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1789 : RÉVOLUTION ET CONTRE-RÉVOLUTION EN ANGLETERRE
GODWIN ET BURKE
René BERTHIER

Origine : échanges mails avec l'auteur


L’étude suivante sur William Godwin, qui fut un incontestable précurseur de l’anarchisme, fut publiée en 1990 dans l’ouvrage collectif Les anarchistes et la Révolution française, éditions du Monde libertaire.

En 1763, la guerre de Sept Ans, une guerre de conquête coloniale qui avait gagné l’Angleterre d’immenses territoires, dont le Canada, avait saigné à blanc l’économie du pays. La dette nationale était colossale, et les impôts étaient si écrasants que les financiers estimaient que le seuil maximum en était atteint. Le poids de ces impôts pesait comme d’habitude sur la population modeste et touchait les produits de consommation courante. Par ailleurs, le gouvernement entendait faire partager le poids des impôts aux colonies, en particulier aux colons américains, sous le prétexte que la guerre qui venait de se terminer avait été faite à leur profit. Les colons répliquèrent : pas de taxation sans représentation. Alors commença une spirale qui allait aboutir à la guerre d’indépendance d’Amérique, qui se termina en 1787. La Révolution américaine, on le verra, peut être considérée comme l’acte de naissance du radicalisme anglais, dont William Godwin est un des représentants les plus importants.

La naissance du radicalisme anglais, qui précède la Révolution française, coïncide également avec la naissance du mouvement ouvrier outre-Manche. Une importante minorité de la population anglaise était favorable à l’indépendance des colonies d’Amérique. Mais parce que la révolution américaine était aussi une guerre d’indépendance nationale, soutenir les colons équivalait à s’exposer au reproche d’être un traître anti-Anglais.
Pendant cette guerre, un important mouvement populaire s’était développé contre les privations qu’elle imposait à la population. L’année 1768 fut marquée par des manifestations et des grèves sans précédent. Le 10 mai les soldats tirèrent dans une grande foule de manifestants, tuant six personnes. Une vague de grèves déferla sur Londres, touchant les tisserands, les marins de la marine marchande, les bateliers, les tailleurs, les transporteurs de charbon etc.
Les hautes sphères du pouvoir avaient atteint à l’époque un degré de corruption rarement égalé. Le roi George III, issu de la lignée des princes d’Orange, fut installé sur le trône après la « Glorieuse révolution », celle de 1688, dont Marx disait qu’elle avait amené au pouvoir, avec Guillaume d’Orange, les propriétaires terriens et les appropriateurs capitalistes de la plus-value, inaugurant une ère nouvelle en pratiquant à une échelle colossale le vol des terres de l’Etat, qui furent données ou vendues à bas prix ou simplement annexées par saisie. Marx ajoute que cette nouvelle aristocratie terrienne devint l’alliée naturelle de la nouvelle bancocratie, de la haute finance et des grands manufacturiers qui alors dépendaient des tarifs protecteurs.

Contrairement à ses prédécesseurs, George III, moins intéressé par les affaires allemandes que par les affaires anglaises, ne cherchait pas tant à se libérer du contrôle du Parlement qu’à faire de la Couronne une force politique indépendante, intervenant directement dans les embrouilles électorales. Le roi conservait le droit de nommer ses ministres, et ayant choisi des hommes suffisamment à sa botte, il fut en mesure de mettre à son service toute la machine officielle de corruption.
Le parti conservateur rassemblait autour de lui les notables de la campagne, de larges fractions des couches supérieures des villes, les banquiers, et les fournisseurs des armées, tous ceux qui tiraient d’énormes profits de leur dépendance envers le gouvernement, surtout en temps de guerre.
La corruption avait atteint une telle ampleur qu’aucune réforme ne semblait pouvoir la réduire. On comprend donc que la victoire de la révolution américaine fut un coup terrible pour l’oligarchie au pouvoir, et l’indépendance des colonies d’Amérique fut suivie par une forte réaction contre la corruption dominante. L’effet immédiat de cette réaction fut de porter au pouvoir les Whigs. Ils tentèrent de freiner les activités politiques de la couronne et de limiter la corruption parlementaire. Mais, divisés en fractions qui chacune complotait avec le roi et son entourage, leur action fut de courte durée.

La Révolution française, surgissant dans ce contexte, allait profondément modifier le climat politique anglais, en brisant toute possibilité de réformer le système. En effet, elle contribua à souder derrière le gouvernement et la Couronne de larges fractions de la population : les critiques du régime se convertirent en défenseurs de la constitution britannique, présentée comme le nec plus ultra de la démocratie. La classe dominante fut d’abord frappée d’une peur panique, et réagit en développant une campagne idéologique d’une ampleur et d’une efficacité extraordinaires contre la Révolution française, dont les thèmes risquaient d’unifier les couches populaires contre le régime. Edmund Burke allait jouer un rôle déterminant dans cette campagne.


* * * * *

Aux yeux des Anglais, la Révolution française tout d’abord liquidait la France comme puissance européenne. Ce n’est que peu à peu que l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie se rendirent compte qu’une nouvelle puissance surgissait du chaos, contre laquelle les moyens habituels de défense étaient inopérants. C’est alors l’Angleterre qui, la première, comprit le danger. Une France renaissant de ses cendres pouvait à terme constituer une menace pour le commerce et l’industrie britanniques. Mais surtout, dans un pays qui avait fait sa révolution bourgeoise un siècle plus tôt, et qui avait connu des années d’agitation sociale importante, le thème de la lutte contre les privilèges, lancé par les révolutionnaires français, pouvait avoir des résonances inattendues. Les privilèges, en Angleterre, étaient surtout des privilèges bourgeois.

On comprend, dès lors, que la Révolution française ne suscita pas l’enthousiasme de la « classe politique » dans un pays qui avait pourtant une nette avance en matière d’exécution de rois, puisque Charles II avait été décapité en 1649.

Edmund Burke écrivit un livre qui eut un succès considérable, les Réflexions sur la Révolution française, une des plus formidables critiques contre le sans-culottisme. Quelques Anglais pourtant réagirent. Tom Paine écrivit une réponse, les Droits de l’Homme, dont le succès fut également considérable. Godwin, qui soutenait la Révolution française tout en gardant ses distances avec le jacobinisme, pensait cependant que l’argumentation de Paine restait superficielle, n’approfondissait pas la question des relations politiques dans la société. Burke, l’adversaire de la révolution, et Paine, son défenseur, n’allaient pas au fond des choses, ils restaient au niveau de l’actualité politique de surface. Au lieu de répliquer sur le terrain choisi par Burke, en acceptant les cadres et les critères choisis par lui, il fallait attaquer, en détruisant les positions de la réaction par la critique des fondements philosophiques et politiques de la société de privilèges, les valeurs profondes sur lesquelles elle repose. C’est L’Enquête sur la justice politique, qui fit de son auteur, selon Kropotkine, « le premier théoricien du socialisme sans gouvernement, c’est-à-dire de l’anarchie » (La Science moderne et l’anarchie). Kropotkine dit encore que dans le livre de Godwin, il n’y a « rien d’autre qu’un exposé sérieux et complet de ce qui devait être prêché plus tard sous le nom d’anarchisme » (L’Ethique). Bien qu’il faille tout de même moduler les affirmations de Kropotkine, Godwin reste incontestablement le précurseur qui a, dans la période contemporaine, le mieux systématisé une pensée pré-anarchiste, et il n’est pas inutile de rappeler qu’il s’agit d’un auteur anglais.


La Révolution française plaça Godwin dans une position très difficile. Les radicaux anglais, opposés au gouvernement, étaient confondus par la presse avec l’ennemi national. Ils ne pouvaient sortir de cette contradiction qu’en capitulant devant le conservatisme ou en reprenant à leur compte, sans réserve, les positions du parti dominant en France, même s’ils réprouvaient la terreur révolutionnaire. Ils étaient dans une position très similaire à ces révolutionnaires qui, jusqu’à une période récente, rejetaient le stalinisme et se voyaient taxer d’anticommunisme.

Dans les années 1780 en Angleterre, le mouvement en faveur des réformes libérales s’était développé considérablement. Les libéraux réclamaient à la Chambre des Communes des libertés, les clubs et les cafés étaient des lieux où se discutaient activement les événements et où on réclamait un gouvernement selon la raison.
C’est dans ce contexte que Godwin écrivit son Enquête sur la justice politique, dont il déclara que c’était un produit de la Révolution française, mais qui n’est pas à proprement parler une réponse à Burke. Dans la pratique de la Terreur, la Révolution française niait les idées dont elle s’était réclamé et que Godwin exposait. L’Enquête devenait ainsi une condamnation de la Terreur et des massacres de Septembre. Alors que Godwin ne voulait que rendre à la Révolution ses vraies valeurs, dont elle avait dévié, les radicaux anglais crurent que Godwin abandonnait la perspective de transformation de la société en faveur du maintien de l’ordre établi. Alors que son oeuvre constituait la critique la plus fondamentale qu’il était possible de faire, à l’époque, de la société de privilèges, les extrémistes anglais rejetèrent Godwin au nom de la révolution, à cause de sa condamnation de la Terreur. De fait le tournant terroriste du régime en France détacha de la révolution d’innombrables libéraux à travers le monde, qui en avaient jusqu’alors soutenu les idéaux. Et ceux-là mêmes qui avaient reproché à Godwin sa condamnation des violences révolutionnaires rejoignirent les rangs de la contre-révolution. Ils ne renièrent pas leurs erreurs tactiques, mais les principes mêmes qu’ils avaient partagés avec Godwin ; l’auteur de l’Enquête sur la justice politique se retrouvait ainsi complètement isolé, presque seul à défendre les idées qui avaient été celles de la révolution. L’homme qui avait été le premier à condamner la Terreur se retrouvait assimilé par l’opinion aux crimes de la Révolution et abandonné. Une véritable conspiration du silence s’abattit sur lui : en 1812, le grand poète Shelley, qui devait plus tard épouser sa fille, fut stupéfait d’apprendre que Godwin était encore vivant.


* * * * *

Edmund Burke, qui s’est fait une réputation de champion de la contre-révolution, était en réalité un libéral, un whig, membre de la chambre des Communes à partir de 1766, qui avait contribué à la lutte contre la tentative de restauration du pouvoir personnel par le roi George III. C’est sans doute la guerre catastrophique que l’Angleterre dut mener contre ses colonies d’Amérique qui sauva les libertés constitutionnelles anglaises en portant au roi un coup qui brisa ses prétentions.
Burke avait fait des interventions remarquées contre la taxation des Américains et en faveur de la conciliation, mais dans la perspective du maintien des treize colonies dans l’empire anglais. Malheureusement pour lui, le parti Whig, divisé en coteries rivales, entamait un déclin qui allait être durable ; par ailleurs, des écarts de langage et des erreurs tactiques semblaient voir mis fin aux espoirs que formait Burke de mener une carrière politique : il était tenu à l’écart dans son propre parti.
Lorsque arrive la nouvelle de la prise de la Bastille, Fox, whig célèbre et ami de Burke avec qui ce dernier rompra par la suite, s’exclame : c’est là le plus grand événement de l’histoire du monde. On s’attend à ce que Burke, à son tour, s’enflamme.
Or il se tait.

C’est que, en 1773, il avait fait un voyage à Paris et avait rencontré les « philosophes », les encyclopédistes, et il avait été horrifié par le rationalisme politique et religieux d’hommes qu’il considérait comme des sophistes athées. « Nous ne sommes pas les adeptes de Rousseau, ni les disciples de Voltaire », dira-t-il quinze ans plus tard dans ses Réflexions. « Des athées ne sont pas nos prédicateurs ni des fous nos législateurs. »
Le tempérament, la « structure mentale » de Burke le situe à l’opposé du rationalisme des Français. Il refuse catégoriquement d’entrer dans les discussions abstraites. A aucun moment il ne fait référence à une conception abstraite de la société fondée sur des droits naturels, sur la raison ou sur une liberté ou une égalité métaphysiques. Il ne se situe pas au niveau des principes mais à celui de la pratique. Sa défense des colons américains était essentiellement pragmatique. Le Parlement anglais avait certes le droit de taxer les colons mais cette taxation n’était pas réalisable car elle risquait de provoquer plus de problèmes qu’elle n’en résolvait. Par ailleurs, les colons d’Amérique étant des Anglais, les libertés qu’ils revendiquaient étaient anglaises et y attenter, c’était risquer de porter atteinte aux libertés en Angleterre.
Aussi, défenseur des libertés pratiques, a-t-il tôt fait de discerner, dans les travaux de l’Assemblée Constituante, l’influence des « sophistes » qu’il a rencontrés quinze ans auparavant. Mais c’est un événement insignifiant qui va lui fournir l’occasion d’écrire son libelle contre-révolutionnaire. Chaque année, le 4 novembre, la Société de la Révolution célébrait la révolution anglaise de 1688, c’est-à-dire le débarquement de Guillaume d’Orange, futur roi d’Angleterre. Or le 4 novembre 1789, le docteur Price, pasteur et auteur politique progressiste connu, exprime dans un discours sa satisfaction devant le nouveau pas fait par la cause de la liberté en France. Informé, Burke s’enflamme et donne à l’événement une importance disproportionnée : les Réflexions sur la Révolution française sont le fruit d’un coup de sang.

Par son style et sa technique argumentative, le livre tranche radicalement avec l’Enquête de Godwin. Alors que ce dernier adopte un plan précis et rigoureux, une argumentation progressive et didactique, les Réflexions, qui sont à l’origine une lettre, manquent totalement de composition ; c’est une improvisation haineuse dans laquelle il n’y a, sur les 356 pages de la première édition, pas un titre, pas un chapitre, pas un repère. Mais, curieusement, les auteurs qui insistent sur l’opposition irréductible entre les deux hommes ne mentionnent pas que l’Enquête de Godwin présente de nombreuses analogies avec un autre livre de Burke, dont il est largement inspiré, même si c’est pour en réfuter les thèses.
Alors que dans l’Enquête Godwin tente de construire, par la raison, patiemment, morceau par morceau, un système convaincant de justice politique, Burke condamne, condamne sans cesse, proteste. Considéré comme un chef d’œuvre de la littérature politique anglaise, le livre de Burke contient, pour une première moitié, une interprétation tellement conservatrice de la révolution de 1688 qu’elle n’a pratiquement pas été suivie par les auteurs mêmes qui partageaient son point de vue. La seconde partie du livre, qu’on peut arbitrairement repérer, est une longue critique haineuse des institutions de la jeune république française, un torrent aveugle, partial et unilatéral.
Pourtant, à l’examen, on doit reconnaître qu’il y a là « quelque chose », et qu’on ne peut évacuer ce pamphlet contre-révolutionnaire d’un simple revers de la main. On ne peut s’empêcher de trouver dans le livre une valeur qui transcende les condamnations viscérales qui y sont contenues. Burke pose des problèmes que la philosophie politique aujourd’hui n’a pas fini de développer. Aussi, anticipant sur un débat inauguré bien plus tard par Marx et Engels, qui considéraient que le système de Hegel était réactionnaire mais que sa méthode était révolutionnaire, on pourrait dire que si le contenu de la pensée de Burke est franchement réactionnaire, sa démarche conserve une valeur qu’on ne peut rejeter a priori.

En effet, on peut difficilement condamner son rejet de la conception abstraite de la politique, mais c’est alors le procès du rationalisme qu’il faut faire. Le rationalisme voulait briser les préjugés contraires à la raison et à la nature, et échafauder – par l’esprit – une société raisonnable, essentiellement laïque d’ailleurs, qui s’engagerait dans la voie d’un progrès indéfini. C’est là, en somme, l’esprit du siècle, fondé sur l’évolution récente des sciences naturelles et physiques, qui constituaient les bases du scientisme. Les philosophes français s’étaient tout naturellement posé la question : pourquoi le gouvernement ne pourrait-il pas devenir une science ? Ce qui différencie Godwin des philosophes français, c’est qu’il pousse la rationalisme à ses plus extrêmes limites, jusqu’à la souveraineté absolue de la conscience, la négation de toute autorité extérieure.
Il convient de conserver à l’esprit que la critique du rationalisme politique constitue une des bases de la théorie anarchiste, en particulier chez Bakounine, qui rejette catégoriquement toute théorie enseignant que la connaissance ou les Idées ne peuvent s’atteindre que par le moyen de notre raison, sans faire appel à notre expérience. Burke et Bakounine ont la même aversion pour Rousseau, mais le premier critique dans l’auteur du Contrat social son athéisme révolutionnaire tandis que le second lui reproche d’être un prophète de la réaction moderne.
Burke entend défendre les préjugés, l’héritage, les privilèges, la hiérarchie, au nom de la diversité inévitable du corps politique, et en opposition à une unité factice et forcée de celui-ci, alors que Bakounine condamne la liberté et l’égalité formelles et les privilèges qui n’autorisent qu’à une minorité la possibilité de s’épanouir.

Comment ne pas partager le refus de Burke de discuter dans l’abstrait en dehors des considérations de lieu, de temps ? Comment lui reprocher de ne pas vouloir juger un fait, une action « sur le simple aperçu d’un objet dépouillé de tous ses caractères concrets, dans la nudité et dans tout l’isolement d’une abstraction métaphysique » ? Comment ne pas être d’accord lorsqu’il déclare que les « circonstances, qui ne sont rien pour quelques personnes, sont pourtant dans la réalité ce qui donne à ce principe de politique sa couleur distinctive et son véritable caractère » ?
Il n’y a là, après tout, rien d’autre qu’une tentative d’approche scientifique de la politique et de l’activité humaine considérée dans sa diversité extrême. Le danger est simplement que, à vouloir conserver le point de vue du relativisme absolu, on tombe dans l’excès que Bakounine condamnait précisément chez les Anglais, leur incapacité à tirer des conclusions générales à partir des faits observés.

Le relativisme de Burke se manifeste en particulier dans sa critique de la notion des droits de l’homme, qui est pour lui une abstraction. S’il s’agit de « quelque chose qu’un homme puisse entreprendre séparément pour son propre avantage sans empiéter sur l’avantage d’un autre, il a le droit de le faire », dit Burke, mais dans son esprit l’avantage d’un homme peut être aussi son privilège, s’il est légitimé par la coutume, par l’histoire, par l’habitude. En effet, alors que pour les penseurs français des Lumières et pour les révolutionnaires de 89 est naturel ce qui vaut pour tous les hommes, ce qui par essence est inhérent à la nature humaine en toutes circonstances, Burke détourne le concept de naturel pour lui donner le sens de ce qui est conservé par une longue habitude historique, en quoi il apparaît comme un précurseur de l’école historique du droit contre laquelle de jeunes hégéliens de gauche nommés Bakounine, Marx et Engels feront leurs premières dents au début des années Quarante du siècle suivant. (Cf. Bakounine, La Réaction en Allemagne, 1842, éditions Spartacus.)

Pour Burke, en somme, est naturel ce qui est réel : l’ordre du monde, de la société et surtout le système politique anglais parce qu’il est non pas le résultat d’une construction de l’esprit mais celui de l’histoire. Ce sont au contraire les révolutionnaires français qui vont contre la nature en voulant le nivellement par une égalité factice qui ne fait « que changer et qu’intervertir l’ordre naturel des choses » : dans toute société il faut bien qu’une classe domine, voilà l’ordre de la nature. Dans la société de Burke, la liberté est un privilège, il y en a qui sont plus libres que d’autres. Rappelons que la démocratie anglaise tant vantée de l’époque ne repose pas, loin s’en faut, sur le suffrage universel.

Chez les anarchistes du XIXe siècle, on trouve également la critique de la liberté et de l’égalité formelles issues de la Révolution française : en cela la démarche est commune, mais là encore elle conduit à des conclusions opposées : chez Burke, à la défense des préjugés de classe et de la société inégalitaire ; chez les anarchistes à la recherche d’une liberté et d’une égalité qui aient les moyens matériels de se réaliser.
Le livre de Burke, acclamé par tout ce que l’Europe comptait alors de despotes, a longtemps été la bible de la réaction, l’un des points d’appui les plus efficaces du conservatisme et de la société traditionnelle. Cette efficacité n’est pas fortuite et il convient de comprendre qu’elle tient à ce que les Réflexions sur la Révolution française contiennent malgré les préjugés les plus outrés qui y sont développés, une démarche qui reste valide. Le génie de Burke est d’avoir construit un système voué à la défense des privilèges, des préjugés, de l’autorité, sur une méthode inattaquable.


* * * * *


Les intérêts anglais n’étaient, au début, pas directement menacés par la révolution en France, d’autant que le chaos qui semblait s’installer chez l’ennemi héréditaire, qui avait soutenu les colonies américaines, anéantissait le rival comme puissance politique sur le continent.
Le livre de Burke, qui eut un succès considérable dans les couches supérieures de la société anglaise, a grandement contribué à la mobilisation contre la jeune république française. Cette mobilisation de la contre-révolution en Angleterre et en Europe s’est accélérée lorsque la contagion des idées révolutionnaires devint une véritable menace. La guerre était devenue inévitable et la conquête de la Belgique par les armées de la République, la dénonciation des accords commerciaux qui liaient ce pays mit la France dans une position de conflit direct avec les intérêts anglais. L’Angleterre rejoignit la première coalition au début de 1793 et dès lors prit la part la plus déterminante dans la guerre contre-révolutionnaire.

Pourtant cette guerre n’a pu se faire qu’après la liquidation de l’image de la révolution dans l’opinion publique anglaise, et, surtout, après l’écrasement de l’opposition radicale et républicaine qui s’était levée en sympathie avec les événements en France. Une répression féroce s’abattit sur elle. Les maisons des radicaux et des dissidents furent pillées et brûlées, à Birmingham et ailleurs, par des foules manipulées par les conservateurs et avec la complicité des magistrats. Parmi eux le grand savant Priestley. Le parti libéral – Whig – se retrouva éclaté en une majorité rejoignant la contre-révolution et une petite minorité, avec Fox, s’obstinant à exiger des réformes. C’est à cette époque que se constitua la première organisation politique de la classe ouvrière, la Corresponding Society, dont le programme officiel était le suffrage universel et la tenue de parlements annuels. Malheureusement le mouvement restait faible parce que confiné à Londres et à quelques grandes villes dont les artisans et les ouvriers qualifiés constituaient l’essentiel des effectifs. La Corresponding Society gagna peu d’adhérents dans les villes industrielles du Nord, où les ouvriers étaient constitués pour beaucoup de paysans déracinés et d’anciens domestiques, dont les manifestations de protestation éclataient en actes de violence sporadique et de destruction qui pouvaient facilement être dirigés contre les radicaux.

L’agitation sociale prit une telle ampleur que Pitt suspendit l’Habeas Corpus – qui depuis 1679 protégeait contre les arrestations arbitraires – pendant huit ans et promulgua des lois qui interdisaient la tenue de réunions publiques. Le livre de Tom Paine, Les Droits de l’homme, fut interdit et son auteur dut s’exiler en France. La Corresponding Society fut déclarée illégale ainsi que d’autres organisations radicales, et leurs membres passés en jugement. L’expression ouverte d’opinions radicales était devenue impossible. Des grèves éclataient fréquemment, ainsi que des émeutes de la faim, qui maintenaient le gouvernement dans un état de terreur devant la perspective de contagion. Le pays entier fut quadrillé par un réseau de casernes, alors qu’auparavant les soldats étaient logés chez l’habitant ou dans les auberges : il fallait empêcher tout contact entre les soldats et la population. Les zones industrielles furent considérées littéralement comme un pays conquis, contrôlé par une armée d’occupation. Une nouvelle unité militaire fut constituée, la Yeomanry, composée de membres des classes moyennes et supérieures, destinée à réprimer le « jacobinisme » ; ce qu’ils firent avec un enthousiasme et une brutalité extrêmes.

Les succès des armées françaises alimentèrent la furie antijacobine et antipopulaire du gouvernement et de la classe dominante. L’Angleterre fut, jusqu’à la défaite de Napoléon en 1814, le cœur de la réaction, le fer de lance de la guerre contre la France. La source de sa puissance était fondée sur une industrie et un commerce en expansion et une assise financière considérable. Mais, derrière cette puissance capitaliste triomphante, les travailleurs payaient la moitié de leur salaire en taxes diverses.
La lutte de la classe dominante britannique et de l’Etat contre la Révolution en France est inséparable de la lutte contre la classe ouvrière britannique elle-même.


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William Godwin est généralement plus connu comme le maître à penser et le beau-père du grand poète Shelley, comme le père de Mary Shelley, qui a créé le personnage de Frankenstein, ou comme le mari de Mary Wolfstonecraft, une des toutes premières militantes féministes. Pourtant dans les années qui ont suivi la Révolution française sa renommée était considérable comme penseur politique du radicalisme anglais, après la publication en 1793 de son livre, Enquête sur la justice politique. Sa « disparition » de la scène doit être mise en regard de l’extraordinaire campagne de propagande en faveur du livre de Burke et des idées contre-révolutionnaires organisée par la classe dominante ; elle est le résultat d’une conspiration du silence consciemment et parfaitement orchestrée.

Le système de pensée de Godwin ne peut être compris que si l’on comprend l’objectif de son livre. Or l’intention de l’auteur n’était pas, contrairement à ce qui a été dit, de répondre aux Réflexions de Burke ni de défendre la Révolution française, et encore moins d’établir un plan détaillé de réforme politique. Godwin lui-même avait déclaré son intention de rectifier les imperfections et les erreurs de Montesquieu. L’Esprit des Lois, en effet, attribuait à tort au climat les différences dans le mode de gouvernement et considérait comme acquise l’excellence du modèle anglais. Chaque nation, selon ce raisonnement, aurait une constitution qui lui serait propre et qu’il ne serait pas sage de vouloir modifier.
Feignant de reprendre à son compte le langage des partisans de cette théorie, Godwin déclare : « Je considère avec horreur le plan donquichottesque qui réduirait la grandeur irrégulière des nations au niveau froid et impratique de l’exactitude métaphysique » (P.J. III, vii). Dans une note, Godwin précise que « ces arguments ont une certaine ressemblance avec ceux de M. Burke ». A quoi il répond qu’il faut distinguer la majesté de la vérité de la difformité de l’erreur. Or le vrai est en réalité unique et uniforme. Il y a donc dans la nature des choses une forme meilleure de gouvernement que toute intelligence est capable de reconnaître. Godwin avance l’argument rationaliste selon lequel une institution, pour être bonne, « doit avoir une relation constante aux règles de l’immuable justice » et que ces règles, « uniformes dans leur nature, sont également applicables à la race humaine tout entière » (P.J. II, i). La vérité ne peut être variable au point de changer de nature en traversant un bras de mer, un ruisseau ou une ligne imaginaire. Les points de ressemblance entre les hommes sont infiniment plus grands que ceux par quoi ils diffèrent. Nous avons les mêmes sens, les mêmes causes nous rendent heureux ou malheureux. Ce qui nous distingue principalement, ce sont nos opinions sur tel sujet, mais c’est là une simple question de préjugé, qui peut être réduite par la connaissance de la vérité, par l’éducation, par la publicité de la vérité, ce qui exclut le recours à tout organisme gouvernemental (1). Le meilleur moyen, dit Godwin, est la discussion, « de façon que les erreurs des uns puissent être détectées par la perspicacité et l’examen sans indulgence de ses voisins » (P.J. III, vii) (2).

Lorsque la Révolution française éclata, Godwin n’espérait pas que la France adopterait une constitution sur le modèle anglais. Il n’avait pas pour cette constitution un respect particulier, il espérait au contraire que les Français établiraient un système meilleur. Il pose la question : est-il justifiable qu’un homme soit l’ennemi de la constitution de son pays ? (P.J. IV, ii.) Je n’ai pas, dit-il, à « soutenir un système que je soupçonne d’être chargé de conséquences malignes », en quoi il ne fait preuve d’aucun anticonformisme, puisqu’il applique simplement le principe qui sert de justification idéologique à la société anglaise issue de la révolution de 1688, et développé par son grand théoricien, Locke : à savoir, le droit à la révolte.
Quant à me demander de soutenir la constitution anglaise parce qu’elle est anglaise, cet argument ne tient pas, dit Godwin, qui réclame pour l’individu le droit absolu d’examiner le problème et de juger par lui-même. Au conservatisme politique, il objecte que l’homme ne serait jamais parvenu à ses acquis présents s’il s’était toujours contenté de l’état de la société dans laquelle il était né.

Godwin se distingue fondamentalement des précurseurs intellectuels de la Révolution française – Helvétius, Rousseau, Mably, d’Holbach – en ce que ceux-ci affirmaient que le gouvernement détient le pouvoir de faire le bien. Ils étaient en quelque sorte partisans d’une forme de manichéisme politique : de mauvaises lois contribuent puissamment au mal, tandis que de bonnes lois contribuent puissamment au bien. Godwin pense que le gouvernement est de façon inhérente conduit à faire le mal, et ne place en aucun cas sa confiance dans un législateur sage. Son scepticisme concernant les lois et les institutions politiques est le résultat de l’examen des maux de la société politique ; il est fondé sur le constat, qui revient à tout moment dans Political Justice, que les institutions politiques résistent au changement et tendent à se constituer en causes permanentes du mal.
La pensée de Godwin se situe à l’opposé de celle des auteurs français pour qui le gouvernement devrait encourager la vertu en la récompensant, et devrait éduquer le peuple à reconnaître le bien. Le seul bien que puisse faire un gouvernement est d’éviter de se mêler de la propagation du savoir et de la vertu. Le problème en somme est de déterminer comment et jusqu’à quel point on peut se passer de gouvernement.

Il faut cependant distinguer les tendances anti-gouvernementales du libéralisme de celles dont Godwin se fait le précurseur. Très schématiquement, la sphère du gouvernement, pour les libéraux, est limitée à sa plus petite part afin de garantir à l’expansion du capital un champ d’action maximal. L’Etat n’est censé intervenir que dans les cas limites pour protéger les biens, pour garantir au commerce, à l’industrie, des conditions optimales. Le point de vue de Godwin est tout autre en ce qu’il présuppose l’élimination de la propriété privée. Mais c’est aussi par sa démarche que Godwin se place parmi les authentiques précurseurs de l’anarchisme. En effet, il est amené à rechercher jusqu’à quel point les maux produits par le gouvernement lui sont inhérents. Son approche le conduit à s’interroger sur l’origine du gouvernement, sur la nature de ses différentes formes, afin de découvrir par un travail critique si effectivement la société peut vivre sans Etat. Ce n’est pas un travail d’utopiste, c’est une véritable enquête qui, faute d’être encore véritablement scientifique, se veut en tout cas démonstrative.

Brisant avec la tradition philosophique platonicienne, et en opposition radicale avec Burke, Godwin affirme les bases de son système en distinguant entre la société et le gouvernement, anticipant largement sur Saint-Simon. Son souci est de déterminer dans quelle mesure la société peut vivre sans formes institutionnelles de gouvernement et, en considérant la situation actuelle dont on ne peut évidemment pas faire abstraction, quelle est, aujourd’hui, la façon la plus efficace d’organiser la force collective dans un cadre où les fonctions gouvernementales seraient le plus restreintes possible.


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Curieusement, la critique du despotisme et du régime aristocratique contenue dans Political Justice doit beaucoup à Burke. Il convient à ce sujet de rectifier l’erreur consistant à opposer systématiquement et point par point les deux hommes. La critique du despotisme faite par Burke n’est pas moins sincère que celle de Godwin, même si leur diagnostic des maux de la société n’est pas le même. Le livre de Godwin présente bien des points communs, non pas avec les Réflexions sur la Révolution française, mais avec un autre livre de Burke, Vindication of Natural Society, fait qui d’ailleurs a été noté dès la publication du livre de Godwin. Vindication, écrit en 1756, est la première œuvre politique importante de Burke. C’est une sorte de canular, un pastiche poussé à l’extrême des idées rationalistes auxquelles il était opposé. Le pastiche fut si réussi que beaucoup de lecteurs s’y laissèrent prendre et, dans une préface à la deuxième édition, Burke fut obligé d’expliquer ses intentions réelles. Contrairement à ce que suggère Philippe Raynaud (Cf. bibliographie), Godwin ne se laissa pas abuser. F.E.L. Priestley fait remarquer que non seulement le plan général de Vindication..., mais de nombreux détails, se retrouvent dans Political Justice. « Comme Godwin, Burke procède, à partir d’un tableau général de l’histoire des institutions politiques, à l’examen successif de chacune des formes de gouvernement. Ce qu’il a à dire du despotisme et de l’aristocratie est, pour l’essentiel, ce que Godwin a à en dire. Mais l’objection de Godwin selon laquelle la monarchie et l’aristocratie reposent sur l’affirmation mensongère de l’inégalité naturelle, ne se retrouve pas chez Burke, elle procède de la haine qu’éprouve Godwin pour l’imposture, de son amour pour la sincérité, et de son égalitarisme moral. » (P.J. Introduction, III, p. 39.)

Priestley indique que Godwin suit Burke jusqu’à un certain point, et qu’ensuite il le réfute. Le propos de Burke dans Vindication, dit encore Priestley, est de recenser les trois types possibles de gouvernement – monarchie, aristocratie, démocratie -, de montrer qu’ils sont tous également mauvais, et de conclure que nous devrions « nous établir dans la liberté parfaite » (vindicate ourselves into perfect liberty), c’est-à-dire dans l’anarchie (pris dans son sens négatif). Si on s’en tient platement à la thèse de Burke, ce serait lui et non Godwin le précurseur de l’anarchisme, car ce dernier ne va jamais aussi loin dans ses déclarations. Bien des auteurs, y compris anarchistes, se laisseront abuser par le canular de Burke (3)
Ce que Godwin appelle anarchie, une situation de liberté parfaite dans laquelle chacun serait libre de faire ce qu’il veut, est à l’opposé de ses conceptions politiques fondées essentiellement sur les devoirs de l’individu envers la société. L’anarchie « vulgaire » que dénonce Godwin ne doit pas être confondue avec l’anarchisme comme théorie politique préconisant une société fonctionnant sans institutions gouvernementales. Cette insistance sur le devoir plutôt que sur le droit est d’ailleurs un point que Godwin a en commun avec Burke, encore que pour le premier il s’agit d’un devoir librement accepté par la raison, non d’un devoir fondé sur la coutume.

Selon Godwin, la forme finale d’une société dans laquelle serait réalisée l’autorégulation dans l’intérêt du bien commun rendrait les institutions politiques superflues, mais avant que cette forme finale ne soit possible une longue période de formation et d’éducation est nécessaire. « Le problème auquel il s’attèle, dit Priestley, est de déterminer laquelle des formes existantes ou possibles d’institutions politiques permettront d’aider le processus d’éducation et de préparation. » (P.J. Introduction, III, p. 40.)
Godwin reprend une par une toutes les critiques formulées dans Vindication contre la démocratie et il les réfute quant au fond en montrant qu’elles partent de l’homme tel que la monarchie ou l’aristocratie l’ont fait, non tel qu’il pourrait devenir. Burke veut rabaisser la démocratie au niveau des autres formes de gouvernement. Si une telle chose était faisable, affirme Godwin – un peu prophétiquement, peut-on dire deux siècles plus tard – les « perspectives du bonheur futur de l’humanité seraient en effet déplorables » (P.J. V, xiv). La démocratie est la seule forme de gouvernement qui n’est pas opposée de façon inhérente à l’amélioration rationnelle de l’homme ; pourtant Godwin n’adhère pas avec un enthousiasme particulier aux formes existantes de gouvernement démocratique, qu’il ne considère pas comme « la forme la plus haute de perfectionnement dont l’ordre social est capable ».

Ainsi se place-t-il délibérément à l’écart de toutes les tendances dominantes de son temps, pour lesquelles l’équilibre des pouvoirs dans le système démocratique constitue un modèle indépassable, et dont la constitution américaine, tant vantée par Burke, est un exemple. Or, ce système, aux yeux de Godwin, repose sur le même principe de l’utilité de l’imposture et de la supercherie que Burke, aussi bien d’ailleurs que Rousseau, l’ennemi intime de Burke, avaient défendu. Cette remarque suggère que s’il existe des dénominateurs communs entre deux auteurs aussi radicalement différents que Godwin et Burke, il en existe aussi entre deux penseurs aussi opposés que Burke et Rousseau, et qu’une étude approfondie de la pensée politique révolutionnaire et pré-révolutionnaire exigerait, tout autant que l’examen des oppositions, celle des concordances.
Ainsi, le législateur de Rousseau, qui, ne pouvant en appeler ni à la raison ni à la force, doit « contraindre sans violence et persuader sans convaincre », ou celui de Burke qui a recours aux « duperies salutaires » (salutary delusions), fondent tous deux leur gouvernement sur la tromperie (deceit). Un chapitre entier est consacré par Godwin à la dénonciation de l’immoralité foncière de cette doctrine qui implique que la masse ne pourra jamais être guidée par la raison et qu’elle doit être maintenue dans un état de docilité par la tromperie. (Cf V, xv.)

L’autre objection de Godwin au système démocratique est que par sa tendance à encourager le compromis, il est un obstacle à tout changement radical, ce qui, évidemment, constitue aux yeux de Burke son avantage principal.
Mais le cœur de la critique godwinienne de la démocratie est sans doute constitué par ses réflexions sur la question même de la représentation. Si le système démocratique présente des avantages (Cf. III, iv) et évite bien des défauts des systèmes monarchiques et aristocratiques, il est aussi sur deux points une atteinte à la liberté de jugement : le fait de choisir un représentant est une délégation de son propre jugement, et la décision prise par une majorité est une coercition contre la minorité. Deux problèmes importants et toujours actuels du régime représentatif sont posés là : la nature de la représentation et le statut des minorités. Néanmoins, dans la mesure où un gouvernement est inévitable, certaines formes de représentation offrent moins de désavantages que d’autres, et autant vaut que les individus aient une voix dans le choix de ceux qui exercent le pouvoir sur eux. Il reste que le républicanisme « n’est pas un remède qui frappe le mal à sa racine. L’injustice, l’oppression et la misère peuvent trouver refuge dans ces sièges apparemment heureux » (P.J., VIII, vi). Ce problème ne peut être résolu par des moyens politiques, car les solutions politiques consistent en général à créer de nouveaux problèmes en accroissant la complexité des mécanismes en jeu. Alors, la justification initiale de la démocratie, qui était de reconnaître l’importance de l’individu, se perd peu à peu. La négation de cette valeur par un système représentatif qui impose la tyrannie de la majorité ou la subordination à la bureaucratie d’Etat, lui fait perdre toute légitimité. La solution du problème de l’organisation sociale ne saurait être trouvée dans la complexité accrue des institutions, mais dans l’éducation, dans le développement de la connaissance. Godwin répète constamment que le mal, le vice, sont le résultat d’une connaissance erronée susceptible d’être rectifiée par la raison. De ce principe découle également le mode de passage, la transition à une société meilleure. Il est impossible, répète Godwin, de passer brutalement à une forme de société pour laquelle l’homme n’est pas prêt. (Cf. P.J. IV,i-iv ; III, viii.) Le gradualisme du changement politique et social est le corollaire du gradualisme et de la progressivité de l’acquisition de la connaissance. Aussi la forme particulière de l’organisation future revêt-elle une importance secondaire : Godwin y consacre trois pages sur les quelque mille de son ouvrage. Il ne saurait donc être question d’y trouver un plan tout prêt de la société sans gouvernement. Political Justice est un ouvrage de philosophie politique qui invite à réfléchir sur le pouvoir, sur le gouvernement, sur la société et sur l’homme. Ce n’est pas un livre de recettes.


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Il est difficile d’imaginer deux personnages aussi dissemblables que Burke et Godwin. Un test infaillible permet d’évaluer la distance qui sépare deux hommes, et qui s’applique particulièrement dans ce cas : il consiste à examiner leurs positions respectives sur la femme. Burke disait qu’ « une femme n’est qu’un animal et encore n’est-il pas du premier ordre » (« …a woman is but an animal ; and an animal not of the highest order », Reflections on the Revolution in France).
Godwin quant à lui vécut avec Mary Wolfstonecraft, une active et célèbre militante féministe, et le couple connut, jusqu’à la mort prématurée de Mary, des années de bonheur. On pourrait d’ailleurs continuer le test en comparant Godwin et Rousseau, mais sur la question des enfants, cette fois. Godwin, bien que dans une situation pécuniaire désespérée, éleva, après la mort de celle-ci, l’enfant de Mary Wolfstonecraft, les enfants qu’il eut avec elle, l’enfant qu’il eut avec sa seconde femme, et accueillit un petit-cousin de dix ans qui était devenu orphelin. Rousseau, le grand théoricien de la pédagogie, auquel Godwin s’est férocement opposé, abandonna ses sept enfants à l’assistance publique. On peut certes relativiser l’exigence de l’unité de la théorie et de la pratique. Mais il y a des limites...
La célébration du Bicentenaire a fourni à tout un chacun l’occasion de publier ou de rééditer un ouvrage lié à cet événement. Il est symptomatique de l’esprit du temps que les Réflexions de Burke aient été rééditée pour l’occasion – ce dont nous ne pouvons d’ailleurs que nous féliciter – alors que Godwin est maintenu dans l’oubli méthodiquement orchestré qui s’était abattu sur lui peu après la publication de son livre. Les auteurs mentionnent volontiers l’énorme succès de librairie constitué par les Réflexions de Burke à leur publication. Le succès de Political Justice ne fut pas moindre, même si son lectorat fut différent. Le prix de l’ouvrage étant à l’époque considérable pour les bourses modestes, les gens du peuple constituaient des clubs pour acheter le livre en commun.

La conspiration du silence qui s’abattit sur Godwin fut d’une efficacité formidable, et qui en dit suffisamment sur le modèle « démocratique » chanté par Burke et sur lequel l’auteur de Political Justice avait émis tant de réserves. Un torrent de pamphlets et de romans parut, dirigés contre Godwin après la publication de son livre. Les attaques s’accrurent en 1798 dans des revues, l’Anti-Jacobin et l’Anti-Jacobin Review, qui s’en prenaient à des aspects partiels du système godwinien en les déformant, tant et si bien que Godwin apparut désormais de façon systématique aux yeux de l’opinion publique comme en philosophe ridicule. Dix ans après avoir publié le livre qui lui valut une renommée mondiale, aucun éditeur ne voulait plus publier les écrits de Godwin : pour vivre il devait éditer à ses frais de petits contes pour enfants, en les signant d’un pseudonyme pour ne pas effrayer les clients. Ceux qui lui faisaient la chasse étaient souvent les révolutionnaires de la veille, qui auparavant l’avaient accusé de ne pas soutenir la révolution et qui aujourd’hui le chargeaient des erreurs qu’ils avaient eux-mêmes cautionnées, et que Godwin avait condamnées le premier. Il écrivit en cette circonstance des lignes émouvantes pour répondre à ses calomniateurs :

« Je suis tombé – si c’est là tomber – dans la même fosse que la cause et l’amour de la liberté ; et en ce sens, je me sens plus honoré et plus illustre perdant la faveur publique, que je ne l’ai jamais été dans la pleine marée de mon triomphe... Je n’ai jamais été aussi loin, dans ma faveur pour les principes pratiqués par la Révolution française, que la plupart de ceux avec qui j’avais coutume de converser ; à tout bout de champ, on me déclarait ennemi de toutes les révolutions. Bien des personnes me censuraient pour mon modérantisme et je faisais bon visage aux reproches. Aujourd’hui, ces mêmes censeurs passent de l’autre côté. Qu’ils m’excusent, je ne les ai pas suivis hier ; je ne les suivrai pas à présent. » (Cité par José Garia Pradas in William Godwin, éditions Pensée et Action, Paris Bruxelles, 1953.)

La question de savoir aujourd’hui si Godwin est un théoricien anarchiste n’a pas de sens, si par là il s’agit de « récupérer » un auteur qui aurait pu dire des choses « sympathiques ». A lire Political Justice, on a l’impression que le cadre dans lequel se situe l’auteur est a-temporel. A aucun moment ne sont évoquées les fantastiques luttes sociales qui se déroulaient à l’époque. A aucun moment ne sont évoqués les moyens d’action collectifs nécessaires pour transformer la société d’oppression. A aucun moment on n’a conscience qu’en même temps qu’écrit l’auteur, se met en place la révolution industrielle. La problématique de Godwin n’est pas économique, ni militante, ni activiste. Son domaine est éthique. S’il est contre la propriété, contre l’Etat, c’est le résultat d’une réflexion sur les fondements philosophiques de ces institutions, qu’il entend selon ses propres termes examiner dans leurs « principes les plus généraux ». Tout en admirant le flux étonnant de la rationalité des arguments avancés par Godwin, on pourrait lui reprocher cette rationalité même, qui nie le contingent et ce que l’homme peut précisément avoir de non réductible à la rationalité. Il reste que Political Justice est un ouvrage fondamental de philosophie politique qui mériterait d’avoir sa place parmi les grandes oeuvres politiques qui encore aujourd’hui sont commentées. La critique qu’il développe conjointement de la propriété et de l’Etat suffirait sans doute à expliquer l’absence de son livre dans le flot éditorial de la célébration (4) (5).


Notes

(1) Il y a, sur bien des points, d’étonnantes convergences entre Godwin et le jeune Fichte. A. Philonenko écrit au sujet de ce dernier : « Luttant contre la puissance de la tradition et de l’histoire, le philosophe doit saisir les préjugés, les élever au niveau du jugement clair et conscient et les ayant ainsi déjà privés de leur force occulte, les détruire complètement en discernant les erreurs qu’ils enveloppent. Dans cette réflexion, on peut être assuré que les idées vraies ne perdront rien. » (Théorie et Praxis dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en 1793, Vrin, p. 89.)

(2) Fichte, à la même époque, s’opposait également au point de vue de Montesquieu : les différences, dit-il, que les siècles, le climat, les activités qui y répondent sont susceptibles de produire, sont, en vérité, bien minimes comparées à la somme des ressemblances, et de par le progrès de la culture elles doivent s’évanouir de plus en plus entre les mains des sages constitutions... » (Cité par Philonenko, op. cit. p. 104.)

(3) Rudolf Rocker, qui par ailleurs fait un lapsus sur le titre du livre de Godwin en l’appelant Social Justice, tombe dans le piège lorsqu’il affirme que Vindication « est à juste titre considéré comme l’une des premières contributions écrites de l’anarchisme moderne ; son auteur anticipa sur bien des conclusions de Godwin... » (Nationalism and Culture, p. 147). Il n’est tout de même pas très gratifiant d’attribuer à un canular la naissance de l’« anarchisme moderne », naissance par surcroît due au champion toutes catégories de la contre-révolution... !

(4) Il est symptomatique que l’ouvrage de Morton, A People’s History of England, auquel je me suis référé pour le contexte social de l’Angleterre aussi bien que pour la réaction conservatrice menée par Burke contre la Révolution française, ne fasse pas mention une seule fois de William Godwin.

(5) On pourrait mentionner également un autre grand oublié de la Célébration : le jeune Fichte. Je dis le jeune Fichte parce qu’après il a mal tourné. Contemporain de la Révolution française il développe alors des idées étonnamment proches de celles de Godwin. Il réfute catégoriquement toute valeur formatrice pour l’homme de l’oppression politique : « Vous aviez pour but, dit-il aux tenants de l’ancien régime, d’anéantir dans l’humanité toute liberté de la volonté, à l’exception de la vôtre ; nous avons combattu contre vous pour cette liberté, et si nous avons été les plus forts dans cette lutte, nous ne vous devons certainement rien pour cela. » (Beitrage 121). La philosophie des Lumières avait établi que l’imperfection de l’homme rendait indispensable un arbitre entre la volonté générale et la volonté individuelle, c’est-à-dire un Etat autoritaire. Fichte nie ce raisonnement. Il rejette la thèse de la méchanceté originelle de l’homme et celle de l’état de nature ; il affirme que la nature est neutre, que l’homme n’est ni méchant ni bon. L’histoire n’est que le processus d’acquisition progressive de la liberté, et la fin de l’histoire aboutit à la suppression de l’Etat : « Si les moyens convenables avaient été réellement choisis, l’humanité se rapprocherait peu à peu de son grand but ; chacun de ses membres deviendrait de plus en plus libre et les moyens dont les buts seraient atteints n’auraient plus d’usage. Dans le mécanisme d’une telle constitution politique, chaque rouage s’arrêterait et serait supprimé à son tour, puisque celui qu’il mettait directement en mouvement commencerait à se mouvoir par sa propre force. Si le but final pouvait jamais être parfaitement atteint, il n’y aurait plus besoin de constitution politique. » (Beitrage, 125.) En d’autres termes, le jeune Fichte considère que l’Etat comme structure politique n’a aucune nécessité. Ces positions, issues des réflexions du philosophe allemand sur la Révolution française, influenceront considérablement Bakounine. Là encore, il n’y a pas à s’étonner que les développements de Fichte sur la Révolution française soient passés aux oubliettes de la Célébration.



BIBLIOGRAPHIE

William GODWIN :

• Enquiry Concerning Political Justice. (1793.) Facsimile de la 3e édition, sous la direction et avec une introduction de F.E.L. Priestley, trois volumes, University of Toronto.(1969.) (Il en existe un exemplaire original à la bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle [sic].)

• The Enquirer (1797), Augustus M. Kelley Publisher, New York, 1965.

Edmund BURKE :
• Reflections on the French Revolution, edited by H.P. Adams, Cambridge University Totorial Press, Ltd.
• Réflexions sur la Révolution de France, Hachette Pluriel, préface de Philippe Raynaud, 1989.

A.L. MORTON, A People’s History of England, Lawrence & Wishart, 1984.

La Glorieuse Révolution d’Angleterre, (1688), Présentation de Bernard Cottret, Gallimard-Julliard.

Rudolf ROCKER, Nationalism and Culture, Michael E. Coughlin Publisher, St. Paul, Minnesota.