tous les fondamentalismes.

Car l’intégrisme islamique est loin d’avoir le monopole du modèle patriarcal et autoritaire de la famille. La hiérarchie des sexes est une « loi naturelle » pour les catholiques. Dans l’Epître aux Corinthiens, saint Paul déclare : « Le chef de tout homme c’est le Christ, le chef de la femme c’est l’homme (...) L’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme de l’homme ; l’homme n’a pas été créé pour la femme mais la femme pour l’homme. » L’autorité appartient au mari dans la famille, et cette autorité est le modèle de l’autorité étatique : « La famille est le siège de la première autorité, l’autorité du père de famille. L’Etat doit donc protéger et soutenir l’autorité familiale. » (« La fête du Christ-roi », Fideliter, septembre-octobre 1988.)

L’occupation coloniale – et dans ce concept nous incluons l’occupation israélienne de la Palestine – par sa violence même, en étouffant les identités nationales, a confirmé, voire étendu les valeurs patriarcales et autoritaires dans la sphère de la religion et de la famille, ce qui n’a pas peu contribué à préparer le terrain à l’introduction de l’intégrisme. On imagine aisément que les tenants de ces rapports patriarcaux ne tiennent pas à ce qu’une perspective sociale se dessine comme partie prenante, ou, pire, comme substitut du combat national. A vouloir poser à tout prix la religion comme donnée fondamentale de la lutte et de l’existence nationales, on renvoie à après la libération nationale la solution des problèmes sociaux, et en particulier celle de l’oppression des femmes. On oublie en effet que, avant même que l’assassinat de femmes soit devenu monnaie courante en Algérie, de nombreuses palestiniennes ont été assassinées par les intégristes parce que leur action allait à l’encontre du modèle patriarcal. « Le summum de la corruption occidentale, aux yeux des intégristes, est incarné par le féminisme et le mouvement de libération des femmes, qui combinent les valeurs égalitaires et démocratiques pour les appliquer aux femmes. Les femmes qui sont actives dans ces mouvements sont corrompues, licencieuses. Ce sont des renégates qu’il est permis de tuer, de même quiconque les soutenant. » (Manar Hassan, Inprécor n° 366.) Les intégristes musulmans déclarent tous que l’application des principes islamiques à la femme a pour objet de garantir sa dignité et ses droits.

Les intégristes catholiques pensent exactement la même chose. Selon eux, les femmes « ne veulent donc pas d’une “libération” [terme toujours entre guillemets], d’une “pseudo-émancipation” qui n’est d’ailleurs pas due à leur action mais à “l’évolution des mœurs”, aux changements économiques, au rôle néfaste d’écrivains ou d’artistes, à la législation, ou au complot contre la nation [25] ». En somme on l’oblige à s’émanciper, à quitter cette situation idyllique où la vie était harmonie et où la femme s’occupait de sa famille.

A ceux qui prônent l’égalité des sexes, l’intégriste musulman Soltani [26] réplique que l’expérience montre « dans plus d’un pays que la femme est incapable de diriger les affaires publiques ». « Ceux-là ne réussiront pas, dit le Prophète, les gens qui ont mis une femme à leur tête. L’islam tient compte du caractère et de la constitution de la femme et lui a assigné des tâches spécifiques. C’est en abandonnant ces tâches et en courant derrière celles des hommes, que la femme musulmane a connu la décadence et les sociétés islamiques le désordre et la déperdition. » L’intégriste catholique assigne également à la femme un rôle et des tâches spécifiques à son « destin biologique » : il faut, dit Marc Cabantous, « assurer l’épanouissement des femmes en leur permettant d’accomplir leur destin biologique dans la transmission de la vie et leur destin social dans l’éducation des enfants » (loc. cit.). Et, de même que le cheikh Soltani désapprouve que les femmes abandonnent leurs tâches et courent « derrière celles des hommes », les intégristes catholiques s’opposent à la remise en cause des rôles et assimilent la libération de la femme à une féminisation des hommes et à une masculinisation des femmes : on assiste à une « attaque contre la personne même de la femme (...) une transformation considérable du rôle de la femme à l’intérieur de la société. Nous assistons à une extraordinaire masculinisation de la vie sociale et de la femme. » (Permanences, août 1987, cité par Claudie Lesselier.)

La charte de Hamas, l’organisation intégriste palestinienne, annonce que « le rôle de la femme musulmane dans la guerre de libération n’est pas moins important que celui de l’homme, car elle est une usine à hommes ». Le travail à la chaîne, en somme... La fonction de la femme au foyer d’un combattant du Djihad est de « tenir la maison et d’élever les enfants dans l’obéissance aux commandements religieux ». Ces affirmations valent d’ailleurs pour l’ensemble des mouvements intégristes, et pas seulement musulmans. Ainsi, Dom Gérard, catholique intégriste, rappelle-t-il dans une « Lettre aux jeunes mamans » (Itinéraires, février 1988) « la mission de porteuse d’hommes qui vous est échue (...), fonction auguste à laquelle saint Paul attache une valeur rédemptrice et qui approche à mon sens de la grandeur de l’état religieux » [27] ... car, dit-il, la maternité est un sacerdoce. La même idée est exprimée en termes plus actuels par Marc Cabantous, pour qui il faut « assurer l’épanouissement des femmes en leur permettant d’accomplir leur destin biologique dans la transmission de la vie et leur destin social dans l’éducation de leurs enfants » [28].

Ce rapide « état comparatif » des intégrismes musulman et chrétien montre l’hypocrisie de ces Occidentaux qui diabolisent le premier sans jamais dire un mot du second. Certes, il y a une différence de degré entre la pesanteur de la religion dans les Etats intégristes musulmans et le poids relativement faible de l’intégrisme chrétien, mais il convient de monter que cette différence tient à peu de chose.

L’Etat israélien utilise le même discours propagandiste dans la guerre démographique : « Augmenter la natalité juive est un besoin vital pour l’existence d’Israël, et une femme juive qui ne met pas au moins quatre enfants au monde trahit sa mission », déclare Ben Gourion [29].

L’approche essentiellement religieuse, voire mystique, de l’occupation israélienne, justifiant la colonisation de la Cisjordanie, sert essentiellement de doctrine légitimante. Dès lors que c’est Dieu qui le veut, qui le permet, aucun obstacle ne doit empêcher sa volonté de se réaliser, ni le droit international, encore moins les droits d’une population spoliée.

UTILISER LE RELIGIEUX A DES FINS POLITIQUES

L’apparition de l’intégrisme comme mouvement politique a démontré son incapacité à gérer les problèmes concrets de la population. La seule intervention des fondamentalistes, lorsqu’ils contrôlent une structure politique ou administrative est de faire des modifications qui touchent le domaine religieux ou qui concernent le contrôle idéologique des populations.

Ainsi, lorsque le roi Hussein de Jordanie, ne voulant pas affronter les intégristes, en a nommé quelques-uns ministres dans son gouvernement, ces derniers, en un an, se sont faits tellement haïr de la population, notamment des classes moyennes urbaines, que le roi n’a eu aucun mal à les chasser. Ils avaient voulu interdire aux femmes de conduire, empêcher les pères d’assister à la remise de diplôme de leurs filles, etc. [30]. Dans deux municipalités arabes d’Israël, Um al-Fahm et Kafr Qassem, les intégristes ont gagné les élections de 1988. Ils ont fait si fort que lors des élections suivantes, en 1992, ces bastions islamiques ont été les seuls endroits où les suffrages du parti communiste ont progressé, respectivement de 75 % et 64 %...

La théocratie n’est pas dans la tradition de l’Islam : elle est appliquée seulement au sein de sectes extrémistes. L’islam sunnite, au contraire de l’islam chi’ite, n’a pas de clergé, pas d’Eglise, pas d’institution « autorisée » à parler et agir au nom de l’islam.

Les théoriciens fondamentalistes tels que Abdesselam Yassine, Rachid Ghannouchi, Rachid Benaïssa ne se livrent pas à une exégèse fondamentale : « leur information paraît plus idéologique que canonique », dit Jacques Berque. Ces auteurs, en Occident, intéressent plus les politologues que les orientalistes : l’islamisme est en fait un mouvement qui utilise le religieux à des fins politiques. L’islam en cela ne diverge pas de n’importe quelle autre religion : les textes servent à justifier la politique. L’appel du roi Fahd aux troupes étrangères en 1990 a été condamné par les uns ou justifié par les autres en se référant aux mêmes textes. « L’expérience aura montré que, en terre d’islam, toute démocratisation libère ipso facto des courants politico-religieux qui cherchent à la détruire. La neutralisation, par la force, de ces courants entraîne à son tour l’arrêt du processus démocratique, ce qui enferme la société musulmane dans la fatalité de la répression. Elle ne pourra sortir de cette fatalité que si l’islam est “dépolitisé”, c’est-à-dire s’il ne sert pas de recours politique dans la compétition pour le pouvoir. » (« Algérie : le dérapage », Lahouari Addi, [professeur de sociologie politique à l’université d’Oran], Le Monde diplomatique, février 1992.)

Les Frères musulmans étaient parrainés par les régimes arabes les plus opposés à Nasser : Jordanie et Arabie saoudite. En Jordanie, le roi Abdallah considérait que les Frères étaient un « mouvement attractif pour la jeunesse » et contribuaient à « freiner la propagation du communisme » [31]. Ainsi, l’influence du nassérisme et, d’une façon plus générale, du nationalisme arabe sur ceux qui sont hostiles à Israël et à l’Occident pousse les Frères musulmans dans le camp adverse. Un dirigeant des Frères palestiniens vivant à Bahrein dans les années cinquante écrivit que « les Frères se sont retrouvés isolés, accusés, pourchassés du fait de leur hostilité à Nasser. Ils n’ont pas tardé à s’opposer au mouvement populaire, ce qui leur a fait rejoindre automatiquement le camp du gouvernement [32] ».

L’évolution du fondamentalisme palestinien fournit un exemple caractéristique d’implication progressive dans la lutte politique.

On constate une éclipse des Frères musulmans palestiniens dans les années années cinquante-soixante et la plus grande partie des années soixante-dix, due à deux événements : la fondation du Fatah en 1958, et la répression sanglante des Palestiniens par Hussein de Jordanie en 1970. Les Frères musulmans apportèrent leur soutien au roi de Jordanie contre les forces communistes, baassistes, nationalistes arabes et nassériennes. Lors du massacre des Palestiniens par les forces jordaniennes (Septembre Noir, 1970), les Frères musulmans soutinrent le trône hashémite.

A la fondation du Fatah, un document est présenté par Khalil Al Wazir (Abou Jihad) à la direction des Frères musulmans, appelant à créer une organisation parallèle pour combattre Israël : « elle n’arborera pas les couleurs islamiques dans ses signes ou (...) son aspect extérieur », dit ce document, qui s’adresse aux Frères musulmans pour leur demander de rejoindre l’organisation, mais qui les appelle également à « se débarrasser de leurs tenues partisanes et d’endosser des tenues palestiniennes ». L’organisation « établira des ponts entre les Frères et les masses, et brisera le carcan de l’ostracisme nassérien ».

Les premiers dirigeants du Fatah étaient membres de l’organisation intégriste : Abou Jihad, Salim Zaanoun, Salah Khalaf (Abou Iyad), Assaad Saftaoui, Arafat, ce qui créa la confusion chez les Frères musulmans égyptiens. Les fondateurs du Fatah durent établir explicitement qu’ils avaient rompu leurs liens avec les Frères. C’est qu’on ne pouvait pas, à l’époque, à l’ombre de Nasser, fonder une organisation de combat contre Israël sans prendre des distances par rapport à son appartenance antérieure.

Les Frères musulmans refuseront de s’enrôler dans le Fatah : « En supposant que l’organisation (Fatah) puisse se développer et attirer de nombreux membres et sympathisants, ce soutien populaire ne portera pas sur les Frères et l’Islam, mais sur l’idée de la libération de la Palestine. » La solution préconisée sera que « les Frères redoublent d’efforts pour propager leur doctrine et rehausser l’image de leur mouvement, car c’est lui qui, lorsqu’il triomphera, (...) libérera la Palestine ». (Abdallah Abou Gaza, op. cit.)

Lorsque la lutte contre Israël était menée par Nasser et sa mouvance, les Frères musulmans refusaient d’y participer. Le déclin du nassérisme les poussera à brandir à leur tour l’étendard de la libération. La remontée de l’intégrisme à partir de 1970 est la conséquence directe de l’échec du nassérisme à conduire le réveil arabe. L’intégrisme reprend à sa charge les problèmes non résolus dans le monde arabe, mais, en Palestine, il n’est pas au rendez-vous. Le Hamas ne sera fondé qu’en 1987, et attendra août 1988 pour diffuser son manifeste.

L’OLP avait accumulé toutes sortes d’échecs qui l’avaient conduit à s’éloigner des objectifs politiques et militaires qui avaient présidé à sa fondation. Elle opère un tournant vers un règlement politique alors que le contexte ne présente aucune garantie. Pendant que la direction de l’OLP s’oriente vers une solution diplomatique au conflit, se développe au Liban, sous l’occupation israélienne, une résistance croyante à partir de 1983 qui prend un caractère très offensif, voire suicidaire. Cette résistance, qui eut un grand impact, et qui prit pour cibles les forces d’occupation israéliennes et la Force multinationale, donna une impulsion au courant intégriste en Palestine.

La faillite du nationalisme palestinien avait créé un vide que les Frères musulmans occupèrent rapidement : lorsque les idéologies laïques, nationalistes, socialistes ou libérales ont échoué, il reste l’intégrisme. C’est ce qu’exprime une brochure des Frères musulmans distribuée en Cisjordanie et à Gaza : « Les courants qui ont démontré leur échec pendant vingt ans sur la scène palestinienne ne peuvent plus désormais prétendre au monopole de l’action palestinienne. » (Cf. Le mouvement islamique en Cisjordanie et à Gaza, op. cit.)

L’Intifada, qui a été un mouvement de révolte spontané né du désespoir politique et social, consacre en fait l’échec de l’OLP, mais provoque la « palestinisation » des Frères musulmans, qui pourtant ont un discours englobant la totalité de l’Oumma, la communauté musulmane. Peu à peu, le palestino-centrisme devient un cadre de référence pour les intégristes dans l’appréhension des problèmes et dans la conception de l’action. Sans cette adaptation, les Frères musulmans n’auraient pu s’enraciner, malgré leur activité institutionnelle dans les services sociaux, les bibliothèques, les universités. La réaffirmation de l’identité religieuse devient une forme de l’affirmation de l’identité nationale.

La charte de Hamas, publiée en août 1988, peu après le début de l’Intifada, s’affirme opposée à toute initiative et solution pacifiques pour résoudre la question palestinienne, ainsi qu’à toutes les conférences internationales, qui ne peuvent répondre aux revendications ni restituer les droits historiques des Palestiniens : les conférences internationales et autres initiatives ne sont qu’une « perte de temps », dit la charte : « Il n’y a de solution au problème de la Palestine que par le Djihad. » « Le messager d’Allah [Mahomet] a déjà parlé du temps où les musulmans combattront les Juifs et les tueront... » Notons que si les intégristes musulmans dénient toute légitimité aux accords internationaux, leurs homologues juifs pensent strictement la même chose.

Une telle dérive « politique » du mouvement islamiste est remarquable alors que les Frères musulmans égyptiens, plus « orthodoxes », pourrait-on dire, ne remettent pas en cause l’OLP ni Arafat. Le patriotisme devient une partie de la doctrine religieuse de Hamas, alors que Seyyid Qotb récusait la question de l’appartenance nationale et la considérait comme un blasphème relevant de l’idéologie de la Jahiliyya (période de « paganisme » pré-islamique).

Ainsi, l’intégrisme islamique dans le contexte du monde arabo-musulman est-il devenu un authentique mouvement politique dont la particularité est simplement d’utiliser la grille de lecture religieuse dans sa représentation du monde et de l’Autre.

« La finalité de l’islamisme est explicitement politique, dit Mohammed Harbi. Il peut s’analyser comme une idéologie engendrée par le processus de modernisation et de sécularisation et non pas s’inscrire seulement dans une logique religieuse. » (L’islamisme dans tous ses Etats, éditions Arcantère, p. 3.) Encore qu’il faille nous garder, précise Mohammed Harbi, d’unifier arbitrairement les islamismes et d’en faire les acteurs d’un complot orchestré.

QUAND ISRAËL FAVORISE LE HAMAS

Pratiquement inexistant il y a dix ans dans une population peu sensible aux sirènes islamistes et très scolarisée, avant que les autorités israéliennes, à l’époque de l’Intifada, n’aient fermé les universités et rendu impossible une scolarité normale dans les écoles, le groupe Hamas s’est développé inexorablement au fil des années avec l’aggravation de la situation des populations vivant dans les territoires occupés, avec l’accroissement des destructions de maisons, des confiscations de terres et des maisons, de l’arrachage des oliviers et des arbres fruitiers, avec l’absence de perspective politique négociée face à un gouvernement israélien qui cherchait de toute évidence à gagner du temps pour faire venir un maximum d’émigrés de l’ex-URSS et accélérer l’implantation de colons dans les territoires occupés.

L’existence d’un mouvement islamiste, dont tous les observateurs un tant soit peu impartiaux, y compris en Israël même, reconnaissent qu’elle a été largement favorisée par la politique israélienne elle-même, fait tout à fait le jeu du pouvoir occupant. En effet, personne ne pouvait ignorer que les options politiques des différents partis composant l’OLP étaient laïques, ou en tout cas multiconfessionnelles, ce que l’Etat israélien n’est pas, loin s’en faut [33].

La radicalisation des Palestiniens est la conséquence directe de l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza depuis 30 ans, qui a abouti à la confiscation de plus de la moitié des 5 850 km² de terres qui leur revenaient selon le droit international.

Alors que l’OLP, en 1988 et 1989, renonce au terrorisme et reconnaît l’Etat hébreu (résolutions 242 [[34]] et 338), Hamas réclame la restitution de la totalité des territoires occupés par les Juifs depuis la fondation de l’Etat d’Israël en 1948. Il y a sans doute une corrélation de dates entre les concessions d’Arafat et la publication de la charte du Hamas, en août 1988, dans laquelle le mouvement intégriste déclare œuvrer à « déployer la bannière d’Allah sur chaque parcelle du sol de Palestine », et à ce que « l’établissement de l’Etat islamique soit proclamé du haut de ses mosquées ».

On peut s’interroger sur les raisons qui poussent Arafat à faire à Israël cette fantastique concession unilatérale de la reconnaissance, sans aucune contrepartie, alors que se déroule dans les territoires occupés une insurrection populaire de « basse intensité » qui est en train de faire basculer l’opinion publique internationale en faveur des Palestiniens.

En effet, dans toute épreuve de force susceptible de déboucher sur une négociation, il convient de déterminer ce que l’adversaire veut le plus, de lui en donner le moins possible, ce qui n’est réalisable que lorsqu’on a le plus d’atouts dans sa manche. Or, Arafat avait un atout formidable, dont il n’a pas voulu : l’Intifada ; et d’emblée, gratuitement, il a donné à son adversaire ce qu’il voulait le plus : la reconnaissance. Dès lors, l’OLP ne présentait plus aucun intérêt pour Israël, c’était un mouvement sans substance, ce n’était plus un adversaire, dans la mesure où c’était un adversaire qui n’avait plus rien a donner ni plus rien à opposer.

Si on écarte la simple erreur de jugement de la part d’Arafat, on ne peut que parvenir à la conclusion que l’Intifada présentait plus de dangers que la reconnaissance d’Israël. L’Intifada pouvait aboutir soit à une révolte populaire de masse, soit à la prise en main du mouvement d’indépendance par des hommes qui auraient échappé au contrôle de la direction de l’OLP en exil : cadres politiques de l’intérieur ou fondamentalistes.

Deux mouvements intégristes musulmans ont surgi dans les territoires occupés par Israël depuis 1967 : Hamas et le Jihad pour la libération de la Palestine. Hamas a, tout d’abord, été encouragé par les autorités israéliennes pour faire contrepoids à l’influence de l’OLP. Dans les années soixante-dix - quatre-vingts, les autorités militaires ont, en de multiples occasions, relâché des militants liés à Hamas, même quand ils étaient convaincus de cacher des armes.

La tolérance envers Hamas était une des conditions posées par les Iraniens lorsqu’ils achetaient de l’armement américain par l’intermédiaire d’Israël, dans le cadre de l’opération Irangate, à l’occasion de laquelle des agents israéliens ont convaincu Robert McFarlane de laisser Israël vendre illégalement des armes à Téhéran et détourner une partie des bénéfices pour soutenir la Contra contre le gouvernement nicaraguayen [35].

En mai 1989, lorsque l’influence intégriste se répandit en échappant au contrôle des Israéliens, une vague d’arrestations s’abattit sur les dirigeants de Hamas. Néanmoins, cela prit six mois, jusqu’en septembre 1989, pour que Hamas soit déclaré illégal par les autorités israéliennes.

Comme le Jihad islamique pour la libération de la Palestine, qui est divisé en deux, Hamas est abondamment subventionné à la fois par les Etats du Golfe et par l’Iran. En 1990, l’Arabie saoudite versa à ces deux organisations 83 millions de dollars. Le Koweït également versa de nombreux millions à ces deux groupes. Pinhas Inbari, dans Al Hamishmar (20 décembre 1992), fait remarquer que, curieusement, Israël s’en est pris aux dirigeants et militants de Hamas proches de l’Arabie saoudite, mais épargna ceux qui étaient proches de l’Iran, qui avait pourtant mis sur pied une logistique et des camps d’entraînement pour faciliter les actions de Hamas et du Jihad islamique.

Hamas a des représentants de sa direction dans plusieurs capitales arabes et musulmanes, à Téhéran, à Amman, à Damas, qui étaient présents à Tunis le 21 décembre lors de la première rencontre d’égal à égal entre Hamas et l’OLP.

Le Hamas posait comme conditions à la collaboration avec l’OLP le refus de la résolution 181 [36], 242 et 338, respectivement de 1947, 1967 et 1973 et la reconfirmation de l’option militaire ; il réclamait 40 à 50 % des sièges au Conseil national palestinien et exigeait que l’OLP se proclame organisation islamique. En outre, l’OLP devait déclarer que la terre islamique palestinienne ne peut être abandonnée ni divisée. Evidemment, les « communistes athées » – le FPLP et le PDLP – doivent être expulsés. « Le jour où l’OLP fera de l’islam son mode de vie, nous serons ses soldats, nous allumerons ses flambeaux. En attendant ce jour – et nous prions Allah qu’il soit proche – l’attitude du Hamas vis-à-vis de l’OLP est celui d’un fils pour son père... » (Charte du Hamas-Palestine, art. 27 [Titre IV].)

La direction de l’OLP a rejeté toutes ces conditions mais a déclaré que Hamas et les autres fondamentalistes sont « partie prenante du peuple palestinien et en tant que tels ont leur place sous le parapluie de l’OLP ». Hamas s’est vu offrir 8 % des sièges du Conseil national palestinien.

Cela est significatif car, au contraire de tous les autres gouvernements arabes, l’OLP se considère comme une entité multiconfessionnelle dans laquelle les musulmans, les chrétiens et les juifs ont leur place et devraient être représentés. Les chrétiens de différentes dénominations constituent environ 20 % des Palestiniens (ils constituent 13 % des arabes d’Israël). Seuls quelques Juifs se déclarent officiellement comme « Palestiniens juifs » et possèdent des cartes d’identité de l’OLP, parmi lesquels Ilan Halevy, représentant de l’OLP à l’Internationale socialiste et membre de l’équipe de conseillers de l’OLP aux négociations de paix.

D’autres Palestiniens juifs sont membres secrets du CNP (en particulier des membres du FDLP et du FPLP), mais le nombre total de militants juifs de l’OLP n’atteint probablement pas la centaine. Néanmoins, leur existence, ainsi que le nombre beaucoup plus significatif de chrétiens, est considéré par la direction de l’OLP comme une carte idéologique et politique qui pourrait être abandonnée seulement en cas d’urgence extrême.

LE MOUVEMENT ISLAMISTE SE RETOURNE CONTRE CEUX QUI EN ONT ASSURÉ LA PROMOTION

On n’a découvert que récemment le « danger intégriste » dans les territoires occupés. L’hypocrisie des négociations, lors desquelles ce sont toujours les Palestiniens qui font des concessions sans pour autant que cela modifie en rien les conditions de vie des populations dans les territoires occupés, stimule la propagande de Hamas dont les rangs gonflent considérablement. L’ironie de l’histoire, comme nous l’avons vu, est que ce sont les autorités israéliennes elles-mêmes qui ont favorisé l’émergence des intégristes musulmans.

Ze’ev Schiff et Ehud Ya’ari, deux journalistes israéliens, écrivent ainsi :

« De la même manière que le président Sadate avait encouragé l’émergence des associations islamiques afin de damer le pion à la gauche égyptienne, des membres de l’état-major israélien avaient voulu se servir de la poussée intégriste à Gaza pour affaiblir l’OLP. Sadate mourut de la main même des pieux fanatiques qu’il avait aidés. Gaza connut un sort voisin : le mouvement islamique se retourna précisément contre ceux qui avaient cru intelligent d’en assurer la promotion. » (L’Intifada, Stock.)

On peut difficilement imaginer que les millions de dollars versés dans les caisses de Hamas par l’Arabie saoudite et le Koweït, alliés inconditionnels des Etats-Unis, aient pu l’être sans l’aval de ces derniers et d’Israël.

Dans les années soixante-dix - quatre-vingts, les autorités israéliennes avaient encouragé les intégristes à s’emparer des postes de pouvoir dans les institutions religieuses, ce qui avait provoqué en conséquence leur développement sur le plan politique et, par contrecoup, leur « palestinisation ». En effet, les fondamentalistes musulmans n’étaient à l’origine pas intéressés par la cause palestinienne, les revendications nationales n’entrant pas dans leur champ d’action traditionnel. L’islam se veut universaliste et les mouvements de libération nationale ne sont pour les religieux islamiques qu’une importation idéologique occidentale.

Les autorités israéliennes pensaient s’appuyer sur ce désintérêt pour la lutte des Palestiniens (« oubliant » que les fondamentalistes entendaient quand même détruire l’Etat israélien) ; elles attendaient d’une confrontation avec l’OLP l’effondrement de cette dernière. L’OLP reçut effectivement un coup sévère dans la bande de Gaza, mais les Israéliens finirent par se rendre compte que l’émergence d’une force intégriste constituait un danger bien plus important. Jusqu’alors, les Israéliens avaient passé sous silence un aspect du programme de Hamas, la destruction d’Israël.

La montée en puissance des intégristes fut cependant opportunément utilisée ensuite par les Israéliens qui disposaient alors d’un épouvantail qu’ils pouvaient brandir pour justifier leur politique de répression : ainsi Israël n’était plus engagé dans un conflit local avec une population dont il occupait le territoire, mais se trouvait aux avant-postes de la lutte du monde occidental contre l’intégrisme islamique...

Il ne faut pas s’étonner si les négociations entamées à Madrid, qui se sont immédiatement enlisées, se sont accompagnées d’une recrudescence d’affrontements armés auxquels participaient les intégristes. Les actions armées, les attentats intégristes ne sont pas le résultat d’une stratégie cohérente et à long terme, ce sont des actes « opportunistes » dont la seule cohérence est la température de l’opinion palestinienne, elle-même étroitement dépendante de l’état d’avancement des négociations.

Plusieurs soldats israéliens ont été tués à Gaza au cours d’affrontements avec les intégristes de Hamas. Ainsi, le dimanche 13 décembre 1992, un garde-frontière, le sergent-chef israélien Nissim Toledano est enlevé : Hamas réclame la libération du cheikh Ahmed Yassine, fondateur du mouvement et condamné à vie par un tribunal militaire. Les autorités israéliennes refusent, bouclent les territoires occupés, imposent le couvre-feu général. L’armée passe à l’offensive pour récupérer le soldat, qui est retrouvé mort le lendemain. Les militants du groupe islamiste Hamas revendiquent l’assassinat. Déjà, dans la première semaine de décembre 1992, Hamas avait revendiqué la mort de trois soldats israéliens tués à coups de fusils-mitrailleurs, et d’un autre soldat tué quelques jours plus tard.

En encourageant la montée d’un fondamentalisme islamique chez les Palestiniens, le pouvoir en Israël contribuait donc à diaboliser les Palestiniens et à justifier leur politique aux yeux de l’opinion mondiale. Le journal israélien Hadashot révèle ainsi le 15 décembre 1992 que le Shabak, le service secret israélien, avait fabriqué des tracts signés Hamas qui dénonçaient l’attitude de l’OLP dans l’Intifada (Yoram Binour, Hadashot, 15-12-1992). On estimait en 1992 que s’il y avait des élections en Palestine, Hamas remporterait 30 pour cent des voix.

L’assassinat du sergent-chef Toledano a eu comme réponse l’expulsion de 415 Palestiniens (le 17 décembre 1992), membres ou sympathisants de Hamas, certes, mais International Herald Tribune du 18 décembre 1992 dit à leur sujet : « Il semblerait bien que la presque totalité des déportés seraient des théoriciens, des bailleurs de fonds et des dirigeants d’institutions islamiques. En tout cas pas des bandits armés. » Les autorités israéliennes tentèrent de faire prendre en charge par les autres les problèmes qu’elles avaient elles-mêmes créés ; Rabin suggéra en effet : « Si un pays pouvait les accueillir pendant un temps jusqu’à ce que l’exil expire, je pense que cela aiderait à résoudre le problème. » International Herald Tribune (31-12-1992), qui cite cette déclaration, précise qu’ils pourront « faire la demande aux autorités israéliennes de revenir chez eux dans deux ans »... ce qui, évidemment, ne garantit pas que les autorités israéliennes acceptent.

La décision de déportation a été prise à la presque-unanimité, seul le ministre de la Justice s’est abstenu. La Cour suprême a entériné cette décision par 5 voix contre 2 abstentions. Les 415 Palestiniens, qui se trouvaient mains liées et yeux bandés dans des autobus, ont été transférés de nuit à la frontière du Sud-Liban contrôlée par Israël.

L’affaire de l’expulsion des 415 Palestiniens suscita évidemment un malaise chez les négociateurs. Fayçal Husseini, un dirigeant (et notable) palestinien de l’intérieur, déclara que les négociateurs palestiniens ne retourneraient pas à Washington tant que les déportés ne seraient pas rentrés. Mais les « Frères arabes » qui participaient aussi aux négociations furent moins catégoriques : les Syriens, les Jordaniens, les Egyptiens, qui ont des enjeux territoriaux ou stratégiques dans ces négociations, firent savoir qu’ils viendraient. Ainsi se révéla un des aspects pervers de ces négociations, qui isolent les Palestiniens des autres Etats arabes dont le soutien (beaucoup plus théorique que réel, d’ailleurs) avait eu jusqu’alors une valeur au moins symbolique. Chaque Etat concerné dans le conflit cherche à tirer des négociations le maximum d’avantages, sans aucun égard pour la « cause palestinienne ».

En avril 1993, lorsque s’ouvrit la 9e session de la conférence, les territoires occupés étaient bouclés par l’armée israélienne à la suite d’une « vague d’attentats perpétrés contre des Israéliens », selon les termes officiels. L’ouverture de la conférence, qui devait commencer le 20 avril, fut repoussée d’une semaine. Lorsque, le 26, la délégation palestinienne au grand complet se présenta à Washington malgré le non-retour des déportés, les territoires occupés se mirent en grève générale pour protester.

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II. – ISRAËL : LES DOSSIERS DONT ON PARLE PEU
A. – LA QUESTION DÉMOGRAPHIQUE

La démographie en Israël est un enjeu stratégique, c’est sans doute le premier de tous les problèmes auxquels les autorités ont à faire face. Les données démographiques relèvent presque du secret d’Etat. Le professeur David Grosman révèle, dans une lettre du 24 novembre 1992 à Ma’ariv, qu’il y a en Israël une double comptabilité en ce qui concerne la démographie : les statistiques officielles pour le grand public et les statistiques réelles pour les décideurs.

Il y avait 480 000 Juifs dans la Palestine mandataire de 1946. Au fil des années sont venus s’ajouter plus d’un million d’immigrants d’Europe et d’Amérique. Après 1990, environ un demi-million d’immigrants, surtout de l’ex-Union soviétique sont arrivés.

Israël : un projet pour les ashkénazes

Le projet sioniste initial ne concernait pas les Juifs orientaux. Lorsque des pogroms éclatent pendant la seconde guerre mondiale en Syrie et en Irak, rien n’est envisagé pour les faire venir en Palestine, dont les frontières étaient pourtant perméables. Alors que Ben Gourion et le président Weizman pensaient que des millions de Juifs d’Europe et d’Amérique émigreraient en Israël dans les années quarante – Weizman fait même état du chiffre de cinq millions dans une lettre [37] –, entre mai 1948 et janvier 1950, seuls 210 000 Juifs européens et américains émigrent, parmi lesquels 50 000 Juifs bulgares ou originaires des Balkans, catalogués pour les besoins de la cause Juifs européens. Pendant la même période, 130 000 Juifs orientaux immigrent. L’existence même du nouvel Etat d’Israël semblait dès lors menacée par un déficit démographique auquel les autorités ont pallié en faisant appel au million de Juifs orientaux. En 1953, 720 000 personnes avaient immigré, dont seulement la moitié d’ashkénazes. L’ensemble de ces immigrants était une population jeune, dont 84 % avaient moins de cinquante ans (Yedioth Haharonoth, 18 juin 1986). Ben Gourion se réjouissait de l’immigration de Juifs européens, qui allait, selon lui, « délevantiser » la population israélienne constituée en majorité de Juifs orientaux.

Les ashkénazes auraient dû rester le groupe le plus nombreux en Israël, mais deux phénomènes ont réduit le pourcentage de leur population par rapport aux deux autres groupes démographiques, les Juifs orientaux et les Palestiniens :

– une très forte émigration de ses jeunes en âge de procréer ;

– la forte croissance naturelle, surtout durant les deux premières décennies de l’Etat, des Juifs orientaux et des Palestiniens autochtones.

Un haut fonctionnaire de l’Agence juive, J. Zerubavel, fait en 1951 une déclaration étonnante : « Nous serons appelés à envisager un problème tout à fait nouveau dans la vie publique juive, à savoir, le problème des Juifs orientaux », dit-il ; « on ne s’est jamais attaqué à ce problème ; en tout cas il n’a jamais reçu une sérieuse attention », ce qui confirme la thèse du désintérêt initial envers les Juifs orientaux. « Le mouvement sioniste doit assumer la tâche de sauver le million oublié » (souligné par l’auteur) [38].

Des centaines d’émissaires furent envoyés auprès des Juifs de la diaspora pour les inciter à venir s’installer en Israël. Beaucoup d’entre eux finirent par s’installer dans les pays où ils étaient envoyés... Les Juifs orientaux seuls répondirent de façon significative à l’appel : c’est que le contexte économique et social, plus que les motivations religieuses ou idéologiques, est l’élément déterminant du choix du départ.

Entre 1948 et 1953, s’est installée en Israël :

0,04 % de la population juive des Etats-Unis ;

2,6 % d’Europe occidentale ;

11,5 % d’Europe orientale ;

17 % du Maghreb ;

28 % d’autres pays du Moyen-Orient.

On constate donc une relation entre la part de l’immigration et le contexte socio-politique du pays d’origine. Dans les pays à tradition démocratique, à haut niveau de vie, les Juifs vivant dans des conditions sociales, économiques et intellectuelles favorables n’émigrèrent jamais en masse, sauf quelques éléments extrémistes, dont beaucoup revinrent peu après dans leur pays d’origine. Roger Ascot les appelle les « Israéliens du dimanche », d’autant plus intransigeants qu’ils ne feront pas la guerre, « sinon par [leurs] frères israéliens interposés » [39].

Les Juifs ashkénazes qui émigrèrent venaient pour l’essentiel de pays subissant une crise grave. On constate également la quasi-disparition de la diaspora des pays du monde arabe : sur une population de 800 000 en 1948, on ne compterait plus, aujourd’hui, que 10 000 Juifs dans ces pays ; la politique de l’Etat d’Israël par rapport à la question palestinienne ne doit pas mettre les Juifs des pays arabes dans une situation particulièrement facile... Aujourd’hui, les Juifs orientaux et leur descendance forment plus de la moitié de la population d’Israël.

Des communautés juives plusieurs fois millénaires, comme celles d’Irak ou du Yémen, ont pratiquement disparu, et leurs membres ont été transformés en prolétaires en Israël. Michel Warschawski évoque « le droit que s’octroie le sionisme de manipuler les communautés juives de la diaspora. En effet, s’il s’agit de communautés dégénérées [sic], c’est le devoir du sionisme de les extraire de leur environnement malsain, sans tenir compte de leur volonté propre. Ainsi des agents sionistes mettront des bombes dans les synagogues de Bagdad et négocieront un marchandage sordide avec Nuri Said, dans le but de hâter le transfert des Juifs iraqiens vers Israël, ou il sera expliqué aux Juifs du Yémen que les avions venus les chercher sont les “aigles des aigles” du messie dont parle le prophète » [40].

Les diasporas juives en Iran, en Inde, en Turquie et en Afghanistan qui, en 1948, avaient une population totale d’environ 200 000, n’en comptaient plus que 50 000 en 1984, pour la plupart des personnes âgées. Leur contribution potentielle à la croissance de la population d’Israël est nulle. S’ils quittent leur pays, ils vont aux Etats-Unis, comme c’est le cas des Juifs iraniens. Les dirigeants israéliens ont coutume d’évoquer les conditions de vie arriérées des Juifs orientaux comme motivation de leur départ. En réalité, une forte proportion des Juifs irakiens et iraniens appartenaient aux différentes couches de la bourgeoisie, grande, moyenne ou petite. Leur installation en Israël a été la cause d’une forte chute de leur niveau de vie.

Selon qu’on était un Juif oriental ou un Juif ashkénaze, on reçevait un accueil différencié, dont les conséquences se font encore lourdement sentir dans la politique israélienne aujourd’hui : les descendants de ces immigrants conservent la mémoire de cette discrimination et leur sanction se manifeste par leur comportement électoral. Pendant la période mandataire, c’est-à-dire l’occupation britannique de la Palestine, les Juifs orientaux ne reçurent qu’au compte-gouttes des certificats d’immigration de l’Agence juive, sauf dans certains cas particuliers : lorsqu’il s’agissait de faire venir des Juifs yéménites pour remplacer les salariés agricoles arabes dans les vergers d’agrumes des moshavots ; lorsqu’il a fallu faire venir des dockers juifs de Salonique pour remplacer les dockers arabes de Haïfa et de Jaffa, lors de l’ouverture du port de Tel-Aviv et lors de la grève générale des Palestiniens en 1936. Après la création de l’Etat d’Israël, ils fourniront une main-d’œuvre sous-payée pour coloniser les terres ingrates délaissées par les kibboutzim, pour travailler dans les industries avides de main-d’œuvre, dans les grands chantiers, les vergers d’agrumes des capitalistes juifs, et pour fournir les soldats dont avait besoin la politique d’expansion du nouvel Etat. Michel Warschawski parle de la « falsification de l’histoire juive » qui anéantit « la mémoire et l’identité culturelle des diverses immigrations juives ».

A la fin de 1988, le chiffre officiel de la population d’Israël était de 4,5 millions, dont 3,7 millions de Juifs, et 0,8 million de Palestiniens. La balance migratoire était négative. Le nombre de personnes quittant Israël était supérieur de 1 000 à celui des personnes qui s’y installaient (Israel’s Central Bureau of Statistics). Seule la politique visant à faire venir en masse les Juifs soviétiques a pu contrebalancer cette tendance, mais cette population était composée en grande partie de personnes âgées.

Perspectives démographiques

Quelles sont les perspectives d’augmentation de la population israélienne par un appel à la diaspora ? Le nombre de Juifs de la diaspora susceptible de s’installer en Israël est aujourd’hui très réduit, qu’il s’agisse des Juifs d’Europe et d’Amérique, ou des Juifs d’Europe de l’Est. Les diasporas juives dans les pays arabes et musulmans ont, quant à elles, pratiquement disparu.

Les diasporas suivent une évolution peu encourageante dans la perspective d’un projet démographique pour Israël. On constate une réduction sensible du nombre de Juifs de la planète, due à l’assimilation, à l’accroissement du nombre des célibataires, aux mariages de plus en plus tardifs, à l’accroissement des divorces, aux mariages mixtes, à l’abaissement du nombre moyen d’enfants par couple très inférieur à 2,1. Cette tendance était particulièrement manifeste pour les Juifs soviétiques, dont 2,24 millions étaient déclarés en 1959 et 1,8 million en 1979 [41]. Le nombre de Juifs soviétiques mariés à des non-Juifs, ainsi que leurs enfants, était de 1,3 à 1,5 million. Dans les années quatre-vingts, un tiers des Juifs soviétiques auraient contracté des mariages mixtes. La diminution de la population juive dans l’ex-URSS était due, à part égale, aux mariages mixtes [42] et à une faible natalité. La population juive de la diaspora, qui était de 10 millions en 1983, devrait tomber à 8 millions en l’an 2000 et à 6 millions en 2025, si les tendances actuelles se poursuivent [43]. On parle même d’« Holocauste démographique ».

On parle peu des Israéliens qui émigrent de leur pays. En effet, un phénomène migratoire inverse se constitue, dont les chiffres sont peu accessibles car ils constituent pour l’Etat d’Israël une donnée stratégique vitale. Ce sont surtout des membres des couches aisées de la population, d’origine ashkénaze, qui constituent 80 % des diplômés des universités. Les jeunes ashkénazes éduqués, Israéliens de souche, ayant une formation susceptible de leur assurer du travail en Europe ou aux Etats-Unis, constituent la majorité des émigrants israéliens. Cette émigration accentue le vieillissement de la population ashkénaze. La fuite de diplômés n’a pas beaucoup de conséquences sur le « stock disponible » dans la mesure où l’immigration de Juifs soviétiques fait d’Israël le pays dont la proportion de diplômés est la plus élevée du monde – et aussi sans doute celui où la proportion est la plus grande de docteurs, ingénieurs et savants qui gagnent leur vie comme balayeurs...

Sur les 9 000 immigrants juifs venus des Etats-Unis (et un petit nombre du Canada) entre 1975 et 1977, seuls 5 400 étaient encore en Israël en 1978, soit 60 % du total, selon Haaretz du 2 février 1978. Le ministre chargé de l’immigration, Yaacov Tzour, a déclaré à la Knesset en 1986 (Haaretz, 10 juin 1986) que seulement 50 000 Juifs des Etats-Unis, soit 1 %, se sont définitivement installés en Israël depuis sa création. En revanche, on estime qu’entre 400 000 et 600 000 Israéliens résident légalement ou illégalement aux Etats-Unis, qui ont absorbé, entre 1970 et 1985, environ 10 % de la population juive d’Israël et un pourcentage encore plus élevé de ses jeunes. Le nombre de citoyens israéliens installés aux Etats-Unis est un sujet d’âpres débats. Shmouel Lahis, ex-directeur général de l’Agence juive, affirmait en avril 1990 que le nombre d’émigrants israéliens aux Etats-Unis était de 500 000 (7). Il fut contraint au début des années quatre-vingts à démissionner de ses fonctions parce qu’il avait alors avancé le chiffre de 400 000, contesté par les autorités israéliennes. Certaines estimations vont jusqu’à un million.

Aujourd’hui ce sont donc paradoxalement les diasporas juives des pays occidentaux – surtout les Etats-Unis, le pays le plus peuplé de Juifs de l’après-guerre – qui sont devenues les centres d’accueil de centaines de milliers d’Israéliens, alors que dans le projet sioniste, elles devaient être le principal fournisseur d’immigrants.

Une telle évolution a des effets dramatiques sur la situation en Israël. En effet, le vieillissement relatif de la population sera pris en charge par les populations qui restent, c’est-à-dire pour l’essentiel par les jeunes générations de Juifs orientaux, dont les conditions de vie, l’accès à l’éducation sont très inférieurs à ceux des ashkénazes. La forte natalité de cette communauté, dans les premières années de la création de l’Etat, a incité le pouvoir à encourager une vigoureuse politique de réduction des naissances (qui restent malgré tout nettement supérieures à celles des ashkénazes), ce qui va accroître encore plus la charge supportée par les jeunes générations de Juifs orientaux. Le déficit démographique impose aux autorités israéliennes des stratégies parfois étonnantes pour y faire face. Dans le passé on a fait venir en masse les falashas, Juifs éthiopiens, qui subissent aujourd’hui une discrimination raciale extrême. Maintenant il est envisagé de faire appel à... des Hindous qui seraient les descendants de communautés juives de l’Antiquité. N’importe qui, sauf des Palestiniens.

Conflits ethniques ou conflits de classe ?

Au début des années soixante eurent lieu en Israël des émeutes de Juifs orientaux, commencées dans le quartier de Wadi Salib, à Haïfa, en 1959, mais qui s’étaient étendues à tout le pays. Les autorités politiques prirent conscience que cette catégorie de la population avait une croissance naturelle de quatre fois supérieure à celle des ashkénazes. Un comité fut créé en 1962 chargé de proposer des mesures de contrôle de la natalité. Son rapport dit en conclusion que « trop d’enfants chez des Juifs d’un niveau socio-économique bas aggrave les problèmes sociaux à l’intérieur de la communauté juive ». Par Juifs d’un niveau socio-économique bas, il faut évidemment entendre les Juifs arabo-orientaux. « Trop d’enfants dans la communauté arabe », dit encore le rapport, « constitue un danger de mort pour la communauté juive ». On ne pouvait pas mieux admettre que tensions ethniques et conflits de classe étaient en l’occurrence une seule et même chose.

Les autorités vont promouvoir une baisse substantielle de la natalité dans les deux communautés, sépharade et arabe, et une augmentation non moins substantielle dans la communauté ashkénaze. Une campagne de propagande fut menée pour décourager la natalité chez les familles considérées comme retardataires du point de vue culturel et à faibles revenus et à l’encourager dans les familles aisées, cultivées et enracinées. Dans un article paru dans Haaretz, le 14 septembre 1966, « La nouvelle génération de 1966 », Shabtaï Teveth, le biographe de Ben Gourion, exhorte les femmes ashkénazes à mettre au monde plus d’enfants, car c’est « le seul espoir d’accroître de façon significative les éléments originaires d’Europe et d’Amérique parmi la population juive et la jeune génération ». Que les choses soient dites aussi crûment peut paraître étonnant. Par analogie, on peut se demander quelles seraient les réactions si un homme politique français faisait campagne pour promouvoir la natalité dans les départements du nord du pays parce qu’il y a trop de Français méditerranéens ?

Un arsenal de mesures fut mis en place pour réduire la natalité chez les Juifs orientaux et les Palestiniens d’Israël, et pour l’encourager chez les Juifs ashkénazes. On enseigna les méthodes de contraception aux femmes juives d’origine orientale. On restreignit l’attribution de logements sociaux aux jeunes couples de Juifs orientaux. Les salaires de ces derniers furent maintenus à un bas niveau. En revanche on offrit des appartements relativement spacieux aux classes moyennes, en grande majorité ashkénazes. Les partis religieux, alors tous ashkénazes, se virent attribuer dans les grandes villes terrains et crédits pour construire des logements pour leurs adeptes, qui se marient jeunes et ont de grandes familles.

Ces mesures réduisirent efficacement les naissances chez les Juifs orientaux et les accrurent sensiblement chez les Ashkénazes. Mais les mesures discriminatoires n’eurent aucun effet chez les Palestiniens d’Israël : la natalité, par une sorte de réaction inconsciente (pas toujours, d’ailleurs...) et collective, fut le premier moyen de résistance.

La politique démographique israélienne semble se caractériser par une double injonction contradictoire :

– accroître la population juive du pays ;

– empêcher l’accroissement de la population juive orientale.

La contradiction réside dans le fait qu’empêcher l’accroissement de la population des Juifs orientaux équivaut à empêcher l’accroissement de la population juive... L’application de la seconde injonction constitue une sérieuse entrave à l’application de la première, qui pourrait sembler, vu les enjeux, prioritaire.

Une analyse des raisons profondes qui provoquent une forte natalité – la pauvreté et la destruction des solidarités sociales [44] – montre qu’une politique d’amélioration des conditions de vie, d’habitat et d’instruction – seuls véritables facteurs de baisse de natalité – aurait pu être menée, notamment grâce aux milliards de l’aide américaine et de la diaspora.

En fait, l’establishment ashkénaze craignait autant d’être débordé par les Juifs orientaux que par les Palestiniens ; aussi sa politique fut-elle non pas de permettre aux familles de Juifs orientaux d’élever leurs familles dans de bonnes conditions, de leur fournir une instruction équivalente à celle des jeunes ashkénazes, mais d’encourager l’immigration des Juifs d’Europe et d’Amérique et de favoriser les naissances chez les Juifs ultra-orthodoxes, en grande majorité ashkénazes. La fermeture, en 1990, des frontières des Etats-Unis aux émigrants Juifs de Russie, ne leur laissant d’autre choix qu’Israël, a dû être considéré comme un fait extrêmement positif par le pouvoir.

En ce qui concerne les Palestiniens autochtones, ils étaient en 1948 environ 870 000 vivant sur le territoire d’Israël, délimité en 1949 par le traité de Rhodes. Après l’expulsion de plus de 700 000 personnes, seuls 160 000 Palestiniens restèrent dans le nouvel Etat. Du fait de leur forte croissance naturelle, ils étaient officiellement à la fin de 1993 près d’un million sur un total de 4,48 millions d’Israéliens, soit 18,3 %. La population des Palestiniens se situerait aujourd’hui à plus de 20 % de la population totale. En 1967, lors de l’annexion de Jérusalem-Est, 60 000 Palestiniens furent rattachés à l’Etat d’Israël, mais sans devenir citoyens : on avait annexé la terre, mais pas les habitants.

Bilan

Si l’objectif initial du projet sioniste a échoué – la création d’un Etat constitué de Juifs ashkénazes –, le bilan démographique de la politique de l’Etat d’Israël reste positif en ce sens qu’il a rassemblé les trois quarts des Juifs du monde arabe et islamique. La situation née de la crise israélo-palestinienne leur interdit tout retour dans leur pays d’origine, si tant est que la 2e ou la 3e génération en ait envie, et leur sous-qualification professionnelle leur interdit l’émigration vers les pays occidentaux, sauf à y grossir le flot des immigrants des pays du tiers monde.

Ces Juifs représentent aujourd’hui 60 % de la population juive d’Israël, mais une proportion beaucoup plus élevée de ses jeunes, du fait de la fertilité de cette communauté. Cette population est appelée, dans son immense majorité, à rester sur place et constitue le « noyau dur » de la société israélienne de demain. Il serait illusoire cependant de déduire de cette prédonminance démographique des juifs orientaux en Israël un élément favorisant le rapprochement avec les Palestiniens, contrairement à ce que certains points de vue un peu démagogiques laissent entendre, en se fondant sur l’idée que les « juifs arabes » seraient arabes de culture ou arabes de confession juive.

De 1978 à 1987, il y a eu chaque année un solde migratoire négatif pour Israël [45]. 160 000 résidents ayant quitté le pays ne sont pas rentrés pendant cette période, alors que le nombre d’immigrants n’était que de 100 000. Mais il faut aussi tenir compte de la nature de ces flux. En effet, ceux qui partent sont des jeunes ayant suivi des études supérieures et obtenu une formation qualifiée, en âge d’avoir des enfants ; leurs motivations sont essentiellement pragmatiques : ils veulent quitter un environnement difficile, peu sûr, qui contraint à un service militaire de trois ans et à des périodes militaires annuelles, alors que ceux qui arrivent sont des jeunes religieux dogmatiques, sans profession définie, dispensés de service militaire et possédant souvent une famille nombreuse. Ce sont eux qui vont coloniser les territoires occupés.

On constate un vieillissement de la population des Juifs de la diaspora, pour l’essentiel ashkénazes. Leur croissance naturelle est nulle ou négative et ne suffit pas à assurer le renouvellement de la population. Aux Etats-Unis, où se trouve la plus forte communauté juive de la planète, le nombre de naissances par femme est passé de 3,2 en 1957 à 1,4 en 1971. Ce phénomène apparaît en Israël également, mais moins prononcé et si le vieillissement n’est pas plus important chez les ashkénazes, c’est dû à l’importante natalité des quelque 100 000 séminaristes.

Après les périodes de forte immigration du début des années cinquante, la balance migratoire en Israël était, elle aussi, devenue négative de 1985 à 1988 : les départs n’étaient pas compensés par les arrivées. Lorsque l’URSS autorisa l’émigration des Juifs en 1990 et que 200 000 d’entre eux arrivèrent dans une première vague, les autorités israéliennes s’attendirent à en voir venir des centaines de milliers, voire un million. Trois ans plus tard, le mouvement s’arrête mais les réémigrations continuent.

Dans un article publié dans Foreign Affairs [46], Yitzhak Shamir reconnaît que, pendant ses premières années, Israël a absorbé et intégré 1,2 million de Juifs ; mais, dit-il, « contrairement à la perception commune, la majorité de ces immigrants n’étaient pas des survivants de l’Holocauste, mais des Juifs des pays arabes, indigènes de la région ». Presque 800 000 d’entre eux vinrent en Israël, dit-il, « et actuellement, plus de la moitié de la population d’Israël est d’origine moyen-orientale ou nord-africaine ». Eli Eliachar, le chef du parti des Juifs orientaux à la Knesset de 1949, estimait au début de années quatre-vingts que cette population représentait 70 % de la population totale juive d’Israël.

A la fin de 1993, la population d’Israël était estimée officiellement à 5,5 millions. Les Juifs orientaux étaient environ 2,25 millions, les Juifs ashkénazes, y compris les Juifs sépharades des Balkans, 1,35 million et les Palestiniens autochtones un million. « Démographiquement, écrit Maurice Jacobi, la population d’Israël est celle d’un pays arabe de confessions musulmane, juive, chrétienne, druze ou autres, politiquement dominée par une minorité de 2 millions de colonisateurs ashkénazes d’Europe et d’Amérique, fondateurs de l’Etat, détenteurs de tous les pouvoirs [47]. » La population ashkénaze, minoritaire et vieillissante, détient néanmoins, cinquante ans après la création de l’Etat, l’essentiel du pouvoir politique, militaire, économique et culturel.

Dans les faits, Israël serait donc déjà un Etat arabo-oriental, où 70 % de la population juive, musulmane ou chrétienne est originaire du Proche ou du Moyen-Orient. Ces populations sont jeunes et ont une forte croissance démographique. Les Juifs ashkénazes, qui sont à l’origine de la création de l’Etat, ne représentent plus que 30 % environ de sa population, par ailleurs vieillissante. Si les tendances actuelles se confirment, c’est-à-dire un faible accroissement naturel et une émigration annuelle constante des jeunes équivalant au double de la croissance naturelle, ils ne représenteront plus qu’une faible partie de la population totale.

On a vu que démographie et politique sont étroitement liées. Dans une certaine mesure, le clivage gauche-droite en Israël exprime moins des options politiques que des solidarités de groupe, de croyance ou d’appartenance ethnique. Selon Uri Avnery, un journaliste israélien, « la “gauche” regroupe la grande majorité des Juifs d’ascendance européenne (dits ashkénazes), plus aisée économiquement et mieux formés culturellement, les Juifs libéraux séculiers (laïques et athées), ainsi que les citoyens arabes. La “droite” est composée de la majorité des Juifs d’ascendance orientale (appelés sépharades), victimes de discriminations économiques et sociales, moins scolarisés, mais aussi de toute la gamme des Juifs religieux, des électeurs du Parti national religieux, y compris les colons extrémistes des territoires occupés, aux ultra-orthodoxes [48]. »

Une véritable révolution politique est prévisible, qui consistera à remettre le pouvoir à la majorité juive orientale, mais une telle perspective pose à terme deux problèmes :

– les relations que ce nouveau pouvoir entretiendra avec les puissances occidentales ;

– la politique qu’il mènera envers les Palestiniens.

Sur cette seconde question, en effet, nous sommes devant un paradoxe. A priori on pourrait penser que les Juifs orientaux, par leurs traditions, sont plus à même de comprendre les Palestiniens et à accepter un compromis.

Trois faits interviennent qui empêchent ce compromis :

– la destruction de la culture d’origine de cette communauté, dont les jeunes générations ont été élevées dans la haine des Arabes ;

– les couches les plus modestes de la population ont été encouragées, par des mesures fiscales et sociales, des loyers plus bas, etc., à se loger dans les colonies de peuplement des territoires occupés ; ces populations, en majorité composées de Juifs orientaux, ne sont évidemment pas disposées à quitter leurs logements ;

– le parti travailliste, qui a longtemps dominé la vie politique du pays, a été l’initiateur des mesures discriminatoires dont ces populations ont fait l’objet et elles en ont gardé la mémoire. Aussi les Juifs orientaux soutiennent-ils par tradition la droite. Pendant sa campagne électorale, l’attitude de Shimon Pérès, candidat à la succession de Rabin, n’a pas contribué à modifier la tendance et le fait que le nouveau patron du parti travailliste, Ehud Barak, ait publiquement demandé pardon aux Juifs orientaux n’a sans doute pas changé grand-chose à la situation, tout le monde ayant vu là une initiative louable, mais opportuniste.

Le mythe de l’échange des populations

L’un des mythes sur lesquels les autorités israéliennes se fondent est celui d’un échange de populations qui serait intervenu entre Israël, d’une part, et les pays arabes de l’autre.

S’il y a bien eu des accords entre les autorités sionistes et certains Etats, comme la Bulgarie, le Yémen, l’Irak et les Etats d’Afrique du Nord, ces accords consistaient soit dans le paiement aux gouvernements de ces pays d’une dîme par tête d’immigrant juif, soit d’une cession aux classes dirigeantes de ces pays des biens des Juifs partis pour Israël. Dans tous les cas, ces « transferts » se faisaient par-dessus la tête des transférés, dans le cadre d’une politique visant à compenser le déficit d’immigration de Juifs ashkénazes peu enthousiastes à venir s’installer en Israël, par la venue plus ou moins contrainte et provoquée de Juifs sépharades ou de Juifs arabes.

Socialement parlant, les Juifs orientaux dans leurs pays d’origine faisaient partie de la moyenne ou de la petite bourgeoisie – c’était particulièrement le cas des Juifs d’Irak. En Israël ils ont été transformés en prolétaires, en petit personnel d’encadrement des travailleurs Palestiniens et en soldats indispensables à la mise en œuvre de la politique d’expansion territoriale de l’Etat.

En ce qui concerne les Palestiniens, ils ont été simplement expulsés lors des guerres de 1948 et de 1967, leurs biens immobiliers et leurs terres confisqués. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir à qui ont profité les villas et les appartements de prestige des riches Palestiniens de Jérusalem et de Haïfa, les plantations d’agrumes, les terres fertiles et les ressources hydrauliques des Palestiniens expulsés : sans doute les classes dirigeantes du Yishouv plutôt que les immigrants juifs du Yémen, du Maroc ou d’Irak. Nissim Rejwan, dans Jerusalem Post International du 15 février 1986, révèle que lorsque Shlomo Hillel, président de la Knesset d’origine irakienne, suggéra dans les années cinquante de transférer une partie des biens des Palestiniens aux immigrants irakiens en contrepartie des biens immobiliers qu’ils avaient perdus en Irak, Ben Gourion s’en débarrassa en le nommant ambassadeur. En tout cas, s’il y a bien eu une certaine forme de transfert de biens, ce ne sont pas les Juifs orientaux qui en profitèrent... Il n’est pas exagéré de dire qu’il s’agit d’une véritable rapine effectuée par la classe dirigeante d’un Etat, rapine légitimée par l’argument de l’échange des populations et de leurs biens immobiliers et fonciers.

Un des principaux pays d’accueil des Palestiniens expulsés se trouva être l’Etat palestinien avorté, dont une partie du territoire allait être occupée par la Jordanie et une autre partie, la Bande de Gaza, par l’Egypte. Même Israël, qui avait occupé le reste de l’Etat palestinien avorté, se transforma en pays d’accueil, car on ne permit pas aux Palestiniens qui se trouvaient alors en Galilée, par suite des actes de guerre, de retourner dans leurs foyers. Même après la fin des hostilités, la création de nouveaux déracinés se poursuivit, comme ce fut le cas des villageois d’Ikrit et de Biram, à qui on avait demandé de quitter momentanément leurs foyers et qui n’eurent plus le droit d’y revenir. Les kibboutz et les moshav se partagèrent leurs terres. C’est en 1950 que les habitants de la ville de Majdal furent expulsés dans la Bande de Gaza. La Guerre des six jours effaça les frontières entre Israël et les autres territoires de la Palestine mandataire. Le travail de dépossession des terres de ses habitants débuta et s’est poursuivi sans relâche depuis 1967, afin que les habitants de Cisjordanie et de la Bande de Gaza ne soient plus attachés à leurs terres. Les travaux de Meron Benvenisti, directeur du West Bank Database Project, donnent une idée de la dépossession foncière accomplie jusqu’en 1987.

Sur les 4,5 millions de Palestiniens de 1981, 1,84 million vivaient dans le Grand Israël et environ 2,6 millions en diaspora. Ce sont les pays limitrophes du Grand Israël qui ont accueilli plus des deux tiers de la population de cette diaspora, soit au total 1,8 million de personnes. La Jordanie, à elle seule, donna l’asile à 44 % des Palestiniens expulsés, mais ne fournit pas un seul immigrant juif. Les trois pays limitrophes – la Syrie, le Liban et l’Egypte – accueillirent 600 000 Palestiniens, mais ne fournirent que 85 000 immigrants à Israël. Les trois pays du Maghreb – le Maroc, l’Algérie et la Tunisie – ont fourni la moitié de tous les immigrants juifs originaires des pays arabes, soit en tout 600 000, mais n’accueillirent presque pas de Palestiniens sur leurs territoires.

Si on excepte les Etats-Unis, qui ont accueilli environ 100 000 Palestiniens et quelques autres Etats occidentaux qui en ont accueilli 140 000, le reste de la diaspora palestinienne a été accueillie par les Etats arabes producteurs de pétrole. Environ 600 000 Palestiniens se sont installés dans ces pays, soit 23 % de la diaspora palestinienne de 1981. Près de 12 % de la diaspora palestinienne vivait au Koweït, près de 10 % en Arabie saoudite et dans les émirats du Golfe. Mais les pays qui ont le plus contribué à l’immigration juive d’Israël n’ont presque pas accueilli de Palestiniens. L’Irak, pays d’où sont originaires 270 000 Juifs, n’a accueilli que 21 000 Palestiniens. La Libye, qui a fourni 78 000 immigrants juifs et leurs descendants, n’a accueilli que 24 000 Palestiniens. Les deux Yémens, qui ont contribué à accroître la population d’Israël de 165 000 personnes, n’ont pas accueilli de Palestiniens.

Il est clair qu’il n’y a pas eu d’échange de populations et de leurs biens entre Israël et les Etats arabes situés entre l’Atlantique et le Golfe Persique. Le transfert des Juifs des pays arabes en Israël avait comme but principal de fournir au nouvel Etat les colons de terres marginales, les ouvriers manuels de l’industrie, du bâtiment et des plantations ainsi que les simples soldats indispensables aux forces armées. La population palestinienne totale est estimée à 5,5 millions en novembre 1988. D’après Benvenisti, la population des territoires occupés était fin 1987 de 1,73 million et dans ce qui correspondrait au « Grand Israël » on comptait 2,53 millions d’Arabes. La diaspora palestinienne serait donc actuellement de trois millions, vivant dans les pays n’ayant presque pas fourni d’immigrants à Israël.

Les nouveaux immigrés en Israël

« Après avoir pendant des années dénigré les travailleurs palestiniens vivant à côté et avoir diminué de façon drastique le nombre de ceux qui sont autorisés à entrer dans le pays, Israël découvre les conséquences inattendues de l’alternative. Le pays importe maintenant des centaines de milliers de célibataires d’Asie, d’Afrique, des pays arabes, d’Europe de l’Est et même d’Amérique du Sud pour travailler dans les champs et construire les logements » peut-on lire dans International Herald Tribune du 20 août 1996.

Cent mille travailleurs immigrés – ouvriers chinois dans le bâtiment, ouvriers agricoles thaïlandais dans les territoires occupés, domestiques philippines et autres africains et asiatiques – ont pris la place des Palestiniens. Ces étrangers – ayant des contrats temporaires ou venus illégalement – ont constitué une véritable enclave dans la ville, dans le Sud de Tel-Aviv, dont ils ont chassé les habitants. Il y a même eu une manifestation de coolies chinois protestant contre leurs conditions de vie sous-humaines... Outre les problèmes liés à l’alcoolisme et à la prostitution, le pays doit faire face au fait que les travailleurs font venir leurs femmes ou se marient avec des israéliennes, envoient leurs enfants à l’école et ne montrent aucun désir de partir...

Les partis religieux voient d’un très mauvais œil ce flux incontrôlé de populations qui menacent la définition même de l’Etat d’Israël comme Etat juif. En août 1996, le nouveau gouvernement Netanyahou recommanda de réduire dans un délai d’un an, de 103 000 à 83 000 le nombre annuel de permis légaux de travail. Entre 100 et 150 000 étrangers dont le visa touristique a expiré devraient être renvoyés chez eux

« Le revenu par habitant en Israël est de 16 000 dollars, plus que celui de certains pays européens. Une partie de la richesse provient des 3,2 milliards de dollars d’aide annuelle des Etats-Unis. Au milieu d’une telle prospérité, les jeunes Israéliens ne veulent pas travailler pour le salaire minimum dans les restaurants ou la construction. Les ressources nécessaires pour traquer les travailleurs illégaux et les renvoyer chez eux, pour ne pas parler des nouvelles charges sociales, ont tout à coup réhabilité la main-d’œuvre palestinienne aux yeux de nombre d’Israéliens [49]. » Le nombre de Palestiniens travaillant en Israël est tombé de 180 000 en 1989 à environ 32 000 en 1996.

L’avantage des Palestiniens, dit-on, est qu’ils n’ont que très peu envie de vivre avec les Israéliens. « Les Palestiniens ne créent pas le même genre de problème, parce qu’ils rentrent chez eux à la fin de la journée » note un fonctionnaire du ministère du travail cité par International Herald Tribune. On suggère aussi qu’un Palestinien qui peut nourrir sa famille sera peu enclin à se faire sauter avec une bombe.

Les entrepreneurs du bâtiment font pression pour faire venir des travailleurs étrangers parce qu’ils ne peuvent pas dépendre des Palestiniens qui sont régulièrement bouclés dans la bande de Gaza ou sur la rive Ouest à chaque incident. Ils se sentent peu touchés par les menaces du gouvernement de faire augmenter les salaires dans le bâtiment pour rendre le travail plus attractif aux Israéliens, car l’augmentation du prix de la construction produira une inflation que le gouvernement veut précisément éviter...

Le bouclage des territoires coûterait environ un million de dollars par jour à l’industrie du bâtiment, selon le Jerusalem Post, dans un article significativement intitulé « Le bouclage des territoires et les prix de l’immobilier » (Sélection hebdomadaire, 14-20 avril 1993). Malgré les demandes pressantes des employeurs du bâtiment, les réductions d’effectifs palestiniens sont devenues irréversibles. Même les syndicats se mettent de la partie : « Le secrétaire du syndicat des ouvriers du bâtiment, Shlomo Dahan, a demandé expressément à M. Shohat [ministre des Finances] de ne pas céder face à cette requête [d’augmenter le nombre de Palestiniens travaillant en Israël] et de ne pas autoriser le retour de milliers de Palestiniens sur les chantiers. M. Dahan explique que c’est là une occasion unique pour le pays de procéder à une “israélisation” du secteur de la construction et qu’il serait stupide de ne pas la saisir à cause des premières difficultés rencontrées. » (Jerusalem Post, loc. cit.)

Ce vaillant syndicaliste déclara dans le quotidien Haaretz du 1er janvier 1992 que « les travailleurs des territoires devraient être les premiers à partir ». Si, effectivement, les travailleurs palestiniens sont « partis », ceux qui les ont remplacés créent encore plus de problèmes. La revendication de Shlomo Dahan, peu empreinte d’internationalisme prolétarien, d’« israéliser » le secteur de la construction n’a apparemment pas été entendue par les entrepreneurs, qui se moquent complètement de la nationalité ou de la religion de leurs ouvriers du moment qu’ils peuvent les exploiter tranquillement et ils se garderont bien d’embaucher des ouvriers israéliens si c’est pour les payer plus. On peut aisément imaginer les réactions que provoqueraient de telles déclarations dans la bouche d’un syndicaliste français.

Les travailleurs étrangers ont tout de même un « créneau » dans la mesure où nombre d’habitants des quartiers aisés et riches de Tel-Aviv ne veulent pas confier les tâches de personnel de maison à des Palestiniens. Les travailleurs étrangers vivent dans des conditions épouvantables, certains sont entassés à 15 dans une chambre dans des bâtiments à moitié achevés, selon International Herald Tribune. L’organisation The Worker’s Hotline [50] s’efforce de dénoncer cette situation, sans succès. Certains employeurs confisquent les passeports des travailleurs étrangers quand ils arrivent légalement et, lorsque la fin du contrat approche, ils les licencient sans les payer et les remplacent. « Ils ont recours à des agences de sécurité pour les expulser et ce n’est pas fait en douceur. Il y a habituellement des coups et c’est toujours sans verser le dernier salaire » déclare Hanna Zohar, de Worker’s Hotline.

L’existence de l’Etat d’Israël est fondée sur une contradiction fondamentale : créé à l’usage exclusif d’une communauté sur la base de la religion, il ne doit son identité et sa légitimité interne qu’à cette religion. Une « loi du retour » édictée en 1950 permet à tout Juif de la planète d’être citoyen de cet Etat sans jamais y avoir vécu, sans que personne de sa famille ait même foulé cette terre depuis deux mille ans. Cette même loi dénie tout droit à des millions de Palestiniens expulsés, dont les ancêtres ont toujours vécu sur cette terre.

La loi du retour est destinée à fournir à l’Etat la population dont il a besoin pour justifier à ses propres yeux et aux yeux de l’opinion mondiale son existence. La politique démographique de cet Etat a été de convaincre les Juifs de la planète à immigrer, ce dont ils n’ont pas montré un enthousiasme débordant, à tel point qu’il a été envisagé de faire venir, par une démarche tout à fait artificielle, de prétendus Juifs d’Inde ou d’Asie du Sud-Est, alors que la population autochtone expulsée se voit interdire tout retour, tout cela parce que l’accroissement naturel de la population juive ne permettra pas à cette population de rester majoritaire dans son propre Etat après 2010 : à cette date, les Arabes dépasseront la majorité numérique dans l’ensemble qu’Israël contrôle politiquement [51]. Le caractère artificiel d’une telle société, qui ne peut se maintenir dans la forme qu’elle a choisie que par une immigration constante, appelée de toute façon à se tarir, saute aux yeux.

B. – LA TERRE

Israël est sans doute le seul pays dont les frontières ne sont pas officiellement délimitées. Golda Meir, l’ancien Premier ministre, disait : « Nos frontières seront là où nous nous installerons... » Lorsqu’on regarde une pièce de monnaie israélienne, on voit une carte d’Israël assez surprenante. On s’aperçoit que les frontières du pays débordent sur le Liban, la Jordanie, l’Egypte, la Syrie et l’Irak. C’est un cas unique. On imagine aisément le remue-ménage que provoquerait une situation analogue si n’importe quel autre pays faisait figurer sur sa monnaie une expression aussi évidente de ses ambitions territoriales [52]...

L’achat des terres

Dans un premier temps les immigrants juifs en Palestine étaient de vieux Juifs pieux venus y prier et terminer leurs jours. A partir de 1896 l’Association juive de colonisation s’intéresse à l’installation de Juifs en Palestine et par conséquent à l’achat de terres. Entre 1880 et 1910 la population juive de Palestine augmente de 55 000 personnes. Les frictions avec la population autochtone commencent aussitôt, car les Juifs ignorent les coutumes arabes, notamment l’utilisation par les bergers des terres communes (le Musha) [53] et considèrent leurs incursions comme des atteintes au droit de propriété.

Les modes d’acquisition des terres par les Juifs furent variés et causèrent de nombreux conflits. Des propriétaires vendaient leurs terrains à des prix avantageux aux nouveaux immigrants, provoquant l’expulsion des paysans qui les cultivaient. Les usuriers qui récupéraient les terres des paysans endettés les revendaient aux Juifs. Dès 1886 des paysans palestiniens expulsés attaquent des colonies juives. Les autorités ottomanes et les Palestiniens instruits comprirent vite que les sionistes cherchaient à établir un Etat juif en Palestine. Protestations, campagnes de pétitions parviennent parfois à ralentir l’immigration juive.

Le sionisme se constitue en mouvement organisé en 1897 à Bâle ; un programme est adopté dans lequel on peut lire que « le but du sionisme est de créer pour le peuple juif un foyer en Palestine, garanti par la loi », réalisé par le moyen de colonies d’agriculteurs et d’artisans. Théodore Herzl pensait qu’il fallait œuvrer de manière plus systématique et organisée. Le Trust colonial juif et la Commission de colonisation sont créés en 1898, le Fonds national juif en 1901, la Compagnie de développement des terres de Palestine en 1908.

La seconde vague d’immigration (aliya) entre 1904 et 1907 se fait de façon plus organisée. Surtout, le contexte idéologique a complètement changé, comme l’atteste Ben Gourion : « Parmi les premières déceptions, il y eut le spectacle des Juifs de la première aliya, vivant maintenant comme des effendis, tirant leurs revenus de plantations et de champs cultivés par de la main-d’œuvre embauchée, ou de métiers du genre de ceux par lesquels nous ne réaliserons jamais de réhabilitation nationale [54]. » L’objectif de cette seconde aliya était de créer une communauté indépendante du point de vue économique, culturel, linguistique et, surtout, « capable de se défendre », c’est-à-dire un embryon d’Etat. Une véritable lutte s’engagea contre les propriétaires terriens juifs qui préféraient la main-d’œuvre arabe à celle, sans expérience, des Juifs. Jusqu’alors les paysans palestiniens qui cultivaient les terres que les propriétaires avaient vendues aux Juifs étaient embauchés comme ouvriers agricoles ; désormais on empêche leur embauche, ce qui accroît le ressentiment.

Les sionistes n’entendaient en aucune manière s’accorder de la présence des Palestiniens. Eli Eliachar raconte [55] que lorsque, en 1921, des notables Juifs orientaux se proposèrent comme médiateurs entre les sionistes et les notables palestiniens, leur proposition fut catégoriquement rejetée. Selon Eliachar les Juifs autochtones soutenaient l’idée que les Juifs de Palestine devaient s’intégrer à la région, ce qui n’était pas du tout le projet des sionistes. Ces derniers se sont également opposés à l’existence d’un système éducatif commun pour Juifs et Palestiniens. Une médiation proposée par les Juifs autochtones, après la création de l’Etat d’Israël, afin de trouver une solution pacifique au problème palestinien, aurait également reçu une fin de non-recevoir catégorique.

L’empire Ottoman, qui domine la Palestine, enregistre en endettement important et tente d’accroître et de rationaliser les rentrées fiscales en intensifiant l’exploitation de la paysannerie et en réorganisant la production agricole. Il élimine les collecteurs d’impôts pour mettre en place un accès plus direct de l’Etat aux rentrées fiscales et encourage la constitution de grands domaines. Une loi de 1858 classe la terre en cinq catégories et impose aux paysans et aux propriétaires qu’ils enregistrent les terres au cadastre.

Méfiants, les paysans considéraient d’un mauvais œil cet enregistrement car ils y voyaient, à juste titre, un moyen pour l’Etat d’augmenter les impôts, puisque l’Etat saurait très précisément ce que chacun possédait ou cultivait... Pour se dérober à l’enregistrement, ils eurent recours à divers procédés : fausses déclarations, déclarations de terres au nom de potentats locaux et de chefs de clans dont ils espéraient des allégements fiscaux grâce à leur influence, déclarations partielles de terres, voire sous de faux noms ou de personnes décédées. Des terres de villages entiers se trouvèrent ainsi déclarées sous quelques noms ; l’Etat ottoman fit ensuite vendre aux enchères les terres qui n’avaient pas été déclarées et qui échurent à quelques riches familles, accroissant encore la concentration. L’Etat abolit également les terres musha.

Une autre loi, de 1869, autorise la possession par des étrangers de terres en Palestine, facilitant le travail des agences sionistes. En 1920, une loi imposée par la puissance mandataire, la Grande-Bretagne, élargit le droit de vente des terres quelle que soit leur classification, même réputées inaliénables, telles les terres wakf, c’est-à-dire qui font partie des biens religieux et dont le produit était destiné aux œuvres de bienfaisance. Une autre loi, en 1926 permet l’expropriation de terres nécessaires à des fins d’utilité publique, les paysans n’ayant droit qu’à une indemnisation. Enfin, une loi permet à l’armée d’acquérir des terres à des fins militaires ; ces terres étaient souvent vendues ou cédées par la suite à des organisations sionistes. Cette loi est encore fréquemment utilisée en Cisjordanie.

La législation ottomane, puis britannique, facilita le transfert des terres aux mains du mouvement sioniste. Jusqu’en 1936, la provenance des terres ainsi achetées était pour :

52,6 % des propriétaires absentéistes, c’est-à-dire qui vivaient ailleurs, souvent fort loin et qui pour la plupart n’avaient même jamais vu ces terres ;

24,6 % provenaient de grands propriétaires résidents, des familles libanaises surtout (Sursuq, Tayyan, Tuéni, Madawar, etc.), mais aussi des propriétaires palestiniens, surtout chrétiens (Kassar, Roch, Khoury, Hanna, etc.). Certaines terres furent vendues par des notables musulmans.

13,4 % du gouvernement mandataire, de l’église ou des compagnies étrangères ;

et seulement 9,4 % des paysans eux-mêmes.

Dans presque 90 % des cas, par conséquent, les paysans avaient été contre leur gré expulsés de leur moyen d’existence.

Ce processus de concentration du capital foncier a eu plusieurs conséquences :

– l’accroissement du nombre de paysans sans terre, qui représentaient 29,4 % des familles paysannes en 1930 ;

– la diminution sensible de la taille moyenne des exploitations de la paysannerie palestinienne ;

– l’exode des paysans repoussés vers les régions montagneuses du centre, qui sont encore aujourd’hui les lieux de concentration de la population palestinienne que les autorités israéliennes ne veulent pas annexer et auxquelles elles sont disposées à accorder une forme d’autonomie.

En 1936, la Caisse nationale juive avait acquis 2,6 % de la surface du territoire palestinien ; en termes de terres cultivables cela fait beaucoup plus, puisque la moitié de la Palestine est occupée par le désert du Neguev ; un quart du territoire est occupé par les plaines côtières, fertiles, où le mouvement sioniste achète les terres aux propriétaires absentéistes, et la vallée du Jourdain ; le quart restant est occupé par les montagnes, où se concentre l’essentiel de la population palestinienne.

Les révoltes des années 1936-1939 eurent pour origine l’appauvrissement de la paysannerie palestinienne, appauvrissement dû surtout à l’ensemble de la politique menée par l’occupant britannique, aux taux d’intérêt exorbitants de 30 % qui créaient une spirale dont les paysans ne pouvaient pas sortir, à l’acquisition de terres par le mouvement sioniste, à l’extension de l’activité de ce dernier dans tous les secteurs économiques aux dépens de l’économie palestinienne.

Malgré cela, un rapport de l’ONU de 1947 révèle que les Palestiniens détenaient encore à cette date 93 % des terres du pays, ce qui dément l’argument de l’achat des terres pour légitimer l’occupation juive sur la totalité de la Palestine.

La politique de la terre

Dans le territoire même d’Israël, les lois préexistantes à la constitution de l’Etat seront maintenues en place et utilisées pour exproprier les paysans palestiniens de leur terre. Selon les circonstances, les autorités israéliennes eurent recours aux lois ottomanes, jordaniennes ou britanniques et lorsque cela ne suffit pas, elles en créèrent de nouvelles. On estime que le processus d’éviction des Palestiniens citoyens de l’Etat d’Israël est aujourd’hui pratiquement achevé. Après la guerre de 1967 et l’occupation de la Cisjordanie, jusqu’alors aux mains des Jordaniens, la même politique d’éviction sera mise en œuvre dans ce territoire occupé. Mais outre l’annexion de terres en Cisjordanie, les autorités israéliennes étendront un système de domination « vertical » sur l’économie palestinienne. Elles organisent la dépendance totale de l’économie des territoires occupés. La Cisjordanie est isolée du reste des pays arabes et du monde. Un ensemble extrêmement complexe de lois assure l’hégémonie politique et économique sous la double forme de la dislocation et de l’intégration :

– La dislocation se fait sous la forme de l’appropriation des terres permettant l’installation de colonies de peuplement, du contrôle des ressources en eau, de la mise en place d’un système monétaire et bancaire qui aboutissent à la fuite de l’épargne et à la baisse des investissements. A quoi on peut ajouter une politique fiscale arbitraire qui aggrave la non-compétitivité de l’économie palestinienne par rapport à l’économie israélienne. D’une façon générale, tout est mis en œuvre pour que l’économie palestinienne ne puisse à aucun moment concurrencer l’économie israélienne.

– L’intégration de l’économie palestinienne des territoires occupés est l’image classique de l’économie coloniale : emploi massif par l’occupant d’une main-d’œuvre bon marché ; obligation de rapports bilatéraux qui interdisent aux producteurs palestiniens d’avoir des relations commerciales avec un autre partenaire économique qu’Israël ; spécialisation de l’économie dominée en fonction des seuls besoins de la puissance occupante.

La politique israélienne dans les territoires occupés a cependant cette caractéristique qu’elle ne cherche pas à intégrer la population palestinienne dans un rapport économique de domination mais à vider le territoire de sa population. Le colonialisme classique vise à garantir un maximum d’avantages à la puissance dominante mais ne nie pas le droit d’existence à la population dominée. La politique israélienne, quant à elle, ne cherche pas seulement l’exploitation maximale des ressources et de la population palestiniennes mais à créer des conditions de vie suffisamment insupportables pour provoquer l’évacuation de la population autochtone. Les Israéliens veulent les territoires occupés, mais pas la population qui y vit.

Le droit comme instrument de conquête

Dans cette perspective, le droit est extensivement utilisé pour tenter de décourager la population palestinienne et la forcer à partir. En effet, le statut de la terre en Palestine est régi par plusieurs niveaux juridiques correspondant aux dispositions prises par les différents régimes politiques qui ont dominé le pays.

Les autorités israéliennes sont soucieuses de se présenter comme un Etat de droit et affirment que les confiscations qu’elles effectuent respectent le droit et respectent les lois qui sont appliquées localement et internationalement. Jean-Paul Chagnollaud dit à ce sujet :

« Quelle que soit la nature d’un conflit, le droit considéré en lui-même détient toujours une part irréductible de légitimité qu’il est tactiquement essentiel de mettre de son côté ; de plus, porter un débat de ce type sur le terrain juridique permet de surmonter plus aisément les questions difficiles et embarrassantes sur la véritable nature de ces appropriations en les recouvrant de la neutralité (apparente) et de la respectabilité (formelle) de la norme juridique. S’interroger sur ce que le droit peut dire, revient en fait à décider de ce qu’on va faire dire au droit [56]. »

En 1936, des lois d’urgence avaient été édictées par les autorités britanniques pour réprimer la révolte qui s’étendait dans les campagnes palestiniennes entre 1936 et 1939. De nouvelles lois d’urgence complétèrent en 1945 celles de 1936, mais visaient les organisations politiques et militaires sionistes. Les avocats sionistes contestèrent ces lois qui dépouillaient les citoyens de leurs droits fondamentaux, réglementaient la liberté de circulation, de presse, de parole, permettaient aux autorités d’expulser un individu, de confisquer ou détruire ses biens. Ces lois ne seront pas abolies après la création de l’Etat d’Israël et sont encore utilisées contre les Arabes israéliens et dans les territoires occupés.

Israël a cependant apporté sa propre contribution à l’appareil juridique destiné a s’approprier la terre. L’ordonnance n° 125, par exemple, permet au commandant militaire de déclarer par décret tout territoire ou endroit zone close. Toute personne entrant dans cette zone sans permission est accusée de contravention aux lois et expulsée. Après les guerres de 1948 et de 1967, les autorités israéliennes ont ainsi pu vider des villages et des régions entières de leur population autochtone et interdire aux rescapés de l’exode de revenir. L’application de cet article 125 est laissée à la seule appréciation du commandant militaire et la procédure en est aussi rapide que brutale pour ceux qui en sont les victimes. La majorité des confiscations intervenues entre 1949 et 1953 se fondaient sur cet article.

Pendant cette même période, les autorités israéliennes ont mis en place un dispositif juridique destiné à légaliser les confiscations de ce qui restait encore aux arabes restés à l’intérieur de l’Etat d’Israël :

– La Knesset vote en 1949 une loi qui considère que tout propriétaire d’une parcelle de terre à l’intérieur du territoire attribué à Israël, qui, entre le vote par l’ONU du partage de la Palestine le 29 novembre 1947 et la proclamation de l’indépendance d’Israël le 19 mai 1948, était citoyen ou résident d’un pays arabe autre que la Palestine, ou qui a quitté son lieu de résidence et a séjourné dans une région tenue par des forces qui ont lutté contre Israël, est déclaré « absent », ses droits civiques sont abolis et ses propriétés sont confisquées. Le tiers de la population arabe de l’Etat d’Israël était concerné par cette loi.

– La confiscation des biens du wakf musulman, c’est-à-dire des biens appartenant à Dieu, selon la religion musulmane et dont les revenus sont affectés à des œuvres charitables. Ces biens qui ont été transférés à l’Administrateur des biens des propriétaires absents constituent une fortune considérable car les terres du wakf représentaient de 6,25 % de la superficie de la Palestine.

– 1953 : la « loi sur l’acquisition des terres et l’autorisation des opérations d’indemnités ». Le ministre des Finances est autorisé pendant une année, à partir de la promulgation de la loi, à confisquer toute terre qui, à la date du 1er avril 1952, n’était pas détenue par son propriétaire ou qui est nécessaire au développement, à la colonisation, à la sécurité.

– L’utilisation de vieilles lois ottomanes comme la loi sur les terres incultes permet de nationaliser des terres non cultivées pour justifier des expropriations.

– Après la guerre de 1967 le commandement militaire israélien de la Cisjordanie publie la proclamation n° 2 concernant l’administration par les forces militaires. Israël n’a pas l’intention d’annexer les territoires occupés et se contente de promulguer des ordonnances militaires qui tiennent lieu de lois sans modifier la base juridique jordanienne des territoires. En effet, l’annexion pure et simple signifiait la reconnaissance de la présence d’un million et demi de Palestiniens à qui il aurait fallu accorder un statut, des droits.

– Les confiscations dans les territoires occupés ont tout d’abord concerné les terres incultes qui n’étaient pas susceptibles d’être revendiquées par des propriétaires arabes. L’ordonnance n° 59 confisque les biens ayant appartenu à la Jordanie, qui administrait ces territoires. Toutes les terres qui ne sont pas enregistrées sur les registres cadastraux deviennent domaine de l’Etat.

– L’Etat applique en 1967 les mêmes lois par lesquelles il a confisqué les terres arabes en 1949. Un décret du 23 juillet 1967 considère que les terres de toute personne absente le jour de l’occupation en 1967 deviennent propriété de l’Etat.

– Les autorités israéliennes ont souvent recours à la loi jordanienne sur l’expropriation des terres à des fins d’utilité publique pour saisir des parcelles nécessaires à la construction de routes ou pour tout autre usage au profit des colonies.

– Appropriation indirecte : le gouverneur militaire peut proclamer « secteur fermé » des zones dans lesquelles il est interdit d’entrer et d’où il est interdit de sortir sans autorisation préalable. Toute la vallée du Jourdain est ainsi déclarée zone fermée.

Colonisation de la Cisjordanie

Faute de pouvoir évacuer par la force la population palestinienne, la stratégie israélienne consiste à disperser des colonies de peuplement sur les territoires convoités, qui constituent autant d’abcès de fixation. L’existence de chacune des colonies constitue un enjeu vital et l’évacuation d’une seule d’entre elles constituerait une menace pour l’ensemble du projet. Au lendemain de la guerre de 1967, le gouvernement de Levy Eshcol n’avait pas de politique claire en matière d’implantations de colonies de peuplement dans les territoires occupés. Cependant, le courant principal du parti travailliste insistait sur le caractère juif de l’Etat et s’opposait à l’intégration des Palestiniens, considérant que la seule option qui restait à ces derniers était de s’intégrer dans l’Etat jordanien.

Le premier fait accompli fut l’annexion de la partie Est de Jérusalem et la région de Latroun. Cette annexion avait nécessité la destruction de trois villages palestiniens proches de la ligne de cessez-le-feu entre Israël et la Jordanie. Une colonie a été créée, Kfar Etzion, entre Jérusalem et Hébron, près de la ligne verte. Peu après est créée à Hébron la colonie de Kiryat Arba, à l’initiative du rabbin intégriste Levinger. L’initiative est soutenue à la fois par les partis religieux nationalistes et par des responsables du parti travailliste.

Pendant toute la période où les travaillistes furent au pouvoir, la politique d’implantation israélienne dans les territoires occupés fut définie par le plan Allon, qui fournit en la matière un cadre de référence clair. Sans entrer dans le détail du plan, celui-ci prévoyait une concentration de colonies le long de la frontière jordanienne dans la vallée du Jourdain et la création d’une enclave arabe – dans une région à forte concentration de population palestinienne – reliée à la Jordanie par un corridor, l’enclave arabe étant elle-même bordée par un réseau de colonies juives.

La judaïsation de Jérusalem était également un enjeu capital, auquel le parti travailliste s’est consacré avec attention. L’annexion de la partie arabe de la ville elle-même n’était qu’un élément d’un plan d’ensemble beaucoup plus grand. Onze quartiers et faubourgs résidentiels juifs ont été construits dans la ville et autour d’elle entre 1967 et 1973, et 19 entre 1973 et 1977. Des sommes considérables ont été consacrées à la construction de routes, à l’extension des réseaux électriques et hydrauliques.

Lorsque le Likoud arrive au pouvoir en 1977, il ne fait qu’hériter d’une machine parfaitement huilée qu’il va perfectionner. Il va accroître les confiscations de terres et accentuer la colonisation. Le plan Sharon succède au plan Allon.

Ariel Sharon, le responsable du comité interministériel chargé des colonies de peuplement, a adopté un projet de « double colonne vertébrale » mis au point par un certain professeur Abraham Fokhman. Ce projet, adopté en 1978, sera appelé plan Sharon. Il s’agit :

– d’établir, dans un délai de vingt ans, deux lignes de colonies de peuplement s’étendant, l’une le long de la plaine littorale, l’autre des hauteurs du Golan au Nord jusqu’à Charm el-Cheikh au Sud ;

– de constituer six grands centres urbains au cœur même de la Cisjordanie ;

– d’encercler la population palestinienne par des colonies civiles et militaires en isolant les secteurs urbains palestiniens tels que Naplouse, Ramallah, Bethléem, Jéricho et Hébron ;

– d’accroître la segmentation des centres à forte population palestinienne en créant trois routes Est-Ouest reliant les colonies juives entre elles et avec Israël.

Un mois après la signature des accords de camp David entre Israël et l’Egypte, un plan directeur pour le développement de la colonisation en Cisjordanie 1979-1983, dit projet Drobless, prévoit l’établissement de près de 70 colonies de peuplement en cinq ans, l’augmentation de la population des colonies à 120-150 000 habitants, l’abandon des colonies existantes dans le Sinaï égyptien. Cette politique de colonisation devait être réalisée méthodiquement et prévoyait :

– la création de vingt-deux blocs denses réunis entre eux et formant de grands centres urbains ;

– la création d’une bande continue de colonies autour de la chaîne de montagnes de Cisjordanie afin d’encercler les zones peuplées par la « minorité » palestinienne ;

– la création de colonies juives au sein même des zones habitées par les Palestiniens.

L’idée générale est que chaque implantation de colons juifs nécessite une zone de sécurité beaucoup plus large et que plus il y a d’implantations, moins il restera de surface pour les Palestiniens. L’exemple le plus caractéristique de cette politique de provocation est Hébron, où 450 fanatiques juifs au milieu d’une ville de 120 000 Palestiniens occupent, avec la zone de sécurité, pratiquement 20 % de la surface de la ville. On peut citer aussi les colonies d’Ariel et de Maaleh Adumim qui sont implantées au cœur de zones arabes.

D’une façon générale, les colonies sont considérées comme une partie intégrante du système de défense israélien : pendant les périodes calmes, elles assurent une présence et un contrôle, pendant les périodes de crise elles servent de point d’appui à la répression contre les Palestiniens.

Pour compléter ce dispositif, le gouvernement israélien envisageait au début des années quatre-vingts de porter à 165 le nombre des colonies en Cisjordanie – Jérusalem et la vallée du Jourdain non comprises – afin d’accueillir 1,3 million d’habitants. L’éparpillement des colonies devait à terme permettre de réclamer une continuité territoriale entre les zones de peuplement juif et d’accentuer la « bantoustinisation », c’est-à-dire la séparation des zones de population palestinienne entre elles. C’est exactement la politique qu’applique actuellement Netanyahou.

Les terres qu’il n’était pas possible de s’approprier dans l’immédiat étaient déclarées parcs naturels. Tandis que les travaillistes avaient établi 86 colonies en dix ans, sous le gouvernement du Likoud, entre 1977 et 1984, 115 colonies ont ainsi été constituées : 42 à Naplouse, 23 à Hébron, 15 dans la vallée du Jourdain, 19 à Jérusalem, 16 à Ramallah. La politique du fait accompli vise à créer une situation telle qu’il devient impossible d’envisager la séparation des colonies des territoires occupés.

Le gouvernement Shamir tentera d’accélérer le processus d’occupation jusqu’à son départ en 1992. En 1985 Israël avait confisqué 51 % de la superficie totale de la Cisjordanie ; en 1991, 66 %, soit une augmentation de 30 % de la superficie initialement occupée en 1985.

Cependant, Shamir ne suivit pas la même voie que ses prédécesseurs : il entreprit d’accroître la densité de la population occupant des colonies déjà existantes, afin de loger l’afflux des immigrés venant des pays de l’Est. Le nombre de nouvelles colonies constituées fut relativement faible. Huit des onze colonies implantées sous Shamir l’ont été pendant la première année des négociations de paix. A la fin de l’année 1992, le nombre des colons dans les territoires occupés était estimé à 200 000.

Il y a une logique perverse dans la politique d’implantation de colonies organisée par les gouvernements israéliens successifs. En effet, on installe des colonies de peuplement, c’est-à-dire des femmes et des enfants, en bordure, voire à l’intérieur même de zones à fort peuplement palestinien, pour défendre la sécurité d’Israël, ce qui implique l’implantation de nouvelles colonies, etc. Ilan Halevy cite les propos d’un Israélien sur cette situation absurde :

« Chaque fois que nous conquérons et occupons un nouveau territoire, nous ne le faisons pas à cause de notre appétit pour les terres, mais parce que l’ennemi menace nos maisons, nos femmes et nos enfants. Nous devons donc repousser cet ennemi en repoussant sans cesse les limites des frontières qui protègent nos maisons. Puis, après que nous soyons devenus, contre notre gré, propriétaires de nouveaux territoires, nous ne pouvons supporter la vue d’une terre non habitée par des Juifs. Nous amenons nos femmes et nos enfants sur la nouvelle ligne de front et là, ils sont menacés par les tirs ennemis ; lorsque ces ennemis nous frappent, à nouveau nous n’avons pas le choix, nous sommes obligés d’élargir notre territoire. Et ainsi, avec l’aide de Dieu, nous arriverons à nous établir non seulement sur le mont Arasa, au nord de la Turquie, à l’emplacement où s’est échouée l’Arche de Noé, mais également au Yémen, patrie bien-aimée de notre roi Salomon, le sage bien connu [57]. »

A propos des kibboutzim

La création de kibboutz a été, sur le plan pratique, un des modes d’implantation de la population juive en Palestine, ; elle a également été, sur le plan idéologique, un moyen efficace de légitimation de cette implantation auprès de l’opinion occidentale de gauche. Les militants qui ont constitué le mouvement des kibboutz étaient inspirés par la tradition socialiste européenne, par une culture, une expérience venue du mouvement ouvrier européen. Elément mythique de la colonisation juive de la Palestine, le kibboutz, sorte de commune égalitaire fondée sur des idéaux socialistes, a fourni à des générations de militants de gauche pro-israéliens, y compris dans le mouvement anarchiste, un argument légitimant la colonisation de la Palestine. Pendant longtemps, on parla de « l’expérience socialiste israélienne » au même titre que le l’expérience yougoslave ou soviétique. Mais tout communautaires qu’ils fussent, les kibboutzim exploitaient des terres qui pour l’essentiel avaient été confisquées aux Palestiniens.

Les choses étaient cependant moins angéliques que la gauche européenne ne l’a cru. La population des kibboutzim représente un peu plus de 2 % de la population d’Israël. Mais les kibboutz ont accaparé plus de la moitié des terres les plus fertiles du pays qui appartenaient aux paysans palestiniens expulsés. Sachant par ailleurs que les kibboutzim consomment plus de la moitié des eaux agricoles du pays, à des prix largement subventionnés, la part du « miracle » agricole israélien doit être relativisée. Pendant la guerre de 1948, les kibboutzim, toutes tendances politiques confondues, prirent une part active dans l’expulsion des Palestiniens de leurs villes et villages.

Or le mouvement des kibboutz subit une grave crise qui a très longtemps été occultée. L’Institut de sociologie du mouvement kibboutznik unifié a publié en 1994 une étude qui révèle la profonde crise subie par le mouvement kibboutzim.

La crise du mouvement ne date certes pas de la publication de ce rapport mais pour la première fois elle la met en évidence de façon officielle. « Après des dizaines d’années de secret, de cachotteries et d’efforts pour repousser toute tentative journalistique de fourrer son nez dans ce qui se passe réellement à l’intérieur des kibboutzim, la direction du mouvement a enfin décidé de mettre son cœur à nu. » (Amnon Barzilaï, Haaretz, cité par Courrier international, 6-12 oct. 1994.)

Le mouvement kibboutz forme, dans le pays, un lobby important qui a eu les faveurs des gouvernements successifs et qui obtenait de nombreuses subventions. Selon le professeur de sciences politiques Shlomo Avineri, le kibboutz est devenu l’un des secteurs les plus conservateurs de la société israélienne ; ce qui en faisait autrefois un modèle social et national s’est brisé.

Le mouvement a réalisé de mauvaises affaires sur le marché boursier dans les années quatre-vingts et a englouti des millions de shekels (1 shekel = 1,85 F). Pour faire face à leur énorme endettement, de nombreux kibboutzim ont transformé des terres cultivables en patrimoine immobilier coûteux et en zones de prestige.

Les valeurs égalitaires qui ont caractérisé le kibboutz disparaissent. On constate notamment la disparition de l’égalité des sexes, qui était l’un des fondements du mouvement : les femmes sont écartées de toute position de pouvoir. Si la désertion des kibboutzim est le phénomène le plus grave, touchant 55 % des personnes nées au kibboutz, le pourcentage des filles qui partent est de moitié supérieur à celui des garçons.

Si la crise du mouvement n’est pas récente, il conviendrait de mener une réflexion sur son utilité économique. L’idée de kibboutz est en effet associée à celle d’un groupe de pionniers qui, par leur travail acharné et dans des conditions difficiles, ont « fertilisé le désert ». En fait, la plupart des kibboutzim sont implantés sur des terres agricoles précédemment exploitées par les Palestiniens, qui sont d’excellents agriculteurs. On a souvent pris garde de raser jusqu’à leurs fondations les maisons des villages, dont la deuxième ou troisième génération de kibboutzniks ignore même souvent l’existence [58].

Dans un pays qui lui-même est totalement dépendant des subventions extérieures – aux traditionnels 3 milliards de dollars d’aide officielle américaine s’en ajoutent beaucoup d’autres [59], l’agriculture israélienne est largement dépendante des subventions, directes ou indirectes, ce qui en relativise largement l’aspect « miraculeux ». Lorsque l’eau est payée largement en dessous de son prix de revient, il n’y a pas de miracle. Un sociologue israélien, M. Seltie, pouvait ainsi s’interroger : « Si on fournit à un kibboutz du Néguev de l’eau apportée par la conduite nationale pour un septième ou un huitième de son prix de revient, pourquoi se priverait-on de l’utiliser pour l’irrigation du coton, qui dans le Néguev exige une allocation d’eau par hectare double de celle nécessaire sur la plaine côtière, et pourquoi économiserait-il de l’eau pour ses jardins ou sa piscine ? »

Plusieurs types de colonisation

Le terme de « colonisation recouvre des réalités multiples.

1. Les colons animés par des raisons essentiellement idéologiques. Le mouvement Goush Emmounin, constitué de religieux d’extrême droite, réclame l’annexion de la totalité des territoires occupés. Ils sont largement représentés dans les conseils régionaux de colons. Leur influence politique s’exerce par l’intermédiaire d’un groupe de pression constitué en 1985 dans le parlement israélien.

2. Les « banlieusards ». Ils ont commencé à investir les territoires occupés à partir de 1980 pour des raisons économiques. 70 % de la population juive des territoire occupés y est pour des raisons économiques. L’afflux d’immigrants soviétiques a créé une grave crise du logement et une augmentation sans précédent du prix des loyers. Le coût extrêmement élevé de l’immobilier en Israël ont poussé à la colonisation résidentielle des territoires palestiniens. Les prix du terrain étaient bas, les loyers aussi. Des avantages fiscaux étaient attribués aux entreprises et aux citoyens juifs d’Israël pour qu’ils construisent et achètent dans les territoires occupés. Les acquéreurs pouvaient obtenir des prêts publics avantageux, les étudiants pouvaient jouir de meilleures bourses, les entreprises, les enseignants, les travailleurs sociaux pouvaient déduire de leurs impôts une part de leurs bénéfices ou de leurs revenus. Ces dispositions avaient favorisé dans les années quatre-vingts l’expansion de la colonisation. Un sondage paru dans Yediot Aharonot le 3 février 1993 révèle que 33 % de ces colons seraient d’accord pour partir s’ils étaient correctement indemnisés. En 1995 une centaine de colons de Cisjordanie contactèrent le Meretz, un parti de gauche qui n’a habituellement pas les faveurs des colons, pour leur demander de négocier leur installation dans les frontières d’avant 1967, avec une compensation monétaire. Cette initiative fut reçue avec la plus extrême violence par les organisations de colons : mise en quarantaine, menaces, mise en circulation de listes de noms...

A leur arrivée au pouvoir en juillet 1992, les travaillistes avaient supprimé les mesures incitatives. Netanyahou, évidemment, les a rétablies le 13 décembre 1996, en décidant d’attribuer aux 127 colonies de Cisjordanie – 135 000 habitants, auxquels il faut ajouter les 160 000 de Jérusalem-Est – le statut de « zone prioritaire de développement ».

La démarcation entre colons « idéologiques » et « banlieusards » s’estompe dans la mesure où ces derniers s’organisent pour défendre leurs intérêts et empêcher le démantèlement des colonies. En février 1989 des centaines de colons de la cité-dortoir d’Ariel, dans le district de Tulkarem, investissent la ville de Bidya et y sèment la terreur, détruisant habitations et véhicules avant d’être dispersés plusieurs heures après le début de leur raid. Un député de la Knesset et membre du Mouvement des droits civiques, Dedi Zucker avait, dès 1983, publié un rapport dans lequel il établissait que les violences des colons étaient « des actes délibérés dans l’intention d’étendre des régions déjà contrôlées par des Juifs ». Le député ajoute que les colons « se considèrent comme le bras armé de l’Etat avec pour objectif d’établir l’ordre, de punir et d’imposer des sanctions ».

C. – L’EAU

Après la démographie et la terre, l’eau constitue un des problèmes stratégiques vitaux pour l’Etat d’Israël et nous verrons que cette question explique pourquoi il lui est impossible de restituer les territoires occupés. Ces trois questions sont d’ailleurs étroitement imbriquées, une politique d’immigration massive des Juifs d’Union soviétique nécessitant plus d’espace pour les loger et une plus grande quantité d’eau pour la population. En fait, les Israéliens consomment plus d’eau que leurs ressources renouvelables, ce qui, en l’absence de toute volonté politique d’en rationaliser l’usage, impose une politique d’appropriation de l’eau des pays voisins.

Un gaspillage institutionnalisé

Les réserves d’eau d’Israël et des territoires qu’il occupe sont surexploitées et dilapidées. Un gaspillage institutionnalisé permet de fournir aux besoins domestiques, à l’agriculture et à l’industrie une quantité d’eau dans des conditions qui ne sont pas celles d’un pays du Proche-Orient. La pénurie d’eau, qui ira s’aggravant si la même politique est maintenue, est largement provoquée par les prix à la consommation pour l’agriculture inférieurs aux prix de revient et qui encouragent le gaspillage.

Plus des deux tiers de l’eau est consommée par l’agriculture et plus de la moitié des eaux agricoles est utilisée par les kibboutzim, c’est-à-dire 2 % de la population israélienne, qui contrôlent de façon presque absolue les ressources aquifères des plaines intérieures, du Jourdain et du lac de Tibériade, les sources de Beit Shaan et tous les forages réalisés aux alentours.

Le prix de vente de l’eau à l’agriculture est trois fois inférieur à son prix de revient... Si l’eau était vendue à l’agriculture à son vrai prix, incluant les frais d’amortissement des installations, le gaspillage des nappes phréatiques serait sensiblement réduit. Or, on ne prend pas en considération le coût des investissements et leur amortissement ; même les frais d’exploitation journaliers de l’eau ne sont pas totalement pris en compte. L’Etat, sous forme de subventions, paye la différence entre les frais d’exploitation quotidiens et le prix payé par l’agriculteur. Lorsque, en 1988, les autorités ont voulu augmenter le prix de l’eau de 40 % pendant les mois d’été, la pression des kibboutzim, des propriétaires absentéistes de vignes irriguées, les riches propriétaires de terres moshavéennes près des grandes agglomérations ont empêché cette augmentation. Ce sont les consommateurs domestiques et dans une moindre mesure les industriels, qui compensent en partie ce déséquilibre des prix.

Pendant la seconde moitié des années quatre-vingts, Israël a connu une très grave crise hydraulique ; le niveau des nappes phréatiques était tellement descendu que des dizaines de forages ont été salinisés par aspiration de l’eau de la Méditerranée. Toutes les ressources en eau du pays sont exploitées, il y a un déficit de 600 millions de mètres cubes. En outre, l’Etat d’Israël n’a plus la capacité d’accroître ses ressources par la force, comme en 1967, en 1978 et en 1982 aux dépens des pays voisins.

Il existerait des moyens pour empêcher le gaspillage de l’eau, mais cela implique la mise en œuvre d’une politique d’investissement ambitieuse et à long terme, alors que l’Etat semble plus soucieux de développer la colonisation des territoires occupés.

La partie Nord d’Israël n’est pas un pays sec, il y tombe entre 500 et 1 100 mm d’eau par an. Les précipitations tombant sur le pays représentent 10 milliards de mètres cubes, dont seulement un milliard alimente les nappes phréatiques. Cela laisse aux experts un vaste champ d’intervention pour récupérer l’eau. Le stockage des précipitations hivernales, la récupération des eaux de ruissellement qui se perdent dans la Méditerranée, la construction de barrages pourraient permettre, avec la vente de l’eau à son vrai prix, d’en économiser de grandes quantités.

Mais il faudrait également reconsidérer certains choix économiques, tels que la culture du coton, qui nécessite de grandes quantités d’eau. Pour l’instant, les autorités israéliennes semblent estimer plus facile d’effectuer une rapine à grande échelle sur les eaux des pays voisins.

Plus les autorités attendent, plus les investissements nécessaires à une politique rationnelle de l’eau seront grands, mais également plus ils apparaîtront secondaires face aux dépenses immédiates nécessaires au simple renouvellement du réseau hydraulique déjà existant, qui vieillit et qui, de ce fait, provoque une déperdition importante de l’eau qu’il transporte... et plus les autorités seront tentées de faire face au problème en adoptant la solution de facilité consistant à capter des quantités toujours plus grandes d’eau chez les voisins.

L’eau, un problème stratégique

On ignore souvent que le premier conflit qui a opposé l’Etat d’Israël et un pays arabe s’est déroulé en 1953 avec la Syrie. Israël tente alors de mettre en place un plan destiné à détourner les eaux du Jourdain pour irriguer le désert du Néguev. Après une plainte des Syriens auprès du Conseil de sécurité de l’ONU, les Etats-Unis menacent de suspendre leur aide économique et militaire de 50 millions de dollars par an.

Après ce premier conflit, plusieurs plans sont proposés pour régler le problème du partage des eaux, qui prévoient une coopération israélo-arabe pour l’exploitation des eaux du Jourdain et une répartition selon un système de quotas. Les pays arabes refusent car ils pensent que c’est là un moyen donné à Israël pour contrôler l’eau. Israël refuse car le projet n’inclut pas les eaux du fleuve libanais, le Litani.

En acceptant de discuter de la question, les Etats arabes reconnaissent, pour la première fois, l’existence de fait d’Israël. Aucun accord n’étant possible, Israël poursuit la réalisation de ses projets hydrauliques, qui permettront l’irrigation du désert du Néguev, au Sud, grâce à une énorme canalisation alimentée par d’énormes turbines construites sur le lac de Tibériade, au Nord du pays. Il est significatif que la première opération terroriste du Fath contre Israël, le 1er janvier 1965, est une tentative de sabotage de l’aqueduc national israélien.

Pour contrer les conséquences de la politique israélienne de captation des eaux, les Arabes décident détourner la rivière Banyas vers la Syrie et la Jordanie ainsi que de construire deux réservoirs artificiels sur le cours du Yarmouk, afin d’empêcher les eaux des sources du Jourdain d’arriver jusqu’au lac de Tibériade, qui alimentait les canalisations israéliennes vers le Néguev. Israël bombarde les ouvrages syriens sur le Banyas en mars et en mai 1965, puis le barrage syro-jordanien sur le Yarmouk en avril 1967.

La guerre israélo-arabe de 1967 mettra fin aux controverses par l’occupation israélienne des sources hydrauliques du Golan : contrôle des affluents Al-Dane et Banyas et autres ressources : 200 millions de mètres cubes par an.

L’occupation de la rive droite du Jourdain permet d’accroître la quantité d’eau pompée. Le volume d’eau tiré du Jourdain par Israël est en moyenne de 520 millions de mètres cubes par an, auxquels il faut ajouter les 80 millions pompés sur le cours du fleuve entre le lac de Tibériade et la mer Morte.

En 1978 l’occupation du Sud-Liban permet aux Israéliens de s’emparer des fleuves Litani et Wazani. Le Litani a un débit moyen de 987 millions de mètres cubes par an ; les Israéliens entendent en capter la moitié pour la faire déverser dans le lac de Tibériade. Les sources de ce fleuve sont à 3 km de la frontière Nord d’Israël. On comprend que cette région du Liban occupée par Israël constitue un enjeu stratégique vital.

Une arme contre les Palestiniens

Entre 35 et 40 % des ressources d’eau d’Israël proviennent des trois nappes aquifères de Cisjordanie occupée.

Dès le début de l’occupation de cette région, en 1967, les ressources en eau de Cisjordanie – ainsi que celles de Gaza – sont déclarées « ressources stratégiques sous contrôle militaire », ce qui permettra aux colons israéliens de faire pousser du gazon tandis que les paysans palestiniens se verront interdire de forer des puits. Israël entreprend de réduire la consommation palestinienne. Le pompage de l’eau du Jourdain par les Palestiniens est interdit pour des raisons de « sécurité ». Les agriculteurs palestiniens ne peuvent plus irriguer une grande partie des terres, extrêmement fertiles, situées le long du fleuve.

Une ordonnance limite à 100 mètres la profondeur des forages effectués par les Palestiniens, tandis que les colons peuvent forer jusqu’à 600 mètres. Des puits palestiniens sont souvent asséchés à cause des forages des nouveaux puits des colonies israéliennes avoisinantes. Cent cinquante hectares de bananes et 500 hectares de cultures potagères ont été asséchés dans le village de Owja, au Nord de Jéricho, parce que les colons de Gilgat et Yitav avaient creusé trois puits, asséchant la source qui fournissait l’eau au village.

Le prix de l’eau est en outre quatre fois plus élevé pour les Palestiniens que pour les Israéliens. A la fin des années quatre-vingts, un million de Palestiniens se voyaient attribuer 137 millions de mètres cubes d’eau, tandis que 100 000 colons juifs en avaient 100 millions de mètres cubes. Un Palestinien de Cisjordanie ne consomme que le sixième de l’eau utilisée par un colon. La population palestinienne subit donc un rationnement généralisé, dont les conséquences sont une situation sanitaire déplorable et l’effondrement de l’économie agricole, dans la mesure où 25 % des terres agricoles irrigables sont effectivement irriguées (alors qu’à l’intérieur du territoire d’Israël 95 % des terres irrigables le sont). L’augmentation de la population palestinienne va rendre la situation encore pire, puisque les plans israéliens ont gelé la quantité d’eau qui leur sera disponible.

Le conflit israélo-palestinien est fondé sur l’occupation par Israël de territoires revendiqués par les Palestiniens. Ce conflit est en réalité secondaire si on adopte une perspective régionale dans laquelle Israël occupe des territoires et capte les eaux d’Etats voisins : Liban et Syrie pour les territoires et l’eau, Jordanie pour l’eau. Pour ces Etats, le règlement du conflit avec les Palestiniens n’est pas une priorité et il n’est pas exclu que les négociations commencées en 1991 à Madrid, qui sont strictement bilatérales, aboutissent à des accords sur l’eau dont les Palestiniens feraient les frais, en dépit du soutien des prétendus « frères arabes ».

La Jordanie est sans doute l’Etat qui serait le plus tenté par la signature d’un accord sur cette question. Le Jourdain, dont les eaux sont convoitées par les deux pays, constitue une frontière commune avec Israël. En 1991, 30 % de ses terres agricoles sont restées en friche faute d’eau. Ses ressources en eau sont très limitées ainsi que les possibilités de les augmenter. La construction du barrage d’Al-Wihda, sur le Yarmouk permettrait d’accroître ses ressources, mais Israël refuse que ce barrage soit construit si un accord définitif sur le partage des eaux de cette rivière et du Jourdain n’est pas signé.

Le barrage d’Al-Wihda, dont le projet date de 1953, permettrait de retenir 225 millions de mètres cubes d’eau par an et d’irriguer 3 500 hectares supplémentaires dans la vallée du Jourdain. Une centrale électrique de 8 MW fournirait de l’électricité à la Syrie. Ce projet est bloqué par les Israéliens et les Américains, les bailleurs de fonds internationaux, Banque mondiale et USAID en tête, refusant tout financement tant qu’un accord sur le partage des eaux du Yarmouk n’a pas été signé avec Israël.

Le problème est que le Yarmouk est aussi un fleuve frontière entre la Jordanie et la Syrie et tout ouvrage sur ce cours d’eau nécessite l’accord de cette dernière, qui n’est pas pressée, car Damas réclame la restitution préalable du Golan. En somme, pour construire un barrage sur le Yarmouk, la Jordanie doit attendre que Damas et Tel-Aviv régularisent leur relation.

A l’évidence, le conflit israélo-arabe est directement lié à la politique régionale de l’eau et dépasse le simple conflit israélo-palestinien. La restitution du Golan aux Syriens signifie la restitution de 200 millions de mètres cubes d’eau par an (22 % de la consommation d’Israël). La restitution des territoires libanais occupés signifie la restitution de 480 millions de mètres cubes, si le projet de captation est mené à son terme. Israël, la Jordanie et la Cisjordanie sont totalement dépendants des eaux du Jourdain. Les nappes phréatiques de Cisjordanie (335 millions de mètres cubes par an) et les affluents du Jourdain représentent 35 % à 40 % des ressources en eau d’Israël. Selon un rapport des Nations unies, 67 % de la consommation en eau d’Israël vient des territoires annexés après 1948.

Est-il envisageable, du point de vue de la puissance occupante, de se séparer d’une telle quantité d’eau ?

D. – UNE DÉMOCRATIE MODERNE À SUBSTRAT BIBLIQUE

L’historien Elie Barnavi définit Israël comme « une démocratie parlementaire moderne à substrat biblique » [60]. Le 14 février 1949 l’Assemblée constituante tient sa première session. Une Loi de transition devait fixer les structures de l’Etat jusqu’à ce que l’assemblée élabore une constitution. Cette constitution ne verra jamais le jour, à cause de l’opposition de partis religieux, qui sont les partenaires incontournables de toute coalition gouvernementale. En effet, le système électoral qui a été adopté est la proportionnelle stricte à partir de listes présentées par les partis, le pays tout entier étant considéré comme une seule circonscription électorale. Ce régime place les petits partis, surtout religieux, en situation d’arbitre. Pour ces partis, la constitution de l’Etat d’Israël existe déjà, c’est la Torah.

L’ambiguïté de la situation réside dans le fait que, d’une part, le projet sioniste, d’essence fondamentalement laïque, auquel les religieux se sont farouchement opposés, a été porté par des pionniers socialistes et athées, mais que d’autre part l’Etat d’Israël se veut l’Etat des Juifs.

Il n’y a pas en théorie de religion d’Etat, la loi considérant toutes les religions comme égales. Un ministère des cultes est chargé d’assurer la bonne marche des services religieux dans les différentes communautés. Pourtant les transports en commun sont paralysés le jour du Shabbat, les télégrammes ne parviennent pas à leurs destinataires, les usines ferment, sauf exception ; les règles alimentaires doivent être respectées dans les institutions publiques, alors que les deux tiers de la population juive ne pratique pas.

L’investissement du religieux dans la vie publique va plus loin : le statut personnel des citoyens, qu’ils soient croyants ou athées, est régi par des cours religieuses. « Tout ce qui concerne le mariage ou le divorce des Juifs en Israël, nationaux ou résidents, est exclusivement de la compétence des tribunaux rabbiniques » stipule une loi de 1955. De même « les mariages et divorces des Juifs s’effectueront en Israël en vertu de la loi établie par la Torah ». Deux ans plus tard, une loi confère aux juges des tribunaux religieux le statut de fonctionnaires de l’Etat.

Les naissances, les mariages, les décès, tous les actes officiels de la vie sont monopolisés par le grand-rabbinat ultra-orthodoxe. Les actes de naissance portent obligatoirement la mention de la religion de l’enfant, même si les parents sont athées. La carte d’identité fait mention de la religion et de l’appartenance ethnique de l’intéressé. Certaines dispositions particulièrement rétrogrades restent théoriquement en vigueur : un bâtard de mère juive et toute sa postérité ne peuvent se marier. L’union d’un Juif et d’un non-Juif est impossible, le non-Juif doit nécessairement se convertir – et la conversion dure deux ans, sauf si on « s’arrange » avec les autorités religieuses. Un homme n’a pas pu être enterré à côté de sa femme parce qu’il n’était pas Juif. Une veuve sans enfant doit épouser le frère de son mari, à moins que celui-ci ne lui rende sa liberté par une cérémonie humiliante. Il faut une intervention de la Cour suprême – accusée par les orthodoxes d’être un « organe non juif » à cause de ses positions en faveur de la laïcité – pour que ces cas particuliers, certes peu nombreux, soient réglés. Les couples de confession différente procèdent au « mariage privé » que la Cour suprême enregistre systématiquement, ou vont se marier à Chypre. Parfois les cas délicats sont résolus « par des arguties juridiques, souvent sans panache, dont use le Grand Rabbinat pour “résoudre” les cas politiquement délicats », dit Elie Barnavi.

Curieusement, c’est la création même de l’Etat qui a transformé le judaïsme en Eglise et les rabbins en fonctionnaires. « Et c’est l’existence de l’Etat qui a posé l’ensemble du problème de l’identité nationale juive en termes neufs », dit E. Barnavi.

150 000 Israéliens qui déclarent être juifs ne le sont pas assez aux yeux du grand rabbinat pour se marier. Ils se voient donc refuser certains avantages sociaux des couples mariés. Le 11 février 1997, la deuxième chaîne de télévision révéla que deux journalistes se faisant passer, l’un pour un Juif, l’autre pour son épouse non Juive, avaient versé 80 000 F au rabbin Michaël Dushinsky, haut fonctionnaire du ministère des affaires sociales, pour obtenir la « conversion » en urgence de la jeune femme, conversion qui, par la voie normale, aurait demandé deux à trois ans... L’enquête révéla que Dushinsky et un autre « docteur de la foi », le rabbin Benyamin Bar-Zohar, avaient converti de cette façon au moins une dizaine de personnes. Après l’émission, plusieurs dizaines de personnes se sont manifestées pour témoigner qu’elles avaient vécu la même expérience. Ce phénomène, selon le Jerusalem Post, semble largement répandu [61]...

Le Jérusalem Post révéla le 14 février que les candidatures à la conversion des personnes qui résident dans des kibboutzim laïcs ou qui refusent d’envoyer leurs enfants dans les écoles ultra-orthodoxes sont systématiquement rejetées par le grand rabbinat. Sans doute le rabbin Dushinsky se trouvera quelque raison théologique pour expliquer son geste. Une forme d’opposition à l’Etat laïc en décomposition, peut-être.

Du coup, un certain nombre de restaurateurs décident de s’organiser pour dénoncer ce « pur racket », selon les termes du magazine Jerusalem Report, que constitue l’obtention de l’estampille casher, strictement casher ou srupuleusement casher, coûtant de 800 à 5 000 francs par mois. Tous les jours une nuée de rabbins et d’étudiants de yeshivot (écoles religieuses) s’abattent sur les hôtels, restaurants, cantines, usines agro-alimentaires pour vérifier le respect des règles de la cashrout. Ils mettent des amendes à des établissements ouverts le samedi dans des villes aussi séculières que Tel-Aviv, Beer Sheba ou Kfar Saba.

Selon la stricte conformité aux prescriptions divines, les plats doivent être préparés par des mains juives et même les fourneaux doivent être allumés par des mitrons juifs... ce qui empêche les restaurateurs d’exploiter de la main-d’œuvre étrangère. Certains hommes en noir se sont mis en tête de contraindre les restaurateurs à faire leur marché chez des cultivateurs considérés comme strictement casher, notamment dans une colonie juive de la bande de Gaza. D’autres inspecteurs avaient menacé de retirer leur licence casher aux restaurateurs qui laisseraient leur clientèle fêter la Saint-Sylvestre. L’activité du département Cashrout est, dénonçait le Jerusalem Report en février 1993, « un véritable racket d’Etat dont le chiffre d’affaires dépasse 200 millions de dollars par an ». Est-ce un hasard ? Il se trouve que le rabbin Dushinsky – encore lui – est le patron de ce département Cashrout.

Au-delà du caractère parfois anecdotique de l’emprise du religieux sur la vie quotidienne de la population, cette emprise revêt un véritable politique : les orthodoxes religieux proposent un modèle de société qui s’affronte à la société civile israélienne.

Les ultra-orthodoxes affirment que l’Etat n’a aucune légitimité : la loi divine, exprimée il va de soi par les rabbins, est seule légitime. Ils condamnent la « “morale” molle de la culture occidentale » [62]. Leur projet est de créer, par les implantations de colons dans les territoires occupés, « un modèle réduit d’Israël tel qu’il devrait être. Nous bâtirons un édifice spirituel complet, comprenant une éducation juive, une culture juive, un système judiciaire juif, une économie juive et une morale sociale et publique prenant sa source dans la Torah » [63]. Un rabbin, Yaïr Dreyfus, se plaint que la paix avec les Palestiniens amènera le ministère de l’Education à multiplier les rencontres entre Juifs et Arabes, « comme faisant partie intégrante de la formation des jeunes en Israël. De là à l’assimilation et à la perte définitive de l’identité juive, il n’y a qu’un pas ». La seule façon de rester Juifs est donc dans la séparation totale avec le monde extérieur.

Un Etat d’un type nouveau, « palestino-cananéen » (par opposition à l’Etat judéo-sioniste) est en train de se former. « Ceux qui conduisent ce processus ne sont plus dignes d’être défendus ». Les dirigeants nationaux-religieux vont devoir comprendre que désormais « nous sommes une opposition, non à un gouvernement, mais à un Etat. Finie la soumission allant de soi à ses décrets. Voici venu le temps de la dure lutte contre la nouvelle entité palestino-cananéenne » [64].

Ces rabbins expliquent aux jeunes qu’ils forment que l’Etat et l’armée laïques se décomposent. Ils font un véritable travail d’infiltration dans l’armée. « Ils préparent les jeunes à être des chefs militaires. Selon une véritable division du travail, ils répartissent les élèves des écoles talmudiques dans les commandos ou les unités d’élite, jusqu’aux postes d’officiers. Au moment de faire mon service, je voulais entrer dans les parachutistes. Mais mon école m’a aiguillé vers les commandos de l’unité d’élite Golani. On me destinait à une fonction précise. Et j’y suis allé, bien sûr [65]. » C’est un lieutenant-colonel de réserve de l’armée israélienne qui s’exprime ainsi. Il avait mis Itzhak Rabin en garde contre ce mouvement.

Les rabbins ultra-orthodoxes lancent des « prescriptions », ou décrets, appelant à la désobéissance civile. Parmi ces prescriptions, les colons sont invités à préférer la mort plutôt que d’évacuer une colonie ; concernant le commandement « tu ne tueras point », il convient également de distinguer entre le « sang juif » et le « sang goy » ; l’absolution est donnée à tout Juif ayant porté atteinte aux biens d’un Arabe ; les meurtriers de Palestiniens, qualifiés d’« oppresseurs », seront purifiés ; il est interdit, le jour du Shabbat, de prodiguer des secours médicaux à un Palestinien, etc. [66]. Le rabbin Israël Ariel, de l’Institut du Temple, qui cherche à construire le troisième temple, a ouvertement déclaré que le commandement « Tu ne tueras point » ne s’applique pas aux Arabes... Le rabbin Dov Lior, de la colonie de Kiryat Arba, près de Hébron, a écrit : « S’il est possible de faire des expérimentations sur des êtres humains déficients qui ont été condamnés à mort par un Etat de droit, il faut le faire [67]. »

La dernière trouvaille de certains Israéliens est la constitution de trois Etats : l’un pour les Palestiniens, un autre pour les Juifs laïcs et un troisième pour les ultra-religieux. Ils s’appuient sur un précédent historique, quand les héritiers de David et de Salomon, ne pouvant se mettre d’accord, ont créé les royaumes juifs d’Israël et de Judée et ont partagé la terre sainte avec les Philistins. La revendication émane aujourd’hui non pas des religieux, mais des laïcs « qui en ont assez de la violence et de l’intolérance de leurs frères orthodoxes [68] ».

Yoram Peri dans Davar (25 mars 1994) écrit que « un sérieux danger existe que la division entre deux cultures politiques juives israéliennes irréconciliables puisse se développer en une cassure avec une exaspération mutuelle suffisante pour susciter une petite guerre civile. Cette guerre civile opposera “Israël” et la “Judée” ».

Baruch Kimmerling, quant à lui, écrit dans Haaretz (21 janvier 1994) que l’évacuation de certaines colonies pourrait se heurter à la résistance armée de certains colons juifs des territoires occupés, « au point de se développer en une véritable guerre civile ». « Dans de telles circonstances, des colons ainsi que leurs partisans en Israël, tous armés jusqu’aux dents, et bien organisés, combattront à la fois les Palestiniens (ce qu’ils font déjà) et les autorités israéliennes (...). Il n’y a aucune certitude que dans de telles circonstances, toute l’armée soutiendra jusqu’au dernier homme le gouvernement élu. »

Un rabbin, Ovadia Yossef, déclara que ceux qui désacralisent le sabbat, en conduisant une voiture, par exemple, « seront tués ». Des fan clubs de Baruch Goldstein, l’homme qui a massacré vingt-neuf musulmans dans une mosquée, et de Yigal Amir, celui qui a assassiné Rabin, se sont constitués dans des écoles religieuses. Un sondage a révélé en décembre 1997 que 47 % des Israéliens pensent que l’opposition entre laïcs et religieux conduira à la guerre civile...

Une organisation s’est créée, Am Hofshi, créée par Arnon Yekutieli, conseiller municipal et membre du Meretz, pour défendre les intérêts des laïcs. Les adhérents n’appartiennent pas seulement au Meretz mais au parti travailliste et même des personnalités du Likoud qui en ont assez des orthodoxes ont adhéré. Dans l’accord de coalition de juin 1996 entre Benjamin Netanyahou et les partis orthodoxes, le candidat s’était engagé à faire adopter une loi garantissant le monopole des orthodoxes en matière de conversion, de mariage, de divorce et excluant les représentants des autres courants des conseils religieux locaux, provoquant l’indignation des communautés juives non orthodoxes, majoritaires notamment aux Etats-Unis. Une telle loi créerait une crise sans précédent entre Israël et la diaspora.

La tension entre laïcs et religieux s’est accrue avec la publication, en janvier 1998, par l’Institut de Jérusalem pour les études sur Israël, d’une étude socio-économique qui révèle que 60 % des hommes ultra-orthodoxes ne travaillent pas et ne cherchent pas d’emploi, contre 10 % dans le reste de la population et que la plupart, même les plus vieux, se font passer pour « étudiants religieux » – dans les pays musulmans on appelle cela des talibans – et bénéficient d’allocations publiques. Les subsides sociaux représentent 12 % des revenus des citoyens des familles non orthodoxes, alors que les familles en moyenne deux fois plus nombreuses des « hommes en noir » (400 000 personnes) reçoivent 51 % de subsides.

L’antagonisme entre laïcs et orthodoxes s’est considérablement accru avec l’arrivée au pouvoir de Netanyahou. Un nombre croissant de jeunes ultra-orthodoxes échappent au service militaire, révèle le ministère de la défense. Les trois partis religieux tiennent entre leurs mains la survie même du gouvernement et imposent leurs volontés pour financer leurs institutions. L’éducation publique est contrôlée par un ministre ultra-orthodoxe, le logement public est dirigé par un vice-ministre ultra-orthodoxe. La coercition religieuse s’accroît avec la « police du Shabbat » qui distribue de fortes amendes aux commerçants juifs qui restent ouverts le samedi.

Les perspectives sont sombres et, en Israël ou dans les territoires occupés, une évolution identique se dessine. Les méthodes d’implantation des fondamentalistes juifs et celles de Hamas sont étrangement identiques, et consistent à élargir leur base sociale et leur influence idéologique par des services sociaux et éducatifs que les autorités civiles sont incapables d’assurer ou refusent d’assurer, néolibéralisme aidant. Alors que le gouvernement et les autorités locales – comme partout ailleurs – réduisent les crédits sociaux et suppriment les repas chauds pour les enfants pauvres dans les écoles publiques, les écoles des fondamentalistes assurent ce service aux enfants, leur offrent des cours supplémentaires et des transports. Ainsi le nombre d’écoles religieuses grandit constamment et celles-ci attirent même les enfants de familles laïques. On constate dans la population un retour à la foi qui prend des proportions considérables.

Israel Shahak écrivait en avril 1994 : « Il est symptomatique de l’effroyablement pauvre qualité de l’information rapportée sur les affaires israéliennes (encore plus pauvre que celle concernant les Territoires), qu’aucun des faits discutés dans ce rapport [“L’influence des idéologies xénophobes sur les Juifs israéliens”] ou dans le rapport 136 [“Va-t-il y avoir une guerre civile entre Juifs israéliens ?”], n’ait filtré jusqu’à présent jusqu’au “experts en affaires israéliennes” ou jusqu’aux médias, y compris la presse de qualité. Au lieu de cela, aussi bien les experts et les médias ne se préoccupent que des banalités diplomatiques sur le “processus de paix”. Je réaffirme que pour les Israéliens (mais aussi pour tous les Moyen-Orientaux) rien ne peut être plus important que le conflit qui s’annonce entre partisans et adversaires juifs de l’intégrisme religieux. »

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III. – AUTONOMIE ET AUTORITÉ
DRÔLE D’AUTONOMIE

Après la guerre du Golfe, le Nouvel Ordre mondial de Bush entendait aboutir à une solution pacifique du conflit israélo-palestinien et prétendait être une dénonciation de la politique de deux poids deux mesures.

Tout cela, de façon formelle bien sûr. En effet, si les puissances industrielles ont été le moteur de la guerre du Golfe, celle-ci n’aurait probablement pas pu avoir lieu sans la participation, ne serait-ce que symbolique, de nombreux Etats du tiers monde. Cette participation n’a pu être obtenue que par des pressions inouïes, notamment économiques sur des pays gravement endettés. Cela a été le cas de l’Egypte en particulier, mais aussi de nombreux pays africains. Lorsque, en 1990, le président égyptien voulut proposer une médiation pour empêcher une guerre avec l’Irak, l’éditorialiste du Washington Post écrivit : « Ayant d’abord tenté de jouer les médiateurs, le président Hosni Moubarak semble maintenant vouloir gagner du temps. Washington est en droit d’attendre mieux de la part d’un pays qui accepte chaque année des Etats-Unis 2 milliards de dollars... » (Cité par International Herald Tribune, 10 août 1990.) Ceux des Etats qui se sont montrés réticents l’ont payé chèrement après la guerre : c’est le cas de la Yougoslavie et de l’Inde.

L’application sélective du droit international avait été tellement grossière, tellement évidente, les résolutions de l’ONU avaient été tellement bafouées par les uns – Israël notamment – et leur application avait été si rigoureusement exigée aux autres, que, la guerre finie, il a fallu redresser un peu la barre, au moins formellement, pour calmer l’opinion publique dans les pays du tiers monde.

C’est dans ce contexte qu’il faut placer les initiatives de l’administration américaine en faveur de négociations israélo-palestiniennes.

Saddam Hussein avait exigé de lier le règlement de la crise issue de l’occupation du Koweït par ses troupes et le règlement de la question palestinienne. Il ne se faisait probablement pas d’illusions, et son souci réel de la cause palestinienne était tout relatif, mais l’argument avait du poids auprès de l’opinion arabe, et c’était là l’objectif recherché. En effet, cela faisait quarante ans que des résolutions de l’ONU reconnaissent aux Palestiniens le droit de déterminer leur propre sort sur au moins une partie du territoire qu’ils occupaient avant 1948, droit qui est bafoué par l’occupation israélienne. En posant cette revendication, Saddam Hussein ne faisait qu’utiliser une situation de fait et mettre le doigt sur les contradictions de la politique des grandes puissances.

On entend souvent parler du soutien des « frères arabes » à la cause palestinienne. Bien rares sont les Palestiniens qui y croient, tout au moins dans les conversations privées. Par « frères arabes », faut-il entendre les populations des pays arabes ? Dans aucun de ces pays les populations n’ont la possibilité de se manifester et d’influer réellement la politique des Etats. Faut-il entendre les Etats arabes ? Mais ces Etats sont comme tous les autres, ils sont régis par la raison... d’Etat. Aucun n’a vraiment intérêt à l’instauration d’un Etat palestinien. Tous utilisent la cause palestinienne en soutenant ou manipulant les fractions palestiniennes en fonction de leurs intérêts dans les rapports de force locaux. Ainsi Saddam Hussein avait ligoté l’OLP en contribuant à suspendre le dialogue américano-palestinien. Le débarquement sur les plages israéliennes en mai 1990 d’un commando d’Aboul Abbas a été commandité par Bagdad. Cette expédition avait mis fin à la stratégie diplomatique de l’OLP. Ceux qui avaient pensé que Saddam Hussein se faisait le champion de la cause palestinienne auraient pu se rappeler les assassinats, commandités par Bagdad, de leaders palestiniens par le groupe terroriste d’Abou Nidal, basé en Irak.

Les « lettres de garantie » américaines

La guerre du Golfe terminée, M. Baker fera sept voyages au Moyen-Orient avant de réussir à convoquer, à Madrid, une conférence, en novembre 1991, conférence à laquelle accepteraient de participer les protagonistes du conflit.

Des « lettres de garantie » définissaient le cadre dans lequel les négociations allaient avoir lieu ; les négociateurs palestiniens se raccrochaient désespérément à elles, car c’étaient les seuls éléments concrets auxquels ils pouvaient se référer pour faire valoir leur légitimité diplomatique.

Quel était le contenu de ces lettres de garantie ?

1. Le rejet de toute conférence internationale au profit de conversations bilatérales. Autrement dit, les négociateurs israéliens ne se trouvent jamais face à l’ensemble des protagonistes du conflit. Les discussions avec un seul protagoniste à la fois permettent en outre la mise sur pied d’accords sur le dos des autres protagonistes.

2. Les Etats-Unis et la Russie, qui parrainent l’initiative, ne devront plus intervenir dans les débats après avoir présidé la séance d’ouverture. Leur seule intervention sera d’ordre formel, pour fixer les lieux et dates des pourparlers.

3. Les Nations unies et la CEE sont exclues des négociations. Cela signifie qu’il n’y a ni groupe de pays ni institution internationale pour servir d’arbitre dans les négociations, auxquelles d’ailleurs les plaignants, c’est-à-dire les Palestiniens et les Etats dont les territoires sont occupés par Israël, ne peuvent même pas se présenter groupés.

4. Les Palestiniens ne sont acceptés que dans le cadre d’une délégation jordano-palestinienne. Seuls les représentants des territoires occupés sont admis.

– L’OLP est théoriquement exclue, puisque ce serait reconnaître le fait national palestinien [69] ;

– pas de représentants de Jérusalem, le statut de cette ville n’étant pas négociable puisque c’est la capitale éternelle d’Israël ;

– pas de représentant de la diaspora palestinienne, car ce serait admettre le droit au retour ;

– enfin, le but des négociations est clairement défini : arrangement intérimaire d’autogouvernement pendant cinq ans ; au bout de trois ans, négociations sur le statut des territoires occupés. (Et pendant ce temps, la colonisation pourra continuer...)

En théorie, ces « lettres de garantie » étaient une garantie émise par les Etats-Unis à l’égard des parties en présence dans la négociation. En réalité, il saute aux yeux qu’elles ne font que reprendre toutes les exigences d’Israël, de même qu’elles ne sont que l’expression du rapport des forces réel dans la négociation. Les dirigeants palestiniens ont évidemment protesté auprès du gouvernement israélien, mais ils sont malgré tout obstinément accrochés aux négociations.

De la conférence de Madrid, en novembre 1991 à celle de Washington, neuf sessions se sont déroulées sans qu’aucun résultat n’apparaisse. Pendant 20 mois de rencontres, tous les espoirs se sont effondrés. L’élection d’un premier ministre travailliste n’a rien changé, qui a reconduit purement et simplement la même délégation israélienne que sous Shamir.

Lors d’une conférence de presse organisée par l’association Justice et Paix en Palestine, au début de l’été 1993, avec un membre de la délégation palestinienne aux négociations, nous avons eu une confirmation de ce que nous savions déjà :

– la répression dans les territoires occupés ne s’est pas ralentie avec les négociations, elle s’est aggravée ; jamais il n’y a eu autant de tués et de blessés ;

– les destructions de maisons de Palestiniens, les expulsions de terres n’ont jamais été aussi nombreuses ;

– la colonisation n’a pas été ralentie : 13 000 unités de logement étaient prévues grâce à la distinction subtile faite entre colonies « politiques » et colonies « stratégiques ». Les Etats-Unis ont évidemment fini par accorder le prêt de 10 milliards de dollars, sans garantie ni intérêt que le gouvernement israélien demandait, et sans aucun contrôle sur son utilisation.

Une colonie de peuplement n’est pas un kibboutz, avec toute la mythologie qui va avec. C’est tout simplement une implantation d’habitations – appartements ou maisons individuelles – sur des terres palestiniennes expropriées. Plusieurs systèmes juridiques coexistent en Palestine : les système ottoman, britannique, israélien. Les autorités israéliennes, faisant appel selon les cas à l’un ou l’autre système, trouvent toujours un prétexte pour justifier l’expulsion. Les motivations des colons sont rarement religieuses ou idéologiques : en effet, des prix nettement inférieurs, des incitations pécuniaires encouragent de nombreuses familles à s’installer dans les colonies, car elles y bénéficient de logements nettement plus spacieux et de conditions de vie nettement supérieures à celles qu’elles auraient à l’intérieur de la ligne verte [70].

Lorsqu’on demande aux responsables palestiniens : pourquoi continuer de négocier, puisque la répression s’est accrue, puisque les conditions de vie ont empiré depuis le début des négociations ? ils répondent invariablement : le fait de se trouver à la table des négociations est déjà un progrès et il ne faut à aucun prix la quitter.

Lorsqu’on demande si le fait que les négociations soient bilatérales ne fait pas craindre qu’Israël s’entende avec l’un ou l’autre protagoniste du conflit aux dépens des Palestiniens, on s’entend répondre que là réside une des raisons pour lesquelles les Palestiniens ne doivent à aucun prix quitter la table des négociations, que leur présence à cette table est une garantie que les autres Etats arabes et Israël ne signent pas d’accord séparé contraire aux intérêts palestiniens... Si par exemple Israël parvenait à résoudre son « dossier » difficile avec la Syrie, les négociations avec les Palestiniens perdraient beaucoup de leur impact.

Et les « lettres de garantie » sont constamment évoquées comme un document fondamental, incontournable. Or, lors d’une rencontre entre la délégation palestinienne et le Département d’Etat, à la veille de la reprise de la dixième session, Danny Ross – qui faisait office de factionnaire de service en l’absence de ses patrons partis assister à une conférence internationale sur les droits de l’homme, à Vienne – a simplement enregistré les doléances de la délégation palestinienne, mais il a quand même pris la peine de transmettre à la délégation le point de vue du Département d’Etat : « Les Américains ne se sentent plus engagés par les lettres de garantie adressées à l’aube de la rencontre de Madrid. »

Clivages entre l’exil et l’intérieur ?

Il ne faut pas se laisser abuser par le discours apparemment unanime des dirigeants palestiniens. Il y a, au sein de la population palestinienne, les mêmes clivages que dans n’importe quelle société divisée en classes. Et c’est probablement là qu’il faut chercher la clé de ce qui se passe depuis la fin de la guerre du Golfe.

L’Intifada, commencée le 8 décembre 1987, était un authentique mouvement populaire dont l’origine se trouve dans le désespoir le plus absolu de la population des territoires occupés, et dans l’absence totale de perspectives politiques à leur situation. Ce mouvement, au début, échappait complètement au contrôle de la direction de l’OLP, et si les Palestiniens de l’intérieur continuent de se référer à elle, c’est pour le symbole qu’elle représente. Progressivement s’est créé le clivage habituel entre la direction en exil d’une organisation et le mouvement de résistance qui continue à l’intérieur. Les stratégies, les enjeux peuvent diverger. Le danger principal est l’apparition d’une direction de rechange à l’intérieur capable de se substituer à celle en exil et susceptible de développer des stratégies contraires aux intérêts de la bourgeoisie palestinienne qui dirige de Tunis. Des tensions n’ont d’ailleurs pas manqué d’apparaître entre l’une et l’autre direction.

Arafat est obligé périodiquement de rappeler que c’est lui qui parle au nom de l’OLP. Au mois d’août 1993, trois membres de la délégation palestinienne – et pas des moindres : Fayçal Husseïni, Hanane Ashraoui et Saeb Erekat – l’avaient ouvertement défié, menaçant de démissionner après qu’il leur ait ordonné de défendre des positions auxquelles ils étaient opposés. Selon le magazine Time (Lisa Beyer, « Out of the Shadows », p. 32, 23 août 1993), Arafat les aurait convoqués à Tunis et leur aurait ordonné de « se comporter comme des employés ou de rentrer chez eux ». « Les dissensions se font de plus en plus nombreuses au sein même de la direction de l’OLP. Des voix se font entendre qui mettent en cause directement Yasser Arafat. Manque de démocratie, gestion financière incontrôlable, “le Vieux” n’est plus épargné par les critiques qui, jusqu’alors ne s’adressaient qu’à ses proches. Plus surprenant encore, la plupart des “contestataires” sont issus de l’entourage direct du leader de l’OLP. » (Annie Fiore, Rêves d’indépendance, chronique du peuple de l’Intifada, L’Harmattan.) En fait, les clivages entre la direction de Tunis et les militants de l’intérieur, créés par les accords et par la façon dont les accords ont été discutés et signés, ne sont pas tant verticaux, qu’horizontaux, c’est-à-dire qu’ils s’expriment à la fois à Tunis et dans les territoires occupés.

Le problème est que le patron n’a plus les moyens de payer ses employés... au sens le plus littéral du terme : L’OLP est en situation de quasi-faillite. Les monarchies pétrolières, sanctionnant les positions qu’Arafat a prises pendant la guerre du Golfe, ont cessé d’approvisionner l’organisation palestinienne [71]. En outre, les revenus des nombreux Palestiniens expulsés du Koweït – on parle de 300 millions de dollars – et qui alimentaient à la fois les familles restées au pays et les caisses de l’OLP, ne sont plus disponibles. Arafat est littéralement dépendant de bailleurs de fonds de moins en moins nombreux ; il est acculé à négocier... et à faire des concessions [72].

L’Intifada était un moyen de lutte efficace : elle coûtait à l’Etat israélien des sommes colossales. Elle avait sur la population israélienne des effets dissolvants, en sapant le moral des soldats et notamment des réservistes qui étaient tenus de faire des périodes tous les ans dans les territoires occupés. Elle était efficace sur le plan médiatique, auprès de l’opinion publique internationale. Et elle avait un effet positif en structurant la société civile palestinienne par la constitution de réseaux d’entraide, d’auto-organisation. Mais aussi, elle présentait l’inconvénient d’avoir éclaté en dehors – et contre – tout contrôle de la direction en exil.

Les négociations ont littéralement abouti à casser l’Intifada comme mouvement de masse. Il ne s’agit pas de dire que les négociations sont en soi condamnables, mais elles n’ont de sens qu’avec un rapport de forces qui permet une véritable discussion. Cependant, l’Intifada risquait à terme de délégitimer l’OLP en suscitant progressivement une direction palestinienne à l’intérieur dont la stratégie et les objectifs pouvaient diverger de ceux de la direction en exil.

Les négociations ont traîné en longueur pendant deux ans sans résultat. Pendant ce temps, la situation financière de l’OLP a empiré. Aussi longtemps que l’OLP conservait des cartes dans son jeu – l’Intifada, une force armée et de l’argent – les Etats-Unis et Israël ont catégoriquement refusé de la laisser participer directement aux négociations de Madrid, bien que l’OLP n’en ait accepté le principe que sous la pression d’Arafat. Le Premier ministre israélien de l’époque, Yitzhak Shamir, n’avait aucune intention d’entamer un processus de paix, et n’a accepté de négocier que sous la pression de l’administration américaine. Ce n’était un secret pour personne que les Palestiniens de l’intérieur avec lesquels les Israéliens négociaient étaient « conseillés » par les dirigeants de Tunis.

Pendant même que les Palestiniens s’efforçaient d’obtenir que l’OLP soit officiellement admise à la table de négociations, le nouveau Premier ministre israélien, Rabin, déportait 415 islamistes au Liban, bouclait la rive Ouest et la bande de Gaza (forçant au chômage des milliers de Palestiniens), ordonnait à l’armée de tirer sur les jeteurs de pierres et envoyait des escadrons de la mort tuer des adolescents qui manifestaient.

Lorsque Rabin arriva au pouvoir pendant l’été 1992, il reprit la politique du Likoud consistant à ne pas reconnaître l’OLP et à tenter de favoriser une direction locale avec laquelle il pourrait signer un accord séparé de capitulation. En fin de compte il est parvenu indirectement à ses fins, en ce sens qu’aujourd’hui l’autorité de la direction de l’OLP est largement contestée et que les conditions israéliennes ont toutes été satisfaites : le pouvoir armé des Palestiniens a été liquidé, aucune décision des autorités palestiniennes ne peut être prise sans l’accord des Israéliens, aucune souveraineté palestinienne sur la terre et sur l’eau, pérennisation du contrôle israélien sur les pentes de la montagne de la rive Ouest et sur la vallée du Jourdain, l’encerclement de toute ville arabe par des implantations de colons ou des camps militaires israéliens qui resteront sur place après la signature des accords, contrôle total sur le territoire appelé le Grand Jérusalem, représentant 20 % de la rive Ouest, annexé en 1967, et sur lequel les Israéliens s’implantent frénétiquement, en dépit des accords.

Peu à peu un glissement est apparu dans l’attitude des autorités israéliennes. Alors que dans un premier temps il était hors de question de négocier directement avec Arafat, ce dernier est devenu le seul interlocuteur. Deux séries de faits, qui ont évolué parallèlement, peuvent expliquer cela.

a) La remise en cause progressive de l’autorité d’Arafat, de plus en plus contesté ; la disparition de tous les éléments qui pouvaient peser en faveur des Palestiniens dans le rapport de force (liquidation de l’Intifada, rejet de l’action armée, etc.) ; la perte de tout soutien financier des Etats arabes font que, affaiblie, la direction de l’OLP devient de ce fait même un interlocuteur valable, c’est-à-dire prêt à un maximum de concessions. Les deux années de temporisation après le début des négociations de Madrid ont peut-être précisément servi à cela ;

b) En même temps, il est apparu que les négociateurs palestiniens de l’intérieur percevaient avec plus d’acuité les objectifs réels des autorités israéliennes, et étaient moins enclins à faire des concessions, ce qui les disqualifiait comme interlocuteurs. Il fallait donc s’en débarrasser, et en janvier 1993, Shimon Pérès, rejoint ensuite par Rabin, décida qu’il serait plus facile d’arriver à un accord avec Arafat qu’avec les Palestiniens de l’Intérieur. C’est ainsi qu’Arafat fut transformé du jour au lendemain de terroriste en héros de la paix.

Les négociations, dans leur forme actuelle, ont été imposées aux autres composantes de l’OLP par Arafat. Le FPLP et le FDLP ne font plus partie de l’exécutif de l’OLP. La mise à l’écart des Palestiniens de l’intérieur dans toute prise de décision s’est faite progressivement, tandis que par un mouvement inverse Arafat s’imposait comme seul interlocuteur. C’est que, en même temps que le discours israélien officiel était de ne pas négocier directement avec l’OLP, avaient lieu des négociations secrètes entre Arafat et Rabin qui aboutirent aux accords Gaza-Jéricho, négociations dont les Etats-Unis aussi bien que la délégation palestinienne elle-même furent exclus... Fin août 1993, Shimon Pérès, ministre israélien des Affaires étrangères, rend publique l’existence de ces négociations.

Ce processus n’a été possible que par la capitulation à la fois politique et militaire de l’OLP ; il aboutit à la création de zones administrées par l’OLP et implique la soumission de cette dernière au contrôle israélien. Arafat est devenu aujourd’hui le protégé d’Israël au même titre qu’auparavant il l’avait été tour à tour de Nasser, d’Al Assad, d’Hussein de Jordanie ou de Saddam Hussein.

Et cela n’est pas une formule de style. La fermeture périodique et le filtrage des passages entre Israël et les territoires occupés, empêchant les Palestiniens d’aller travailler en Israël, est révélatrice d’une véritable collaboration entre les deux parties. Pour obtenir un permis d’entrée en Israël, on doit d’abord se rendre au bâtiment de l’autorité palestinienne à Gaza. On reçoit alors un permis et on se rend à Eretz Checkpoint (point de contrôle) sous contrôle israélien. Les opposants aux accords Gaza-Jéricho n’obtiennent pas le permis (Cf. « Gaza Changes Hand », Roni Ben Efrat, Challenge, July-August 1994).

Un autre exemple est révélateur, celui des prisonniers palestiniens (au nombre de 12 000). Un comité a été mis en place pour discuter de leur sort, alors que le problème aurait pu être partie intégrante de la négociation globale. 600 prisonniers ont été libérés, parmi lesquels très peu des personnes âgées, femmes, jeunes en dessous de dix-huit ans ou malades dont on attendait la libération. En fait, n’ont été libérés que les prisonniers à qui ne restaient que très peu de peine à subir : certains ont même été retenus quelques jours de plus pour pouvoir faire partie du lot ! Rabin a clairement indiqué qu’il n’était pas question de libérer les opposants à l’accord Gaza-Jéricho. Les dirigeants palestiniens sont dans la situation d’entériner le point de vue que quiconque désapprouve la vision israélienne de la solution du conflit est un adversaire commun des deux signataires de l’accord. Autrement dit, les deux parties qui ont signé l’accord Gaza-Jéricho doivent collaborer pour combattre leur opposition palestinienne commune. C’est précisément ce qui se passe. A l’intérieur des prisons mêmes a été mise en place une discrimination criante dans le sort des détenus selon leur position par rapport à l’accord. Les délégués de prisonniers qui ne sont pas du Fatah (la tendance Arafat), notamment ceux du FPLP et du FDLP ne sont pas reconnus par les autorités. Jacques Kupfer, ex-chef du Betar, dirigeant de la branche française du Likoud, se trompe lourdement lorsqu’il évoque les « pseudo-policiers arabes censés coller des contredanses à des ânes en stationnement illicite ». Les policiers palestiniens maintiennent efficacement l’ordre de la paix des vainqueurs.

Les accords d’Oslo divisent clairement les tâches : aux Palestiniens revient le contrôle sur l’éducation, la santé, les services sociaux, le tourisme : pour cela, l’Autorité palestinienne aura le droit de lever des impôts... sur une population privée d’emplois, ce qui se traduira par une aggravation de sa situation.

l’Autorité palestinienne n’aura pas le droit de légiférer, de planifier ou de construire ; aux Israéliens revient le contrôle sur l’industrie, l’agriculture, le commerce extérieur, les douanes, et les impôts indirects... et l’eau. En d’autres termes les Palestiniens n’auront aucun contrôle sur le territoire. Ce sont les Israéliens qui contrôleront les secteurs les plus déterminants de l’économie palestinienne.

Arafat et Rabin ont obtenu le soutien de l’Occident et celui des dirigeants arabes, trop heureux à la fois de signer des paix séparées et de nouer des rapports commerciaux avec Israël. Shimon Pérès demande une aide internationale pour la reconstruction de la Palestine, ce qui revient à dire que les contribuables des trente Etats contributaires de l’aide, surtout européens, d’ailleurs, vont payer les dégâts faits par les gouvernements israéliens successifs à la société palestinienne et compenser (un peu) l’absence totale d’investissements d’infrastructure depuis trente ans. A titre d’exemple, il y avait en 1967 dans la bande de Gaza 800 lits d’hôpitaux pour 360 000 Palestiniens, il y en a toujours 800 aujourd’hui pour 800 000 Palestiniens.

Les Israéliens s’introduisent dans la « reconstruction » en tant que « partenaires cachés » pour les opérations de banque, les investissements étrangers, etc., ce qui revient à dire que les fonds internationaux seront affectés à des projets qui ne concurrenceront pas l’économie israélienne.

La direction de l’OLP a en effet donné son accord sur un certain nombre de points incontournables :

– contrôle de l’économie palestinienne par la Banque mondiale ;

– soumission du budget de la zone autonome, de son système bancaire et de sa planification aux besoins d’Israël ;

– abandon de l’idée d’une monnaie indépendante.

Autrement dit, Arafat a entériné le fait que l’économie palestinienne allait être contrôlée par Israël, à la fureur de certaines fractions de la bourgeoisie jordanienne qui remplissaient ce rôle jusqu’à présent.

Pour être sûr de son coup, Arafat s’est arrangé pour que les fonds alloués à la reconstruction palestinienne ne passent que par l’administration qu’il contrôle, tout en s’évertuant d’obtenir l’arrêt des financements provenant des organisations non gouvernementales occidentales, qui soutenaient de nombreux projets et institutions dans les territoires occupés. Bien que cela ne soit pas un succès total, le gros des financements passe maintenant par les canaux centralisateurs de l’OLP. Parallèlement, Arafat a coupé les financements internes traditionnels par l’OLP de nombreuses institutions qui ne sont pas, ou pas complètement contrôlées par les arafatistes, ce qui affaiblit à la fois le poids des grandes familles de l’intérieur et des forces politiques indépendantes.

« Coupée de la nouvelle réalité sociologique et psychologique des territoires occupés, [la direction de l’OLP] continue de fonctionner selon le mode traditionnel et s’appuie sur les grandes familles féodales dans ses alliances politiques. Ainsi, la composition de l’équipe de négociateurs, tout en représentant un savant dosage des différentes composantes de la société politique et religieuse palestinienne, laisse dans l’ombre la partie la plus active des Palestiniens, à savoir la population des camps et accorde une part sur-dimensionnée aux grandes familles traditionnelles (Husseïni, Nusseîbe, Abu Middain) dont le pouvoir n’est plus ce qu’il a pu être. Les Palestiniens ne sont pas le seul peuple dont la population et la direction politique sont séparés. Depuis 1948 et à la différence d’aujourd’hui, les décisions politiques se prenaient à l’extérieur, tout comme le combat militaire se menait à l’extérieur : rien ne permet d’affirmer que les acteurs de l’Intifada soient prêts à se laisser déposséder du pouvoir de décider de leur avenir. Ces nouvelles frustrations viennent s’ajouter à celles directement provoquées par la répression. (...) Il est encore prématuré d’évoquer l’éventualité d’une rupture entre les populations des territoires occupés et la direction de l’OLP à l’extérieur, tout au plus une distanciation douloureuse est-elle en train de se créer. » (Annie Fiore, Rêves d’indépendance, Chronique du peuple de l’Intifada, L’Harmattan.)

Un accord de dupes

La signature des accords Gaza-Jéricho n’a rien été d’autre qu’un coup médiatique sans signification réelle. La bande de Gaza est un petit bout de terrain qui n’est qu’un énorme bidonville ayant la plus forte densité de population de monde : 360 kilomètres carrés, 900 000 habitants, huit camps de réfugiés totalisant plus de 360 000 habitants.

Les militaires israéliens eux-mêmes demandaient depuis des années que le gouvernement abandonne aux Palestiniens ce territoire devenu ingérable. En réalité, l’autonomie de Gaza consiste à donner à son voisin un cheval malade afin qu’il paie le vétérinaire. Quant à Jéricho, Israël accorde aux Palestiniens 30 km² sur lesquels ils auront le droit d’avoir une administration locale. On appelle cela un bantoustan.

International Herald Tribune du 14 décembre 1992 cite cinq ministres du gouvernement de Rabin qui demandent un retrait unilatéral de la bande de Gaza. Maurice Jacobi, dans Témoignage chrétien du 19 décembre 1992, écrit : « La situation explosive dans la bande de Gaza est telle que les dirigeants israéliens ont perdu tout espoir de réussir à y maintenir “la loi et l’ordre”. Les gouvernements successifs d’Israël ont eux aussi envisagé un retrait. Pour s’y préparer et isoler la bande de Gaza du reste du monde arabe, ils ont établi à quelques kilomètres de la frontière égyptienne un bloc de colonies juives du “Bloc de Katif”, allant de la Méditerranée à la frontière de la bande de Gaza. » Quelqu’un a même envisagé la possibilité d’entourer complètement la bande de Gaza d’une clôture électrique...

Maurice Jacobi cite également l’éditorial du 9 décembre du quotidien israélien Haaretz : « Il y a lieu de se demander combien de temps encore allons-nous sacrifier les meilleurs de nos fils sur l’autel d’une politique erronée. Le gouvernement doit réaliser que nos jours de domination de la bande de Gaza sont comptés. Le manque à gagner de notre volonté à ne pas vouloir accepter cet état de chose est de loin beaucoup plus important que les bénéfices que nous pourrons tirer de notre présence ininterrompue dans la bande de Gaza. » Notons au passage que l’éditorialiste de Haaretz n’est pas le moins du monde motivé par des considérations de droit ou de justice mais par des préoccupations de coût, en vies humaines (israéliennes) et en argent (en manque à gagner).

Quant aux accords de coopération économique dont la presse a tant parlé, et qui sont censés réduire le fossé entre les deux communautés, parlons-en. Il s’agit d’accords entre des entrepreneurs israéliens, détenant une grande majorité des parts, et quelques palestiniens, pour produire, avec une main-d’œuvre à très bon marché, des biens Made in Palestine qui permettront aux produits israéliens de pénétrer l’énorme marché des pays arabes. Les avantages seront considérables pour Israël, et les Palestiniens auront droit à quelques miettes. Seuls une poignée de capitalistes palestiniens tireront quelque avantage de la situation.

On a beaucoup parlé de la cérémonie si émouvante de Washington [73]. On a peu parlé du voyage que Rabin a fait le lendemain en Indonésie, pour signer des contrats très lucratifs. Ce voyage dans un pays musulman aurait été impossible sans la petite cérémonie de la veille. Depuis, le Maroc a accru ses échanges avec Israël. Les Etats du Golfe n’attendaient qu’un prétexte pour pouvoir enfin commercer avec Israël. L’Arabie saoudite a acheté pour 10 000 dollars de billets pour un dîner du congrès juif américain, le 9 décembre 1993, histoire de montrer sa bonne volonté...

Mais le lendemain de la signature des accords, le gouvernement israélien lançait une série de raids dans Gaza et sur la rive Ouest. Des maisons continuaient à être détruites, des terres confisquées. La colonisation continuait, elle s’accroissait même.

La réaction des Etats arabes à une telle politique reste molle. Le 25 janvier 1994 on apprend dans Yediot Ahronot qu’Israël achète 90 % de son pétrole dans les pays arabes, et que l’approvisionnement lui apparaît suffisamment sûr pour annuler les contrats d’achat de pétrole avec le Mexique. Le 8 février 1994 Haaretz rapporte qu’un gros industriel israélien avait déclaré au Wall Street Journal que « le commerce entre Israël et les Etats arabes se monte à 500 millions de dollars par an », ce qui est une sous-estimation importante car dès 1993 il s’élevait à 1,4 milliard. Il semble même qu’Israël importe et revend du pétrole irakien [74]...

Arafat, traité jusqu’à une date récente de terroriste avec lequel aucune discussion n’était possible, est devenu le seul interlocuteur à la fois pour les puissances occidentales et pour les autorités israéliennes dans la mise en place de ce qu’on ne peut qu’appeler des bantoustans palestiniens.

Arafat retarda son arrivée dans les territoires devenus « autonomes » parce qu’il n’avait pas reçu l’argent promis, ce qui donne leur vrai sens aux accords d’Oslo. Ce versement reste en même temps très limité et tout à fait symbolique : 42 millions de dollars sur les centaines de millions prévus, qui serviront à la mise en place d’une bureaucratie n’ayant aucun plan de développement.

La direction palestinienne a cédé sur tous les plans lors des pourparlers économiques qui ont eu lieu à Paris avant l’accord du Caire du 4 mai. A Oslo bien avant, ils avaient déjà abandonné toute chance de développer une économie indépendante lorsqu’ils avaient abandonné la souveraineté sur les territoires, d’autant que la nouvelle autonomie palestinienne est soumise aux exigences de la Banque mondiale, qui s’est débrouillée pour se faire accorder le contrôle de la planification de l’économie des zones autonomes. Le ministre des finances nommé par Arafat est un conservateur bien vu par la Banque mondiale et le FMI, c’est aussi un membre d’un des plus importants clans (Hamulot) palestiniens.

Les 510 millions de dollars affectés en 1994, par exemple, ont été destinés à des infrastructures : un port à Gaza, et un réseau routier qui dans bien des cas fait double emploi avec les routes de contournement israéliennes réservées aux Juifs. On ne recule pas cependant devant l’affectation de fonds importants dans l’établissement d’une police pléthorique.

Il n’est pas question d’investir de l’argent dans de petites entreprises car celles-ci ne sont pas susceptibles d’apporter des profits suffisamment rapides aux investisseurs. Ne parlons pas de coopératives... Prenant comme référence incontournable les dogmes du FMI, on ignore que l’industrialisation n’est pas forcément le chemin le plus court vers le développement, lorsqu’elle n’est pas maîtrisée localement, lorsqu’elle prétend se faire à une échelle qui empêche toute maîtrise locale.

Qui contrôlera les fonds de l’aide internationale ? Fin 1993, la Jordanie exigea que soient mises en place les mesures décidées précédemment concernant l’établissement de succursales de banques jordaniennes sur la rive Ouest et à Gaza. Un accord a été négocié avec la banque israélienne Bank Leumi Leisrael, financée par l’Organisation sioniste mondiale, selon lequel une banque israélo-palestino-marocaine serait créée dans les territoires occupés.

Quelle peut être l’indépendance d’un territoire qui reste sous la domination de l’ancien occupant ? Il s’agit plutôt d’une nouvelle forme d’organisation de la dépendance : en effet, les Palestiniens doivent adapter leur politique fiscale aux besoins israéliens :

– l’import-export, même en provenance du monde arabe, est limité par Israël ;

– la force de travail reste totalement dépendante des emplois en Israël ;

– la police palestinienne maintient un ordre qui correspond aux besoins de l’ancien occupant.

L’argent d’Arafat servira non pas à investir dans des infrastructures mais à payer la police et l’appareil bureaucratique venu de Tunis. Arafat semble tellement certain de recevoir de l’argent qu’il a fait appel aux services d’une société d’investissement US, Morgan Stanley, pour gérer les finances de l’autonomie. Il fait preuve d’une effarante naïveté lorsqu’on songe que l’histoire de l’aide internationale est celle d’une longue suite de promesses jamais tenues. Israël ne laissera pas un dollar aux Palestiniens si cela va à l’encontre de ses intérêts. L’argent servira à bâtir un appareil qui renforcera les échelons les plus élevés de la société palestinienne avec, en haut de la pyramide, les membres de la bourgeoisie palestinienne pro-Arafat, les grandes familles, la classe moyenne de Jérusalem, Gaza ou de la rive Ouest.

La diaspora palestinienne a créé, en marge de la bourgeoisie palestinienne traditionnelle de l’intérieur, une couche d’hommes d’affaires avec laquelle il faut compter. Ces hommes d’affaires ont soutenu Arafat, mais commencent à émettre des critiques sur la manière dont sont conduites les négociations. Ils espéraient plus de dividendes sonnants et trébuchants de la paix, et remettent en cause la façon dont l’aide internationale est contrôlée.

Perspectives

L’occupation des territoires en 1967, les accords de Camp David en 1977, l’expulsion des Palestiniens de Beyrouth en 1982 sont des étapes qui culminent avec la signature de l’accord de Washington le 13 septembre 1993 et qui expriment la victoire de l’establishment israélien sur les Palestiniens.

La bourgeoisie israélienne va pouvoir s’approprier et gérer selon ses propres intérêts une bonne partie du butin de « l’aide à la reconstruction » palestinienne. Elle a obtenu la fin du boycott des pays arabes et va pouvoir s’introduire sur l’énorme marché arabe dans tout le Moyen-Orient et, au-delà, sur le marché des pays musulmans non arabes. C’est ce que révèle clairement l’annexe III de l’accord, qui stipule l’établissement d’un fonds de développement israélo-palestinien, qui doit devenir plus tard une banque de développement du Moyen-Orient afin de soutenir les marchés de la région, assurer le commerce du pétrole, du gaz, la coopération dans le domaine agricole, etc., le tout dans un contexte où les Palestiniens n’ont aucune souveraineté réelle...

« Nous assistons à un changement stratégique important dans le rapport entre le capital palestinien et Israël. Les territoires occupés sont en train d’être transformés en pont vers les marchés arabes, et c’est là l’objectif principal d’Israël en y développant sélectivement une infrastructure. Israël utilisera le nouveau partenariat avec les Palestiniens pour pénétrer les marchés arabes. Dans leur rôle, les capitalistes palestiniens doivent devenir des partenaires minoritaires pour les Israéliens, et ils tireront profit des services qu’ils rendront aux capitalistes israéliens. Les consommateurs arabes sont très sensibles au label “Made in Israël”. Maintenant que les produits israéliens auront le label “Made in Palestine”, ce problème peut être surmonté. Un tel arrangement aboutira à un produit du savoir-faire israélien manufacturé par une main-d’œuvre palestinienne bon marché. Cette division du travail favorise les investisseurs israéliens, laissant aux partenaires palestiniens des profits marginaux. » (Majed Sbeih, « Economy of Autonomy », Challenge n° 22, nov.-déc. 1993)

Majed Sbeih, dans l’interview citée, précise que les accords d’Oslo vont créer une bourgeoisie parasitaire qui profitera de sa situation d’intermédiaire entre le marché arabe et le capital israélien : elle s’engagera dans des opérations spéculatives qui produisent des profits rapides mais sont dépourvues de tout investissement productif. Cette nouvelle couche aura tout intérêt à renforcer la dépendance et à ne laisser aucune place au développement industriel.

L’afflux de sommes importantes au titre de « l’aide économique » peut avoir des effets extrêmement pervers sur une société économiquement sous-développée, en favorisant une bureaucratie disproportionnée qui utilisera l’argent à ses fins propres au détriment des investissements d’infrastructure ou productifs. Dans la pratique, on assiste à la fin d’un rapport colonial classique et à la mise en place d’un néocolonialisme, exactement de la même façon que ce processus a pu se développer en Afrique. Désormais, ce seront les autorités locales qui feront le sale travail du maintien de l’ordre. Les autorités israéliennes vont constamment insister qu’Arafat tienne bien en main les opposants aux accords. La police palestinienne sera transformée en une sorte d’armée supplétive sur le modèle du Sud-Liban, chargée de maintenir l’ordre israélien dans des bantoustans.

L’opinion publique des pays industrialisés, conditionnée par la vision « Walt Disney – CNN » de la politique, est peu disposée à accepter l’idée que ces accords ne sont pas une bonne chose. C’est que pour elle, l’alternative à ces accords ne peut être que le terrorisme aveugle, et, après tout, même s’ils ne sont pas parfaits, c’est déjà un début... Notre intention n’est pas de dénoncer le fait que les deux adversaires négocient, loin de là, mais de tenter de mettre en évidence le contexte, les forces réelles en présence et les enjeux cachés ou masqués derrière de fausses bonnes intentions. Voir deux adversaires se serrer la main est certes une chose émouvante, mais cela ne doit pas nous aveugler ni nous rendre naïfs : ils peuvent en effet très bien se serrer la main parce qu’ils s’accordent sur le fait qu’ils ont un adversaire commun.

Ce que nous écrivions dans le Monde libertaire du 9-15 septembre 1993 reste plus que jamais d’actualité : « Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est la tentative d’Arafat d’assurer sa survie politique à tout prix alors qu’il est de plus en plus contesté par la masse des Palestiniens, et pas seulement les fondamentalistes. C’est aussi la tentative du gouvernement israélien de se garantir un interlocuteur dans une situation où précisément la tendance est à la remise en cause, par les Palestiniens, de la politique de la direction de l’OLP. Arafat et Rabin ont tous deux intérêt à ce que ce ne soit pas un soulèvement populaire dans les territoires occupés qui oriente les négociations. »

DES ÉLECTIONS PALESTINIENNES AUX ORDRES

Les élections palestiniennes se sont déroulées dans un contexte où l’OLP comme organisation de combat est pratiquement vidée de sa substance et remplacée par une administration très largement dépendante du contrôle israélien. Elles ont eu lieu dans un climat de médiatisation extrême et ont été qualifiées de « relativement démocratique » par les 1 500 observateurs internationaux qui étaient sur le terrain. Plusieurs irrégularités sont constatées à travers les quinze circonscriptions électorales de Gaza et de Cisjordanie, mais, selon la formule consacrée, elles n’ont pas remis en cause la régularité du vote.

La seule menace à laquelle Arafat a eu à faire face venait du docteur Haïdar Abdel-Shafi, ancien chef de la délégation palestinienne aux pourparlers de Madrid en 1991, devenu depuis un opposant – modéré il est vrai – aux accords d’Oslo, et qui bénéficie d’une grande popularité chez les Palestiniens et du soutien du FPLP et du PDLP.

Le docteur Abdel-Shafi était candidat au poste de président du Conseil législatif. Pour contrer sa candidature, Arafat a suscité la candidature d’un de ses plus proches collaborateurs, Abou Alaa, ministre de l’économie, qui, avec le soutien du président de l’autorité et de l’appareil du Fatah n’a pas eu de mal à l’emporter. C’est là une première tentative de contrôle du conseil législatif qui montre les limites de la démocratie palestinienne.

830 000 Palestiniens ont donc voté le 20 janvier 1996. Etaient cependant exclus du suffrage ceux de la diaspora et les réfugiés des camps, c’est-à-dire les deux tiers des Palestiniens.

Le taux de participation a été de 85 %, malgré l’appel au boycott de Hamas ; 63,8 % des inscrits ont voté pour la présidence et pour les 88 membres du conseil législatif de l’Autorité nationale. Arafat a été élu président de cette assemblée à 88 % des voix. Sa seule concurrente, Samikha Khalil, n’a eu que 10 %. 75 % des voix se sont portées sur le Fatah.

Si la campagne électorale a été courte, les élections elles-mêmes n’ont été que l’issue d’un processus soigneusement préparé. La direction de l’Autorité palestinienne, constituée de cadres de l’OLP et de dirigeants arrivés d’exil, avait mis en place depuis deux ans des mesures sévères de restriction de la liberté d’expression, en particulier – mais pas seulement – pour les milieux islamistes, même modérés. Les fonds internationaux collectés pour les Palestiniens passent par l’Autorité ou sont sous son contrôle. Les partisans d’Arafat contrôlent tous les instruments financiers. Les fonds qui allaient aux nombreuses organisations non gouvernementales qui travaillaient de façon indépendante doivent passer d’abord par l’Autorité palestinienne. Le Fatah, l’organisation d’Arafat au sein de l’OLP, est soumise au contrôle d’un appareil d’où les militants les plus jeunes ont été écartés et qui est dominé par les piliers les plus résolus de l’appareil.

Les élections en Cisjordanie et à Gaza ont donné une large majorité à Arafat, mais elles constituaient moins un plébiscite pour le président de l’OLP, de plus en plus contesté, que le double constat de l’absence d’autre perspective et de la rapide maîtrise des « trucs » qui font le charme de la démocratie représentative, notamment le charcutage des circonscriptions électorales, certaines d’entre elles ayant deux fois plus d’électeurs que d’autres, pour le même nombre de sièges. Ce sont là des banalités auxquelles les citoyens des pays à tradition « démocratique » ancienne sont habitués depuis longtemps – en tout cas pour ceux qui sont un tant soit peu au courant des mécanismes du système qu’ils cautionnent régulièrement par leurs votes.

Au moins les trois quarts des candidats dits « indépendants » étaient des militants arafatistes. Des candidats se sont vu proposer de l’argent pour retirer leur candidature : une trentaine d’entre eux se sont ainsi retirés. D’autres ont subi des intimidations. Hanane Ashraoui elle-même, célèbre militante palestinienne de l’intérieur, une des rares authentiques candidatures indépendantes élue dans cette élection, a été harcelée par la police israélienne et l’armée pendant qu’elle faisait campagne à Jérusalem-Est. Néanmoins, on a pu dire que ces élections ont été « raisonnablement démocratiques ».

Monopolisation des médias, arrestations de journalistes – le président de l’« Autorité palestinienne » a déjà montré qu’il n’aime pas du tout les journalistes qui ne disent pas ce qu’ils devraient dire – atteintes à la liberté de la presse ont ponctué une campagne électorale dont Le Monde a pu dire qu’« elle aura sans doute été l’une des plus brèves – quatorze jours – dans l’histoire de la démocratie. Brièveté qui ne pouvait que profiter au parti le mieux implanté, le plus riche et le mieux organisé, c’est-à-dire le Fatah ». (19 janvier 1996.)

Ces élections devaient élire le Conseil législatif permettant aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza de gérer leurs propres affaires... à condition qu’on entende par là les problèmes de santé, d’éducation, de voirie, de finances, et non ceux de la défense, de la monnaie ou des affaires étrangères. Toutes les données de ces élections ont été établies par les autorités israéliennes de même que les attributions des instances qui en sont issues.

L’opposition palestinienne refusa de participer au scrutin. Ces élections sont « préfabriquées en faveur des candidats d’Arafat » déclare Daoud Talhami, porte-parole du FDLP.

Quant aux dossiers en suspens, concernant les négociations en cours avec Israël, ils seront négociés non pas avec l’autonomie palestinienne mais avec l’OLP, c’est-à-dire Arafat lui-même.

L’élément le plus frappant de cette élection reste cependant la neutralisation de Hamas. Au printemps précédent l’élection, des discussions commencèrent entre le Fatah et Hamas, à l’occasion desquelles l’organisation islamiste suspendit ses attentats-suicides en Israël. Arafat proposa aux islamistes de participer aux élections. Le Hamas exigea 40 % des postes dans la bureaucratie et aux gouvernement ; Arafat ne leur en accorda que 15 %, selon les rumeurs. En même temps, Arafat joua sur la division entre la tendance de Hamas basée à l’étranger et celle de l’intérieur. Il fit régulièrement interdire l’hebdomadaire des islamistes et arrêter le rédacteur en chef. Pendant l’été le secrétaire général de Hamas, Abu Marzook, est arrêté aux Etats-Unis bien qu’aucune charge ne pèse sur lui dans ce pays. En automne, le dirigeant du Jihad islamique Fathi Shaqaqi est assassiné par le Mossad à Malte. Les éléments les plus actifs de Hamas sont constamment harcelés, arrêtés, interrogés en Cisjordanie et dans la bande de Gaza par les forces de sécurité palestiniennes, la Mukhabarat qui, en collaboration étroite avec le Shabak israélien, prévint plusieurs attentats en Israël. Début janvier, l’ennemi public israélien numéro un, Yehia Ayyash, dit « l’Ingénieur » est assassiné à Gaza par des agents israéliens.

Les faits contredisent de toute évidence les accusations répétées des autorités israéliennes concernant l’incapacité de l’Autorité palestinienne à contrôler les islamistes en particulier et les opposants en général. Toute opposition est en effet soigneusement muselée. Des militants pour les droits civiques, même ceux d’organisations reconnues par l’Autorité palestinienne, ont été tabassés et persécutés par l’un des sept à huit services de sécurité et de police créés par Arafat, qui travaillent en étroite collaboration avec les Israéliens.

L’action combinée des forces de police d’Arafat, des services secrets israéliens et des autorités américaines ont manifestement réussi à affaiblir les islamistes palestiniens. Après les élections, un accord est trouvé aux termes duquel Hamas est autorisé à ouvrir un bureau d’information et à publier de nouveau son journal à Gaza. Hamas s’engage à « ne pas entreprendre d’activités qui pourraient embarrasser l’Autorité palestinienne », en clair les attentats.

L’AUTORITÉ PALESTINIENNE TRÈS... AUTORITAIRE...

Contrairement à l’idée reçue, ni l’OLP, ni les autres partis, ni le Conseil national palestinien n’étaient des structures démocratiques. Les hommes politiques palestiniens issus de l’exil n’ont aucune expérience de la démocratie.

Depuis l’instauration d’une « Autorité palestinienne », on constate de nombreux exemples de violation des droits de l’homme, lesquels sont accentués par les pressions israéliennes pour que l’autorité palestinienne lutte contre le terrorisme. Arafat a réussi à museler le parlement et ignore ses décisions. Grâce à son contrôle des médias, la population ignore ce que fait le Conseil législatif. Cette situation est favorisée par l’absence de véritables partis d’opposition laïques, ce qui crée un véritable vide politique : il n’y a rien entre l’Autorité palestinienne et les islamistes. La plupart des partis d’opposition d’obédience marxiste, sont fragilisés par la chute du communisme. Formés dans l’exil, ils ne sont pas capables de tenir un discours et de faire des propositions qui touchent les gens dans leur vie quotidienne.

Le FDLP (Front démocratique pour la libération de la Palestine) et FPLP (Front populaire de libération de la Palestine) semblent avoir perdu tout contact avec la réalité du terrain et n’ont aucune influence à Gaza et en Cisjordanie. Ces partis se contentent de dénoncer Arafat et les accords inconditionnellement. Or, aujourd’hui, dans la situation lancée par la signature des accords, il ne suffit plus de dénoncer ces derniers, il faut faire des propositions crédibles, apporter des réponses concrètes aux problèmes quotidiens, notamment en matière économique et sociale, ce que l’opposition laïque ne semble pas capable de faire.

Quant à l’opposition islamiste, très implantée dans les territoires occupés, elle n’a pas été capable de faire échec aux négociations. La dernière chose que les Palestiniens souhaitent est le retour des militaires israéliens dans les 6 % de territoire qu’ils ont évacués. Lorsque Netanyahou accuse Arafat de donner le « feu vert » aux terroristes islamistes, le journaliste Dany Rubinstein réplique que le feu vert ne fut pas donné par Arafat mais par la rue palestinienne exaspérée par la politique israélienne. De fait, il y a une corrélation très précise entre les dispositions de l’opinion palestinienne, que Hamas perçoit très bien, et les attentats islamistes. Une enquête réalisée en juillet 1997, après l’attentat sur le marché Mahané Yéhuda, révèle que 28,3 % des Palestiniens sont favorables aux opérations suicides, ce qui révèle une hausse de 5 % par rapport aux réponses données en mai. « Un tel pourcentage, dit Agnès Pavlovsky, montre à l’évidence que la notion de vengeance, incarnée par le Hamas, motive désormais une partie conséquente de l’opinion palestinienne [75]. » Une telle attitude traduit beaucoup plus l’exaspération de la population devant l’absence de résultat des négociations qu’une adhésion aux thèses de Hamas.

Les islamistes constituent en fait la seule véritable opposition organisée, structurée. Ils ont mis sur pied des infrastructures qui proposent à la population écrasée par la misère des prestations presque gratuites : services médicaux, éducatifs, sportifs. Ils subventionnent les besoins des plus démunis, auxquels ils allouent des sommes souvent supérieures à celles de l’Autorité palestinienne. Enfin, les islamistes ont une politique active d’implantation de masse : ils pratiquent de l’entrisme dans les syndicats, les associations.

D’une façon générale, Arafat accrédite l’opinion israélienne selon laquelle tous les opposants à l’accord seraient des terroristes et des fondamentalistes, qu’il faut réprimer, alors que nombre d’entre eux sont des laïcs partisans d’une solution pacifique, mais qui désapprouvent les concessions permanentes sans contreparties.

Les ministres d’Arafat sont pour moitié des membres de la bureaucratie de l’OLP venue de Tunis et pour moitié des membres des élites traditionnelles et des grandes familles de Cisjordanie ou de Gaza. Arafat s’appuie sur les grands propriétaires fonciers, qui le financent, et qui ont toujours joué un rôle déterminant dans l’histoire de la Palestine. Ce sont ces élites qui servent de lien entre le pouvoir et la société. « Héritiers des grandes familles constituées aux XVIIe et XVIIIe siècles, ils appartiennent à la société tout en étant reconnus par le pouvoir. Ils lui servent d’intermédiaires et pour la population, de délégués qui lui permettront d’obtenir des avantages ou des services, par exemple des postes, des subventions [76]... »

En dehors des grandes familles, la population palestinienne est composée d’un petit nombre d’entrepreneurs et d’une petite classe moyenne ; le reste de la population est constitué d’une grande majorité de gens pauvres et sans terre dépendants des employeurs israéliens.

L’un des pivots du régime est constitué par les 33 000 membres de la police, dont une partie vient de l’exil, une autre partie étant constituée par d’anciens militants de l’Intifada qui ont été intégrés à l’appareil de répression, les multiples services de renseignements... Il y a aussi les 39 000 fonctionnaires de l’autorité payés par l’aide internationale. Ces personnes constituent une clientèle complètement dépendante d’Arafat.

Le Fatah lui-même, le parti d’Arafat, connaît une crise d’identité et ne veut pas être assimilé à l’autorité palestinienne, devenue une institution bureaucratique. En novembre 1994 ont eu lieu à Ramallah les premières élections internes au Fatah. Les partisans d’Arafat perdirent les élections et les nouveaux élus, issus de l’Intifada, ont été préférés à ceux choisis par le président de l’Autorité ; aussi le processus fut-il interrompu dans les autres villes – on trouve là encore le phénomène de coupure entre l’intérieur et l’exil.

Le 18 novembre 1994 des affrontements entre la police palestinienne et des intégristes de Hamas font douze morts. De Tunis où se trouvait encore le siège légal de l’OLP, des dignitaires de l’organisation – Farouk Kaddoumi, « ministre » des affaires étrangères, Abou Alaa, « ministre » de l’économie, et Abou Mazen, signataire des accords d’Oslo –, publient au nom de l’OLP un communiqué condamnant le « massacre » et mettant en cause Arafat.

Ces faits, et bien d’autres, montrent que le chef de l’OLP subit des critiques parfois très dures et doit faire face à la contestation au sein même de son mouvement. Arafat y fait face de la façon la plus autoritaire, en s’appuyant sur les éléments de sa garde prétorienne, qui dissuadent les Palestiniens de parler à la presse ou aux diplomates étrangers. Des opposants sont tabassés par des « inconnus » à la moindre incartade, enlevés à leur domicile et « interrogés » ; des journalistes locaux sont emprisonnés, bref une atmosphère lourde règne dans les enclaves autonomes.

Ainsi, l’Autorité palestinienne fit fermer le quotidien An-Nahar, fin juillet 1994. Des hommes masqués entrèrent dans les locaux du journal à Jérusalem-Est et informèrent l’éditeur que l’Autorité palestinienne interdisait la distribution du journal en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et à Jérusalem-Est. Aucune explication officielle n’a été donnée. Personne ne sait qui a pris la décision. Un communiqué de presse de la sécurité intérieure déclara que An-Nahar était fermé parce que c’était un journal jordanien. L’Autorité palestinienne dira que le problème était seulement technique, que le journal avait besoin de renouveler sa licence. Outre que l’Autorité palestinienne n’a aucune autorité pour prendre de telles décisions, le ministre de la Justice affirme que la demande de licence est issue des lois existantes, y compris des lois militaires israéliennes de 1967, dont il est pour le moins curieux que l’Autorité palestinienne se réclame en la matière. Dans la mesure où l’Autorité palestinienne déclare que la licence, qui avait expiré, avait été délivrée par l’administration israélienne, cela place la première comme exécuteur des décisions officielles de la seconde...

An-Nahar et El Qods, un autre journal de Jérusalem-Est, sont systématiquement saisis par la police « autonome » à leur entrée à Gaza et les papiers d’identité des distributeurs palestiniens confisqués.

Hanane Ashraoui, présidente de la Commission des droits du citoyen palestinien, dénonce « une atmosphère d’intimidation » à Gaza et à Jéricho. « Plusieurs journalistes de Gaza, dont Taher Shriteh, qui collabore avec les correspondants du Monde depuis des années et qui fut emprisonné de nombreuses fois par les Israéliens, ont été arrêtés, détenus pendant plusieurs jours et relâchés après avoir signé l’engagement de soumettre à l’Autorité palestinienne toute information controversée. » (Le Monde, 3 décembre 1994.)

On peut aussi citer le cas du docteur Eyad Sarraj, un psychiatre de Gaza qui se trouve à la tête de la Commission palestinienne indépendante pour les droits de l’homme, et qui a été emprisonné plusieurs fois parce qu’il avait dénoncé le caractère oppressif de l’Autorité palestinienne. Il parlait d’arrestations arbitraires, de torture qui créaient dans la population un sentiment de « peur insurmontable ». Arrêté le 18 mai 1996, il est relâché le 26 après l’intervention de nombreux groupes de défense des droits de l’homme. Alors, le docteur Sarraj fit l’erreur d’écrire une lettre à Arafat, s’excusant de lui avoir causé un tort personnel, mais réitérant ses accusations de « corruption, de favoritisme et de torture dans les prisons ». Le 9 juin la police l’arrête encore, le tabasse sérieusement et le met en confinement. Il est libéré le 26 juin. Un porte-parole d’Arafat déclara qu’il avait été interrogé pour avoir lancé des « accusations mensongères contre le sentiment national général et offense au président ».

Human Rights Watch, une organisation de défense des droits de l’homme, publia un rapport le 3 octobre 1997 dénonçant les services de sécurité de l’Autorité palestinienne pour leur usage de l’intimidation et de la torture envers les suspects, entraînant le mort de quatorze personnes en 1994. « Les trois premières années de l’autonomie palestinienne ont été caractérisées par des abus et des centaines de détentions arbitraires commis par les innombrables services de sécurité, en violation des droits élémentaires du détenu » indique le rapport. Les personnes arrêtées ne comparaissent jamais devant un tribunal et celles qui le sont font l’objet d’un jugement expéditif. Le rapport s’en prend aux Etats-Unis et à Israël qui « font pression sur l’Autorité palestinienne afin qu’elle réprime le violence anti-israélienne sans pour autant se soucier des méthodes utilisées ». Les méthodes expéditives de la police palestinienne sont considérées comme un moindre mal tant que les opposants aux accords sont réprimés, même ceux qui souhaiteraient le faire dans un cadre légal et sans violence. Les autorités israéliennes sont d’autant moins à même de reprocher à l’Autorité palestinienne ses méthodes qu’elles ont légalisé la torture.

Selon les ministres eux-mêmes participant aux conseils hebdomadaires de l’Autorité, il n’y a pas de mise aux voix, pas de procès-verbal, pas de débat. Pourtant, même s’il ne dispose d’aucun pouvoir effectif, le conseil législatif est une institution unique dans le monde arabe, capable d’émettre des critiques contre les méthodes de l’Autorité palestinienne. Plusieurs députés du Fatah ont rédigé un rapport sur la corruption (357 millions de dollars auraient été détournés en un an...), qui n’a cependant été suivi d’aucun effet. Le Conseil législatif a demandé la démission de l’ensemble du gouvernement. Les parlementaires reconnaissent qu’ils ne disposent pas des moyens pour obliger la direction palestinienne à faire appliquer les lois qu’ils votent. De nombreux élus revendiquent pour le Conseil le droit de jouer un rôle direct dans les négociations sur le statut finale de la Cisjordanie et de Gaza. Cette revendication ne fait pas l’affaire des autorités israéliennes, car elles signifient un transfert de la légitimité nationale de l’OLP vers un organe élu plus représentatif de la population. Or les accords d’Oslo désignent l’OLP comme interlocuteur, non le Conseil législatif. D’une certaine façon, il s’agit d’une négociation dans laquelle c’est la puissance occupante qui a désigné son interlocuteur...

On sait que Yasser Arafat est malade, mais la question de sa succession est un sujet tabou. En principe des élections auront lieu deux mois après son décès, s’il meurt pendant son mandat, l’intérim étant assuré par le président du Conseil législatif, mais la probabilité est grande que le pouvoir réel sera assuré par les services de sécurité, tout-puissants, avec un personnage connu comme caution démocratique.

La corruption est dans doute un facteur aussi important, sinon plus, que le blocage des négociations pour expliquer la sympathie de l’opinion palestinienne envers les islamistes.

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IV. – LA POLITIQUE ISRAÉLIENNE

Les grands projets politiques n’ont souvent pas besoin d’être longuement analysés, parce que leurs auteurs exposent sans détour leurs intentions réelles. C’est particulièrement vrai dans deux textes qui exposent le projet sioniste, l’un datant de 1923 dont l’auteur est Wladimir Jabotinsky, l’autre écrit par un ancien fonctionnaire du ministère israélien des affaires étrangères nommé Oled Yinon et datant de 1982.

« LE MUR D’ACIER »

C’est le titre d’un livre écrit par le fondateur du sionisme dit « révisionniste », c’est-à-dire un sionisme d’extrême droite qui rejetait la façade libérale et sociale du sionisme originel. Voici ce qu’il dit :

« Il ne peut être question d’une réconciliation volontaire entre nous et les Arabes, ni maintenant ni dans un futur prévisible. Toute personne de bonne foi, mis à part les aveugles de naissance, a compris depuis longtemps l’impossibilité complète d’aboutir à un accord volontaire avec les Arabes de Palestine pour la transformation de la Palestine d’un pays arabe en un pays à majorité juive. Chacun d’entre vous a une compréhension globale de l’histoire de la colonisation. Essayez de trouver un seul exemple où la colonisation d’un pays s’est faite avec l’accord de la population autochtone. Ça ne s’est produit nulle part.

« Les autochtones combattront toujours obstinément les colonisateurs – et c’est du pareil au même qu’ils soient civilisés ou non. Les compagnons d’armes de Hernan Cortez ou de Francisco Pizarre se sont conduits comme des brigands. Les Peaux-Rouges ont combattu avec ferveur et sans compromis les colonisateurs au bon cœur comme les méchants. Les indigènes ont combattu parce que toute forme de colonisation n’importe où à n’importe quelle époque est inacceptable pour le peuple indigène.

« Tout peuple indigène considère son pays comme sa patrie, dont il veut être totalement maître. Il ne permettra pas de bon gré que s’installe un nouveau maître. Il en est ainsi pour les Arabes. Les partisans du compromis parmi nous essaient de nous convaincre que les Arabes sont des espèces d’imbéciles que l’on peut tromper avec des formulations falsifiées de nos buts fondamentaux. Je refuse purement et simplement d’accepter cette vision des Arabes palestiniens.

« Ils ont exactement la même psychologie que nous. Ils considèrent la Palestine avec le même amour instinctif et la ferveur véritable avec laquelle tout Aztèque considérait Mexico ou tout Sioux sa prairie. Tout peuple combattra les colonisateurs jusqu’à ce que la dernière étincelle d’espoir d’éviter les dangers de la conquête et la colonisation soit éteinte. Les Palestiniens combattront de cette façon jusqu’à ce qu’il n’y ait pour ainsi dire plus une parcelle d’espoir.

« Peu importe les mots que nous utilisons pour expliquer notre colonisation. La colonisation a sa propre signification intégrale et inévitable qui est comprise par tous les Juifs et tous les Arabes. La colonisation n’a qu’un but. C’est dans la nature des choses. Changer cette nature est impossible. Il était nécessaire de mener la colonisation contre la volonté des Arabes palestiniens et cette nécessité existe aujourd’hui de la même manière. Même un accord avec les non-Palestiniens est une lubie du même type. Pour que les nationalistes arabes de Bagdad, de La Mecque et de Damas acceptent de payer un tel prix, il faudrait qu’ils refusent de maintenir le caractère arabe de la Palestine.

« Nous ne pouvons offrir aucune compensation contre la Palestine, ni aux Palestiniens ni aux Arabes. Par conséquent, un accord volontaire est inconcevable. Toute colonisation, même la plus réduite, doit se poursuivre au mépris de la volonté de la population indigène. Et donc, elle ne peut se poursuivre et se développer qu’à l’abri du bouclier de la force, ce qui veut dire un Mur d’acier que la population locale ne pourra jamais briser. Telle est notre politique arabe. La formuler de toute autre façon serait de l’hypocrisie.

« Que ce soit au travers de la déclaration Balfour ou au travers du mandat, l’exercice d’une force étrangère est une nécessité pour établir dans le pays les conditions d’un pouvoir et d’une défense par lesquels la population locale, quels que soient ses désirs, soit privée de la possibilité d’empêcher la colonisation, par des moyens administratifs ou physiques. La force doit jouer son rôle – brutalement et sans indulgence. De ce point de vue, il n’y a pas de différence significative entre nos militaristes et vos végétariens. Les uns préfèrent un Mur d’acier fait de baïonnettes juives, les autres un Mur d’acier constitué de baïonnettes anglaises.

« Au reproche habituel selon lequel ce point de vue est immoral, je réponds “absolument pas”. C’est notre morale. Il n’y a pas d’autre morale. Aussi longtemps qu’il y aura la moindre étincelle d’espoir pour les Arabes de nous résister, ils n’abandonneront pas cet espoir, ni pour des mots doux ni pour des récompenses alléchantes, parce qu’il ne s’agit pas d’une tourbe mais d’un peuple, d’un peuple vivant. Et aucun peuple ne fait de telles concessions sur de telles questions concernant son sort, sauf lorsqu’il ne reste aucun espoir, jusqu’à ce que nous ayons supprimé toute ouverture visible dans le Mur d’acier [77]. »

Ce texte a le mérite d’être extrêmement explicite, et il est frappant de constater qu’il n’y transparaît aucun mépris pour les Palestiniens. Ce sont des adversaires qu’il faut battre et Jabotinsky le dit sans hypocrisie, ce qui ne sera pas le cas des dirigeants israéliens après la fondation de l’Etat, qui nieront l’existence même d’un peuple palestinien, ce que ne fait pas du tout Jabotinsky. La lecture de ce texte ne laisse par ailleurs aucune ambiguïté sur le caractère colonial du projet sioniste.

Oled Yinon est lui aussi dénué de toute hypocrisie et expose son projet très clairement. Son texte a été publié en février 1982 ; Israël envahissait le Liban en juin.

« STRATEGIE POUR ISRAEL »

La politique israélienne se caractérise par un certain nombre de constantes, qu’elle soit menée par la droite ou par la gauche. On a coutume de penser que cette politique est motivée par la nécessité de survivre face à un environnement hostile. En réalité cela va beaucoup plus loin, comme le révèle un article, intitulé « La stratégie pour Israël pour les années quatre-vingts », écrit par Oled Yinon, ancien fonctionnaire du ministère israélien des affaires étrangères [78], et publié par le département de la Propagande de l’Organisation sioniste mondiale, de Jérusalem. Cet article a le mérite de dire les choses explicitement et d’éclairer singulièrement la stratégie de l’Etat israélien dans la région. Si certains points de cette stratégie, élaborée au début des années quatre-vingts, sont aujourd’hui dépassés, on y voit comment, soutenus par la puissance formidable de l’impérialisme américain, les nationalistes israéliens les plus extrémistes entendent, de ce petit Etat de 5,5 millions d’habitants [79], déstabiliser l’ensemble du monde arabe. On voit aussi à quel point la stratégie expansionniste d’Israël s’appuie sur les contradictions internes du monde arabe, que l’article révèle très clairement.

D’abord un constat : le monde islamique est incapable de résoudre ses problèmes fondamentaux et par conséquent ne peut être une véritable menace pour Israël à long terme ; il l’est cependant à court terme, en raison de sa puissance militaire. A long terme, le Moyen-Orient ne pourra pas survivre dans ses structures actuelles sans passer par des transformations révolutionnaires. « Le monde arabe n’est qu’un château de cartes construit par des puissances étrangères (...) au mépris des aspirations des autochtones. »

Les divisions confessionnelles, sociales et politiques, linguistiques et ethniques du monde arabo-musulman sont passées en revue pour souligner l’incapacité des gouvernements à faire face à une crise interne. « Telle est la triste situation de fait, la situation troublée des pays qui entourent Israël. C’est une situation lourde de menaces, de dangers, mais aussi riche de possibilités, pour la première fois depuis 1967. » Ces chances, qui n’ont pas été saisies dans le passé, peuvent se représenter « dans une ampleur que nous ne pouvons pas imaginer aujourd’hui ». Il s’agit, évidemment, de l’expansion territoriale. En effet, la politique de paix, la restitution des territoires « sous la pression des Etats-Unis, excluent cette chance qui s’offre à nous », dit Yinon. « Depuis 1967, les gouvernements successifs d’Israël ont subordonné nos objectifs nationaux à d’étroites urgences politiques, à une politique intérieure stérilisante qui nous liait les mains aussi bien chez nous qu’à l’étranger. »

L’Egypte

Parmi les objectifs prioritaires mentionnés par notre stratège, il est « d’importance vitale pour nous de regagner le Sinaï, avec ses ressources, exploitées et potentielles » (il s’agit évidemment du pétrole). « C’est pour nous un objectif politique prioritaire, que les accords de Camp David et les accords de paix nous empêchent de poursuivre », accords de paix que l’auteur qualifie plus loin de « malencontreux ».

Il faut donc « reprendre le Sinaï en tant que réserve stratégique, économique et énergétique à long terme »... La voie directe, c’est-à-dire l’occupation pure et simple, n’est pas possible, à moins que l’Egypte « fournisse à Israël un prétexte » pour le faire. Il faut donc employer la voie indirecte, en profitant de l’effritement économique du pays et de ses tensions intérieures. « L’Egypte, dans sa configuration intérieure actuelle, est déjà moribonde, et plus encore si nous prenons en compte la rupture entre chrétiens et musulmans, qui va croissant. Démanteler l’Egypte, amener sa décomposition en unités géographiques séparées : tel est l’objectif politique d’Israël sur son front occidental, dans les années quatre-vingts. » Si l’Egypte se désagrège, la Libye, le Soudan ne pourront plus se maintenir, et même des pays plus éloignés ; ils « accompagneront l’Egypte dans sa chute et sa dissolution. On aura alors un Etat chrétien copte en Haute-Egypte, et un certain nombre d’Etats faibles, au pouvoir très circonscrits, au lieu du gouvernement centralisé actuel ; c’est le développement historique logique et inévitable à long terme, retardé seulement par l’accord de paix de 1979. »

Le Liban et la Syrie

Yinon n’en reste pas à l’Egypte, évidemment. En effet, selon lui « la décomposition du Liban en cinq provinces préfigure le sort qui attend le monde arabe tout entier, y compris l’Egypte, la Syrie, l’Irak et toute la péninsule arabe ; au Liban, c’est déjà un fait accompli. La désintégration de la Syrie et de l’Irak en provinces ethniquement ou religieusement homogènes, comme au Liban, est l’objectif prioritaire d’Israël, à long terme, sur son front est ; à court terme, l’objectif est la dissolution militaire de ces Etats. [Commentaire : que signifie “dissolution militaire d’un Etat” ? Son écrasement par des opérations militaires ?] La Syrie va se diviser en plusieurs Etats, suivant les communautés ethniques, de telle sorte que la côte deviendra un Etat alaouite chi’ite ; la région d’Alep, un Etat sunnite ; à Damas, un autre Etat sunnite hostile à son voisin du nord ; les Druzes constitueront leur propre Etat, qui s’étendra sur notre Golan peut-être, et en tout cas dans le Haourân, et en Jordanie du Nord. Cet Etat garantira la paix et la sécurité dans la région, à long terme ; c’est un objectif qui est dès à présent à notre portée. »

L’Irak

« En Irak, 65 % de la population [les chi’ites] n’ont aucune part aux décisions politiques ; le pouvoir est aux mains d’une classe gouvernante représentant 20 % de la population, plus une forte minorité kurde dans le nord du pays. N’étaient son régime fort, son armée et sa richesse pétrolière, le sort de ce pays serait analogue à celui du Liban hier, de la Syrie aujourd’hui. Les germes de dissension interne et de guerre civile apparaissent déjà, surtout depuis la prise du pouvoir en Iran par Khomeiny, en qui les chi’ites voient leur chef naturel. »

L’Irak est « un terrain de choix pour l’action d’Israël ». Il est riche en pétrole et en proie à de graves dissensions internes. « Le démantèlement de ce pays nous importe plus encore que celui de la Syrie. L’Irak est plus fort que la Syrie ; à court terme, le pouvoir irakien est celui qui menace le plus la sécurité d’Israël. » C’est pourquoi l’auteur appelle de ses vœux une guerre entre l’Irak et la Syrie, ou entre l’Irak et l’Iran, qui désintégrera l’Etat irakien. « Tout conflit à l’intérieur du monde arabe nous est bénéfique à court terme, et précipite le moment où l’Irak se divisera en fonction de ses communautés religieuses, comme la Syrie et le Liban. » Trois Etats pourront ainsi se constituer autour des villes principales de Bagdad, Mossoul et Bassorah.

La Jordanie

La Jordanie est un « objectif stratégique à court terme » (apparemment, tout est un objectif stratégique à court terme). Lorsque se terminera le « trop long règne du roi Hussein », le pays se désintégrera, sera remplacé par un pouvoir palestinien et ne constituera plus une menace pour Israël (pourquoi ? mystère...). La tactique d’Israël sur le plan militaire ou diplomatique doit être de liquider le régime jordanien et de « transférer le pouvoir à la majorité palestinienne ».

« Ce changement de régime en Jordanie résoudra le problème des territoires Cisjordaniens à forte population arabe ; par la guerre ou par les conditions de paix, il devra y avoir déportation des populations de ces territoires, et un strict contrôle économique et démographique – seuls garants d’une complète transformation de la Cisjordanie comme de la Transjordanie. A nous de tout faire pour accélérer ce processus et le faire aboutir dans un proche avenir. »

Il faut donc rejeter le plan d’autonomie et toute proposition de compromis, de partage des territoires. « Il n’y aura de véritable coexistence pacifique dans ce pays que lorsque les Arabes [Yinon parle sans doute des Palestiniens] auront compris qu’ils ne connaîtront ni existence ni sécurité qu’une fois établie la domination juive depuis le Jourdain jusqu’à la mer. Ils n’auront une nation propre et la sécurité qu’en Jordanie. »

L’idée selon laquelle la Jordanie était le pays dans lequel devaient naturellement s’installer les Palestiniens a longtemps été pour les autorités israéliennes le point central de la solution du problème des réfugiés qui s’obstinaient à réclamer le droit au retour. Dans un sens ils n’avaient pas tort, dans la mesure où 65 % de la population jordanienne est d’origine palestinienne. L’éventualité d’une déportation massive des Palestiniens vers la Jordanie a été sérieusement envisagée. Evidemment, le roi Hussein de Jordanie a vécu dans la terreur que cette solution soit mise en œuvre, car elle signifiait la liquidation de son régime, et toute sa politique a consisté à essayer de l’empêcher. Au début de la guerre du Golfe, le Wall Street Journal écrivait : « Dans une interview, il y a six semaines, le roi Hussein de Jordanie était visiblement traumatisé parce qu’il envisageait la possibilité d’une guerre au Proche-Orient, à l’instigation d’Israël. Israël, disait-il, cherche un prétexte pour renverser son royaume et le transformer en une patrie pour les Palestiniens qui seraient chassés d’Israël afin de faire place aux Juifs soviétiques. Il disait que les risques de guerre étaient plus grands que jamais depuis les trente-sept ans de son règne. » (The Wall Street Journal, 16 août 1990, « Jordan’s King Is Played for a Fool ».

Le problème des « Arabes autochtones » ne recevra de solution que lorsqu’ils reconnaîtront que la présence d’Israël dans les zones de sécurité jusqu’au Jourdain « et au-delà » constitue une nécessité vitale pour les Israéliens, « dans l’ère nucléaire que nous allons vivre ». Il faut que la population israélienne, à cause du danger nucléaire, soit dispersée : la Judée, la Samarie, la Galilée – c’est-à-dire les territoires occupés – « sont nos seules garanties d’existence nationale ». (Yinon n’envisage pas que c’est Israël qui est un danger pour les autres pays de la région, car c’est le seul à détenir l’arme nucléaire.) Il faut que les Juifs s’implantent de façon majoritaire dans les zones montagneuses, coloniser tout le versant de la montagne qui s’étend depuis Birsheba jusqu’en Haute-Galilée (c’est-à-dire le Golan, pris à la Syrie), « coloniser la montagne qui jusqu’à présent est vide de Juifs ».

Ce texte appelle plusieurs commentaires. Il reprend une argumentation qui revient systématiquement dans la presse israélienne, selon laquelle les gouvernements israéliens successifs ont lié la politique de leur pays aux intérêts étrangers ; les puissances occidentales, et en particulier les Etats-Unis, empêcheraient Israël d’avoir une politique de défense efficace et entraveraient son action. Pour Yinon, les accords de Camp David sont une erreur car ils empêchent Israël de réaliser son projet de division du monde arabe et d’extension territoriale. Il « oublie » qu’Israël ne peut survivre que grâce aux 3 milliards de dollars de dons annuels accordés par le gouvernement américain : la part d’Israël représente 50 % du total de l’aide américaine au tiers monde... Il « oublie » que les « malheureux » accords de camp David ont neutralisé l’Egypte en tant que protagoniste du conflit israélo-arabe, ce qui a permis à Israël d’intégrer les territoires occupés et d’attaquer le Liban avec le soutien accru des Etats-Unis. L’analyste israélien, Avner Yaniv, cité par Chomsky, écrit que la mise à l’écart de l’Egypte eut pour effet de « laisser le champ libre à Israël pour mener des opérations militaires contre l’OLP au Liban et poursuivre le peuplement de la Cisjordanie » [80].

Yinon reste cependant cohérent avec ses propres positions. Il reconnaît que le projet d’expansion territoriale d’Israël nécessiterait une profonde transformation de la structure politique et économique du pays. Il faut liquider l’économie centralisée d’Israël et créer une réelle économie de marché, ce qui permettrait, dit-il, « de nous affranchir de notre dépendance à l’égard du contribuable américain » et développer une infrastructure productive indépendante. Ces idées correspondent tout à fait aux options de Netanyahou, fervent libéral.

Israël est le seul Etat inconditionnellement pro-occidental – par intérêt autant, sinon plus que par idéologie – au Moyen-Orient. Et le seul intérêt qu’ont les Américains au Moyen-Orient est le pétrole. Il ne faut, à notre avis, voir nulle part ailleurs le lien qui unit l’Etat hébreu aux Etats-Unis. Le lobby pro-israélien a beau être invoqué par ses adversaires qui le présentent comme un épouvantail, ou par ses propres membres qui vantent sa puissance, il y a peu de chance que les stratèges américains continueraient à soutenir cet Etat s’ils n’y avaient pas intérêt. En 1956, le président Eisenhower avait mis à exécution ses menaces de coupure de crédits, menace qui avaient été immédiatement suivies d’effet. Si, aujourd’hui, l’administration américaine n’emploie pas la même méthode pour régler la question palestinienne, ce n’est pas au « lobby juif » qu’il faut l’imputer, mais à une volonté politique. Israël, selon David Niles, l’associé du président Truman, est « une sorte de porte-avions stationnaire pour la protection des intérêts américains en Méditerranée et au Moyen-Orient ». L’expression d’un secrétaire à la Défense, Melvin Laird, est peut-être plus triviale, mais tout aussi imagée : Israël joue le rôle de « flic en patrouille ».

Le règlement politique de la question palestinienne ne présente aux yeux de l’administration américaine aucun intérêt, dans la mesure ou ce conflit entretient la division dans le monde arabe, encourage les achats d’armes et garantit le contrôle occidental sur l’approvisionnement en pétrole et sur la rente pétrolière.

LE CRIME CAPITAL DE RABIN

Dans les années soixante-dix, un auteur israélien, Marc Hillel, écrivait que Israël était en « danger de paix », signifiant par là que la paix avec les Arabes était plus dangereuse pour la cohésion de l’Etat juif que la poursuite indéfinie de l’état de guerre et le maintien d’une mentalité d’assiégés dans la population.

Alain Dieckhoff dit la même chose : « Depuis le plan de partage de 1947 et la création de l’Etat d’Israël, en 1948, la société israélienne avait trouvé sa cohésion face à la menace extérieure. » Mais on pourrait dire la même chose des Etats arabes. On peut imaginer les effets pervers que peut provoquer une période ininterrompue de cinquante ans de menace extérieure sur une population. Grâce aux « nouveaux historiens » israéliens, on sait aujourd’hui qu’Israël, dans les premières années de la fondation de l’Etat, avait refusé à plusieurs reprises des ouvertures venant des pays arabes : la priorité était à l’annexion de territoires expurgés de leurs habitants arabes. Shamir avait déclaré un jour qu’entre Yasser Arafat et Fayçal Husseini, le plus dangereux était le second. Arafat représentait aux yeux de l’opinion publique israélienne le terroriste intransigeant œuvrant de l’étranger à la destruction d’Israël, tandis que Husseini était le bourgeois palestinien modéré de Jérusalem prêt à négocier – perspective inacceptable.

On imagine à quel point les contradictions internes de la société israélienne ont dû être contenues, réprimées par le sentiment de menace extérieure permanente. La perspective d’une paix avec les voisins arabes peut créer une sensation de vide, de panique. Les couches dominantes de la société israélienne peuvent également craindre une brusque libération des contradictions jusque-là contenues : « Un processus qui conduirait à la paix ferait apparaître les contradictions internes de cette société », dit encore Alain Dieckhoff [81].

Rabin a contribué à modifier cette attitude, et c’est sans doute pour cela qu’il a été assassiné. Il a commencé à faire accepter l’idée de paix auprès de l’opinion publique israélienne. Son meurtrier, Yigal Amir, l’accusait de trahison. Rabin avait livré le Grand Israël à l’ennemi, il prônait le « mélange » avec les citoyens arabes du pays et était responsable de la « dégénérescence » d’Israël. Avant le meurtre, Amir avait déclaré à un policier du service d’ordre que la moitié des manifestants étaient des Arabes, ce qui était loin d’être le cas.

Avec Rabin, « la droite israélienne comprend que le Grand Israël est condamné », dit Amnon Kapeliouk dans Rabin, un assassinat politique. Rabin était un pragmatique qui avait saisi les limites au-delà desquelles l’Etat d’Israël ne pouvait plus aller dans l’effort de répression et d’oppression. Il avait cassé le mythe du Grand Israël allant du Jourdain à la Méditerranée. C’était un nationaliste au sens moderne du mot. Son nationalisme n’était pas tribal ou ethnique mais fondé sur une nation constituée de citoyens. Méthodiquement, froidement, il essayait simplement de faire en sorte qu’il y ait le moins possible de Palestiniens dans l’Etat d’Israël.

Israël comme nation incluait un million d’Arabes israéliens. Rabin n’était pas parvenu à cette conclusion de gaieté de cœur, mais c’était un moindre mal. Lorsque le 5 octobre 1995 est voté au Parlement, à 61 voix contre 59, l’accord avec l’OLP prévoyant le redéploiement de l’armée et l’extension de l’autonomie palestinienne, ce sont les votes des députés arabes qui ont fait pencher la balance, à la fureur de la droite et des orthodoxes. Pour la première fois sans doute, ce n’était pas une arithmétique ethnique qui avait joué, mais une arithmétique démocratique au sens le plus banal du mot. Pour la première fois, les Palestiniens d’Israël se voyaient reconnaître un droit national sur la terre d’Israël, puisqu’ils avaient participé à un vote qui pouvait aboutir à une modification de ses frontières. Pour la première fois, était reconnu que les droits des Juifs n’y étaient pas exclusifs. Là se trouve le crime capital d’Itzhak Rabin.

Pourtant, Amir, l’assassin de Rabin, n’avait pas compris que ce dernier ne cédait en réalité presque rien aux Palestiniens. Un porte-parole de l’organisation pacifiste la Paix maintenant, déclara dans un entretien à la radio israélienne que « sur le terrain, la politique actuelle [celle de Rabin] est équivalente à celle que menait le Likoud » [82]. En effet, la colonisation se poursuivait frénétiquement pendant les négociations et atteignait en 1995 un niveau record : 6 000 logements sans compter les milliers d’appartements autour de Jérusalem.

Le général Ariel Sharon, membre du Likoud et un des organisateurs de l’invasion du Liban en 1982, disait : « Certaines personnes à l’étranger pensent que Rabin a beaucoup cédé aux Palestiniens. Il n’en est rien. Il fait ces choses avec ruse [83]. »

Avant d’être le successeur de Shamir et de reprendre le dossier des accords de paix, Itzhak Rabin a d’abord été l’un des principaux artisans de la conquête de terres palestiniennes en 1967, le partisan de la répression à outrance de l’Intifada. Converti par pragmatisme à la paix, il a fait tout ce qu’il pouvait pour que ce soit une paix israélienne, en retardant systématiquement l’application des mesures partielles signées, en remettant à plus tard chaque point qui aurait pu amener à des concessions de sa part. Il a aussi été celui qui a continué, pendant les négociations, l’implantation de colons juifs dans les territoires occupés.

Pour comprendre comment Itzhak Rabin a pu être assassiné par un membre de la communauté juive d’origine yéménite, un retour en arrière s’impose.

Le projet sioniste d’Etat juif en Palestine était un projet essentiellement ashkénaze, c’est-à-dire qui concernait les Juifs d’Europe. Les premiers dirigeants sionistes s’attendaient à voir déferler en Israël les Juifs d’Europe (Cf. chapitre II, A). HHhhhhLe déficit de population du nouvel Etat risquait de tourner à la catastrophe. Avant la création de l’Etat d’Israël, les Juifs orientaux n’étaient pas considérés comme bienvenus par les sionistes. Lorsque des pogroms éclatent en Irak, au début des années vingt, puis en 1942, les Juifs de ce pays se voient refuser l’entrée en Palestine par l’Organisation sioniste mondiale. En 1948, le ministère israélien de l’Intérieur fait cesser toute immigration de Juifs arabo-orientaux et déclare : « Il faut se rappeler que le sionisme a été créé pour résoudre les problèmes des Juifs d’Europe » (Yemini B.D. « Ils ne conviennent pas au rêve sioniste », Politica, mai 1988 [en hébreu]. – Cité par Maurice Jacobi [84].)

Les sépharades ne seront les bienvenus que plus tard, lorsque le problème démographique imposera à l’Etat israélien l’importation de Juifs orientaux. « La plupart des Juifs irakiens, dont la situation était dans l’ensemble satisfaisante, hésitaient à répondre aux appels pressants des émissaires d’Israël à immigrer. Début 1951, l’explosion d’une bombe à Bagdad fait deux morts et plusieurs dizaines de blessés. Après quoi 100 000 Juifs irakiens décident de gagner la Terre promise. L’attentat, non revendiqué, a parfois été attribué à des agents israéliens. Ce que le gouvernement israélien a toujours nié formellement [85]. »

Il y eut une exception en 1936 : lorsque les Palestiniens organisèrent une grève générale, on permit à 15 000 Juifs yéménites de venir remplacer les ouvriers palestiniens dans les orangeraies des propriétaires juifs. Aujourd’hui, les Juifs orientaux représentent une large majorité de la population d’Israël.

Le changement de la politique du gouvernement israélien a été imposé en 1949 par l’absence d’enthousiasme des Juifs d’Europe et d’Amérique à émigrer en Israël, et par le besoin de fournir, d’une part, à l’armée, la masse des soldats nécessaires à la politique militaire du pays, d’autre part à l’économie, le petit personnel d’encadrement d’un prolétariat constitué essentiellement de Palestiniens (et aujourd’hui de plus en plus constitué de ressortissants du tiers monde, Philippins, etc.).

Ces Juifs orientaux, dont le mode de vie était trop proche de celui des Arabes, étaient venus avec leur clergé. Leurs rabbins prônaient pour la plupart la coexistence avec les musulmans. Ils constituaient donc pour des hommes comme Ben Gourion et les autres dirigeants sionistes un obstacle à la transformation de ces nouveaux immigrants en chair à canon pour les projets expansionnistes de l’Etat. La plupart de ces rabbins furent donc démis de leurs fonctions, et ceux qui furent maintenus – payés avec un salaire inférieur de moitié à celui des rabbins ashkénazes – furent placés sous l’autorité du ministère des Cultes dirigé par des rabbins ashkénazes fanatiques et ultra-nationalistes. Une nouvelle génération de rabbins d’origine orientale fut ainsi formée à la haine des Palestiniens, avec plein salaire, cette fois.

Le quadruplement du territoire israélien en 1967, après la guerre des Six Jours, va poser le problème de l’occupation de l’espace ainsi acquis, dans la perspective de son futur rattachement à Israël. Le mouvement des kibboutz était en crise, les pionniers ne se bousculaient pas. L’installation de milliers de Juifs arabo-orientaux sur les terres fertiles conquises aux Palestiniens en Cisjordanie n’était pas envisageable. Une nouvelle formule fut trouvée : on implanta des colons ashkénazes fanatiques religieux, dont le projet n’était pas la production agricole, mais l’occupation de la terre et le contrôle de la population palestinienne.

Quelques étapes marquent cette évolution :

– 1968 : colonisation, par les travaillistes, de l’ancien quartier juif de Hébron et création de l’implantation ultra-orthodoxe de Kiryat Arba. C’est là que vivait Baruch Goldstein, qui massacra le 25 février 1994 vingt-neuf musulmans au tombeau des Patriarches. Bien d’autres implantations de ce type existent en Cisjordanie.

– La création de colonies ultra-orthodoxes se multiplia considérablement à partir de 1977 après l’accession au pouvoir par le Likoud de Menahem Begin, puis de Yitzhak Shamir. Les colons, armés, font régner la terreur chez les Palestiniens.

Alors que les kibboutz contribuaient au moins pour une part à l’alimentation de la population israélienne, les colons d’aujourd’hui sont dans une position totalement parasitaire : ils ne travaillent pas et ne vivent que grâce à l’argent occidental, principalement américain.

Le mouvement des kibboutz avait traditionnellement fourni à l’armée son personnel d’encadrement, ses cadres techniques, ses pilotes, ses généraux. Cette tendance a complètement disparu aujourd’hui. Ceux qui vont remplir cette fonction, ce sont désormais les jeunes séminaristes fanatiques.

Ces colons devinrent très vite une force politique autonome, indépendante du jeu politique, soumise aux rabbins ultra-orthodoxes opposés au processus de paix, et pour laquelle la légitimité religieuse l’emporte sur la légitimité politique issue des élections.

La plupart de ces colons sont de jeunes séminaristes dont la croissance en Israël est impressionnante : ils étaient moins de 10 000 en 1948, et plus de 100 000 aujourd’hui. Dispensés du service militaire de trois ans auquel sont astreints les autres citoyens israéliens, ils vivent néanmoins armés dans les territoires occupés. Ils peuvent cependant étudier dans des « séminaires d’arrangement » avec l’armée, qui lient pendant cinq ans l’étude des textes sacrés à un entraînement militaire intensif. Il n’y a aucun contrôle sur ce qui se passe dans ces séminaires. Dans le programme de ces séminaires figure notamment l’histoire militaire et l’idéologie d’extrême droite avec une prédilection pour les Combattants pour la liberté d’Israël (le Lehi, plus connu sous le nom de groupe Stern) dont Yitzhak Shamir fut un des dirigeants.

Les loubavitch, la secte la plus puissante et la plus riche du judaïsme hassidique, et qui fournit aux colonies de Gaza et de Cisjordanie argent et immigrants, s’introduisaient dans les casernes pour inciter les soldats à refuser tout ordre de démantèlement de certaines colonies juives. Itzhak Rabin, apprenant cela, leur avait interdit l’entrée des casernes en dehors des périodes de fêtes. Lorsque Shimon Pérès se présenta aux élections, après la mort de Rabin, ils dépensèrent des millions de dollars pour le déstabiliser. On est loin de l’apolitisme que ce mouvement professe.

Yigal Amir, l’assassin de Itzhak Rabin, était un des séminaristes évoqués précédemment, dont la structure mentale et le projet de société diffèrent peu de ses collègues talibans d’Afghanistan.

L’université de Bar Ilan à Ramat Gan est un des principaux foyers de l’orthodoxie en Israël, de l’endoctrinement et de la propagande en faveur d’un Etat théocratique dans lequel seuls les Juifs mâles auront les droits que peut accorder un tel Etat à ses citoyens, les femmes étant reléguées à la cuisine et au lit. Plusieurs projets de « Constitution orthodoxe » ont été étudiés à Bar Ilan, et des séminaires ont été organisés pour déterminer si Rabin et ses collaborateurs devaient être considérés comme « persécuteurs de Juifs » dont la mort devait être sanctionnée par quelque décret talmudique. Yigal Amir a étudié dans cette université.

Les véritables meurtriers de Rabin sont les rabbins qui ont incité le jeune séminariste au meurtre. L’arrestation d’un rabbin n’est évidemment pas concevable. Le gouvernement Pérès aurait dû alors affronter à la fois un soulèvement des colons des implantations ultra-orthodoxes et l’opposition des unités combattantes de l’armée, elles-mêmes largement constituées de colons fondamentalistes : on voit à quel point les intégristes juifs forment un élément déterminant de l’appareil de contrôle israélien sur les populations palestiniennes.

Les médias ont largement répercuté des déclarations d’Israéliens choqués par l’assassinat de Rabin, parce que, disent-ils, la tradition veut qu’« un Juif ne tue pas un Juif ». L’idée, en elle-même assez curieuse, voudrait par conséquent que les Juifs soient foncièrement différents des autres, et fait bon marché de l’histoire, riche en luttes sanglantes entre factions juives rivales. On passera sur l’implicite d’une telle idée : si un Juif ne doit pas tuer un Juif, qu’en est-il pour les non-Juifs ?

Il va de soi que de telles déclarations ne sont pas fondées. L’histoire de la création de l’Etat d’Israël – comme celle de tout Etat – est parcourue d’assassinats politiques, notamment de dirigeants Juifs eux-mêmes :

– 1924. – Jakob Israel de Haan, porte-parole d’un petit parti religieux ultra-orthodoxe, est tué en sortant d’une synagogue de Jaffa Street, à Jérusalem-Ouest. Les assassins ne furent jamais pris. On pense qu’ils agissaient sous les ordres de la Haganah, organisation paramilitaire précurseur de Tsahal, l’armée israélienne. Les dirigeants de l’establishment sioniste considéraient que de Haan était dangereux parce qu’il s’opposait à la croissance du mouvement sioniste en Palestine.

– 1933. – Haïm Arlosoroff est tué à côté de sa femme sur une plage de Tel-Aviv le 16 juin 1933. C’était un membre travailliste de l’exécutif sioniste chargé du département politique. Arlosoroff tentait de faire émigrer les Juifs d’Allemagne et de faire transférer en Palestine une partie de leurs biens. Les suspects, désignés par les travaillistes, étaient deux membres d’une organisation nationaliste d’extrême droite opposée à ses vues modérées. Ils furent acquittés par un tribunal britannique. Un des inspecteurs qui enquêta sur le meurtre déclara avant de mourir que le parti travailliste savait que l’extrême droite n’était pas impliquée dans le meurtre, suggérant qu’il s’agissait d’un règlement de comptes interne au parti de Ben Gourion.

– 1943. – Eliahu Giladi, un « tueur charismatique » (International Herald Tribune du 7-11-95) du petit groupe clandestin des Combattants pour la liberté d’Israël, plus connu sous le nom de « groupe Stern », préparait l’assassinat de David Ben Gourion et d’autres leaders sionistes modérés. Giladi fut tué d’une balle dans le dos sur une plage du sud de Tel-Aviv par un de ses collègues. Le meurtre avait été ordonné par le leader du groupe et par le proche ami de Giladi, Yitzhak Shamir [86], qui devait devenir Premier ministre et qui reconnut, dans ses Mémoires, le rôle qu’il avait joué. Certains disent même que c’est lui qui avait appuyé sur la détente. Les partisans de Ben Gourion coopérèrent avec les autorités britanniques pour pourchasser les membres du groupe Stern pendant la Seconde guerre mondiale.

– 1948. – Ben Gourion, Premier ministre du nouvel Etat hébreu, ordonna à Itzhak Rabin, jeune militaire, de tirer sur l’Altalena, un bateau qui apportait des armes au groupe dissident de Menahem Begin. Le combat dura dix heures sur la plage de Tel-Aviv et quinze personnes furent tuées avant que les forces de Begin ne se rendent.

– 1983. – Bien d’autres actes de violence eurent lieu. Le plus traumatisant fut le meurtre d’un partisan de la paix, Emil Grunzweig, tué par une grenade lancée dans la foule lors d’une manifestation contre la politique du gouvernement israélien au Liban.

– 1995. – On pourrait également mentionner la liesse que déclencha l’assassinat de Rabin dans les milieux intégristes Juifs.

La guerre des Six jours avait déclenché l’extrémisme nationaliste en Israël. Les Juifs religieux virent la main de Dieu dans la libération d’Israël de ses ennemis arabes, dans la restauration de l’unité de Jérusalem et dans la conquête de la rive Ouest, la terre biblique de Judée et de Samarie où le judaïsme a ses racines.

Après la guerre se développa le mouvement qui établit plus de 100 colonies avec plus de 120 000 colons. Une nouvelle sorte de fanatisme apparut, qui mélangea la ferveur messianique et le nationalisme de telle façon que même Shamir finit par trouver cela dangereux.

Des fanatiques apparurent, tels le rabbin Meir Kahane, qui prêchait la haine des Arabes mais qui gardait ses discours les plus violents contre les Juifs eux-mêmes. Tout Juif qui s’opposait à la souveraineté d’Israël sur la terre biblique était un traître et méritait la mort.

Certains politiciens israéliens ne cachent pas leur admiration pour les extrémistes religieux, d’autres réclament simplement leurs voix. Rabin les haïssait et ne s’en cachait pas. Selon lui, ils étaient non seulement une menace pour le processus de paix, mais aussi pour le pays lui-même.

Avant l’Intifada, les colons avaient tenté d’obtenir un droit de regard sur toute décision relevant de la sécurité. Ils voulaient en fait pouvoir dicter à l’armée les opérations à mener dans les territoires occupés. Rabin ne voulait même pas en entendre parler. Les relations entre colons et Rabin ont toujours été extrêmement mauvaises. Les colonies de peuplement étaient pour Rabin une charge supplémentaire en matière de sécurité.

Les colons le considéraient comme un traître parce qu’il envisageait de se retirer de certaines parties de la rive Ouest, que Dieu avait donnée à Israël. Des rabbins extrémistes l’accusaient d’être un assassin pour vouloir faire la paix avec les Palestiniens.

Le 5 novembre 1995, un mois avant l’assassinat de Rabin, une manifestation d’une incroyable violence se déroule sur la place de Sion, à Jérusalem. Un photomontage du Premier ministre circule, montrant ce dernier en uniforme de SS.

Le chef du Likoud, Benyamin Netanyahou, déclare lors de cette manifestation : « Aujourd’hui le traité défaitiste nommé Oslo II a été présenté à la Knesset. La majorité juive d’Israël n’a pas ratifié ce traité. Nous allons nous battre pour faire tomber ce gouvernement. Ce traité est un cauchemar. C’est une menace immédiate pour notre sécurité. Rabin humilie la nation en acceptant le diktat du terroriste Arafat. » A la Knesset il dira le même jour : « Rabin n’aime pas son pays, il ne considère pas Israël comme sa patrie ; il vend son pays comme une marchandise. » En mars 1995, Netanyahou avait déclaré lors d’une interview télévisée que Rabin et Arafat avaient tous deux autorisé le Hamas à assassiner des Juifs en Cisjordanie afin de les pousser à évacuer cette région.

Après le meurtre, Benyamin Netanyahou, leader de l’opposition de droite, déclara que Rabin avait été tué par un fou. Voire. L’acte de l’assassin était dans la logique du discours de la droite – pas seulement de l’extrême droite – depuis des mois. Ce meurtre se situe aussi dans la logique de la droite qui veut que les idées politiques soient commandées par Dieu : « J’ai agi selon la volonté de Dieu, je n’ai pas de regrets, déclara l’assassin à la police. »

Rabin était le ministre de la défense qui avait ordonné de casser les bras et les jambes des Palestiniens qui jetaient des pierres. Mais il avait sans doute compris que le recours permanent à la force pour maintenir une population en sujétion contribuait à corrompre Israël.

Depuis un moment, déjà, des observateurs avaient fait remarquer la déchéance morale qui résulte, chez les soldats, d’actes de violence continue exercés à l’encontre de populations civiles. Un groupe de réservistes fut ainsi reçu un jour par le président israélien Chaïm Herzog. Ces hommes venaient de servir en Cisjordanie et racontèrent que l’occupation les forçait à la violence, « et à travers eux la société israélienne tout entière », et qu’elle « risquait de se faire au prix de leur propre humanité » : ces hommes considéraient que « l’oppression faisait payer un tribut bien lourd à ceux qui en étaient les exécutants ». (...) « Mais le sentiment le plus poignant, disent les deux journalistes qui relatent le fait, c’était leur crainte de sombrer dans une espèce de torpeur morale [87]. »

Rabin était moins un « partisan de la paix » qu’un politicien réaliste qui avait compris que la société israélienne avait atteint sa limite dans l’effort d’occupation et dans la répression qu’elle imposait aux Palestiniens. En cela, il a un point commun avec Gorbatchev. Ce n’est pas un hasard si c’est l’ancien chef du KGB qui a mené la transformation du pays, car il était bien placé pour avoir les vraies informations sur la situation. Il en est de même pour Rabin, qui était en même temps le seul à pouvoir limiter la casse en donnant l’illusion qu’il faisait des concessions, sans pratiquement rien céder.

L’OPERATION « RAISINS DE LA COLERE »

Les événements qui se sont déroulés au Sud-Liban peu après l’assassinat de Rabin, lors de l’intérim de Shimon Pérès, ont remis une fois de plus sur le devant de la scène le problème des relations d’Israël avec le Liban et, plus discrètement, derrière le Liban, avec la Syrie.

Les faits eux-mêmes se réduisent à peu de chose, même si les conséquences en sont tragiques. Le Hezbollah, organisation islamiste pro-iranienne militairement organisée, lance des roquettes sur le territoire israélien. L’armée israélienne riposte selon le principe résumé par Barton Gellman dans International Herald Tribune du 17 avril 1996 : « Dix yeux pour un œil ». Une roquette du Hezbollah endommage un câble fournissant de l’électricité à une synagogue de Kiryat Shemona. L’aviation israélienne détruit une centrale électrique qui fournit l’électricité à la plus grande partie de Beyrouth. « Cette grande disproportion d’échelle est typique de la tendance qui se fait jour dans l’opération Raisins de la colère » dit Gellman, qui précise que 9 000 résidents de Kiryat Shemona ont « fui vers des quartiers temporaires hors de portée des tirs de roquettes du Hezbollah » tandis que 400 000 Libanais ont quitté leurs foyers.

Après plus d’une semaine de bombardements israéliens, les missiles du Hezbollah continuent de tomber sur le Nord de la Galilée. Lionel Jospin, qui a apporté son soutien à Israël « après les incessantes pressions que subissent ses régions frontalières », oublie de préciser que les régions d’où partent les roquettes constituent 12 à 15 % de territoires libanais précisément occupés par l’armée israélienne, et que c’est là une des raisons des attaques du Hezbollah.

La question est : pourquoi ces attaques ont-elles eu lieu à ce moment-là, rompant un cessez-le-feu qui avait été négocié en 1993 ?

Le fait qu’Israël était en période électorale n’est sans doute pas étranger aux tirs du Hezbollah ni à la disproportion de la riposte. Shimon Pérès, successeur de Rabin après l’assassinat de ce dernier, devait se présenter devant les électeurs israéliens. Or Pérès se trouvait dans une situation délicate. Appliquant la stratégie du pire, les islamistes du Hamas comme ceux du Hezbollah avaient intérêt à discréditer la politique des « négociations » alors en cours avec les Palestiniens et à susciter l’arrivée au pouvoir de la droite, voire de l’extrême droite israélienne, elle aussi opposée aux négociations.

Accusé de mollesse par l’opposition après une série d’attentats meurtriers du Hamas, Pérès était contraint de montrer à l’électorat qu’il était capable de fermeté. Pourtant, en 1978, puis en 1981-1982, l’objectif de l’opération « La paix en Galilée » avait mobilisé l’armée israélienne et l’aviation dans des opérations de grande envergure (30 000 morts au Liban en 1981-82) sans réduire le Hezbollah.

En 1993, Rabin avait fait pilonner le Sud du Liban par l’artillerie et l’aviation pendant une semaine. Le cessez-le-feu négocié par l’intermédiaire des Etats-Unis et de la Syrie avait abouti à un accord du Hezbollah de ne plus bombarder le nord d’Israël en échange de l’arrêt des tirs israéliens contre des cibles civiles.

Dans la mesure où la Syrie est aujourd’hui une puissance dominant le Liban, on peut en effet se demander si la disproportion de la réplique israélienne ne contenait pas un message adressé à la Syrie, qui tente elle aussi de récupérer des territoires – les hauteurs du Golan – occupés par Israël, et dont les négociations piétinaient. Or, il se trouve que le Sud du Liban et le Golan constituent un enjeu stratégique identique et vital : l’eau (cf. chapitre II, C).

En effet, les hauteurs du Golan, appartenant à la Syrie et occupées par Israël, sont un énorme réservoir d’eau ; quant au sud du Liban, lui aussi occupé, il est traversé par le fleuve Litani. On comprend donc que le contrôle du Sud du Liban constitue un enjeu vital.

L’armée syrienne

Les spécialistes israéliens considèrent que la Syrie a pratiquement atteint la parité militaire avec Israël. Ron Ben-Yishay dans Yediot Ahronot (16 septembre 1995) affirme que tant que l’armée syrienne dépendait de l’URSS pour son approvisionnement, elle n’avait aucune chance d’atteindre la parité stratégique avec Israël parce que la politique soviétique consistait à ne pas modifier le statu quo en faveur d’Israël. Le renforcement de l’armée syrienne date de la guerre du Golfe, grâce à la récupération d’une quantité considérable d’armes irakiennes, à des achats d’armes à des Etats européens et à des crédits considérables fournis par l’Arabie saoudite, crédits qui continuent d’affluer, à la fureur des autorités israéliennes. En effet, le renforcement de la puissance militaire syrienne rend Hafez el-Assad encore plus intraitable dans la négociation sur la restitution du Golan.

Aluf Ben, dans Haaretz (août 1995) rapporte que Pérès s’est plaint des Saoudiens à Warren Christopher mais constate que sa plainte n’a pas eu beaucoup d’effet : « L’Arabie saoudite est le seul Etat de la région dont les liens directs avec Washington ne sont pas conditionnés à une consultation préalable avec Israël. »

Le fait est que, l’argent saoudien aidant, les armements dont disposent les Syriens sont bien meilleurs que lorsque le pays dépendait des fournitures soviétiques. Selon Ben-Yishay, la Syrie dispose notamment de missiles sol-sol qui peuvent être équipés de têtes chimiques, devant lesquels Israël est pratiquement sans défense, et qui annulent l’option israélienne consistant à foncer à travers les hauteurs du Golan jusqu’à Damas en moins de 24 heures. Toute tentative d’Israël de détruire une partie de la force militaire et de l’infrastructure civile syriennes par une attaque aérienne, comme en octobre 1973, se heurterait à une réplique qui ferait autant de dégâts en Israël. « Actuellement, l’armée syrienne est capable de stopper une attaque israélienne simultanément sur deux fronts, dans les hauteurs du Golan et au Liban », dit Ben-Yishay. Si Israël garde une supériorité en termes de qualité de son équipement et d’entraînement de ses troupes, « pour la première fois dans l’histoire du Moyen-Orient un Etat, en l’occurrence la Syrie, est capable de se défendre effectivement contre une attaque israélienne ».

Le Hezbollah

Depuis plusieurs années, Israël est engagé dans une véritable guerre, au Sud-Liban, contre le Hezbollah, et les choses vont plutôt mal pour Tsahal. Une véritable censure s’est abattue sur la presse israélienne pour l’empêcher de faire état de la situation réelle dans laquelle se trouvent les troupes d’occupation au Sud-Liban. Les correspondants de guerre israéliens n’ont pas le droit de parler aux soldats qui servent dans la « zone de sécurité ». La seule chose qu’on ne peut pas censurer, ce sont les cérémonies pour les soldats tués, et ils sont nombreux.

Deux correspondants, Yossi Walter de Maariv et Ron Ben-Yishay de Yediot Ahronot, ont visité une unité dans une forteresse de la partie Nord de la zone de sécurité et en ont rapporté un certain nombre d’impressions édifiantes.

Les forces israéliennes sont sur la défensive, littéralement bloquées dans des zones fortifiées assiégées. En revanche, les combattants du Hezbollah sont très mobiles et sont en mesure de pilonner à volonté les fortifications israéliennes et les convois militaires.

Les qualités militaires du Hezbollah semblent faire sur les soldats et officiers israéliens une forte impression, à la fois en tant que combattants individuels et en tant qu’organisation. Les soldats israéliens, qui ont été endoctrinés par la propagande raciste sur la couardise naturelle des Arabes, sont rapidement traumatisés par les performances des combattants du Hezbollah, l’efficacité de leur organisation. Pour justifier cette situation, les Israéliens en sont réduits à expliquer que les soldats du Hezbollah ont été formés par les officiers iraniens, eux-mêmes formés par les Israéliens du temps du Shah...

On peut dès lors facilement imaginer ce que cette situation peut avoir de dissolvant pour « l’Armée du Sud-Liban », pro-israélienne, que les autorités d’occupation sont constamment obligées de soutenir par des promesses et par leur argent, provoquant une corruption généralisée.

En conclusion, on peut dire que le facteur nouveau dans la région est l’équilibre de la terreur entre la Syrie et Israël, ce qui désavantage considérablement ce dernier. On a du mal a imaginer le traumatisme que cette situation doit provoquer sur la population israélienne, habituée à une écrasante supériorité technologique et militaire sur ses voisins arabes. L’existence d’un mouvement comme le Hezbollah, puissamment armé et organisé, constitue en outre une énorme épine dans le pied d’Israël, dont la Syrie tire un avantage tactique considérable.

On ignore le chiffre réel des pertes israéliennes au Sud-Liban, mais il est important, la notion de « pertes importantes » étant relative à ce que l’opinion publique est disposée à accepter. Cette partie de territoire arabe occupé sera peut-être la seule qu’Israël évacuera à la suite de la résistance armée de la population qui y vit. Les négociations entre Israël et la Syrie sont bloquées depuis l’arrivée au pouvoir de Netanyahou. Cependant, le blocage de la situation met la Syrie dans une position favorable en ce sens plus le temps passe, plus la situation se pourrit au Sud-Liban. Dans l’hypothèse de négociations avec la Syrie, on peut envisager une hypothèse : un accord, aux dépens de la population du Sud-Liban; aux termes duquel Israël restituerait le Golan mais récupérerait le contrôle du fleuve Litani. Si cette hypothèse se vérifiait, il ne serait pas surprenant de voir un jour l’armée syrienne participer avec l’armée israélienne au désarmement du Hezbollah.

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V. – LES ÉLECTIONS EN ISRAËL ET LA POLITIQUE DE NETANYAHOU

Les élections du 29 mars ont désigné pour la première fois le Premier ministre israélien par une élection directe. La loi qui a permis cette innovation donne à Netanyahou des pouvoirs plus importants. Une fois que le Premier ministre a choisi un cabinet, il le propose au Parlement, qui l’accepte ou non. En cas de refus, le Premier ministre dissout le Parlement et convoque de nouvelles élections, ce qui fait dire à un commentateur qu’un parlement qui est en désaccord avec le Premier ministre commet un suicide... Si le système Rabin de gouvernement était autoritaire, les vraies décisions se prenant en très petit comité, ce système restait relativement informel ; avec Netanyahou, la centralisation du pouvoir devient institutionnelle.

La première décision du Premier ministre fut de créer un Conseil national de sécurité sur le modèle américain. L’objectif est de réduire le pouvoir de l’armée, qui est un véritable Etat dans l’Etat. Un Conseil économique est aussi créé, dirigé par le gouverneur de la Banque d’Israël, et qui constitue un véritable gouvernement parallèle personnel, court-circuitant l’autorité des ministres politiques qu’il a nommés, c’est-à-dire des gens issus des partis d’extrême droite et ultra-orthodoxes avec lesquels Netanyahou a dû s’allier pour constituer un gouvernement. Un comité interministériel de privatisations est également annoncé – Netanyahou est un fervent libéral – présidé par le Premier ministre lui-même, et qui devrait comprendre les ministres des finances, de la justice et le gouverneur de la banque centrale.

Les ultra-orthodoxes tiennent les ministères de l’Education, de l’Intérieur, des Transports, du Travail, des Affaires sociales, et un premier vice-ministre pour le Logement. Le ministre de la Justice, également un sioniste religieux proche du Bloc de la foi, est sous le coup d’une enquête de police pour subornation de témoin...

Pour la petite histoire, le Parti démocratique arabe (deux élus), et le Hasash (ex-communiste, trois élus) avaient déposé une motion de censure, en mai 1995, alors que les travaillistes étaient au pouvoir, pour protester contre la confiscation de terres arabes à Jérusalem-Est. La droite et l’extrême droite avaient annoncé qu’elles voteraient la motion de censure pour mettre le gouvernement en minorité et provoquer des élections anticipées. Un député palestinien de la Knesset, chef du Parti démocratique arabe, Abdel Wahab Daraouché, révéla qu’il avait reçu un coup de fil du directeur de cabinet de Yasser Arafat pour lui demander de retirer la motion de censure : « Malgré toute son indignation devant ces confiscations de terres, révéla le député, le chef de l’autorité ne souhaite pas la chute de M. Rabin. Il veut continuer avec lui les négociations de paix. » Le Parti travailliste devait dans une large mesure son pouvoir à l’électorat arabe, ce qui mettait en rage la droite et l’extrême droite israélienne, qui reprochaient à Rabin de faire la politique des Arabes. La section française du Likoud reprochait en particulier au gouvernement Rabin d’être « islamo-marxiste »...

Rabin et Pérès menaient la même politique que la droite, mais ne disaient pas ouvertement que la colonisation était leur objectif. Après l’assassinat de Rabin, Pérès n’a pas réussi à en convaincre les électeurs, qui lui ont fait défection, le 29 mai : il manquait au candidat à la succession de Rabin 29 500 voix. Entre 8 et 10 000 Arabes d’Israël votèrent blanc et beaucoup d’entre eux votèrent contre Pérès, ce qui est la conséquence directe de l’opération catastrophique des Raisins de la colère, lors de laquelle 420 000 Libanais durent fuir leurs foyers. 5,4 % d’Arabes ont même adopté la politique du pire en votant pour les partis juifs orthodoxes favorables à l’expulsion des Palestiniens d’Israël.

Shimon Pérès souffre en Israël d’un « 0 de légitimité » auprès d’une partie importante de la population, du au fait que la gauche n’est majoritaire dans le pays que grâce au vote des Arabes israéliens, qui sont 900 000. Son échec est largement dû à son incapacité à trouver de nouveaux électeurs et à fixer le vote arabe, qui a sanctionné l’opération Raisins de la colère.

Mais l’échec de Pérès s’explique aussi par d’autres raisons, qui tiennent aux contradictions internes de la société israélienne dont le candidat travailliste semble ne pas avoir tenu compte. La plupart des commentateurs attribuent cet échec à l’indifférence du candidat envers les Juifs orientaux, majoritaires dans le pays mais très largement exclus des centres de pouvoir détenus essentiellement par les Juifs d’Europe centrale [88].

Les problèmes des Juifs orientaux ont été négligés par les travaillistes pendant la campagne électorale, et ils tenaient une faible place sur les listes électorales du parti travailliste. Bien que peu enclins à l’orthodoxie, les Juifs orientaux sont attachés aux traditions, et le parti de droite, le Likoud, avec son programme nationaliste, joue sur le registre émotionnel auquel cette communauté est très sensible.

Abdel Wahab Daraouché avait commenté, de façon sans doute prophétique : « ... si la droite revenait au pouvoir, nous serions sans doute prisonniers pour très longtemps à Gaza et Jéricho... » (Patrice Claude, Le Monde, 19 mai 1995.)

LA « DOCTRINE NETANYAHOU »

Netanyahou mène une politique conforme aux thèmes qu’il avait développés pendant sa campagne électorale. Son parti, le Likoud, qui a gagné à 0,9 % des voix près, a moins de voix que le parti travailliste et n’a pas la majorité au Parlement. Netanyahou doit s’appuyer sur les petits partis juifs orthodoxes qui ont 25 députés sur 120. De fait, sa marge de manœuvre est très étroite. Mais pour tout dire, il n’a pas besoin qu’on le force dans cette voie.

La « doctrine » de Netanyahou repose sur quelques idées-forces simples :

– le peuple juif a un droit imprescriptible et éternel sur Eretz Israël, le Grand-Israël de la Méditerranée au Jourdain ;

– les opposants à l’occupation des territoires sont motivés par la haine anti-juive ;

– Israël défend les intérêts de tous les pays démocratiques en s’opposant au terrorisme islamique ;

– la création d’un Etat palestinien est une menace mortelle pour Israël.

En 1995, il avait publié un livre dans lequel il condamnait l’abandon des valeurs fondamentales du sionisme, la décadence de la gauche et la catastrophe des accords d’Oslo. Le livre est truffé d’idées reçues, d’« analyses » d’un simplisme confondant : on apprend ainsi que les accords d’Oslo conduisent à « l’encerclement d’Israël par une ceinture de bases terroristes islamiques dont le seul et unique objet est l’anéantissement de l’Etat d’Israël ».

La droite israélienne, laïque ou religieuse, rejette les accords d’Oslo, le principe de « la terre contre la paix ». Elle refuse en particulier d’appliquer les accords concernant la ville d’Hébron, qui devait être évacuée le 30 mars 1996.

Le gouvernement de Netanyahou cherche tout simplement à liquider l’ensemble du « processus de paix ». Le traité qui consacre le partage de la Palestine est une affreuse trahison : c’est cette même idée qui avait poussé Yigal Amir à assassiner Rabin. Les documents signés à Oslo n’ont aucune valeur pour bon nombre de nationalistes israéliens. Parler de respect des accords ou de droit international n’a par conséquent aucun sens pour eux, et à commencer par Netanyahou, qui a été élu pour que les droits des Palestiniens ne soient pas reconnus. Les élections ont révélé qu’une bonne moitié des électeurs israéliens est opposée au « processus de paix », approuve la ligne dure du Premier ministre et l’éventualité d’une confrontation permanente avec les Palestiniens [89].

Les références politiques de Netanyahou ne se limitent cependant pas aux maîtres à penser du révisionnisme sioniste, elles sont également inspirées de la pensée ultra-libérale dominante à la mode Reagan, qui vise à la privatisation de pratiquement toutes les ressources nationales, la liquidation de toute protection sociale et l’intégration du pays dans le rêve américain, au point de faire virtuellement d’Israël le 51e Etat des Etats-Unis. Netanyahou est très lié à l’aile la plus droitière du Parti républicain, notamment avec Jack Kemp, le candidat républicain à la vice-présidence. Sa campagne électorale a été soutenue financièrement par des businessmen américains et canadiens qui étaient loin d’être tous Juifs : le Canadien Conrad Black, par exemple, est propriétaire du Daily Telegraph de Londres et du Jerusalem Post, dont l’ex-rédacteur en chef, David Bar-Ilan, est un des trois plus proches conseillers de Netanyahou. « Cela crée une situation sans précédent en Israël : pour la première fois, le gouvernement est sous le contrôle direct de cercles d’affaires étrangers ou multinationaux, non sous celui des élites locales de l’armée, de la sécurité ou du secteur des affaires ou industriels, comme c’était jusqu’alors le cas [90]. »

Parmi les hommes d’affaires très proches de Netanyahou, on peut citer également le milliardaire juif américain de Miami, financier du Likoud, Irving Moskovitz, qui a généreusement soutenu sa campagne électorale, ainsi que celle du maire de Jérusalem, Ehud Olmert, membre du Likoud. Moskovitz est un chaud partisan de la colonisation. Il est l’un des principaux financiers de Ateret Cohanim, une association de colons religieux qui a pour objectif de réduire le plus possible la présence arabe et qui rachète des maisons arabes de Jérusalem-Est. Il a soutenu financièrement le creusement du tunnel sous l’esplanade des mosquées à Jérusalem, ainsi que l’implantation de 132 maisons pour des colons israéliens dans le quartier palestinien de Ras al-Amoud.

Les milieux d’affaires israéliens avaient dans l’ensemble soutenu Shimon Pérès lors des élections. Un placard publicitaire en faveur de Pérès, signé par de grands noms de l’industrie israélienne, était paru dans deux quotidiens. Le grand patronat au complet l’avait applaudi lors d’une réunion. En revanche, les organisateurs de la campagne de Netanyahou échouèrent lamentablement pour se rallier le patronat.

C’est que Shimon Pérès a un projet global, mieux, une vision, qui tend à insérer Israël dans le Proche-Orient – en lui donnant le meilleur rôle évidemment – projet qui séduit beaucoup d’entrepreneurs de son pays. Il avait exposé ses vues dans un ouvrage publié en 1993, Le temps de la paix (éditions Odile Jacob). Pour ne pas effrayer son électorat, il n’a peut-être pas, dans sa campagne de 1996, exposé toutes ses vues sur la question, telle que l’idée d’une confédération avec la Jordanie. Mais il envisage un Proche-Orient doté d’institutions régionales susceptibles d’attirer des flots de capitaux pour exploiter les ressources régionales, en particulier l’eau. La perspective de créer une sorte de marché commun régional dominé économiquement et technologiquement par Israël était très séduisante, et allait dans le sens de l’évolution entreprise depuis la signature des accords.

Dans une interview à L’Expansion, en 1991 [91], Pérès se déclare prêt, dans un premier temps, à « geler la création et le développement des implantations en Cisjordanie et dans la bande de Gaza ». En échange, il se déclare persuadé que « les pays arabes accepteraient de mettre fin au boycottage économique contre notre pays ». Ensuite, il faudrait aborder les problèmes communs : l’eau, la pollution, le développement des transports terrestres. « Pourquoi, ajoute Pérès, ne pas jeter ensuite les bases d’une vie économique en commun ? » Cette vie commune « passe par la création d’un marché commun. Il nous faut suivre l’exemple de la CEE : créer graduellement un marché commun entre les pays, réduire les protections douanières, disperser les nuages de guerre et surtout, créer un sentiment général de sécurité pour les investisseurs locaux et étrangers ».

Une répartition des rôles dans ce nouveau Proche-Orient façon Pérès est proposée : « Avec le pétrole saoudien, la main-d’œuvre égyptienne, l’eau turque et les cerveaux israéliens, le Moyen-Orient devrait décoller. » On ignore quel rôle Pérès attribue aux Palestiniens car il n’en parle pas.

Depuis l’arrivée au pouvoir des travaillistes, en somme presque depuis le début du « processus de paix », Israël a connu un véritable boom économique, dû principalement à la fin du boycott des pays arabes. Des marchés jusque-là fermés comme la Chine et l’Inde se sont ouverts. La bourse de Tel-Aviv attire des investisseurs étrangers, encouragés par la paix et par le bon marché d’une main-d’œuvre israélienne par ailleurs qualifiée. Des firmes de brokers américaines et britanniques ont acheté pour plus de 600 millions de dollars d’actions israéliennes en 1995, symptôme de stabilité financière.

La croissance a été de 6 % l’an entre 1992 et 1996 et la hausse des exportations de 11 %. L’abaissement des dépenses militaires consécutives aux négociations de paix, passées de 30 % du budget en 1982 à 7 % en 1995, a beaucoup contribué à l’expansion de l’économie israélienne. Les investissements étrangers ont été multipliés par quinze en cinq ans, le taux de chômage est tombé de 11,8 % en 1992 à 6,3 %. Toute l’infrastructure du pays a subi une véritable mutation : construction de routes, amélioration du réseau téléphonique.

Israël s’affirme comme pôle régional de la finance, de la haute technologie et de l’ingénierie : technologie, semi-conducteurs, impression numérique, logiciels, instruments médicaux, pharmacie, biotechnologie, qui sont des sous-produits de l’industrie militaire. Ces secteurs ont connu une expansion très importante, doublant leur chiffre d’affaires entre 1990 et 1995.

De cette expansion, seuls profitent quelques milliers de banquiers, hommes d’affaires, avocats, conseillers, partisans pour des raisons évidentes de la paix. La contrepartie de cette situation est un formidable accroissement des inégalités. Premières victimes, les 200 000 travailleurs immigrés, dont la moitié sont clandestins, venant d’Europe de l’Est, d’Asie, d’Afrique ; ensuite, les Arabes (dont 38,5 % vivent au-dessous du seuil de pauvreté), les Juifs d’Ethiopie, les vieux et les nouveaux immigrants (dont 25 % vit au-dessous du seuil de pauvreté). Un sociologue israélien, Schlomo Swirsky, déclare qu’Israël « devient une société à la saoudienne, où une petite minorité garde tout pour elle » (Business Week, 28 août 1995). Le traitement des dirigeants d’entreprises a augmenté de 15 % en un an, tandis que les salaires des travailleurs non qualifiés baissait de 7 %.

Les Juifs orientaux, majoritaires, souffrent d’une inégalité persistante. Tandis que 7 % d’enfants de familles orientales ont fait seize années d’études, le taux monte à 26,2 % pour les enfants de familles de Juifs d’Europe ou d’Amérique. Pour ce qui concerne les activités scientifiques, universitaires ou de direction, le taux est respectivement de 7,8 et 25,1 %. Ces inégalités se retrouvent évidemment au niveau du chômage et des revenus. Dans une large mesure, on peut dire que les tensions de classe et les tensions ethniques se recoupent [92].

Là-dessus, arrive au pouvoir un homme qui mène une politique de tension systématique avec les Palestiniens, qui suscite la méfiance au sein de l’armée elle-même [93], qui suscite la grogne et la méfiance dans les Etats arabes [94], la réprobation générale des puissances industrielles, y compris de l’allié américain. Les Palestiniens menacent de reprendre la lutte armée. En septembre 1996 l’Egypte menace d’annuler la troisième conférence économique israélo-arabe prévue pour novembre au Caire. Les donateurs internationaux, inquiets de la tournure que prennent les événements, s’émeuvent. Enfin, dans sa propre majorité parlementaire, des voix s’élèvent pour reprocher à Netanyahou que le prix à payer pour l’arrêt du processus de paix est trop lourd. La bourse s’effondre et les investissements étrangers se tarissent...

L’arrivée au pouvoir de Netanyahou a grandement accentué les tensions sociales en Israël. Les privatisations en cours ont suscité des grèves. Sont ou seront touchés l’industrie du pétrole (Oil Refineries), des armes (Israel Aircraft Industries et Israel Military Industries), les télécoms (Bezeq), la chimie (Israel Chemicals), la construction (Housing and Development for Israel), les transports aériens (El Al) et maritimes (ZIM Israel Navigation) de l’alimentaire (Osem) et des banques. Ces privatisations aiguisent évidemment les appétits des investisseurs étrangers.

De nouvelles entreprises se sont montées dans lesquelles les conditions de travail et de salaire des travailleurs subissent une terrible régression : pas de contrat collectif, salaire minimum, et paiement par le travailleur lui-même de la sécurité sociale et des retraites.

Fin juin 1996 – c’est-à-dire il est vrai, avant les élections américaines – Netanyahou réserva un accueil très abrupt à Warren Christopher, secrétaire d’Etat américain venu en visite en Israël. L’attitude du Premier ministre israélien pouvait s’expliquer par la proximité des élections américaines, qui rendaient le candidat Clinton prudent et soucieux de ne pas heurter l’électorat juif. Incidemment, la prudence de Clinton était sans fondement car, en visite aux Etats-Unis aussitôt après son élection, Netanyahou y soutint littéralement la campagne du candidat républicain.

Le « sommet » du 2-3 octobre 1996 organisé à Washington avec Netanyahou, Arafat et le roi de Jordanie pour tenter de ramener le Premier ministre israélien à plus de réalisme se solda par un échec complet. Netanyahou ne cède sur rien. Manifestement, il tablait sur un succès républicain aux élections.

ISRAËL : UN ENJEU INTERNATIONAL

Ce serait une erreur d’imaginer que la politique étrangère américaine est inconditionnellement attachée au soutien à Israël. Ce soutien est motivé par des considérations stratégiques et économiques selon lesquelles Israël n’est qu’un moyen. Noam Chomsky a certainement raison lorsqu’il dit : « ... les Etats-Unis pourraient lâcher Israël, à un moment donné, si les planificateurs américains estiment qu’il en va de leur intérêt. En pareil cas, le lobby juif serait aussi ininfluent qu’il ne l’était en 1956, lorsque le président Eisenhower et Dulles, à la veille d’une élection présidentielle, ordonnèrent à Israël de se retirer du Sinaï [95] » [en menaçant de couper toute aide économique à Israël]. En 1991, George Bush avait lui aussi su faire pression sur le gouvernement Shamir en refusant la garantie du gouvernement américain à un certain nombre de prêts bancaires destinés à Israël (qui serviront à financer un accroissement de la colonisation des territoires occupés...).

Toutefois, il faut garder plusieurs points à l’esprit :

– L’intérêt stratégique de l’alliance avec Israël est tel que cela fournit aux gouvernements israéliens une très grande marge de manœuvre, quelle que soit la politique qu’ils mènent, l’intervention de l’administration américaine se limitant à promouvoir ou à soutenir tel ou tel candidat à la direction du pays. Le candidat Rabin contre Shamir, puis le candidat Pérès contre Netanyahou, ont été activement soutenus, à tel point qu’en 1992, Rabin, gêné par la sollicitude de l’administration US, a tenu à rejeter les marques de soutien trop ostensible des Etats-Unis.

– Si l’alliance avec Israël était en grande partie fondée sur la situation créée par l’opposition des deux grands blocs politiques : Etats-Unis - Union soviétique, il serait illusoire de penser que l’effondrement de l’URSS a rendu cette alliance moins utile. Privés de guerre froide, les Etats-Unis instaurent une logique de guerre nouvelle en substitution à l’ancienne, en changeant l’orientation de celle-ci : d’Est-Ouest, elle devient Nord-Sud. Cette logique de guerre substitue à un conflit global avec l’ancien ennemi communiste une multiplication de conflits locaux avec le tiers monde. Elle permet en outre de conjurer le spectre de la récession par la fuite en avant dans le domaine militaire. Le spectre de l’islamisme a avantageusement remplacé le danger communiste.

– L’étroitesse des liens entre Israël et les Etats-Unis ne concernent pas seulement l’administration américaine mais aussi certaines fractions du capital américain dont les intérêts peuvent entrer en concurrence avec ceux de la politique étrangère de Washington : ceux qui sont susceptibles d’acheter à bas prix les secteurs que Netanyahou entend livrer au privé, l’électricité, les télécommunications (Bezek, déjà à demi privatisées), les transports aériens (Elal), etc. Ainsi, le capital américain peut très bien soutenir un autre candidat que celui que l’administration américaine soutient, ce qui a précisément été le cas. Aujourd’hui la situation n’est plus du tout la même qu’en 1956. La politique de l’Etat d’Israël s’est largement autonomisée par rapport à celle de l’administration américaine. C’est le vœu d’une partie de la classe dominante, exprimé par Oled Yinon (Cf. supra, chapitre IV), et en particulier de la droite. A.M. Rosenthal se fait l’écho de ce point de vue dans International Herald Tribune du 19 juin 1996 : « Le temps est venu pour Israël de se rendre et de rendre aux Etats-Unis un grand service : accepter moins, ou pas du tout d’aide américaine. » L’auteur préconise « une rapide privatisation de l’économie, la baisse du déficit du commerce extérieur, la vente des terres appartenant à l’Etat et la réduction de l’intervention du gouvernement dans les affaires ».

Aujourd’hui la sécurité d’Israël n’est menacée par aucun de ses voisins. Ce n’est qu’un stratagème de la droite israélienne que de le faire croire. L’importance stratégique de ce pays pour la politique étrangère américaine n’est plus la même que du temps de la guerre froide.

On a l’impression que, dorénavant, les seules raisons qui motivent le soutien américain sont des raisons électorales, qui ne tiendront pas longtemps si l’ensemble de la politique américaine au Proche-Orient devait être remise en cause.

Le rôle de « flic en patrouille » assumé par Israël a peut-être commencé à perdre sa justification dès lors que le « flic en chef » – Netanyahou – met en œuvre une politique qui va à l’encontre des intérêts fondamentaux de son commanditaire et que l’ensemble du monde arabe se détourne de la diplomatie américaine. Lorsque, pour la première fois, Netanyahou se voit signifier, le 14 novembre 1997, que la politique d’Israël porte « atteinte aux intérêts américains dans la région » [96], il faut considérer la menace comme sérieuse.

Plusieurs mois après les élections on constate que la position du Premier ministre israélien a peu évolué, pressions de l’administration américaine ou pas. La seule limite que Netanyahou pourra rencontrer est la capacité des gouvernements occidentaux à gober son discours lénifiant, dirigé vers l’extérieur, favorable à la paix, pendant que dans les actes il accroît la colonisation et l’occupation à l’intérieur. Si les gouvernements européens étaient vraiment décidés à faire quelque chose, ils pourraient par exemple annuler l’accord d’association passé entre l’Union européenne et Israël, ouvrant les marchés européens aux produits israéliens... Evoquant le programme sans concession du nouveau Premier ministre israélien, l’éditorial du Monde du 29-30 septembre déclare que Netanyahou « sait admirablement l’enrober dans quelques sucreries rhétoriques sur son attachement au processus de paix. Seuls quelques nigauds de chancellerie, vrais ou faux, disent encore s’interroger sur les intentions réelles du chef de la droite nationaliste ».

Netanyahou parle de réciprocité, de négociation. Les Palestiniens ont reconnu la souveraineté d’Israël sur les trois quarts de la Palestine, accepté la présence de 200 000 colons juifs sur le dernier quart restant (y compris Jérusalem-Est), et permis à Israël d’étendre ses relations commerciales sur le marché arabe. Les Palestiniens n’ont plus rien à offrir, Arafat leur a tout donné sans rien en échange que des bantoustans et un sentiment d’humiliation grandissant.

Shamir déclarait ouvertement, après avoir quitté le pouvoir, qu’il s’était engagé dans les négociations de Madrid avec la ferme intention de les faire durer dix ans pendant qu’il installait des colons dans les territoires occupés. Lorsque les travaillistes lui succédèrent, Rabin et Pérès avaient déclaré qu’ils ne poursuivraient pas la colonisation, mais ils ont installé 50 000 colons dans les territoires occupés – le quart du total des colons – et y ont consacré plus d’argent que le gouvernement de droite ne l’avait fait pendant une période équivalente lorsque celui-ci était au pouvoir.

Tandis que les gouvernements précédents, de Shamir (Likoud) et de Rabin-Pérès (travaillistes), menaient une politique d’expansion en douce, Netanyahou est contraint de le faire ouvertement, parce que l’extrême droite et les fondamentalistes, sans lesquels il ne peut se maintenir, et, d’une façon générale, les électeurs du Likoud, attendent de lui des signes ostensibles d’agression. Il s’agit de « montrer qui est le maître ». Après la rencontre Netanyahou-Arafat à Washington le 3-4 octobre 1996, Limor Livnat, ministre de la communication déclara à la télévision : « Le Premier ministre est allé à Washington pour sauver le processus de paix sans rien concéder. C’est fait. » (Le Monde, 4 octobre 1996.) Sauver un processus de paix sans rien concéder, cela veut dire entériner une conquête.

Netanyahou s’oppose explicitement à un Etat palestinien, à la division de Jérusalem et à la restitution du Golan, et exprime clairement sa volonté de continuer les implantations, ce qui dans la pratique ôterait aux Palestiniens tout prétexte à continuer de négocier, si la fraction dirigeante de l’« entité autonome », par ailleurs complètement dépendante des fonds occidentaux, ne devait sa légitimité internationale qu’au fait qu’elle continue de négocier envers et contre tout.

Ainsi, tandis que les dirigeants palestiniens continuaient de négocier en espérant obtenir un jour un semblant d’Etat, le pouvoir israélien continuait de rogner des territoires, d’installer des colons, de détruire ou de s’approprier des maisons de Palestiniens, d’exproprier des paysans pour construire des « routes de contournement » et d’agrandir le « Grand Jérusalem » aux dépens des Palestiniens.

Netanyahou est lui aussi, d’une certaine façon, coincé entre les exigences de sa politique intérieure, qui l’obligent à être agressif, et celles de sa politique extérieure, qui le poussent à négocier. L’expérience a montré que le nouveau « joker » dans le jeu, les fondamentalistes musulmans, sunnites (Hamas) ou chi’ites (Hezbollah, soutenus par la Syrie et instrument de la politique de celle-ci) pouvaient constituer un « empêcheur d’occuper tranquillement ». Netanyahou agit comme s’il n’avait affaire qu’aux Palestiniens, en oubliant qu’Israël est un territoire implanté au milieu du monde arabe. Alors que ses prédécesseurs avaient, sans presque rien concéder aux Palestiniens, réussi à commencer à insérer le pays dans la région, Netanyahou va créer délibérément une situation de conflit permanent.

LA QUESTION DE JÉRUSALEM

Jérusalem est jusque vers 1850 une ville délimitée par les anciennes murailles, entourée de villages. Peu à peu ces villages se sont transformés en quartiers, constituant la ville moderne. Différentes communautés vivaient alors dans ces quartiers neufs, y compris une communauté juive à Yemin Moshe, au-delà de la porte d’Hébron (porte de Jaffa pour les Européens). Vieille ville et nouvelle ville se sont structurées sur des bases communautaires, formant des quartiers autonomes : musulmans du Soudan ou du Maroc, chrétiens d’Ethiopie ou d’Arménie, Juifs orientaux, etc. La situation de ville-pélerinage pour trois religions donne à Jérusalem un caractère cosmopolite.

La zone du Grand Jérusalem constituait un corps séparé dans le projet de partage de l’ONU en 1947. La ville devait être sous tutelle internationale et administrée par les Nations unies. L’ensemble constitué par la vieille ville et la nouvelle ville aurait été une enclave internationale à l’intérieur du territoire de l’Etat arabe : « Les Etats indépendants arabe et juif ainsi que le régime international particulier prévu pour la ville de Jérusalem [...] commenceront d’exister en Palestine deux mois après que l’évacuation des forces armées de la puissance mandataire aura été achevée et, en tout cas, le 1er octobre 1948 au plus tard. » (Résolution 181, 1re partie, section A, point 3.)

La troisième partie, section A de la résolution précise : « La ville de Jérusalem sera constituée en corpus separatum sous une régime international spécial et sera administrée par les Nations unies. Le Conseil de tutelle sera désigné pour assurer, au nom de l’Organisation des Nations unies, les fonctions d’autorité chargée de l’administration. » Le Conseil de tutelle est ainsi chargé d’élaborer, dans les cinq mois, un statut de la ville qui devra être en vigueur pendant dix ans. Les frontières de la ville sont précisées dans la résolution, qui développe également des points sur l’autonomie locale, l’organisation législative, les droits individuels, les relations avec les Etats juif et arabe, la sécurité.

L’occupation de Jérusalem-Ouest en 1948 est suivie de sa condamnation par l’Assemblée générale de l’ONU, le 11 décembre (résolution 194) ; le 28 juin la région de Jérusalem-Est est intégrée à l’Etat d’Israël. L’assemblée générale, de nouveau, condamne (4 juillet et 14 juillet 1967) ainsi que le Conseil de sécurité (21 mai 1968, 3 juillet 1969, 25 septembre 1971, 30 juin 1980, etc.). Tout cela n’impressionne guère les autorités israéliennes, qui décrètent le 30 juillet 1980 : « Jérusalem entière et réunifiée est la capitale d’Israël », ce qui provoque une résolution de protestation du Conseil de sécurité (20 août 1980), non suivie d’effet, évidemment.

Le plan de l’ONU de 1947 n’était pas admissible pour les sionistes extrémistes de l’Irgoun et du groupe Stern, dirigés respectivement par Menahem Begin et Yitzhak Shamir.

Après le retrait des forces britanniques et lors de la guerre de 1948, l’objectif des Israéliens sera d’occuper militairement des dizaines de quartiers et de villages palestiniens et un couloir reliant la ville sainte au territoire israélien. C’est ce que fera l’organisation militaire du mouvement travailliste, la Haganah, dès le 15 mai 1948. C’est dans cette perspective également qu’eut lieu le massacre de Deir Yassine, qui se trouve précisément dans la banlieue de Jérusalem. La souveraineté israélienne va s’exercer sur les deux tiers de la ville arabe moderne et des villages de la périphérie ; seule la vieille ville et les lieux saints échapperont à l’occupation jusqu’en 1967.

Le nouvel l’Etat d’Israël n’était pas le seul à avoir des ambitions territoriales. Les dirigeants sionistes et le roi Abdallah de Jordanie étaient convenus d’un accord aux termes duquel la Jordanie occupa une partie des terres que le plan de partage avait accordé aux Palestiniens, la Cisjordanie, qui fut ensuite annexée en 1950. L’Egypte occupa une autre partie du territoire que le plan de partage de l’ONU avait réservé aux Palestiniens, le territoire de Gaza.

En juin 1967, la vieille ville est occupée, puis annexée à Israël. Le territoire est annexé, mais pas la population, à qui on autorise d’élire un maire israélien aux élections municipales, mais pas de participer aux élections législatives. Malgré des persécutions innombrables – fiscales, immobilières, policières –, les habitants s’accrochent.

La ville de Jérusalem elle-même est peu étendue. Après avoir annexé la ville, les autorités israéliennes vont en étendre les limites le plus possible. Dans un premier temps il s’agira de grignoter peu à peu du terrain aux dépens des Palestiniens, par n’importe quel moyen, d’y implanter une population juive majoritaire, d’annexer les zones non habitées ou peu habitées qui se trouvent entre les villages avoisinants : le « Grand Jérusalem » devient un concept extensible au fur et à mesure de besoins d’extension de la politique d’implantation israélienne. « Dès 1967, l’objectif était d’annexer le maximum de territoires, avec le minimum d’habitants, ce que l’on voit clairement si on étudie la carte des limites municipales telles qu’elles ont été définies en 1967 » dit Jan de Jong, géographe du Centre palestinien d’information et de recherche géographique. Ainsi, les limites administratives de Jérusalem déterminées par les autorités représentent maintenant environ 20 % de la Cisjordanie, dans lesquelles le gouvernement Shamir a commencé à implanter les immigrants Juifs d’Union soviétique.

Malgré les injonctions de l’administration américaine qui n’accepta d’accorder à Shamir un prêt de 450 millions de dollars que si les Juifs soviétiques n’étaient pas installés à Jérusalem, Shamir ne céda pas. C’est que la question de l’unification de la ville sous autorité israélienne n’est pas négociable, et le point de vue est partagé par l’ensemble des formations politiques, de gauche comme de droite, même celles qui sont opposées à l’occupation des territoires en Cisjordanie.

Sarah Kaminker, une urbaniste israélienne, explique les choses très clairement : « Le scénario a été établi en 1967 : faire de Jérusalem une ville unifiée, mais dans laquelle la grande majorité de la population doit être israélienne. Ce fut un succès : la ville est désormais basée sur un seul groupe de population, avec des minorités isolées et dispersées. » (Libération, 11 mai 1995.) Alors qu’il n’y avait pas d’habitant israélien en 1967, ils dépassent aujourd’hui les Palestiniens dans la partie orientale, arabe, de la ville.

Dans cette stratégie de grignotage, les confiscations des terres ont joué un rôle clé depuis 1967. Un tiers des terres palestiniennes ont été saisies, sous divers prétextes, par l’administration israélienne pour construire des logements, dont aucun n’a servi aux Palestiniens.

Les Palestiniens de Jérusalem sont contraints de recourir à des constructions « illégales » pour agrandir des logements qu’on leur interdirait de toute façon d’agrandir. Les autorités israéliennes ordonnent des destructions sans mise en garde, sans ordre préalable d’interruption de construire, sans plainte judiciaire. Certaines destructions sont ordonnées alors que le dossier est en cours de régularisation, voire parfois déjà approuvé. Le maire de Jérusalem, Ehoud Olmert (droite nationaliste, élu en novembre 1993) a signé 39 ordres de destruction en mai 1995, un record. Cette politique de judaïsation forcenée de la ville est faite sous la direction de son maire et du maire adjoint, Shmouel Meir, qui dirige le Forum pour Jérusalem, connu sous le nom de Commando juif. Le Forum pour Jérusalem s’était donné pour mission d’arrêter les démarches du Gouvernement travailliste à Jérusalem, et le processus de paix en général. Shmouel Meir affirma ainsi que « L’interruption des confiscations n’arrêtera pas la judaïsation de la ville. Nous œuvrons sur le long terme, il ne faut pas s’inquiéter de telle ou telle mesure. Notre Forum travaille clandestinement parce que nous avons un gouvernement hostile à Jérusalem. Jusqu’à ce que le gouvernement change, il faut veiller aux intérêts du peuple juif à Jérusalem. C’est notre travail. Nous judaïsons la ville dans tous les sens : achat de maisons, activité politique, activité auprès des Juifs du monde entier. » (Courrier international, 22-28 juin 1995.)

De fait, la politique d’expulsion ou de destruction s’accompagne d’achats de maisons palestiniennes ou de terrains, souvent grâce à des intermédiaires arabes qui revendent aux Israéliens les biens ainsi acquis parfois à des prix exorbitants. Une telle politique n’est possible que grâce au soutien actif d’une partie de la diaspora et de riches hommes d’affaires. La venue au pouvoir de la droite accélérera ce processus.

Huit nouveaux quartiers ont surgi tout autour de la ville arabe, une véritable ceinture de béton. L’une des méthodes d’annexion insidieuse consiste à décréter « zone verte », c’est-à-dire inconstructibles, certaines terres arabes. En théorie, les zones vertes sont destinées à garantir aux Palestiniens la possession de leurs terres. En fait, cela consiste à « y empêcher les constructions jusqu’à ce que la municipalité en ai besoin pour des logements juifs » déclare Sarah Kaminker.

Les travaillistes s’étaient engagés à ne plus exproprier de nouveaux terrains à Jérusalem-Est pour y installer des colons juifs. Netanyahou a décidé ne pas appliquer cet engagement.

En réalité, si le gouvernement travailliste avait mis quelques restrictions à la confiscation de terres palestiniennes à Jérusalem, en fait ces confiscations n’avaient pas cessé.

Netanyahou déclara en août 1996 : « Un gouvernement dirigé par nous n’appliquera pas les accords signés par le gouvernement d’Itzhak Rabin » (Libération, 2 juin 1996), ce qui démontre une volonté délibérée de dislocation méthodique du processus de paix. Ainsi, le 27 août 1996, les Palestiniens apprennent la démolition d’un immeuble de plusieurs étages construit avec des dons internationaux pour héberger une crèche, un centre pour handicapés, une maison de retraite dans la partie arabe de Jérusalem. La judaïsation forcée de la partie arabe de Jérusalem vise explicitement à vider la ville de ses habitants arabes.

Le même jour encore est annoncée par le ministre de la défense la construction, en territoire occupé, de 1 800 logements réservés aux citoyens israéliens juifs. Ce projet est présenté comme l’« extension naturelle » d’une colonie proche de Ramallah, le centre administratif et économique de l’autonomie palestinienne en Cisjordanie occupée.

« Coïncidence fâcheuse, c’est le même jour que Paris a rendue publique au quai d’Orsay l’invitation officielle adressée par le gouvernement français au ministre des affaires étrangères israélien, David Lévy, chargé notamment d’obtenir des pays occidentaux qu’ils regardent ailleurs tandis que l’annexion illégale et forcée de la ville sainte s’accélère sur le terrain. Les Palestiniens, qui ne peuvent pas s’établir dans la partie juive (ouest) de la ville, sont, avec cent soixante cinq mille âmes, désormais minoritaires dans la partie est. » (Patrice Claude, Le Monde, 29 août 1996.)

Le gouvernement a également autorisé fin août 1996 la construction de plusieurs centaines de logements sur le Golan, annexé à la Syrie en 1980. Tout cela n’empêche pas Netanyahou de répéter à satiété : « Je suis prêt à discuter. » Sur quoi ?

Les Palestiniens de Jérusalem ont eu la possibilité, qu’ils ont largement refusée, de devenir citoyens israéliens. Cela équivalait en effet à une reconnaissance de l’annexion. Ils se sont contentés du statut de « résident de Jérusalem ». Aujourd’hui, le nombre de Palestiniens de Jérusalem qui demandent la citoyenneté israélienne s’accroît : plus de mille demandes ont été acceptées en 1994. Cette évolution inquiète les dirigeants palestiniens car elle est révélatrice de la perte de toute illusion sur l’issue des négociations. En outre, elle affaiblit la position des dirigeants palestiniens dans les négociations, et accroît la fermeté des autorités israéliennes.

En réalité, ce sont les autorités israéliennes qui devraient s’inquiéter, à long terme. En effet, le principal problème de l’Etat d’Israël est d’ordre démographique. Le rythme d’accroissement de la population palestinienne d’Israël est beaucoup plus important que celui de la population juive. L’intégration de Palestiniens en Israël risque d’accélérer ce processus, qui aboutira dans cinquante ans à une situation où les Juifs en Israël seront minoritaires.

L’attitude de l’administration américaine devant le processus de grignotage des terres palestiniennes est significative. En mai 1995, sous le gouvernement Rabin, les autorités israéliennes ont confisqué 53 hectares à Jérusalem-Est. Un projet de résolution, très modéré, du Conseil de sécurité a été bloqué par un veto américain, le 17 mai. L’ambassadeur américain aux Nations unies, Madeleine Albright, expliqua que le veto ne signifiait pas une approbation de l’expropriation, mais constituait une opposition à l’immixtion du conseil de sécurité dans le « processus de paix » au Proche-Orient. En d’autres termes, l’ONU ne doit pas se mêler de ça, seuls les Etats-Unis peuvent avoir leur mot à dire. Le statut de Jérusalem doit faire l’objet de négociations bilatérales entre les deux parties sans ingérence de la communauté internationale, ce qui est une façon de dire : avec la seule ingérence des Etats-Unis, qui sont un soutien inconditionnel d’Israël. La seule réaction des autorités palestiniennes a été de demander que soient réaffirmés les termes de la « lettre de garantie » que les Américains avaient signée en octobre 1991 au moment de la conférence de Madrid, promettant aux Palestiniens que le processus de paix s’appuierait sur les résolutions du Conseil de sécurité. Les Palestiniens s’accrochent à la « lettre de garantie » que les Américains ont dénoncée, laquelle fait référence à une légalité internationale qui n’est jamais respectée par Israël, manque de respect que les Etats-Unis refusent systématiquement de condamner...

L’ambassadeur israélien s’est évidemment félicité de ce veto, et a rappelé les propos qu’Itzhak Rabin avait tenus la semaine précédente lors d’une visite à Washington : « La politique de tous les gouvernements d’Israël a été et est : Jérusalem unifiée sous la souveraineté d’Israël, capitale d’Israël et cœur du peuple juif pour toujours. »

Pour la forme, l’ambassadeur israélien a rappelé que le gouvernement Rabin avait pris l’engagement, le 15 mai, de mettre fin aux expropriations à Jérusalem-Est, engagement manifestement contraire aux actes de ce même gouvernement... Le gouvernement Rabin avait concédé aux Palestiniens de ne pas vraiment créer d’implantations nouvelles, mais il se réservait le droit d’étendre celles qui existaient déjà. Plusieurs dizaines de colonies, jusqu’au cœur même de la Cisjordanie, furent ainsi autorisées à s’agrandir. De confiscation en annexion, la « capitale éternelle » d’Israël s’étend jusqu’à presque toucher Ramallah au Nord, Bethléem au Sud et Jéricho à l’Est. On voit que les positions du gouvernement travailliste de Rabin n’étaient guère différentes dans la pratique de celles de Netanyahou aujourd’hui.

C’est l’intervention des représentants palestiniens à la Knesset qui a empêché ce projet de confiscation de réussir.

Le statut de Jérusalem comme capitale unifiée de l’Etat d’Israël a été un thème central de la campagne de Netanyahou. Il convient de rappeler que c’était aussi un des axes de la campagne du travailliste Pérès. Jérusalem constitue un enjeu symbolique aussi bien pour les Israéliens que pour les Palestiniens. « Le résultat de cette élection a été le premier pas vers une note de réalisme devant les espérances grandissantes des Arabes palestiniens » écrit William Saffire dans International Herald Tribune du 3 juillet 1996.

« Aucun processus qui soulève chez les Arabes de faux espoirs concernant la division de Jérusalem ne peut amener la paix quand il est certain que sa conclusion détruira ces espoirs. Inviter les Palestiniens à entretenir ce rêve impossible, c’est provoquer le ressentiment... »

Les Palestiniens disposent à Jérusalem d’un centre culturel, la Maison d’Orient, qui est aussi le siège officieux de l’OLP dans la partie arabe de la ville, où les hommes d’Etat étrangers de passage étaient systématiquement invités sous le gouvernement travailliste. Pour le gouvernement israélien, ces visites constituent une légitimation des Palestiniens à cette partie de la ville. C’est pourquoi le ministre français des Affaires étrangères de Jacques Chirac s’est vu interdire l’accès de ce lieu par les autorités palestiniennes lors de sa visite le 22-23 octobre 1996 [97]. William Saffire affirme que le deuxième pas vers le retour au réalisme, auquel va s’atteler Netanyahou, consiste à mettre fin à cette « diplomatie rampante » des Palestiniens concernant la Maison d’Orient, consistant à inviter les ministres des Affaires étrangères à visiter de « symbole informel de souveraineté naissante ». « Des visites d’un tel niveau à la tête de pont de l’Organisation de libération de la Palestine à Jérusalem seront maintenant activement découragées », dit-il.

Sur le plan du droit international, Jérusalem-Est est un territoire occupé par Israël depuis 1967 au même titre que la Cisjordanie ou la bande de Gaza. C’est pourquoi les ambassades se trouvent à Tel-Aviv, y compris celle des Etats-Unis. Or M. Saffire nous expose que le troisième pas vers un retour au réalisme est dans l’installation de l’ambassade américaine à Jérusalem, comme le stipule une loi américaine, votée en janvier 1996 mais que Clinton refuse de signer. Cette loi stipule que l’ambassade américaine doit être installée à Jérusalem d’ici au 31 mai 1999. « En s’inclinant devant les Arabes [Saffire évite systématiquement de parler de Palestiniens [98]] qui insistent sur le fait que la revendication de Jérusalem n’est pas valide, des générations d’arabistes du Département d’Etat ont injustement insulté notre allié. » Désormais, avec la nouvelle loi, les Etats-Unis ne considèrent plus la position arabe sur le statut de Jérusalem comme une question ouverte, dit encore Saffire. En d’autres termes, ce monsieur considère comme un fait évident qu’une loi américaine, même non contresignée par le président, prévaut sur le droit international qui, en dépit de tout, considère encore la présence des Israéliens à Jérusalem-Est comme un acte d’occupation militaire. C’est un peu comme si le Congrès des Etats-Unis décidait que Maubeuge serait la capitale de la France.

Selon la déclaration de principe israélo-palestinienne du 13 septembre 1993, signée à la Maison-Blanche, le sort de Jérusalem sera discuté à l’occasion de pourparlers qui porteront sur le statut définitif des territoires occupés ; rien ne sera fait entre-temps dans la partie arabe de la ville qui pourrait modifier la situation actuelle. La réalité a largement démenti ces prises de position : démolitions de bâtiments, retrait de cartes de résidents, interdiction de se rendre à la Maison d’Orient, et ouverture d’un accès à un tunnel archéologique.

Le long du Mur des Lamentations se trouve une galerie souterraine de 488 mètres qui mène au mont du Temple, où se trouve l’esplanade des mosquées. Depuis 1968, des religieux juifs ont creusé le long du Mur des Lamentations pour excaver le chemin d’Hérode, provoquant les protestations des autorités musulmanes, car si on touche à ces galeries on touche aux structures de base du mont du Temple où se trouve l’esplanade des mosquées. La crainte des musulmans de voir les Juifs miner les fondations du mont du Temple est renforcée par le fait que ces dernières années cinq complots d’extrémistes juifs visant à faire sauter l’esplanade des mosquées ont été déjoués [99].

Rabin avait décidé de ne pas ouvrir l’entrée de ce tunnel parce qu’il savait que c’était jouer avec le feu. Les rapports des services secrets et de la police soulignaient bien le danger de toute intervention sur les lieux saints. Même Moshe Dayan et Menahem Begin avaient refusé de risquer une confrontation avec les musulmans sur cette question.

La décision de Netanyahou de remettre en cause le statu quo s’inscrit dans la perspective de la célébration du troisième millénaire de Jérusalem, mais elle est aussi une provocation destinée à réaffirmer, au mépris total des Palestiniens arabes, la souveraineté israélienne et juive sur la ville.

Shimon Pérès avait déclaré sur CNN le 26 septembre 1996 que « ce tunnel attendait depuis deux mille ans, il pouvait attendre encore un peu. » Malgré les 83 morts (67 Palestiniens et 16 Israéliens) provoqué par les émeutes consécutives à la décision du Premier ministre, ce dernier affirme : « Je ne regrette pas du tout ma décision d’ouvrir ce tunnel » (Le Monde, 29-30 septembre 1996) Il ajoute encore : « ... je n’ai aucune raison de retarder notre souveraineté sur Jérusalem. Parce que l’ouverture pratiquée n’est rien d’autre que l’expression de notre souveraineté sur la capitale éternelle d’Israël. » (Ibid.)

Netanyahou n’a tenu aucun compte des mises en garde des services de sécurité contre les conséquences possibles de l’ouverture du tunnel et de la reprise des travaux ; il a en outre sous-estimé la capacité de réaction des Palestiniens, à un moment où par ailleurs les démolitions de maisons palestiniennes ont repris et la colonisation du quartier musulman gagne du terrain chaque jour. L’embrasement qui a eu lieu le 25 septembre 1996 dans les territoires occupés était parfaitement prévisible. Il n’a été, selon Ami Ayalon, chef du Shabak, la sécurité intérieure, que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase : en trois mois, il y a eu quelques rencontres sans signification autre que médiatique entre Israéliens et Palestiniens, tandis que la colonisation juive reprenait, ainsi que la confiscation des terres pour étendre les colonies existantes, la construction de routes réservées aux Juifs, la destruction de bâtiments palestiniens, l’installation de colons juifs dans la partie arabe de Jérusalem. Et lorsque Ayalon évoque la crise économique terrible dans les territoires occupés et le sentiment de frustration des Palestiniens, Netanyahou répond cyniquement : « Frustration ? Moi aussi il m’arrive d’être frustré. Qu’est-ce que ça a à voir avec la situation actuelle ? ... Il faudra qu’ils s’y habituent car il y aura beaucoup de frustration dans ce processus... »

Aucun des engagements pris par le gouvernement travailliste n’a été appliqué : redéploiement militaire hors de Hébron (retard de six mois), passage réservé pour permettre aux Palestiniens de passer de Cisjordanie à Gaza (retard de deux ans), libération des prisonniers.

Alors que les premiers morts étaient annoncés, Netanyahou, en visite à Paris, se déclare « plein de respect pour les Lieux saints musulmans aussi bien que chrétiens à Jérusalem », mais, reçu par la branche française du Likoud [100] à l’Aquaboulevard de Paris, il déclare le 25 septembre que « les droits d’Israël sont inscrits dans la Bible, et non dans les déclarations de l’ONU ». En cela, Netanyahou fait bien partie de ceux qui refusent d’aborder le problème israélo-palestinien en termes concrets, de détermination de frontières, d’arrangements de sécurité, de partage des ressources naturelles, mais qui la réduisent à de prétendus commandements de Dieu. Une telle approche ne peut que conduire l’ensemble de la région à la catastrophe.

La dynamique enclenchée par les travaillistes avait contribué à un début de normalisation de la présence d’Israël dans la région. Netanyahou la remplace par une logique d’affrontement.

En décembre 1996, une nouvelle mèche explosive est allumée par Netanyahou. La Commission de planification urbaine, où siègent les représentants de la municipalité et de plusieurs ministères, approuve la construction d’une colonie juive de 132 maisons en plein cœur du quartier arabe de Ras al-Amoud, au pied du mont des Oliviers. C’est la première fois qu’une résidence réservée aux Juifs est construite en plein cœur d’un village palestinien populeux. Ce projet, tout comme celui du tunnel, avait été bloqué par le précédent gouvernement. Une implantation juive de plus s’ajoute ainsi à la dizaine de quartiers neufs qui ont peu à peu encerclé la partie arabe de Jérusalem, où se trouve désormais une majorité de Juifs. Cette nouvelle implantation se situe au cœur d’une zone déjà habitée par 11 000 Palestiniens. Le Centre israélien d’informations alternatives a qualifié de « nettoyage ethnique » la politique du gouvernement à Jérusalem-Est, en limitant à 25 % au maximum la présence palestinienne dans la capitale unifiée.

En mars 1997, Netanyahou remet ça avec un autre projet de colonie à Jérusalem-Est. L’implantation de Har Homa (djebel Abou Ghneim pour les Palestiniens) est déclarée illégale dans un projet de résolution des Nations unies. L’administration américaine une fois de plus affirme que « l’ONU n’est pas l’enceinte appropriée pour débattre des questions bilatérales entre Palestiniens et Israéliens » (Le Monde, 7 mars 1997). Les Américains refusent de participer aux réunions d’experts pour la rédaction finale du projet de résolution, qui sera votée le 13 mars sans que les Américains y opposent leur veto.

Malgré les avertissements des services de sécurité, le gouvernement israélien décide le 14 mars de lancer le projet. Il s’agit de la onzième colonie juive dans la partie arabe occupée de Jérusalem. Face à ces initiatives, Arafat appelle au calme, exclut toute manifestation de masse, et en appelle à l’aide de la « communauté internationale », ce qui n’empêche pas Netanyahou de déclarer, à propos de l’attentat de Tel-Aviv qui a fait quatre morts en mars 1997, que le chef de l’autorité palestinienne aurait « donné son feu vert aux pires organisations terroristes de la terre pour reprendre les attentats-suicides, les explosions d’autobus et les massacres de masse. » Cette déclaration est d’une mauvaise foi d’autant plus grande que les autorités palestiniennes ont réprimé avec une extrême sévérité les mouvements fondamentalistes islamiques, mis des centaines de militants en prison, faisant le travail que faisaient auparavant les services répressifs israéliens. Les provocations israéliennes ne peuvent pas ne pas susciter des réactions violentes que la police palestinienne ne peut pas toutes contrôler ; ensuite, Netanyahou n’a aucun mal à mettre ces actions sur le compte de l’autorité palestinienne. Abou Alaa, président de l’assemblée législative palestinienne, déclare : « ... Y a-t-il une plus grande violence que celle qui consiste à envoyer des bulldozers défoncer, sous la protection de la force armée, une terre occupée par un autre peuple ? La violence, c’est Israël qui la précipite. » Les affrontements avec l’armée israélienne ont fait, à la fin mars, trois cents blessés.

Alors que Netanyahou s’exclamait, le 18 mars au début des travaux : « Aujourd’hui, nous exauçons la prière de générations juives : nous construisons à Yeroushalaïm ! », un éditorialiste de Yediot Ahronot déclarait que le djebel Abou Ghneim « n’est pas et n’a jamais été une partie de Jérusalem, c’est un morceau de Cisjordanie assez éloigné » de la ville sainte, qui, de fait, se trouve à six kilomètres au sud de la ville. Hillel Bardin demandait également dans une tribune libre parue dans Haaretz : « Quelles sont exactement les limites de la ville pour laquelle nous prions depuis des générations ? Comment nous sommes-nous débrouillés pour convaincre notre peuple que des morceaux de territoire aussi lointains que Har Homa font partie de notre capitale éternelle ? » « Après 1967, nous avons annexé vingt-huit villages palestiniens nouvellement conquis, nous avons multiplié la superficie de Jérusalem-Est par douze, triplé celle de Jérusalem “réunifiée”, avalé tous les terrains arabes alentour, que nous convoitions, et nous avons baptisé le tout : Yeroushalaïm. » Gidéon Lévy, dans le même journal, écrit : « Le Neguev israélien est vide, la population de la Galilée est clairsemée, mais c’est justement là, dans la partie la plus litigieuse du pays, celle qui appartient à un autre peuple, sur les restes de la terre que nous lui avons volée – et uniquement là – qu’il faut construire, creuser, terrasser à outrance. » (Citations du Monde, 30-31 mars 1997.)

Netanyahou affirmait au président Moubarak qu’il ne s’agissait que d’une « simple question de logement ». Il ne manque pas d’endroits pour construire à Jérusalem-Ouest. L’enjeu est tout autre. Il s’agit d’une stratégie parfaitement délibérée d’encerclement des zones d’habitation palestiniennes autour de Jérusalem afin de rendre la situation irréversible, alors que les négociations sur le statut définitif de la ville devaient commencer fin mai. Il s’agit d’isoler définitivement la partie orientale de Jérusalem du reste de la Cisjordanie. Des colonies juives situées en Cisjordanie mais proches de Jérusalem – Guivat Zeev au Nord, Maale Adoumim à l’Est, Goush Etzion au Sud avec leurs dizaines de milliers d’habitants, « seront bientôt, elles aussi, annexées à la capitale et baptisées “nouveaux quartiers juifs de Yeroushalaïm”. Ainsi, en appliquant l’outil de la “sainteté administrative” à des territoires arabes capturés, aurons-nous réussi à les rendre non négociables à non propres yeux. » (Hillel Bardin, loc. cit.)

Des milliers de familles palestiniennes, vivant à l’étroit, n’ont pas pu obtenir de permis pour agrandir ou améliorer leurs habitations. Beaucoup d’autres, trop pauvres, sont contraintes de s’exiler en dehors des limites municipales de la ville, dont l’accès est par ailleurs interdit, depuis mars 1993, aux Palestiniens qui n’ont pas de permis spécial. De ce fait, ces familles perdent le droit d’y revenir. Même les certificats de résidence ne sont pas une garantie car ils sont révocables à tout instant sous n’importe quel prétexte. Depuis l’accession au pouvoir de Netanyahou, le rythme des révocations a subi une « inquiétante accélération », selon Lea Tsemel, une avocate israélienne.

HEBRON

Hébron est une ville palestinienne du sud de la Cisjordanie, qui abrite le tombeau des Patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, vénérés par les trois religions monothéistes. Hébron est la ville où Abraham s’est installé à son retour d’Egypte : c’est donc un symbole de la « légitimité historique » des Juifs. La revendication juive sur Hébron s’appuie également sur un passage de la Torah qui raconte qu’Abraham y aurait acheté, il y a 3 500 ans, une caverne pour ensevelir sa femme Sarah. Enfin, Hébron aurait été pendant sept ans la capitale de la Judée du roi David...

Ce lieu saint est composé d’une synagogue et d’une mosquée. Il existait à Hébron une vieille communauté juive. Lors du soulèvement palestinien de 1929, soixante-sept habitants juifs ont été massacrées [101].

Aucun juif n’a jamais prié dans la mosquée avant l’occupation de 1967. C’est Moshe Dayan, alors ministre de la Défense, qui a proposé d’en transformer une partie en synagogue... Au début, une petite partie de la mosquée – déjà toute petite – fut attribuée aux Juifs, puis avec l’augmentation de la colonisation ils s’en sont progressivement approprié une plus grande partie. Aucune preuve n’existe qu’Abraham et Sarah soient enterrés à Hébron. Le seul des documents originaux constituant la Genèse qui lie les patriarches à Hébron a été écrit après le retour des Juifs de l’exil babylonien, mille ans après la mort d’Abraham [102].

Après la conquête de la Cisjordanie en 1967, le gouvernement travailliste a permis l’installation de fanatiques du Bloc de la foi dans le centre d’Hébron et la construction, à ses portes, du quartier juif de Kiryat Arba. 450 Juifs vivent aujourd’hui dans une ville palestinienne de 120 000 habitants.

Le gouvernement travailliste était parvenu à un accord avec l’autorité palestinienne sur Hébron : les 450 colons juifs pouvaient rester, ainsi que des soldats chargés de les protéger. L’armée israélienne devait se retirer d’environ 80 % du territoire municipal d’Hébron, tandis que les 20 % restants demeuraient sous le contrôle des colons juifs. Itzhak Rabin s’était engagé à assurer la protection des colons, mais il était exaspéré par les extrémistes d’Hébron : « Essayez d’imaginer une situation où 120 000 Juifs habitant dans une ville seraient empêchés de faire des choses à cause de 450 non-Juifs. Que diraient-ils alors ? » (Libération, 16-17 septembre 1995.) Les impératifs de la protection des 450 Juifs d’Hébron imposent des interdictions de circuler pour les Palestiniens qui rendent l’accès à la ville très difficile : fermetures de rues, de marchés, fouilles de riverains, plaques de béton, barrages multiples, tourniquets métalliques obligent les habitants à faire d’interminables détours. Le marché au légumes a été fermé après le massacre perpétré en 1994 par Baruch Goldstein.

Netanyahou veut maintenant agrandir la colonie pour que « la communauté juive puisse vivre et se développer dans une sécurité complète ». Les Palestiniens sont invités à renoncer à la quasi-totalité du centre historique de la ville.

Hébron est apparu sur la scène médiatique le 25 février 1994 lorsque le docteur Baruch Goldstein, membre du groupuscule raciste Kach, massacra 29 musulmans au caveau des Patriarches.

C’est à Kiryat Arba que vivait Baruch Goldstein, élevé depuis au rang de saint homme et qui est maintenant révéré comme un modèle et un héros. D’une façon générale, les ultra-orthodoxes affectionnent de s’installer par la force dans les endroits de forte densité de population musulmane, comme à Hébron, mais aussi à Elon Moreh, près de Naplouse.

Goldstein est le modèle du fanatique religieux. Elevé à Brooklyn dans la plus pure tradition rigoriste, il étudie dans les écoles talmudiques, puis passe son diplôme de médecin. Il participe à la Ligue de défense pour la protection des Juifs à New York, créée en 1968 par le rabbin Meir Kahane (qui sera assassiné en 1990), et qui prône l’élimination radicale des ennemis et une idéologie raciste. Goldstein émigre en 1982 en Israël et vit dans la colonie de Kiryat Arba dont les membres se considèrent comme les émules du rabbin Meir Kahane.

Se considérant comme des missionnaires sionistes et des pionniers, ils livrent une véritable guerre aux « nouveaux cananéens », les Palestiniens. Ils font des raids dans les villages, les camps palestiniens, détruisent les cultures, arrachent les arbres. De 1987 à 1991, ils ont assassiné 42 Palestiniens ; pour la seule année 1989 ils ont blessé grièvement 86 personnes, selon le Centre d’information palestinien des droits de l’homme. Bt’selem, une organisation israélienne de défense des droits de l’homme, a recensé 39 colons meurtriers entre décembre 1987 et décembre 1993 : trois ont comparu devant un tribunal ; la plus forte sanction a été trois ans de prison, dont la moitié a été effectuée.

L’accord de Washington signé le 13 septembre 1993 entre Arafat et Rabin est considéré par les fondamentalistes juifs et les colons comme une trahison. Le 5 décembre 1993, le Conseil des colonies proclame la désobéissance civile dans l’intention de saboter le processus de paix, et organise dans les territoires occupés une campagne de violences. La tension monte entre Palestiniens et colons. Seize Palestiniens sont tués de septembre 1993 à février 1994. A Hébron, la terreur règne : des commandos mettent des maisons à sac, les incendient, défilent dans les quartiers arabes, dans les souks, insultent les passants, les passent à tabac, détruisent les réserves d’eau. Les soldats ne réagissent jamais à cette violence, qui est toujours présentée comme « défensive ».

Lors du massacre du 25 février 1994 à Hébron, l’armée s’est montrée une fois de plus complice. Un porte-parole officiel annonça le 2 mars que 30 Palestiniens avaient été tués dans la mosquée, qu’aucun soldat israélien n’était responsable de morts dans la mosquée elle-même mais qu’ils en avaient tué 5 après le massacre. Cependant, peu avant un porte-parole militaire avait annoncé 44 morts tandis que les sources palestiniennes en annonçaient 58. Selon une enquête militaire, les soldats israéliens, entendant les coups de feu, auraient cru que Goldstein était attaqué et auraient tiré dans la mosquée (Haaretz, 27 février 1994). Bt’selem, l’organisation israélienne des droits de l’homme, et le Centre d’information palestinien pour les droits de l’homme citent les noms de 58 personnes tuées dans la mosquée et ses alentours immédiats et de 13 personnes tuées par les soldats lors d’incidents survenus dans la journée [103].

Dès les premiers tirs les soldats empêchaient les gens qui se trouvaient à l’intérieur de s’échapper, en leur tirant dessus. Ils ont empêché toute aide extérieure. Les blessés n’ont pu être évacués que 50 minutes plus tard.

Les accords Oslo II du 24 septembre 1995 prévoyaient un retrait partiel des troupes israéliennes en avril 1996. En décembre les Palestiniens décident d’arrêter temporairement les négociations avec les Israéliens jusqu’à ce que soient appliqués les engagements pris par le précédent gouvernement concernant l’évacuation d’Hébron, la création d’un aéroport et d’un port de haute mer à Gaza et l’ouverture de communications entre Gaza et la Cisjordanie, la libération des prisonniers, au nombre de 6 000.

Pendant la première semaine de décembre, à deux reprises, les étudiants entrent dans le campus de l’université d’Hébron fermée par l’armée depuis mars 1996 : de violents heurts s’ensuivent.

Le 11 décembre 1996, un commando du Front populaire de libération de la Palestine assassine une mère et son fils de la colonie de Beit El. Cinq colons sont blessés. Aux obsèques, Netanyahou déclare : « Le peuple juif construira et vivra ici. »

Netanyahou aussitôt accuse l’Autorité palestinienne de ne pas avoir prévu l’attaque. La ville proche de Ramallah est coupée du monde et soumise pendant trois jours à un sévère couvre-feu, qui est levé quand la police palestinienne arrête trois membres du FPLP. Ils seront condamnés l’un à la prison à vie, les deux autres à 25 ans de prison. Le 17 décembre, le quotidien de Ramallah, Al Ayyam, publie un article critiquant vivement les meurtres de Beit El, déclarant que seule une action de masse, comme celle de l’Intifada, pourrait être utile aux Palestiniens. « Le ministre palestinien de la Justice, Freih Abu Meidan définit la tuerie des colons de Beit El comme “un cadeau de Noël pour Netanyahou”, justifiant sa politique de colonisation. En effet, la “riposte sioniste” à l’attaque de Beit El fut exigée par les colons sous la forme de mille appartements supplémentaires à construire sur des terres arabes annexées. » (Israel & Palestine Political Report, March/April 1997, p. 14.)

Le Premier ministre applique une tactique simple mais efficace :

– chaque attentat, chaque tragédie causés par l’occupation israélienne elle-même est retournée contre les Palestiniens sous forme d’aggravation de l’occupation et l’extension des zones colonisées ;

– chaque attentat est l’occasion de reculer les échéances en les conditionnant à une répression accrue de l’autorité palestinienne contre les terroristes, répression déjà considérable dont souffre l’ensemble de la population palestinienne. Netanyahou se plaint à la fois du nombre trop élevé de policiers palestiniens et de l’insuffisante répression contre les terroristes.

Mais il est hors de question que les autorités israéliennes prennent le moindre engagement pour garantir la sécurité des Palestiniens contre les attaques des colons. En janvier 1998 Netanyahou refuse de signer un accord de sécurité négocié entre palestiniens et israéliens sous la supervision de la CIA parce que le document osait demander qu’Israël s’engage également à lutter contre ses propres extrémistes. « On ne met pas les Israéliens et les terroristes palestiniens sur le même plan », s’était-il indigné. Baruch Goldstein, qui avait massacré vingt-neuf musulmans à Hébron, n’était donc pas un terroriste.

De fait, le gouvernement s’appuie sur des prétextes sécuritaires pour modifier certaines mesures de l’accord de « redéploiement ».

Le ministre des Infrastructures, Ariel Sharon, envisage d’agrandir la zone d’implantation des Juifs afin de réaliser une continuité territoriale entre les six parcelles de colonies d’Hébron et la grande implantation de Kiryat Arba, à l’Est de la ville.

Netanyahou se trouve dans une situation difficile vis-à-vis de ses électeurs fondamentalistes : il n’a pas réussi à faire fermer la Maison d’Orient à Jérusalem ; il a été contraint de rencontrer Arafat, malgré ses déclarations contraires ; il a confirmé le principe du retrait des troupes d’Hébron. Les colons, certains religieux et la droite commencent à le critiquer. Cependant, le Parti national religieux, d’extrême droite, qui est au gouvernement, a fini par accepter le principe du retrait d’Hébron. Le fondateur du Bloc de la foi, Moshé Levinger, qui a reconnu avoir assassiné un commerçant palestinien, s’est lui aussi incliné. On verra dans quelles circonstances ces humanistes ont accepté de se plier.

Les accords qui sont finalement signés concernant Hébron sont, à très peu de chose près, strictement les mêmes que ceux qui avaient été finalement prévus, mais avec sept mois d’atermoiements et beaucoup de morts lors de nombreux affrontements armés.

L’accord de redéploiement d’Hébron avait tout d’abord été conclu en septembre 1995 à la Maison-Blanche, sous le patronage de Clinton, et prévoyait le retrait des soldats israéliens de 80 % de la ville, pour la fin mars 1996. En février une vague d’attentats islamistes et l’approche des élections du 29 mars incitent Pérès, avec l’accord d’Arafat, à repousser la mise en œuvre des accords signés. Pérès perd les élections. Après les élections de mars 1996, malgré l’absence totale d’attentats, le gouvernement Netanyahou multiplie les provocations : relance de la colonisation, blocage de la libre circulation des biens et des personnes entre les enclaves urbaines autonomes de Gaza et de Cisjordanie, renégociation d’accords déjà signés.

Alors que les travaillistes considéraient la présence de colons juifs dans Hébron comme une nuisance temporaire ou comme un atout dans les négociations, le gouvernement actuel entend y maintenir définitivement les ultra-orthodoxes. Il s’agit donc d’assurer à cette petite colonie sa survie.

Après les affrontements armés à Jérusalem sur la question du « tunnel », en septembre 1996, les négociations, à la ferme instigation des Etats-Unis, sont reprises mais butent sur l’exigence israélienne du droit, pour l’armée, d’opérer librement dans ce qui doit devenir la partie autonome de la ville, aussi bien pour exercer un droit de poursuite que pour y réaliser des actions préventives dont l’opportunité sera évidemment du seul ressort des autorités israéliennes.

La position israélienne se fonde sur le principe de séparation des populations qu’Arafat dénonce comme « dangereux, agressif et raciste [104] ». Les colons, armés, seront protégés en permanence par 1 600 soldats juifs tandis que le reste de la ville aura au plus 400 policiers palestiniens. Mais il y a d’autres exigences. Les 20 % de la ville qui restent sous autorité israélienne contiennent une population de 20 000 Palestiniens. Ces derniers n’auront le droit de construire dans un rayon de 150 mètres de la « zone d’implantation juive » qu’avec l’autorisation de l’Etat israélien : pas de bâtiment de plus de 3 mètres de haut à moins de 50 mètres de la ligne de séparation ; pas d’édifice de plus de 6 mètres de haut à moins de 150 mètres. Ce plan est vigoureusement rejeté par les colons qui craignent que le départ partiel des soldats ne compromette leur projet de judaïser l’ensemble de la ville d’Hébron. Le 1er janvier 1997, un soldat israélien extrémiste, dans l’espoir de torpiller l’accord, tire sur la foule sur le marché d’Hébron, blessant sept Palestiniens, dont un gravement. Le 9 janvier, un attentat non revendiqué fait treize blessés à Tel-Aviv.

Le 17 janvier 1997 a lieu la « remise des clés » à Hébron. Des renforts de soldats israéliens ont pour mission de contenir tout débordement. Le « redéploiement » doit avoir lieu dans les dix jours qui suivent la signature. L’autorité palestinienne détient les pouvoirs civils, « sauf ceux liés aux Israéliens et à leurs propriétés ». Les zones tampon restent sous contrôle israélien. Des barrages palestiniens trient les entrées. Le caveau des Patriarches reste sous le contrôle israélien. La rue Al Shuhada, au centre de la ville, doit être rouverte dans les quatre mois. Un mur sera construit le long de cette rue pour protéger les bâtiments des colons. La première phase du redéploiement doit avoir lieu dans la première semaine de mars. Une « note pour mémoire » fait mention d’un « repli autour des colonies » et d’« emplacements militaires spécifiés », lesquels emplacements ne sont pas spécifiés du tout, ce qui peut être interprété très extensivement par les autorités israéliennes ; comme la « lettre d’assurance » signée pour l’occasion par Warren Christopher dit que « Israël est libre de définir unilatéralement l’étendue des territoires transférée pour sa sécurité », on devine aisément quelle interprétation sera donnée à l’étendue de ces zones. Le doute s’évanouit définitivement lorsque Netanyahou, commentant le délai fixé à la mi-1998 – au lieu de septembre 1997 comme précédemment convenu – pour évacuer les zones rurales, déclare : « Nous allons mettre à profit l’intervalle que nous avons obtenu dans le nouvel accord pour atteindre nos objectifs : maintien de l’unité de Jérusalem, garantie de la profondeur territoriale nécessaire à la sécurité de l’Etat, défense des droits des Israéliens à s’installer partout sur leur terre. Aux Palestiniens, nous proposerons une autonomie sans souveraineté... »

Déjà, avant son élection, Netanyahou déclarait : « Il n’est pas question d’accorder aux Palestiniens la possibilité de créer un Etat. Tout au plus leur offre-t-on une certaine forme d’autonomie. » Et après l’élection, il réitérait : « Je leur offrirai la possibilité de gérer leur vie quotidienne, sauf pour les questions de sécurité et les affaires extérieures qui resteront entre nos mains. Nous allons fermer tous les bureaux de l’OLP dans notre capitale unifiée, Jérusalem. (...) L’autonomie que je leur propose est généreuse... » (Le Monde, 1er juin 1996.)

Bien que Netanyahou ait annoncé en privé aux colons qu’il n’entendait transférer que 10 % de la Cisjordanie aux Palestiniens, nombre de colons et certains membres du gouvernement accusent Netanyahou de trahir l’idéal du Grand Israël en rétrocédant aux Palestiniens, avec l’accord sur Hébron, 0,5 % de territoire cisjordanien de plus. Le ministre de la recherche a démissionné, sept autre ministres désapprouvent l’accord. Le vote de l’accord à la Knesset, le parlement israélien, a été un événement exceptionnel dans la mesure où une partie de la droite nationaliste et des religieux ont voté pour.

L’explication du ralliement de ces députés se trouve sans doute dans l’arrangement conclu entre Netanyahou et trois autres personnages, le ministre de la Justice Tzahi Hanegbi, le directeur de bureau du Premier ministre Avigdor Liebermann et le chef du Shass, le parti des Juifs orientaux orthodoxes, Arieh Deri. Tout ce petit monde aurait conspiré pour faire nommer un avocat obscur, Roni Bar-On, comme conseiller gouvernemental à la justice. Deri aurait promis le soutien de son parti dans le vote sur le redéploiement de Hébron si le nouveau conseiller faisait enterrer sa propre inculpation pour corruption... Le procureur général annonça le 20 avril sa décision de ne pas poursuivre le Premier ministre, le ministre de la Justice et le directeur de cabinet, tous trois ashkénazes, par manque de preuves, mais Deri est inculpé de chantage, ce qui va renforcer la conviction des Juifs orientaux que le rabbin séfarade Deri [105] sert de bouc émissaire dans l’affaire. En fait, Netanyahou n’a pas eu besoin d’alliances compliquées pour faire accepter la signature de l’accord sur Hébron à la Knesset, dans la mesure où le parti travailliste l’approuvait.

L’accord sur Hébron entre parfaitement dans le cadre ainsi défini par Netanyahou. Il est exigé de l’autorité palestinienne qu’elle « lutte efficacement » contre le terrorisme, mais rien ne fait obligation à Israël d’empêcher les attaques de colons, et le nombre de policiers palestiniens ne devra pas dépasser celui fixé par l’accord d’Oslo ; l’autorité palestinienne devra même empêcher la « propagande hostile » aux accords, mais rien n’empêche la manifestation de l’hostilité des Israéliens.

Netanyahou a fini par signer cet accord alors qu’il s’était engagé auprès de ses électeurs, et des partis ultra-orthodoxes grâce auxquels il a pu constituer une majorité, de ne jamais le faire. En ne signant pas il s’était mis dans une position difficile sur le plan international ; en signant il se met dans une position difficile sur le plan intérieur. Sa coalition bat de l’aile et nombre d’Israéliens se demandent pourquoi il a fallu quatre mois pour signer un accord qui ressemble tant à celui qui avait été préparé par les travaillistes. En signant, il s’engage à poursuivre une négociation aux termes de laquelle il devra céder encore du territoire, « pas plus de 10 % » selon Netanyahou, et à légitimer le processus d’Oslo qu’il avait dénoncé en bloc.

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VI. – LA PALESTINE

1947 : L’EXODE DES PALESTINIENS

L’un des mythes fondateurs de l’Etat d’Israël est l’idée que la Palestine était une terre sans habitants, que les Juifs ont acheté la terre qu’ils occupent donc légitimement. Plus personne aujourd’hui, à part quelques abrutis de propagande, ne pense que la Palestine n’était peuplée que de quelques bédouins épars. Les historiens israéliens eux-mêmes évaluent le nombre des Palestiniens qui ont fui entre 1947 et 1949 entre 900 000 et 1 300 000. Par ailleurs, ce sont les statistiques israéliennes elles-mêmes qui chiffrent entre 6 et 9 % la proportion de terres achetées par les Juifs, le reste ayant donc été approprié par la force. Un rapport de l’ONU datant de 1947 estime que les Palestiniens possédaient alors 93 % de la terre. Le mythe de « l’achat des terres par les Juifs » tombe.

Un autre de ces mythes est que les Palestiniens se sont enfuis d’eux-mêmes, ou ont été encouragés par les Etats arabes à s’enfuir (ce qui contredit d’ailleurs la thèse d’un pays vide d’habitants) et que les Juifs n’ont eu qu’à occuper une terre abandonnée. Là encore, ce sont des historiens et des journalistes israéliens qui remettent aujourd’hui en cause ces mythes et qui révèlent notamment dans quelles conditions de violence contre les Palestiniens les Juifs se sont installés en Palestine.

Un véritable travail de révision de la guerre de 1948 est à l’œuvre. Ce travail est effectué par des auteurs israéliens qui ont été pour la plupart publiés tout d’abord dans les pays anglo-saxons. Benny Morris, reporter au Jerusalem Post avant de devenir historien, est la figure dominante de ce courant qu’on appelle la Nouvelle Histoire. Il a ouvert la voie en 1988 en publiant un article dans une revue juive américaine, Tikkun. Son principal ouvrage est The Birth of the Palestinian Refugee Problem (Cambridge University Press, 1988). Il faut citer aussi Collusion across the Jordan : King Abdullah, the Zionist Mouvement and the Partition of Palestine, d’Avi Shlaïm (Columbia University Press, New York, 1988).

Tom Segev publie en hébreu le Septième million (éditions Liana en français) dans lequel il raconte l’accueil peu enthousiaste reçu par les survivants de l’Holocauste en Israël ; il réfute l’idée que le génocide ait à l’origine fondé la légitimité de la création de l’Etat d’Israël. Ces auteurs, auxquels il faut ajouter Motti Golani, Ze’ev Sternhell (qui récuse l’appellation de « nouvel historien »), Ilan Pappe, etc., s’opposent aux « historiens orthodoxes ». Tom Segev déclare simplement : « Nous ne sommes pas des nouveaux historiens israéliens, mais tout simplement les premiers. Avant nous, il n’y avait que de la mythologie... » (Le Monde de livres, 26 janvier 1996.) (Cf. « Les nouveaux enjeux de l’historiographie israélienne », CNRS, décembre 1995, n° 12, BP 547, Jérusalem, Israël.)

Depuis la fin des années quatre-vingts, certains « trous noirs » de l’histoire d’Israël commencent à s’éclairer, grâce à des chercheurs, des universitaires, des journalistes israéliens. La guerre du Liban, puis l’Intifada ont grandement marqué les esprits. L’ouverture, vers le milieu des années quatre-vingts, d’un certain nombre d’archives israéliennes de la guerre de 1948 a aussi joué dans cette évolution. Parmi ces trous noirs, la question de l’exode des Palestiniens pendant et après la guerre de 1948 figure en bonne place.

« Ce ne sont pas les Juifs qui ont chassé les Arabes, c’est le Haut Comité arabe qui a appelé les Arabes de Palestine à quitter le pays, et à y revenir avec les armées arabes victorieuses. (A Haifa et dans beaucoup d’autres localités, les Juifs ont demandé à leurs voisins arabes de rester – sans grand succès.) Le problème des réfugiés n’est donc pas né parce que les Juifs ne voulaient pas vivre avec les Arabes. C’est uniquement le climat créé par la guerre qui a suivi et par la volonté des Arabes de rayer de la carte le jeune Etat d’Israël, qui a amené beaucoup de Palestiniens à penser ne plus pouvoir vivre avec les Juifs, et certains Juifs à estimer ne plus pouvoir vivre avec les Palestiniens. »

Cette opinion, émise par Simon Wiesenthal [106], est celle qui est communément admise. Communément admise aussi est l’idée que les autorités israéliennes n’ont jamais ménagé leurs efforts pour conclure la paix avec leurs voisins arabes. Les guerres successives, le problème insoluble des réfugiés, la course aux armements au Proche-Orient ont toutes été de la responsabilité des Arabes.

Le problème des réfugiés

Au 30 juin 1996 3 308 133 réfugiés étaient recensés, dont 1 040 706 vivent dans cinquante camps. A ceux-là il conviendrait d’ajouter plusieurs centaines de milliers de personnes déplacées pendant la guerre de juin 1967.

La répartition des réfugiés :

– Jordanie : 1 358 706 dont 242 922 dans des camps

– Cisjordanie : 532 438 dont 147 302 dans des camps

– Gaza : 716 930 dont 378 279 dans des camps

– Liban : 352 668 dont 182 731 dans des camps

– Syrie : 347 391 dont 89 472 dans des camps

« Même avec les meilleures intentions du monde, le plus pacifiste des sionistes n’arrive pas à admettre que les Palestiniens sont un peuple unique. Que les exilés sont les frères, les cousins, les oncles et les neveux de ceux qui sont à l’intérieur. Que l’injustice faite en 1948 et renouvelée en 1967 a brisé des familles. Que ces familles existent encore. Qu’elles veulent revenir. Que ceux qui sont dedans les attendent et les espèrent. »

(Marion Sigaut, Libres femmes de Palestine, Les Editions de l’Altelier/les Editions ouvrières, p. 156.)

Les Etats arabes avaient rejeté le plan de partage de la Palestine voté par les Nations unies en novembre 1947 et s’étaient opposés par la force à son application lors de la première guerre israélo-arabe de 1948, preuve, s’il en est, de leur responsabilité dans la crise palestinienne. Le fait que cette attitude des Etats arabes puisse être compréhensible n’est même pas évoqué. L’installation de dizaines de milliers de colons sur une terre qu’ils n’avaient jamais habitée, et aboutissant à la constitution d’un Etat contre l’avis des populations autochtones n’est même pas envisagée comme une initiative susceptible de provoquer une réaction desdits autochtones.

Or, il se trouve que les Palestiniens eux-mêmes ont très peu participé aux combats qui se sont déroulés entre le vote de la résolution 181 créant un Etat palestinien et un Etat juif (29 novembre 1947) et la proclamation de l’indépendance d’Israël (14 mai 1948). David Ben Gourion lui-même le reconnaît : « Les masses paysannes [palestiniennes] ne participèrent pas aux émeutes » écrit-il le 15 décembre 1947. Trois mois plus tard il écrit de nouveau : « Les Arabes [palestiniens] dans leur grande majorité ne cherchent pas la guerre avec nous. » Dans certaines régions, les chefs arabes avaient signé des pactes avec leurs voisins Juifs pour éviter une conflagration générale [107]. Or l’armée clandestine juive (Haganah) et les groupes terroristes juifs d’extrême droite (l’Irgoun de Menahem Begin et le groupe Stern) menèrent une stratégie de conquête : Ben Gourion écrit ainsi dans son journal au début de 1948 : « Au cours de l’assaut, nous devons être prêts à porter le coup décisif, à savoir : détruire l’agglomération ou bien expulser ses habitants pour prendre leur place. » (Y. Nimrod, op. cit. p. 92.) Le village palestinien de Deir-Yassin, dans la banlieue de Jérusalem, avait passé un pacte de non-agression avec le village juif de Guivat-Chaoul. Il fut attaqué par le groupe Stern et l’Irgoun le 10 avril 1948 : 254 personnes, pour la plupart des femmes et des enfants, furent massacrés. D’autres « hauts faits d’armes » restent inaccessibles aux chercheurs, parce que leur divulgation porterait atteinte à l’intérêt national. C’est le cas de plusieurs massacres commis en 1948, au sujet desquels un journaliste du Jerusalem Post voulait, en octobre 1986, consulter les archives. Un certain nombre de dossiers détenus par les archives d’Etat sont interdits à la consultation, constate Tom Segev : « Expulsion des habitants », « Transfert des habitants », « Destruction des villages arabes » (Jerusalem Post, 30 mai 1985).

D’autres massacres commencent à être connus, comme ceux, commis en octobre 1948, de Nasr-ed-Dine près de Tibériade et de Douaima près d’Hébron, où des journalistes de Hadashot ont découvert une fosse commune contenant un nombre indéterminé – plusieurs centaines, selon l’ancien maire du village – de corps de villageois abattus par des militaires du 89e bataillon. (Cf. Hadashot 24 et 26 août 1984.)

Ces massacres avaient pour but évident de terroriser la population et de l’inciter à fuir : « ... les chefs juifs locaux répandirent des rumeurs selon lesquelles ils attendraient d’importants renforts pour se lancer à l’assaut des villages arabes. Ils ajoutaient un “bon conseil” : partez dès maintenant. Résultat : des dizaines de milliers de paysans prirent la fuite [108] . »

De 1951 à 1956 les massacres – désignés sous le terme d’opérations punitives – continuèrent contre des villages palestiniens à Gaza et en Jordanie. Le plus connu est celui perpétré par le bataillon 101, dans le village de Kybia, le 12 octobre 1953, où quarante-six civils furent assassinés chez eux en pleine nuit. L’historien Benny Morris révèle que Ben Gourion lui-même supervisait ces opérations, et qu’il fit maquiller la tuerie de Kybia en « vengeance privée » de citoyens israéliens.

Mais, quel que soit leur nombre, les massacres commis par l’armée ou par des groupes armés « dissidents » peuvent laisser subsister un doute sur la volonté politique des autorités juives de vider le territoire de ses habitants palestiniens. Le doute disparaît à la lecture de certaines archives. Tom Seguev révèle que Ben Gourion, dans les années 30, évoqua le « transfert », c’est-à-dire l’expulsion massive des Palestiniens, mais qu’il avertit ses compagnons de ne pas en parler en public [109]. Moshe Sharett, ministre des Affaires étrangères du jeune Etat d’Israël, écrivit : « Les réfugiés trouveront leur place dans la diaspora. Grâce à la sélection naturelle, certains résisteront, d’autres non (...). La majorité deviendra un rebut du genre humain et se fondra dans les couches les plus pauvres du monde arabe [110]. »

Le journal Hadashot du 11 janvier 1985 évoque le « Plan D » préparé par le colonel Igal Yadin en mars 1948, qui prévoyait la destruction des villages qu’on ne pouvait occuper, l’occupation de la localité suivie de l’expulsion de sa population.

Il n’est cependant pas nécessaire de consulter les archives pour se convaincre de la volonté délibérée d’une grande partie des couches dirigeantes et de la population de « transférer » les Palestiniens : c’est un débat ouvert qui revient fréquemment dans les médias israéliens, à tel point que Le Monde, dans son éditorial du 25 mai 1990, écrivait : « Chose naguère impensable, beaucoup évoquent le “transfert” des Arabes – autrement dit leur déportation définitive – comme une éventuelle solution politique. » L’éventualité d’un « transfert » – euphémisme pour déportation – des Palestiniens est une préoccupation permanente des dirigeants d’Israël ; le seul frein à la mise en place d’une telle politique se trouve dans l’impact qu’elle aurait sur le plan international.

L’un des principaux idéologues du « sionisme social », Berl Katznelson, déclarait en 1987 : « Le transfert des Palestiniens a soulevé chez nous des discussions. Cela est-il admissible ? Sur ce point, ma conscience est tout à fait tranquille. Mieux vaut un voisin éloigné qu’un proche ennemi... J’ai cru et je crois encore que les Palestiniens devraient être transférés en Syrie et en Irak [111]. » Il est évidemment hors de question de demander aux Irakiens et aux Syriens leur avis.

Une telle approche du problème contient comme prémisse une vision indéfiniment militaire des rapports avec les pays voisins.

Ariel Sharon, lorsqu’il était commandant militaire du secteur Nord d’Israël, envisageait d’expulser toute la population arabe de la Galilée hors d’Israël [112]. Aussitôt après la guerre des Six-Jours en 1967, le gouvernement israélien se réunit pour déterminer le sort des Palestiniens des territoires nouvellement occupés. Begin proposa de transférer les camps de réfugiés dans le Sinaï ; Pinhas Sapir proposa de les transférer en Syrie et en Irak, position soutenue par Aba Eban. Igal Allon déclara qu’on devait les transférer dans des nouvelles implantations du Sinaï, ou les convaincre d’émigrer à l’étranger. D’après Allon, « on ne faisait pas assez pour convaincre les Arabes de tout quitter » (Melman Yorsi, Haaretz, 2 septembre 1990).

D’autres dirigeants tels que Michaël Dekel, alors vice-ministre de la défense, allèrent jusqu’à exiger des puissances occidentales qu’elles se chargent du sale boulot du transfert des Palestiniens d’Israël hors de chez eux : « Pour empêcher la région de se transformer en un baril d’explosifs, les pays occidentaux et les Etats-Unis ont le devoir politique et moral de se charger du transfert de la population arabe de la Cisjordanie vers le royaume hashémite de Jordanie, qui est leur patrie. » (Libération, 30 juillet 1987.) Là encore, on décide pour les Palestiniens ce qui doit être leur « patrie » une fois qu’ils ont été expulsés, sans évidemment demander aux Jordaniens leur avis.

Ce comportement se trouve justifié par le professeur Sami Smooha, qui considère que « Israël n’est pas un Etat démocratique dans le sens accepté du terme », ce qui le place en dehors des critères d’analyse auxquels sont normalement assujettis les Etats et les sociétés humaines. Israël serait donc hors norme, ce qui n’est évidemment pas acceptable.

Les autorités israéliennes répètent inlassablement que ce sont les dirigeants Arabes qui ont incité les Palestiniens à l’exode ; elles affectent ainsi de ne pas se sentir responsables de la situation des réfugiés. L’historien Benny Morris affirme n’avoir jamais trouvé trace des appels des dirigeants arabes encourageant les Palestiniens à quitter leurs foyers. La BBC, les renseignements israéliens, les services diplomatiques américains et britanniques rédigeaient de nombreux rapports sur ce qu’ils entendaient sur les radios arabes, or aucun ne fait état d’appels aux Palestiniens à quitter leurs villages, et les Israéliens n’ont pas fait usage, sur le moment, de cet argument.

Un rapport de la section arabe du département politique de l’Agence juive daté du 1er mars 1948 révèle les efforts déployés par le Haut comité arabe, un organisme représentatif de la communauté palestinienne, pour mettre fin à la fuite des civils. Un rapport de la Haganah (30 juin 1948) constate, à propos de la première vague de l’exode – 400 000 personnes avant le 1er juin – que « 70 % des réfugiés avaient abandonné leur maison à la suite d’actes d’hostilité de l’Irgoun et du groupe Stern ». A la fin de l’année, 300 000 autres personnes les avaient rejointes. Des villes entières, 250 villages, furent vidés de leurs habitants. Dans des proportions moindres, le processus continua jusqu’en 1950. Itzhak Rabin reconnaît dans ses mémoires que, sur ordre de Ben Gourion, l’armée a chassé 50 000 Palestiniens de Lydda et de Ramleh en juillet 1948 (New York Times, 23 octobre 1979).

L’exode des Palestiniens est présenté par Moshe Sharett, le 15 juin 1948, comme « un phénomène magnifique dans l’histoire du pays et, d’un certain point de vue, plus splendide que la création d’Israël (...). Il ouvre des possibilités immenses pour résoudre de façon radicale et permanente le problème le plus difficile auquel notre Etat doit faire face. » (La Documentation d’Israël, Vol. I, p. 163.) « Quel beau tableau » s’exclamait Ben Gourion en constatant l’exode des Palestiniens d’Haïfa (selon son biographe Michel Bar-Zohar) et, à Nazareth, constatant que des habitants palestiniens n’avaient pas fui, il demande avec irritation au général Haïm Laskov : « Qu’est-ce qu’ils font encore là ? »

D’immenses surfaces de terres furent abandonnées et récupérées par l’Etat, les kibboutzim ou des particuliers.

La préméditation de l’expulsion des Palestiniens va plus loin encore, dans le fait que les autorités du nouvel Etat hébreu se sont refusées à délimiter les frontières du pays. Ben Gourion s’y était opposé, de façon à laisser ouvertes la possibilité d’extensions territoriales futures. Ainsi, la guerre de 1948 permit à l’Etat d’Israël d’agrandir considérablement le territoire : alors que le plan de partage primitif accordait aux Juifs 55 % du territoire de la Palestine, ils en occupaient 80 % après l’armistice de 1949.

La révision de l’histoire de la guerre de 1948 par les historiens israéliens ne fait qu’expliciter ce que tout le monde dans le pays savait depuis longtemps.

« Tout le monde savait qu’il y avait eu des pillages, que les Arabes avaient été expulsés, qu’on avait rasé des villages. Cela a d’ailleurs eu lieu en 1967 encore. Les archives des partis politiques, des kibboutzim ont toujours été accessibles. En outre, il suffisait de lire les théoriciens du courant principal du sionisme : Berl Katznelson, Haïm Arlosoroff, Aharon David Gordon pour se rendre compte que leur pensée était bel et bien une idéologie de la “terre et des morts” et que tous refusaient de reconnaître des droits aux Palestiniens. En Israël, ce sont des choses que tout le monde connaît depuis ses dix-huit ans, âge où commence le service militaire. Tout le monde sait que les Arabes de Lod et de Ramleh ont été acculés à l’exode par les troupes israéliennes en 1948. Moshe Dayan ne s’en cachait pas. » (Ze’ev Sternhell, Le Monde, loc. cit.)

L’attitude des « nouveaux historiens » ne rencontre pas, comme on peut le deviner, l’unanimité dans la population israélienne. Certains auteurs, comme Aaron Meged, évoquent leur « instinct suicidaire » et leur reprochent de servir l’objectif de destruction de l’Etat d’Israël. Pendant longtemps et encore aujourd’hui dans une large mesure, la science sociale israélienne décrivait une société conceptuellement sans arabes, hermétique aux influences de la situation réelle du pays né de plusieurs conflits avec les voisins arabes. Jusqu’à une date récente, le mot même de « Palestinien » n’était jamais employé. Baruch Kimmerling, sociologue et maître de conférences à l’université hébraïque de Jérusalem, dit à ce propos :

« Les historiens et les chercheurs en sciences sociales de qui on exige la fourniture au “peuple” d’une histoire parcellaire, fabriquée, déformée et principalement fondée sur des mythes – celle que Meged appelle de ses vœux – abusent et de leur rôle scientifique, et de leur fonction sociale et intellectuelle. » (Haaretz, Tel-Aviv, cité par Courrier international 10-16 nov. 1994.)

Les historiens israéliens de la nouvelle génération n’ont pas pour objectif de délégitimer le droit de la population juive à vivre sur la terre d’Israël mais « d’analyser l’effet produit par des problèmes de légitimité de ce type sur la société, et comment celle-ci les gère », dit encore B. Kimmerling.

Il se peut que l’apparition d’un courant d’historiens susceptibles de remettre en cause l’histoire officielle n’a été possible, cinquante ans après les événements, que parce que le délai passé permet suffisamment de recul pour ne pas mettre en danger la légitimité de l’existence d’Israël. C’est ce que dit Tom Segev dans Haaretz : le débat, dit-il, « ne déborde pas de la légitimité admise. Aucune nouvelle tendance historiographique ne remet en question le droit d’Israël à exister ». Segev dit aussi, très justement, que tous les faits soulevés par les « nouveaux historiens » étaient connus, et que tout ou presque avait déjà été dit : « ... il n’y a aucune position, conception ni argument dans les propos des nouveaux historiens qui n’ait, d’ores et déjà, été publié. Une partie avait été, à juste titre, oubliée. Le reste a été passé sous silence, injustement. Mais, plus ou moins, tout a été dit. »

Les historiens de la nouvelle génération se heurtent aux mandarins conservateurs qui s’en tiennent à une histoire idéologique et justificatrice. Ces derniers les accusent d’être des traîtres. Les conservateurs craignent par-dessus tout que soit appliquée à l’histoire d’Israël une approche scientifique, comparatiste. « La seule société qui n’ait pas été étudiée ainsi, c’est la société judéo-israélienne, dit Baruch Kimmerling, et cela ne doit rien au hasard. Si l’on s’était laissé aller à une étude comparative étendue, avec la profondeur historique qui convient, la société israélienne serait tombée dans la catégorie des sociétés d’immigration type Amérique du Nord ou du Sud, Australie, Afrique du Sud, Algérie, etc., ainsi qu’elle est présentée dans les œuvres de deux sociologues israéliens “critiques” : Gerchom Sapir et moi-même. »

LA CHARTE DE L’OLP : UN REPOUSSOIR TRES UTILE

La charte de l’OLP a été rédigée en 1964 au moment de la création de l’organisation, et durcie en 1968 après la guerre des Six-Jours. Israël exigea l’abrogation de quelques articles dont les principaux sont les articles 9, 15 et 19 :

« Art. 9. – La lutte armée est la seule voie pour libérer la Palestine ; elle est donc une stratégie et non une tactique. »

« Art. 15. – La libération de la Palestine (...) est destinée à repousser hors de la grande patrie arabe l’envahisseur sioniste et impérialiste et à purifier la Palestine de sa présence. »

« Art. 19. – La partition de la Palestine opérée en 1947 et la création d’Israël sont nulles et non avenues. »

En avril 1996 le Conseil national palestinien a annulé toutes les clauses contraires aux accords d’Oslo. Arafat avait consulté les Américains et le gouvernement travailliste israélien. Bill Clinton et Shimon Pérès n’avaient rien trouvé à redire aux modifications apportées.

Il est significatif que cette charte soit plus connue des Israéliens que des Palestiniens. Son importance tient essentiellement à l’intérêt qu’y manifestent les autorités israéliennes, dont les services d’information ont dépensé beaucoup d’argent pour diffuser le document à des dizaines de milliers d’exemplaires, afin de monter aux opinions israélienne et internationale l’extrémisme des intentions palestiniennes. De la même manière, les autorités serbes avaient elles aussi largement diffusé la Déclaration islamiste d’Izetbegovic, rédigée en 1974, dont très peu de Bosniaques musulmans connaissaient le contenu.

Figurant en bonne place dans les programmes scolaires israéliens, la charte de L’OLP est ainsi beaucoup mieux connue des écoliers israéliens que de leurs homologues palestiniens.

Ainsi, l’université palestinienne de Bir Zeit, en Cisjordanie, consacre ses cours de science politique au discours d’Arafat à l’ONU en 1974, aux accords de Camp David, à la déclaration de Balfour, aux œuvres des grands penseurs sionistes comme Herzl, Jabotinsky, Ben Gourion, etc., mais pas à la charte de l’OLP. Il ne s’agit pas d’occulter un document « compromettant » : la charte est perçue comme un document caduc, qui ne correspond plus à la situation actuelle. En outre, les articles anti-Israéliens de la charte ont été annulés par les décisions postérieures du Conseil national palestinien, qui tient lieu de « Parlement » de l’OLP : décision du CNP d’Alger en 1988 avec la reconnaissance des résolutions de l’ONU. En annexe aux accords d’Oslo figure une lettre d’Arafat à Rabin qui stipule que « les articles de la charte palestinienne qui nient le droit à l’existence d’Israël (...) n’ont plus aucune valeur ».

Les réserves concernant l’opportunité de l’abrogation de la charte – en dehors de quelques irréductibles – ne portent pas sur le fond mais sur la tactique. Ces réserves sont surtout formulées par ceux qui suggèrent qu’Israël pourrait également tenir les engagements pris et non tenus, comme la libération des femmes emprisonnées. (Il est d’ailleurs invraisemblable que la libération des femmes et des enfants n’ai pas constitué un préalable non négociable à tout début de négociation.)

On suggère également que l’amendement de la charte ne devrait pas être unilatéral et qu’il n’y a pas de raison que les Palestiniens reconnaissent l’Etat d’Israël sans que ce dernier ne reconnaisse un Etat palestinien. On peut considérer qu’Arafat a fait une erreur magistrale en ne liant pas la reconnaissance par les Palestiniens de l’Etat d’Israël à la reconnaissance par Israël d’un Etat palestinien.

L’OLP, selon une partie importante de la population palestinienne, ne doit pas abandonner les clauses de sa charte qui affirme les droits des Palestiniens à une terre, et transformer le mouvement de libération nationale en appareil administratif fonctionnant sous les ordres d’Israël. L’OLP ne doit pas abandonner la revendication à une terre sans qu’Israël ne reconnaisse les droits des Palestiniens à l’autodétermination.

Le problème en réalité n’est pas celui de l’amendement de la charte mais de la rédaction d’une nouvelle. En effet, la charte primitive ne mentionne même pas la création d’un Etat palestinien souverain avec Jérusalem comme capitale... Une telle disposition apparaîtrait inévitablement dans une nouvelle charte... ce que les autorités israéliennes ne souhaitent pas.

Netanyahou utilise constamment l’argument des « obligations palestiniennes » et de la charte pour poser des conditions inacceptables à la poursuite du processus de paix. Lors de sa visite à Washington en janvier 1998, Netanyahou entendait faire signer un communiqué déclarant d’intérêt vital pour Israël la plus grande partie de la Cisjordanie, mais il avait aussi une liste de 27 pages d’« obligations palestiniennes » qui conditionneraient la poursuite du processus de paix. Mais surtout, le document présenté par Netanyahou demande l’amendement de la charte palestinienne. Il exige que le Conseil national palestinien abroge 28 des 34 articles de sa charte, déjà amendée avec l’approbation de l’administration américaine.

En somme la puissance occupante entend faire savoir que le territoire qu’elle occupe lui est nécessaire et que les autorités du pays occupé ont des devoirs à son égard mais pas de droits. Qu’est-ce qu’il reste à négocier dans ces conditions ?

Un éditorialiste israélien, Hemi Shalev, écrivit à ce sujet dans le quotidien Ma’ariv : « Quiconque rédige un document énumérant cinquante clauses et sous-clauses qu’il juge avoir été violées par l’autre partie n’a pas l’intention habituellement de prolonger plus longtemps une union harmonieuse avec cette même partie. » (Cité par Libération, 15 janvier 1998.)

Les conditions posées par Netanyahou révèlent à l’évidence sa mauvaise foi. En échange d’un retrait militaire dont ni l’ampleur ni la date ne sont précisées, l’Autorité palestinienne est sommée de « renvoyer de leur poste, poursuivre et punir » neuf dignitaires religieux, livrer 34 prisonniers, réduire les effectifs de police, confisquer les armes détenues illégalement – mais il n’est pas question de sévir contre les intégristes juifs des colonies qui harcèlent la population palestinienne, de faire juger par l’Autorité palestinienne ceux qui assassinent des Palestiniens.

DEUX TERRORISTES EXEMPLAIRES

Aboul Abbas (Mohamed Zeidan Abbas), fondateur du Front de libération de la Palestine. Ses guérilleros débarquent le 30 mai 1990 sur la plage de Netsanim, entre Ashkelon et Ashod, et ouvrent le feu sur des soldats. Yasser Arafat s’étant refusé à condamner cette opération, les Etats-Unis rompent les pourparlers officiels entamés avec l’OLP. Aboul Abbas reconnaît aujourd’hui que son intention était de stopper le début de dialogue qui s’était instauré.

Aboul Abbas est très lié avec le régime irakien. Ses hommes feront la police au Koweït, pour le compte de l’Irak, pendant la guerre du Golfe.

C’est un commando du FLP qui a pris le contrôle du bateau de croisière Achile Lauro, et a assassiné un passager juif américain, Leon Klinghoffer. La victime, 69 ans, se déplaçait en chaise roulante et a été abattue de plusieurs balles dans le dos. Aboul Abbas, qui s’est reconverti au « processus de paix », est revenu dans la bande de Gaza en mai 1996. Il envisage de faire revenir ses combattants au pays. Pour les intégrer dans la police palestinienne. Les Palestiniens n’ont qu’à bien se tenir...

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Abou Nidal, un des chefs « historiques » du Fatah, en a été exclu, puis a été condamné à mort par l’organisation en 1974. Il était le représentant de l’OLP à Bagdad depuis 1970. Le journaliste anglais Patrick Seale a écrit une biographie de ce personnage (Abu Nidal, A Gun For Hire, Hutchinson Books), auteur de 280 assassinats, pour l’essentiel des modérés de l’OLP. P. Seale note que toutes les opérations d’Abou Nidal présentaient cette curieuse caractéristique de servir le gouvernement israélien, qui d’ailleurs n’a jamais cherché à abattre ce terroriste...

UNE ECONOMIE DOMINÉE

De la création de l’Etat d’Israël à la guerre de 1967, la Cisjordanie était rattachée au royaume hashémite, qui avait favorisé l’implantation des entreprises en Jordanie, y attirant ainsi capitaux palestiniens et main-d’œuvre [113].

A partir de 1967 et l’occupation israélienne, la Cisjordanie a été isolée du reste du monde arabe et a subi une politique de destruction progressive de son économie qui l’a rendue entièrement dépendante de l’occupant. Elle a été soumise à un ensemble de lois et d’ordonnances militaires qui ont littéralement assujetti la région.

La domination économique, dont la force militaire a toujours été l’agent d’exécution, s’est faite :

– par la destruction, sous forme d’expropriation des terres, par l’installation de colonies de peuplement, le contrôle des ressources en eau ;

– par l’intégration forcée : récupération des marchés locaux, utilisation d’une main-d’œuvre palestinienne sous-payée.

Les mécanismes par lesquels les autorités israéliennes ont assujetti l’économie palestinienne sont excessivement complexes et relèvent d’une perversité difficilement imaginable. Le contrôle de l’occupant s’exerce sur ce qui peut ou ne peut pas être produit, vendu, distribué, planté ou transporté. Ainsi l’ordonnance n° 1147 du 30 juillet 1985 statue quel type d’arbre fruitier peut être planté et en quelles quantités. Elle interdit de faire pousser certaines plantes pour ne pas concurrencer les producteurs israéliens.

L’ordonnance n° 818 (22 janvier 1980) restreint la production de fleurs afin de ne pas concurrencer le monopole israélien de la production de fleurs à l’exportation. Soixante ordonnances déterminent les droits de douane et les taxes pour toute exportation et toute importation venant de ou en direction des territoires occupés. En 1989, Itzhak Rabin déclarait : « Aucun permis ne doit être délivré pour le développement de l’agriculture ou de l’industrie qui pourrait faire concurrence à l’Etat d’Israël. » (Jerusalem Post, 29 mars 1989.)

Tout cela est évidemment contraire aux principes du libéralisme et de la libre concurrence que les Etats-Unis s’efforcent de faire appliquer par ailleurs...

L’ordonnance n° 31 du 27 juin 1967 donne au commandant israélien de la région tout pouvoir en matière de douanes et taxes.

« Il y a aussi la question des taxes. Ils prennent des enfants, les arrêtèrent, pour un jour, même. Ils vont chercher la famille et s’ils ne peuvent pas payer il ne sort pas. Toutes sortes de taxes. Si vous devez payer des taxes sur les taxis, ils appellent cela les taxes de pierres, taxe d’Intifada, toutes sortes de noms. Personne ne sait ce qu’on exige de lui qu’il paie. Taxes de guerre du Golfe. Amendes pour siffler et crier sur les toits des maisons. Taxes quand ils viennent dans les magasins du centre du village. Comment collecte-t-on les taxes dans les territoires occupés ? La police secrète, l’armée des frontières, et des soldats. Vingt personnes avec des armes viennent demander au propriétaire du magasin de payer les taxes. On connaît le résultat. Quand ils arrivent, il ferme la boutique et s’en va. S’il ne le fait pas il risque de se faire briser ses biens, de faire fermer son magasin, parce que si vous imaginez vingt soldats venant collecter les taxes, la question n’est pas celle des taxes... C’est un cercle vicieux de pressions, auquel je peux donner un nom, celui de ghetto. Ghetto. » (Interview d’Arna Mer Khamis, Radio Libertaire, 6 juillet 1991. Cf. Annexe II.)

Aucune production des territoires occupés ne peut être exportée directement, un permis d’exportation est requis pour toutes les marchandises, qui doivent nécessairement transiter par Israël. Des tarifs douaniers et la TVA sont imposés sur toutes les marchandises palestiniennes qui entrent ou qui transitent par Israël. L’exportation d’un produit sans permis est un délit (ordonnance n° 49 du 11 juillet 1967). « L’administration civile agricole israélienne ne délivre pas de permis jusqu’à ce qu’elle reçoive des instructions du Haut conseil du marketing. Normalement les autorités israéliennes informent l’officier du marketing dans le gouvernement militaire des Territoires occupés du montant hebdomadaire des produits pouvant entrer en Israël, qui à son tour délivre les permis dans les différents districts en Cisjordanie. La politique israélienne a ainsi placé les Territoires occupés sous dépendance. L’exportation des produits pharmaceutiques palestiniens (une des plus importantes industries en Cisjordanie) est très strictement contrôlée. » (Wallid Atallah, « La situation économique en Palestine occupée », mémoire du collège coopératif de Montrouge)

Deux ordonnances, n° 149 (22 octobre 1967) et n° 530 (13 décembre 1973) imposent de mettre un label israélien sur les produits palestiniens et interdit l’inverse.

L’ordonnance n° 158 (19 novembre 1967) interdit la construction de puits, d’une citerne pluviale ou d’une mare de collecte des eaux sans permis. L’officier responsable peut refuser un permis, le révoquer ou le changer sans justification. Depuis 1967, aucun permis de forer n’a été délivré aux Palestiniens par les autorités d’occupation. Alors qu’en Israël 45 % des surfaces sont irriguées, seules 3,9 % des surfaces le sont dans les Territoires occupés. Si, pour les Palestiniens, l’accès à l’eau se réduit constamment, les agriculteurs israéliens des colonies ont vu le leur augmenter. Israël consomme largement plus d’eau que ses ressources renouvelables, ce qui impose une politique de captation de l’eau des pays avoisinants. Les implantations israéliennes bénéficient de six fois plus d’eau par habitant que les Palestiniens, qui de surcroît la paient plus cher.

La stratégie israélienne vise plusieurs effets :

– réduire la production palestinienne pour ouvrir un marché aux produits israéliens ;

– empêcher la concurrence des produits palestiniens ;

– appauvrir la population palestinienne pour la forcer à partir.

L’agriculture palestinienne est le principal secteur productif en Cisjordanie et dans la bande de Gaza ; ce secteur représente en 1992 40 % du produit intérieur brut et emploie un tiers de la main-d’œuvre. Les incessantes confiscations de terres et destructions d’arbres fruitiers, sans parler des jours de couvre-feu, visent à décourager l’économie palestinienne.

En 1991, l’ONU estimait que 65 % des terres de Cisjordanie avaient été confisquées et 42 % dans la bande de Gaza. En cinq ans, de décembre 1987 à août 1992, 362 948 dunums de terres ont été confisqués et 143 622 arbres arrachés.

L’une des méthodes de confiscation des terres par les autorités d’occupation a été de remettre en vigueur une vieille loi ottomane de 1858 qui permet la confiscation d’une terre si elle n’est pas cultivée. L’un des effets de l’Intifada a été que de nombreux Palestiniens ont remis leurs terres en culture. Cultiver la terre pour nourrir ses enfants au lieu de les laisser partir est perçu par le gouvernement israélien comme l’acte le plus subversif. La limitation extrême des autorisations pour les Palestiniens à entrer travailler en Israël a accru cette tendance à se recentrer sur le travail de la terre ou sur les entreprises locales.

De nombreux obstacles créés par les autorités d’occupation visent à rendre les produits palestiniens non rentables et non compétitifs avec les produits israéliens. Ces obstacles peuvent être administratifs, fiscaux, douaniers. Le relèvement des taxes en 1992 a rendu non rentable une bonne partie de la production palestinienne. Les dispositifs fiscaux mis en place incitent les agriculteurs palestiniens d’agrumes à approvisionner en fruits payés à des prix très bas les usines israéliennes de jus, laissant les marchés de fruits aux producteurs israéliens.

Les agriculteurs palestiniens ne pouvaient, jusqu’à une date récente, obtenir de permis d’exporter que pour le monde arabe et l’Europe de l’Est (qui boycottaient les produits israéliens). Le transport des produits agricoles dépend de compagnies israéliennes, qui se soucient peu de préserver la bonne qualité des produits transportés.

Les exportations palestiniennes vers Israël sont contingentées pratiquement au jour le jour, en fonction des fluctuations du marché. Les producteurs palestiniens se retrouvent ainsi fréquemment avec une récolte invendable sur les bras. Les couvre-feux coïncidaient parfois étrangement avec des périodes de récoltes, qui étaient ainsi ruinées.

Les Palestiniens sont contraints de passer par deux compagnies pour exporter leur production : Agrexco pour les fruits et légumes, Citrus Board pour les agrumes. Est-il besoin de préciser que les agriculteurs israéliens, eux, sont largement subventionnés.

L’industrie palestinienne était handicapée par des taxes prohibitives prélevées sur les artisans et les entreprises industrielles. Ces taxes étaient fondées sur des évaluations forfaitaires et arbitraires des revenus et collectées lors de véritables raids armés. Le contrôle de l’administration israélienne privait l’industrie palestinienne de toute possibilité de recherche et limitait son accès à la technologie par sa soumission aux importateurs israéliens de matériels.

« Il se confirme actuellement que les Territoires palestiniens occupés sont appelés à se consolider comme lieu de délocalisation de certaines activités productives israéliennes. Soit par l’installation, déjà largement entamée, d’établissements israéliens dans les Territoires palestiniens occupés, soit par l’encouragement à la création locale de petites et moyennes entreprises de sous-traitance (même avec des aides financières), les segments intensifs en travail de la production israélienne, qui employaient en priorité des Palestiniens dans les années passées, sont en train de s’installer sur place. Les étapes de finition intensives en technologie sont toujours réalisées en Israël, qui renforce ainsi sa compétitivité internationale en profitant des salaires inférieurs versés aux Palestiniens. Parallèlement, le nombre de ceux-ci travaillant en Israël se réduit. » (Wallid Atallah, loc. cit.)

L’industrie et la construction représentent à peine 20 % du PIB palestinien. Il y avait en 1992 plus de 4 000 PME et PMI privées en Cisjordanie et dans la bande de Gaza employant plus de 20 000 personnes, sur une population de 2 millions. Le bâtiment, qui représente à lui seul près de 13 % du PIB, est le seul qui a connu une croissance certaine.

La plupart des exportations industrielles palestiniennes sont en fait des productions effectuées par des sous-traitants palestiniens d’entreprises israéliennes, qui profitent des bas salaires, des subventions gouvernementales et d’une main-d’œuvre peu exigeante en matière de droits sociaux. Alors que 90 % des importations de la bande de Gaza et de la Cisjordanie provient d’Israël, Israël écoule 20 % de ses exportations dans les territoires occupés.

Le contrôle total de l’occupant sur toute activité financière avec le monde extérieur, les flux de monnaie étrangère, les transactions financières, l’exportation et l’importation de monnaie, des mouvements de capitaux, voire la possession de monnaie étrangère par un résident des Territoires occupés, le système de crédit, l’accès aux marchés extérieurs, la circulation des biens entre Gaza et la Cisjordanie, ajoutés à une fiscalité prohibitive, empêchent toute relance véritable de l’économie palestinienne. La signature des accords de Washington le 13 septembre 1993 et la rétrocession à l’« autonomie palestinienne » de 7 enclaves urbaines représentant 3 % des territoires occupés en 1967 [114] n’ont pratiquement rien changé à la situation. L’affectation des fonds internationaux, à 80 % européens, destinés à ladite « autonomie » est étroitement contrôlée par les autorités israéliennes.

La construction d’un aéroport et celle d’un port étaient prévues à Gaza. Ces infrastructures, financées par les Européens, sont terminées mais leur mise en service dépend du bon vouloir des autorités israéliennes qui trouvent toujours un prétexte pour retarder la chose. Lorsque le représentant européen a menacé de reconsidérer le versement des fonds à l’Autorité palestinienne, Netanyahou a haussé les épaules et déclarant que cela ne pénaliserait que les Palestiniens...

Le marché du travail est presque entièrement dépendant d’Israël. La ruine de milliers de petits paysans et la faiblesse de l’industrie ont conduit un tiers de la population active palestinienne à chercher du travail en Israël. A partir de 1988, les règles régissant la circulation des Palestiniens en Israël et l’obtention des permis de travail se sont constamment durcies. L’arrivée massive de Juifs soviétiques, l’augmentation importante du chômage en Israël, l’appel à des travailleurs immigrés du tiers monde, la chute de l’investissement dans la construction ont considérablement réduit les possibilités d’emploi pour les Palestiniens. L’Organisation internationale du travail indique, dans une publication du 1er octobre 1993, que le chômage touchait 50 % de la population palestinienne.

En 1991 le nombre de Palestiniens travaillant en Israël était d’environ 100 000, mais ce chiffre a considérablement baissé. Réduit de moitié après la guerre du Golfe, il baisse constamment depuis. Le nombre de chômeurs palestiniens a augmenté d’un tiers entre 1988 et 1992. Le New York Times du 15 septembre 1993 estimait que 45 000 résidents des Territoires occupés travaillaient en Israël. La perte journalière représente 2 millions de dollars par jour. Les 30 000 Palestiniens expulsés du Golfe représentent pour l’économie des Territoires occupés une perte de 300 millions de dollars par an.

Le rapport de la Banque mondiale pour 1994 révèle que le PIB par habitant et par an a diminué d’un tiers entre 1987 et 1992, passant de 1 500 à 1000 dollars.

Si les autorités israéliennes agissent vis-à-vis de l’extérieur comme si le problème de la paix était résolu, signent des accords commerciaux avec les pays musulmans, appelent les investisseurs étrangers, l’économie palestinienne reste largement la vassale d’Israël encore aujourd’hui. Les entraves restreignant la liberté de l’économie palestinienne sont encore pratiquement toutes maintenues.

NATIONALISME ET QUESTION SOCIALE

Le nationalisme palestinien est né sans doute de la conjonction de la révolte des réfugiés dans les camps de Jordanie, du Liban et de Syrie, avec les aspirations de la petite bourgeoisie palestinienne cherchant une place au soleil que ni Israël ni les autres Etats arabes n’étaient disposés à lui accorder.

Yasser Arafat, apparenté à une grande famille de la bourgeoisie palestinienne, les Al-Husseini, avait fait ses études au Caire, obtenu un diplôme d’ingénieur des travaux publics. Il partit travailler au Koweït où il fonda sa propre société de travaux publics. Il fonda le Fatah – Mouvement de libération nationale de la Palestine – en 1959. D’emblée, les limites du champ d’action d’Arafat sont tracées, ce que lui reprocheront d’autres militants palestiniens comme Georges Habache et Nayef Hawatmeh, qui s’étaient organisés dans le Mouvement nationaliste arabe.

Le Fatah se manifesta pour la première fois le 1er janvier 1965 par une tentative d’attentat. En fait, l’objectif de l’organisation d’Arafat était moins de mener une lutte armée de longue haleine contre Israël que de se faire reconnaître comme organisation nationaliste par les Palestiniens et les Etats arabes.

L’OLP fut créée en 1964, non par les Palestiniens, mais, lors d’une réunion du sommet de la Ligue arabe, tenue à Alexandrie, par les dirigeants arabes : Nasser, Ben Bella, Bourguiba, le roi Fayçal d’Arabie. Ayant pignon sur rue, bénéficiant des fonds et du soutien des pays arabes, mais aussi étroitement contrôlée par eux, l’OLP va avoir à sa tête, dans un premier temps, un certain Ahmed Choukeiri, un personnage corrompu, lié à l’Arabie saoudite. La défaite arabe de 1967 va changer les donnes en déconsidérant les régimes arabes auprès des Palestiniens. 280 000 réfugiés supplémentaires vont grossir les rangs de ceux qui s’entassent déjà dans les camps de Jordanie, de Syrie ou du Liban. Le nationalisme palestinien reçut une forte impulsion à ce moment-là. En février 1969 Arafat est élu président du comité exécutif de l’OLP.

Créée au départ par les régimes arabes pour garder le contrôle du nationalisme palestinien, l’OLP est désormais dirigée par un homme qui bénéficie d’une réelle popularité auprès des masses palestiniennes. Le 21 mars 1968, des feddayins palestiniens du Fatah avaient tenu en respect une colonne militaire israélienne pendant douze heures. La « bataille de Karameh » avait soulevé l’enthousiasme de la population palestinienne et substantiellement agrandi les rangs du Fatah. Arafat disposait donc d’une certaine liberté d’action face aux bailleurs de fonds de l’organisation.

L’organisation que dirige Arafat n’est pas un bloc monolithique, c’est un conglomérat d’organisations autonomes constituant une sorte de « Front ». L’unité d’action y est toute relative. Arafat est en effet constamment tiraillé entre la nécessité de maintenir une unité de façade à l’organisation, ce qui lui interdit de condamner certains attentats commis par des groupes membres de l’OLP, et la nécessité de garantir aux monarchies du Golfe que le nationalisme palestinien ne débordera pas sur un nationalisme arabe contraire à leurs intérêts. En outre, l’OLP est aussi un enjeu politique pour les Etats arabes qui tentent constamment d’y susciter des groupes servant de relais à leurs propres intérêts. La Syrie, par exemple, créera sa propre organisation palestinienne, la Saïka. En 1974, l’Irak soutiendra le front du refus et abritera le groupe terroriste d’Abou Nidal qui organise des assassinats de cadres modérés de l’OLP. Saddam Hussein réussira plus tard à ligoter l’OLP en contribuant à suspendre le dialogue américano-palestinien. Le débarquement sur les plages israéliennes, en mai 90, d’un commando d’Aboul Abbas a été commandité par Bagdad. Cette expédition mit fin à la stratégie diplomatique de l’OLP.

L’OLP est aussi étroitement dépendante des Etats arabes qui lui fournissent une base. Expulsé de Jordanie après les massacres de Septembre noir, l’organisation se replie au Liban. Mais après l’invasion de ce pays par Israël en 1982, l’OLP est expulsée de Beyrouth et privée d’une base géographique et militaire qui lui permettait une certaine autonomie de décision. L’organisation dépend du bon vouloir des pays qui l’accueillent ; en 1983 l’OLP s’affronte avec le régime syrien. Après le Liban, l’OLP se réfugie à Tunis, mais son quartier général est bombardé par les Israéliens en 1985. L’Egypte, liée par les accords de Camp David, ne peut ni ne veut l’accueillir. l’Irak met à sa disposition des bureaux, des avions, des casernes pour ses soldats, une station de radio. Quand éclate le conflit du Golfe, Arafat est contraint de s’aligner sur Saddam Hussein.

Après la guerre de 1967, puis de nouveau après celle de 1973, un accord tacite liait le monde arabe : la rente pétrolière sert de système de sécurité sociale aux pays arabes pauvres et à forte démographie, elle sert également à soutenir l’effort de guerre contre Israël ; en contrepartie les républiques arabes ne tentent pas de déstabiliser les pétromonarchies ni de remettre en cause leur statut superprivilégié, comme Nasser avait tenté de le faire avec son expédition au Yémen en 1963. Cet accord valait aussi pour l’OLP, subventionnée par les pétromonarchies à condition que le nationalisme palestinien reste strictement cantonné à la Palestine et ne déborde pas vers une remise en cause de l’appropriation de la manne pétrolière.

Les défaites successives des armées arabes en 1948, 1956, 1967, 1973 avaient quelque peu déconsidéré les régimes en place auprès d’une masse toujours plus grande de réfugiés palestiniens dont la présence dans les camps de Jordanie, de Syrie, su Liban était un témoignage de l’oppression impérialiste. Ces réfugiés deviennent progressivement un facteur de déstabilisation pour les régimes arabes en place, dans la mesure où ils créent un mouvement de sympathie auprès des populations pauvres des pays d’accueil. Par-dessus les frontières, ils apportent aux populations arabes un message de révolte. C’était un contexte idéal pour créer un mouvement nationaliste à l’échelle de toute la région et faire voler en éclats les dictatures et les monarchies qui sont la base du dispositif impérialiste au Proche-Orient.

La solidarité des masses arabes avec la « cause palestinienne » pouvait déboucher sur une remise en cause du pouvoir et des privilèges des grands propriétaires fonciers (y compris palestiniens) et de la rente pétrolière des monarchies du Golfe.

C’est le pouvoir du roi Hussein de Jordanie qui s’est trouvé le premier menacé. Malgré les assurances d’Arafat qui affirmait que son seul objectif était la lutte contre Israël, Hussein prit les devants. En septembre 1970 les troupes jordaniennes, au termes de terribles combats, qui firent des milliers de victimes, liquidèrent les milices palestiniennes. Quelques jours plus tard, on vit Arafat, souriant, échanger une poignée de main de réconciliation avec Hussein. C’est que dans les camps de Jordanie il y avait les milices du Fatah, mais aussi celles, plus radicales, du FPLP de Georges Habache et du FDPLP de Nayef Hawatmeh, qui contestaient l’autorité d’Arafat. Les troupes jordaniennes surent faire la différence entre les unes et les autres. En fait, après Septembre noir, la position de Yasser Arafat se trouva raffermie au sein de l’OLP, mais aussi vis-à-vis des dirigeants des Etats arabes, pour qui sa présence, à la tête de l’organisation palestinienne, garantissait que celle-ci ne dériverait pas vers un nationalisme arabe qui déstabiliserait la région.

Si l’OLP tient pendant un certain temps un discours d’un nationalisme très radical – révolution palestinienne, lutte armée, anti-impérialisme, anti-sionisme – excluant toute reconnaissance de l’Etat d’Israël, ce radicalisme verbal recouvrait mal un besoin de reconnaissance internationale. Après la guerre de 1973, les Etats arabes reconnurent l’OLP comme seul représentant du peuple palestinien, et les pays non alignés se rallièrent à cette position. Arafat fut invité à l’ONU en tant qu’observateur. C’est à cette époque que les dirigeants de l’OLP déclarent renoncer au terrorisme international et envisagent de créer un Etat palestinien « sur toute parcelle de territoire palestinien qui serait libérée ». Pendant des années, Arafat va donner des gages de sa capacité à maintenir le mouvement dans les strictes limites du micro-nationalisme palestinien.

Cinq ans après Septembre noir, un scénario presque identique se reproduit au Liban. La présence de nombreux réfugiés palestiniens mêlés à la masse des Libanais pauvres créait une situation potentiellement explosive. A partir de 1973 les grèves et les manifestations se succèdent. Dans certains quartiers pauvres, la population s’arme, mais on ne distingue plus les feddayin des Libanais. La troupe intervient contre les grévistes et contre les camps palestiniens. En février 1975 l’armée tire sur une manifestation de pêcheurs et fait onze morts.

En avril 1975 la droite libanaise déclenche une contre-révolution préventive. Elle se heurte à une véritable insurrection populaire. La direction de l’OLP s’efforça là encore de maintenir l’organisation dans les strictes limites du nationalisme palestinien. Arafat déclara en juin 1975 : « Tout ce qui se passe au Liban est injustifiable. La révolution palestinienne sait pour sa part que le véritable champ de bataille se trouve en Palestine et qu’elle ne peut tirer aucun bénéfice d’une bataille marginale qui la détournerait de son véritable chemin. » Si le combat des pauvres du Liban n’était pas celui de l’OLP, la droite libanaise, elle, massacrait indistinctement opprimés libanais et palestiniens. Il fallut l’intervention de la Syrie, en 1976, pour que la droite libanaise l’emporte.

Evoquant les « conflits “secondaires”, politiques ou régionaux, entre Etats ou à l’intérieur des Etats », le rédacteur du Dossier Palestine expose que « la révolution palestinienne, qui n’a cessé d’être attirée dans ces conflits par le contexte arabe, aussi bien étatique que populaire, n’a su y survivre que grâce à sa capacité à s’en extraire, ou en tout cas à maîtriser leurs effets sur son cours propre » [115].

L’OLP avait deux faces contradictoires. Dans les camps elle était représentée par des feddayin armés symbolisant les masses palestiniennes mobilisées, et à ce titre elle pouvait constituer un modèle pour les masses populaires du monde arabe. Elle était aussi un appareil politique soutenu par les régimes qui pouvaient être menacés par la mobilisation populaire.

En 1977, après trente ans de pouvoir, les travaillistes cèdent la place à la droite en Israël. Si la signature du traité de Camp David avec l’Egypte aboutit à l’évacuation du Sinaï, elle garantit également Israël contre tout danger de nouvelle guerre avec les Etats arabes et laisse « le champ libre à Israël pour mener des opérations militaires contre l’OLP au Liban et poursuivre le peuplement de la Cisjordanie », selon les termes de Noam Chomsky.

En 1978 Israël intervient une première fois au Liban pour créer une « zone de sécurité » au Sud, puis en juin 1982 la guerre est déclenchée contre le Liban, qui mène l’armée israélienne jusqu’à Beyrouth. Cette guerre se distinguait des autres par le fait qu’elle n’était pas destinée à obtenir une victoire rapide et un retour immédiat des soldats, c’était une guerre d’occupation. De la frontière Sud à Beyrouth, le pays est systématiquement bombardé, causant des destructions massives et faisant entre 20 et 30 000 morts.

L’objectif déclaré de l’intervention était de chasser l’OLP du Liban, ce qui convenait par ailleurs aussi bien aux dirigeants libanais que syriens. Les troupes de l’OLP finirent par embarquer pour la Tunisie sous la protection d’un contingent international. L’autre objectif échoua : la mise en place d’un régime contrôlé par Israël, ce qui contrariait les intérêts syriens. Un dirigeant de milice d’extrême droite, Béchir Gemayel, fut élu président sous la protection israélienne, mais il fut tué quelques jours plus tard. Son frère, Amine, le remplaça mais prit ses distances avec Israël. L’expédition libanaise fut suivie d’une grande mobilisation en Israël contre la guerre, en particulier après les massacres de Sabra et Chatila, en septembre 1982, perpétrés par des miliciens de la droite libanaise, sous l’œil complice de l’armée israélienne.

La guerre du Liban permit de marquer les limites de la capacité d’intervention israélienne à l’extérieur, mais aussi celles de l’investissement des grandes puissances dans le conflit israélo-arabe : le contingent international qui s’installa après l’évacuation de l’OLP ne résista pas à quelques attentats – fort meurtriers, il est vrai – contre ses casernes, et se retira.

Mais c’est surtout l’Intifada qui révéla les limites de l’intervention militaire israélienne. Le 7 décembre 1987, un camion militaire israélien heurte un taxi collectif et fait trois morts. C’est la goutte qui fait déborder le vase. Un véritable soulèvement populaire commence dans tous les territoires occupés. Itzhak Rabin est ministre de la Défense, et décide de « mater la subversion ». Plus qu’une révolte nationale, l’Intifada est une révolte sociale. Le chef de cabinet de Rabin, Eytan Haber, raconte que Rabin avait consulté un rapport fait par deux officiers qui avaient interrogé plusieurs centaines de prisonniers sur les raisons du soulèvement. « Il s’est avéré que leur principal motif de révolte était non pas des aspirations nationales, mais les humiliations quotidiennes, constantes et ignobles que les israéliens leur ont fait subir sous l’occupation. La plupart ont mis l’accent sur le comportement des soldats israéliens au barrage d’Erez, entre la bande da Gaza et Israël. La description était traumatisante. J’ai montré ce rapport à Rabin et je lui ai dit : regarde comment nous nous détruisons nous-mêmes [116]. » L’Intifada a révélé au monde les conditions épouvantables dans lesquelles vivaient les Palestiniens dans les territoires occupés.

La dégradation morale des soldats chargés de la répression finit même par préoccuper les autorités israéliennes. Mille cinq cents militaires, la plupart vétérans ou officiers, refusèrent de servir dans les territoires occupés ; 150 firent même de la prison. Là où la diplomatie, les guerres, les manœuvres diverses des directions politiques avaient échoué, un mouvement populaire de masse avait réussi : l’occupant commençait à plier. L’Intifada avait un effet dissolvant sur la société israélienne. Elle coûtait très cher à l’occupant. Elle avait réussi à faire basculer l’opinion publique internationale en faveur des Palestiniens. Elle avait révélé les énormes capacités d’initiative et d’auto-organisation de la société palestinienne sous l’occupation. C’étaient là des atouts majeurs dans la perspective d’une négociation...

CAPITULATIONS SANS CONTREPARTIES

Selon Edward W. Said [117], l’accord du 13 septembre 1993 a été une « capitulation infligée aux Palestiniens ». « En échange d’une poignée de main, ceux-ci voyaient soudain la plupart de leurs droits mis en suspens. » « L’accord est un acte de reddition du peuple palestinien, une sorte de traité de Versailles. »

Déjà, lors de la guerre du Golfe, les « désastreuses prises de position de l’OLP (...) lui firent perdre encore du terrain », dilapidant les effets positifs de l’Intifada.

« La reconnaissance du droit d’Israël à exister implique une série de renoncements de la part des Palestiniens : renonciation à la charte de l’OLP, à la violence et au terrorisme et à toutes les résolutions de l’ONU, à l’exception des 242 et 338, qui ne disent pas un mot des Palestiniens. » (...)

« L’Intifada n’incarnait pas le terrorisme et la violence, mais le droit de résister. L’OLP y a renoncé, bien qu’Israel continue d’occuper la Cisjordanie et Gaza. Dans le document signé du 13 septembre 1993, la sécurité d’Israël est la considération dominante, alors qu’il n’y est pas question du sort des Palestiniens victimes des incursions israéliennes. »

Le jour même de la poignée de mains de Washington, Rabin tient une conférence de presse dans laquelle il réaffirme la souveraineté israélienne sur le Jourdain, Jérusalem, les colonies de peuplement et le contrôle des routes. Une telle attitude aurait dû suffire pour dénoncer immédiatement l’accord. « Rien, dans l’accord, dit encore Edward W. Said, ne suggère que les Israéliens vont renoncer à leurs actes de violence contre les Palestiniens ou qu’ils indemniseront les victimes de leur politique depuis quarante-cinq ans, comme l’Irak a dû le faire après son retrait du Koweït. »

Au début de la constitution de l’Etat d’Israël, les Palestiniens refusaient l’idée de réparations pour ne pas avoir à légitimer la confiscation de leurs biens et leur expulsion. Mais le contexte ayant changé, lorsqu’on négocie il est de coutume de mettre tous les atouts dans la balance ; or, jamais depuis le début des négociations Arafat n’a évoqué la possibilité de réparations pour les dizaines de milliers de morts sous les bombes dans les camps, les écoles, les hôpitaux du Liban, pour la spoliation des terres et des biens, la destruction de près de 400 villages et les 800 000 réfugiés. En faisant preuve d’un peu d’imagination, Arafat pourrait annoncer que les immeubles des colonies de peuplement de Cisjordanie seront récupérés après leur évacuation, à titre de réparations. Cela contribuerait peut-être à tempérer l’ardeur des colons à s’y installer...

De fait, Edward W. Said a raison de dire que « tout se passe comme si les Palestiniens, loin d’ëtre les victimes du sionisme, en étaient les agresseurs invités à faire acte de contrition. »

Le cadre des accords signés entre Israël et l’OLP est aujourd’hui caduc. L’OLP a reconnu l’Etat d’Israël sans exiger en contrepartie la reconnaissance par Israël du droit des Palestiniens à un Etat. L’accord de Washington marque en fait la reconnaissance par Arafat de l’ensemble du réseau de colonies juives dans les territoires occupés. Arafat a signé un accord qui laisse tout aux Israéliens sauf les villes palestiniennes, dont ils ne veulent de toute façon pas assurer l’administration.

Toutes les résolutions de l’ONU reconnaissant aux Palestiniens le droit à un Etat, à la terre, reconnaissant l’existence d’un peuple palestinien, au droit au retour des réfugiés furent abandonnées. La résolution 181 de 1947 qui prône le partage de la Palestine en deux Etats, l’un juif, l’autre arabe, est abandonnée. Les Etats-Unis sont revenus sur les engagements qu’ils avaient pris pendant la guerre du Golfe d’abandonner le principe de deux poids deux mesures.

Si l’OLP « n’a jamais brillé par sa logistique et ses capacités de gestion », comme le suggère Georges Corm [118], il apparaît qu’elle n’a pas brillé non plus par sa stratégie ni par l’ampleur de sa vision du problème. L’examen des dispositions du traité de Taba, dit Oslo II, montre l’étendue de la capitulation de la direction palestinienne. Au lendemain de la signature de ce traité, le 28 septembre 1995 à Washington, le ministre travailliste de la police Moshe Shahal déclarait : « Arafat a été contraint de signer à la Maison Blanche un accord qui inclut la reconnaissance de facto et de jure du réseau des colonies juives dans les territoires (...) Si Oslo I a donné aux Palestiniens dans la période intérimaire tout sauf les colonies, Oslo II a renversé ce qui avait été accepté et laissé tout, à l’exception des villes palestiniennes, aux mains d’Israël. »

Cet accord stipule que la Cisjordanie sera divisée en trois zones.

– La zone A : les principales villes palestiniennes, Jénine, Naplouse, Tulkarem, Kalkilya, Ramallah, Bethléeem, la plus grande partie d’Hébron, mais pas Jérusalem-Est.

– La zonde B : une douzaine de poches rurales séparées les unes des autres, éparpillées sur tout le territoire de la Cisjordanie, contenant la quasi-totalité des villages.

Les zones A et B représentent à peine 30 % de la Cisjordanie, mais contiennent 90 % de la population de cette région. Il apparaît clairement que Oslo II applique le principe selon lequel les Israéliens veulent le territoire des Palestiniens mais pas la population. En plus, l’Autorité palestinienne, sur ces deux zones, n’exercera qu’un contrôle restreint.

– La zone C : il s’agit de tout le reste, c’est-à-dire 70 % du territoire de la Cisjordanie qui a été vidé de ses habitants palestiniens, et qui est occupé par des colonies juives, civiles et militaires. Depuis 1993, c’est-à-dire sous Itzhak Rabin, déjà, d’intenses travaux d’infrastructure ont été réalisés, notamment des routes de contournement permettant de relier les colonies juives sans traverser les enclaves palestiniennes.

Jan de Jong, un géographe néerlandais, résume parfaitement la question :

« Ainsi la zone C acquiert la cohésion structurelle qui est en train de se déliter dans les territoires épars régis par l’Autorité palestinienne. Car, entre ces territoires, la libre circulation des biens et des personnes dépendra exclusivement de l’accord de l’armée israélienne qui patrouillera sur les “routes de sécurité”.

« C’est ici qu’apparaît l’un des aspects fondamentaux d’Oslo II. Israël est parvenu à se débarrasser des Palestiniens sans avoir pour autant à subir un affaiblissement de son contrôle sur la Cisjordanie. L’Etat hébreu et les Palestiniens sont séparés, et, désormais, 1 500 000 Palestiniens s’autogouverneront sur environ le tiers de la Cisjordanie, et se retrouveront enserrés dans le réseau des colonies dont la population est dix fois moins importante (si l’on exclut les colons de Jérusalem-Est) que celle des Palestiniens, mais accapareront deux fois plus de terres.

« Les Palestiniens ont perdu une bonne part du poids politique qui découlait du fait qu’ils résidaient à l’intérieur d’un territire que la communauté internationale reconnaissait être, dans sa totalité, occupé. Après Oslo II, Israël peut discuter du sort de la zone C sans avoir à traiter du sort de la population palestinienne autochtone, à présent reléguée dans la zone autonome [119]. »

La relégation des Palestiniens dans les zones A et B équivaut littéralement à la création de bantoustans et à la mise en œuvre d’une politique d’apartheid. La population de ces zones va atteindre quatre millions de personnes en 2010, soit 2 000 habitants au kilomètre carré. Il est difficilement imaginable qu’une situation aussi explosive puisse être indéfiniment contenue.

Pourtant la direction de l’OLP continue d’envisager des concessions. En mars 1996 Abou Mazen, le négociateur palestinien, signait un document stipulant qu’Israël garderait les implantations où vivent 70 % des colons juifs, laissant le reste à Cisjordanie à une Autorité palestinienne ayant les apparences d’un Etat, Jérusalem restant sous souveraineté israélienne, tandis qu’une banlieue située à l’est de la ville servirait de capitale aux Palestiniens. Ainsi, la direction palestinienne accepterait l’idée que l’existence de colonies sous autorité israélienne n’est pas incompatible avec un compromis territorial. Pourtant, la politique israélienne d’annexion d’un maximum de territoires contenant un minimum de Palestiniens est évidente depuis longtemps. Trente pour cent de la Cisjordanie contient 90 % de la population palestinienne. C’est cela, tout au plus, que l’Autorité palestinienne finira par récupérer, c’est-à-dire des enclaves sans continuité territoriale.

D’autant que les dirigeants palestiniens envisagent un projet qui permettrait de se passer d’une grande couverture territoriale, et se tournent vers l’exemple des petites cités-Etats du Sud-Est asiatique telles que Singapour, dont le seul capital est une population s’adonnant à un travail qualifié dans des industries de pointe. Il se trouve que c’est précisément ce créneau que veut occuper Israël, et imaginer que l’Etat hébreu laissera les Palestiniens lui faire concurrence relève de la plus complète naïveté. En tout état de cause les compétences de l’Autorité palestinienne en matière de gestion et d’organisation ne plaident pas en faveur d’une telle évolution.
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PERSPECTIVES

Madeleine Albright, secrétaire d’Etat, fait sa première visite au Proche-Orient, le 9 septembre 1997, après plusieurs mois d’arrêt des négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens. L’élection de Netanyahou au gouvernement en Israël a enclenché une dynamique de conflit avec les Palestiniens, avec la construction d’une nouvelle colonie dans la partie arabe de Jérusalem, l’affaire du « tunnel », avec la relance de la colonisation juive à Gaza et en Cisjordanie, les confiscations de terres, les démolitions de maisons palestiniennes, etc.

La diplomatie US tourne au ralenti. Albright tente d’empêcher l’embrasement des tensions dans une région stratégique pour les intérêts américains. Mais en même temps, Washington empêche systématiquement toute condamnation de la politique de Netanyahou ; ne jamais faire pression sur Israël pour infléchir sa politique.

Si Albright échoue, dit Hémi Shalev dans Yédiot Aharonot, « il est probable que le prochain attentat conduira à une confrontation violente et générale avec les Palestiniens, et même probablement à une guerre régionale globale ». Cette opinion n’est pas marginale, elle est partagée par la quasi-totalité des observateurs israéliens.

Dans la foulée des accords d’Oslo et du retour d’Arafat à Gaza, une Conférence économique du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord fut mise sur pied dans la perspective de création d’une sorte de zone de prospérité allant de l’Atlantique (Maroc) au Golfe. Une dizaine de chefs d’Etat, des centaines d’hommes politiques et une nuée de businessmen s’enthousiasmaient pour le projet. Le Qatar était l’organisateur de la dernière conférence, tenue du 16 au 18 novembre 1997 à Doha, la capitale de l’émirat. Cette conférence – parrainée par les Etats-Unis – devait servir à légitimer l’existence et le rôle d’Israël. En outre, le sommet était un enjeu important pour les Etats-Unis car il devait montrer que la diplomatie américaine n’avait pas sombré avec le processus de paix.

Or, les chefs d’Etat de la quasi-totalité des pays arabes ont annoncé longtemps à l’avance qu’ils ne participeraient pas au sommet : l’Egypte, l’Arabie saoudite, le Maroc, Bahreïn, les Emirats arabes unis, la Syrie, le Liban. Ceux qui s’y sont rendus n’ont été représentés que par des hauts fonctionnaires : Tunisie, Yémen, et même le Koweït, pourtant le « protégé » des Etats-Unis.

C’est une magistrale claque pour la diplomatie américaine.

L’essentiel de la thèse officielle israélienne pour justifier sa politique repose sur des arguments de défense. Il faut à l’Etat hébreu une « profondeur stratégique » suffisante. Les Scuds irakiens, pourtant de faible portée, tombant sur Israël ont réduit cette thèse à rien. Israël possède de nombreuses armes atomiques mais leur utilisation, à cause des courtes distances, porterait inévitablement atteinte à la population israélienne. L’évolution des rapports de force interdit pratiquement toute attaque contre la Syrie, sous peine de représailles sévères. En 1985 Israël a dû abandonner le Liban occupé devant les pertes que lui occasionnait le Hezbollah, et se trouve en fait sur la défensive dans la partie du Sud-Liban encore occupée. Il n’y a plus de solution militaire.

Malgré le processus de paix enclenché avec les accords de Madrid, la paix ne semble pas être une perspective proche. Même pendant les négociations, les autorités israéliennes continuaient la colonisation des territoires occupés.

La création d’un Etat palestinien signifierait, dans le meilleur mais le plus improbable des cas, la création d’un Etat de 5 900 km² sans continuité territoriale et dont les deux tiers seraient occupés par des implantations coloniales juives, des routes à usage exclusif des Israéliens contournant les localités palestiniennes et saucissonnant le pays en portions séparées les unes des autres, des terrains militaires, et sans terres agricoles ni ressources acquifères. Aujourd’hui, l’autorité palestinienne contrôle 6 % de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, et le gouvernement Netanyahou ne semble pas disposé à en restituer plus.

Les deux options qui se dessinent actuellement en Israël sont fondées :

– l’une sur la contrainte politique permanente contre les Palestiniens, une spirale sans fin d’oppression dont l’issue ne peut être que violente, car la population des territoires occupés ne lâchera pas le terrain et son développement démographique ne peut conduire qu’à l’explosion ;

– l’autre sur une intégration économique d’Israël dans un Proche-Orient dominé par l’Etat hébreu, qui semble à première vue plus « raisonnable », mais dans laquelle les Palestiniens n’auront guère de place. Une frange de la bourgeoisie israélienne, moins soucieuse de conquête territoriale que de conquête de marchés, semble attirée par cette option.

Il s’agit là, on l’aura deviné, des principales orientations du Likoud et du parti travailliste.

Le paradoxe de l’Etat d’Israël est que Théodore Herzl, le fondateur du sionisme, entendait écarter de l’Etat juif « les velléités théocratiques » des chefs religieux, alors que sa seule légitimation est religieuse, au point que même les sionistes laïcs lui empruntent ses thèmes. La laïcisation de la société israélienne est un danger pour l’Etat : cessant d’être l’Etat des Juifs pour devenir celui des citoyens, le projet sioniste perdrait toute validité. Pour l’instant, l’échec du sionisme en tant que construction d’un esprit collectif se manifeste par le repli identitaire de la population au sein de sa communauté religieuse, de sa communauté d’immigration. Baruch Kimmerling pense que si une guerre civile survient en Israël, elle ne viendra pas de l’opposition entre partisans du retrait des territoires occupés et opposants, ou de l’opposition entre la gauche et la droite : « La principale question sur laquelle une guerre civile pourrait survenir concerne les règles du jeu qui définit notre identité collective. » (Haaretz, 21 janvier 1994.)

Les débats sur les pourcentages de territoire palestinien dont Israël devrait se retirer ont quelque chose de pathétique. Six à neuf pour cent selon les les autorités israéliennes, 15 % selon les Américains. L’Autorité palestinienne, quant à elle, en est réduite à demander l’évacuation de 30 % du territoire palestinien. Imagine-t-on le général Giap demandant aux Américains de se retirer de 30 % du Viet-Nam !

A long terme, la frénésie des autorités israéliennes à occuper, à créer une situation irréversible – et dans une large mesure, elles ont réussi – fournit peut-être la clé des évolutions à long terme dans la région, car l’irréversibilité peut être une arme à deux tranchants.

Aujourd’hui le problème pour les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza se pose en termes de revendication nationale, qui est une revendication compréhensible, dans le contexte, mais quelque peu obsolète quand les grandes tendances de notre époque sont à la constitution de vastes blocs dans lesquels les Etats sont réduits au rôle de région.

Le projet sioniste est fondé sur l’existence séparée des Juifs et des Arabes. Il implique deux territoires précisément délimités dans lesquels les deux communautés doivent vivre sans contacts. La condition d’une existence séparée des Juifs est l’existence d’un espace dans lequel se réalise l’existence séparée des Palestiniens – un espace cohérent. La politique de Netanyahou équivaut à refuser cet espace aux Palestiniens, et à les confiner dans des bantoustans. C’est ce qui ressort de ses prises de position lors de sa rencontre avec Bill Clinton le 20 janvier 1998. Les « intérêts vitaux et nationaux en Judée-Samarie » établis dans un document préparatoire impliquent qu’Israël conserve les deux tiers de la Cisjordanie. Le détail des territoires qu’Israël entend conserver est effarant :

– une bande de plusieurs kilomètres de large à l’Ouest de la Cisjordanie ;

– une bande de 10 à 20 km selon les endroits, à l’Ouest, le long du Jourdain ;

– une zone entourant la région de Jérusalem ;

– les zones occupées par les 140 colonies juives (zones qui sont en constante expansion) ;

– les infrastructures, routes, sources d’eau, installations électriques ;

– les sites militaires ;

– les zones autour des routes nécessaires à la sécurité générale et à celle des colonies ;

– les sites historiques.

La droite israélienne ne se rend pas compte que sa frénésie de territoires conduit inévitablement à une forme d’existence commune qui ne peut que créer – à l’échelle de l’histoire – les germes de dissolution de la société israélienne telle qu’elle existe aujourd’hui. En refusant un espace cohérent et délimité aux Palestiniens, elle se condamne à vivre avec eux.

Il ne sera pas possible de confiner la population palestinienne dans 6 %, 10 % ou 20 % de la Cisjordanie. Comme en Afrique du Sud, les bantoustans exploseront. Sachant que les Palestiniens ne lâcheront pas le terrain et que leur démographie est nettement supérieure à celle des Israéliens, la coexistence sur le même territoire de deux populations, dont l’une a un statut inférieur, se posera un jour inévitablement en termes de revendication à l’égalité des droits, c’est-à-dire à la citoyenneté.

En ces temps de mondialisation, le principe de réalité rattrape l’idéologie. Alors qu’en 1998 devaient avoir lieu d’importantes festivités marquant la commémoration du cinquantième anniversaire de la création de l’Etat d’Israël, l’ambiance est à la morosité. Les crédits destinés à cet événement ont été constamment rognés pour cause de récession, et la préparation des festivités est marquée par des querelles politiques, des rivalités de personnes, le « népotisme », le « favoritisme », et de « coûteuses malversations » dénoncées par le journal Maariv. Bref tout sauf l’union de la « classe politique » face à un événement qui devrait se dérouler sous le signe de l’unité nationale, certains membres de la communauté sépharade reprochant par ailleurs aux concepteurs des commémorations de faire la part trop belle à l’histoire et à la culture ashkénazes. Alors que le processus de paix est arrêté, que le chômage bat des records, que la croissance est égale à zéro, que les tensions entre laïcs et religieux s’accroissent, 70 % des Juifs israéliens préféreraient que l’argent des commémorations du cinquantenaire de leur Etat aille à la lutte contre le chômage.


ANNEXE I
PRINCIPALES DATES

1947

29 novembre. – La résolution 181 des Nations unies crée un Etat palestinien et un Etat juif sur le territoire correspondant aujourd’hui à Israël et les territoires occupés. Les Juifs, qui possèdent 6 % des terres, représentent 30 % de la population, obtiennent 55 % du territoire. « Les Etats indépendants arabe et juif ainsi que le régime international particulier prévu pour la ville de Jérusalem [...] commenceront d’exister en Palestine deux mois après que l’évacuation des forces armées de la puissance mandataire aura été achevée, et en tout cas, le 1er octobre 1948 au plus tard [...] » (1re partie, § 1.)

1948

14 mai. – David Ben Gourion proclame la création de l’Etat d’Israël, quelques heures avant la fin du mandat britannique.

15 mai. – Début de la première guerre israélo-arabe, opposant l’Etat hébreu aux armées égyptiennes, syriennes, transjordaniennes et irakiennes. Israël s’empare de plus de la moitié du territoire alloué aux Palestiniens, l’autre partie (la Cisjordanie) étant annexée par la Jordanie.

1949

Janvier. – Signature de l’armistice qui consacre l’annexion des trois quarts du territoire de la Palestine mandataire (précédemment sous mandat britannique).

11 mai 1949. – Israël est admis aux Nations unies.

13 décembre . – Ben Gourion annonce le transfert de la capitale à Jérusalem.

1950

24 avril. – Le roi Abdallah de Jordanie annexe la Cisjordanie. L’Egypte contrôle la bande de Gaza

1956

29 octobre. – Israël, la France et la Grande-Bretagne attaquent l’Egypte, qui a nationalisé le canal de Suez.. Début de la campagne du Sinaï. Les derniers points occupés par l’armée israélienne en Egypte seront évacués le 1er mars 1957.

1964

29 mai. – Création à Jérusalem de l’OLP.

1965

1er janvier. – Première opération de sabotage des commandos du Fath à l’intérieur du territoire israélien.

1967

1er juin. – remaniement ministériel à Jérusalem. Le général Dayan devient ministre de la défense.

5 juin. – Guerre des Six-Jours. Début de la troisième guerre israélo-arabe. Israël attaque l’Egypte. Occupation du Sinaï, du Golan, de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est. Défaite des armées arabes.

28 juin. – La Knesset (parlement) vote l’annexion de la partie jordanienne de Jérusalem. La Cisjordanie est occupée ainsi que la bande de Gaza.

29 août-1er septembre. – Sommet arabe de Khartoum réclamant l’évacuation de tous les territoires arabes occupés par Israël et refusant toute négociation.

22 novembre. – Le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 242 pour le règlement de la crise israélo-arabe (Cf. encadré). Cette résolution contient une ambiguïté selon qu’on se réfère au texte anglais ou français. Elle prévoit l’évacuation par Israël « de » (texte anglais) ou « des » (texte français) territoires occupés en échange de la reconnaissance de tous les Etats de la région.

1969

2 janvier. – Raid israélien de représailles contre l’aéroport de Beyrouth. La France impose un embargo sur les livraisons de tous les matériels militaires à destination d’Israël.

1er - 4 février. – Yasser Arafat est élu président du comité exécutif de l’OLP.

23 juillet. Début d’une guerre d’usure sur le canal de Suez.

21 juillet. – Le Caire, puis Jérusalem acceptent le plan Rogers pour une paix « Juste et durable » au Proche-Orient.

1970

7 août. – Le cessez-le-feu sur le canal de Suez met fin à une guerre d’usure israélo-égyptienne qui durait depuis la guerre des Six-jours.

Septembre. – « Septembre noir » : Le roi Hussein écrase militairement l’OLP qui constituait un Etat dans l’Etat en Jordanie, où vit la plus forte communauté israélienne en exil. L’OLP perd une base arrière et se transplante au Liban.

1972

5 septembre. – Attentat du commando palestinien « Septembre noir » contre l’équipe olympique israélienne à Munich. Onze athlètes sont tués.

1973

10 avril. – Raid à Beyrouth d’un commando israélien qui tue trois dirigeants palestiniens.

6-24 octobre. – Guerre du Kippour. L’Egypte et la Syrie attaquent Israël qui réplique victorieusement. Israël rend une petite partie du Sinaï à l’Egypte et du Golan à la Syrie.

22 octobre. – Résolution 338.

1974

1er juin. – L’OLP accepte l’idée d’une entité palestinienne sur « toute partie libéré du territoire ».

13 novembre. – Premier discours d’Arafat devant l’assemblée générale des Nations unies qui reconnaît le droit des Palestiniens à « la souveraineté et à l’indépendance nationales. L’OLP est accueillie comme membre observateur.

1975

13 avril. – Début de la guerre civile au Liban. L’armée syrienne interviendra l’année suivante.

1977

17 mai. – Fin de la longue domination travailliste avec la victoire de Menahem Begin.

19-21 novembre. – Le président égyptien Anouar al-Sadate se rend à Jérusalem.

1978

14 mars. – Tsahal envahit le Sud-Liban à la suite d’une action de commando palestinien en Israël.

17 septembre. – Signature, à Washington, des accords de Camp David entre Israël, l’Egypte, les Etats-Unis. Ils prévoient la restitution totale du Sinaï à l’Egypte et l’autonomie administrative de la bande de Gaza et de la Cisjordanie. Ces accords sont rejetés par L’OLP et les pays arabes.

1979

26 mars. – Traité de paix entre Israël et l’Egypte.

1er avril. – Proclamation de la République islamique en Iran.

1980

Juillet. – Israël proclame Jérusalem « capitale entière et réunifiée de l’Etat d’Israël ».

Décembre. – Israël annexe le Golan.

1981

6 octobre. – Assassinat d’Anouar al-Sadate.

1982

25 avril. – Fin de l’évacuation du Sinaï par Israël.

6 juin. – Cinquième guerre israélo-arabe. Israël lance au Liban l’opération Paix en Galilée destinée à chasser les organisations palestiniennes de Beyrouth. Siège de Beyrouth. Les Israéliens entrent à Beyrouth-Ouest.

21 août. – L’OLP entame sous la protection d’une force multinationale, l’évacuation de Beyrouth.

14-17 septembre. – Assassinat du président libanais Béchir Gemayel. Des factions libanaises soutenues par Israël massacrent les réfugiés palestiniens des camps palestiniens de Sabra et Chatila.

1983

Mai-décembre. – De violents affrontements avec des dissidents de l’OLP soutenus par l’armée syrienne poussent Arafat à quitter le Liban.

1985

Juin. – Israël se retire du Liban, sauf une « zone de sécurité » au Sud.

Printemps. – Début de la « guerre des camps » au Liban menée par la milice chiite Amal contre les Palestiniens.

24 septembre. – Raid israélien contre le quartier général de l’OLP à Tunis, faisant 70 morts.

1986

L’OLP accepte la résolution 242 de l’ONU impliquant la reconnaissance d’Israël.

15 octobre. – Premier attentat, à Jérusalem, revendiqué par un groupe musulman, le Djihad islamique, scission des Frères musulmans.

1987

20-26 avril. – réunification de l’OLP au 18e conseil national palestinien à Alger.

9 décembre. – Début de l’Intifada dans les territoires occupés.

1988

4 mars. – Premier tract signé Hamas à Gaza, dénonçant « l’occupation par les sionistes », les « Juifs nazis », les athées, la franc-maçonnerie, les communistes et les « solutions capitulardes à la Camp-David ».

31 juillet. – La Jordanie renonce à la souveraineté sur la Cisjordanie au profit de l’OLP.

14-15 novembre. – L’OLP renonce au terrorisme au 19e conseil national palestinien à Alger (« Nous renonçons totalement et absolument à toutes les formes de terrorisme, qu’il soit individuel, de groupe ou d’Etat. » . Il accepte les résolutions 242 et 338 (reconnaissance de l’Etat hébreu comme base d’un règlement avec Israël dans le cadre d’une conférence internationale). Il fait référence à la résolution 181 de 1947 partageant la Palestine en deux Etats. Il évoque le « droit de toutes les parties à exister en paix et en sécurité, y compris l’Etat de Palestine, Israël et leurs voisins. » Arafat proclame la création d’un Etat indépendant en Palestine.

1989

Mai. – Yasser Arafat déclare caduc l’article 17 de la charte de l’OLP qui déclare que « le partage de la Palestine en 1947 et la création d’Israël sont des décisions illégales et artificielles quel que soit le temps écoulé, parce qu’elles ont été contraires à la volonté du peuple de Palestine et à son droit naturel sur sa patrie. »

6 juillet. – Le Djihad islamique revendique l’attentat contre un bus de la ligne Jérusalem - Tel-Aviv : 14 morts.

1990

2 août. – L’Irak envahit le Koweït..

1991

Arafat soutient Saddam Hussein pendant la guerre du Golfe. Le dictateur irakien propose de se retirer du Koweït si Israël quitte les territoires occupés.

26 octobre. – Ouverture d’une conférence de paix à Madrid sous l’égide des Etats-Unis et de la Russie. L’OLP est exclue de cette conférence.

1992

23 juin. – Elections législatives en Israël. Le parti travailliste d’Itzhak Rabin accède au pouvoir.

17 décembre. – 415 Palestiniens jugés pro-Hamas sont expulsés au Sud-Liban.

1993

27 août. – Accord de principe sur l’autonomie palestinienne dans la bande de Gaza et à Jéricho, à la suit de négociations secrètes à Oslo.

9 septembre. – Reconnaissance mutuelle d’Israël et de l’OLP.

13 septembre. – Signature par Shimon Pérès et Abbou Mazen, à Washington, de l’accord « Gaza-Jéricho d’abord », sous le parrainage des Etats-Unis, de la Russie. Rabin et Arafat se serrent la main.

13 octobre : la déclaration de principe entre en vigueur. A Taba, en Egypte, Israël et l’OLP entament des négociations sur le retrait de l’armée israélienne de la bande de Gaza et de l’enclave de Jéricho (Oslo I).

24 octobre. – Imad Akhel, chef présumé des commandos Azzedine al-Kassem du Hamas est tué à Gaza par l’armée israélienne.

1994

25 février. – Un colon religieux extrémiste, Baruch Goldstein, assassine 29 musulmans dans la mosquée du caveau des Patriarches d’Hébron. Les Palestiniens suspendent les négociations.

6 avril. – Attentat du Hamas à Afoula faisant 7 morts.

13 avril. – Attentat dans un autobus à Hadéra : 6 morts.

29 avril. – signature à Paris d’un accord économique de libre échange entre OLP et Israël.

4 mai. – signature au Caire d’un accord sur les modalités de l’autonomie à Gaza et Jéricho.

18 mai. – la police palestinienne prend en charge la sécurité à Gaza et Jéricho. L’armée israélienne achève de se déployer autour des colonies juives de Gaza.

1er juillet. – Arafat arrive à Gaza après 27 ans d’exil.

9 octobre. – Capture du caporal Waxman par un commando du Hamas qui exige la libération de son chef, le cheikh Yassine.

12 juillet. – Arafat s’installe à Gaza.

13 juillet. – date, repoussée, des élections palestiniennes pour un conseil de l’autonomie, qui devait être précédée d’un retrait de l’armée israélienne des villes de Cisjordanie.

29 août. – Israël transfère aux Palestiniens de Cisjordanie la responsabilité de l’éducation, de la santé, des affaires fiscales, du tourisme et des affaires sociales.

17 octobre. – Traité de paix entre Israël et la Jordanie.

19 octobre. – Attentat du Hamas contre un autobus à Tel-Aviv : 22 morts.

26 octobre. – Traité de paix entre la Jordanie et Israël à Arava.

1995

17 mai. – L’ONU condamne l’expropriation de terres arabes par Israël à Jéricho-Est. Washington oppose son veto.

24 juillet. – Après un attentat-suicide, la Cisjordanie et Gaza sont bouclés.

1er juillet 1995. – accord sur les élections palestiniennes et le redéploiement militaire israélien en Cisjordanie.

28 septembre. – Signature des accords dits Oslo II à Taba, en Egypte. C’est un accord israélo-palestinien sur l’autonomie interne et partielle, strictement contrôlée et délimitée territorialement par Israël.

4 novembre. – Assassinat du Premier ministre israélien Itzhak Rabin par un extrémiste juif, Ygal Amir. Shimon Pérès assure l’intérim.

Novembre-décembre. – retrait des troupes israéliennes de six villes palestiniennes, sauf Hébron.

1996

20 janvier. – Yasser Arafat élu président de l’Autorité palestinienne. Ses partisans remportent les deux tiers de 80 sièges au Conseil palestinien.

25 février. – Vague d’attentats du Hamas à Jérusalem, Tel-Aviv, Ashkelon qui déstabilisent le gouvernement Pérès. Bouclage des territoires occupés.

18 avril. – Opération Raisins de la colère contre le Sud-Liban. Tsahal bombarde le camp de l’ONU de Cana : 200 morts parmi les réfugiés. Cessez-le-feu le 27.

24 avril. – Le Conseil national palestinien retire de sa charte les articles hostiles à l’existence d’Israël.

27 avril. – Cessez-le-feu au Sud-Liban.

5 mai. – Ouverture officielle des négociations sur le statut définitif des territoires occupés.

29 mai. – La coalition de droite et des partis ultra-religieux formée autour de Benjamin Netanyahou remporte les élections israéliennes.

27-29 septembre. – Affaire du tunnel de l’esplanade des mosquées. Graves violences faisant 76 morts.

8 octobre. – Première visite d’Arafat en Israël à l’invitation de Ezer Weizman, président de l’Etat d’Israël.

19-25 octobre. – Jacques Chirac fait une tournée au Proche-Orient. Se prononce pour le retrait d’Israël des territoires occupés et pour la création d’un Etat palestinien.

1997

15 janvier. – Accord sur le retrait de l’armée israélienne des 4/5 de la ville d’Hébron.

25 février. – Netanyahou annonce la construction d’une onzième colonie juive sur la colline de Har Homa dans la partie arabe occupée de Jérusalem.

28 mars. – Début de la construction de la colonie de peuplement de Har Homa (djebel Abou Ghneim) à Jérusalem-Est.

20 mars. – Annonce par le gouvernement israélien d’une nouvelle implantation juive à Jérusalem-Est.

21 mars. – Attentat suicide à Tel-Aviv : quatre morts, 40 blessés.

23 mars. – Suspension par Netanyahou des négociations avec Arafat.

31 mars. – Les pays arabes suspendent leur participation aux négociations multilatérales.

Mai. – Série de rencontres entre Arafat, Weizman, Netanyahou, Hussein de Jordanie, Moubarak. L’ambassadeur américain à Tel-Aviv déclare que « le cœur d’Oslo est cassé ».

16 juillet. – Israël rejette « catégoriquement » le vote, par l’assemblée générale des Nations unies, à l’unanimité moins 3 voix (Israël, Etats-Unis et Micronésie) d’une résolution condamnant la colonisation des territoires occupés.

30 juillet. – A la suite d’un double attentat-suicide à Jérusalem, faisant 15 morts, les Israéliens reportent la reprise des négociations bilatérales et boucle les territoires occupés.

4 septembre. – Attentat dans la rue Ben Yéhouda à Jérusalem : quatre morts, 200 blessés.

9 septembre. – Albright en tournée au Proche-Orient dénonce la colonisation des territoires occupés.

11 septembre. – Madeleine Albright, secrétaire d’Etat américain, entame une tournée au Proche-Orient pour tenter de renouer le dialogue.

25 septembre. Le mossad tente d’assassiner en Jordanie le directeur du bureau politique en exil de Hamas.

1er octobre. – Sous la pression de la Jordanie, Israël libère le cheikh Mohamed Yassine, chef spirituel de Hamas.

3 novembre. – Reprise des négociations, qui de concluent sans résultat.


ANNEXE II

INTERVIEW D’ARNA MER-KHAMIS

Arna Mer Khamis est Israélienne. Elle est née en 1932 en Galilée. Elle fait partie des Jeunesses sionistes combattantes jusqu’en 1948. Lors de l’expulsion des Palestiniens en 1948 elle rejoint le parti communiste, qu’elle quitte en 1968 au moment du coup de Prague.

Dans le cadre d’une association qu’elle avait fondée, In Defense of Children Under Occupation, elle tenta de pallier les déficiences du système éducatif en créant des maisons pour enfants, en formant des jeunes femmes à des méthodes éducatives pour encadrer les enfants. Arna est décédée en 1995

L’Intifada a-t-elle eu des effets pervers sur la société israélienne ?

Arna. – En introduction, je pense qu’il est important de rappeler que l’Intifada est le résultat de vingt années d’occupation israélienne, aussi il est impossible de parler des conséquences et des effets de l’Intifada sur la société israélienne seulement à partir des trois ou quatre années d’Intifada. L’occupation, depuis 1967, a aggravé le conflit entre Juifs et Arabes. Ce conflit n’est pas nouveau, il a commencé en 1948 ; aussi, lorsque nous parlons de ses conséquences sur la société, nous devons aller en arrière pour comprendre comment nous sommes parvenus à cette situation, dont je vais parler plus loin, liée aux événements de 1948. Le conflit entre les Juifs et les Arabes est un très grave conflit, avec tout au long de ces années, des rivières de sang qui ont agrandi la haine.

La relation entre Arabes et Juifs ne commença pas avec les Palestiniens des territoires occupés. En Israël même, il y a aussi des Palestiniens. Ainsi, la question des rapports avec les Arabes n’est pas nouvelle pour la société israélienne.

Pendant plus de quinze ans, de 1948 à 1966, les Arabes palestiniens dans les frontières d’Israël étaient sous domination militaire, la même domination que subissent les Palestiniens depuis l’occupation de 1967.

La société israélienne se développa sur des bases de haine, déshumanisant les Arabes dans la vie pratique pendant quinze ans de domination militaire, de domination militaire très stricte à l’encontre des Arabes israéliens en Israël. La société israélienne ne se battait pas pour l’égalité pour ces gens, qui sont les mêmes gens qu’en 1967._ Maintenant, l’occupation de 1967 a vu une nouvelle génération de soldats. Ce sont les fils de ceux de 1948. C’est une nouvelle génération qui a été élevée et nourrie avec les mêmes concepts et la même idéologie_qu’en 1967, qui a été nourrie de l’expérience de leurs parents dont le comportement lors de l’occupation de 1967 reflète ce qu’est la société israélienne.

L’Intifada a seulement exposé tous les comportements cachés qui n’étaient pas exprimés de façon aussi concentrée ; maintenant, on voit le comportement des soldats, qui est représentatif de la société israélienne. Et pour décrire le comportement des soldats israéliens, je dois le caractériser non pas à travers des tests ou des théories mais à travers la pratique quotidienne d’individus, de groupes de soldats qui servent dans les territoires occupés. Et quel est ce comportement ? Je dois dire une chose : si de jeunes soldats - et ils sont jeunes, ils ont 18 ou 20 ans - transforment leur relation avec la partie la plus faible de la société - les enfants - cette relation consiste en ceci : les soldats battent et les enfants sont battus. Cela consiste à battre les enfants de différentes manières - non pas tirer sur eux : je ne parle pas des gaz, je ne parle pas des instruments qu’utilise l’armée, je ne parle pas des arrestations, je parle du comportement de l’individu-soldat qui exprime par ses mains, son bâton, par ses bottes, des choses qui n’appartiennent qu’à lui, et qu’il a la possibilité de ne pas utiliser, et qu’il choisit d’utiliser, parce que c’est là ce que je définis comme une personnalité sioniste, ce qui signifie que cela fait partie de son éducation, c’est une partie constitutive de l’individu, haïssant, en colère, et qui a la possibilité d’exprimer sa colère sur la partie faible de la société, et dans notre cas, ce sont les enfants palestiniens sous occupation israélienne.

La participation des enfants a commencé dès le début de l’Intifada, les soldats n’avaient aucun moyen de répondre, ils n’avaient même pas des bâtons et quand ils en ont eu, ils les ont utilisés sauvagement. Il semble que la tactique de l’Intifada résulte du fait qu’il n’y avait aucune autre perspective pour les Palestiniens. Ils ont essayé le terrorisme, qui a échoué. Il semble que les Israéliens étaient très informés sur ce qui se passait dans les organisations palestiniennes. Ces jeunes enfants se rendirent progressivement compte que la violence armée n’avait pas d’issue. Le fait de jeter des pierres n’était-il pas un acte de désespoir consécutif à l’absence totale de perspective ?

Arna. – Je vais essayer de répondre. D’abord je n’accepte pas votre terminologie. Même les journalistes israéliens l’ont écrit. Si vous posez la question autrement, peut-être pourrais-je y répondre, et dans ce cas je ne nierai pas le fait dans ma réponse. La terreur qui fut utilisée ou subie par les Palestiniens est la terreur israélienne ; il n’y a pas de pire terreur que l’occupation, et il n’y a pas de pire occupation que l’occupation israélienne. Aussi l’Intifada est une réaction de chaque individu, enfant, femme, intellectuel, ouvrier qui représente un cri : partez, nous ne pouvons plus vous supporter,_Israéliens, au niveau humain le plus élémentaire. Par conséquent, la réaction - pierres, morceaux de fer, quoi que ce soit - est la réponse à la violence des soldats israéliens depuis 1967 et à la politique violente depuis 1948. Je ne sais pas si, au lieu de pierres, la terre de Palestine était pleine de pistolets et de fusils, ceux ci ne seraient pas utilisés, parce qu’on est arrivé à un point où il est impossible de continuer à supporter la situation. C’est véritablement une révolte du peuple.

J’ai lu quelque part que la bande de Gaza était un terrain d’expérimentation de mesures administratives et répressives contre la population...

Arna. – Si vous voulez faire une liste des formes d’oppression, vraiment je crois qu’un livre ne suffirait pas. J’appelle ça une occupation très sophistiquée utilisant tous les moyens. Vous disiez que la police secrète connaissait tout ce qui se passait dans l’organisation. Ils savent beaucoup, je ne peux pas mesurer combien ils savent, mais ils savent une chose : ils connaissent la culture, la psychologie, et peut-être d’autres secrets de l’organisation. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’Israël rassemble des informations. Le combat des Israéliens contre les Palestiniens, je dois le dire encore une fois, ne date pas d’aujourd’hui. Ils savent beaucoup parce qu’ils ont étudié cela comme une arme, et ils l’ont utilisé déjà en 1948, où ils ont réussi avec toute cette information à transférer la majorité des Palestiniens de chez eux, non par un massacre total, mais par un massacre partiel : ici en tuant seulement dix personnes dans un village, ailleurs en disant à d’autres : vous quittez vos villages pour seulement trois semaines ; différentes sortes de moyens servent leurs but. Le but était de transférer les Palestiniens et ils ont réussi. Aussi leur expérience, bien sûr, est utilisée tout le temps et elle est utilisée maintenant. Et quels moyens utilisent-ils maintenant ? Je ne parle pas des taxes et impôts, je parlerai d’autres méthodes qui ont été récemment exposées dans les médias. La question des groupes de tueurs dans l’armée israélienne a été révélée à la télé israélienne et dans les journaux, et c’était un gros scandale. Il s’agit de groupes de tueurs qui ont un entraînement spécial, ils se déguisent selon les circonstances et les besoins. Ce qui est nouveau pour moi, et je suppose que c’est nouveau pour les Palestiniens, ce sont ces groupes spéciaux entraînés pour cela. Depuis trois ans ils se couvrent le visage, attendant en groupe, et tuent et provoquent. Ils utilisent des vêtements complètement théâtraux, ils arrivent en voiture, ils utilisent les voitures des Palestiniens -- quiconque a une voiture peut être menacé de se la faire confisquer, que les gens soient dedans ou non, ils la prennent. Cela commença au début de l’Intifada, alors ils ont pris, deux, trois voitures, et le conducteur en informa immédiatement le village ou les autres villages, de différentes manières. L’une des manières était de taper sur les poteaux électriques. La voiture arriva dans le camp de réfugiés de Jenin. Dans la voiture deux personnes devant, l’une avec la barbe, portant une jellabah, derrière deux femmes, avec un bébé, rouge à lèvres, les cheveux couverts ; ils atteignent un point où se trouvaient six garçons, l’un d’eux recherché, connu par les services secrets, la Shabak, et il est attrapé, il sera tué. Najib. Le garçon recherché s’appelle Najib. Quand cet homme barbu à côté du conducteur descend de la voiture, Najib le reconnut et il se mit à crier Erreur ! Source du renvoi introuvable. Cet homme était connu comme membre de la Shabak, il était appelé Erreur ! Source du renvoi introuvable.. Il ôta sa fausse barbe et se mit à courir après Najib. Aussitôt arriva l’armée, par l’autre côté, ils ont fermé la rue, et ce tueur, Nir, arriva et le tua. Il aurait pu l’attraper, ce n’était pas un problème. C’est là l’une des méthodes.

Il y a aussi la question des taxes. Ils prennent des enfants, les arrêtèrent, pour un jour, même. Ils vont chercher la famille et s’ils ne peuvent pas payer il ne sort pas. Toutes sortes de taxes. Si vous devez payer des taxes sur les taxis, ils appellent cela les taxes de pierres, taxe d’Intifada, toutes sortes de noms. Personne ne sait ce qu’on exige de lui qu’il paie. Taxes de guerre du Golfe. Amendes pour siffler et crier sur les toits des maisons. Taxes quand ils viennent dans les magasins du centre du village. Comment collecte-t-on les taxes dans les territoires occupés ? La police secrète, l’armée des frontières, et des soldats. Vingt personnes avec des armes viennent demander au propriétaire du magasin de payer les taxes. On connaît le résultat. Quand ils arrivent, il ferme la boutique et s’en va. S’il ne le fait pas il risque de se faire briser ses biens, de faire fermer son magasin, parce que si vous imaginez vingt soldats venant collecter les taxes, la question n’est pas celle des taxes... C’est un cercle vicieux de pressions, auquel je peux donner un nom, celui de ghetto. Ghetto.

Quelles ont été les conséquences de la fermeture des écoles ?

Arna. – Quand on parle de fermeture des écoles, en entend par là une mesure technique. Les écoles sont fermées. Aussi, après une année, une année et demie de fermeture, on rouvre les écoles. Et alors ? Une année sans école. Mais en réalité, si vous considérez combien de jours ces écoles ont été ouvertes ou combien de jours on a pu enseigner dans ces écoles de manière tranquille, vous parvenez rapidement à cette conclusion : dans une année, qui est la quatrième année d’Intifada, qui est la meilleure année, dans l’ensemble il y a eu trois mois d’enseignement. Pour cent soixante dix-huit jours, il y a des endroits où on a enseigné 50 p. cent d’autres 55, d’autres 48 p. cent. Par exemple, dans le camp de réfugiés de Jenin, les écoles secondaires, ou l’école de garçons, appelée Salaam, ou Haifa, ils n’ont pas atteint trois mois d’enseignement. Aussi, si vous considérez le tout, une année et demie de fermeture totale, et trois autres années, combien avez vous de mois d’enseignement ? En étant large, je dirais une année. La revendication était que les soldats laissent les écoles tranquilles. Si les soldats ne se trouvaient pas près des grilles il n’y aurait aucun problème avec les enfants. Mais le problème n’est pas que les enfants jettent des pierres et qu’il y a des affrontements. Quand les soldats arrivent le matin et que les enfants vont à l’école, quand ils voient les soldats, les voitures qui s’arrêtent, ils sont en fureur, et ils s’enfuient. Bien sûr, il y en a qui jettent des pierres, mais l’expérience de quatre années de vie avec les soldats israéliens a rendu les enfants effrayés, ils sont effrayés, ils s’enfuit, ce n’est pas une blague, un jeu, parce que quand la voiture arrive près de l’école, les soldats en prennent un au hasard, ils fouillent son sac, ils le collent au mur, ou ils le provoquent avec des propos sexuels très violents, et quand ils réussissent à provoquer, et ils en ont l’opportunité, ils entrent dans l’école, et c’est arrivé plus d’une fois, ils tirent des gaz lacrymogènes, et ce n’est pas seulement cela, ces gaz deviennent chaque fois pires, ils entrent même dans les classes, qui peut les en empêcher ? Alors, si vous demandez cela à n’importe qui, on vous dira que la fermeture des écoles fait partie d’une politique délibérée, qui utilise tous les moyens.

Pour la première fois il y a eu une campagne internationale contre la fermeture des écoles. Parce que l’opinion publique, particulièrement l’opinion européenne, est importante. Le premiers ennemi des autorités israéliennes, ce sont les Palestiniens. Le second, c’est l’opinion publique internationale. Il est très important de ne pas parler de politique générale, mais de montrer les faits, la vraie image, qui est si claire, de montrer la vie quotidienne, dont les écoles font partie.

D’après le rapport d’une commission appelée Justice et paix, en 1987-88 les écoliers ont raté 43 % cent de l’année scolaire, et pratiquement la totalité de l’année 88-89. Le risque est que les jeunes enfants ne pussent pas apprendre à lire, ce qui concerne 120 000 enfants entre 6 et 10 ans, et c’est précisément l’âge où on acquiert certains réflexes et savoirs qui sont fondamentaux pour apprendre à lire. Dans vingt ans il risque d’y avoir une génération entière d’enfants qui seront handicapés.

Arna. – Nous avons été les premiers à regretter que ces conclusions ont mis tant de temps à être publiées. Ce n’est pas après vingt ans qu’une génération sera illettré, c’est maintenant. Quatre ans, c’est le tiers de la vie consciente d’un jeune adulte. C’est maintenant que la génération est illettrée. Je vous donnerai un exemple. A six ans, quand l’enfant est entré dans sa première année d’école, celle ci était fermée. A sept ans il commence sa seconde année d’école, mais celle-ci est fermée la moitié de l’année. A huit ans, il entre dans sa troisième année d’école, et il n’a pas fait même l’expérience de l’utilisation d’un crayon. Et nous, les thérapeutes, les enseignants, nous savons ce que signifient les années préparatoires pour un enfant. Nous devons nous souvenir qu’il n’y a pas même un système de jardins d’enfants. Il y a des jardins d’enfants, mais ce n’est pas systématique, il y en a partiellement dans les camps de l’UNRA, pas pour tous les enfants, il y a des jardins d’enfants privés, mais ce n’est pas obligatoire, alors où sont les discours sur le fait que l’occupation a amené le progrès et la démocratie aux Palestiniens ? Quand notre enfant est en troisième année, il n’a pas exercé les muscles de ses doigts, il a été à l’école pendant trois mois ; et je n’exagère pas, il a déjà neuf ans et il est en quatrième année.

Nous avons été très impliqués avec tous les parents, avec les enseignants, avec toute la population palestinienne - et je le suis en tant qu’enseignante d’éducation spécialisée et en tant que thérapeute. Leurs enfants sont illettrés, mais la différence est que nous avons immédiatement pensé que s’il est impossible de remplacer l’école, on peut minimiser les dégâts qui ont été faits, ne serait-ce que pour un enfant, on doit le faire. C’est cette idée qui nous a amenés à traduire en pratique toutes ces statistiques que vous avez mentionnées. Et quand les écoles ont été fermés, la réaction naturelle des Palestiniens a été de créer une alternative qu’on appelle enseignement populaire. Bien sûr, c’était organisé spontanément par des volontaires dans les foyers, les mosquées, les clubs, en utilisant toutes les possibilités, mais la réaction des autorités militaires a été de menacer de faire sauter les maisons à l’explosif, de menacer les filles qui enseignaient, de menacer des les arrêter. Ce n’est pas une loi qui interdit d’enseigner en dehors de l’école : vous devez comprendre que dans les territoires occupés il n’y a pas de loi, n’importe quelle loi peut exister, il n’y a qu’une loi, celle du gouvernement militaire, il n’y a pas de loi, il y a des ordres, ce qui signifie que si vous faites cela, vous serez expulsé de l’école. Si un enseignant de l’école gouvernementale, dont la situation est un peu différente de celle de l’UNRA dans les écoles des camps de réfugiés, chaque enseignant, s’il est arrêté, même pour 24 heures, ce qui arrive tous les jours, il est automatiquement licencié, et il perd tous ses droits, pas seulement son travail, mais ses droits à la retraite ; ils neutralisent tous les enseignants, les empêchant de participer à l’enseignement populaire. Il y a d’une part la menace de l’armée, de l’autre la construction d’un système alternatif d’enseignement, mais pour cela on a besoin d’enseignants, aussi ils savaient très bien ce qu’ils faisaient, et de fait tout le système s’est effondré, il s’est crée un vide, les enfants sont dans la rue.

Comment la population palestinienne s’organise-t-elle sous l’occupation ?

Arna. – Il y a dans les villes des centaines de milliers de travailleurs qui vivent du salaire d’un ouvrier, aussi leur situation est presque la même que celle de ceux qui vivent dans les camps de réfugiés. Qu’est-ce que cela signifie ? Ce n’est pas un pas un paysan, il n’a pas de terre, c’est un ouvrier qui travaille principalement en Israël, aussi la question n’est pas seulement celle des camps de réfugiés, c’est celle de tous les travailleurs dans les territoires occupés qui vivent du salaire quotidien de ceux qui travaillent en Israël, et que maintenant on empêche d’aller travailler. Seuls quelques-uns le peuvent.

Certains employeurs ne trouvent pas de spécialistes dans le bâtiment, dans certaines professions, aussi on leur donne une permission spéciale des autorités militaires pour quelques individus. Si, avant la guerre du Golfe il y en avait plusieurs centaines de milliers, aujourd’hui il s’agit seulement de quelques milliers, deux ou trois mille.

La question est celle d’une grande population sans revenu. Vous avez fait allusion aux jardins potagers près des maisons ou d’autres sortes de projets. Ce n’est pas une réponse, cela ne permet pas de résoudre la profonde crise économique qui se traduit tous les jours, à chaque moment, dans chaque maison. Aussi je ne veux pas faire un tableau idéal et pastoral, et dire que dans chaque maison, dans les camps de réfugiés il y a un jardin et trois poules qui pondent des œufs. La question est qu’il y a une grave situation économique dans les territoires occupés. L’autre question la plus importante est celle des enfants. Nous avons un proverbe en hébreu, je suppose qu’il y a le même dans les autres langues, Erreur ! Source du renvoi introuvable.. La question est : qu’est-ce qu’on peut faire ? Est-il possible de bâtir un système parallèle d’éducation ? Les autorités israéliennes ne le permettront jamais. Ensuite ce n’est pas possible. Si on veut avoir une image réelle de la situation sociale, psycho-politique, on doit penser en termes de ghetto. Dans ce ghetto, que peuvent faire les gens qui y habitent ? Il y a des initiatives, qui visent à aider l’enfant à continuer à être un enfant normal, mais on ne peut construire un système qui permette à tous ces centaines de milliers d’enfants d’assister à l’école à domicile. Cependant, on peut faire des choses. Avec trois années d’expérience dans une région, dans le camp de réfugiés de Jenin, dans des villages et dans des quartiers de la ville, on a pu donner aux enfants, à la maison, ou dans les rues, ou chez des amis, en groupe, de différentes manières l’expérience de l’action collective positive par la créativité, en donnant à l’enfant les moyens de canaliser son agressivité, en lui donnant plus d’instruments pour diminuer le fossé entre son esprit et la vie qu’il mène.

On le voit, dans les dessins des enfants, les histoires qu’ils racontent ce sont les histoires de leurs vies, mais ils n’ont pas les moyens, ils ne savent pas comment s’exprimer. Lorsqu’ils dessinent un enfant ou un soldat, c’est du niveau d’un enfant de quatre ans. L’enfant qui dessine n’a pas même l’expérience graphique, il n’a pas l’expérience des couleurs. On essaie d’atteindre le maximum d’enfants avec de très faibles moyens. Après trois ans d’expérience nous sommes parvenus à la conclusion que le meilleur moyen est de créer dans chaque quartier un foyer, un centre pour les enfants qui concernerait un nombre maximum d’enfants, qui aurait une approche individuelle et qui aiderait la famille à développer les moyens d’enseigner à l’enfant.

Ainsi, nous avons récemment expérimenté dans un des quartiers de Jenin une bibliothèque pour les enfants, une bibliothèque de jeux, accessible à l’enfant sur place, comme un atelier, et il l’emporte chez lui et le ramène pour en prendre un autre. Pas à pas.

Et des soins individuels pour des cas spéciaux. De même, le centre sert ceux qui sont volontaires, les guides d’enseignement, qui ne sont pas des enseignants, à développer la façon d’approcher l’enfant. Je ne prétends pas en faire des enseignants, je ne prétends pas en faire des psychologues, c’est du travail de terrain dont il se trouve que c’est mon métier, et dont j’ai l’expérience depuis des années. J’ai la chance que toute mon expérience, je peux la transmettre, et je peux appliquer tous mes concepts et toutes mes positions politiques en soutenant une partie des enfants palestiniens.

Les expositions de dessins d’enfants révèlent le fossé entre le sujet et les dessins, c’est choquant, et quand vous voyez comment les enfants utilisent les couleurs, les crayons de couleurs... Ils n’utilisent que trois couleurs, nous l’avons observé depuis des années : noir rouge et vert, les couleurs du drapeau. Les dessins, quels qu’ils soient, sont tous en trois couleurs. Nous avons essayé de les habituer à toutes les couleurs, on a utilisé avec eux la peinture à l’eau.

Bien sûr, ce sont des enfants normaux, ils ne sont pas du tout anormaux, ils sont extrêmement normaux. Bien sûr, on voit tout de suite l’aspect émotionnel [dans leurs productions graphiques]. Ce ne sont pas des dessins, il y a toutes sortes de couleurs, toute une excitation. Ce moyen d’expression, qu’on peut utiliser avec beaucoup d’enfants en même temps, est bon marché et peut être utilisé profitablement avec de nombreux enfants.

L’apprentissage est individuel, ils ont des cahiers à eux avec leurs dessins. Ils font ainsi l’apprentissage de la créativité. Chaque enfant a un sac en plastique, avec ses crayons, ses affaires, cela devient pour lui un objet de fierté, comme les petits enfants lorsqu’ils vont à l’école pour la première fois. L’enfant a dix ans, mais il réagit comme un enfant de cinq. Il y a des dépressions, pas profondes, je ne parle pas de dépressions pathologiques ; ils les surmontent par une activité collective limitée. C’est incroyable, ces groupes à la maison qui ne répondent pas aux besoins d’une école, mais qui répondent aux situations problématiques, la dépression, l’agressivité, je peux citer le cas d’un frère et d’une sœur, le frère était très agressif, à tel point qu’un jour il a pris un couteau... Il avait à l’époque sept ans, sa sœur a un an de plus. Elle était tout le temps fermée sur elle même, effrayée, je ne dis pas que c’était dû entièrement à l’Intifada, mais l’Intifada aggrave les faiblesses de chacun. Quand on a commencé à travailler avec ce groupe, cela se passait chez l’un d’eux avec, il y avait trois autres enfants. Au bout de six mois, l’enseignant a déclaré qu’il n’y avait plus aucun signe d’agressivité.

Il est possible de faire beaucoup de choses avec peu de moyens. L’armée, jusqu’à présent n’a pas touché à ce système, je ne sais pas pourquoi, je suppose que c’est parce que c’est un groupe d’Israéliens qui l’anime. Maintenant, nous ouvrons une autre maison, et on rassemble de l’argent pour démarrer une troisième. C’est très modeste, sans grand moyen, mais c’est le seul endroit où un enfant peut venir pour avoir un livre.

Y a-t-il eu des études sur les effets de l’atmosphère de violence sur les enfants ?

Arna. – Je ne connais pas de recherches qui aient été faites, mais je connais bien les enfants de quatorze ou quinze ans. Beaucoup d’enfants de cet âge ont quitté l’école par manque de motivation. Même si l’école est ouverte aujourd’hui, ils n’y vont pas. Beaucoup d’enfants de cet âge sont arrêtés, à quinze ans c’est fréquent, alors ils perdent un ou deux ans, ils sont arrêtés 8, 9 mois, un an, je ne connais pas les statistiques, je parle de mon expérience sur le terrain, je connais les enfants, je connais leurs noms ; quand ils sortent, après un an, ils arrivent en huitième ou en neuvième année d’école, puis ils deviennent des militants.

Le gosse est recherché, à quatorze ans il est recherché, même s’il ne l’est pas effectivement, mais il veut être recherché. Et je ne parle pas de ceux qui ont seize ou dix-sept ans. A 17 ans, on passe les examens. S’ils n’ont pas l’examen... il faut comprendre, pour les Palestiniens la question des études - je ne parle pas du savoir ou de l’éducation, je parle de l’instruction et des examens, c’est dans la culture des Palestiniens. Leur survie dans les pays arabes dépend de leur profession, aussi c’est une partie de leur culture, finir le lycée pour avoir l’examen. Quand on parle d’examens, c’est très important, et ils le savent, bien sûr. Aussi, quand c’est la période des examens du baccalauréat, des dizaines de lycéens sont arrêtés pour une journée, le temps de l’examen.

Il est impossible d’enseigner dans de bonnes conditions. Il n’y a pas de laboratoires, et pourtant il y a de la chimie au programme, des maths, de la physique. Le combat pour terminer la dernière année de scolarité est vraiment un but important. Cela ouvre la vie future. Mais aujourd’hui, cela n’ouvre pas la vie future parce que les universités ne fonctionnent toujours pas. Il y a des universités clandestines bien sûr. Dans le camp de réfugiés de Jenin, avant l’Intifada, 90 p. cent des enfants, garçons et filles, finissaient l’école secondaire. C’est un taux très élevé. 40 p. cent des élèves des deux sexes continuaient de différentes manières l’enseignement supérieur.

Aujourd’hui beaucoup d’enfants ne vont même pas à l’école, ils ont peur d’aller à l’école. Vous savez, à Jenin, les écoles ne sont pas dans le quartier, elles sont à l’extérieur de la ville. Pour aller à l’école il faut passer par le centre de la ville avec le marché, les boutiques, les soldats sur les toits des maisons, les enfants ont peur d’être battus, les autorités israéliennes ont réussi à bloquer la fréquentation scolaire.



ANNEXE III
RAPPEL DES PRINCIPALES RÉSOLUTIONS DE L’ONU

La conférence de Madrid d’octobre 1991 n’avait de sens pour les différentes parties arabes concernées que si la légitimité des résolutions 242 (novembre 1967) et 338 (octobre 1973) du Conseil de sécurité des Nations unies était reconnue, c’est-à-dire « l’inadmissibilité de territoires acquis par la guerre », ce qui entraînait le principe de l’échange des territoires conquis contre la paix. Netanyahou récuse l’idée que la conférence de Madrid impliquait ce principe. En fait, le seul texte qui faisait référence à ce principe était une « lettre d’assurance » signée George Bush, mais qui a été par la suite désavouée par l’administration US. Netanyahou affirme quant à lui qu’Israël a sa propre interprétation des résolutions concernées. Israël occupe 94 % des territoires revendiqués par les Palestiniens et qui leur sont dus, si les accords internationaux étaient appliqués.

Netanyahou propose aujourd’hui aux Palestiniens l’autonomie non pas comme une étape transitoire, comme le prévoient les accords d’Oslo, mais comme une fin en soi. Il se prononce « pour une autonomie palestinienne amputée de certaines prérogatives qui pourraient mettre en danger » Israël. Sur la question de l’Etat palestinien, le Premier ministre estime qu’il faut faire preuve d’imagination et chercher « une troisième voie » : « dans des dizaines de pays, il existe des minorités qui exigent leur indépendance et, si l’on cède, on brise la stabilité du pays », dit-il. « C’est pourquoi nous avons besoin d’un nouveau modèle qui accorderait [aux Palestiniens] une autonomie de gestion dans certains domaines et pas dans d’autres. » (Le Monde, 19-20 janvier 1997.)

Il n’a jamais été autant question des résolutions de l’ONU que depuis la guerre du Golfe. Les médias occidentaux ont largement répercuté les exigences de respect de ces résolutions faites par les Etats-Unis et les pays européens face à l’Irak. L’opinion publique occidentale a peu à peu acquis le sentiment que s’instaurait un droit international capable de contraindre les Etats qui ne le respectent pas. Moins nombreux, sans doute, sont ceux qui ént compris que ce droit international était eminemment sélectif.

En effet, depuis cinquante ans, des résolutions sont votées à l’ONU concernant la crise israélo-palestinienne, qui ne sont jamais respectées :

La résolution 181 de l’Assemblée générale de l’ONU (29 novembre 1947) décrète le partage de la Palestine (67 % d’Arabes, 33 % de Juifs) en un Etat palestinien (44 % du territoire) et un Etat israélien (56 % du territoire).

La résolution 194 (III) (11 décembre 1948) de l’Assemblée générale de l’ONU exige le retour des réfugiés palestiniens dans leurs foyers s’ils le désirent, et leur accorde le droit à des compensations pour ceux qui décident de ne pas revenir.

« L’Assemblée générale,

« Ayant examiné de nouveau la situation en Palestine, [...]

« 11. – décide qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les gouvernements ou autorités responsables. »

La résolution 273 (III) (11 mai 1949) de l’Assemblée générale de l’ONU admet Israël comme membre de l’ONU. Cette admission avait été rejetée deux fois pour non-application de la résolution 194, puis finalement acceptée après un long débat : le représentant d’Israël avait fini par accepter les résolutions 181 et 194 ; autrement dit, la reconnaissance internationale d’un Etat palestinien a eu lieu en même temps que la création de l’Etat d’Israël par la résolution 181, qui a été reconnue en 1949 par Israël comme condition de son admission à l’ONU.

La résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU (22 novembre 1967) souligne « l’inadmissibilité de l’acquisition de territoire par la guerre et la nécessité d’œuvrer pour une paix juste et durable permettant à chaque Etat de la région de vivre en sécurité ».

Pour cela l’article 2 de la Charte exige les plints suivants :

« i) Retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés lors du récent conflit ;

« ii) Cessation de toutes assertions de belligérence ou de tous états de belligérence et respect et reconnaissance de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de chaque Etat de la région et de leur droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues à l’abri de menances ou d’actes de force ».

Le même article affirme en outre la nécessité :

« a) De garantir la liberté de navigation sur les voies d’eau internationales de la région ;

« b) De réaliser un juste règlement du problème des réfugiés ;

« c) De garantir l’inviolabilité territoriale et l’indépendance politique de chaque Etat de la région, par des mesures comprenant la création de zones démilitarisées ; ... »

La résolution 338 du Conseil de sécurité appelle au cessez-le-feu et à l’application de la résolution 242 dans toutes ses parties.

« Le Conseil de sécurité

« 1. Demande à toutes les parties aux présents combats de cesser le feu et de mettre fin à toute activité militaire immédiatement, douze heures au plus tard après le moment de l’adoption de la présente décision, dans les positions qu’elles occupent maintenant ;

« 2. Demande aux parties en cause de commencer immédiatement après le cessez-le-feu l’application de la résolution 242 (1967) du Conseil de sécurité, en date du 22 novembre 1967, dans toutes ses parties ;

« 3. Décide que, immédiatement en même temps que le cessez-le-feu, des négociation commenceront entre les parties en cause sous des auspices appropriés en vue d’instaurer une paix juste et durable au Moyen-Orient. »


I. – QUAND L’INTEGRISME ISLAMIQUE PREND LE RELAIS DU COMMUNISME_ 7

D’OU VIENT LE DANGER INTEGRISTE ?_ 9

L’ÉCHEC DES MODELES OCCIDENTAUX_ 9

UTILISER LE RELIGIEUX A DES FINS POLITIQUES_ 11

QUAND ISRAËL FAVORISE LE HAMAS_ 13

LE MOUVEMENT ISLAMISTE SE RETOURNE CONTRE CEUX QUI EN ONT ASSURÉ LA PROMOTION_ 14

. 15

II. – ISRAEL : LES DOSSIERS DONT ON PARLE PEU_ 15

A. – LA QUESTION DEMOGRAPHIQUE_ 15

Israël : un projet pour les ashkénazes 15

Perspectives démographiques 17

Conflits ethniques ou conflits de classe ?_ 17

Bilan_ 18

Le mythe de l’échange des populations 20

Les nouveaux immigrés en Israël 21

B. – LA TERRE_ 22

L’achat des terres 22

La politique de la terre_ 23

Le droit comme instrument de conquête_ 24

Colonisation de la Cisjordanie_ 25

A propos des kibboutzim_ 26

Plusieurs types de colonisation_ 27

C. – L’EAU_ 28

Un gaspillage institutionnalisé_ 28

L’eau, un problème stratégique_ 29

Une arme contre les Palestiniens 29

D. – UNE DEMOCRATIE MODERNE A SUBSTRAT BIBLIQUE_ 30

. 32

III. – AUTONOMIE ET AUTORITÉ_ 32

DRÔLE D’AUTONOMIE_ 32

Les « lettres de garantie » américaines 33

Clivages entre l’exil et l’intérieur ?_ 34

Un accord de dupes 37

Perspectives 38

DES ÉLECTIONS PALESTINIENNES AUX ORDRES_ 39

L’AUTORITÉ PALESTINIENNE TRÈS... AUTORITAIRE... 40

. 42

IV. – LA POLITIQUE ISRAÉLIENNE_ 42

« LE MUR D’ACIER »_ 42

« STRATEGIE POUR ISRAEL »_ 43

LE CRIME CAPITAL DE RABIN_ 46

L’OPERATION « RAISINS DE LA COLERE »_ 49

L’armée syrienne_ 50

Le Hezbollah_ 50

. 51

V. – LES ELECTIONS EN ISRAEL ET LA POLITIQUE DE NETANYAHOU_ 51

LA « DOCTRINE NETANYAHOU »_ 52

ISRAËL : UN ENJEU INTERNATIONAL_ 54

LA QUESTION DE JÉRUSALEM_ 55

HEBRON_ 60

. 63

VI. – LA PALESTINE_ 63

1947 : L’EXODE DES PALESTINIENS_ 63

LA CHARTE DE L’OLP : UN REPOUSSOIR TRES UTILE_ 66

UNE ECONOMIE DOMINÉE_ 68

NATIONALISME ET QUESTION SOCIALE_ 70

CAPITULATIONS SANS CONTREPARTIES_ 73

. 74

PERSPECTIVES_ 74

ANNEXE I 77

PRINCIPALES DATES_ 77

ANNEXE II 80

INTERVIEW D’ARNA MER-KHAMIS_ 80

ANNEXE III 85

RAPPEL DES PRINCIPALES RÉSOLUTIONS DE L’ONU_ 85


Notes

[1] Les libertaires britanniques, pour des raisons évidentes, puisque la Grande-Bretagne était la puissance mandataire de la Palestine, se sont intéressés de près à la question : cf. British Imperialism & The Palestine Crisis, selections from the Anarchist Journal Freedom, 1938-1948, Freedom Press, 1989. 84b Whitechapel High Street, London E1 7QX.

[2] British Imperialism & The Palestine Crisis, selections from the Anarchist Journal Freedom, 1938-1948, op. cit., p. 25.

[3] Œuvres, Champ libre, tome II, p. 83.

[4] Œuvres, Champ libre, tome II, p. 84.

[5] « L’Etat, complètement dans sa genèse, essentiellement et presque complètement pendant les premières étapes de son existence, est une institution sociale imposée par un groupe victorieux d’hommes sur un groupe vaincu, avec pour seul objectif d’assurer la domination du groupe victorieux sur les vaincus et de se garantir contre la révolte de l’intérieur et les attaques de l’extérieur. Téléologiquement, cette domination n’avait pas d’autre objet que l’exploitation économique des vaincus par les vainqueurs. » Cette citation n’est pas de Bakounine mais de Franz Oppenheimer, un sociologue allemand (1864-1943). F. Oppenheimer, The State (1914), Black Rose Books, Montréal, rééedité en 1975.

[6] Œuvres, Champ libre, tome II, p. 146.

[7] Bakounine, « La science et la question vitale de la révolution » Œuvres, tome VI, p. 274. Cf. également Machiavel : « Il est vrai qu’il n’y a jamais eu, chez aucun peuple, de législateur extraordinaire qui n’ait recouru à Dieu, car autrement ses lois n’auraient pas été acceptées. » (Discours sur Tite-Live, I, p. 11.)

[8] Bakounine, « La science et la question vitale de la révolution » Œuvres, tome VI, p. 274. Cf. également Machiavel : « Il est vrai qu’il n’y a jamais eu, chez aucun peuple, de législateur extraordinaire qui n’ait recouru à Dieu, car autrement ses lois n’auraient pas été acceptées ; le bien, en effet, est souvent connu du sage, sans avoir en soi des raisons évidentes pour convaincre les autres.» (Discours sur Tite-Live, I, p. 11.)

[9] Œuvres, Champ libre, tome VI, p. 285.

[10] A vrai dire, les Juifs d’Israël pourraient peut-être trouver un arrangement avec les éventuels descendants des Cananéens, car ils leur seraient apparentés par alliance : la Bible dit en effet que « les fils de Dieu » (c’est-à-dire, symboliquement, les Hébreux) ont épousé les « filles de l’homme » (c’est-à-dire les Cananéennes)...

[11] Les réflexions de Bakounine anticipent sur bien des points celles des marxistes autrichiens confrontés trente ans plus tard au problème des nationalités. Otto Bauer écrira ainsi dans une lettre à Pannekoek : « L’ennemi qui doit être combattu à l’heure actuelle, ce n’est pas la négation abusive mais l’affirmation abusive du fait national... » (Bauer, lettre du 26 avril 1912, archives Pannekoek, map 5/14, am.IIHS.)

[12] Bakounine, Etatisme et anarchie, éditions Champ libre, T IV, p. 238.

[13] Michel Warschawski, « Etat, nation et nationalisme. – Actualité du sionisme », L’Homme et la Société n° 114, 1994, p. 28.

[14] British Imperialism... op. cit. p. 25.

[15] La main de fer en Palestine,Histoire et actualité de la lutte dans les teritoires occupés, Christiane Passevant et Larry Portis, Brochure anarchiste.

[16] Passevant/Portis, op. cit.

[17] Les traductions mensuelles de la presse israélienne peuvent être obtenues à : Middle East Data Centre; P.O. Box 337, Woodbridge, VA 22194-0227, USA. Les « Shahak Reports » étaient publiés sur Internet Activists Mailing List <ACTIV-L@MIZZOU1.BITNET>.

[18] Pendant l’été 1993 à Oslo eurent lieu des négociations secrètes entre Israël et l’OLP, qui ont abouti le 13 septembre à une déclaration de principe sur l’autonomie palestinienne. Cet accord a été suivi de deux autres, destinés à le mettre en œuvre : l’accord du Caire, appelé Oslo I (4 mai 1994), sur les modalités d’application de la Déclaration de principes et qui marquait le début de la période d’autonomie et l’instauration d’une autorité palestinienne à Gaza et Jéricho ; et celui de Taba, dit Oslo II (28 septembre 1994), qui marque l’extension de l’autonomie et devait aboutir à l’évacuation des grandes villes palestiniennes (sauf Hébron) par les troupes israéliennes.

[19] Chomsky, « Après la guerre froide, la guerre réelle », in : Le pétrole et la guerre, éditions EPO.

[20] Michel Warschawski, op. cit.

[21] Le nationalisme dans le tiers monde et le communisme se confondent souvent. Cela tient au fait que le « communisme » lui-même (celui revendiqué par l’Union soviétique), n’est qu’une forme de nationalisme déguisé (à peine). Tous les mouvements communistes du tiers monde qui ont pris le pouvoir, notamment en Chine et au Viet-Nam, n’étaient en fait que des mouvements de libération nationale, des mouvemennts nationalistes. L’impact du « communisme » sur le tiers monde ne s’expliquait que parce qu’il offrait des perspectives de libération nationale. Le discours internationaliste de ces organisations n’était qu’un fatras servant à voiler un programme et des objectifs strictement nationalistes.

[22] Cf. l’article d’un député israélien, Uri Avneri, « In Israel, Riskless Talk about Jordan », International Herald Tribune, 7 septembre 1990.

[23] Zyad Abou Amrou, Le mouvement islamique en Cisjordanie et à Gaza, Beyrouth 1989.

[24] « L’islam est une religion céleste, qui existe par elle-même, autonome : la Chari’a est parfaite et ne manque de rien pour que les lois des athées la complètent. Celui qui prétend que l’islam souffre d’un manque, qu’il est incapable de résoudre des problèmes de l’époque actuelle..., celui-là est un menteur et un incrédule, un apostat et un impie...» Cheikh Abdellatif Ben Ali Al-Soltani, Le mazdakisme est à l’origine du socialisme, cité dans L’Islam dans tous ses Etats, éditions Arcantère, Mohammed Harbi, coordinateur.

[25] Cité par Claudie Lesselier, « Dieu, famille, patrie, les “intégristes” catholiques et les femmes », in : Article 31 n° 1, Les Théocrates.

[26] Le mazdakisme est à l’origine du socialisme. Livre du cheikh Abdellatif ben Ali Al-Soltani, écrit en 1974 publié au Maroc. Manifeste du mouvement islamiste en Algérie.)

[27] Cité par Claudie Lesselier, loc. cit.

[28] Cité par Claudie Lesselier, loc. cit.

[29] Cité par Simona Sharoni, « Sexe, occupation militaire et violence contre les femmes en Israël », L’Homme et la Société, n° 114.

[30] Manar Hassan, « Femmes et intégrisme », Inprecor n° 366, février 1993.

[31] Iyad Bergouti, « Les armes et la politique dans les territoires palestiniens occupés », Centre Zahra d’études et de recherches, Jérusalem, 1990.)

[32] Abdallah Abou Gaza, Avec le mouvement islamique dans les pays arabes, Koweït, 1986.

[33] Pour l’anecdote, le mariage civil n’existe pas en Israël. Le mariage est un monopole religieux. Plutôt que d’instaurer un mariage civil, le gouvernement vient de décider de subventionner les couples qui partent à l’étranger pour se marier civilement, situation qui intéresse en particulier les couples non croyants et ceux dont l’un n’est pas juif.

[34] Emile Habibi, un intellectuel palestinien de nationalité israélienne, déclara à ce propos que ceux qui refusent le compromis historique de deux Etats « ont causé tant de malheurs, à commencer par celui-ci : ils ont fait perdre au peuple palestinien vignt-huit ans – les années d’occupation et de colonisation israéliennes – en rejetant la résolution 242 du Conseil de sécurité adoptée après l’agression de juin 1967 [la guerre des Six-Jours].)

[35] D’après Israel and Palestine Political Report n° 178/179, décembre 1992.

[36] La résolution 181 de l’Assemblée générale de l’ONU (29 novembre 1947) décrète le partage de la Palestine (67 % d’Arabes, 33 % de Juifs) en un Etat palestinien (44 % du territoire) et un Etat israélien (56 % du territoire.

[37] Cf. Walter Laqueur, Histoire du sionisme, Calmann-Levy, 1973.

[38] J. Zerubavel « The immigration of Oriental Jewy » dans Problems of Oriental Jewy, The Jewish Agency of Palestine, Jerusalem, 1951.

[39] Roger Ascot, Le sionisme trahi ou les Israéliens du dimanche, Balland.

[40] Michel Warschawski, « Etat, nation et nationalisme. – Actualité du sionisme », L’Homme et la Société n° 114, 1994, p. 31.

[41] Liast, I., Etude démographique des juifs d’Union Soviétique, Haaretz, 18 mars 1983.

[42] Après 1970 le pourcentage des mariages mixtes était de 78 % en Allemagne, de 61 % en Suisse et de 31 % au Canada (Schmeltz U.O. - Jewish survival. The demographic factor. American Jewish Yearbook, 1981, pp. 61 -117.)

[43] Roberto Bachi, démographe, en se basant sur une étude réalisée avec Ouziel Scheltz et Sergio Della Pergola, Yedioth Hahronoth, 16 août 1993.

[44] Parlant de la politique du pouvoir envers les juifs orientaux, Arieh Eliav, ancien député et ancien secrétaire général du Parti travailliste d’Israël, réconnaît qu’« une de nos erreurs fut la “nucléarisation” des familles élargies ». Les autorités israéliennes ont écarté les anciens, dépositaires de la mémoire collective de leur communauté : « Nous avons transformé ces vieillards, ces rabbins, ces sages, ces dirigeants naturels de leur petite communauté en “inférieurs” et improductifs », « nous leur avons arraché presque de force un de leurs biens les plus précieux qu’ils avaient apportés avec eux : la langue arabe » « Nous avons coupé les Juifs orientaux de leur passé, de leur origine et de leur prestige » « On arriva très vite au mythe de l’“analphabétisme”, de l’“arriération” des Juifs orientaux... » (A. Eliav, « Les laissés-pour-compte », Les Temps Modernes, numéro spécial, Le Second Israël, pp.18-23, 1979.)

[45] Israel Monthly Bulletin of Statistics, Vol. 39, May 88, pp. 10-13.

[46] « Israel at 40 : Looking Back, Looking Ahead », Foreign Affairs, 1987/88.

[47] « Palestine-Israël : l’heure de vérité ? », Silence n° 212-213, janvier 1997.

[48] « Les handicaps des pacifistes israéliens », Uri Avnery, Manière de voir n° 37.

[49] Il faut savoir que les Palestiniens des territoires occupés venant travailler en Israël ne bénéficiaient d’aucun avantage social. Ou plus exactement ils paient des cotisations sociales qui vont dans les caisses des organismes collecteurs israéliens mais ne bénéficient d’aucune prestation.

[50] “Kav La’oved” — Worker’s Hotline, 78, Allenby St., Tel Aviv, POB 2319 Zip 61022. – Tel. 03-5102266, Fax 03-5173081.

[51] Philippe Fargues suggère qu’il y a un inconscient collectif qui pousse les familles palestiniennes à faire de la résistance par la natalité : en trois occasions, la fécondité palestinienne, déjà forte, s’accrut encore lors de situations politiques charnières : dans les années 30 pendant la gande révolte ; vers 1965 lorsque la résistance s’organise autour de l’OLP ; entre1988 et 1991 avec l’Intifada. « Démographie de guerre, démographie de paix », Philippe Fargues, in Proche-Orient, les exigences de la paix, éditions Complexe.

[52] David Ben Gourion déclara en 1938 que « les frontières des aspirations sionistes incluent le Liban-Sud, le sud de la Syrie, la Jordanie d’aujourd’hui, toute la Cisjordanie, et le Sinaï. » Cité par Israël Shahak, Journal d’études palestiniennes, printemps 1981.

[53] Les terres musha appartenaient au village mais étaient exploitées individuellement, une partie des terres étant attribuée à chaque membre mâle du village. Les terres étaient redistribuées tous les deux ou cinq ans en fonction de l’évolution de la population du village. Il était évidemment impossible de vendre cette terre appartenant à la collectivité. La croissance démographique provoquait une parcellisation constante de la terre qui empêchait la constitution de grands domaines.

[54] David Ben Gourion, Years of Challenge, Londres 1964.

[55] Eliahu Eliachar, Vivre avec les Palestiniens, Jérusalem, 1975.

[56] Israël et les territoires occupés, la confrontation silencieuse, L’Harmattan, Paris.

[57] Cité par Ilan Halévi, La colonisation israélienne dans les territoires arabes occupés, Les Arabes dans les territoires occupés par Israël, Colloque de Bruxelles, Vie ouvrière, Bruxelles 1981, p. 98.

[58] Moshé Dayan déclara aux étudiants de l’Institut de technologie israélien en 1969 : « Nous sommes arrivés ici dans un pays peuplé d’Arabes, et nous construisons ici un Etat hébreu, juif. A la place des villages arabes, nous avons établi des villages juifs. Vous ne connaissez même pas le nom de ces villages et je ne vous le reproche pas, car les livres de géographie correspondants n’existent plus. Et non seulement les livres, mais les villages n’existent plus (...) Il n’y a pas une seule implantation de colons qui n’ait été faite sur les lieux d’un ex-village arabe. » Moshe Dayan, Ha’aretz, 4 avril 1969.

[59] En 1994 Israël a reçu 3 milliards de dollars d’aide des Etats-Unis, 1 milliard pour acheter des avions F 16, 2 milliards de garanties bancaires, environ 1 milliard des organisations séculières juives, 1 milliard de fonds des juifs orthodoxes de la diaspora, sans compter les collectes pour les hôpitaux, pour reboiser, pour les universités, les musées, etc.

[60] Elie Barnavi, Une histoire moderne d’Israël,, Champs, Flammarion.

[61] Cf. « Le grand rabbinat contesté », Le Monde, Dossiers et documents, juillet-août 1993, p. 9. – Le Monde, « Israël découvre avec indignation un marché noir de conversions au judaïsme », Le Monde, 16-17 février 1997.

[62] Nadav Shagraï, du journal Ha’aretz de Tel-Aviv, mentionne l’article d’Aziël Ariel, « L’Argoudat Israël [mouvement des ultra-orthodoxes non sionistes] avait-elle raison ? », paru dans Neqoudah, revue des colons religieux nationalistes. – Cité par Courrier international, 5-9 mars 1994.

[63] Ibid.

[64] Ibid. Un livre d’Amnon Kapeliouk montre à quel point l’assassinat d’Itzhak Rabin s’intègre dans la politique du fondamentalisme juif et de ce qu’il appelle la délinquance idéologique : Rabin, un assassinat politique, religion, nationalisme et violence en Israël, Le Monde éditions.

[65] Cf. Cemil Cigerim dans Yediot Aharonot, Tel-Aviv, cité par Courrier international, 7-13 décembre 1995.

[66] Ibid.

[67] Cité par Maxime Ghilan, Israel & Palestine political Report, p. 15, janvier-février 1996.

[68] Time, 20 janvier 1997, p. 25.

[69] En réalité, de nombreux contacts informels avaient eu lieu, depuis longtemps. Ces contacts aboutiront à une situation où, au contraire, Arafat apparaît comme le seul et incontournable interlocuteur, au détriment de l’intérieur et des autres composantes de l’organisation.

[70] Un sondage du Jerusalem Post du 31-08-95 révèle que 47 % des colons vivent dans les territoires occupés pour des raisons économiques, 36 % pour des raisons religieuses ou nationalistes, 15 % pour une combinaison de raisons.

[71] La façon dont les médias occidentaux ont présenté les positions de l’OLP pendant la guerre du Golfe est – faut-il s’en étonner – très caricaturale. Le 11 août 1990, au sommet du Caire, une résolution est votée affirmant l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre et exigeant le retrait inconditionne des troupes irakiennes du Koweït. Comme cela se pratique couramment dans les instances internationales, l’OLP, tout en signant la résolution, émet des réserves concernant un paragraphe contenant une pure condamnation de l’Irak sans proposition concrète et un paragraphe légitimant l’appel aux troupes amaricaines. Les médias diront que l’OLP a voté contre la résolution, ce qui n’est pas le cas. On remarquera que « l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre » est également évoquée par la résolution 242 de l’ONU qui condamne l’occupation par Israël de territoires palestiniens...

[72] Les critiques que nous formulons à l’égard de la politique de Yasser Arafat ne nous font pas oublier qu’il reste, pour l’ensemble de la population palestinienne, le symbole de dizaines d’années de lutte. Les catégories que nous utilisons pour décrire et définir sa politique ne sont, pour les libertaires, pas différentes de celles que nous utilisons pour n’importe quel homme d’Etat. Mais il convient de garder le sens de la mesure. Arafat et sa politique n’existent que comme image renversée de la politique de l’Etat d’Israël. Arna Meir-Khamis nous déclarait en 1991 : « La terreur qui fut subie par les Palestiniens est la terreur israélienne ; il n’y a pas de pire terreur que l’occupation, et il n’y a pas de pire occupation que l’occupation israélienne. » Les orientations présentes de la politique d’Arafat peuvent aussi être analysées à travers une autre grille de lecture : la direction de l’OLP est trop vieille pour recommencer la lutte, elle est trop fatiguée, la plupart les cadres qui auraient été capables de la remplacer ont été assassinés, tels Abu Iyyad et Abu Jihad : le vide a été fait autour d’un Arafat vieilli, fatigué, et qui cherche désespérément à poser le pied sur un bout de terre palestinienne indépendante, si petit soit-il, avant de faire le grand voyage. On ne peut pas totalement écarter cette hypothèse.

[73] Stan Cohen, membre du Comité israélo-palestinien contre la torture, parle de « la version Walt Disney-CNN de l’histoire montrée sur les écrans de télévision du monde ». (Challenge n° 22.)

[74] La position d’Israël par rapport à l’Irak oscille entre l’opposition viscérale à un ennemi héréditaire et la crainte qu’« une tentative d’introduire la démocratie en Irak ne conduise à sa partition entre un Etat kurde dans le nord, un Etat sunnite au centre et un Etat chiite au sud » (Avner Tavori, Davar, 4 avril 1991). C’est cette dernière éventualité qui est redoutée : « Si nous ne soutenons pas Saddam Hussein, un vaste empire chiite s’étendant de l’Iran aux territoires occupés deviendra une réalité » (Avraham Burg, cité par Israel Shahak, «Recent Israeli Policies toward the Middle East », 21 février 1994, Bitnet list server at Mizzou1, database output 11 octobre 1994.)

[75] Agnès Pavlovsky « Les bonnes œuvres d’Allah », Croissance n° 409-410 nov.-déc. 1997.

[76] Jean-François Legrain, « Qui décide en Palestine ? », Croissance, n° 409-410, nov.-déc. 1997.

[77] Cité par Ralph Shoenman, L’histoire cachée du sionisme, Sélio, 1988.

[78] L’article, publié par la Revue d’études palestiniennes, a été initialement publié dans Kivunim [Orientations], n° 14, février 1982.

[79] 4,5 si on excepte le million d’Israéliens d’origine palestinienne qui ne sauraient cautionner cette politique.

[80] Chomsky, « Après la guerre froide, la guerre réelle », in La guerre du pétrole, éditins EPO.

[81] Israéliens et Palestiniens, l’épreuve de la paix, Aubier.

[82] Cité par Alain Gresh, « Paix piégée en Palestine », Manière de voir n° 29.

[83] Ibid.

[84] Nous sommes redevables à Maurice Jacoby d’une grande quantité d’informations sur l’histoire et la société israéliennes et palestiniennes. Sa thèse de doctorat, inédite, Sur la Palestine, terre nourricière, Israël, base militaire, a été un mine d’informations. Maurice Jacoby écrivait des articles publiés dans Témoignage chrétien. Nous le remercions surtout pour les longues et fraternelles conversations que nous avons eues ensemble.

[85] Amnon Kapeliouk, « En Israël, l’immigration a changé de nature », Le Monde diplomatique, novembre 1997.

[86] Shamir était, sous le mandat britannique, le numéro 2 d’un groupe terroriste d’extrême droite, le groupe Stern, qui de surcroît, avait pris des contacts avec l’Allemagne nazie en 1940-1941 pour combattre les Anglais. Un des chefs de ce groupe, Yalin-Mor, écrit dans le livre qu’il a consacré à l’histoire de ce mouvement : « Notre devoir est de combattre l’ennemi – les Britanniques – et il est permis de chercher l’aide de l’ennemi de notre ennemi. » Heliezar Halevi, syndicaliste travailliste connu, révèle dans l’hebdomadaire Hotam de Tel-Aviv (19 août 1983) l’existence d’un document signé par Shamir (qui s’appelait à l’époque Yezernitsky) et par Abraham Stern, remis à l’ambassade d’Allemagne à Ankara, à un moment où l’extermination des Juifs ne cesse de s’intensifier : « En matière de conception, nous nous identifions à vous. Pourquoi donc ne pas collaborer l’un avec l’autre ? » dit ce document. Haaretz, dans son édition du 31 janvier 1983, révèle que cette lettre fut transmise par l’ambassadeur d’Allemagne à ses supérieurs, avec un mémorandum de l’agent des services secrets nazis à Damas, Verner Otto von Heutig, qui rendait compte de ses pourparlers avec les émissaires de Stern et de Shamir : il y est dit que « la coopération entre le mouvement de libération d’Israël et le nouvel ordre en Europe sera conforme à l’un des discours du chancelier du IIIe Reich dans lequel Hitler soulignait la nécessité d’utiliser toute combinaison et coalition pour isoler et vaincre l’Angleterre. »

Toutes les informations sur Shamir sont contenues dans l’article d’Amnon Kapeliouk paru dans Le Monde diplomatique, décembre 1983. Kapeliouk précise que ces documents peuvent être consultés au Mémorial de l’Holocauste (Yad Vachem) à Jérusalem, classés sous le numéro E234151-8. Les pourparlers avec les nazis sont confirmés par un des chefs historiques du groupe Stern, Israël Eldad, dans le quotidien de Tel-Aviv Yediot, 4 février 1983.

Est-il besoin de souligner le courage intellectuel de ces Israéliens qui dénoncent les errements passés de leurs dirigeants, en livrant au public des vérités embarrassantes, malgré le risque de voir ces informations utilisées par la propagande antisémite.

[87] Ze’ev Schiff et Ehud Ya’ari, Intifada, Stock, 1991, p. 196.

[88] A la fin de 1993, la population d’Israël était estimée officiellement à 5,5 millions. Les Juifs orientaux étaient environ 2,25 millions, les Juifs ashkénazes, y compris les Juifs séfarades des Balkans, 1,35 million, et les Palestiniens autochtones 1 million. (Statistical Abstract of Israel, 1989.)

Lors de la constitution de la liste des députés du Likoud aux élections de 1992, David Levy, ministre des Affaires étrangères, originaire d’Afrique du Nord, fut relégué à la 13e place. Les dirigeants ashkénazes du Likoud se moquèrent de lui : « On a bien arrangé le “Marocain” ». Selon le magazine Time du 20 avril 1992, David Levy déclara qu’il en avait assez d’être surnommé “un singe qui vient à peine de descendre des arbres” [à cause de ses origines arabo-orientales]. Depuis, Levy a quitté le Likoud et a fondé un mini parti qui a rejoint la coalition de droite, grâce à quoi il s’est fait promettre 7 ou 8 ministères ainsi que 30 millions de dollars cash et 3 millions par mois pendant trois ans, pour son parti...

[89] Yigal Amir, le fondamentaliste qui a assassiné Rabin, a été autorisé à voter en prison...

[90] Israel & Palestine Poilitical Report n° 197-198, sept.-oct. 1996.

[91] 31 octobre-13 novembre 1991.

[92] Nous employons à dessein le terme « ethnique » dans la mesure où nombre de juifs ashkénazes accréditent l’idée, attestée par d’innombrables déclarations, souvent racistes, d’une différence fondamentale entre les deux communautés. En 1949 on pouvait lire dans Haaretz un article signé Ariel Gelblum qui mettait en garde les dirigeants du pays contre les conséquences d’une immigration massive des Juifs du Maghreb : « Nous nous trouvons en présence d’immigrants d’une race qu’Israël n’a, jusqu’à présent, pas connu : des primitifs absolus, tout à fait ignares et sans éducation. Ce qui est plus triste encore est leur incapacité intellectuelle d’assimilation de toute notion spirituelle. En général ils peuvent être classés un peu plus haut que le degré intellectuel général des Arabes, des Noirs et des Berbères de leurs pays respectifs. Dans tous les cas, ils sont d’un degré intellectuel inférieur à celui que nous connaissons chez les Arabes palestiniens ; ils ne possèdent pas de racines dans le judaïsme, mais à l’opposé, ils sont tout à fait à la merci de leurs instincts primitifs et sauvages. Dans leurs domiciles, ces Africains passent leur temps à jouer aux cartes, se saoulent et la prostitution y prospère. Beaucoup parmi eux souffrent de maladies occulaires et vénériennes. Ce sont des paresseux chroniques, haïssant le travail, des voleurs avec effraction. Avec ces éléments associaux, rien n’est sûr. Le département d’absorption des jeunes immigrants, organisme officiel, refuse de s’occuper d’enfants originaires du Maroc. Quant aux kibboutzim, ils ne veulent même pas entendre parler de l’intégration de ces enfants en leur sein. »

Et le Dr Gelblum de continuer : « Nous sommes-nous jamais demandés ce qui arriverait à l’Etat si telle était sa population ? Un de ces jours d’autres immigrants juifs de pays arabes viendront s’ajouter à ces immigrants. Quel sera alors le visage et le niveau de l’Etat d’Israël après l’absorption de ces populations ? Ces masses ignorantes, primitives et misérables vont nous intégrer en leur sein et ce n’est pas nous qui réussirons à les intégrer dans le nôtre. » (Haaretz, 22-28 avril 1949, traduction de Moïse Saltiel.)

[93] « Les relations entre le gouvernement de M. Nétanyahou et l’armée sont marquées par la suspicion, la méfiance et l’absence de respect mutuel. La situation est sérieuse » déclare le 16 octobre le professeur Zeev Maoz, directeur du centre Jaffee, le plus célèbre institu privé d’études et de recherches stratégiques. Les médias débattent ouvertement de la possibilité d’un coup d’Etat militaire, éventualité tout de même peu envisageable. (Cf. Le Monde, 18 octobre 1996.)

[94] « Nous avons dû faire face à un “J’accuse” général » déclara David Lévi, ministre des Affaires étrangères, au Monde le 3 février 1997.

[95] N. Chomsky, « Après la guerre froide, la guerre réelle », in : La guerre du pétrole, éditions EPO, Bruxelles.

[96] Le Monde, 15 novembre 1997.

[97] Les autorités israéliennes, et en particulier la droite, voient d’un très mauvais œil l’immixtion de la France dans les problèmes du Proche-Orient. Après le massacre de 102 civils à Cana par des artilleurs israéliens, un « arrangement de cessez-le-feu » avait été mis en place. Netanyahu, qui n’était alors que candidat, avait déclaré que « la présence des Français dans le groupe de surveillance de ce mauvais arrangement ne peut qu’amener des ennuis à Israël. »

[98] Golda Meir niait l’existence d’un peuple palestinien. En 1981, les membres d’une délégation israélienne menant des discussions avec les Egyptiens refusèrent de loger à l’Hôtel Palestine d’Alexandrie. La censure militaire israélienne veillait à ce que le terme « palestinien » ne soit jamais employé : elle faisait ainsi remplacer « le maire palestinien de Naplouse » par « le maire arabe... », etc. William Saffire, plus royaliste que le roi, est très en retard sur l’évolution subie par la société israélienne, qui a opéré une profonde mutation sur ce registre et n’hésite plus à employer le mot, depuis le début du « processus de paix ». Dans un hebdomadaire israélien, Yoav Karni écrit de W. Saffire qu’il « fait partie d’un groupe d’éditorialistes et d’éditeurs qui détiennent une énorme influence sur les médias américains et qui sont prêts à défendre automatiquement toute décision politique d’Israël, sauf l’initiative de paix du gouvernement Rabin qu’ils furent prompts à condamner et à enterrer. » (Shishi, 28 janvier 1994.)

[99] Davar révèle le 27 février 1994 que l’objectif de l’« Underground juif » qui avait tenté de faire sauter les mosquées du mont du temple au printemps de 1984 était véritablement cosmique : le Shabak – service secret israélien – interrogea un des terroristes qui déclara que « la destruction de ces temples aurait rendu furieux les centaines de millions de musulmans du monde entier. Leur rage aurait sans doute conduit à une guerre qui selon toute probabilité aurait dégénéré en une guerre mondiale. Dans une telle guerre l’échelle des pertes aurait été suffisamment formidable pour promouvoir le processus de rédemption des Juifs et de la terre d’Israël. Tous les musulmans auraient alors disparu, ce qui signifie que tout serait prêt pour la venue du Messie. »

[100] La communauté juive de France a été très choquée par le fait que le Premier ministre israélien Netanyahou, lors de sa visite en France, n’ait pas cru utile de rendre visite au CRIF, qui représente l’ensemble des organisations juives en France, alors qu’il participa à un dîner-meeting avec la branche française du Likoud, qui constitue la frange la plus extrémiste du judaïsme français.

[101] Le 23 août 1929 de fausses rumeurs circulent selon lesquelles des groupes sionistes allaient incendier la mosquée d’Al Aqsa à Jérusalem. Une émeute provoquée par des extrémistes musulmans éclate à Hébron. Sur les 538 juifs qui vivent dans la ville soixante-sept seront massacrés. Les autres seront cachés et protégés par leurs voisins arabes. En 1997 une délégation des survivants et d’héritiers de la communauté d’origine, qui n’ont aucun lien avec les colons actuels, s’est rendue à Hébron et a été reçue par le maire palestinien. Certains d’entre eux ont même déposé un recours en justice pour obtenir l’expulsion des nouveaux colons...

[102] Genèse, XXIII, 19 : « Après cela, Abraham enterra Sara, sa femme, dans la caverne de Macpéla, vis-à-vis de Mambré, qui est Hébron, dans le pays de Chanaan. » Le rédacteur assimile Mambré (ou Mamre) à Hébron, alors que les deux localités sont à quatre kilomètres l’une de l’autre. Mais un peu plus haut (XXIII, 2), il est dit que « Sara mourut à Qiriath-Arbé, qui est Hébron ». A l’époque où le texte fut rédigé, la frontière Sud de la nouvelle province juive établie par les Perses n’atteignait pas l’importante cité d’Hébron. En y établissant les tombeaux des patriarches, le rédacteur fournissait alors une légitimité à la revendication juive sur la cité. Déjà !

[103] Des enquêtes révèlent que 6 % de la population israélienne approuvaient le massacre, 30 % le comprenaient, 36 % refusaient de le condamner et que 63 % le condamnaient. Mais dans cette enquête les citoyens arabes d’Israël sont inclus, ce qui ramène la proportion de Juifs israéliens refusant de condamner le massacre à environ 40 %.

Dans la tranche d’âge 18-29 ans, 8 % approuvaient, 35 % comprenaient, et seulement 56 % condamnaient.

Dans la tranche 50-65 ans les chiffres sont de 3, 18 et 78 %.

Les catégories socioprofessionnelles dont les revenus se situent en dessous de la moyenne justifient le massacre à raison de 7 % et le condamnent à raison de 51 %, tandis que les catégories qui se situent au-dessus de la moyenne le justifient à 4 % et le condamnent à 75 %. La même enquête révèle également une énorme différence d’attitude entre les jeunes juifs religieux et laïcs, les premiers ayant une attitude beaucoup plus xénophobe. Le ministère de l’éducation refusa de publier ces informations qui liaient l’attitude par rapport au massacre au niveau social et aux choix religieux des personnes qui répondaient à l’enquête. (Cf. Yael Fishbein, Davar, 3 mars 1994.)

[104] Le racisme est devenu une attitude courante chez nombre d’hommes politiques israéliens, à tel point qu’ils ne se rendent pas compte de l’effet que cela peut provoquer chez des observateurs étrangers. En juillet 1967, quelques semaines après la guerre des Six-Jours, David Hacohen, président de la Commisssion des affaires étrangères de la Knesset, s’adressant à une délégation de la Chambre des communes, à Londres, se mit à invectiver les réfugiés palestiniens. Un député britannique ne put se retenir de lui dire : « Je suis désolé que vous utilisiez envers les Palestiniens les mêmes termes que le nazi Julius Streicher utilisait envers les Juifs. N’avez-vous rien appris ? » Et David Hacohen de répondre : « Mais ce ne sont pas des personnes, ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des Arabes ! » (Parliamentary Debates, [Hansard] ser.5, House of Commons, Vol 361, col. 502.)

[105] Arieh Deri, ex-ministre de l’Intérieur, est sous le coup d’un interminable procès pour avoir utilisé des fonds d’institution religieuse à des fins personnelles.

[106] Simon Wiesenthal, Justice n’est pas vengeance, éditions Robert Laffont, p. 242.

[107] Yoram Nimrod, Rencontre au carrefour – Juifs et Arabes en Palestine pendant les dernières générations (en hébreu), université de Haïfa, 1984, p. 91.

[108] Amnon Kapeliouk, « 1947-1949 : l’exode provoqué des Palestiniens », Le Monde diplomatique, décembre 1986.

[109] Selon Tom Segev, Haaretz, Tel-Aviv, cité par Courrier international, 10-16 novembre 1994.

[110] Archives de l’Etat, ministère des Affaires étrangères, dossiers « Réfugiés », n° 2444/19.

[111] B. Katznelson, Shaam, p. 361, cité dans Al Hamishmar, 27/01/87 (en hébreu).

[112] Benziman Ouzi, On ne s’arrête pas à un feu rouge, 1986 (en Hébreu).

[113] Cf. Walid Atallah, « La situation économique en Palestine occupée », mémoire, Collège coopératif de Montrouge.

[114] Il s’agit de sept enclaves autonomes urbaines, déclarées « zone A », sur lesquelles s’exerce l’autorité palestinienne, qui ont été accordées à Gaza et en « Judée-Samarie » par Rabin et Pérès. Ce sont des confettis territoriaux sans continuité ni lien direct entre eux, cernés de barrages militaires. En langage courant, cela s’appelle des bantoustans. Il s’agit de Jéricho, Djénine, Kalkiliya, Tulkarem, Naplouse, Ramallah, Bethléem. Il y a aussi une « zone B » sur laquelle l’autorité palestinienne exerce des responsabilités « civiles » limitées sur 27 % de la Cisjordanie. Il s’agit de 400 villages palestiniens où la police d’Arafat ne peut se rendre, le maintien de l’ordre étant assuré par Israël. Les 70 % restants de la Cisjordanie, la « zone C », sur lesquels les Palestiniens n’ont aucun droit, comprennent les zones rurales non habitées déclarées « terres d’Etat » par l’occupant en 1967, sur lesquelles se trouvent 144 colonies juives, des camps militaires, de champs de tir pour l’artillerie, des routes.

[115] Le dossier Palestine, La question palestinienne et le droit international, La Découverte/documents, p. 258. Ligue internationale pour le droit et la libération des peuples.

[116] Cité par Amnon Kapeliouk, op. cit. p. 76.

[117] « Comment conjurer le risque d’une permétuelle servitude », Manière de voir n° 34.

[118] « Ne pas tirer un trait sur le passé », Manière de voir n° 34, p. 16.

[119] Jan de Jong, « Israël maître de la Cisjordanie », Manière de voir n° 29.