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Origine http://www.nestormakhno.info/french/apropos.htm
La révolution russe provoqua un traumatisme dans le mouvement
libertaire international dont, pensons-nous, il ne s’est pas
encore remis.
Le soutien que certains anarchistes russes avaient apporté
aux bolcheviks était fondé à l’origine
sur le rejet par ces derniers de l'héritage parlementariste
de la social-démocratie. Il leur avait tout d’abord
semblé que c'étaient les bolcheviks qui s'étaient
ralliés à leurs positions. Bien que ces illusions
furent de courte durée, les libertaires russes continuèrent
de soutenir le régime contre les menaces de rétablissement
de l’ordre antérieur.
Il y a cependant un contraste curieux entre la rapidité
et la pertinence avec laquelle les anarchistes analysèrent
la nature du régime, les résolutions du mouvement
anarcho-syndicaliste en font foi, et l’absence de réaction
organisée et cohérente du mouvement en Russie, alors
même que pendant ce temps les libertaires ukrainiens développaient
à la fois une lutte armée et des réalisations
constructives au niveau de l’organisation économique.
Les choses se passent comme si, au sein de l’anarchisme russe,
il n’y avait pas eu de relais avec les combats des anarchistes
ukrainiens. " Que l’on imagine ce qu’une organisation
du type de l’Alliance bakouninienne aurait pu réaliser,
dit Alexandre Skirda : adopter un point de vue général,
le faire connaître, définir une ligne de conduite pratique
et la mettre en oeuvre. " (1)
L’après-révolution russe provoqua, directement
ou indirectement, dans le mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste
international trois types de réactions.
La synthèse anarchiste
La première fut la " synthèse anarchiste "
de Sébastien Faure, reprise par Voline. Constatant les divisions
internes, tant théoriques qu’organisationnelles, du
mouvement anarchiste en Russie, Voline propose une synthèse
des différents courants du mouvement : anarchiste-communiste,
anarcho-syndicaliste, individualiste (2). Ces courants sont apparentés
et proches les uns des autres, dit Voline, ils n’existent
qu'à cause d’un malentendu artificiel. Il faut donc
faire une synthèse théorique et philosophique des
doctrines sur lesquelles ils reposent, après quoi on pourra
en faire la fusion et envisager la structure et les formes précises
d’une organisation représentant ces trois tendances.
Le premier commentaire qu’on pourrait faire est que l’approche
de Faure et de Voline ressemble fort à de l'éclectisme,
c’est-à-dire cette démarche qui consiste à
prendre dans diverses doctrines ce qu’elles sont censées
avoir de meilleur en laissant le reste, et à en faire un
" cocktail ". Cette démarche, que Bakounine attaque
férocement chez Victor Cousin, est qualifiée de "
plat métaphysique " et de " vinaigrette philosophique
".
Ensuite, une synthèse n’est pas une fusion. Faire
la synthèse de plusieurs idées consiste à envisager
ce qu’elles ont de commun, d’opposé, et ensuite
de dépasser ces concordances et ces oppositions. Une synthèse,
c’est quelque chose d’autre, différent en nature,
des éléments qui la composent. Si une synthèse
des éléments qui composent l’anarchisme était
envisageable, on n’aurait pas une adjonction de ces éléments
qui cohabiteraient grâce à la " tolérance
" qu’ils auraient l’un pour l’autre, mais
quelque chose d’essentiellement différent, ce qui n’a
jamais été le cas dans les organisations se réclamant
de la synthèse.
La plate-forme d’Archinov
Si Archinov ne fut pas le seul à s’interroger sur
l'échec du mouvement anarchiste russe, il fut l’un
des seuls à tenter d’en tirer les conclusions pratiques.
Il fit en tout cas une critique impitoyable du mouvement. Certes,
Archinov fait le constat qu'" aucune théorie politico-sociale
n’aurait pu se fondre aussi harmonieusement avec l’esprit
et l’orientation de la révolution. Les interventions
d’orateurs anarchistes en 1917 étaient écoutées
avec une confiance et une attention rare par les travailleurs ".
Mais, dit-il, " il aurait pu sembler que l’union du potentiel
révolutionnaire des ouvriers et des paysans, et de la puissance
idéologique et tactique de l’anarchisme, représenterait
une force à laquelle rien n’aurait pu s’opposer.
Malheureusement, cette fusion n’eut pas lieu. Des anarchistes
isolés menèrent parfois une activité révolutionnaire
intense au sein des travailleurs, mais il n’y eut pas d’organisation
anarchiste de grande ampleur pour mener des actions plus suivies
et coordonnées (en dehors de la Confédération
du Nabat et de la Makhnovchtchina en Ukraine). Seule une telle organisation
aurait pu lier idéologiquement les anarchistes et les millions
de travailleurs. " (3)
Malheureusement, dit encore Archinov, les anarchistes se bornèrent
pour la plupart à des activités limitées de
petits groupes, ils ne sortirent pas de leur coquille groupusculaire,
" au lieu de s’orienter vers des actions et des mots
d’ordre politiques de masse ". Ils préférèrent
" se noyer dans la mer de leurs querelles intestines "
et ne tentèrent pas une seule fois " de poser et de
résoudre le problème d’une politique et d’une
tactique communes de l’anarchisme ". " Par cette
carence, ils se condamnèrent à l’inaction et
à la stérilité pendant les moments les plus
importants de la Révolution sociale ".
Les causes de cet état catastrophique résident dans
l'éparpillement du mouvement, la désorganisation,
l’absence d’une tactique collective qui ont presque
toujours " été érigés en principes
chez les anarchistes ". Cette expérience tragique a
" mené les masses laborieuses à la défaite
". Les masses laborieuses sont instinctivement attirées
par l’anarchisme, " mais elles n'oeuvreront avec le mouvement
anarchiste que lorsqu’elles seront convaincues de sa cohérence
théorique et organisationnelle ".
Dans un autre texte, Archinov réfute l’idée
que seule la répression du pouvoir a empêché
l’anarchisme de se développer en Russie. La répression
bolchevique ne fut qu’une des causes, l’autre étant
" l’absence d’un programme pratique déterminé
au lendemain de la révolution " (4).
Réfugié à Berlin, Archinov édite Le
Messager anarchiste, en russe, dont sept numéros paraissent
entre 1923 et 1924. Makhno et Archinov décident de s’installer
à Paris où ils fondent la revue Dielo Trouda. En 1926,
ils publient un projet de plate-forme organisationnelle pour une
Union générale des anarchistes, connue sous le nom
de " plate-forme d’Archinov ", mais qui est l'oeuvre
d’un collectif de militants. Toute la production du groupe
à l'époque va consister à faire l’analyse
critique de l’intervention des anarchistes pendant la révolution
et à proposer des solutions, valables non seulement pour
la Russie mais aussi pour le mouvement international. La principale
raison de l'échec du mouvement anarchiste réside dans
" l’absence de principes fermes et d’une pratique
organisationnelle conséquente ". C’est pourquoi
il est indispensable que soit élaboré un programme
homogène et cohérent.
La plate-forme se subdivise en trois parties :
* Une partie générale établissant les principes
fondamentaux du communisme libertaire ;
* Une partie constructive concernant les problèmes de la
production, de la consommation, de la défense de la révolution;
* Une partie consacrée aux principes généraux
de l’organisation anarchiste, la nécessité de
la cohérence idéologique, tactique, la responsabilité
collective, le fédéralisme, etc.
Malatesta rédigea une Réponse à la plate-forme
dans laquelle il déclare que les camarades russes sont "
obsédés du succès des bolchevistes dans leur
pays ; ils voudraient, à l’instar des bolchevistes,
réunir les anarchistes en une sorte d’armée
disciplinée qui, sous la direction idéologique et
pratique de quelques chefs, marchât, compacte, à l’assaut
des régimes actuels et qui, la victoire matérielle
obtenue, dirigeât la constitution de la nouvelle société
" (5).
Les opposants à la plate-forme font en réalité
une confusion. Pour quiconque ne se contente pas d'à-peu-près
et de préjugés, et se donne la peine d’entrer
dans le système bolchevik pour le comprendre, il n’y
a aucune possibilité de l’assimiler aux positions défendues
par Archinov et Makhno, quelles que soient les divergences qu’on
puisse avoir avec ces militants par ailleurs. Il y a cependant un
point de rencontre, qui ne tient pas à la similitude essentielle
des deux optiques, mais à la similitude des conditions objectives
à partir desquelles ces deux optiques ont été
élaborées, c’est-à-dire une société
semi-féodale sous-industrialisée. Bolchevisme et "
plate-formisme " sont tous deux le produit d’un même
environnement, ce qui ne signifie en rien qu’ils sont équivalents,
mais signifie à coup sûr qu’ils sont inadéquats
à une société industrielle développée
et à une classe ouvrière nombreuse et organisée.
Il y a de fortes probabilités que le " plate-formisme
", s’il était devenu hégémonique
dans la classe ouvrière occidentale, lui aurait fait subir
une régression de même ampleur que ne l’a fait
le bolchevisme.
Les réponses à la plate-forme
Ce sont essentiellement les principes organisationnels de la plate-forme
qui choquèrent les principaux porte-parole du mouvement anarchiste
européen, principes pourtant très vaguement exposés.
Archinov déclare en effet qu’il " ne peut y avoir
de droits sans obligations, comme il ne peut y avoir de décisions
sans leur exécution ". Le fait qu’une décision
doive être appliquée une fois qu’elle a été
collectivement décidée semble être compris comme
une atteinte à la liberté et à l’indépendance
individuelle. Le principe de la responsabilité collective
est férocement attaqué, c’est-à-dire
l’idée que chaque militant de l’organisation
représente cette organisation dans ses actes et est responsable
devant elle, de même que l’organisation est l’expression
des militants individuels.
Une relecture attentive de la " plate-forme " ne révèle
rien que de très banal pour quiconque est adhérent
d’une banale association, rien qui prête à la
diabolisation. L’insistance d’Archinov sur le fait que
la " plate-forme " était un projet négociable
dont certains aspects pouvaient être adaptés aurait
pu rassurer les anarchistes de l'époque. L'historien qui
s’interrogera sur le rejet de cette plate-forme par le mouvement
anarchiste des années 20 devra sans doute examiner de près
quelle était la composition sociologique du mouvement à
l'époque, à quelle type d’activité il
se consacrait, et dans quels milieux. Le militant qui relit ce document
aujourd'hui se plaît à se demander pourquoi diable
Archinov et Makhno se sont exilés en France plutôt
qu’en Espagne (6)...
La démarche d’Archinov apparaît incontestablement
comme une réaction de classe d’un militant ouvrier
révolutionnaire face à des petits-bourgeois : dans
le numéro 23-24 de la revue, il écrit que " les
auteurs de la plate-forme partaient du fait de la multiplicité
des tendances contradictoires dans l’anarchisme, non pas pour
se donner la tâche de les unir en un tout, ce qui est absolument
impossible, mais d’effectuer une sélection idéologique
et politique des forces homogènes de l’anarchisme et
en même temps de se différencier des éléments
chaotiques, petits-bourgeois (libéraux) et sans racines de
l’anarchisme ".
L’accent mis sur l’aspect " autoritaire ",
sur l’essence " bolchevique " de la plate-forme
masque son contenu réel. Partisans de la plate-forme et partisans
de la synthèse, focalisés sur les divergences qui
les opposaient, ont ainsi évité de constater certains
points essentiels qui les unit et sont ainsi passés à
côté du véritable débat. En somme les
désaccords entre partisans de la plate-forme et les partisans
de la synthèse sont moins grands que ce qui les unit.
Ainsi, Malatesta reconnaît qu’il est " urgent
que les anarchistes s’organisent pour influer sur la marche
que suivent les masses dans leur lutte pour les améliorations
et l'émancipation " ; il reconnaît également
que " la plus grande force de transformation sociale est le
mouvement ouvrier (mouvement syndical) " et que " de sa
direction dépend, en grande partie, le cours que prendront
les événements et le but auquel arrivera la prochaine
révolution ". C’est pourquoi " les anarchistes
doivent reconnaître l’utilité et l’importance
du mouvement syndical, ils doivent en favoriser le développement
et en faire un des leviers de leur action ". Mais, dit Malatesta,
" ce serait une illusion funeste que de croire, comme beaucoup
le font, que le mouvement ouvrier aboutira de lui-même, en
vertu de sa nature même, à une telle révolution
". Il en découle " la pressante nécessité
d’organisations proprement anarchistes, qui, à l’intérieur
comme en dehors des syndicats, luttent pour l’intégrale
réalisation de l’anarchisme et cherchent à stériliser
tous les germes de corruption et de réaction ".
La plate-forme ne dit rien d’autre. " En unissant les
ouvriers sur la base de la production, le syndicalisme révolutionnaire,
comme du reste tout groupement professionnel, n’a pas de théorie
déterminée ; il n’a pas une conception du monde
répondant à toutes les questions sociales et politiques
compliquées de la réalité contemporaine. Il
reflète toujours l’idéologie de divers groupements
politiques, de ceux notamment qui oeuvrent le plus intensément
dans ses rangs. " C’est pourquoi les auteurs de la plate-forme
estiment que " les anarchistes doivent participer au syndicalisme
révolutionnaire comme l’une des formes du mouvement
ouvrier révolutionnaire ". " Considérant
le syndicalisme révolutionnaire uniquement comme un mouvement
professionnel de travailleurs n’ayant pas une théorie
sociale et politique déterminée et, par conséquent,
étant impuissant à résoudre par lui-même
la question sociale, nous estimons que la tâche des anarchistes
dans les rangs de ce mouvement consiste à y développer
les idées libertaires, à le diriger dans un sens libertaire,
afin de le transformer en une armée active de la révolution
sociale ".
De leur côté les anarcho-syndicalistes ne niaient
pas qu’un mouvement syndical sans doctrine n'était
qu’une masse de manoeuvre pour les organisations politiques.
Ils proposaient un autre modèle, fondé sur un autre
type de rapport entre minorité révolutionnaire et
organisation de classe. Ce modèle existait déjà
depuis 15 ans en Espagne, et il était en train de se mettre
en place en France précisément au même moment
où la plate-forme d’Archinov était publiée.
Ce modèle était fondé sur le constat que le
mouvement anarchiste ne peut avoir une existence de masse que lorsqu’il
crée lui-même une organisation de masse.
La réponse syndicale
Des syndicalistes révolutionnaires et des anarcho-syndicalistes
contribueront à la formation du parti communiste en France.
Certains d’entre eux le quitteront assez rapidement. Monatte,
Rosmer et Delagarde seront exclus en décembre 1924. Il faut
garder à l’esprit un fait qui a été peu
souligné : pour beaucoup, la révolution russe était
le prélude à l’extension de la révolution
en Europe. Dans cette perspective, soutenir la révolution
russe, quel qu’en fût le caractère, était
vital. " La révolution cessera bientôt d'être
russe pour devenir européenne ", écrit Monatte
à Trotski le 13 mars 1920. Tom Mann, un syndicaliste révolutionnaire
britannique (et fondateur en 1921 du parti communiste britannique),
dira les choses clairement : " Bolchevisme, spartakisme, syndicalisme
révolutionnaire, tout cela signifie la même chose sous
des noms différents. " Nombre de militants syndicalistes
révolutionnaires ne virent pas de différence entre
les soviets et les bourses du travail, qui de fait remplissaient
le même office : rassembler les travailleurs, et par extension
la population laborieuse d’une localité sur des bases
interprofessionnelles.
Il y avait, outre l’anti-parlementarisme (7), nombre de similitudes
entre les positions du syndicalisme révolutionnaire et celles
des bolcheviks, qui expliquent l’adhésion de certains
militants au communisme. Ces similitudes seront surtout soulignées
par les bolcheviks eux-mêmes, soucieux d’attirer à
eux les militants ouvriers les plus actifs. Charbit, Hasfeld, Martinet,
Monatte, Monmousseau, Rosmer, Sémard et d’autres en
firent partie. Dire, avec Brupbacher, que le syndicalisme révolutionnaire
accomplit son suicide est exagéré. Si ces militants
ont manqué de discernement, c’est là une chose
qu’on peut difficilement leur reprocher. Il reste que ce manque
de discernement n'était pas une fatalité : Gaston
Leval, se rend à Moscou en 1921 comme délégué
adjoint de la C.N.T. espagnole pour prendre part au congrès
constitutif de l’Internationale des syndicats rouges. Ce qu’il
voit en Russie, il est vrai qu’il ne s’est pas contenté
de suivre les parcours fléchés officiels, le persuade
que la révolution se dévoie vers une dictature de
parti (8). Le rapport qu’il fera au congrès de Saragosse
en 1922 persuadera la C.N.T. de ne pas adhérer à l’Internationale
syndicale rouge, ce qui évitera à celle-ci le processus
de " bolchevisation " subi par d’autres centrales
syndicales européennes. En 1922 se constituera, en concurrence
de l’Internationale syndicale rouge, l’A.I.T. seconde
manière.
On peut dire que c’est l’accélération
de l'histoire, consécutive à Octobre, qui a imposé
aux différents courants présents dans le mouvement
ouvrier de se démarquer clairement. Si on peut regretter
que l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire
n’aient pas conservé leur position dominante en France,
sur le plan international la situation était très
encourageante : l’A.I.T. avait des sections dans 24 pays et
regroupait des millions de travailleurs. Son déclin est moins
le résultat d’une prétendue inadaptation aux
temps nouveaux que la conséquence des massacres de la guerre,
du fascisme, du nazisme et du stalinisme.
Après l’assassinat de syndicalistes par des communistes,
à la maison des syndicats à Paris, le 11 janvier 1924,
des anarcho-syndicalistes et des syndicalistes révolutionnaires
s’engagèrent dans la formation d’une nouvelle
centrale syndicale, la C.G.T.-S.R. Les Unions départementales
de la Somme, de la Gironde, de l’Yonne, du Rhône, la
fédération du bâtiment, se groupèrent
dans une Union fédérative des syndicats autonomes
de France, puis se confédérèrent les 1er et
2 novembre 1926 à Lyon.
La nouvelle organisation conteste l’idée de neutralité
syndicale telle qu’elle est affirmée dans la charte
d’Amiens, notamment le paragraphe où " le congrès
affirme l’entière liberté pour le syndiqué
de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles
formes de lutte correspondant à sa conception philosophique
ou politique, se bornant à lui demander en réciprocité
de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe
au dehors. "
La C.G.T.-S.R. désormais affirme la nécessité,
pour le syndicalisme, non seulement de se développer hors
des partis politiques, mais contre eux. Cette attitude est en quelque
sorte l'écho des conditions d’admission à l’Internationale
communiste qui préconisaient la constitution de fractions
communistes dans les syndicats afin d’en prendre la direction.
La constitution de la C.G.T.-S.R. est incontestablement la réponse
de l’anarcho-syndicalisme aux conditions nouvelles créées
par le nouveau régime bolchevique ; elle est également
le pendant des tentatives faites par la plate-forme d’Archinov
d’adapter le mouvement libertaire à ces nouvelles conditions.
Il est significatif que la plate-forme d’Archinov et la charte
de la C.G.T.-S.R. datent de la même année : les deux
documents sont inséparablement liés et devraient être
analysés en parallèle, comme deux réponses
au même problème.
La charte de Lyon de la C.G.T.-S.R. affirme que le syndicalisme
est " le seul mouvement de classe des travailleurs " :
" l’opposition fondamentale des buts poursuivis par les
partis et les groupements qui ne reconnaissent pas au syndicalisme
son rôle essentiel, force également la C.G.T.-S.R.
à cesser d’observer à leur égard la neutralité
syndicale, jusqu’ici traditionnelle ".
Les documents de constitution de la C.G.T.-S.R. offrent une véritable
réflexion sur le contexte de l'époque, notamment sur
la crise mondiale qui se prépare, sur la montée du
fascisme (ce que ne fait pas la plate-forme d’Archinov), et
formulent un véritable programme politique. Avec son comité
confédéral national, sa commission administrative,
son bureau et ses deux secrétaires, elle devait elle aussi
apparaître comme particulièrement " autoritaire
" à certains anarchistes.
Une tactique révolutionnaire est esquissée concernant
les rapports avec les autres forces révolutionnaires, à
la fois dans l’action revendicative quotidienne et en cas
de révolution. Un programme revendicatif est proposé,
qui s’inscrit à la fois dans le cadre de revendications
quotidiennes tout en présentant un caractère de préparation
à la transformation sociale. On retrouvera, curieusement,
les principaux thèmes, réadaptés évidemment,
de ce programme revendicatif dans... le programme de transition
de Trotski, dix ans plus tard !
Sur cette période, A. Schapiro écrivit en 1937 :
" La grande guerre balaya la charte du neutralisme syndical.
Et la scission au sein de la Première internationale entre
Marx et Bakounine eut un écho à la distance de presque
un demi-siècle dans la scission historiquement inévitable
au sein du mouvement ouvrier international d’après-guerre.
Contre la politique de l’asservissement du mouvement ouvrier
aux exigences de partis politiques dénommés "ouvriers",
un nouveau mouvement, basé sur l’action directe des
masses en dehors et contre tous les partis politiques, surgissait
des cendres encore fumantes de la guerre 1914-1918. L’anarcho-syndicalisme
réalisait la seule conjonction de forces et d'éléments
capables de garantir à la classe ouvrière et paysanne
sa complète indépendance et son droit inéluctable
à l’initiative révolutionnaire dans toutes les
manifestations d’une lutte sans merci contre le capitalisme
et contre l'État, et d’une réédification,
sur les ruines des régimes déchus, d’une vie
sociale libertaire. "
Le débat reste ouvert sur la question du mode d’intervention
des libertaires, qu’ils soient anarcho-syndicalistes ou anarchistes-communistes.
L’expérience historique de la social-démocratie
et du léninisme a disqualifié ces deux mouvements
dans leurs tentatives de proposer une alternative au capitalisme.
Quatre-vingts ans après Octobre, cinquante ans après
la charte de la C.G.T.-S.R. et la plate-forme d’Archinov,
les circonstances imposent que le mouvement ait une apparition propre,
au grand jour, comme alternative à la politique social-démocrate
réformiste ou radicalisée, au syndicalisme réformiste,
intégré à l'État et dominé par
des partis politiques. La révolution de demain ne sera ni
la répétition de la révolution russe ni celle
de la révolution espagnole. La société capitaliste
a subi des transformations qui rendent impossible de telles éventualités.
Il n’y a plus de palais d'Hiver à prendre et, d’autre
part, il n’y a plus d’organisation révolutionnaire
de masse proposant un modèle de société dans
lequel le prolétariat se reconnaisse. Bakounine disait que
le socialisme " ne trouve une réelle existence que dans
l’instinct révolutionnaire éclairé, dans
la volonté collective et dans l’organisation propre
des masses ouvrières elles-mêmes, et quand cet instinct,
cette volonté, cette organisation font défaut, les
meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories dans
le vide, des rêves impuissants. "
Il désigne là les trois directions dans lesquelles
les militants révolutionnaires doivent encore aujourd'hui
s’orienter.
René Berthier - groupe Février (Paris)
Article paru dans le Monde libertaire hors-série n°9
Notes:
NB : Cette article est composé d’extraits d’un
texte réalisé à l’occasion de la semaine
sur les 80 ans de la révolution russe sur Radio libertaire
et ne peut donc refléter l’intégralité
de la réflexion de l’auteur sur le sujet.
(1) Alexandre Skirda, Autonomie individuelle et force collective,
Les anarchistes et l’organisation, de Proudhon à nos
jours, éditions A.S., 1987.
(2) Dans le débat sur la " synthèse ",
l’individualisme disparaît vite par la trappe. Après
tout, quel besoin pour un individualiste de s’organiser (sinon
pour empêcher ceux qui ne le sont pas de le faire) ? Il n’entre
pas dans le cadre de ce travail de développer cette question,
mais rappelons que la critique féroce de l’individualisme
par Bakounine est en même temps une critique de l’idéologie
bourgeoise et de l'État. La liberté individuelle absolue
est une notion métaphysique qui ressortit de l’idéalisme.
La condamnation absolue, faite par Bakounine, du nihilisme des philosophes
post-hégéliens - dont Stirner faisait partie - conduit
inévitablement à la question : si Bakounine est anarchiste,
Stirner ne l’est pas (et inversement). Dans la doctrine anarchiste,
il y a une théorie de l’individu qui est infiniment
plus riche que l'" individualisme " de Stirner ; cela
ne suffit pas pour dire que l’anarchisme est de l’individualisme
ni que Stirner est anarchiste... Le seul fait de nier l’existence
de classes sociales et leur antagonisme devrait suffire à
disqualifier en tant qu’anarchiste quiconque défendrait
ces positions.
(3) " Les 20ctobres ", op. cit. p. 193
(4) " Les problèmes constructifs de la révolution
sociale ", 1923, in Les Anarchistes russes et les Soviets,
Spartacus, p. 198.
(5) Errico Malatesta, Réponse à la plate-forme -
Anarchie et organisation, brochure du groupe 19 Juillet.
(6) Des anarchistes espagnols contactèrent Makhno en 1931
pour qu’il prenne la direction d’une guérilla
en Espagne du Nord. Il écrivit en 1932 dans un journal anarchiste
russe des États-Unis : " A mon avis, la F.A.I. et la
C.N.T. doivent disposer [...] de groupes d’initiative dans
chaque village et chaque ville, et ils ne doivent pas craindre de
prendre en mains la direction révolutionnaire stratégique,
organisationnelle et théorique du mouvement des travailleurs.
Il est évident qu’ils devront éviter à
cette occasion de s’unir avec des partis politiques en général,
et avec les bolcheviks-communistes en particulier, car je suppose
que leurs commensaux espagnols seront les dignes émules de
leurs maîtres. " Cité par Alexandre Skirda, Les
Cosaques de la Liberté, p. 330, éd. JC Lattès.
(7) Lénine se plaignait que la lutte antiparlementaire avait
été abandonnée aux anarchistes.
(8) Il rencontre Rosmer, Victor Serge, Marcel Body, Voline (qu’il
fait libérer de prison dans des circonstances rocambolesques)
Alexandre Schapiro, Emma Goldmann, Alexandre Berckmann, mais aussi,
du côté bolchevik, Chliapnikoff, Alexandra Kollontaï,
Lénine, Trotsky, Boukharine.
Source: Fédération Anarchiste
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