Origine :
http://endehors.org/news/mai-1937-contre-revolution-stalinienne-a-barcelone
http://increvablesanarchistes.org
lu sur ainfos :
" Les événements de mai 1937 à Barcelone
sont exemplaires à plus d'un titre. Ils se réduisent
à une idée principale : comment le stalinisme a utilisé
l'antifascisme pour liquider la révolution sociale. Pour
réaliser cet objectif, il était indispensable de liquider
le mouvement anarcho-syndicaliste. Mais à ce moment-là,
ce mouvement, qui avait impulsé un vaste mouvement de collectivisations
dans l'industrie, les transports, l'agriculture, était trop
puissant, trop populaire pour être attaqué de front.
Il fallait commencer par l'isoler en s'en prenant au POUM, petit
parti marxiste mais qui était sur des positions révolutionnaires,
dans lequel se trouvaient quelques trotskistes (1).
L'occasion était trop belle.
En Allemagne, Staline avait fait le lit du nazisme en sacrifiant
le parti communiste allemand pour liquider la social-démocratie.
Tout mouvement se réclamant de la classe ouvrière
non contrôlé par Moscou devait être liquidé.
Staline menait une campagne contre les " hitléro-trotskistes
" ; le POUM fut donc dans la ligne de mire des communistes
espagnols, qui exigeaient de façon lancinante sa dissolution.
Ils firent en sorte d'éliminer Andrès Nin du gouvernement
de la généralité de Catalogne, le 13 décembre
1936, avec sinon la complicité, du moins l'accord de la direction
de la CNT, qui ne sembla pas se rendre compte que cela, ajouté
à d'innombrables autres manœuvres, contribuait à
isoler la Confédération chaque fois un peu plus et
à la rendre plus vulnérable face au stalinisme. Les
staliniens avaient déjà réussi à éliminer
les militants du POUM de toute responsabilité dans l'UGT
: or celle-ci était, avant sa prise en main par les staliniens,
un allié naturel de la CNT… à condition qu'il
y eût dedans des éléments suffisamment radicaux
pour favoriser cette alliance. Ainsi, lorsque la CNT obtint que
les deux partis marxistes se retirent de la généralité
en laissant la place à la seule UGT, c'est en fait le parti
communiste qu'elle avait face à elle. L'UGT, que les communistes
contrôlaient, était littéralement devenue l'organisation
de la petite bourgeoise et du patronat (2).
Les événements de mai 37 sont donc exemplaires de
l'incompréhension de la direction confédérale
à saisir les rapports de forces, à comprendre la nature
réelle du stalinisme et son rôle contre-révolutionnaire,
alors que la masse des travailleurs soutenait la CNT.
Communisme espagnol ?
Les communistes espagnols représentaient peu de chose avant
la guerre civile, et ne purent se développer qu'en attirant
à eux la paysannerie aisée opposée à
la collectivisation, la petite bourgeoise, beaucoup de fonctionnaires
de police, des militaires. L'épine dorsale du mouvement communiste
espagnol, soutenu par Moscou, offrait son expérience organisationnelle
à des couches sociales dont les intérêts coïncidaient,
à ce moment-là, avec les intérêts de
la politique internationale de Staline. Ce dernier ne pouvait accepter
l'idée d'une révolution prolétarienne se développant
en dehors de son contrôle et sur des bases radicalement différentes
de la révolution russe. En participant au gouvernement et
en pratiquant le noyautage des instances de pouvoir, les communistes
acquirent donc une puissance hors de proportion avec leur base sociale.
Les communistes, soutenus par la petite bourgeoise nationaliste
catalane, s'exprimaient ouvertement contre les collectivisations
ce qui est un paradoxe curieux, sachant qu'en Russie ils avaient
imposé la collectivisation forcée de l'agriculture
avec la violence la plus inouïe, faisant des millions de morts…
En octobre 1936, un communiste est nommé ministre du ravitaillement,
poste précédemment tenu par un anarchiste. Les comités
ouvriers de ravitaillement, mis en place par les anarchistes et
qui fonctionnaient efficacement, sont dissous. La distribution de
l'alimentation, assurée par le système de la vente
directe des produits organisés par les comités des
syndicats, est remise au commerce privé. Les prix augmentent,
provoquant la pénurie. Le mécontentement de la population
monte, mais les communistes accusent les anarchistes. Les forces
de police -garde civile et gardes d'assaut- avaient été
dissoutes et remplacées par des "patrouilles de contrôle".
Mais la police sera rapidement reconstituée, contrôlée
par les staliniens. Le même processus s'était passé,
le 10 octobre 1936, avec la militarisation des milices, dont les
communistes étaient de chauds partisans.
La Batalla du 1er mai 1937 décrit la composition sociale
et le mode de recrutement de la police contrôlée par
les communistes : " ils ont concentré en Catalogne une
partie de la formidable armée de carabiniers, qui avait été
créée dans des buts contre-révolutionnaires,
en la recrutant parmi les éléments du parti communiste
dépourvus d'éducation politique, parmi les ouvriers
n'appartenant à aucune idéologie, et même parmi
les petits-bourgeois déclassés, ayant perdu toute
confiance dans le rétablissement de leur position…"
Une offensive est lancée contre la liberté d'expression.
La censure devient de plus en plus importante, y compris la censure
politique. Un meeting CNT-POUM est interdit le 26 février
1937 à Tarragona. Le 26 mars 1937, les libertaires s'opposent
à un décret qui dissout les patrouilles de contrôle,
qui interdit le port d'armes par les civils et l'affiliation politique
ou syndicale des gardes et des officiers de police, et qui dissout
les conseils d'ouvriers et de soldats, ce qui équivalait
à la liquidation du pouvoir réel de la Confédération,
élément moteur des milices, maîtresse de la
rue et des usines.
De fait, les patrouilles de contrôle ne rendent pas leurs
armes, au contraire, les militants sortent dans la rue et désarment
les forces de police régulières, qui résistent,
des coups de feu sont échangés. La mesure de suppression
des patrouilles de contrôle avait été prise
en accord avec les conseillers anarchistes de la Généralité,
qui furent critiqués par leur base et retirèrent leur
appui au décret.
La crise sera résolue par la formation d'un nouveau gouvernement,
identique au précédent.
Les affrontements armés continuent.
Les faits
La provocation du 3 mai 1937 fut donc l'aboutissement d'une longue
série d'escarmouches dont l'objectif était, pour les
staliniens, la liquidation de la révolution sociale, la liquidation
des libertaires comme force hégémonique dans la classe
ouvrière catalane, la restauration du pouvoir de la bourgeoisie
dûment "drivée" par les conseillers techniques
du GPU (3).
Que se passa-t-il ce jour-là ? Le lundi 3 mai 1937 la police
communiste tente de prendre le contrôle du central téléphonique
de Barcelone, qui est sous contrôle CNT-UGT, mais dont la
majorité des employés est à la CNT. Les miliciens
présents se saisissent de leurs armes et résistent
violemment, avec succès. Une heure plus tard les miliciens
de la FAI et des membres des patrouilles de contrôle arrivent
en renfort.
Les usines s'arrêtent. Les armes sortent des cachettes. Les
barricades s'élèvent.
L'insurrection s'étend à toute la ville.
Le gouvernement -avec ses représentants anarchistes !- est
en fait assiégé par la force populaire. Il s'agit
d'une authentique riposte spontanée à une provocation
stalinienne. Le comité régional de la CNT et de la
FAI se contente d'exiger la destitution de Rodriguez Sala, communiste,
commissaire à l'ordre public de Barcelone. Comme si Sala
pouvait être quoi que ce soit en dehors des forces qui se
trouvaient derrière lui.
Comme le 19 juillet 1936 lorsque les fascistes ont tenté
de prendre le pouvoir, ce sont, à la base, les comités
de défense confédéraux CNT-FAI qui organisèrent
la contre-offensive populaire, mais cette fois contre l'avis de
la direction de la CNT. Le lendemain, mardi 4 mai, la bataille fait
rage toute la journée. La rapidité de la réaction
des miliciens de la CNT-FAI et du POUM contre la police a été
stupéfiante, autant qu'a été terrible l'acharnement
de la police noyautée par les communistes. Cette crise révèle
un conflit aigu à l'intérieur même du camp républicain.
Le sort de la révolution sociale était en jeu.
Pendant que les prolétaires se battent dans la rue contre
la réaction intérieure au camp républicain,
les états-majors marchandent : il faut former un nouveau
gouvernement. Les dirigeants de l'UGT et de la CNT appellent à
cesser le feu. Les ministres anarchistes du gouvernement central
appuient cette initiative, mais Companys, président de la
généralité, refuse de renvoyer Rodriguez Sala.
Garcia Oliver, ministre anarchiste du gouvernement central, dirigeant
de la CNT mais aussi de la FAI, fait un discours ridicule au nom
de l'unité antifasciste, appelle à déposer
les armes : "tous ceux qui sont morts aujourd'hui sont mes
frères, je m'incline devant eux et je les embrasse",
y compris sans doute les staliniens et les policiers. Oliver accrédite
ainsi l'idée que la bataille qui a eu lieu n'était
qu'un accident de parcours dans le camp républicain, alors
qu'elle était un authentique combat de classe, le projet
des communistes étant de rétablir tous les attributs
de l'ordre bourgeois : propriété privée, pouvoir
centralisé, police, hiérarchie. Il évacue l'objectif
de cette bataille, qui se résumait dans l'alternative : poursuite
de la révolution sociale ou restauration de l'État
bourgeois.
Dans la nuit du 4 au 5 mai, les marchandages au palais de la généralité
continuent.
Les communistes veulent grignoter un peu plus de pouvoir aux comités
ouvriers et doivent affronter les travailleurs en armes. Leur objectif
: écraser définitivement la révolution. Force
est de constater que les dirigeants anarchistes sont dépassés
par les événements. A la radio, ils se succèdent
tous pour appeler les combattants à déposer les armes
: Garcia Oliver, Federica Montseny, tous deux CNT et FAI, et les
autres. Companys exige comme préalable à tout accord
que les travailleurs se retirent de la rue. Le lendemain, mercredi
5 mai, la bataille est plus violente encore que la veille. La Gare
de France, occupée par les anarchistes, est prise par la
garde civile ; les employés de la centrale téléphonique
se rendent aux gardes d'assaut. Le gouvernement catalan démissionne.
Les divisions anarchistes du front proposent de venir à Barcelone,
mais le comité régional de la CNT leur annonce qu'on
n'a pas besoin d'elles… Le soir, de nouveaux appels demandent
aux ouvriers de quitter les barricades et de rentrer chez eux. Le
mécontentement grandit dans les rangs de la CNT-FAI.
De nombreux militants déchirent leur carte. Une partie importante
des jeunesses libertaires, de nombreux comités et groupes
de base dans les entreprises et les quartiers s'opposent à
l'attitude conciliatrice et à courte vue de la direction
du mouvement libertaire catalan.
Les Amis de Durruti proposent la formation d'une junte révolutionnaire
qui devait remplacer la généralité. Le POUM
devait être admis dans cette junte " car il s'est placé
du côté des travailleurs ". Ils réclament
la socialisation de l'économie, la dissolution des partis
et des corps armés qui ont participé à l'agression,
le châtiment des coupables. Ces positions sont dénoncées
par le comité régional de la CNT. Le groupe sera plus
tard exclu de la CNT.
Les Amis de Durruti n'étaient pas, malgré leur nom,
des survivants des groupes Los Solidarios ou Nosotros dont Durruti
avait fait partie. C'était un petit groupe formé d'irréductibles
hostiles à la militarisation des milices, à la participation
de la CNT au gouvernement, et dirigé par les Faïstes
Carreno, Pablo Ruiz, Eleuterio Roig et Jaime Balius. Accusé
d'être à la traîne du POUM et d'être constitué
d'anarchistes bolchevisés, ce groupe eut un faible impact
et son existence fut courte, car il ne se manifeste plus après
l'été 37.
Cela ne retire rien au fait que certaines (pas toutes, loin s'en
faut) des positions qu'il prit à un certain moment aient
pu être dignes d'être prises en considération.
Les critiques qu'il faisait à l'encontre de l'appareil dirigeant
de la CNT n'étaient en effet pas infondées.
Par exemple, le Comité national de la CNT, lors d'une conférence
des délégués le 28 mars 1937, demanda la soumission
de tous les organes de presse de la Confédération
aux directives du Comité national. La proposition ne fut
adoptée qu'à une voix de majorité. La minorité
décida de ne pas tenir compte du vote. Il est incontestable
qu'il s'était développé une couche de dirigeants
spécialisés à la CNT, sans aucun contrôle
de la base, et une hiérarchisation autoritaire de l'organisation,
y compris à la FAI.
La direction du POUM dans cette affaire n'est elle-même pas
exempte de critique.
Andrès Nin tente de freiner l'ardeur des militants ; un
curieux appel du comité exécutif du POUM propose à
la fois de se débarrasser de l'ennemi et d'amorcer une retraite.
Le 5 mai aura été le point culminant de la bataille.
Le matin, le gouvernement est démissionnaire, le soir il
se reforme.
Berneri, une des figures de l'opposition révolutionnaire,
est assassiné par les communistes, ainsi qu'un autre militant
anarchiste italien, Barbieri. Le matin du 6 mai, on constate un
certain flottement chez les combattants, déçus et
désorientés par l'attitude de la direction régionale
de la CNT.
Bientôt les barricades abandonnées sont réoccupées.La
direction de la CNT renouvelle ses appels au calme. La lutte est
terminée mais personne ne retourne au travail, les combattants
restent sur place. Dans la nuit du 6 au 7 mai, les dirigeants de
la CNT-FAI réitèrent leurs propositions : retrait
des barricades, libération des prisonniers et des otages.
Le matin du 7, le gouvernement accepte les propositions de cessez-le-feu.
L'échec du mouvement insurrectionnel marquera le début
d'une régression terrible des acquis des premiers mois de
la révolution. L'emprise du stalinisme, s'appuyant sur les
couches sociales les plus hostiles à la révolution
dans le camp républicain, s'affirmera.
Les assassinats de militants révolutionnaires par les staliniens
redoubleront. Dès l'été 1937 les troupes du
communiste Lister entreront en Aragon pour tenter de liquider par
la terreur les collectivités agricoles libertaires et les
remettre aux anciens propriétaires.
L'adhésion des masses paysannes aux collectivisations était
telle que la tentative de Lister se heurta à un échec
cuisant. " Ni vous, ni nous n'avons lancé les masses
de Barcelone dans ce mouvement. Il n'a été qu'une
réponse spontanée à une provocation du stalinisme.
C'est maintenant le moment décisif pour faire la révolution.
Ou bien nous nous mettons à la tête du mouvement pour
détruire l'ennemi intérieur ou bien le mouvement échoue
et nous serons détruits. Il faut choisir entre la révolution
ou la contre-révolution. " C'était l'alternative
proposée par le POUM, dans la nuit du 3 mai, refusée
par la direction de la CNT, et rapportée par Julian Gorkin
(4).
Si c'était à refaire
Ce serait cependant une grave erreur d'aborder la question en termes
de "trahison" de la direction de la CNT par rapport à
ses objectifs. Le bilan serein et non dogmatique de l'action de
la confédération et des positions de ses dirigeants
pendant la guerre civile reste encore à faire chez les libertaires.
Il faut garder à l'esprit que la révolution espagnole
n'était pas la révolution russe.
On peut considérer cette dernière comme l'ultime
révolution du XIXè siècle en termes de moyens
techniques mis en œuvre. La révolution espagnole a été
la première du XXè siècle, avec l'utilisation
des blindés, de l'aviation, de la radio, etc.
Elle a été le terrain d'entraînement de l'Allemagne
hitlérienne pour la Seconde Guerre mondiale. En Russie, l'État
était en déliquescence, toutes les forces sociales
opposées à la révolution étaient en
état de dissolution. La société russe tout
entière était en état de dissolution, après
plusieurs années d'une guerre terrible. C'est cette situation
qui a permis à un petit groupe d'hommes -quelques milliers
en 1917- de prendre le pouvoir. L'extrême degré d'organisation
et de discipline de ce petit groupe d'hommes ne peut à lui
seul expliquer l'efficacité de son action, ce qui ne retire
rien au génie stratégique de Lénine, en tout
cas au début.
La société espagnole ne présentait pas ce
caractère de déliquescence. Les forces sociales en
présence étaient précisément caractérisées
et ancrées dans leur mode de vie. La bourgeoisie espagnole,
et en particulier la bourgeoisie catalane, était puissante,
influente. Des classes intermédiaires nombreuses faisaient
tampon et épousaient d'autant plus les idées de la
classe dominante qu'elles craignaient la prolétarisation.
Une telle situation n'existait pas en Russie.
La révolution prolétarienne en Espagne a dû
faire face à des adversaires autrement plus redoutables que
ceux auxquels les révolutionnaires russes se sont affrontés,
car les puissances capitalistes occidentales, après la Première
Guerre mondiale, étaient elles aussi épuisées
par la guerre, et les corps expéditionnaires qu'elle envoyait,
étaient minés par les désertions.
Les libertaires espagnols ont dû affronter à la fois
les fascistes, les staliniens et les républicains. Ça
fait beaucoup. La révolution russe a eu lieu à une
période d'effondrement général, où les
puissances, au plan international, susceptibles de la combattre
étaient elles-mêmes épuisées par quatre
années d'une guerre terrible.
La révolution espagnole au contraire a eu lieu à
une période de montée en puissance de forces réactionnaires
d'une puissance jamais vue -le nazisme en Allemagne, le fascisme
mussolinien- qui ont soutenu sans réserve de ses armes le
fascisme espagnol.
Parmi ces forces réactionnaires figurait le stalinisme,
dont les marxistes révolutionnaires qui accusaient la CNT
de tous les maux sont sinon directement, du moins intellectuellement
responsables. Si les libertaires l'avaient décidé,
ils auraient pu aisément liquider les communistes en mai
37, et le comité régional, dans une certaine mesure,
avait raison de dire qu'il n'avait pas besoin de dégarnir
les divisions anarchistes du front (5).
Les miliciens de Barcelone et de la région, les ouvriers
insurgés, les comités de défense des faubourgs
auraient largement suffi à la tâche. Mais la situation
se serait limitée à la Catalogne, car à Madrid
la CNT ne dominait pas. La direction de la CNT ne voulait pas risquer
de se retrouver seule face à une coalition fascisto-stalino-républicaine.
Par ailleurs, spéculer sur un phénomène d'entraînement
dans la classe ouvrière espagnole, qui dans un grand élan
d'enthousiasme, aurait soutenu les libertaires catalans, était
un risque que la Confédération n'a pas voulu prendre.
L'Espagne aurait éclaté en plusieurs blocs antagonistes,
devenant une proie facile pour les franquistes. C. M. Lorenzo a
sans doute raison de dire qu'un " triomphe de l'anarchisme
espagnol entraînant l'effondrement de la légalité
républicaine aurait provoqué à coup sûr
contre lui la formation d'une coalition internationale allant de
l'Union soviétique (suppression de toute aide en armes et
en munitions) aux États occidentaux démocratiques
(reconnaissance immédiate du gouvernement fasciste, blocus
économique (6)." Le mouvement ouvrier international,
et en particulier le mouvement ouvrier français largement
influencé par les staliniens, auraient-ils soutenu une révolution
anarchiste en Espagne qui se serait opposée par les armes
aux communistes espagnols ? Certes, les libertaires se sont de toute
façon trouvés face à une coalition fascisto-stalino-républicaine…
La question, dans ces conditions -qu'il est facile de poser soixante
ans après-, est : est-ce qu'il ne valait pas mieux tenter
le coup ?
Il est facile, lorsqu'on vit constamment "en plein délire
d'identification avec la révolution russe", comme dit
Carlos Semprun-Maura, lorsqu'on traîne un schéma de
révolution qui se limite à la prise du Palais d'Hiver,
de reprocher aux libertaires espagnols de ne pas l'avoir fait. On
peut, aujourd'hui, reprocher aux libertaires d'avoir fait une mauvaise
analyse à la fois de la nature du stalinisme et de celle
du républicanisme bourgeois.
On est, aujourd'hui, confondu par leur naïveté (7)
: ils sont les seuls à avoir joué honnêtement
le jeu de l'antifascisme. Ils étaient les seuls authentiques
antifascistes. Ils étaient les seuls dont l'objectif prioritaire
réel était la liquidation du fascisme en Espagne sans
préconditionner cet objectif à leur monopole du pouvoir.
Au nom de l'unité antifasciste, la CNT, majoritaire en Catalogne,
a accepté dans tous les organes de décision une représentation
infiniment moindre que celle correspondant à ses effectifs
réels, en gage de sa bonne foi… Les libertaires ont
fait, tragiquement et à leurs dépens, la preuve que
l'antifascisme sans la révolution sociale n'a aucun sens.
Ils ont démontré que la liquidation du fascisme ne
peut pas se faire avec l'alliance avec un autre fascisme -le stalinisme-,
ni avec la bourgeoisie républicaine.
C'est une leçon qui vaut encore aujourd'hui.
René Berthier
Notes
(1) Le POUM (parti ouvrier d'unification marxiste), fondé
en 1935, avait entre 3 000 et 5 000 adhérents avant la guerre
civile (1 million pour la CNT). Qualifié à tort de
trotskiste, y compris par les trotskistes d'aujourd'hui (qui se
l'ont un peu récupéré, surtout depuis le film
de Ken Loach), il avait rompu avec Trotski et la IVe Internationale.
L'attitude de la CNT par rapport au POUM s'explique en partie parce
que les relations entre les deux organisations n'avaient jamais
été bonnes, Joaquin Maurin ayant accusé la
Confédération de tous les maux.
(2) Il y eut même des grèves opposant des ouvriers
de la CNT et leur patron de l'UGT, ou des affrontements armés
entre paysans collectivistes de la CNT et des petits propriétaires
de l'UGT… (3) L'" Aide " soviétique, payée
au prix fort par les républicains espagnols, était
conditionnée à la présence de " conseillers
" militaires soviétiques qui installèrent une
tchéka qui procéda à l'exécution d'innombrables
militants révolutionnaires.
(8) Cité par C. M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et
le pouvoir, p. 266, Le Seuil. Cf. également J. Gorkin, Les
communistes contre la révolution espagnole, Belfond, p. 59-60.
(4) La preuve a posteriori que les anarchistes auraient pu sans
difficulté liquider physiquement les communistes dès
mai 37 se trouve dans les événements de mars 1939,
à Madrid, lors desquels la CNT réalisa ce qu'elle
aurait peut-être dû faire dès le début.
Le 2 mars Negrin fait un véritable coup d'État et
met des communistes à tous les commandement militaires importants.
La CNT décida alors de régler ses comptes avec le
stalinisme en écrasant les troupes communistes. Du 5 au 12
mars 1939, le IVe corps d'armée anarchiste (150 000 hommes)
commandé par Cipriano Mera, écrasa les Ier, IIe et
IIIe corps d'armée communistes (350 000 hommes). Selon des
témoignages oraux, tous les officiers communistes au-dessus
du grade de sergent furent exécutés. La nature de
classe du parti communiste espagnol est bien décrite dans
ces propose de C. M. Lorenzo : " Il semble qu'il se produisit
alors un véritable effondrement du Parti communiste. La masse
innombrable de gens qui avaient adhéré à ce
parti par haine de la Révolution, par peur, par amour de
l'" ordre ", par opportunisme politique, par arrivisme,
n'avait aucune formation idéologique véritable, aucune
connaissance du marxisme. Tous ces gens abandonnèrent le
Parti dès qu'ils le virent en mauvaise posture et les communistes
se retrouvèrent tels qu'ils étaient au début
de la Guerre civile une poignée de cadres sans prise réelle
sur la population. Le Parti communiste eut à la faveur des
circonstances un gonflement absolument artificiel ; ce fut un organisme
monstrueux aux pieds d'argile. " C. M. Lorenzo, Les Anarchistes
espagnols et le pouvoir, éditions le Seuil, p. 327.
(5) C. M. Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, éditions
le Seuil, p. 267.
(6) Solidaridad obrera du 21 janvier 1937 évoque en termes
lyriques l'arrivée, la veille, du premier bateau soviétique
débarquant farine, sucre et beurre, quelque temps après
que les communistes catalans aient provoqué la pénurie
et le renchérissement des produits alimentaires en liquidant
les comités ouvriers de ravitaillement (7 janvier), fournissant
le prétexte d'accuser les anarchistes d'être les responsables
de la pénurie : " Tout un peuple vibrait à cause
de la signification profondément humaine de la première
visite d'un autre peuple. La sensibilité rendait tribut à
la solidarité. Ce messsager du prolétariat russe a
apporté en Espagne quelques tonnes de produits alimentaires,
offrande de ses femmes aux nôtres, aimables caresses des tout
petits d'Orient aux enfants d'Ibérie… " etc.
Le quotidien de la CNT aurait pu préciser que ces produits
étaient achetés au prix fort et à prix d'or
aux Soviétiques, de même que le seront les armes, pour
la plupart anciennes, livrées à l'Espagne et distribuées
de façon très sélective.
[ texte repris du site http://increvablesanarchistes.org
]<
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