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Origine : échanges mails avec l'auteur
L’étude suivante sur William Godwin, qui fut un incontestable
précurseur de l’anarchisme, fut publiée en 1990
dans l’ouvrage collectif Les anarchistes et la Révolution
française, éditions du Monde libertaire.
En 1763, la guerre de Sept Ans, une guerre de conquête coloniale
qui avait gagné l’Angleterre d’immenses territoires,
dont le Canada, avait saigné à blanc l’économie
du pays. La dette nationale était colossale, et les impôts
étaient si écrasants que les financiers estimaient
que le seuil maximum en était atteint. Le poids de ces impôts
pesait comme d’habitude sur la population modeste et touchait
les produits de consommation courante. Par ailleurs, le gouvernement
entendait faire partager le poids des impôts aux colonies,
en particulier aux colons américains, sous le prétexte
que la guerre qui venait de se terminer avait été
faite à leur profit. Les colons répliquèrent
: pas de taxation sans représentation. Alors commença
une spirale qui allait aboutir à la guerre d’indépendance
d’Amérique, qui se termina en 1787. La Révolution
américaine, on le verra, peut être considérée
comme l’acte de naissance du radicalisme anglais, dont William
Godwin est un des représentants les plus importants.
La naissance du radicalisme anglais, qui précède
la Révolution française, coïncide également
avec la naissance du mouvement ouvrier outre-Manche. Une importante
minorité de la population anglaise était favorable
à l’indépendance des colonies d’Amérique.
Mais parce que la révolution américaine était
aussi une guerre d’indépendance nationale, soutenir
les colons équivalait à s’exposer au reproche
d’être un traître anti-Anglais.
Pendant cette guerre, un important mouvement populaire s’était
développé contre les privations qu’elle imposait
à la population. L’année 1768 fut marquée
par des manifestations et des grèves sans précédent.
Le 10 mai les soldats tirèrent dans une grande foule de manifestants,
tuant six personnes. Une vague de grèves déferla sur
Londres, touchant les tisserands, les marins de la marine marchande,
les bateliers, les tailleurs, les transporteurs de charbon etc.
Les hautes sphères du pouvoir avaient atteint à l’époque
un degré de corruption rarement égalé. Le roi
George III, issu de la lignée des princes d’Orange,
fut installé sur le trône après la « Glorieuse
révolution », celle de 1688, dont Marx disait qu’elle
avait amené au pouvoir, avec Guillaume d’Orange, les
propriétaires terriens et les appropriateurs capitalistes
de la plus-value, inaugurant une ère nouvelle en pratiquant
à une échelle colossale le vol des terres de l’Etat,
qui furent données ou vendues à bas prix ou simplement
annexées par saisie. Marx ajoute que cette nouvelle aristocratie
terrienne devint l’alliée naturelle de la nouvelle
bancocratie, de la haute finance et des grands manufacturiers qui
alors dépendaient des tarifs protecteurs.
Contrairement à ses prédécesseurs, George III,
moins intéressé par les affaires allemandes que par
les affaires anglaises, ne cherchait pas tant à se libérer
du contrôle du Parlement qu’à faire de la Couronne
une force politique indépendante, intervenant directement
dans les embrouilles électorales. Le roi conservait le droit
de nommer ses ministres, et ayant choisi des hommes suffisamment
à sa botte, il fut en mesure de mettre à son service
toute la machine officielle de corruption.
Le parti conservateur rassemblait autour de lui les notables de
la campagne, de larges fractions des couches supérieures
des villes, les banquiers, et les fournisseurs des armées,
tous ceux qui tiraient d’énormes profits de leur dépendance
envers le gouvernement, surtout en temps de guerre.
La corruption avait atteint une telle ampleur qu’aucune réforme
ne semblait pouvoir la réduire. On comprend donc que la victoire
de la révolution américaine fut un coup terrible pour
l’oligarchie au pouvoir, et l’indépendance des
colonies d’Amérique fut suivie par une forte réaction
contre la corruption dominante. L’effet immédiat de
cette réaction fut de porter au pouvoir les Whigs. Ils tentèrent
de freiner les activités politiques de la couronne et de
limiter la corruption parlementaire. Mais, divisés en fractions
qui chacune complotait avec le roi et son entourage, leur action
fut de courte durée.
La Révolution française, surgissant dans ce contexte,
allait profondément modifier le climat politique anglais,
en brisant toute possibilité de réformer le système.
En effet, elle contribua à souder derrière le gouvernement
et la Couronne de larges fractions de la population : les critiques
du régime se convertirent en défenseurs de la constitution
britannique, présentée comme le nec plus ultra de
la démocratie. La classe dominante fut d’abord frappée
d’une peur panique, et réagit en développant
une campagne idéologique d’une ampleur et d’une
efficacité extraordinaires contre la Révolution française,
dont les thèmes risquaient d’unifier les couches populaires
contre le régime. Edmund Burke allait jouer un rôle
déterminant dans cette campagne.
* * * * *
Aux yeux des Anglais, la Révolution française tout
d’abord liquidait la France comme puissance européenne.
Ce n’est que peu à peu que l’Angleterre, l’Autriche,
la Prusse et la Russie se rendirent compte qu’une nouvelle
puissance surgissait du chaos, contre laquelle les moyens habituels
de défense étaient inopérants. C’est
alors l’Angleterre qui, la première, comprit le danger.
Une France renaissant de ses cendres pouvait à terme constituer
une menace pour le commerce et l’industrie britanniques. Mais
surtout, dans un pays qui avait fait sa révolution bourgeoise
un siècle plus tôt, et qui avait connu des années
d’agitation sociale importante, le thème de la lutte
contre les privilèges, lancé par les révolutionnaires
français, pouvait avoir des résonances inattendues.
Les privilèges, en Angleterre, étaient surtout des
privilèges bourgeois.
On comprend, dès lors, que la Révolution française
ne suscita pas l’enthousiasme de la « classe politique
» dans un pays qui avait pourtant une nette avance en matière
d’exécution de rois, puisque Charles II avait été
décapité en 1649.
Edmund Burke écrivit un livre qui eut un succès considérable,
les Réflexions sur la Révolution française,
une des plus formidables critiques contre le sans-culottisme. Quelques
Anglais pourtant réagirent. Tom Paine écrivit une
réponse, les Droits de l’Homme, dont le succès
fut également considérable. Godwin, qui soutenait
la Révolution française tout en gardant ses distances
avec le jacobinisme, pensait cependant que l’argumentation
de Paine restait superficielle, n’approfondissait pas la question
des relations politiques dans la société. Burke, l’adversaire
de la révolution, et Paine, son défenseur, n’allaient
pas au fond des choses, ils restaient au niveau de l’actualité
politique de surface. Au lieu de répliquer sur le terrain
choisi par Burke, en acceptant les cadres et les critères
choisis par lui, il fallait attaquer, en détruisant les positions
de la réaction par la critique des fondements philosophiques
et politiques de la société de privilèges,
les valeurs profondes sur lesquelles elle repose. C’est L’Enquête
sur la justice politique, qui fit de son auteur, selon Kropotkine,
« le premier théoricien du socialisme sans gouvernement,
c’est-à-dire de l’anarchie » (La Science
moderne et l’anarchie). Kropotkine dit encore que dans le
livre de Godwin, il n’y a « rien d’autre qu’un
exposé sérieux et complet de ce qui devait être
prêché plus tard sous le nom d’anarchisme »
(L’Ethique). Bien qu’il faille tout de même moduler
les affirmations de Kropotkine, Godwin reste incontestablement le
précurseur qui a, dans la période contemporaine, le
mieux systématisé une pensée pré-anarchiste,
et il n’est pas inutile de rappeler qu’il s’agit
d’un auteur anglais.
La Révolution française plaça Godwin dans une
position très difficile. Les radicaux anglais, opposés
au gouvernement, étaient confondus par la presse avec l’ennemi
national. Ils ne pouvaient sortir de cette contradiction qu’en
capitulant devant le conservatisme ou en reprenant à leur
compte, sans réserve, les positions du parti dominant en
France, même s’ils réprouvaient la terreur révolutionnaire.
Ils étaient dans une position très similaire à
ces révolutionnaires qui, jusqu’à une période
récente, rejetaient le stalinisme et se voyaient taxer d’anticommunisme.
Dans les années 1780 en Angleterre, le mouvement en faveur
des réformes libérales s’était développé
considérablement. Les libéraux réclamaient
à la Chambre des Communes des libertés, les clubs
et les cafés étaient des lieux où se discutaient
activement les événements et où on réclamait
un gouvernement selon la raison.
C’est dans ce contexte que Godwin écrivit son Enquête
sur la justice politique, dont il déclara que c’était
un produit de la Révolution française, mais qui n’est
pas à proprement parler une réponse à Burke.
Dans la pratique de la Terreur, la Révolution française
niait les idées dont elle s’était réclamé
et que Godwin exposait. L’Enquête devenait ainsi une
condamnation de la Terreur et des massacres de Septembre. Alors
que Godwin ne voulait que rendre à la Révolution ses
vraies valeurs, dont elle avait dévié, les radicaux
anglais crurent que Godwin abandonnait la perspective de transformation
de la société en faveur du maintien de l’ordre
établi. Alors que son oeuvre constituait la critique la plus
fondamentale qu’il était possible de faire, à
l’époque, de la société de privilèges,
les extrémistes anglais rejetèrent Godwin au nom de
la révolution, à cause de sa condamnation de la Terreur.
De fait le tournant terroriste du régime en France détacha
de la révolution d’innombrables libéraux à
travers le monde, qui en avaient jusqu’alors soutenu les idéaux.
Et ceux-là mêmes qui avaient reproché à
Godwin sa condamnation des violences révolutionnaires rejoignirent
les rangs de la contre-révolution. Ils ne renièrent
pas leurs erreurs tactiques, mais les principes mêmes qu’ils
avaient partagés avec Godwin ; l’auteur de l’Enquête
sur la justice politique se retrouvait ainsi complètement
isolé, presque seul à défendre les idées
qui avaient été celles de la révolution. L’homme
qui avait été le premier à condamner la Terreur
se retrouvait assimilé par l’opinion aux crimes de
la Révolution et abandonné. Une véritable conspiration
du silence s’abattit sur lui : en 1812, le grand poète
Shelley, qui devait plus tard épouser sa fille, fut stupéfait
d’apprendre que Godwin était encore vivant.
* * * * *
Edmund Burke, qui s’est fait une réputation de champion
de la contre-révolution, était en réalité
un libéral, un whig, membre de la chambre des Communes à
partir de 1766, qui avait contribué à la lutte contre
la tentative de restauration du pouvoir personnel par le roi George
III. C’est sans doute la guerre catastrophique que l’Angleterre
dut mener contre ses colonies d’Amérique qui sauva
les libertés constitutionnelles anglaises en portant au roi
un coup qui brisa ses prétentions.
Burke avait fait des interventions remarquées contre la taxation
des Américains et en faveur de la conciliation, mais dans
la perspective du maintien des treize colonies dans l’empire
anglais. Malheureusement pour lui, le parti Whig, divisé
en coteries rivales, entamait un déclin qui allait être
durable ; par ailleurs, des écarts de langage et des erreurs
tactiques semblaient voir mis fin aux espoirs que formait Burke
de mener une carrière politique : il était tenu à
l’écart dans son propre parti.
Lorsque arrive la nouvelle de la prise de la Bastille, Fox, whig
célèbre et ami de Burke avec qui ce dernier rompra
par la suite, s’exclame : c’est là le plus grand
événement de l’histoire du monde. On s’attend
à ce que Burke, à son tour, s’enflamme.
Or il se tait.
C’est que, en 1773, il avait fait un voyage à Paris
et avait rencontré les « philosophes », les encyclopédistes,
et il avait été horrifié par le rationalisme
politique et religieux d’hommes qu’il considérait
comme des sophistes athées. « Nous ne sommes pas les
adeptes de Rousseau, ni les disciples de Voltaire », dira-t-il
quinze ans plus tard dans ses Réflexions. « Des athées
ne sont pas nos prédicateurs ni des fous nos législateurs.
»
Le tempérament, la « structure mentale » de Burke
le situe à l’opposé du rationalisme des Français.
Il refuse catégoriquement d’entrer dans les discussions
abstraites. A aucun moment il ne fait référence à
une conception abstraite de la société fondée
sur des droits naturels, sur la raison ou sur une liberté
ou une égalité métaphysiques. Il ne se situe
pas au niveau des principes mais à celui de la pratique.
Sa défense des colons américains était essentiellement
pragmatique. Le Parlement anglais avait certes le droit de taxer
les colons mais cette taxation n’était pas réalisable
car elle risquait de provoquer plus de problèmes qu’elle
n’en résolvait. Par ailleurs, les colons d’Amérique
étant des Anglais, les libertés qu’ils revendiquaient
étaient anglaises et y attenter, c’était risquer
de porter atteinte aux libertés en Angleterre.
Aussi, défenseur des libertés pratiques, a-t-il tôt
fait de discerner, dans les travaux de l’Assemblée
Constituante, l’influence des « sophistes » qu’il
a rencontrés quinze ans auparavant. Mais c’est un événement
insignifiant qui va lui fournir l’occasion d’écrire
son libelle contre-révolutionnaire. Chaque année,
le 4 novembre, la Société de la Révolution
célébrait la révolution anglaise de 1688, c’est-à-dire
le débarquement de Guillaume d’Orange, futur roi d’Angleterre.
Or le 4 novembre 1789, le docteur Price, pasteur et auteur politique
progressiste connu, exprime dans un discours sa satisfaction devant
le nouveau pas fait par la cause de la liberté en France.
Informé, Burke s’enflamme et donne à l’événement
une importance disproportionnée : les Réflexions sur
la Révolution française sont le fruit d’un coup
de sang.
Par son style et sa technique argumentative, le livre tranche radicalement
avec l’Enquête de Godwin. Alors que ce dernier adopte
un plan précis et rigoureux, une argumentation progressive
et didactique, les Réflexions, qui sont à l’origine
une lettre, manquent totalement de composition ; c’est une
improvisation haineuse dans laquelle il n’y a, sur les 356
pages de la première édition, pas un titre, pas un
chapitre, pas un repère. Mais, curieusement, les auteurs
qui insistent sur l’opposition irréductible entre les
deux hommes ne mentionnent pas que l’Enquête de Godwin
présente de nombreuses analogies avec un autre livre de Burke,
dont il est largement inspiré, même si c’est
pour en réfuter les thèses.
Alors que dans l’Enquête Godwin tente de construire,
par la raison, patiemment, morceau par morceau, un système
convaincant de justice politique, Burke condamne, condamne sans
cesse, proteste. Considéré comme un chef d’œuvre
de la littérature politique anglaise, le livre de Burke contient,
pour une première moitié, une interprétation
tellement conservatrice de la révolution de 1688 qu’elle
n’a pratiquement pas été suivie par les auteurs
mêmes qui partageaient son point de vue. La seconde partie
du livre, qu’on peut arbitrairement repérer, est une
longue critique haineuse des institutions de la jeune république
française, un torrent aveugle, partial et unilatéral.
Pourtant, à l’examen, on doit reconnaître qu’il
y a là « quelque chose », et qu’on ne peut
évacuer ce pamphlet contre-révolutionnaire d’un
simple revers de la main. On ne peut s’empêcher de trouver
dans le livre une valeur qui transcende les condamnations viscérales
qui y sont contenues. Burke pose des problèmes que la philosophie
politique aujourd’hui n’a pas fini de développer.
Aussi, anticipant sur un débat inauguré bien plus
tard par Marx et Engels, qui considéraient que le système
de Hegel était réactionnaire mais que sa méthode
était révolutionnaire, on pourrait dire que si le
contenu de la pensée de Burke est franchement réactionnaire,
sa démarche conserve une valeur qu’on ne peut rejeter
a priori.
En effet, on peut difficilement condamner son rejet de la conception
abstraite de la politique, mais c’est alors le procès
du rationalisme qu’il faut faire. Le rationalisme voulait
briser les préjugés contraires à la raison
et à la nature, et échafauder – par l’esprit
– une société raisonnable, essentiellement laïque
d’ailleurs, qui s’engagerait dans la voie d’un
progrès indéfini. C’est là, en somme,
l’esprit du siècle, fondé sur l’évolution
récente des sciences naturelles et physiques, qui constituaient
les bases du scientisme. Les philosophes français s’étaient
tout naturellement posé la question : pourquoi le gouvernement
ne pourrait-il pas devenir une science ? Ce qui différencie
Godwin des philosophes français, c’est qu’il
pousse la rationalisme à ses plus extrêmes limites,
jusqu’à la souveraineté absolue de la conscience,
la négation de toute autorité extérieure.
Il convient de conserver à l’esprit que la critique
du rationalisme politique constitue une des bases de la théorie
anarchiste, en particulier chez Bakounine, qui rejette catégoriquement
toute théorie enseignant que la connaissance ou les Idées
ne peuvent s’atteindre que par le moyen de notre raison, sans
faire appel à notre expérience. Burke et Bakounine
ont la même aversion pour Rousseau, mais le premier critique
dans l’auteur du Contrat social son athéisme révolutionnaire
tandis que le second lui reproche d’être un prophète
de la réaction moderne.
Burke entend défendre les préjugés, l’héritage,
les privilèges, la hiérarchie, au nom de la diversité
inévitable du corps politique, et en opposition à
une unité factice et forcée de celui-ci, alors que
Bakounine condamne la liberté et l’égalité
formelles et les privilèges qui n’autorisent qu’à
une minorité la possibilité de s’épanouir.
Comment ne pas partager le refus de Burke de discuter dans l’abstrait
en dehors des considérations de lieu, de temps ? Comment
lui reprocher de ne pas vouloir juger un fait, une action «
sur le simple aperçu d’un objet dépouillé
de tous ses caractères concrets, dans la nudité et
dans tout l’isolement d’une abstraction métaphysique
» ? Comment ne pas être d’accord lorsqu’il
déclare que les « circonstances, qui ne sont rien pour
quelques personnes, sont pourtant dans la réalité
ce qui donne à ce principe de politique sa couleur distinctive
et son véritable caractère » ?
Il n’y a là, après tout, rien d’autre
qu’une tentative d’approche scientifique de la politique
et de l’activité humaine considérée dans
sa diversité extrême. Le danger est simplement que,
à vouloir conserver le point de vue du relativisme absolu,
on tombe dans l’excès que Bakounine condamnait précisément
chez les Anglais, leur incapacité à tirer des conclusions
générales à partir des faits observés.
Le relativisme de Burke se manifeste en particulier dans sa critique
de la notion des droits de l’homme, qui est pour lui une abstraction.
S’il s’agit de « quelque chose qu’un homme
puisse entreprendre séparément pour son propre avantage
sans empiéter sur l’avantage d’un autre, il a
le droit de le faire », dit Burke, mais dans son esprit l’avantage
d’un homme peut être aussi son privilège, s’il
est légitimé par la coutume, par l’histoire,
par l’habitude. En effet, alors que pour les penseurs français
des Lumières et pour les révolutionnaires de 89 est
naturel ce qui vaut pour tous les hommes, ce qui par essence est
inhérent à la nature humaine en toutes circonstances,
Burke détourne le concept de naturel pour lui donner le sens
de ce qui est conservé par une longue habitude historique,
en quoi il apparaît comme un précurseur de l’école
historique du droit contre laquelle de jeunes hégéliens
de gauche nommés Bakounine, Marx et Engels feront leurs premières
dents au début des années Quarante du siècle
suivant. (Cf. Bakounine, La Réaction en Allemagne, 1842,
éditions Spartacus.)
Pour Burke, en somme, est naturel ce qui est réel : l’ordre
du monde, de la société et surtout le système
politique anglais parce qu’il est non pas le résultat
d’une construction de l’esprit mais celui de l’histoire.
Ce sont au contraire les révolutionnaires français
qui vont contre la nature en voulant le nivellement par une égalité
factice qui ne fait « que changer et qu’intervertir
l’ordre naturel des choses » : dans toute société
il faut bien qu’une classe domine, voilà l’ordre
de la nature. Dans la société de Burke, la liberté
est un privilège, il y en a qui sont plus libres que d’autres.
Rappelons que la démocratie anglaise tant vantée de
l’époque ne repose pas, loin s’en faut, sur le
suffrage universel.
Chez les anarchistes du XIXe siècle, on trouve également
la critique de la liberté et de l’égalité
formelles issues de la Révolution française : en cela
la démarche est commune, mais là encore elle conduit
à des conclusions opposées : chez Burke, à
la défense des préjugés de classe et de la
société inégalitaire ; chez les anarchistes
à la recherche d’une liberté et d’une
égalité qui aient les moyens matériels de se
réaliser.
Le livre de Burke, acclamé par tout ce que l’Europe
comptait alors de despotes, a longtemps été la bible
de la réaction, l’un des points d’appui les plus
efficaces du conservatisme et de la société traditionnelle.
Cette efficacité n’est pas fortuite et il convient
de comprendre qu’elle tient à ce que les Réflexions
sur la Révolution française contiennent malgré
les préjugés les plus outrés qui y sont développés,
une démarche qui reste valide. Le génie de Burke est
d’avoir construit un système voué à la
défense des privilèges, des préjugés,
de l’autorité, sur une méthode inattaquable.
* * * * *
Les intérêts anglais n’étaient, au début,
pas directement menacés par la révolution en France,
d’autant que le chaos qui semblait s’installer chez
l’ennemi héréditaire, qui avait soutenu les
colonies américaines, anéantissait le rival comme
puissance politique sur le continent.
Le livre de Burke, qui eut un succès considérable
dans les couches supérieures de la société
anglaise, a grandement contribué à la mobilisation
contre la jeune république française. Cette mobilisation
de la contre-révolution en Angleterre et en Europe s’est
accélérée lorsque la contagion des idées
révolutionnaires devint une véritable menace. La guerre
était devenue inévitable et la conquête de la
Belgique par les armées de la République, la dénonciation
des accords commerciaux qui liaient ce pays mit la France dans une
position de conflit direct avec les intérêts anglais.
L’Angleterre rejoignit la première coalition au début
de 1793 et dès lors prit la part la plus déterminante
dans la guerre contre-révolutionnaire.
Pourtant cette guerre n’a pu se faire qu’après
la liquidation de l’image de la révolution dans l’opinion
publique anglaise, et, surtout, après l’écrasement
de l’opposition radicale et républicaine qui s’était
levée en sympathie avec les événements en France.
Une répression féroce s’abattit sur elle. Les
maisons des radicaux et des dissidents furent pillées et
brûlées, à Birmingham et ailleurs, par des foules
manipulées par les conservateurs et avec la complicité
des magistrats. Parmi eux le grand savant Priestley. Le parti libéral
– Whig – se retrouva éclaté en une majorité
rejoignant la contre-révolution et une petite minorité,
avec Fox, s’obstinant à exiger des réformes.
C’est à cette époque que se constitua la première
organisation politique de la classe ouvrière, la Corresponding
Society, dont le programme officiel était le suffrage universel
et la tenue de parlements annuels. Malheureusement le mouvement
restait faible parce que confiné à Londres et à
quelques grandes villes dont les artisans et les ouvriers qualifiés
constituaient l’essentiel des effectifs. La Corresponding
Society gagna peu d’adhérents dans les villes industrielles
du Nord, où les ouvriers étaient constitués
pour beaucoup de paysans déracinés et d’anciens
domestiques, dont les manifestations de protestation éclataient
en actes de violence sporadique et de destruction qui pouvaient
facilement être dirigés contre les radicaux.
L’agitation sociale prit une telle ampleur que Pitt suspendit
l’Habeas Corpus – qui depuis 1679 protégeait
contre les arrestations arbitraires – pendant huit ans et
promulgua des lois qui interdisaient la tenue de réunions
publiques. Le livre de Tom Paine, Les Droits de l’homme, fut
interdit et son auteur dut s’exiler en France. La Corresponding
Society fut déclarée illégale ainsi que d’autres
organisations radicales, et leurs membres passés en jugement.
L’expression ouverte d’opinions radicales était
devenue impossible. Des grèves éclataient fréquemment,
ainsi que des émeutes de la faim, qui maintenaient le gouvernement
dans un état de terreur devant la perspective de contagion.
Le pays entier fut quadrillé par un réseau de casernes,
alors qu’auparavant les soldats étaient logés
chez l’habitant ou dans les auberges : il fallait empêcher
tout contact entre les soldats et la population. Les zones industrielles
furent considérées littéralement comme un pays
conquis, contrôlé par une armée d’occupation.
Une nouvelle unité militaire fut constituée, la Yeomanry,
composée de membres des classes moyennes et supérieures,
destinée à réprimer le « jacobinisme
» ; ce qu’ils firent avec un enthousiasme et une brutalité
extrêmes.
Les succès des armées françaises alimentèrent
la furie antijacobine et antipopulaire du gouvernement et de la
classe dominante. L’Angleterre fut, jusqu’à la
défaite de Napoléon en 1814, le cœur de la réaction,
le fer de lance de la guerre contre la France. La source de sa puissance
était fondée sur une industrie et un commerce en expansion
et une assise financière considérable. Mais, derrière
cette puissance capitaliste triomphante, les travailleurs payaient
la moitié de leur salaire en taxes diverses.
La lutte de la classe dominante britannique et de l’Etat contre
la Révolution en France est inséparable de la lutte
contre la classe ouvrière britannique elle-même.
* * * * *
William Godwin est généralement plus connu comme le
maître à penser et le beau-père du grand poète
Shelley, comme le père de Mary Shelley, qui a créé
le personnage de Frankenstein, ou comme le mari de Mary Wolfstonecraft,
une des toutes premières militantes féministes. Pourtant
dans les années qui ont suivi la Révolution française
sa renommée était considérable comme penseur
politique du radicalisme anglais, après la publication en
1793 de son livre, Enquête sur la justice politique. Sa «
disparition » de la scène doit être mise en regard
de l’extraordinaire campagne de propagande en faveur du livre
de Burke et des idées contre-révolutionnaires organisée
par la classe dominante ; elle est le résultat d’une
conspiration du silence consciemment et parfaitement orchestrée.
Le système de pensée de Godwin ne peut être
compris que si l’on comprend l’objectif de son livre.
Or l’intention de l’auteur n’était pas,
contrairement à ce qui a été dit, de répondre
aux Réflexions de Burke ni de défendre la Révolution
française, et encore moins d’établir un plan
détaillé de réforme politique. Godwin lui-même
avait déclaré son intention de rectifier les imperfections
et les erreurs de Montesquieu. L’Esprit des Lois, en effet,
attribuait à tort au climat les différences dans le
mode de gouvernement et considérait comme acquise l’excellence
du modèle anglais. Chaque nation, selon ce raisonnement,
aurait une constitution qui lui serait propre et qu’il ne
serait pas sage de vouloir modifier.
Feignant de reprendre à son compte le langage des partisans
de cette théorie, Godwin déclare : « Je considère
avec horreur le plan donquichottesque qui réduirait la grandeur
irrégulière des nations au niveau froid et impratique
de l’exactitude métaphysique » (P.J. III, vii).
Dans une note, Godwin précise que « ces arguments ont
une certaine ressemblance avec ceux de M. Burke ». A quoi
il répond qu’il faut distinguer la majesté de
la vérité de la difformité de l’erreur.
Or le vrai est en réalité unique et uniforme. Il y
a donc dans la nature des choses une forme meilleure de gouvernement
que toute intelligence est capable de reconnaître. Godwin
avance l’argument rationaliste selon lequel une institution,
pour être bonne, « doit avoir une relation constante
aux règles de l’immuable justice » et que ces
règles, « uniformes dans leur nature, sont également
applicables à la race humaine tout entière »
(P.J. II, i). La vérité ne peut être variable
au point de changer de nature en traversant un bras de mer, un ruisseau
ou une ligne imaginaire. Les points de ressemblance entre les hommes
sont infiniment plus grands que ceux par quoi ils diffèrent.
Nous avons les mêmes sens, les mêmes causes nous rendent
heureux ou malheureux. Ce qui nous distingue principalement, ce
sont nos opinions sur tel sujet, mais c’est là une
simple question de préjugé, qui peut être réduite
par la connaissance de la vérité, par l’éducation,
par la publicité de la vérité, ce qui exclut
le recours à tout organisme gouvernemental (1). Le meilleur
moyen, dit Godwin, est la discussion, « de façon que
les erreurs des uns puissent être détectées
par la perspicacité et l’examen sans indulgence de
ses voisins » (P.J. III, vii) (2).
Lorsque la Révolution française éclata, Godwin
n’espérait pas que la France adopterait une constitution
sur le modèle anglais. Il n’avait pas pour cette constitution
un respect particulier, il espérait au contraire que les
Français établiraient un système meilleur.
Il pose la question : est-il justifiable qu’un homme soit
l’ennemi de la constitution de son pays ? (P.J. IV, ii.) Je
n’ai pas, dit-il, à « soutenir un système
que je soupçonne d’être chargé de conséquences
malignes », en quoi il ne fait preuve d’aucun anticonformisme,
puisqu’il applique simplement le principe qui sert de justification
idéologique à la société anglaise issue
de la révolution de 1688, et développé par
son grand théoricien, Locke : à savoir, le droit à
la révolte.
Quant à me demander de soutenir la constitution anglaise
parce qu’elle est anglaise, cet argument ne tient pas, dit
Godwin, qui réclame pour l’individu le droit absolu
d’examiner le problème et de juger par lui-même.
Au conservatisme politique, il objecte que l’homme ne serait
jamais parvenu à ses acquis présents s’il s’était
toujours contenté de l’état de la société
dans laquelle il était né.
Godwin se distingue fondamentalement des précurseurs intellectuels
de la Révolution française – Helvétius,
Rousseau, Mably, d’Holbach – en ce que ceux-ci affirmaient
que le gouvernement détient le pouvoir de faire le bien.
Ils étaient en quelque sorte partisans d’une forme
de manichéisme politique : de mauvaises lois contribuent
puissamment au mal, tandis que de bonnes lois contribuent puissamment
au bien. Godwin pense que le gouvernement est de façon inhérente
conduit à faire le mal, et ne place en aucun cas sa confiance
dans un législateur sage. Son scepticisme concernant les
lois et les institutions politiques est le résultat de l’examen
des maux de la société politique ; il est fondé
sur le constat, qui revient à tout moment dans Political
Justice, que les institutions politiques résistent au changement
et tendent à se constituer en causes permanentes du mal.
La pensée de Godwin se situe à l’opposé
de celle des auteurs français pour qui le gouvernement devrait
encourager la vertu en la récompensant, et devrait éduquer
le peuple à reconnaître le bien. Le seul bien que puisse
faire un gouvernement est d’éviter de se mêler
de la propagation du savoir et de la vertu. Le problème en
somme est de déterminer comment et jusqu’à quel
point on peut se passer de gouvernement.
Il faut cependant distinguer les tendances anti-gouvernementales
du libéralisme de celles dont Godwin se fait le précurseur.
Très schématiquement, la sphère du gouvernement,
pour les libéraux, est limitée à sa plus petite
part afin de garantir à l’expansion du capital un champ
d’action maximal. L’Etat n’est censé intervenir
que dans les cas limites pour protéger les biens, pour garantir
au commerce, à l’industrie, des conditions optimales.
Le point de vue de Godwin est tout autre en ce qu’il présuppose
l’élimination de la propriété privée.
Mais c’est aussi par sa démarche que Godwin se place
parmi les authentiques précurseurs de l’anarchisme.
En effet, il est amené à rechercher jusqu’à
quel point les maux produits par le gouvernement lui sont inhérents.
Son approche le conduit à s’interroger sur l’origine
du gouvernement, sur la nature de ses différentes formes,
afin de découvrir par un travail critique si effectivement
la société peut vivre sans Etat. Ce n’est pas
un travail d’utopiste, c’est une véritable enquête
qui, faute d’être encore véritablement scientifique,
se veut en tout cas démonstrative.
Brisant avec la tradition philosophique platonicienne, et en opposition
radicale avec Burke, Godwin affirme les bases de son système
en distinguant entre la société et le gouvernement,
anticipant largement sur Saint-Simon. Son souci est de déterminer
dans quelle mesure la société peut vivre sans formes
institutionnelles de gouvernement et, en considérant la situation
actuelle dont on ne peut évidemment pas faire abstraction,
quelle est, aujourd’hui, la façon la plus efficace
d’organiser la force collective dans un cadre où les
fonctions gouvernementales seraient le plus restreintes possible.
* * * * *
Curieusement, la critique du despotisme et du régime aristocratique
contenue dans Political Justice doit beaucoup à Burke. Il
convient à ce sujet de rectifier l’erreur consistant
à opposer systématiquement et point par point les
deux hommes. La critique du despotisme faite par Burke n’est
pas moins sincère que celle de Godwin, même si leur
diagnostic des maux de la société n’est pas
le même. Le livre de Godwin présente bien des points
communs, non pas avec les Réflexions sur la Révolution
française, mais avec un autre livre de Burke, Vindication
of Natural Society, fait qui d’ailleurs a été
noté dès la publication du livre de Godwin. Vindication,
écrit en 1756, est la première œuvre politique
importante de Burke. C’est une sorte de canular, un pastiche
poussé à l’extrême des idées rationalistes
auxquelles il était opposé. Le pastiche fut si réussi
que beaucoup de lecteurs s’y laissèrent prendre et,
dans une préface à la deuxième édition,
Burke fut obligé d’expliquer ses intentions réelles.
Contrairement à ce que suggère Philippe Raynaud (Cf.
bibliographie), Godwin ne se laissa pas abuser. F.E.L. Priestley
fait remarquer que non seulement le plan général de
Vindication..., mais de nombreux détails, se retrouvent dans
Political Justice. « Comme Godwin, Burke procède, à
partir d’un tableau général de l’histoire
des institutions politiques, à l’examen successif de
chacune des formes de gouvernement. Ce qu’il a à dire
du despotisme et de l’aristocratie est, pour l’essentiel,
ce que Godwin a à en dire. Mais l’objection de Godwin
selon laquelle la monarchie et l’aristocratie reposent sur
l’affirmation mensongère de l’inégalité
naturelle, ne se retrouve pas chez Burke, elle procède de
la haine qu’éprouve Godwin pour l’imposture,
de son amour pour la sincérité, et de son égalitarisme
moral. » (P.J. Introduction, III, p. 39.)
Priestley indique que Godwin suit Burke jusqu’à un
certain point, et qu’ensuite il le réfute. Le propos
de Burke dans Vindication, dit encore Priestley, est de recenser
les trois types possibles de gouvernement – monarchie, aristocratie,
démocratie -, de montrer qu’ils sont tous également
mauvais, et de conclure que nous devrions « nous établir
dans la liberté parfaite » (vindicate ourselves into
perfect liberty), c’est-à-dire dans l’anarchie
(pris dans son sens négatif). Si on s’en tient platement
à la thèse de Burke, ce serait lui et non Godwin le
précurseur de l’anarchisme, car ce dernier ne va jamais
aussi loin dans ses déclarations. Bien des auteurs, y compris
anarchistes, se laisseront abuser par le canular de Burke (3)
Ce que Godwin appelle anarchie, une situation de liberté
parfaite dans laquelle chacun serait libre de faire ce qu’il
veut, est à l’opposé de ses conceptions politiques
fondées essentiellement sur les devoirs de l’individu
envers la société. L’anarchie « vulgaire
» que dénonce Godwin ne doit pas être confondue
avec l’anarchisme comme théorie politique préconisant
une société fonctionnant sans institutions gouvernementales.
Cette insistance sur le devoir plutôt que sur le droit est
d’ailleurs un point que Godwin a en commun avec Burke, encore
que pour le premier il s’agit d’un devoir librement
accepté par la raison, non d’un devoir fondé
sur la coutume.
Selon Godwin, la forme finale d’une société
dans laquelle serait réalisée l’autorégulation
dans l’intérêt du bien commun rendrait les institutions
politiques superflues, mais avant que cette forme finale ne soit
possible une longue période de formation et d’éducation
est nécessaire. « Le problème auquel il s’attèle,
dit Priestley, est de déterminer laquelle des formes existantes
ou possibles d’institutions politiques permettront d’aider
le processus d’éducation et de préparation.
» (P.J. Introduction, III, p. 40.)
Godwin reprend une par une toutes les critiques formulées
dans Vindication contre la démocratie et il les réfute
quant au fond en montrant qu’elles partent de l’homme
tel que la monarchie ou l’aristocratie l’ont fait, non
tel qu’il pourrait devenir. Burke veut rabaisser la démocratie
au niveau des autres formes de gouvernement. Si une telle chose
était faisable, affirme Godwin – un peu prophétiquement,
peut-on dire deux siècles plus tard – les « perspectives
du bonheur futur de l’humanité seraient en effet déplorables
» (P.J. V, xiv). La démocratie est la seule forme de
gouvernement qui n’est pas opposée de façon
inhérente à l’amélioration rationnelle
de l’homme ; pourtant Godwin n’adhère pas avec
un enthousiasme particulier aux formes existantes de gouvernement
démocratique, qu’il ne considère pas comme «
la forme la plus haute de perfectionnement dont l’ordre social
est capable ».
Ainsi se place-t-il délibérément à l’écart
de toutes les tendances dominantes de son temps, pour lesquelles
l’équilibre des pouvoirs dans le système démocratique
constitue un modèle indépassable, et dont la constitution
américaine, tant vantée par Burke, est un exemple.
Or, ce système, aux yeux de Godwin, repose sur le même
principe de l’utilité de l’imposture et de la
supercherie que Burke, aussi bien d’ailleurs que Rousseau,
l’ennemi intime de Burke, avaient défendu. Cette remarque
suggère que s’il existe des dénominateurs communs
entre deux auteurs aussi radicalement différents que Godwin
et Burke, il en existe aussi entre deux penseurs aussi opposés
que Burke et Rousseau, et qu’une étude approfondie
de la pensée politique révolutionnaire et pré-révolutionnaire
exigerait, tout autant que l’examen des oppositions, celle
des concordances.
Ainsi, le législateur de Rousseau, qui, ne pouvant en appeler
ni à la raison ni à la force, doit « contraindre
sans violence et persuader sans convaincre », ou celui de
Burke qui a recours aux « duperies salutaires » (salutary
delusions), fondent tous deux leur gouvernement sur la tromperie
(deceit). Un chapitre entier est consacré par Godwin à
la dénonciation de l’immoralité foncière
de cette doctrine qui implique que la masse ne pourra jamais être
guidée par la raison et qu’elle doit être maintenue
dans un état de docilité par la tromperie. (Cf V,
xv.)
L’autre objection de Godwin au système démocratique
est que par sa tendance à encourager le compromis, il est
un obstacle à tout changement radical, ce qui, évidemment,
constitue aux yeux de Burke son avantage principal.
Mais le cœur de la critique godwinienne de la démocratie
est sans doute constitué par ses réflexions sur la
question même de la représentation. Si le système
démocratique présente des avantages (Cf. III, iv)
et évite bien des défauts des systèmes monarchiques
et aristocratiques, il est aussi sur deux points une atteinte à
la liberté de jugement : le fait de choisir un représentant
est une délégation de son propre jugement, et la décision
prise par une majorité est une coercition contre la minorité.
Deux problèmes importants et toujours actuels du régime
représentatif sont posés là : la nature de
la représentation et le statut des minorités. Néanmoins,
dans la mesure où un gouvernement est inévitable,
certaines formes de représentation offrent moins de désavantages
que d’autres, et autant vaut que les individus aient une voix
dans le choix de ceux qui exercent le pouvoir sur eux. Il reste
que le républicanisme « n’est pas un remède
qui frappe le mal à sa racine. L’injustice, l’oppression
et la misère peuvent trouver refuge dans ces sièges
apparemment heureux » (P.J., VIII, vi). Ce problème
ne peut être résolu par des moyens politiques, car
les solutions politiques consistent en général à
créer de nouveaux problèmes en accroissant la complexité
des mécanismes en jeu. Alors, la justification initiale de
la démocratie, qui était de reconnaître l’importance
de l’individu, se perd peu à peu. La négation
de cette valeur par un système représentatif qui impose
la tyrannie de la majorité ou la subordination à la
bureaucratie d’Etat, lui fait perdre toute légitimité.
La solution du problème de l’organisation sociale ne
saurait être trouvée dans la complexité accrue
des institutions, mais dans l’éducation, dans le développement
de la connaissance. Godwin répète constamment que
le mal, le vice, sont le résultat d’une connaissance
erronée susceptible d’être rectifiée par
la raison. De ce principe découle également le mode
de passage, la transition à une société meilleure.
Il est impossible, répète Godwin, de passer brutalement
à une forme de société pour laquelle l’homme
n’est pas prêt. (Cf. P.J. IV,i-iv ; III, viii.) Le gradualisme
du changement politique et social est le corollaire du gradualisme
et de la progressivité de l’acquisition de la connaissance.
Aussi la forme particulière de l’organisation future
revêt-elle une importance secondaire : Godwin y consacre trois
pages sur les quelque mille de son ouvrage. Il ne saurait donc être
question d’y trouver un plan tout prêt de la société
sans gouvernement. Political Justice est un ouvrage de philosophie
politique qui invite à réfléchir sur le pouvoir,
sur le gouvernement, sur la société et sur l’homme.
Ce n’est pas un livre de recettes.
* * * * *
Il est difficile d’imaginer deux personnages aussi dissemblables
que Burke et Godwin. Un test infaillible permet d’évaluer
la distance qui sépare deux hommes, et qui s’applique
particulièrement dans ce cas : il consiste à examiner
leurs positions respectives sur la femme. Burke disait qu’
« une femme n’est qu’un animal et encore n’est-il
pas du premier ordre » (« …a woman is but an animal
; and an animal not of the highest order », Reflections on
the Revolution in France).
Godwin quant à lui vécut avec Mary Wolfstonecraft,
une active et célèbre militante féministe,
et le couple connut, jusqu’à la mort prématurée
de Mary, des années de bonheur. On pourrait d’ailleurs
continuer le test en comparant Godwin et Rousseau, mais sur la question
des enfants, cette fois. Godwin, bien que dans une situation pécuniaire
désespérée, éleva, après la mort
de celle-ci, l’enfant de Mary Wolfstonecraft, les enfants
qu’il eut avec elle, l’enfant qu’il eut avec sa
seconde femme, et accueillit un petit-cousin de dix ans qui était
devenu orphelin. Rousseau, le grand théoricien de la pédagogie,
auquel Godwin s’est férocement opposé, abandonna
ses sept enfants à l’assistance publique. On peut certes
relativiser l’exigence de l’unité de la théorie
et de la pratique. Mais il y a des limites...
La célébration du Bicentenaire a fourni à tout
un chacun l’occasion de publier ou de rééditer
un ouvrage lié à cet événement. Il est
symptomatique de l’esprit du temps que les Réflexions
de Burke aient été rééditée pour
l’occasion – ce dont nous ne pouvons d’ailleurs
que nous féliciter – alors que Godwin est maintenu
dans l’oubli méthodiquement orchestré qui s’était
abattu sur lui peu après la publication de son livre. Les
auteurs mentionnent volontiers l’énorme succès
de librairie constitué par les Réflexions de Burke
à leur publication. Le succès de Political Justice
ne fut pas moindre, même si son lectorat fut différent.
Le prix de l’ouvrage étant à l’époque
considérable pour les bourses modestes, les gens du peuple
constituaient des clubs pour acheter le livre en commun.
La conspiration du silence qui s’abattit sur Godwin fut d’une
efficacité formidable, et qui en dit suffisamment sur le
modèle « démocratique » chanté
par Burke et sur lequel l’auteur de Political Justice avait
émis tant de réserves. Un torrent de pamphlets et
de romans parut, dirigés contre Godwin après la publication
de son livre. Les attaques s’accrurent en 1798 dans des revues,
l’Anti-Jacobin et l’Anti-Jacobin Review, qui s’en
prenaient à des aspects partiels du système godwinien
en les déformant, tant et si bien que Godwin apparut désormais
de façon systématique aux yeux de l’opinion
publique comme en philosophe ridicule. Dix ans après avoir
publié le livre qui lui valut une renommée mondiale,
aucun éditeur ne voulait plus publier les écrits de
Godwin : pour vivre il devait éditer à ses frais de
petits contes pour enfants, en les signant d’un pseudonyme
pour ne pas effrayer les clients. Ceux qui lui faisaient la chasse
étaient souvent les révolutionnaires de la veille,
qui auparavant l’avaient accusé de ne pas soutenir
la révolution et qui aujourd’hui le chargeaient des
erreurs qu’ils avaient eux-mêmes cautionnées,
et que Godwin avait condamnées le premier. Il écrivit
en cette circonstance des lignes émouvantes pour répondre
à ses calomniateurs :
« Je suis tombé – si c’est là
tomber – dans la même fosse que la cause et l’amour
de la liberté ; et en ce sens, je me sens plus honoré
et plus illustre perdant la faveur publique, que je ne l’ai
jamais été dans la pleine marée de mon triomphe...
Je n’ai jamais été aussi loin, dans ma faveur
pour les principes pratiqués par la Révolution française,
que la plupart de ceux avec qui j’avais coutume de converser
; à tout bout de champ, on me déclarait ennemi de
toutes les révolutions. Bien des personnes me censuraient
pour mon modérantisme et je faisais bon visage aux reproches.
Aujourd’hui, ces mêmes censeurs passent de l’autre
côté. Qu’ils m’excusent, je ne les ai pas
suivis hier ; je ne les suivrai pas à présent. »
(Cité par José Garia Pradas in William Godwin, éditions
Pensée et Action, Paris Bruxelles, 1953.)
La question de savoir aujourd’hui si Godwin est un théoricien
anarchiste n’a pas de sens, si par là il s’agit
de « récupérer » un auteur qui aurait
pu dire des choses « sympathiques ». A lire Political
Justice, on a l’impression que le cadre dans lequel se situe
l’auteur est a-temporel. A aucun moment ne sont évoquées
les fantastiques luttes sociales qui se déroulaient à
l’époque. A aucun moment ne sont évoqués
les moyens d’action collectifs nécessaires pour transformer
la société d’oppression. A aucun moment on n’a
conscience qu’en même temps qu’écrit l’auteur,
se met en place la révolution industrielle. La problématique
de Godwin n’est pas économique, ni militante, ni activiste.
Son domaine est éthique. S’il est contre la propriété,
contre l’Etat, c’est le résultat d’une
réflexion sur les fondements philosophiques de ces institutions,
qu’il entend selon ses propres termes examiner dans leurs
« principes les plus généraux ». Tout
en admirant le flux étonnant de la rationalité des
arguments avancés par Godwin, on pourrait lui reprocher cette
rationalité même, qui nie le contingent et ce que l’homme
peut précisément avoir de non réductible à
la rationalité. Il reste que Political Justice est un ouvrage
fondamental de philosophie politique qui mériterait d’avoir
sa place parmi les grandes oeuvres politiques qui encore aujourd’hui
sont commentées. La critique qu’il développe
conjointement de la propriété et de l’Etat suffirait
sans doute à expliquer l’absence de son livre dans
le flot éditorial de la célébration (4) (5).
Notes
(1) Il y a, sur bien des points, d’étonnantes convergences
entre Godwin et le jeune Fichte. A. Philonenko écrit au sujet
de ce dernier : « Luttant contre la puissance de la tradition
et de l’histoire, le philosophe doit saisir les préjugés,
les élever au niveau du jugement clair et conscient et les
ayant ainsi déjà privés de leur force occulte,
les détruire complètement en discernant les erreurs
qu’ils enveloppent. Dans cette réflexion, on peut être
assuré que les idées vraies ne perdront rien. »
(Théorie et Praxis dans la pensée morale et politique
de Kant et de Fichte en 1793, Vrin, p. 89.)
(2) Fichte, à la même époque, s’opposait
également au point de vue de Montesquieu : les différences,
dit-il, que les siècles, le climat, les activités
qui y répondent sont susceptibles de produire, sont, en vérité,
bien minimes comparées à la somme des ressemblances,
et de par le progrès de la culture elles doivent s’évanouir
de plus en plus entre les mains des sages constitutions... »
(Cité par Philonenko, op. cit. p. 104.)
(3) Rudolf Rocker, qui par ailleurs fait un lapsus sur le titre
du livre de Godwin en l’appelant Social Justice, tombe dans
le piège lorsqu’il affirme que Vindication «
est à juste titre considéré comme l’une
des premières contributions écrites de l’anarchisme
moderne ; son auteur anticipa sur bien des conclusions de Godwin...
» (Nationalism and Culture, p. 147). Il n’est tout de
même pas très gratifiant d’attribuer à
un canular la naissance de l’« anarchisme moderne »,
naissance par surcroît due au champion toutes catégories
de la contre-révolution... !
(4) Il est symptomatique que l’ouvrage de Morton, A People’s
History of England, auquel je me suis référé
pour le contexte social de l’Angleterre aussi bien que pour
la réaction conservatrice menée par Burke contre la
Révolution française, ne fasse pas mention une seule
fois de William Godwin.
(5) On pourrait mentionner également un autre grand oublié
de la Célébration : le jeune Fichte. Je dis le jeune
Fichte parce qu’après il a mal tourné. Contemporain
de la Révolution française il développe alors
des idées étonnamment proches de celles de Godwin.
Il réfute catégoriquement toute valeur formatrice
pour l’homme de l’oppression politique : « Vous
aviez pour but, dit-il aux tenants de l’ancien régime,
d’anéantir dans l’humanité toute liberté
de la volonté, à l’exception de la vôtre
; nous avons combattu contre vous pour cette liberté, et
si nous avons été les plus forts dans cette lutte,
nous ne vous devons certainement rien pour cela. » (Beitrage
121). La philosophie des Lumières avait établi que
l’imperfection de l’homme rendait indispensable un arbitre
entre la volonté générale et la volonté
individuelle, c’est-à-dire un Etat autoritaire. Fichte
nie ce raisonnement. Il rejette la thèse de la méchanceté
originelle de l’homme et celle de l’état de nature
; il affirme que la nature est neutre, que l’homme n’est
ni méchant ni bon. L’histoire n’est que le processus
d’acquisition progressive de la liberté, et la fin
de l’histoire aboutit à la suppression de l’Etat
: « Si les moyens convenables avaient été réellement
choisis, l’humanité se rapprocherait peu à peu
de son grand but ; chacun de ses membres deviendrait de plus en
plus libre et les moyens dont les buts seraient atteints n’auraient
plus d’usage. Dans le mécanisme d’une telle constitution
politique, chaque rouage s’arrêterait et serait supprimé
à son tour, puisque celui qu’il mettait directement
en mouvement commencerait à se mouvoir par sa propre force.
Si le but final pouvait jamais être parfaitement atteint,
il n’y aurait plus besoin de constitution politique. »
(Beitrage, 125.) En d’autres termes, le jeune Fichte considère
que l’Etat comme structure politique n’a aucune nécessité.
Ces positions, issues des réflexions du philosophe allemand
sur la Révolution française, influenceront considérablement
Bakounine. Là encore, il n’y a pas à s’étonner
que les développements de Fichte sur la Révolution
française soient passés aux oubliettes de la Célébration.
BIBLIOGRAPHIE
William GODWIN :
• Enquiry Concerning Political Justice. (1793.) Facsimile
de la 3e édition, sous la direction et avec une introduction
de F.E.L. Priestley, trois volumes, University of Toronto.(1969.)
(Il en existe un exemplaire original à la bibliothèque
du Muséum d’histoire naturelle [sic].)
• The Enquirer (1797), Augustus M. Kelley Publisher, New York,
1965.
Edmund BURKE :
• Reflections on the French Revolution, edited by H.P. Adams,
Cambridge University Totorial Press, Ltd.
• Réflexions sur la Révolution de France, Hachette
Pluriel, préface de Philippe Raynaud, 1989.
A.L. MORTON, A People’s History of England, Lawrence &
Wishart, 1984.
La Glorieuse Révolution d’Angleterre, (1688), Présentation
de Bernard Cottret, Gallimard-Julliard.
Rudolf ROCKER, Nationalism and Culture, Michael E. Coughlin Publisher,
St. Paul, Minnesota.
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