"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Les anarchistes et le suffrage universel
[D’après René Berthier]

Origine : http://www.avoixautre.be/spip.php?article833


L’opposition des anarchistes à la participation du mouvement ouvrier à l’institution parlementaire se fonde notamment sur ce qu’ils considèrent comme le caractère de classe de celle-ci et sur sa fonction dans la société capitaliste. Zoom.

La bourgeoisie ne joue pas le jeu !

Non seulement la démocratie représentative est parfaitement adaptée aux exigences du capitalisme, elle lui est aussi nécessaire. Cette forme d’État réunit en effet deux conditions indispensables à la prospérité de la grande production industrielle : la centralisation politique et la sujétion du peuple-souverain à la minorité qui le représente, qui en fait le gouverne et l’exploite. Dans un régime qui consacre l’inégalité économique et la propriété privée des moyens de production, le système représentatif légitime l’exploitation de la grande masse du peuple par une minorité de possédants et par les professionnels de la parole qui sont leur expression politique. Si le droit politique garanti par le système représentatif permet au non-possédant de participer en tant que citoyen à l’élection d’un représentant, le droit économique lui permet de la même façon de « choisir » son employeur. La liberté du travailleur, dit Bakounine, est une liberté théorique, fictive. Pourtant, « est-ce à dire que nous, socialistes révolutionnaires, nous ne voulions pas du suffrage universel, et que nous lui préférions soit le suffrage restreint, soit le despotisme d’un seul ? Point du tout. Ce que nous affirmons, c’est que le suffrage universel, considéré à lui tout seul et agissant dans une société fondée sur l’inégalité économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu’un leurre ; que, de la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais rien qu’un odieux mensonge, l’instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de la liberté populaires, l’éternelle domination des classes exploitantes et possédantes. » (Bakounine, Stock, IV 195)

La critique anarchiste de la démocratie représentative n’est pas une critique de principe de la démocratie, entendue comme participation des intéressés aux choix concernant leur existence, mais une critique du contexte capitaliste dans lequel elle est appliquée. La brutalité du rapport entre les deux classes fondamentales de la société est cependant tempérée d’abord par le fait qu’il y a entre elles de nombreuses nuances intermédiaires imperceptibles qui rendent parfois difficile la démarcation entre possédants et non-possédants, mais aussi par l’apparition d’une catégorie sociale nouvelle, que Bakounine appelle les « socialistes bourgeois », et dont la fonction semble essentiellement de promouvoir le système représentatif auprès du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie, ces « exploiteurs du socialisme », philanthropes, conservateurs socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux, intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier comme tremplin et l’institution parlementaire comme instrument pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire une place. Le socialisme bourgeois corrompt le mouvement ouvrier en « dénaturant son principe, son programme ». La démocratie représentative étant définie comme la forme politique la plus adaptée à la société capitaliste il convient de s’interroger sur l’opportunité pour le prolétariat d’en accepter les règles, sachant que « la révolution sociale n’exclut nullement la révolution politique. Au contraire, elle l’implique nécessairement, mais en lui imprimant un caractère tout nouveau, celui de l’émancipation réelle du peuple du joug de l’État. » (Bakounine, Stock, IV 198.)

La participation du mouvement ouvrier au jeu électoral ne saurait toucher l’essentiel, c’est-à-dire la suppression de la propriété privée des moyens de production. La démocratie représentative n’étant pour la bourgeoisie qu’un masque, elle s’en dessaisit aisément au profit du césarisme, c’est-à-dire la dictature militaire, lorsque cela est nécessaire, tout empiétement démocratiquement décidé contre la propriété provoquera inévitablement une réaction violente de la part des classes dominantes spoliées. La participation à l’institution parlementaire, où sont représentés des citoyens, non des classes, signifie inévitablement la mise en oeuvre d’alliances politiques avec des partis représentant certaines couches de la bourgeoisie modérée ou radicale. Bakounine déclare que l’alliance entre un parti radical et un parti modéré aboutit inévitablement au renforcement du parti modéré au détriment du parti radical et à l’édulcoration du programme du parti radical : « L’absurdité du système marxien consiste précisément dans cette espérance qu’en rétrécissant le programme socialiste outre mesure pour le faire accepter par les bourgeois radicaux, il transformera ces derniers en des serviteurs inconscients et involontaires de la révolution sociale. C’est là une grande erreur, toutes les expériences de l’histoire nous démontre qu’une alliance conclue entre deux partis différents tourne toujours au profit du parti le plus rétrograde ; cette alliance affaiblit nécessairement le parti le plus avancé, en amoindrissant, en faussant son programme, en détruisant sa force morale, sa confiance en lui-même ; tandis que lorsqu’un parti rétrograde ment, il se retrouve toujours et plus que jamais dans sa vérité. » (Lettre à La Liberté, le 5 août 1872, éd. Champ libre, III, 166)

Sur les alliances

La foi dans les institutions parlementaires, « du moment qu’on a derrière soi la majorité de la nation », pour reprendre les termes d’Engels, toutes classes confondues, est fermement critiquée par les anarchistes, notamment par Bakounine car elle signifie inévitablement la conclusion d’un « pacte politique » entre « la bourgeoisie radicale ou forcée de se faire telle, et la minorité intelligente respectable, c’est-à-dire dûment embourgeoisée, du prolétariat des villes, à l’exclusion et au détriment de la masse du prolétariat non seulement des campagnes, mais des villes ». « Tel est, conclut l’anarchiste, le vrai sens des candidatures ouvrières aux parlements des États existants » (III, 161). On peut alors se demander ce que Bakounine lui-même préconisait en matière d’alliances politiques. Il avait parfaitement saisi l’importance formidable des classes sociales intermédiaires dans la société et le rôle de frein qu’elles pouvaient jouer dans la révolution. « Ne comptez pas sur la bourgeoisie, dit-il ; elle ne voudra jamais ni ne pourra jamais vouloir vous rendre justice ; ce serait contraire à la logique des choses et des conditions de vie, contraire à toutes les expériences de l’histoire ; l’opinion publique, la conscience collective de chaque classe étant nécessairement et toujours le produit des rapports sociaux et des conditions particulières qui constituent la base et la loi de son existence séparée. » (II, 93).

Le prolétariat doit donc s’organiser « en dehors et contre la bourgeoisie ». Ce n’est que par la force et par la démonstration bien réelle de leur puissance organisée que les travailleurs pourront arracher des concessions à la bourgeoisie. La petite bourgeoise quant à elle est pour le prolétariat une alliée potentielle, elle n’est séparée de la classe ouvrière que par la « méconnaissance de ses propres intérêts » et par la « sottise bourgeoise ». Pouvoir et exploitation sont inévitablement liés. Les États, quels qu’ils soient, fonctionnent selon le principe de la substitution de pouvoir, c’est-à-dire qu’ils canalisent dans un nombre de mains réduites, au nom de la société civile, la légitimité de celle-ci. La majorité de la population ne peut avoir qu’une souveraineté fictive, plus ou moins masquée. Enfin, la logique interne à tout État le conduit à la centralisation, à la concentration du pouvoir, à l’accaparement des autonomies. Le « pouvoir politique » entendu au sens de processus collectif de décision concernant les orientations de la société, doit nécessairement être décentralisé : son lieu d’exercice n’est pas l’État ni le parlement mais l’organisation des producteurs associés et les communes fédérées. La conquête de l’État « n’est possible que lorsqu’elle se développe de concert avec une partie quelconque de cette classe [la bourgeoisie] et se laisse diriger par des bourgeois. »

L’originalité de l’analyse bakouninienne est d’avoir montré que dans sa période constitutive, le mouvement ouvrier ne pouvait rien espérer de la subordination de son action à la revendication de la démocratie représentative parce qu’il avait face à lui la violence étatique, et que dans la période de stabilisation, lorsque cette revendication était accordée, les classes dominantes et l’État avaient les moyens d’empêcher que l’utilisation des institutions représentatives ne remette pas en cause leurs intérêts. Bakounine a en effet affirmé que les démocrates les plus ardents restent des bourgeois, et qu’il suffit d’une « affirmation sérieuse, pas seulement en paroles, de revendications ou d’instincts socialistes de la part du peuple pour qu’ils se jettent aussitôt dans le camp de la réaction la plus noire et la plus insensée », suffrage universel ou pas.

La fiction de la représentation

La véritable fonction de la démocratie représentative n’est donc pas tant de garantir la liberté des citoyens que de créer les conditions favorables au développement de la production capitaliste et de la spéculation bancaire, qui exigent un appareil d’État centralisé et fort, seul capable d’assujettir des millions de travailleurs à leur exploitation. La démocratie représentative repose sur la fiction du règne de la volonté populaire exprimée par de soi-disants représentants de la volonté du peuple. Ainsi permet-elle de réaliser les deux conditions indispensables à l’économie capitaliste : la centralisation de l’État et la soumission de la souveraineté du peuple à la minorité régnante. Toute société qui parvient à s’émanciper quelque peu cherche à soumettre les gouvernements à son contrôle, dit Bakounine, et met son salut dans « l’organisation réelle et sérieuse du contrôle exercé par l’opinion et par la volonté populaire sur tous les hommes investis de la force publique. Dans tous les pays jouissant du gouvernement représentatif, la liberté ne peut donc être réelle, que lorsque le contrôle est réel. Par contre si ce contrôle est fictif, la liberté populaire devient nécessairement aussi une pure fiction. » (V, 61.)

Il y a cependant une logique interne à tout gouvernement, même le plus démocratique, qui pousse, d’une part à la séparation croissante entre les électeurs et les élus, et d’autre part qui pousse à l’accroissement de la centralisation du pouvoir. « La classe des gouvernants est toute différente et complètement séparée de la masse des gouvernés ». La bourgeoisie gouverne, mais, étant séparée du peuple par toutes les conditions de son existence économique et sociale, comment la bourgeoisie peut-elle réaliser, dans le gouvernement et dans les lois, les sentiments, les idées, la volonté du peuple ? Ce serait toutefois une erreur, commente Bakounine, d’attribuer ces palinodies à la trahison. Elles ont pour cause principale le changement de perspective et de position des hommes. C’est cela qui explique que les démocrates les plus rouges « deviennent des conservateurs excessivement modérés dès qu’ils sont montés au pouvoir » (V, 63). Les modifications du comportement des élus est un sujet qui préoccupe constamment Bakounine.

Dans la Protestation de l’Alliance, il affirme la nécessité pour les élus de rester en contact avec la vie du peuple ; ils devraient être obligés d’agir ouvertement et publiquement, ils doivent être soumis au régime salutaire et ininterrompu du contrôle et de la critique populaires ; ils doivent enfin être révocables à tout moment. En dehors de ces conditions, l’élu risque de devenir un sot vaniteux, gonflé de son importance. La logique interne du système représentatif ne suffit cependant pas à expliquer que la démocratie y est fictive. Si la bourgeoisie possède le loisir et l’instruction nécessaires à l’exercice du gouvernement, il n’en est pas de même du peuple.

[D’après René Berthier]