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Origine : http://raforum.info/article.php3?id_article=1559
http://www.plusloin.org/refractions/refractions7/berthier.htm
La genèse de l’état
L’approche de la genèse de l’État chez
Bakounine diffère de celle de Marx, sans qu’on puisse
dire qu’elle s’y oppose. Bakounine suggère que
l’État est le résultat de l’appropriation
du pouvoir par un groupe déjà constitué et
organisé. C’est que le pouvoir est la condition de
l’existence d’une société d’exploitation.
L’acte originel de la formation de l’État est
la violence. Les premiers États historiques ont été
constitués par la conquête de populations agricoles
par des populations nomades :« Les conquérants ont
été de tout temps les fondateurs des États,
et aussi les fondateurs des Églises », Œuvres
complètes, Paris, Champ libre, II, 83.
L’État est « l’organisation juridique
temporelle de tous les faits et de tous les rapports sociaux qui
découlent naturellement de ce fait primitif et inique, les
conquêtes » qui ont toujours « pour but principal
l’exploitation organisée du travail collectif des masses
asservies au profit des minorités conquérantes »,
op. cit., II, 84.
La violence est donc l’acte constitutif de la domination
de classe, l’exploitation le mobile. 1
Si, chez Marx, on arrive à l’État par l’apparition
des classes sociales et par le développement de leur antagonisme,
pour Bakounine, les classes ne peuvent se constituer à l’origine
autrement que par un acte de violence ou
de conquête qui coïncide avec la formation de l’État
: « Les classes ne sont possibles que dans l’État
», op. cit., II, 146.
En considérant les deux points de vue avec un tant soit
peu de recul on constate : – que Marx affirme la prééminence
des déterminations économiques tout en reconnaissant
l’importance du politique (la violence) et en lui attribuant
le caractère de fait économique. Ainsi, dans le Capital,
en analysant les différentes méthodes d’accumulation
primitive, Marx constate que « quelques-unes de ces méthodes
reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans
exception exploitent le pouvoir de l’État, la force
organisée et concentrée de la société
». Et pour ne pas avoir l’air d’abandonner le
principe de la primauté du fait économique, il ajoute
: « La force est l’accoucheuse de toute vieille société
en travail. La force est un agent économique. » (Je
souligne), le Capital, 8e section, XXXI, La Pléiade, I, p.
1213.– tandis que Bakounine, au contraire, affirme la prééminence
du politique en lui attribuant des motifs économiques : l’exploitation
du travail des masses. « Qu’est-ce que la richesse et
le pouvoir sinon deux aspects inséparables de l’exploitation
du labeur du peuple et de sa force organisée ? », dit
encore Bakounine.
On pourrait penser que la problématique se réduit
à celle de la bouteille à moitié pleine ou
à moitié vide.
Marx admet que pour rendre intelligible un phénomène
complexe, la meilleure méthode n’est pas nécessairement
d’analyser la genèse de ce phénomène
– la méthode historique : « La méthode
de s’élever de l’abstrait au concret n’est
pour la pensée que la manière de s’approprier
le concret, de le reproduire en tant que concret pensé. Mais
ce n’est nullement là le procès de la genèse
du concret lui-même. », Introduction générale
à la critique de l’économie politique, La Pléiade,
I, p. 255.
Déjà, dès 1846, Proudhon affirmait dans le
Système des contradictions économiques que la société
existe par ses matériaux comme réalité concrète,
et par ses lois comme processus intelligible.
La préoccupation de Marx dans le Capital n’est pas
de faire la genèse du capitalisme mais de le considérer
comme un « ensemble concret, vivant, déjà donné
», op. cit., I, p. 255, et d’en dévoiler les
lois : « Il serait faux et inopportun de présenter
la succession des catégories économiques dans l’ordre
de leur action historique. Leur ordre de succession est, bien au
contraire, déterminé par la relation qu’elles
ont entre elles dans la société bourgeoise moderne
et qui est précisément à l’inverse de
leur ordre apparemment naturel ou de leur évolution historique.
» Introduction générale, op. cit., I, 262.
Dans le modèle présenté par Marx, la formation
de l’État apparaît comme le résultat d’un
processus interne du développement des contradictions sociales,
idée que Bakounine ne rejette d’ailleurs pas du tout.
La démarche de Marx ne se situe pas d’un point de vue
historique, mais logique. Dans le Capital, Marx pose un modèle
théorique du système capitaliste, il fait en quelque
sorte une simulation, ce que peu d’auteurs ont perçu
(et que Proudhon avait fait quinze ans plus tôt dans le Système
des contradictions économiques, s’attirant les foudres
de Marx).
En posant la question de l’acte fondateur de l’État,
Bakounine ne se préoccupe pas plus de situer l’événement
en temps et en lieu que Rousseau ne croyait que le contrat social
ait été un contrat réel, littéralement
parlant 2 : ce qui intéresse Bakounine, c’est le processus.
Il y a en fait deux registres à partir desquels la question
de l’État est abordée : le registre historique,
qui fait de
l’État la résultante d’un acte de violence
initiale ; le registre logique qui en fait la résultante
de l’évolution des contradictions de classe.
Il faut comprendre les enjeux de ces divergences : Bakounine combattait
la thèse déterministe, identifiée à
l’époque au marxisme, selon laquelle la révolution
résulterait du seul développement des contradictions
de la société capitaliste. On comprend dès
lors qu’il insiste sur les déterminations politiques
de la formation de l’État, quoi que, il est bon de
le répéter, il n’a jamais contesté l’approche
« économiste » de Marx, à condition d’admettre
que les phénomènes idéologiques, juridiques,
puissent devenir, une fois posés, des « causes productrices
d’effets ».
Le rejet du déterminisme historique n’implique évidemment
pas que la révolution est possible à n’importe
quel moment, par un acte volontariste ; il est l’affirmation
que la conscience et la volonté jouent un rôle déterminant
:
si la classe ouvrière n’est pas portée par
la conscience de son droit et si, corrélativement, la classe
dominante n’est pas minée par la mauvaise conscience
de son droit, le projet révolutionnaire n’a aucune
chance de se réaliser.
Voici en résumé comment Bakounine perçoit
le processus de formation de l’État.
Des groupes organisés se combattent pour prendre le pouvoir
jusqu’à ce que l’un d’entre eux, mieux
organisé, s’érige en maître et forme un
« État régulier ». La victoire de ce groupe
attire du côté des vainqueurs une partie du groupe
vaincu. Si le parti vainqueur se montre intelligent, il accorde
des avantages aux hommes les plus influents du groupe vaincu : «
Ainsi se forment les classes étatiques dont l’État
sort tout fait. » « Une religion ou une autre expliquera
ensuite, c’est-à-dire divinisera, l’acte de violence
et de cette manière posera le fondement du droit dit étatique.
» La Science et la question vitale de la révolution,
VI, 274.
L’église-état
Bakounine ne se limite pas à définir l’État
comme un simple instrument de pouvoir au service d’une classe
dominante, dans le cadre d’un rapport bipolaire bourgeoisie-prolétariat,
ou bourgeoisie-aristocratie.
1. Il souligne constamment ce que le pouvoir politique conserve
de religieux. L’Église, dit-il, est la sœur aînée
de l’État, en ce sens que les premières formes
de pouvoir apparues dans l’histoire ont revêtu un caractère
sacerdotal. Dans sa critique de Mazzini, Bakounine évoque
la notion d’église-état (Pierre Legendre parle
« d’État pontife »). La fonction-pouvoir
se présente ainsi sous deux aspects, théologique et
politique. La critique de la religion reste un aspect, non pas subordonné
mais intégrant, de la critique du pouvoir, dans la mesure
où le pouvoir revêt, même sous des oripeaux laïques,
un aspect religieux : l’idéologie est une force matérielle.
La critique de la religion n’est donc jamais achevée.
De fait, l’Église a été, dit Bakounine,
une classe dominante pendant la première moitié du
Moyen Âge, constituée de « la classe des prêtres,
non héréditaires cette fois, mais se recrutant indifféremment
dans toutes les classes de la société ». «
L’Église et les prêtres, le pape en tête,
étaient les vrais seigneurs de la terre », dit-il encore
(VIII, 153).
Toute la première moitié du Moyen Âge est dominée
par la lutte des monarques contre la suprématie papale. La
doctrine dominante voulait que les rois détiennent leur pouvoir
de Dieu, par l’intermédiaire du pape. Les autorités
politiques des États sont donc entièrement subordonnées
à l’Église. Le clergé, dit Bakounine,
avait pour lui la force des armées, la puissance économique
et une organisation hiérarchique efficace.
Ce n’est qu’après une longue lutte que les rois
finiront progressivement par détenir leur charge directement
de Dieu, se libérant ainsi d’un encombrant intermédiaire.
De fait, c’est, en France, Philippe le Bel qui, s’appuyant
sur ses juristes, émancipe le pouvoir de l’influence
du clergé. Lorsque le droit souverain fut reconnu comme procédant
immédiatement de Dieu, le pouvoir fut proclamé absolu.L’État
et l’Église sont « deux pôles inséparables
quoique toujours opposés » (op. cit., I, 130), deux
institutions qui s’engendrent l’une l’autre mais
qui, comme c’est toujours le cas lorsque deux centres d’autorité
coexistent, ne peuvent subsister qu’en situation de conflit
et par la soumission de l’un à l’autre.
2. Selon Bakounine, l’histoire européenne est marquée
par un jeu d’alliances de deux forces contre une troisième
: ce schéma ternaire se distingue donc très sensiblement
de celui de Marx, qu’il ne contredit pas mais qu’il
complète.En Angleterre, dit Bakounine, on a pu observer en
effet l’alliance de la bourgeoisie avec l’aristocratie
terrienne contre la monarchie. Le drame de l’Allemagne est
que des conditions historiques particulières, liées
à la proximité du monde slave ouvert à la conquête,
ont rendu impossible aussi bien l’alliance de la bourgeoisie
et de l’aristocratie, dépourvues l’une et l’autre
de sens politique, que l’alliance de la bourgeoisie et du
pouvoir impérial, constamment occupé en Italie. En
France, la bourgeoisie et la monarchie se seraient alliées
contre la noblesse féodale ; en Italie, la bourgeoisie aurait
dû son autonomie relative et son développement à
la lutte entre le pouvoir religieux (l’Église) et le
pouvoir politique (l’empereur), etc.
3. Le déclin du pouvoir de l’Église a les mêmes
causes que celles qui ont provoqué le déclin de l’aristocratie
féodale : le développement des échanges, de
la circulation monétaire, l’apparition du capital marchand,
le développement des villes qui affaiblirent les couches
dont les revenus étaient fondés sur la propriété
foncière. Ainsi, comme lors du passage de la société
monarchique à la société bourgeoise, la classe
qui perd sa position hégémonique ne disparaît
pas, elle subsiste en se subordonnant au nouveau pouvoir.
« C’est ainsi que sur les ruines du despotisme de l’Église
fut élevé l’édifice du despotisme monarchique.
L’Église, après avoir été le maître,
devint la servante de l’État, un instrument de gouvernement
entre les mains du monarque. »
La lutte entre l’Église et l’État était
historiquement nécessaire, dit Bakounine. Par son caractère
universel, l’Église avait une ampleur trop grande pour
pouvoir absorber les États nationaux dans un « État
universel » (op. cit., VIII, 153). La Réforme, en particulier
en Allemagne, est interprétée par Bakounine comme
une réaction contre
l’Église qui aboutit à la désorganisation
d’une institution dominante, mais aussi à la soumission
accrue des populations au pouvoir des princes, qui profitent de
l’atomisation de l’institution religieuse pour devenir
des chefs spirituels en subordonnant la religion aux intérêts
de l’État.
Ailleurs, l’Église catholique affaiblie est absorbée
par l’État : ainsi naît le despotisme moderne,
dit Bakounine. Aux deux périodes-clés de l’histoire
de la société monarchique, lorsque les monarques s’affranchissent
de la tutelle papale pour leur investiture, et lors de la Réforme,
l’affaiblissement de l’institution religieuse s’accompagne
d’un transfert accru de pouvoir à l’État
et d’une subordination, ou en tout cas d’une dépendance
accrue de l’Église envers l’État.
Mais quelle que soit sa forme ou son caractère particulier,
le pouvoir a besoin d’autojustification. En lui-même,
le pouvoir, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, est «
un fait sauvage, quelque chose comme un fait brut, et son discours
s’adresse à des brutes. », Jouir du pouvoir,
p. 153., éd. de Minuit, Paris.
René Berthier
1. « L’État, complètement dans sa genèse,
essentiellement et presque complètement pendant les premières
étapes de son existence, est une institution sociale imposée
par un groupe victorieux d’hommes sur un groupe vaincu, avec
pour seul objectif d’assurer la domination du groupe victorieux
sur les vaincus et de se garantir contre la révolte de l’intérieur
et les attaques de l’extérieur. Téléologiquement,
cette domination n’avait pas d’autre objet que l’exploitation
économique des vaincus par les vainqueurs. » Cette
citation n’est pas de Bakounine mais de Franz Oppenheimer,
un sociologue allemand (1864-1943). F. Oppenheimer, The State (1914),
Black Rose Books, Montréal, réédité
en 1975.
2. « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles
on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques,
mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels
plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à
en montrer la véritable origine. » (Rousseau, œuvres
complètes, La Pléiade, III, p. 139.)
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