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Origine : http://www.avoixautre.be/spip.php?article833
L’opposition des anarchistes à la participation du
mouvement ouvrier à l’institution parlementaire se
fonde notamment sur ce qu’ils considèrent comme le
caractère de classe de celle-ci et sur sa fonction dans la
société capitaliste. Zoom.
La bourgeoisie ne joue pas le jeu !
Non seulement la démocratie représentative est parfaitement
adaptée aux exigences du capitalisme, elle lui est aussi
nécessaire. Cette forme d’État réunit
en effet deux conditions indispensables à la prospérité
de la grande production industrielle : la centralisation politique
et la sujétion du peuple-souverain à la minorité
qui le représente, qui en fait le gouverne et l’exploite.
Dans un régime qui consacre l’inégalité
économique et la propriété privée des
moyens de production, le système représentatif légitime
l’exploitation de la grande masse du peuple par une minorité
de possédants et par les professionnels de la parole qui
sont leur expression politique. Si le droit politique garanti par
le système représentatif permet au non-possédant
de participer en tant que citoyen à l’élection
d’un représentant, le droit économique lui permet
de la même façon de « choisir » son employeur.
La liberté du travailleur, dit Bakounine, est une liberté
théorique, fictive. Pourtant, « est-ce à dire
que nous, socialistes révolutionnaires, nous ne voulions
pas du suffrage universel, et que nous lui préférions
soit le suffrage restreint, soit le despotisme d’un seul ?
Point du tout. Ce que nous affirmons, c’est que le suffrage
universel, considéré à lui tout seul et agissant
dans une société fondée sur l’inégalité
économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu’un
leurre ; que, de la part des démocrates bourgeois, il ne
sera jamais rien qu’un odieux mensonge, l’instrument
le plus sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme
et de justice, au détriment des intérêts et
de la liberté populaires, l’éternelle domination
des classes exploitantes et possédantes. » (Bakounine,
Stock, IV 195)
La critique anarchiste de la démocratie représentative
n’est pas une critique de principe de la démocratie,
entendue comme participation des intéressés aux choix
concernant leur existence, mais une critique du contexte capitaliste
dans lequel elle est appliquée. La brutalité du rapport
entre les deux classes fondamentales de la société
est cependant tempérée d’abord par le fait qu’il
y a entre elles de nombreuses nuances intermédiaires imperceptibles
qui rendent parfois difficile la démarcation entre possédants
et non-possédants, mais aussi par l’apparition d’une
catégorie sociale nouvelle, que Bakounine appelle les «
socialistes bourgeois », et dont la fonction semble essentiellement
de promouvoir le système représentatif auprès
du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie, ces
« exploiteurs du socialisme », philanthropes, conservateurs
socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux,
intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier
comme tremplin et l’institution parlementaire comme instrument
pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire
une place. Le socialisme bourgeois corrompt le mouvement ouvrier
en « dénaturant son principe, son programme ».
La démocratie représentative étant définie
comme la forme politique la plus adaptée à la société
capitaliste il convient de s’interroger sur l’opportunité
pour le prolétariat d’en accepter les règles,
sachant que « la révolution sociale n’exclut
nullement la révolution politique. Au contraire, elle l’implique
nécessairement, mais en lui imprimant un caractère
tout nouveau, celui de l’émancipation réelle
du peuple du joug de l’État. » (Bakounine, Stock,
IV 198.)
La participation du mouvement ouvrier au jeu électoral ne
saurait toucher l’essentiel, c’est-à-dire la
suppression de la propriété privée des moyens
de production. La démocratie représentative n’étant
pour la bourgeoisie qu’un masque, elle s’en dessaisit
aisément au profit du césarisme, c’est-à-dire
la dictature militaire, lorsque cela est nécessaire, tout
empiétement démocratiquement décidé
contre la propriété provoquera inévitablement
une réaction violente de la part des classes dominantes spoliées.
La participation à l’institution parlementaire, où
sont représentés des citoyens, non des classes, signifie
inévitablement la mise en oeuvre d’alliances politiques
avec des partis représentant certaines couches de la bourgeoisie
modérée ou radicale. Bakounine déclare que
l’alliance entre un parti radical et un parti modéré
aboutit inévitablement au renforcement du parti modéré
au détriment du parti radical et à l’édulcoration
du programme du parti radical : « L’absurdité
du système marxien consiste précisément dans
cette espérance qu’en rétrécissant le
programme socialiste outre mesure pour le faire accepter par les
bourgeois radicaux, il transformera ces derniers en des serviteurs
inconscients et involontaires de la révolution sociale. C’est
là une grande erreur, toutes les expériences de l’histoire
nous démontre qu’une alliance conclue entre deux partis
différents tourne toujours au profit du parti le plus rétrograde
; cette alliance affaiblit nécessairement le parti le plus
avancé, en amoindrissant, en faussant son programme, en détruisant
sa force morale, sa confiance en lui-même ; tandis que lorsqu’un
parti rétrograde ment, il se retrouve toujours et plus que
jamais dans sa vérité. » (Lettre à La
Liberté, le 5 août 1872, éd. Champ libre, III,
166)
Sur les alliances
La foi dans les institutions parlementaires, « du moment
qu’on a derrière soi la majorité de la nation
», pour reprendre les termes d’Engels, toutes classes
confondues, est fermement critiquée par les anarchistes,
notamment par Bakounine car elle signifie inévitablement
la conclusion d’un « pacte politique » entre «
la bourgeoisie radicale ou forcée de se faire telle, et la
minorité intelligente respectable, c’est-à-dire
dûment embourgeoisée, du prolétariat des villes,
à l’exclusion et au détriment de la masse du
prolétariat non seulement des campagnes, mais des villes
». « Tel est, conclut l’anarchiste, le vrai sens
des candidatures ouvrières aux parlements des États
existants » (III, 161). On peut alors se demander ce que Bakounine
lui-même préconisait en matière d’alliances
politiques. Il avait parfaitement saisi l’importance formidable
des classes sociales intermédiaires dans la société
et le rôle de frein qu’elles pouvaient jouer dans la
révolution. « Ne comptez pas sur la bourgeoisie, dit-il
; elle ne voudra jamais ni ne pourra jamais vouloir vous rendre
justice ; ce serait contraire à la logique des choses et
des conditions de vie, contraire à toutes les expériences
de l’histoire ; l’opinion publique, la conscience collective
de chaque classe étant nécessairement et toujours
le produit des rapports sociaux et des conditions particulières
qui constituent la base et la loi de son existence séparée.
» (II, 93).
Le prolétariat doit donc s’organiser « en dehors
et contre la bourgeoisie ». Ce n’est que par la force
et par la démonstration bien réelle de leur puissance
organisée que les travailleurs pourront arracher des concessions
à la bourgeoisie. La petite bourgeoise quant à elle
est pour le prolétariat une alliée potentielle, elle
n’est séparée de la classe ouvrière que
par la « méconnaissance de ses propres intérêts
» et par la « sottise bourgeoise ». Pouvoir et
exploitation sont inévitablement liés. Les États,
quels qu’ils soient, fonctionnent selon le principe de la
substitution de pouvoir, c’est-à-dire qu’ils
canalisent dans un nombre de mains réduites, au nom de la
société civile, la légitimité de celle-ci.
La majorité de la population ne peut avoir qu’une souveraineté
fictive, plus ou moins masquée. Enfin, la logique interne
à tout État le conduit à la centralisation,
à la concentration du pouvoir, à l’accaparement
des autonomies. Le « pouvoir politique » entendu au
sens de processus collectif de décision concernant les orientations
de la société, doit nécessairement être
décentralisé : son lieu d’exercice n’est
pas l’État ni le parlement mais l’organisation
des producteurs associés et les communes fédérées.
La conquête de l’État « n’est possible
que lorsqu’elle se développe de concert avec une partie
quelconque de cette classe [la bourgeoisie] et se laisse diriger
par des bourgeois. »
L’originalité de l’analyse bakouninienne est
d’avoir montré que dans sa période constitutive,
le mouvement ouvrier ne pouvait rien espérer de la subordination
de son action à la revendication de la démocratie
représentative parce qu’il avait face à lui
la violence étatique, et que dans la période de stabilisation,
lorsque cette revendication était accordée, les classes
dominantes et l’État avaient les moyens d’empêcher
que l’utilisation des institutions représentatives
ne remette pas en cause leurs intérêts. Bakounine a
en effet affirmé que les démocrates les plus ardents
restent des bourgeois, et qu’il suffit d’une «
affirmation sérieuse, pas seulement en paroles, de revendications
ou d’instincts socialistes de la part du peuple pour qu’ils
se jettent aussitôt dans le camp de la réaction la
plus noire et la plus insensée », suffrage universel
ou pas.
La fiction de la représentation
La véritable fonction de la démocratie représentative
n’est donc pas tant de garantir la liberté des citoyens
que de créer les conditions favorables au développement
de la production capitaliste et de la spéculation bancaire,
qui exigent un appareil d’État centralisé et
fort, seul capable d’assujettir des millions de travailleurs
à leur exploitation. La démocratie représentative
repose sur la fiction du règne de la volonté populaire
exprimée par de soi-disants représentants de la volonté
du peuple. Ainsi permet-elle de réaliser les deux conditions
indispensables à l’économie capitaliste : la
centralisation de l’État et la soumission de la souveraineté
du peuple à la minorité régnante. Toute société
qui parvient à s’émanciper quelque peu cherche
à soumettre les gouvernements à son contrôle,
dit Bakounine, et met son salut dans « l’organisation
réelle et sérieuse du contrôle exercé
par l’opinion et par la volonté populaire sur tous
les hommes investis de la force publique. Dans tous les pays jouissant
du gouvernement représentatif, la liberté ne peut
donc être réelle, que lorsque le contrôle est
réel. Par contre si ce contrôle est fictif, la liberté
populaire devient nécessairement aussi une pure fiction.
» (V, 61.)
Il y a cependant une logique interne à tout gouvernement,
même le plus démocratique, qui pousse, d’une
part à la séparation croissante entre les électeurs
et les élus, et d’autre part qui pousse à l’accroissement
de la centralisation du pouvoir. « La classe des gouvernants
est toute différente et complètement séparée
de la masse des gouvernés ». La bourgeoisie gouverne,
mais, étant séparée du peuple par toutes les
conditions de son existence économique et sociale, comment
la bourgeoisie peut-elle réaliser, dans le gouvernement et
dans les lois, les sentiments, les idées, la volonté
du peuple ? Ce serait toutefois une erreur, commente Bakounine,
d’attribuer ces palinodies à la trahison. Elles ont
pour cause principale le changement de perspective et de position
des hommes. C’est cela qui explique que les démocrates
les plus rouges « deviennent des conservateurs excessivement
modérés dès qu’ils sont montés
au pouvoir » (V, 63). Les modifications du comportement des
élus est un sujet qui préoccupe constamment Bakounine.
Dans la Protestation de l’Alliance, il affirme la nécessité
pour les élus de rester en contact avec la vie du peuple
; ils devraient être obligés d’agir ouvertement
et publiquement, ils doivent être soumis au régime
salutaire et ininterrompu du contrôle et de la critique populaires
; ils doivent enfin être révocables à tout moment.
En dehors de ces conditions, l’élu risque de devenir
un sot vaniteux, gonflé de son importance. La logique interne
du système représentatif ne suffit cependant pas à
expliquer que la démocratie y est fictive. Si la bourgeoisie
possède le loisir et l’instruction nécessaires
à l’exercice du gouvernement, il n’en est pas
de même du peuple.
[D’après René Berthier]
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