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BERTHIER René. Bakounine l’État et l’Église.
Réfractions Hiver-Automne 2001, n° 7.

Origine : http://raforum.info/article.php3?id_article=1559

http://www.plusloin.org/refractions/refractions7/berthier.htm

La genèse de l’état

L’approche de la genèse de l’État chez Bakounine diffère de celle de Marx, sans qu’on puisse dire qu’elle s’y oppose. Bakounine suggère que l’État est le résultat de l’appropriation du pouvoir par un groupe déjà constitué et organisé. C’est que le pouvoir est la condition de l’existence d’une société d’exploitation.

L’acte originel de la formation de l’État est la violence. Les premiers États historiques ont été constitués par la conquête de populations agricoles par des populations nomades :« Les conquérants ont été de tout temps les fondateurs des États, et aussi les fondateurs des Églises », Œuvres complètes, Paris, Champ libre, II, 83.

L’État est « l’organisation juridique temporelle de tous les faits et de tous les rapports sociaux qui découlent naturellement de ce fait primitif et inique, les conquêtes » qui ont toujours « pour but principal l’exploitation organisée du travail collectif des masses asservies au profit des minorités conquérantes », op. cit., II, 84.

La violence est donc l’acte constitutif de la domination de classe, l’exploitation le mobile. 1

Si, chez Marx, on arrive à l’État par l’apparition des classes sociales et par le développement de leur antagonisme, pour Bakounine, les classes ne peuvent se constituer à l’origine autrement que par un acte de violence ou

de conquête qui coïncide avec la formation de l’État : « Les classes ne sont possibles que dans l’État », op. cit., II, 146.

En considérant les deux points de vue avec un tant soit peu de recul on constate : – que Marx affirme la prééminence des déterminations économiques tout en reconnaissant l’importance du politique (la violence) et en lui attribuant le caractère de fait économique. Ainsi, dans le Capital, en analysant les différentes méthodes d’accumulation primitive, Marx constate que « quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force organisée et concentrée de la société ». Et pour ne pas avoir l’air d’abandonner le principe de la primauté du fait économique, il ajoute : « La force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique. » (Je souligne), le Capital, 8e section, XXXI, La Pléiade, I, p. 1213.– tandis que Bakounine, au contraire, affirme la prééminence du politique en lui attribuant des motifs économiques : l’exploitation du travail des masses. « Qu’est-ce que la richesse et le pouvoir sinon deux aspects inséparables de l’exploitation du labeur du peuple et de sa force organisée ? », dit encore Bakounine.

On pourrait penser que la problématique se réduit à celle de la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide.

Marx admet que pour rendre intelligible un phénomène complexe, la meilleure méthode n’est pas nécessairement d’analyser la genèse de ce phénomène – la méthode historique : « La méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé. Mais ce n’est nullement là le procès de la genèse du concret lui-même. », Introduction générale à la critique de l’économie politique, La Pléiade, I, p. 255.

Déjà, dès 1846, Proudhon affirmait dans le Système des contradictions économiques que la société existe par ses matériaux comme réalité concrète, et par ses lois comme processus intelligible.

La préoccupation de Marx dans le Capital n’est pas de faire la genèse du capitalisme mais de le considérer comme un « ensemble concret, vivant, déjà donné », op. cit., I, p. 255, et d’en dévoiler les lois : « Il serait faux et inopportun de présenter la succession des catégories économiques dans l’ordre de leur action historique. Leur ordre de succession est, bien au contraire, déterminé par la relation qu’elles ont entre elles dans la société bourgeoise moderne et qui est précisément à l’inverse de leur ordre apparemment naturel ou de leur évolution historique. » Introduction générale, op. cit., I, 262.

Dans le modèle présenté par Marx, la formation de l’État apparaît comme le résultat d’un processus interne du développement des contradictions sociales, idée que Bakounine ne rejette d’ailleurs pas du tout. La démarche de Marx ne se situe pas d’un point de vue historique, mais logique. Dans le Capital, Marx pose un modèle théorique du système capitaliste, il fait en quelque sorte une simulation, ce que peu d’auteurs ont perçu (et que Proudhon avait fait quinze ans plus tôt dans le Système des contradictions économiques, s’attirant les foudres de Marx).

En posant la question de l’acte fondateur de l’État, Bakounine ne se préoccupe pas plus de situer l’événement en temps et en lieu que Rousseau ne croyait que le contrat social ait été un contrat réel, littéralement parlant 2 : ce qui intéresse Bakounine, c’est le processus.

Il y a en fait deux registres à partir desquels la question de l’État est abordée : le registre historique, qui fait de

l’État la résultante d’un acte de violence initiale ; le registre logique qui en fait la résultante de l’évolution des contradictions de classe.

Il faut comprendre les enjeux de ces divergences : Bakounine combattait la thèse déterministe, identifiée à l’époque au marxisme, selon laquelle la révolution résulterait du seul développement des contradictions de la société capitaliste. On comprend dès lors qu’il insiste sur les déterminations politiques de la formation de l’État, quoi que, il est bon de le répéter, il n’a jamais contesté l’approche « économiste » de Marx, à condition d’admettre que les phénomènes idéologiques, juridiques, puissent devenir, une fois posés, des « causes productrices d’effets ».

Le rejet du déterminisme historique n’implique évidemment pas que la révolution est possible à n’importe quel moment, par un acte volontariste ; il est l’affirmation que la conscience et la volonté jouent un rôle déterminant :

si la classe ouvrière n’est pas portée par la conscience de son droit et si, corrélativement, la classe dominante n’est pas minée par la mauvaise conscience de son droit, le projet révolutionnaire n’a aucune chance de se réaliser.

Voici en résumé comment Bakounine perçoit le processus de formation de l’État.

Des groupes organisés se combattent pour prendre le pouvoir jusqu’à ce que l’un d’entre eux, mieux organisé, s’érige en maître et forme un « État régulier ». La victoire de ce groupe attire du côté des vainqueurs une partie du groupe vaincu. Si le parti vainqueur se montre intelligent, il accorde des avantages aux hommes les plus influents du groupe vaincu : « Ainsi se forment les classes étatiques dont l’État sort tout fait. » « Une religion ou une autre expliquera ensuite, c’est-à-dire divinisera, l’acte de violence et de cette manière posera le fondement du droit dit étatique. » La Science et la question vitale de la révolution, VI, 274.

L’église-état

Bakounine ne se limite pas à définir l’État comme un simple instrument de pouvoir au service d’une classe dominante, dans le cadre d’un rapport bipolaire bourgeoisie-prolétariat, ou bourgeoisie-aristocratie.

1. Il souligne constamment ce que le pouvoir politique conserve de religieux. L’Église, dit-il, est la sœur aînée de l’État, en ce sens que les premières formes de pouvoir apparues dans l’histoire ont revêtu un caractère sacerdotal. Dans sa critique de Mazzini, Bakounine évoque la notion d’église-état (Pierre Legendre parle « d’État pontife »). La fonction-pouvoir se présente ainsi sous deux aspects, théologique et politique. La critique de la religion reste un aspect, non pas subordonné mais intégrant, de la critique du pouvoir, dans la mesure où le pouvoir revêt, même sous des oripeaux laïques, un aspect religieux : l’idéologie est une force matérielle. La critique de la religion n’est donc jamais achevée.

De fait, l’Église a été, dit Bakounine, une classe dominante pendant la première moitié du Moyen Âge, constituée de « la classe des prêtres, non héréditaires cette fois, mais se recrutant indifféremment dans toutes les classes de la société ». « L’Église et les prêtres, le pape en tête, étaient les vrais seigneurs de la terre », dit-il encore (VIII, 153).

Toute la première moitié du Moyen Âge est dominée par la lutte des monarques contre la suprématie papale. La doctrine dominante voulait que les rois détiennent leur pouvoir de Dieu, par l’intermédiaire du pape. Les autorités politiques des États sont donc entièrement subordonnées à l’Église. Le clergé, dit Bakounine, avait pour lui la force des armées, la puissance économique et une organisation hiérarchique efficace.

Ce n’est qu’après une longue lutte que les rois finiront progressivement par détenir leur charge directement de Dieu, se libérant ainsi d’un encombrant intermédiaire. De fait, c’est, en France, Philippe le Bel qui, s’appuyant sur ses juristes, émancipe le pouvoir de l’influence du clergé. Lorsque le droit souverain fut reconnu comme procédant immédiatement de Dieu, le pouvoir fut proclamé absolu.L’État et l’Église sont « deux pôles inséparables quoique toujours opposés » (op. cit., I, 130), deux institutions qui s’engendrent l’une l’autre mais qui, comme c’est toujours le cas lorsque deux centres d’autorité coexistent, ne peuvent subsister qu’en situation de conflit et par la soumission de l’un à l’autre.

2. Selon Bakounine, l’histoire européenne est marquée par un jeu d’alliances de deux forces contre une troisième : ce schéma ternaire se distingue donc très sensiblement de celui de Marx, qu’il ne contredit pas mais qu’il complète.En Angleterre, dit Bakounine, on a pu observer en effet l’alliance de la bourgeoisie avec l’aristocratie terrienne contre la monarchie. Le drame de l’Allemagne est que des conditions historiques particulières, liées à la proximité du monde slave ouvert à la conquête, ont rendu impossible aussi bien l’alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie, dépourvues l’une et l’autre de sens politique, que l’alliance de la bourgeoisie et du pouvoir impérial, constamment occupé en Italie. En France, la bourgeoisie et la monarchie se seraient alliées contre la noblesse féodale ; en Italie, la bourgeoisie aurait dû son autonomie relative et son développement à la lutte entre le pouvoir religieux (l’Église) et le pouvoir politique (l’empereur), etc.

3. Le déclin du pouvoir de l’Église a les mêmes causes que celles qui ont provoqué le déclin de l’aristocratie féodale : le développement des échanges, de la circulation monétaire, l’apparition du capital marchand, le développement des villes qui affaiblirent les couches dont les revenus étaient fondés sur la propriété foncière. Ainsi, comme lors du passage de la société monarchique à la société bourgeoise, la classe qui perd sa position hégémonique ne disparaît pas, elle subsiste en se subordonnant au nouveau pouvoir.

« C’est ainsi que sur les ruines du despotisme de l’Église fut élevé l’édifice du despotisme monarchique. L’Église, après avoir été le maître, devint la servante de l’État, un instrument de gouvernement entre les mains du monarque. »

La lutte entre l’Église et l’État était historiquement nécessaire, dit Bakounine. Par son caractère universel, l’Église avait une ampleur trop grande pour pouvoir absorber les États nationaux dans un « État universel » (op. cit., VIII, 153). La Réforme, en particulier en Allemagne, est interprétée par Bakounine comme une réaction contre

l’Église qui aboutit à la désorganisation d’une institution dominante, mais aussi à la soumission accrue des populations au pouvoir des princes, qui profitent de l’atomisation de l’institution religieuse pour devenir des chefs spirituels en subordonnant la religion aux intérêts de l’État.

Ailleurs, l’Église catholique affaiblie est absorbée par l’État : ainsi naît le despotisme moderne, dit Bakounine. Aux deux périodes-clés de l’histoire de la société monarchique, lorsque les monarques s’affranchissent de la tutelle papale pour leur investiture, et lors de la Réforme, l’affaiblissement de l’institution religieuse s’accompagne d’un transfert accru de pouvoir à l’État et d’une subordination, ou en tout cas d’une dépendance accrue de l’Église envers l’État.

Mais quelle que soit sa forme ou son caractère particulier, le pouvoir a besoin d’autojustification. En lui-même, le pouvoir, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, est « un fait sauvage, quelque chose comme un fait brut, et son discours s’adresse à des brutes. », Jouir du pouvoir, p. 153., éd. de Minuit, Paris.

René Berthier


1. « L’État, complètement dans sa genèse, essentiellement et presque complètement pendant les premières étapes de son existence, est une institution sociale imposée par un groupe victorieux d’hommes sur un groupe vaincu, avec pour seul objectif d’assurer la domination du groupe victorieux sur les vaincus et de se garantir contre la révolte de l’intérieur et les attaques de l’extérieur. Téléologiquement, cette domination n’avait pas d’autre objet que l’exploitation économique des vaincus par les vainqueurs. » Cette citation n’est pas de Bakounine mais de Franz Oppenheimer, un sociologue allemand (1864-1943). F. Oppenheimer, The State (1914), Black Rose Books, Montréal, réédité en 1975.

2. « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine. » (Rousseau, œuvres complètes, La Pléiade, III, p. 139.)