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Origine : http://kropot.free.fr/Bakou-DunBerth.htm#Berthier
La vie
Michel Bakounine naquit, le 8 mai 1814 à Priamoukhino, dans
le gouvernement de Tver. Sa famille était noble et elle était
ancienne, originaire, dit-on, de Transylvanie. Son père,
Alexandre Bakounine, avait franchi la quarantaine. Esprit cultivé,
cœur excellent, ce père avait passé par la diplomatie,
et ses séjours en Occident n’avaient fait que fortifier
ses inclinations humanitaires et libérales. Il eut même,
vers la fin du règne d’Alexandre Ier quelques velléités
conspiratrices et devint membre d’une société
secrète qui se proposait l’établissement, en
Russie, d’un régime constitutionnel. Mais le sanglant
échec du soulèvement décabriste (décembre
1825), en ruinant ses espérances, le désabusa pour
toujours de l’action. Tenant de fort près par sa femme,
plus jeune que lui de vingt-deux ans, à l’illustre
maison Mouravief, il vécut dès lors retiré
dans sa «gentilhommière» de Priamoukhino, à
proximité de Torjok, tout entier au soin de son patrimoine
et à l’éducation de ses nombreux enfants.
Michel était l’aîné.
Après une enfance heureuse et calme, il alla passer trois
ans à l’école d’artillerie de Saint-Pétersbourg,
dont il sortit à dix-huit ans (1832), après de brillants
examens. Mais, pour des raisons qu’on n’a pu découvrir,
au lieu d’être incorporé dans la Garde, il fut
envoyé comme enseigne dans un régiment du district
lithuanien de Minsk. Dans ce pays perdu, il fut bientôt aux
prises avec l’ennui ; il passait des journées entières
enveloppé dans sa robe de chambre et mélancoliquement
allongé sur son lit. Autour de lui, la Pologne, dont la première
révolte venait d’être écrasée,
saignait sous le fer du bourreau : spectacle tragique dont l’âme
du jeune officier allait être marquée en traits ineffaçables.
Il ne servit que deux années. En 1834, comprenant qu’il
faisait fausse route, il donna sa démission et alla se fixer
à Moscou, comme étudiant à l’Université.
Il passera là six années (1834-1840).
Période d’intellectualité intense, de lectures,
de médiations, de controverses philosophiques. Il lut d’abord
Condillac et subit l’influence des matérialistes français
du XVIIIe siècle. Puis, étant entré dans un
cercle de jeunes gens groupés autour de l’étudiant
Stankévitch — des hommes de la valeur de Biélinsky
et de Katkof (1) étaient du nombre, — il se tourna
vers la philosophie allemande et se mit à traduire, pour
le journal le Télescope (1836), les fameuses conférences
de Fichte sur la destination de l’érudit. Son ascendant
s’en accrut, et lorsque Stankévitch, que la phtisie
minait, alla mourir en Italie, Bakounine apparut à tous comme
son successeur.
C’est à peu près à cette date que les
jeunes gens découvrirent Hegel : ils en furent éblouis
et comme transfigurés. Pendant deux ans, ils ne jurèrent
que par la Phénoménologie, la Logique et l’Encyclopédie.
Pas un seul paragraphe de ces gros volumes «qui n’ait
donné lieu à des disputes acharnées pendant
plusieurs nuits. Des amis de vieille date se boudaient souvent plus
de quinze jours, parce qu’ils ne s’étaient pas
entendus sur le sens précis de l’esprit transcendant
et considéraient comme une insulte toute contradiction à
leur opinion sur la personnalité absolue et sur son essence
propre» (2).
On sait que chez Hegel lui-même, oublieux de ses premières
audaces, l’hegélianisme aboutissait le plus réactionnairement
du monde à une philosophie du droit et de l’histoire
qui, selon le mot railleur d’Henri Heine, «prêtait
au statu quode l’Église et de l’État quelques
justifications très préjudiciables».
«Tout ce qui est réel est rationnel», enseignait
Hegel. Sans doute, cette humble phrase — tout bachelier le
sait — n’est autre chose que la formule du fameux «principe
de raison suffisante» ; mais au temps de la Sainte Alliance,
les réactionnaires des bords de l’Elbe et du Danube
y voulaient voir bien plus : la légitimation absolue de l’ordre
politique et social établi. Tout ce qui est réel est
rationnel. Or, du congrès de 1815 aux explosions de 1848,
qu’y avait-il de plus réel en pays allemand que le
terrorisme bureaucratique et policier ? — Hegel le savait
bien, mais n’en était point effrayé, et même
il applaudissait à la persécution des «romantiques»
qui poussaient l’impiété jusqu’à
substituer «leur raison individuelle à la raison générale
de l’État». Identifiant sereinement le droit
avec la force, immolant sans scrupule l’individu sur l’autel
du despotisme de l’État, la philosophie juridique de
Hegel n’était en somme qu’une justification abstraite
de M. De Metternich et de ses procédés de gouvernement
(3).
La ferveur hégélienne du jeune Bakounine était
si grande qu’elle l’entraîna pendant un petit
nombre d’années à des apologies de l’effroyable
réalité qu’avait déterminée en
Russie le mysticisme réactionnaire de Nicolas Ier. Ses articles
de l’époque, dans l’Observateur de Moscou,sont,
à cet égard, un document probant. Tel il était
encore en 1839, lorsque Nicolas Ogaref et Alexandre Herzen rentrèrent
à Moscou après plusieurs années de déportation
administrative. Fils intellectuels du XVIIIe siècle français,
tous deux étaient acquis à la cause des réformes
sociales et aux principes d’incrédulité. Le
cercle de Stankévitch s’ouvrit naturellement à
ces hommes remarquables, mais la discorde y entra avec eux. Herzen,
dans ses intéressants Mémoires,a retracé la
«lutte désespérée» qu’Ogaref
et lui-même engagèrent contre les hégéliens
moscovites. Biélinsky, irrité, n’y tenant plus,
partit pour Pétersbourg, où l’attendait d’ailleurs
une évolution radicale. Quant à Michel Bakounine,
il devint tout à coup songeur : des doutes germaient dans
son esprit.
Une année passa ainsi. Puis, vers la fin de l’été
de 1840, notre hégélien fut pris du besoin de changer
d’air, et après avoir tâté de Pétersbourg,
alla poursuivre ses études à Berlin.
On a dit qu’il se destinait alors à l’enseignement
de la philosophie, avec une chaire à l’Université
de Moscou comme suprême objectif.
À Berlin, où Ivan Tourgueniev (4) fut son camarade
préféré, il suivit les cours de Schelling et
de Werder.
C’est à ce moment qu’il eut la révélation
d’un hégélianisme bien différent, dans
ses conclusions pratiques de celui qui passionnait si fort à
Moscou les fidèles du cercle de Stankévitch.
Hegel mort (1831), son école s’était rapidement
morcelée. Aux côtés d’un centre figé
dans une stricte observance, s’étaient formées
une droite et une gauche dissidentes : une droite spiritualiste
et conservatrice, une gauche nettement démocratique (Strauss,
Michelet le Berlinois) et, par-delà cette gauche, avec Feuerbach
et Bruno Bauer, une extrême-gauche révolutionnaire
et athée dont l’influence sur la jeunesse allemande
ne cessa de grandir jusqu’en 1848.
À cet hégélianisme d’avant-garde, Michel
Bakounine, «purifié de ses anciens péchés»,
donna une adhésion passionnée. Il avait vingt-huit
ans à peine ; il était un homme nouveau, prêt
pour la vie nouvelle.
Ayant donc fait peau neuve, au printemps de 1842, il transporta
sa résidence à Dresde. En octobre de la même
année, les Annales allemandesd’Arnold Ruge publiaient
une étude retentissante, — un chef-d’œuvre,
notait Herzen dans son journal — la Réaction en Allemagne,
fragment par un Français.Cette étude était
de Michel Bakounine, masqué en Jules Elysard. Elle décrivait
les divers courants (gouvernemental, historico-juridique, spéculatif
enfin) de l’esprit révolutionnaire qui soufflait sur
l’Allemagne et lui opposait l’idéal qui, selon
l’auteur, avait été celui de la Révolution
française.
La conclusion, d’une lyrique envolée, mérite
d’être retenue : «Oh ! L’atmosphère
est lourde et porte la tempête en ses flancs ; c’est
pourquoi nous crions à nos frères aveuglés
[...] Ouvrez les yeux de l’esprit, laissez aux morts le soin
d’enterrer ce qui est mort, et comprenez enfin que ce n’est
pas au sein des ruines effondrées qu’il faut chercher
l’esprit éternellement jeune, l’éternel
nouveau-né... Confions-nous donc à cet esprit éternel
qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il
est la source insondable et éternellement créatrice
de toute existence. Le désir de la destruction est également
un désir créateur » (5).
À Dresde, Bakounine se lie étroitement avec George
Herwegh, le célèbre poète révolutionnaire,
ainsi qu’avec le musicien Adolf Reichel. Mais la police russe
l’observe et note toutes ses démarches, et bientôt
la prudence la plus élémentaire lui commande de quitter
l’Allemagne. Avec Herwegh, il se rend alors à Zurich
(janvier 1843), où il fréquente assidûment les
démocrates radicaux à la Karl Froebel et surtout les
communistes groupés autour de Weitling, le tailleur écrivain
(6). Mais l’arrestation de ce dernier oblige encore Bakounine
à déguerpir (juin 1843). Il passe en Suisse romande,
s’arrête quelques semaines sur les bords du Léman,
vagabonde longuement en Savoie et en Valais et finit, l’hiver
approchant, par s’installer à Berne, où la famille
du professeur Wilhelm Vogt l’accueille dans son intimité
(7).
Mais il est dit qu’il ne connaîtra plus désormais
de repos. Au mois de février 1845, un ordre arrive de Saint-Pétersbourg
qui le somme d’avoir à retourner immédiatement
dans sa patrie. Il refuse d’obéir, mais du coup, il
cesse d’être en sûreté sur le sol de la
républicaine Helvétie. Il gagne Bruxelles en toute
hâte ; mais c’est Paris qui l’attire, et il y
débarque en juillet.
Paris abritait alors une abondante colonie de réfugiés
allemands : Bakounine y retrouva Arnold Ruge, il y fit la connaissance
de Karl Marx, son futur adversaire dans l’Internationale.Marx
et Ruge publiaient ensemble leurs Annales franco-allemandes,auxquelles
succéda le Vorvaerts,et Bakounine fut de leurs collaborateurs.
En même temps, il nouait des relations amicales avec Pierre
Leroux, George Sand, Lamennais, tous les chefs du parti socialiste
français ; avec Proudhon il se lia d’une façon
très intime, et il ne contribua pas peu à initier
le robuste Comtois à la philosophie de Hegel (8).
Cela n’était pas fait pour le réconcilier avec
le gouvernement du tsar, dont, un beau jour du début de 1845,
les foudres s’abattirent sur sa tête, ainsi que sur
celle d’un de ses amis, sous la forme assez civile d’un
ukase ainsi libellé : «Attendu que les nobles Golovine
et Bakounine ont publié en France des écrits révolutionnaires
contre le gouvernement russe et que malgré les sommations
réitérées à eux faites, ils ne sont
pas revenus dans leur patrie, ils sont déclarés déchus
de tous leurs droits civiques et nobiliaires, tous les immeubles
qu’ils possédaient dans l’empire seront confisqués
au profit de l’État et si jamais on les retrouve sur
le territoire russe, ils seront transportés en Sibérie
pour y demeurer exilés tout le reste de leurs jours ».
Ces années de Paris furent utiles pour la formation intellectuelle
de Bakounine Il écrivit peu (9), étudia beaucoup,
les livres, les hommes, les choses. Le 29 novembre 1847, assistant
au banquet commémoratif de l’insurrection polonaise,
il demanda la parole. Son discours fit sensation. Il y exhortait
Polonais et Russes à oublier leurs antiques querelles pour
s’efforcer de concert à la destruction du tsarisme,
autrement dit à «l’émancipation de tous
les peuples slaves qui languissent sous le joug étranger».
L’effet de ces paroles ne se fit pas attendre : Bakounine
fut expulsé de France à la requête de l’ambassadeur
russe Kisselef. En vain la presse avancée protesta contre
cet acte de basse servilité ; en vain l’opposition
interpella dans les deux Chambres. Non seulement l’expulsion
fut maintenue, mais encore le gouvernement français, stylé
par Kisselef lui-même, n’hésita pas à
répandre le bruit que Bakounine n’était peut-être
qu’un agent russe disgrâcié par ses employeurs,
c’est-à-dire un peu intéressant personnage.
De Bruxelles où il s’était rendu, Bakounine,
dans une lettre à la Réforme,cria son indignation.
Mais l’infâme calomnie devait trouver par la suite plus
d’un complaisant.
La révolution de février survenant sur ces entrefaits,
rouvrit à Bakounine les portes de la France. Il accourut
à Paris, et là, dans la chaude atmosphère de
l’émeute, vécut, au dire de Herzen, les jours
les plus beaux de sa vie : «Il ne quitte plus les postes des
Montagnards ; il y passe ses nuits, mange avec eux et ne se lasse
pas de leur prêcher le communisme et l’égalité
de salaire, le nivellement au nom de l’Égalité,
l’émancipation de tous les Slaves, l’abolition
de tous les États analogues à l’Autriche, la
révolution en permanence et la lutte implacable jusqu’à
l’extermination du dernier ennemi ».
Et le rude préfet Caussidière de clamer en se frappant
la poitrine : «Quel homme ! quel homme ! Le premier jour de
la révolution, c’est un trésor ; le second jour,
il est bon à fusiller !».
Cependant les soulèvements de Vienne (13 mars) et de Berlin
(18 mars) attestaient la tendance du mouvement révolutionnaire
à s’internationaliser. Jamais la vieille Europe n’avait
paru si près d’un bouleversement général.
Bakounine estima que sa vraie place n’était plus à
Paris, mais parmi ses frères douloureux, les Slaves. Il partit
en avril, s’arrêta successivement à Francfort,
Cologne, Berlin et Leipzig, prit part à la conférence
polonaise de Breslau, puis au congrès général
des Slaves qui s’ouvrit à Prague le 2 juin. Ce congrès
mémorable avait été réuni dans une pensée
de réaction politique, mais sous l’effort de Bakounine
et de ses amis, il prit une direction diamétralement opposée.
Tout en combattant «avec une passion acharnée»
(c’est lui-même qui le dit) le parti panslaviste, Bakounine
y proclama la nécessité de détruire non seulement
l’empire des Tsars, mais encore l’empire d’Autriche
et le royaume de Prusse, comme incompatibles avec l’existence
d’institutions démocratiques.
Quand, le 12 juin, la lutte se fut engagée dans les faubourgs
de Prague entre le peuple soulevé et l’armée
impériale du féroce Windischgraetz, Bakounine, plantant
là le congrès, saisit un fusil et se jeta dans la
mêlée. Il combattit jusqu’au dernier moment et
ne consentit à s’enfuir que lorsque tout espoir fut
perdu. Il réussit à gagner Breslau. L’atroce
calomnie qui le représentait comme un agent du gouvernement
russe l’y attendait : elle émanait du journal socialiste
que Marx éditait à Cologne. Bondissant sous l’injure,
Bakounine exigea des preuves ; et comme Georges Sand avait été
mise en cause par le calomniateur, il en appela à son témoignage.
Celui-ci fut formel : jamais la romancière n’avait
mis en doute la loyauté de caractère ni la franchise
d’opinion du révolutionnaire russe. Marx, à
la fin du compte, dut désavouer son informateur.
Coup sur coup, en octobre, Bakounine est expulsé de Prusse
et de Saxe, mais il trouve un asile dans la petite principauté
d’Anhalt, qui était alors un foyer de propagande démocratique,
et c’est de là qu’il lance ce vibrant Appel aux
Slavespar un patriote russe, dans lequel il préconise la
fondation d’une vaste république fédérative
de tous les peuples slaves. Marx, dans son journal, critiqua cette
idée, faisant observer, non sans raison peut-être,
qu’à la plupart des peuples slaves (Polonais et Russes
mis à part) «les conditions premières [...]
de l’indépendance et de la vitalité» faisaient
encore défaut.
Cependant la révolution allemande approchait de son dénouement.
Au printemps de 1849, le Parlement de Francfort avait bien sans
doute achevé la Constitution ; mais il se trouvait assez
embarrassé de son œuvre, impuissant qu’il était
à en imposer le respect aux souverains allemands. Un peu
partout, il est vrai, le peuple se souleva, mais il fut partout
écrasé. À Dresde, où Bakounine résidait
en secret depuis la mi-avril, l’insurrection éclata
le 3 mai et pendant cinq grands jours fut maîtresse de la
ville. À Dresde comme à Prague, Bakounine se conduisit
en héros. L’énergie de ses résolutions,
sa bravoure inébranlable, son herculéenne stature
éveillèrent rapidement la légende. Le 9 mai
cependant, l’insurrection faiblit. Bakounine aurait voulu
se jeter sur la Bohème avec tous les insurgés : il
ne fut pas écouté. Alors il se retira à Chemnitz
où il fut découvert et capturé, tandis que,
plus heureux que lui, son compagnon, l’illustre musicien Richard
Wagner réussissait à disparaître.
Il fut condamné à mort le 16 janvier 1850, en même
temps que deux autres chefs de la révolution dresdoise :
Heubner et Roeckel. Aucun d’eux toutefois ne fut exécuté,
mais le 13 juin de la même année, Bakounine était
livré à l’Autriche qui le réclamait pour
sa participation à l’insurrection de Prague. Enfermé
successivement à Prague et à Olmütz où
ses geôliers lui infligèrent un traitement barbare,
il fut pour la seconde fois condamné à mort (15 mai
1851) ; mais de nouveau une commutation de peine intervint. Et comme
le gouvernement russe demandait son extradition on le conduisit
à Saint-Pétersbourg.
Jeté dans la forteresse Pierre-et-Paul, au fond du lugubre
ravelin d’Alexis, il y passa trois ans, au bout desquels il
fut transféré dans la forteresse de Schlüsselbourg.
Trois années s’écoulèrent. Il crut toucher
l’extrémité de l’humaine misère
: le scorbut, la fièvre et l’insomnie brisaient lentement
son corps d’athlète, mais sa fermeté demeurait
inentamée : «Je ne désirais qu’une chose,
écrira-t-il plus tard, c’était de ne pas me
laisser aller à la réconciliation et à la résignation,
de ne changer en rien, de ne pas m’avilir au point de chercher
une consolation en me trompant moi-même — de conserver
jusqu’à la fin, intact, le sentiment sacré de
la révolte».
C’est seulement en mars 1857 qu’il sortit de cette
tombe. Il fut interné à Tomsk, en Sibérie,
où, vers la fin de l’année suivante, il épousa
une jeune fille d’origine polonaise, Antonie Kwiatkovska.
Peu de temps après, il recevait l’offre d’une
fonction administrative à exercer en Sibérie même,
offre qu’il crut devoir décliner pour ne pas perdre
«sa pureté révolutionnaire». Envoyé
dans la suite à Irkoutsk (mars 1859), il eut la bonne fortune
d’y retrouver, en qualité de gouverneur de la Sibérie
orientale, son parent Mouravief-Amourski, au libéralisme
et à la bienveillance duquel sa correspondance rend hommage.
L’exil s’adoucissait peu à peu pour lui ; il
était entré au service de la Compagnie du fleuve Amouret
goûtait dans cet emploi l’illusion de la liberté.
Mais la disgrâce de Mouravief vint abolir soudain ses espérances
de libération officielle : il résolut dès lors
de se libérer lui-même.
Le 17 juin 1861, prétextant un voyage d’affaires,
il quittait Irkoutsk par la voie de l’Amour et réussissait
à atteindre Yokohama, puis San Francisco. Il était
libre ! Le 27 décembre suivant, à Londres, il tombait
dans les bras de ses vieux amis Herzen et Ogaref.
Ici dans la vie de Michel Bakounine s’ouvre une période
de prodigieuse activité. Quelle énergie colossale
était en cet homme que n’avaient pu dompter les cachots
ni l’exil ! Tous ses instincts longtemps bridés de
révolutionnaire et de révolté (il était
à la fois l’un et l’autre) se déchaînèrent
à nouveau, et il s’y abandonna sans contrainte, avec
une sorte de volupté. «Je sens en moi, écrivait-il,
une noble force ; peut-être ne me la reconnaissez-vous pas,
mais j’en ai moi-même conscience. Et je ne veux pas,
je ne dois pas la vouer à l’inaction».
Il apporta dans sa tâche une ardeur singulière, une
frénésie presque barbare. Douze années pleines,
il ne vécut que pour agir, payant à l’occasion
de sa personne, le plus souvent inspirant les autres, communiquant
à tous, jeunes et vieux, un peu de sa passion, de son expérience,
de son inaltérable et débordante jeunesse.
À Londres, raconte Herzen, il commença d’abord
par révolutionner La Cloche(10). «Il trouvait que nous
étions trop modérés, pas assez enclins aux
moyens énergiques». Et de fait, il ne tarda guère
à séparer son action de celle des deux rédacteurs
du fameux journal. Mais il restait, comme eux, attiré avant
tout par les affaires slaves, se promettant même «de
consacrer tout le reste de sa vie à la lutte pour la liberté
russe, la liberté polonaise, la liberté et l’indépendance
de tous les Slaves» ; et c’est dans cet état
d’esprit qu’il écrivit alors (1862), en même
temps que la première traduction russe du Manifeste communiste,deux
brochures qui firent quelque bruit : l’une était intitulée
: Aux amis russes, polonais, et à tous les amis slaves; l’autre
: la Cause populaire, Romanof, Pougatchef ou Pestel ?Ce dernier
écrit contenait à la fois un programme et un ultimatum.
La Révolution russe est en marche, déclare Bakounine,
et il dépend du tsar qu’elle soit pacifique ou sanglante,
créatrice ou subversive. «Elle sera paisible et bienfaisante
si le tsar, se mettant à la tête du mouvement populaire,
entreprend, avec l’assemblée nationale, largement et
résolument, la transformation de la Russie dans le sens de
la liberté ; mais si le tsar veut marcher en arrière,
ou s’il s’arrête aux demi-mesures, la Révolution
sera terrible».
Est-il besoin de dire que cette idée d’un tsar émancipateur
et populaire n’était qu’un artifice de dialectique
? Jamais Bakounine ne s’est fait illusion au point d’attendre
d’un tsar la réalisation du programme qui était
alors le sien : assemblée constituante, démocratie
et self-governmentcommunal, union de tous les Slaves sous un même
drapeau. Il terminait sa brochure en ces termes : «Nous avons
dit où nous voulons aller ; nous avons dit avec qui nous
marcherions : avec personne autre que le peuple. Reste à
savoir qui nous suivrons. Suivrons-nous Romanof, Pougatchef ou un
nouveau Pestel, s’il s’en rencontre (11) [...] Nous
sommes les amis de la cause populaire russe, de la cause slave.
Si le tsar est à la tête de cette cause, nous le suivrons
; mais s’il se met contre elle, nous serons ses ennemis [...]
Cette question se décidera bientôt, et alors nous saurons
ce que nous devrons faire ».
Ainsi, en 1862, et dans les années suivantes, Bakounine
nous apparaît comme un révolutionnaire slave, préoccupé
par-dessus tout de questions politiques et nationales ; il n’a
pas rompu encore avec la tradition de Quarante-huit, et le mouvement
ouvrier dont l’Association internationale des travailleursva,
à partir de 1864, devenir l’expression vivante, lui
demeure encore ignoré ; ce sera seulement en 1868 que purifié
de ses illusions démocratiques, il se résoudra enfin
à « marcher sur la grande route de la Révolution
économique» (12).
L’insurrection polonaise éclata sur ces entrefaits.
Bien qu’il en connût le caractère foncièrement
nationaliste et aristocratique, Bakounine ne put s’empêcher
d’y applaudir : le 21 février 1863, il s’embarquait
pour Stockholm, d’où il espérait pouvoir passer
en Lithuanie. Mais l’expédition de Lapinski, organisée
à Londres pour porter secours à l’insurrection,
échoua lamentablement, et les efforts de Bakounine pour déterminer
une intervention suédoise restèrent infructueux. L’insurrection
fut littéralement écrasée et la répression
égala en horreur tragique les pires spectacles de l’histoire.
Déçu dans ses espérances d’une conflagration
révolutionnaire du monde slave, Bakounine regagna Londres,
où il eut avec Marx une rencontre qui devait être la
dernière ; il passa ensuite en Italie, qu’il trouva
tout entière secouée du grand frisson de l’Unité,
et où, après un second voyage en Suède, il
se décida à venir se fixer (1864). Il habita successivement
Florence et Naples. Dans ce milieu si nouveau pour lui, il se mit
aussitôt à l’œuvre. Il avait été,
à Londres, l’ami de Mazzini et il l’était
resté. Pourtant, il ne pouvait songer à unir son action
à celle du grand républicain mystique qui avait pris
pour devise : Dieu et le Peuple; et comme il fallait être
nécessairement pour ou contre Mazzini, il prit le parti d’être
contre et d’opposer à son dogmatisme gouvernemental,
propriétaire et religieux, un programme nettement socialiste
et révolutionnaire. C’est dans ce but qu’avec
quelques amis italiens, il créa une organisation secrète
dont les membres s’appelaient frères et qui semble
avoir successivement porté les noms d’Alliance de la
démocratie sociale,d’Alliance des révolutionnaires
socialisteset, finalement, — quand elle comprit des frères
de tous les pays — de Fraternité internationale.Elle
avait pour programme : l’athéisme, la négation
de toute autorité politique, la propriété collective
et le fédéralisme, programme au nom duquel elle livra
aux idées mazziniennes un combat acharné.
C’est en vue d’exposer publiquement les idées
des Frères internationaux que Bakounine se rendit en septembre
1867, à Genève, au premier congrès de la Ligue
de la Paix et de la Liberté.Son discours lui valut la sympathie
générale et il fut élu membre du comité
de la nouvelle Ligue.
Il s’installa à Clarens, sur les bords du lac Léman,
d’où il pouvait se rendre facilement aux séances
du comité. Toute l’année, il lutta pied à
pied contre le démocratisme bourgeois de ses collègues,
sans réussir à les convaincre. Au congrès de
1868, qui se tint à Berne, au siège même de
la Ligue, il ne fut pas plus heureux. C’est en vain qu’il
démontra que la liberté et la paix, but de la Ligue,
ne trouveraient de fondement solide que dans la justice sociale,
dans le socialisme. Ses propositions furent repoussées. Il
comprit qu’il n’avait plus rien à faire dans
ce milieu borné, et se retira aussitôt pour fonder,
avec quelques amis, (13) l’Alliance internationale de la démocratie
socialiste,laquelle eut à son programme : l’athéisme,
la suppression du droit d’héritage comme moyen d’amener
l’abolition des classes et de la propriété individuelle,
l’instruction intégrale des enfants des deux sexes,
le rejet de toute alliance réactionnaire et de toute action
politique «qui n’aurait pas pour but immédiat
et direct le triomphe de la cause des travailleurs contre le capital»,
la dissolution de l’État politique «dans l’union
universelle des libres associations tant agricoles qu’industrielles»,
la solidarité internationale des travailleurs et «l’association
universelle de toutes les associations locales par la liberté».
Le premier acte de l’Alliance fut d’adhérer
en bloc à l’Internationale.Il y avait en 1868, quatre
ans que celle-ci existait, mais ses débuts avaient été
obscurs et difficiles. À l’origine, petits bourgeois
et prolétaires s’y étaient coudoyés,
fraternisant dans un socialisme sentimental et confus. Le premier
congrès (Genève, 1867) avait fait preuve d’une
extrême modération. Mais dès l’année
suivante, au congrès de Lausanne, la question de la propriété
collective avait été posée ; elle venait d’être
résolue tout récemment, au congrès de Bruxelles,
où trente voix contre quatre avaient voté la mise
en commun du sol et du sous-sol, des chemins de fer et des voies
de communication. En même temps, la force numérique
et l’autorité morale de l’Internationalecroissaient
dans tout l’Occident.
Il est indubitable que l’idée d’adhérer
en bloc à l’Internationaleétait de la part de
l’Alliance une idée tout à fait malheureuse
qui ne pouvait manquer d’éveiller contre Bakounine
la défiance et le soupçon du Conseil général
de l’Association et, tout spécialement, de Karl Marx,
son constant inspirateur. L’Alliance en effet prétendait
conserver dans l’Internationaleson organisation et son programme
propres. Prétention insoutenable et qui parut telle à
la grande majorité des socialistes (14).
Le Conseil général refusa d’admettre l’Alliance
comme il avait précédemment refusé d’admettre
la Ligue de la Paix et de la Liberté.L’Alliance alors
déclara qu’elle cessait d’exister et invita ses
groupes à entrer dans l’Internationale.C’est
ce que fit notamment le groupe genevois où dominait Bakounine.
Il entra dans l’Association sous le nom de Section de l’Alliance,et
ce fut à son sujet qu’en avril 1870, socialistes de
Genève et socialistes du Jura se divisèrent, les premiers
refusant d’admettre l’Alliance dans la Fédération
romande et les seconds protestant contre cette exclusion.
Bakounine n’avait pas attendu d’être sorti de
la Ligue de la Paixpour entrer dans l’Internationale: depuis
juillet 1868, il appartenait à la section centrale de Genève,
l’une des plus puissantes de l’Association, que la part
qu’elle venait de prendre à la grande grève
du bâtiment avait mise en pleine lumière. Libre du
côté de la Ligue, et voulant s’associer intimement
à la vie des socialistes genevois, il s’installa à
Genève (septembre 1868).
En ce temps-là, on travaillait beaucoup dans les sections
de la Suisse romande. Les résolutions de Bruxelles sur la
propriété avaient frappé les esprits, et bientôt
Genève, le Locle et Saint-Imier comptèrent des collectivistes
convaincus. Bakounine, à la tête de sa Section de l’Alliance,exerça
de suite une influence décisive. Nouveau venu dans le monde
ouvrier, il s’y était trouvé immédiatement
à l’aise, car il était James Guillaume et Adhémar
Schwitzguébel dans le Jura, sa conception fédéraliste
et libertaire du socialisme se répandait rapidement. À
tous ceux qui l’approchaient, il communiquait l’électricité
de son enthousiasme révolutionnaire. Devenu le principal
rédacteur de l’Égalité,organe de la Fédération
romande, il y donna (été de 1869) plusieurs séries
de brillants articles qui sont assurément le meilleur de
son œuvre écrite : les Endormeurs, la Montagne, le Jugement
de M. Coullery, l’Instruction intégrale, la Politique
de l’Internationale, et la Coopération; à peu
près dans le même temps, il adressait au Progrès
du Locle des Lettres sur le Patriotisme pleines d’analyses
audacieuses (15).
En septembre 1869 se tint, à Bâle, le quatrième
congrès de l’Internationale. Bakounine s’y rendit
au nom des ouvriers socialistes de Lyon et des mécaniciens
de Naples. À une forte majorité, le congrès,
confirmant les décisions de Bruxelles, se prononça
pour l’abolition de la propriété individuelle
du sol. Au cours de la discussion qui avait précédé
le vote, Bakounine, dans un discours remarqué, s’était
affirmé collectiviste révolutionnaire et partisan
de la destruction de l’État. Il reprit la parole dans
le débat sur le droit d’héritage pour combattre
la thèse du conseil général, c’est-à-dire
la propre thèse de Marx. Tandis que le conseil général
concluait à l’impossibilité de toucher au droit
d’héritage, autrement que pour en tempérer l’exercice
par voie législative, tant que subsisterait la propriété
individuelle, Bakounine voyait dans la suppression de ce droit un
moyen d’affaiblir le droit de propriété lui-même,
une propriété qui cesse d’être héréditaire
cessant du même coup d’être propriété
pour se muer en simple possession.
Quel que fût le respect qu’inspirait à tous
les délégués le génie de Karl Marx,
la proposition du conseil général essuya un échec.
C’est à Bakounine que la commission donna raison ;
et si le congrès n’adopta pas sa proposition, du moins
lui accorda-t-il la majorité relative : 32 voix, tandis que
la proposition marxiste n’en obtenait que 19. C’était
plus que Marx, ce dieu irritable et jaloux, n’en pouvait supporter.
Il n’avait jamais aimé Bakounine, dont l’activité
antérieure, entachée qu’elle était de
démocratisme et de nationalisme, ne pouvait évidemment
lui plaire, et dont le caractère contrastait si fort avec
le sien : il le détesta désormais comme un adversaire
et commença contre lui, à coups de calomnies et de
libelles, une de ces redoutables guerres où il excellait
(16). Depuis le banquet polonais de 1847, d’implacables adversaires,
des marxistes le plus souvent, n’avaient cessé de poursuivre
Bakounine de leurs diffamations empoisonnées.
C’est ainsi qu’à la veille du congrès
de Bâle, Liebknecht colportait encore le vieux mensonge :
Bakounine, agent russe. Cité, à Bâle même,
devant un tribunal d’honneur, Liebknecht dût reconnaître
avoir «agi avec une légèreté coupable»,
— ce qui n’empêcha pas, quelques mois plus tard,
un autre marxiste, Moritz Hess, d’écrire que Bakounine
avait été à Bâle l’agent des panslavistes
: nouvelle perfidie que Marx lui-même devait bientôt
reprendre en l’aggravant encore (17).
C’est après le congrès de Bâle que Bakounine
quitta Genève pour s’établir à Locarno
(Tessin), au bord du lac Majeur. Ce départ (30 octobre) fut
un vrai malheur pour l’Internationalegenevoise, qui ne tarda
pas à tomber au pouvoir d’une coterie de politiciens
ayant à sa tête le Russe Outine, un fort triste personnage
qui préludait alors au reniement le plus abject par ses intrigues
les plus malpropres. Outine était en Suisse l’agent
zélé de Marx, et ses menées devaient avoir
pour conséquence de briser l’unité de la Fédération
romande et d’engendrer entre Genève et le Jura un conflit
retentissant et fatal.
Cependant, dans sa solitude de Locarno, Bakounine s’était
mis à traduire en russe pour un éditeur de Saint-Pétersbourg,
le gros livre de son adversaire, le Capital.La besogne avançait,
quand, en janvier 1870, un jeune Russe, dont il avait déjà
reçu la visite l’année précédente
à Genève, vint de nouveau frapper à sa porte.
Il se nommait Netchaïef et s’était enfui de Russie,
traqué par les gendarmes du tsar. C’était un
révolutionnaire d’une espèce étrange
et redoutable, un homme tel que la seule Russie est capable d’en
produire. Un fanatisme sauvage, le fanatisme du désespoir,
bouillonnait en son âme aveuglée. Ayant assisté
à la destruction de l’organisation occulte qu’il
avait réussi à créer en Russie, il s’était
juré de reprendre la lutte dans un esprit d’extermination
implacable. Haïssant le monde, sûr d’en être
haï, Netchaïef rejetait, comme autant de préjugés
vulgaires, toute obligation, toute bonne foi, tout scrupule, et,
froidement, s’était fait un système de la violence,
du mensonge et de l’hypocrisie.
Il se présenta à Bakounine comme le représentant
du Comité révolutionnaire russe, et par cette «immense
énergie» qui était son trait dominant, l’impressionna
vivement. Il lui dit que la Russie était à la veille
d’une révolution formidable à laquelle il fallait
se préparer en hâte. Puis sous prétexte que
l’heure n’était plus à l’érudition,
mais à
l’action, il le persuada d’abandonner le Capitalpour
se vouer entièrement aux affaires russes : lui, Netchaïef,
se chargeait d’arranger la chose auprès de l’éditeur.
Bakounine se laissa convaincre et docilement se mit à rédiger
quelques brochures de propagande à destination de la Russie
(entre autres un appel Aux officiers de l’armée russe),
puis quand, au printemps suivant, le bruit de l’arrestation
de Netchaïef courut dans la presse suisse, il lança,
en français, un petit écrit alerte et substantiel
qu’il intitula spirituellement : Les Ours de Berne et l’Ours
de Saint-Pétersbourg(18).
Mais entre Bakounine et Netchaïef, entre ces deux hommes dont
l’énergie était égale et qui, malgré
tout, tendaient au même but, il y avait au fond un abîme.
Le machiavélisme furieux de Netchaïef, son autoritarisme
implacable, la perversité voulue de ses moyens répugnaient
à l’âme généreuse et loyale du
vieux révolutionnaire. La rupture devint inévitable
: elle eut lieu en juillet 1870 (19). À cette date, du reste,
l’esprit de Bakounine n’était plus aux affaires
russes : la guerre franco-allemande venait d’éclater.
Les premières victoires prussiennes l’exaspérèrent
: d’instinct, il haïssait dans Bismarck le champion déclaré
de la réaction européenne. Aussi embrassa-t-il passionnément
la cause de la France, surtout lorsque l’Empire ayant été
anéanti en fait, il ne resta plus en face des armées
allemandes que le peuple français. Ce peuple, le plus révolutionnaire
qui fut au monde, allait-il accepter que la défaite de ses
maîtres devînt sa propre défaite ? Allait-il
accepter le despotisme abject du sabre et de la botte ? On le disait,
mais le vieux Bakounine se cabrait à la seule pensée
d’un tel crime, de lèse-humanité plus que de
lèse-patrie. Et dans la fièvre de ce mois d’août
sanglant, il écrivit, d’une plume débridée,
ses Lettres à un Français sur la crise actuelle.
C’était un véhément appel à la
révolution sociale, au «soulèvement spontané,
formidable, passionnément énergique, anarchique, destructif
et sauvage des masses populaires sur tout le territoire de la France»,
et c’était en même temps un programme complet
d’insurrection et de défense (20). Le plan de Bakounine
était d’utiliser le patriotisme héréditaire
des masses à la réalisation de l’idéal
révolutionnaire.
Le 31 août, il écrivait à Ogaref : «Si
la révolution sociale ne sort pas directement de la guerre
actuelle, le socialisme sera pour longtemps perdu dans l’Europe
entière».
N’étant pas homme à prêcher sans agir,
sitôt les Lettres terminées, il prit le train pour
Lyon où l’appel de quelques internationaux amis l’avait
décidé à «porter ses vieux os».
Il y arriva le 15 septembre. Le surlendemain, le Comité du
salut de la France était constitué. Le 26 septembre,
une affiche rouge, signée du Comité appelait les Lyonnais
aux armes et proposait à leur ratification les mesures suivantes
: Déchéance de l’État, de la bureaucratie
et des tribunaux ; suspension du paiement des impôts, des
hypothèques et des dettes privées ; formation dans
toutes les communes de Comités de salut analogues à
celui de Lyon ; réunion d’une Convention nationale
chargée de repousser l’invasion.
Le 28 septembre, à midi, le peuple s’emparait de l’hôtel
de ville dont il mit les autorités à la porte. Mais
l’indécision de quelques-uns des chefs, la lâcheté
de certains autres et, brochant sur le tout, la trahison du «général»
Cluseret paralysèrent en un instant l’œuvre insurrectionnelle.
En vain Bakounine pressa-t-il ses amis d’agir sans perdre
une minute, de «frapper la réaction à la tête»
: il ne fut pas écouté. Une fois de plus, le peuple
ne sut pas profiter de sa victoire. Vers cinq heures, la réaction,
revenue en forces, réoccupait l’hôtel de ville.
Arrêté, puis délivré par miracle, Bakounine
partit pour Marseille «le cœur plein de tristesse et
de prévisions sombres». À Marseille, il se tint
caché près d’un mois, écrivant lettres
sur lettres, ne cessant d’exciter ses amis à reprendre
les armes pour un nouvel effort. Enfin, le 24 octobre, jugeant sa
présence inutile dans un pays qui semblait résigné
aux pires abdications, il s’embarqua pour Gênes, d’où
il rentra à Locarno.
Il passa dans cette lointaine petite ville cinq mois d’amère
solitude et de pauvreté indicible, composant pour faire suite
aux Lettres à un Français,un livre intitulé
l’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale,et
dont seule la première partie a été publiée
de son vivant (21).
Le 18 mars 1871, la Commune était proclamée dans
Paris. Durant soixante-dix jours, les socialistes de tous les pays
assistèrent, le cœur battant tout à tour d’allégresse
et d’angoisse, au déroulement de ce drame grandiose.
Et Bakounine, soudain réconforté, écrivait
à son ami Ogaref (16 avril) : «On est enfin sorti de
la période de la phrase pour entrer dans celle de l’action.
Quelle que soit l’issue, ils sont en train de créer
un fait historique immense. Et pour le cas d’un échec,
je ne désire que deux choses : 1° que les Versaillais
n’arrivent à vaincre Paris qu’avec l’aide
ouverte des Prussiens ; 2° que les Parisiens en périssant
fassent périr avec eux la moitié au moins de Paris.
Alors, malgré toutes les victoires militaires, la question
sociale sera posée comme un fait énorme et indiscutable».
Le 27 avril, il était au milieu des Jurassiens, prêt
à franchir lui aussi la frontière de France. Mais
les événements ne le lui permirent pas. La Commune
succomba : du moins donna-t-elle dans sa chute l’inoubliable
spectacle d’un peuple qui ne veut pas survivre à sa
défaite et pour qui la mort, derrière la barricade
ensanglantée, est encore une libération. La grandeur
de cette fin frappa les imaginations comme un chant d’épopée.
Le socialisme, désorganisé par la guerre, dut à
la Commune écrasée un renouveau d’énergie
et d’espoir. Pouvait-on désespérer d’une
cause à laquelle des milliers d’existences s’étaient
sacrifiées ?
Bakounine reprit le chemin de Locarno, ayant recouvré toute
sa confiance, et bientôt, contre Mazzini qui invectivait les
vaincus, il lança cette Réponse d’un Internationaloù
il saluait en paroles émouvantes ceux qui étaient
morts «en défendant la cause la plus humaine, la plus
juste, la plus grandiose qui se fut jamais produite dans l’histoire».
La jeunesse italienne applaudit Bakounine, et lui, sûr cette
fois d’être entendu, écrivit alors la Théologie
politique de Mazzini et l’Internationale,qui est un de ses
meilleurs ouvrages. C’est de cette polémique anti-mazzinienne
qu’est sorti en quelque sorte le parti socialiste italien.
Aussi lorsque les sections internationales de la péninsule
se formèrent, l’année d’après,
en fédération italienne, s’empressèrent-elles
d’envoyer à Bakounine une adresse de reconnaissante
sympathie.
Cependant le conflit déchaîné par Outine entre
les socialistes de Genève et ceux du Jura sur la question
de l’admission du groupe de l’Alliance dans la Fédération
romande (avril 1870) ne s’était nullement apaisé,
et le Conseil général en prenant parti pour les Genevois
d’Outine n’avait fait qu’aggraver la querelle.
En d’autre temps, les Jurassiens
eussent fait appel à l’Internationaleelle-même.
Mais la guerre avait empêché le congrès de 1870
d’avoir lieu. Le congrès de l’année suivante
n’en était que plus impatiemment attendu ; aussi la
déception fut-elle grande lorsque le Conseil général,
conformément d’ailleurs à son droit, décida
de ne réunir en 1871 qu’une simple conférence
privée.
Celle-ci se tint à Londres dans le courant de septembre,
se montra plus déférente aux désirs du Conseil
que n’eût fait un congrès. Elle approuva tout
d’abord sa conduite dans la question romande. Puis s’appropriant
une idée spécialement marxiste, elle édicta
que «la constitution du prolétariat en parti politique
est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution
sociale» et que «le mouvement économique et l’action
politique de la classe ouvrière sont indissolublement unis».
En outre, la conférence autorisa le Conseil général
à ne pas convoquer, s’il le jugeait bon, le congrès
de 1872 et à le remplacer par une nouvelle conférence.
Ces résolutions causèrent un peu partout une irritation
qui ne fut nulle part aussi vive que chez les internationaux jurassiens
atteints dans leurs convictions les plus chères. Aussi est-ce
du Jura que partit le courant protestataire. Le 12 novembre 1871,
un congrès régional se réunit à Sonvillier.
Après avoir constitué la Fédération
jurassienne, de glorieuse mémoire, il résolut d’adresser
à toute l’Internationaleune circulaire réclamant
la convocation d’un congrès général «pour
maintenir le principe de l’autonomie des sections et faire
rentrer le Conseil général dans son rôle normal,
celui d’un simple bureau de correspondance et de statistique».
À Londres, on essaya d’abord de la résistance.
Aux protestations venues de partout, Marx répondit par un
vénéneux libelle, les Prétendues scissions
dans l’Internationale,où Bakounine était de
nouveau diffamé (1872). Il va sans dire que Bakounine était
accusé d’avoir fomenté les désordres
dont souffrait l’Internationale.Finalement, le Conseil dut
céder : le congrès fut convoqué à La
Haye pour le 2 septembre. Aucune manœuvre (la preuve en est
faite aujourd’hui) ne fut épargnée par les marxistes
pour abattre définitivement l’opposition : ils y parvinrent
sans trop de peine, à l’aide d’une majorité
truquée qui vota tout ce qu’ils voulurent. Bakounine
était absent, retenu à Zurich par la propagande russe.
Après une parodie d’enquête et de jugement, il
fut exclu de l’Internationalepour avoir créé
«une société appelée l’Alliance
ayant des statuts complètement différents »
[de ceux de l’Internationale],et son ami James Guillaume qui,
lui, n’avait jamais appartenu à l’Alliance, fut
exclu avec lui.
Les proscripteurs allèrent plus loin. Il ne leur suffisait
pas d’exclure Bakounine ; ce qu’ils voulaient, c’était
le déshonorer. Ils l’accusèrent d’escroquerie
et de chantage. D’où venait cette accusation ?
On a vu qu’en 1870, Netchaïef, pour décider Bakounine
à interrompre la traduction russe du Capital,lui avait promis
d’arranger l’affaire avec l’éditeur auquel
cette traduction était destinée et dont Bakounine
avait reçu un premier acompte. Que fit Netchaïef ? Au
nom du mystérieux Comité révolutionnaire dont
il se disait le représentant, il écrivit à
l’étudiant Lioubavine qui avait servi d’intermédiaire
entre Bakounine et l’éditeur, une lettre lui annonçant
que le vieux révolutionnaire avait suspendu son travail et
le menaçant de la vindicte du Comité au cas où
il s’aviserait de se plaindre. Cette lettre avait été
écrite à l’insu de Bakounine. Mais Marx, en
ayant appris l’existence et ayant réussi à se
la procurer, la produisit secrètement devant la commission
d’enquête du congrès de La Haye en l’attribuant
à Bakounine, malgré que Lioubavine l’eût
mis expressément en garde contre une telle attribution.
Ainsi pour débarrasser l'Internationaled’un adversaire
détesté, Marx sans hésitation tentait de le
déshonorer. L’histoire heureusement a fait justice
des diffamations marxistes ; et Ed. Bernstein, le social-démocrate
allemand, l’ancien ami de Marx, en publiant récemment
divers documents relatifs à l’accusation portée
contre Bakounine, a pu dire avec juste raison : «Au point
de vue purement humain, Bakounine apparaît incontestablement
sous un jour plus favorable que son adversaire ; même celui
qui croit que Marx défendait dans cette querelle les intérêts
du mouvement ouvrier, lesquels n’admettaient aucune concession
sentimentale, ne peut s’empêcher de regretter que Marx
n’ait pas mené cette lutte avec d’autres moyens
et dans d’autres formes » (22).
L’Internationale,d’ailleurs, ne sut aucun gré
à Marx du zèle vraiment outré qu’il avait
mis à la défendre — contre un homme qui ne la
menaçait pas. Presque tout entière, elle refusa de
ratifier les décisions votées à La Haye et
de reconnaître le nouveau Conseil général. Dès
le 15 septembre, à Saint-Imier, les anti-autoritaires réunis
en congrès international levèrent l’étendard
de la révolte. Ils en profitèrent pour accentuer encore
leur opposition théorique à certains points de vue
de la doctrine marxiste. Celle-ci faisait de la conquête du
pouvoir politique le premier devoir de la classe ouvrière
; les anti-autoritaires affirmèrent, eux, que le premier
devoir du prolétariat était la destruction de tout
pouvoir politique.
L’idée anarchiste était née.
L’année suivante, un congrès général
où les sept fédérations européennes
de l’Internationale étaient représentées,
se réunit à Genève : il réorganisa l’Association
sur la base de l’entière autonomie des sections et
supprima le Conseil général. Mais Bakounine n’y
assista pas. Il était alors dans sa soixantième année
et pris d’une grande fatigue, n’aspirait plus qu’au
repos. Au lendemain du congrès de Genève, en octobre
1873, il adressa à ses amis de la Fédération
jurassienne sa démission de l’Internationale. Il motivait
sa retraite :
Par ma naissance et par ma position personnelle, non sans doute
par mes sympathies et mes tendances, je ne suis qu’un bourgeois
et comme tel, je ne saurais faire autre chose parmi vous que de
la propagande théorique. Eh bien, j’ai cette conviction
que le temps des grands discours théoriques, imprimés
ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières
années on a développé au sein de l’Internationale
plus d’idées qu’il n’en faudrait pour sauver
le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je
défie qui que ce soit d’en inventer une nouvelle.
Le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et
aux actes. Ce qui importe avant tout, aujourd’hui, c’est
l’organisation des forces du prolétariat. Mais cette
organisation doit être l’œuvre du prolétariat
lui-même. Si j’étais jeune, je me serais transporté
dans un milieu ouvrier, et partageant la vie laborieuse de mes frères,
j’aurais également participé avec eux au grand
travail de cette organisation nécessaire.
Bakounine se retira alors à proximité de Locarno,
dans une villa qu’un de ses amis d’Italie, le pur et
généreux Carlo Cafiero, avait mise à sa disposition,
la Baronata. Pourtant, le vieux révolutionnaire ne put se
résoudre tout de suite à l’inaction. Une année
ne s’était pas écoulée qu’il se
rendait à Bologne, où une tentative insurrectionnelle
avait été préparée par ses amis. On
a dit qu’il y était allé, poussé par
le désir de mourir en combattant et de donner ainsi à
son existence militante la conclusion qu’elle appelait. Mais
la tentative échoua (août 1874) et Bakounine, las et
déçu, regagna Locarno. Malheureusement Cafiero était
entièrement ruiné et la Baronata dut être mise
en vente (23). De plus en plus souffrant, Bakounine s’installa
à Lugano. C’est là que dans la solitude, le
silence et la pauvreté, il passa ses deux dernières
années. Il avait définitivement, cette fois, renoncé
à la politique et ne voyait plus qu’à de longs
intervalles ceux qui avaient été ses amis les plus
chers.
Vers le milieu de juin 1876, son mal empirant tous les jours, il
fit le voyage de Berne pour s’y faire soigner par son vieil
ami, le docteur Adolf Vogt. Mais il n’y avait plus pour lui
désormais de remède : il s’éteignit sans
souffrance dans la journée du 1er juillet.
Ses obsèques eurent lieu le surlendemain. Il fut inhumé
dans le cimetière de Berne sous une humble pierre où
l’on peut aujourd’hui encore déchiffrer son nom.
Ses amis étaient accourus de tous les points de la Suisse
pour lui rendre les derniers devoirs. Trois compagnons de la Fédération
jurassienne, Adhémar Schwitzguébel, James Guillaume
et Elisée Reclus, prononcèrent chacun quelques paroles
d’adieu ; puis Joukovsky parla au nom des Slaves, Paul Brousse
au nom des Français, Salvioni au nom des Italiens, Betsien
au nom des prolétaires allemands. «Dans une réunion
qui eut lieu après la cérémonie, un même
vœu sortit de toutes les bouches : l’oubli, sur la tombe
de Bakounine, de toutes les discordes purement personnelles, et
l’union, sur le terrain de la liberté, de toutes les
fractions du parti socialiste des deux mondes » (24).
L’homme et l'œuvre
C’est maintenant la physionomie morale de l’homme qu’il
nous faut tâcher d’esquisser.
On ne peut évoquer Bakounine sans qu’un mot de Biélinsky
revienne à la mémoire : Michel Bakounine a beaucoup
péché, il a commis bien des erreurs, mais il porte
en lui une force qui efface tous ses défauts personnels,
— c’est le principe de l’éternel mouvement
qui gît au fond de son âme».
Ce qui frappe en effet le plus dans Bakounine, ce qui fait à
la fois son charme et sa grandeur, c’est une puissance héroïque
de renouvellement, de rayonnement, de vie qui n’a jamais appartenu
qu’à lui. Un écrivain russe l’a défini
: un immortel printemps. Il a vécu quarante années
d’une existence tumultueuse et intense, où l’action
complétait sans cesse la pensée, et il a suscité
partout autour de lui l’ardente volonté de vivre.
L’influence qu’il a exercée a été
étendue autant que profonde. Parmi tant d’agitateurs
que compte le dernier siècle, auquel peut-on le comparer
? Blanqui n’était que Français, ne songeait
qu’à la France ; Lassalle n’était qu’Allemand,
Mazzini qu’Italien. Mais Bakounine, son activité révolutionnaire
et conspiratrice s’est déployée sur l’Europe
entière. Nul ne fait mieux comprendre ces mots de Dostoievski
: «Nous autres, Russes, nous avons tout au moins deux patries
: la Russie et [...] l’Europe, même lorsque nous nous
intitulons slavophiles [...] Notre mission [...] doit être
universellement humaine. Elle doit être consacrée au
service de l’humanité, non pas seulement de la Russie,
non pas seulement du monde slave, du panslavisme, mais au service
de l’humanité entière ».
Bakounine, sans cesser à aucun moment d’être
Russe, a été toute sa vie au service de l’humanité.
Il a pris part à deux révolutions françaises,
aux révolutions allemandes de 1848-1849 ; en Italie et en
Espagne, le socialisme lui a dû quelque dix ans d’un
vigoureux essor ; plus que personne, il a aidé les Jurassiens
« à mettre de l’ordre dans leurs idées
et à formuler leurs aspirations » (25) ; il a été
l’initiateur réel du mouvement qui, après 1870,
porta la jeunesse socialiste russe vers le peuple ; et comment oublier
enfin que c’est au cours de sa grande lutte contre les "communistes
allemands" que le drapeau de l’anarchisme — c’est-à-dire
du socialisme révolutionnaire, anti-politique et ouvrier
— fut déployé pour la première fois ?
«Il était de ceux à qui l’on se donne
et pour qui l’on se dévoue», a écrit Victor
Dave (26) ; et Mme A. Bauler a pu dire de son côté
: «Je voyais que sa force était dans le pouvoir de
prendre possession des âmes humaines. Sans aucun doute, tous
ces hommes qui l’écoutaient étaient prêts
à tout à sa moindre parole» (27).
Cet extraordinaire prestige lui venait pour une part de sa taille
gigantesque, de son masque énergique et noble où il
y avait du Mirabeau et du Danton — «un titan à
tête de lion avec un superbe hérissement de crinière»
(28). Avec cela une vitalité merveilleuse qui ne trouvait
à s’épancher que dans l’action et qui
entraînait derrière lui les tièdes et les timides.
Il réunissait en lui ces belles facultés humaines
: l’intuition, l’intelligence, la volonté. Ajoutez-y
les qualités du caractère : la bonté la plus
affectueuse, une vaste générosité, un enthousiasme
sans mélange, une invincible confiance dans les événements
et les hommes. Ses amis célébraient la simplicité
de ses mœurs, la cordialité de son commerce, la franchise
de son langage. «Dans toutes ses manières [c’est
Herzen qui parle], il y a quelque chose d’enfantin, de franc
et de simpliste qui lui donne un charme particulier et qui attire
vers lui tout le monde — les faibles et les forts. Il n’y
a que les gens imbus d’affectation et d’orgueil qui
s’en éloignent».
Avec ses qualités et ses défauts, Bakounine était
essentiellement l’homme de l’action. Il a réalisé
plus brillamment que personne le type classique de l’agitateur
: remueur d’idées et remueur de foules. Il fut un orateur
entraînant et un conférencier persuasif. Par contre,
il eut peu d’un véritable écrivain : il y a
dans ses ouvrages des morceaux d’une heureuse venue, mais
c’est l’ensemble qui pèche. On sent trop que
tout cela a été composé en vue d’une
action immédiate avec la préoccupation de faire vite
et d’arriver à temps. Presque aucun des nombreux ouvrages
qu’il a commencés n’a d’ailleurs été
achevé.
Le penseur vaut mieux que l’écrivain, mais encore
n’en faut-il pas exagérer le prix. Malgré sa
haute intelligence et l’étendue de sa culture, Bakounine
s’est montré peu capable de discipliner son esprit
et d’ordonner une pensée naturellement abondante et
touffue. Il a remué énormément d’idées,
mais il en est assez peu, parmi elles, qui lui soient propres ;
sa mission à lui, c’était de faire un sort aux
idées des autres. Il a été par sa propagande
un vulgarisateur de la plus rare puissance, — et ce n’est
pas un médiocre éloge.
Son socialisme, qui datait de 1842, n’a évolué
qu’avec une extrême lenteur. C’était, tout
à l’origine, un ensemble d’aspirations idéalistes
à la réalisation d’un monde nouveau. Ce fut
ensuite le socialisme démocratique et nationaliste tel qu’il
avait cours vers 1848. Enfin, beaucoup plus tard, Bakounine, comprenant
que «les entreprises, soit nationales, soit exclusivement
politiques», ne pouvaient aboutir qu’à fortifier
la domination bourgeoise, adhéra au programme de l’Internationaleet
ne voulut plus connaître d’autre patrie que le prolétariat.
Il apporta au mouvement ouvrier l’appoint de son énergie
formidable, de son audace «endiablée», de sa
pratique de vieux lutteur et — qualités plus précieuses
encore — sa passion de la liberté, sa haine de la tyrannie,
quelle qu’elle fût, sa répugnance instinctive
pour le doctrinarisme qui entrave, avec l’indépendance
de l’esprit, l’intelligence de l’action.
Un des premiers en son temps, il était arrivé à
cette notion méritoire «que la liberté sans
le socialisme, c’est le privilège, l’injustice,
et que le socialisme sans liberté, c’est l’esclavage
et la brutalité». Loin donc de sacrifier, comme tant
d’autres, la liberté au socialisme, il fit de l’anéantissement
du principe d’autorité le but de la révolution
sociale.
Sa négation de l’État et son affirmation du
fédéralisme libertaire sont incontestablement d’origine
proudhonienne. M. Hubert Bourgin estime que Bakounine doit au profond
penseur de l’Idée générale de la Révolution
au XIXe siècleune bonne moitié de ses idées
: il lui doit en tout cas ces deux-là.
Mais Bakounine dépassa Proudhon sur un point capital. Sans
s’arrêter aux imprécations fulminées par
le maître contre le communisme, il crut à la possibilité
d’unir la propriété commune et la liberté
individuelle, la communauté et la fédération.
Il estima qu’on pouvait être à la fois communiste
et anti-autoritaire, et c’est dans ce sens qu’il se
qualifia lui-même de collectiviste, mot nouveau désignant
une chose nouvelle. Le collectivisme, autrement dit le communisme
anti-autoritaire, est une idée purement bakouninienne.
Mais Bakounine ne se rattache pas seulement à Proudhon ;
il y a dans sa pensée toute une partie marxiste.
— Quoi ! Bakounine marxiste ?
— Certainement !
Il y a, en effet, dans le marxisme autre chose que l’idée
de la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière.
Ce qu’il y a, en lui, d’essentiel, c’est en premier
lieu son point de départ : la constatation de l’antagonisme
qui divise les classes ; c’est ensuite l’idée
de l’organisation ouvrière en vue de la lutte économique
; et c’est enfin l’idéal de l’abolition
des classes par la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie.
Or, ce sont là les idées qu’à partir
de 1868, on rencontre le plus communément chez Bakounine.
Dira-t-on qu’il en ignorait l’origine ? On ne saurait
l’admettre : chaque fois qu’il en a eu l’occasion,
Bakounine, avec sa loyauté parfaite s’est proclamé
le disciple théorique de Marx. Il l’a écrit
à Marx lui-même dans une lettre de 1868 : «Je
fais maintenant ce que tu as commencé à faire, toi,
il y a plus de vingt-cinq ans [...] Tu vois, mon cher ami, que je
suis ton disciple, et je suis fier de l’être».
Il l’a écrit à Herzen, qui lui avait reproché
de conférer à Marx le titre de géant. Je donnerai
un important passage de cette dernière lettre, car elle est
très caractéristique de la magnanimité de Bakounine,
toujours prêt à sacrifier ses propres ressentiments
à la cause commune.
«Je n’ignore pas que Marx a été l’instigateur
et le meneur de toute cette calomnieuse et infâme polémique
qui a été déchaînée contre nous.
Pourquoi l’ai-je donc ménagé ? J’ai fait
plus que cela, je l’ai loué, je lui ai conféré
le titre de géant. Pour deux raisons, mon Herzen. La première,
c’est la justice. Laissant de côté toutes les
vilenies qu’il a vomies contre nous, nous ne saurions méconnaître,
moi du moins, les immenses services rendus par lui à la cause
du socialisme, qu’il sert avec intelligence, énergie
et sincérité depuis près de vingt-cinq ans,
en quoi il nous a indubitablement tous surpassés. Il a été
l’un des premiers fondateurs, et assurément le principal,
de l’Internationale,et c’est là, à mes
yeux, un mérite énorme, que je reconnaîtrai
toujours, quoi qu’il ait fait contre nous. La deuxième
raison, c’est la politique et une tactique que je crois très
juste [...] Marx est indéniablement un homme très
utile dans l’Association internationale. Jusqu’à
ce jour encore, il exerce sur son parti une influence sage, et présente
le plus ferme appui du socialisme, la plus forte entrave contre
l’envahissement des idées et des tendances bourgeoises.
Et je ne me pardonnerais jamais, si j’avais seulement tenté
d’effacer ou même d’affaiblir sa bienfaisante
influence dans le simple but de me venger de lui. Cependant, il
pourrait arriver, et même dans un bref délai, que j’engageasse
une lutte avec lui, non pas pour l’offense personnelle, bien
entendu, mais pour une question de principe, à propos du
communisme d’État [...] Alors ce sera une lutte à
mort. Mais il y a un temps pour tout, et l’heure de cette
lutte n’a pas encore sonné » (29).
Ainsi, c’est uniquement sur une question de tactique —
l’utilisation du pouvoir politique par le prolétariat
— que Bakounine, adversaire irréductible de l’État,
entend se séparer de Marx. Pourtant, cette divergence dans
les moyens ne saurait suffire à expliquer la rupture qui
s’est produite entre les deux hommes. Il y eut évidemment
autre chose. Il y eut le doctrinarisme de Marx. Tout en voyant dans
l’anarchie le dernier terme de la révolution, Marx
était «de la tête aux pieds un autoritaire»,
pour qui la vie, le mouvement réel avait moins de prix que
la doctrine — surtout quand cette doctrine était la
sienne. Homme de cabinet engagé dans l’action, il n’est
pas douteux qu’il n’ait rêvé, à
un certain moment, d’exercer dans l’Internationaleune
sorte de principat scientifique. Il devait donc nécessairement
chercher à la soumettre à l’unité de
doctrine, aussi bien qu’à l’unité d’action.
Il se heurta, on l’a vu, au fédéralisme de Bakounine
et de ses amis. Ce sera le grand honneur de Bakounine d’avoir
été, contre le doctrinarisme autoritaire des «communistes
allemands», le champion de la vie et de la liberté.
Il avait le culte de la vie, «infiniment plus large que la
science» ; les prétentions dictatoriales de cette science
qui, du haut de ses échafaudages fragiles, s’arroge
«le droit de gouverner la vie», l’irritaient.
Et dans l’Empire Knouto-germanique,il a prêché
hautement la révolte contre «le gouvernement de la
science». «L’unique mission de la science, a-t-il
dit, c’est d’éclairer la route. Mais la vie seule,
délivrée de toutes entraves gouvernementales et doctrinaires,
et rendue à la plénitude de son action spontanée,
peut créer» (30).
Émancipé des dogmatismes qui dessèchent, n’attribuant
aux idées de l’esprit qu’une valeur temporaire
et qu’une autorité révocable, Bakounine affirmait
la supériorité de la pratique sur l’idéologie,
en homme d’action et d’expérience qu’il
était. Le socialisme, selon lui, devait moins chercher à
faire des prosélytes, bons tout au plus à réciter
par cœur des leçons apprises, qu’à réveiller
dans les masses l’instinct sacré de la révolte.
Il se rendait compte que «la lutte collective des travailleurs
contre les patrons» — en quoi il faisait consister toute
la «politique» de l’Internationale— ferait,
pour l’éducation socialiste des masses et pour la désorganisation
progressive de la société bourgeoise, plus que tous
les décrets d’une autorité bien intentionnée,
plus même que toute propagande doctrinale ; aussi mit-il sa
confiance dans l’organisation et la fédération
des caisses de résistance — qui étaient les
syndicats ouvriers de son temps.
Mais il croyait également à l’efficacité
des «faits révolutionnaires» et ne cessait pas
de les encourager. La prise d’armes de Bologne, en 1874, celle
de Bénévent, en 1877, étaient, dans l’esprit
de ses amis, des actes de propagande destinés à entretenir
la tradition révolutionnaire, si nécessaire à
l’éducation du prolétariat et, par là-même,
à vivifier le socialisme.
Après trente années d’incertitudes et d’efforts
quelquefois perdus, il semble que la classe ouvrière se décide
à donner aux idées qui inspirèrent Bakounine
dans les dernières années de sa vie une éclatante
approbation. «[Car qu’est-ce] que le syndicalisme révolutionnaire
avec sa méthode [d’action directe] et son mépris
du parlementarisme bourgeois, sinon un [apport] à l’esprit
et aux pratiques de l’Internationale,et particulièrement
de cette Fédération jurassienne que Bakounine avait
si profondément imprégnée de lui-même
et qui a maintenu si haut et si ferme, dans les âpres années
qui suivirent la victoire allemande, le drapeau du socialisme ouvrier
?».
Bakounine est un des précurseurs du mouvement actuel. Son
nom ne saurait être oublié de la nouvelle génération
militante.
Amédée Dunois
Notes
1) Biélinsky (1812-1848) publiciste et critique littéraire
aux idées radicales, exerça sur la pensée russe,
à partir de 1840, une influence capitale. Quant à
Katkof, il devint plus tard, comme rédacteur en chef de la
Gazette de Moscou,le champion le plus autorisé de l’autocratie
et de l’orthodoxie (1818-1887).
2) Le Monde russe et la Révolution.Mémoires de A.
Herzen, t.2, p. 335. — Nos hégéliens moscovites,
dit encore Herzen, «raisonnaient, sur les matières
les plus simples, de la façon abstraite si finement ridiculisée
par Goethe dans l’entretien de Méphistophélès
avec l’étudiant [...] Que l’un de nos jeunes
philosophes allât se promener à Sakolniki, c’était
pour se livrer au sentiment de son identité avec le Cosmos;
et s’il lui arrivait de rencontrer sur son chemin un soldat
en goguette ou une paysanne qui l’interpellait en passant,
non seulement le philosophe ne dédaignait pas de lui répondre,
mais il cherchait à "dégager de cette apparition
immédiate et accidentelle l’essence du peuple russe"
».
3) Et pourtant, remarquait Herzen, «la philosophie de Hegel
est l’algèbre de la révolution ; elle sert à
l’affranchissement de l’esprit avec une étonnante
efficacité, et ne laisse pas debout une seule pierre du monde
chrétien, du monde des traditions qui ont survécu
à leur temps ; mais Hegel l’a mal formulée,
et cela non sans intention, très probablement ». (Id.,p.
345).
4) L’illustre romancier russe (1818-1883). C’est pendant
son séjour à Berlin qu’il écrivit ses
Mémoires d’un chasseur,qui ont si fort contribué
à l’abolition du servage.
5) Il y a quelques années, de nombreux groupements communistes-anarchistes
russes s’étaient fait une devise de cette dernière
phrase.
6) Wilhelm Weitling (1818-1871) écrivit d’abord sous
ce titre : L’Humanité telle qu’elle est et telle
qu’elle devrait être, le manifeste de la Fédération
des Justes(1838), où «il a, lui aussi, pour une part,
fixé la tradition d’où est sorti le Manifestede
Marx et d’Engels » (Ch. Andler); mais son titre essentiel
est dans ses Garanties de l’Harmonie et de la Liberté,où
il expose un communisme d’origine fouriériste et évangélique.
Il abandonna plus tard l’Europe pour l’Amérique,
où il mourut.
7) Professeur à l’Université de Berne, W. Vogt
était un proscrit allemand. Partisan du mariage libre, il
maria sa fille sans intervention du maire ni du prêtre. De
ses quatre fils, l’un, Carl, fut un naturaliste célèbre;
l’autre, Gustave, présida la Ligue de la Paix et de
la Liberté.
8) Il y a à ce propos une pittoresque anecdote : «
Dans ce temps, dit Herzen, Proudhon se plaisait à aller souvent
[chez Bakounine], pour entendre la musique de Reichel et le Hegel
de Bakounine; mais les débats philosophiques l’emportaient
sur les symphonies [...] Un soir (c’était en 1847),
Carl Vogt, qui demeurait aussi dans la rue de Bourgogne et rendait
souvent visite à Reichel et à Bakounine, parut ennuyé
d’entendre les discussions éternelles sur la phénoménologie
et s’en alla chez lui. Le lendemain matin, il revint pour
chercher Reichel avec lequel il devait aller au Jardin des Plantes.
Étonné d’entendre à cette heure matinale
une conversation animée dans la chambre de Bakounine, il
ouvre la porte et que voit-il ? Proudhon et Bakounine assis à
la même place que la veille, devant le feu éteint de
la cheminée, terminant par quelques phrases brèves
les débats qu’ils avaient entamés le soir ».
9) Il commença un livre destiné à exposer
au public la philosophie de Feuerbach, mais selon sa coutume il
ne l’acheva pas.
10) La Cloche(Kolokol) était le journal qu’Herzen
et Ogaref rédigèrent à Londres à partir
de 1857. Elle avait en Russie une influence énorme : le tsar
lui-même la lisait.
11) Romanof : nom de famille des tsars; Pougatchef : chef du soulèvement
des cosaques de 1773; Pestel : chef de la conspiration décabriste
de 1825.
12) Lettre à Karl Marx, 22 décembre 1868.
13) Parmi lesquels Elisée Reclus, Aristide Rey, Ch. Keller,
V. Jaclard, Albert Richard, Joukovsky, Mroczkowski, Fanelli, Friscia,
Tucci.
14) Ce fut notamment l’opinion des Jurassiens, chez lesquels
cependant Bakounine comptait tant d’amitiés : ils refusèrent
toujours de fonder dans le Jura des sections de l’Alliance.
Quant aux Belges, ils écrivirent à Bakounine et à
ses amis une lettre très remarquable où ils leur reprochaient
amicalement de vouloir s’ériger en guides moraux du
prolétariat : «Mais ne comprenez-vous pas que si les
travailleurs ont fondé l’Internationale,c’est
précisément parce qu’ils ne veulent plus d’aucune
sorte de patronage, pas plus de celui de la Démocratie socialisteque
de tout autre», et que s’ils admettent parmi eux des
socialistes de naissance bourgeoise, c’est à la condition
que ceux-ci «ne forment pas une catégorie à
part, une sorte de protectorat intellectuel ou d’aristocratie
de l’intelligence, des chefs en un mot, mais restent confondus
dans les rangs de la grande masse prolétarienne ?»
Lorsqu'en 1873, dans le pamphlet intitulé l’Alliance
de la Démocratie socialiste et l’Association internationale
des Travailleurs,les marxistes (c’étaient Lafargue
et Engels) accusèrent Bakounine d’avoir voulu créer
un état-major révolutionnaire aux yeux duquel les
masses n’eussent été que de la chair à
canon, ils n’eurent pas même, on le voit, le mérite
de l’originalité !
15) Les Lettres sur le Patriotisme ont été réimprimées
en 1895 par Max Nettlau dans le volume intitulé Michel Bakounine
: Oeuvres(pp. 207-260). Les articles de l’Égalitéseront
également réimprimés.
16) «Marx, a écrit Robert Michels, était un
des hommes les plus terribles dans la polémique, terrible
non seulement en raison de ses énormes qualités scientifiques
[...] mais malheureusement aussi d’un insouciance et indifférence
dans l’usage de moyens pour combattre ses adversaires, vraiment
inouïes. Marx était, nous sommes en cela tout à
fait d’accord avec Bernstein, absolument incapable de faire
une polémique sans calomnier, outrepassant les limites, tournant
les faits de manière à changer le blanc en noir»
(Le Mouvement socialiste,mars 1907).
17) Dans une Communication confidentielledu 28 mars 1870 aux chefs
social-démocrates allemands.
18) Réimprimé par James Guillaume au tome II des
Oeuvres de Bakounine(pp. 1-67).
19) Arrêté à Zurich en août 1872, Netchaïef
fut livré à la Russie. Il est mort en prison.
20) Les Lettres à un Françaisretouchées par
J. Guillaume, parurent, sans nom d’auteur, à Neuchâtel
en septembre 1870. On peut les lire au tome II des Oeuvres,suivies
du texte intégral de Bakounine.
21) L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale,1ère
livraison, a paru à Genève en 1871 et a été
réimprimé au tome II des Oeuvresde Bakounine. Le tome
III contient toutes les parties restées inédites de
ce travail (seconde livraison et Appendice).
22) On trouvera tous les détails de cette affaire dans le
tome III de l’Internationale, Documents et Souvenirs,par James
Guillaume, qui vient de paraître. (Voir spécialement
à l’appendice une pièce, la lettre de Lioubavine
à Marx, qui lave définitivement Bakounine).
23) Les ennemis de Bakounine, se fondant sur la brouille momentanée
qui survint à cette époque entre lui et Cafiero, l’ont
accusé d’avoir causé la ruine de son ami. C’est
une calomnie de plus dont James Guillaume vient de faire justice.
On trouvera dans l’Internationale(t.III) un récit détaillé
des rapports de Bakounine et de Cafiero, de leur brouille de 1874
et de leur réconciliation de 1875.
24) James Guillaume, Notice biographique,en tête du tome
II des Oeuvresde Bakounine.
25) Pierre Kropotkine, Autour d’une Vie.
26) Victor Dave, Michel Bakounine et Karl Marx(éd. de l’Humanité
nouvelle, 1900).
27) Cité par James Guillaume, L’Internationale,t.III,
p.312.
28) Le mot est d’Herzen dans ses Oeuvres posthumes.
29) Lettre du 28.10.1869 (au lendemain de l’incident Liebknecht
et des accusations de Hess).
30) Oeuvres, t.III, pp. 99-100. Noter que ceci a été
écrit en 1871, en plein règne de la Science du Positivisme.
René Berthier Actualité
de Michel Bakounine
Pourquoi parler de Bakounine à une époque où
le communisme réel s'est effondré dans les pays qui
s'en réclamaient, à une époque où le
néolibéralisme triomphe de façon incontestable
et où a été décrétée la
«fin des idéologies» ?
Tout d'abord parce que ce qu'on a appelé «communisme
réel» n'a jamais représenté la réalité
du communisme, ensuite parce qu'un système économique
et social oppressif peut et doit être combattu, et enfin parce
que l'affirmation de la fin des idéologies n'est en fait
que l'affirmation de la suprématie d'une idéologie
dominante. Or, il se trouve que Bakounine a des choses originales
à dire sur ces trois points et que ses analyses restent d'une
étonnante modernité.
Le texte d'Amédée Dunois proposé ici est une
courte biographie de Bakounine qui présente très honnêtement
les grands débats auxquels l'anarchiste russe a été
confronté. Sa thèse est que Bakounine est le fondateur
du syndicalisme révolutionnaire et, ajouterons-nous, de l'anarcho-syndicalisme,
concept qui n'existait pas encore à l'époque où
le texte a été rédigé. Dunois termine
sa biographie par quelques considérations très intéressantes,
mais trop courtes, sur l'œuvre de Bakounine. On oublie trop
souvent que Bakounine n'a été anarchiste que pendant
les huit dernières années de sa vie, de 1868 à
sa mort en 1876. Si on considère qu'à partir de 1874,
malade, il cesse pratiquement toute activité, cela constitue
une très courte période pendant laquelle il a pu développer
ses idées. Ainsi, le reproche, fait par Dunois, du caractère
décousu de son œuvre est-il parfaitement justifié
: «le penseur vaut mieux que l'écrivain», dit-il.
«Bakounine s'est montré peu capable de discipliner
son esprit et d'ordonner une pensée naturellement abondante
et touffue».
Lorsqu'il écrit que le socialisme de Bakounine «n'a
évolué qu'avec une extrême lenteur», Dunois
perçoit très bien que la pensée politique du
révolutionnaire est une évolution progressive vers
l'anarchisme. Conservateur dans les années trente, Bakounine
est un démocrate radical préoccupé de la question
slave au début des années quarante ; après
son évasion de Sibérie il reprend les choses telles
qu'elles étaient avant son arrestation. Entre-temps, l'auteur
du Manifeste du parti communisteest devenu celui du Capital.Pour
dire les choses autrement, Bakounine a été arrêté
pendant la révolution de 1848 et revient sur la scène
politique à la veille de la constitution de l'AIT. La question
slave l'occupe encore, mais, vivant en Italie, il devient l'un des
principaux fondateurs du mouvement socialiste dans ce pays. Il pense
encore qu'il est possible de rallier la bourgeoisie radicale à
la cause du socialisme. Son expérience dans la Ligue de la
paixle convainc de l'inutilité de cette voie.
Ainsi, Bakounine écrit-il à Marx, le 22 décembre
1868, une lettre dans laquelle il rend hommage à l'action
que ce dernier a menée depuis vingt ans ; il rappelle qu'il
a fait des «adieux solennels et publics» aux bourgeois
de la Ligue et affirme qu'il ne connaît désormais «plus
d'autre société, d'autre milieu que le monde des travailleurs
[...] ma patrie, maintenant, ajoute-t-il, c'est l'Internationale,dont
tu es l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que
je suis ton disciple, et je suis fier de l'être».
Il est donc significatif que c'est dans une lettre à Marx
qu'en 1868 il décide de ne plus se consacrer qu'à
l'action dans la classe ouvrière. Cette lettre peut être
considérée comme l'acte de naissance de l'anarchisme
comme courant organisé de la classe ouvrière internationale.
LE COMMUNISME AUTORITAIRE
La critique bakouninienne du «communisme autoritaire»
a été faussée par plusieurs erreurs de perspective.
• La première concerne le terme même d'«autoritaire».
C'était à l'époque un concept nouveau qui a
à peu près le même contenu que celui de «bureaucratique»
aujourd'hui. Les pratiques autoritaires de Marx dans l'AITétaient
des pratiques bureaucratiques. Dans presque tous les passages de
Bakounine on peut remplacer le premier terme par le second pour
saisir le sens de sa critique. Il est vrai que parfois le terme
«autoritaire» est aussi entendu dans son sens psychologique,
dans la mesure où Bakounine s'en est également pris
au tempérament autoritaire de Marx. Le contexte permet de
saisir dans quel sens le terme est employé. Le mouvement
libertaire, par une sorte de dérive sémantique, finira
par n'entendre le mot que dans son sens de «tempérament
autoritaire», l'opposition à l'«autorité»
devenant alors parfois prioritaire par rapport à l'opposition
à l'exploitation.
• L'autre erreur de perspective est que les marxistes d'aujourd'hui
(mais aussi les anarchistes) ont tendance à oublier que le
marxisme que critiquait Bakounine était essentiellement parlementaire.
Sa critique du marxisme est avant tout une critique de principe
du parlementarisme, c'est-à-dire de l'abandon de la lutte
des classes ; une critique de la substitution de pouvoir qui remplace
l'action directement exercée par la classe ouvrière
et de la constitution d'un corps de politiciens professionnels qui
perdent le contact avec la réalité du terrain.
La critique du marxisme est ainsi une critique des conséquences
de l'action parlementaire du mouvement ouvrier, dont les dirigeants
doivent contracter des alliances contre nature avec certaines fractions
de la bourgeoisie. Il n'y a pas chez Bakounine d'opposition de principe
au suffrage universel, mais une critique du caractère de
classe de celui-ci lorsqu'il s'exerce dans une société
d'exploitation.
Dans cette perspective la question de la prise du pouvoir politique
par la classe ouvrière est presque secondaire. Selon Bakounine,
c'est dans la mesure où il s'agit en réalité
d'une prise du pouvoir centralisée, par une minorité,
au nom de la classe ouvrière que la critique du communisme
autoritaire est valide. Ce que Bakounine préconise est l'exercice
collectif et décentralisé du pouvoir social par la
masse de la population laborieuse.
LA CRITIQUE DE PRINCIPE DU PARLEMENTARISME
L'expérience quotidienne montre que la démocratie
représentative réunit deux conditions indispensables
à la prospérité de la grande production industrielle
: la centralisation politique et la sujétion du peuple-souverain
à la minorité qui le représente, qui en fait
le gouverne et l'exploite.
Dans un régime qui consacre l'inégalité économique
et la propriété privée des moyens de production,
le système représentatif légitime l'exploitation
de la grande masse de la population par une minorité de possédants
et par les professionnels de la parole qui sont leur expression
politique.
Le suffrage universel, considéré à lui tout
seul et agissant dans une société fondée sur
l'inégalité économique et sociale, ne sera
jamais qu'un leurre ; il ne sera jamais rien qu'un odieux mensonge,
l'instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence
de justice, l'éternelle domination des classes exploitantes
et possédantes.
La critique anarchiste de la démocratie représentative
n'est pas une critique de principe de la démocratie, entendue
comme participation des intéressés aux choix concernant
leur existence, mais une critique du contexte capitaliste dans lequel
elle est appliquée.
L'opposition des anarchistes à la participation du mouvement
ouvrier à l'institution parlementaire se fonde sur ce qu'ils
considèrent comme le caractère de classe de celle-ci
; sur sa fonction dans la société capitaliste moderne
; sur le dévoiement du programme ouvrier qu'entraînent
les alliances contre nature que cette participation impose ; sur
l'écart qui se creuse entre l'élu et l'électeur
; enfin, sur la négation de la solidarité internationale
qui apparaît inévitablement.
La brutalité du rapport entre les deux classes fondamentales
de la société est cependant tempérée
d'abord par le fait qu'il y a entre elles de nombreuses nuances
intermédiaires imperceptibles qui rendent parfois difficile
la démarcation entre possédants et non-possédants,
mais aussi par l'apparition d'une catégorie sociale nouvelle,
que Bakounine appelle les «socialistes bourgeois», et
dont la fonction semble essentiellement de promouvoir le système
représentatif auprès du prolétariat. Issus
des franges de la bourgeoisie, ces «exploiteurs du socialisme»,
philanthropes, conservateurs socialistes, prêtres socialistes,
socialistes libéraux, intellectuels déclassés,
utilisent le mouvement ouvrier comme tremplin et l'institution parlementaire
comme instrument pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au
moins pour se faire une place. Le socialisme bourgeois corrompt
le mouvement ouvrier en «dénaturant son principe, son
programme».
La participation du mouvement ouvrier au jeu électoral ne
saurait toucher l'essentiel, c'est-à-dire la suppression
de la propriété privée des moyens de production.
La démocratie représentative n'étant pour
la bourgeoisie qu'un masque — elle s'en dessaisit aisément
au profit du césarisme, c'est-à-dire la dictature
militaire, lorsque cela est nécessaire —, tout empiétement
démocratiquement décidé contre la propriété
provoquera inévitablement une réaction violente de
la part des classes dominantes spoliées.
La participation à l'institution parlementaire, où
sont représentés des citoyens, non des classes, signifie
inévitablement la mise en œuvre d'alliances politiques
avec des partis représentant certaines couches de la bourgeoisie
modérée ou radicale : «toutes les expériences
de l'histoire, dit Bakounine, nous démontrent qu'une alliance
conclue entre deux partis différents tourne toujours au profit
du parti le plus rétrograde ; cette alliance affaiblit nécessairement
le parti le plus avancé, en amoindrissant, en faussant son
programme, en détruisant sa force morale, sa confiance en
lui-même ; tandis que lorsqu'un parti rétrograde ment,
il se retrouve toujours et plus que jamais dans sa vérité
» (Lettre à La Liberté,le 5 août 1872,
Oeuvres,Champ libre, t.III, p. 166). Le prolétariat doit
donc s'organiser «en dehors et contre la bourgeoisie».
Les démocrates les plus ardents restent des bourgeois :
il suffit d'une «affirmation sérieuse, pas seulement
en paroles, de revendications ou d'instincts socialistes de la part
du peuple pour qu'ils se jettent aussitôt dans le camp de
la réaction la plus noire et la plus insensée»,
suffrage universel ou pas. C'est le phénomène que
Bakounine désigne sous le nom de césarisme, et que
Marx appelle bonapartisme, qui instaure le «despotisme étatique,
militaire et politique» sous les formes «les plus innocentes
de la représentation populaire » (Champ libre, t.IV,
p.294). Le régime parlementaire n'est pas une entrave au
despotisme étatique, militaire, politique et financier. C'est
un régime parlementaire qui affrète des charters d'immigrés,
qui expulse un Tunisien malade du Sida et qui vivait en France depuis
quinze ans, qui va imposer à la population de déclarer
aux autorités la présence d'un étranger chez
soi, qui criminalise l'hospitalité.
La bourgeoisie a besoin d'un État fort qui assure une dictature
revêtue des formes de la représentation nationale qui
lui permette d'exploiter les masses populaires au nom du peuple
lui-même. Le système représentatif est le moyen
trouvé par la bourgeoisie pour garantir sa situation de classe
exploiteuse. Les revendications et le programme de la classe ouvrière
se trouvent ainsi dilués dans la fiction de la représentation
nationale.
La véritable fonction de la démocratie représentative
n'est pas tant de garantir la liberté des citoyens que de
créer les conditions favorables au développement de
la production capitaliste et de la spéculation financière,
qui exigent un appareil d'État centralisé et fort,
seul capable d'assujettir des millions de travailleurs à
leur exploitation. La démocratie représentative repose
sur la fiction du règne de la volonté populaire exprimée
par de soi-disant représentants de la volonté du peuple.
«Tout le mensonge du système représentatif repose
sur cette fiction, qu'un pouvoir et une chambre législative
sortis de l'élection populaire doivent absolument ou même
peuvent représenter la volonté réelle du peuple
» (Champ libre, t.V, p.62).
Il y a cependant une logique interne à tout gouvernement,
même le plus démocratique, qui pousse, d'une part à
la séparation croissante entre les électeurs et les
élus, et d'autre part qui pousse à l'accroissement
de la centralisation du pouvoir. Mais la logique interne du système
représentatif ne suffit pas à expliquer que la démocratie
y est fictive. Il y a une «technologie» du pouvoir qui
exclut les masses de toute formulation de ses projets politiques.
De ce fait, même si les conditions institutionnelles de l'égalité
politique sont remplies, cette dernière reste une fiction.
Les périodes électorales fournissent aux candidats
l'occasion de «faire leur cour à Sa Majesté
le peuple souverain» (Bakounine), mais ensuite chacun revient
à ses occupations : «le peuple à son travail,
et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses
intrigues politiques». La politique bourgeoise légitime
les inégalités en présentant celles-ci comme
une fatalité ; son discours consiste à demander la
confiance des électeurs et à leur promettre d'essayer
de limiter la casse. Il ne s'agit en aucun cas d'interroger les
masses sur leurs désirs, d'en faire une synthèse et
de mettre en œuvre les moyens pour les réaliser —
quitte à ne pas pouvoir tout réaliser immédiatement.
La plupart des affaires qui intéressent directement le peuple
se font par-dessus sa tête, sans qu'il s'en aperçoive
; il laisse faire ses élus, qui servent les intérêts
de leur propre classe et qui présentent les mesures prises
sous l'aspect le plus anodin. «Le système de la représentation
démocratique est celui de l'hypocrisie et du mensonge perpétuels.
Il a besoin de la sottise du peuple, et il fonde tous ses triomphes
sur elle», dit Bakounine.
L'objection principale que formule Bakounine à l'encontre
de la démocratie représentative touche à sa
nature de classe. Tant que le suffrage universel «sera exercé
dans une société où le peuple, la masse des
travailleurs, sera économiquement dominé par une minorité
détentrice de la propriété et du capital, quelque
indépendant ou libre d'ailleurs qu'il soit ou plutôt
qu'il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire
que des élections illusoires, antidémocratiques et
absolument opposées aux besoins, aux instincts et à
la volonté réelle des populations». (Champ libre,
t.VIII, p.14).
Malgré l'évolution considérable subie par
l'économie capitaliste depuis les premières critiques
anarchistes du système représentatif, malgré
les mutations techniques, les transformations sociologiques de la
classe ouvrière, qui ne se limite plus aux ouvriers d'usine,
bien des points restent encore actuels : l'adéquation de
la démocratie représentative à la rationalité
capitaliste ; la technicité des tâches parlementaires
qui excluent toute démocratie réelle ; la réduction
des instances représentatives au rôle de chambres d'enregistrement
de décisions prises par l'appareil d'État ou en dehors
de celui-ci. En fait, la démocratie parlementaire ne sert
pas à représenter le peuple auprès du pouvoir
mais à représenter le pouvoir auprès du peuple
: elle est son agent de relations publiques, son agent de légitimation.
L'avant-dernier paragraphe du texte d'Amédée Dunois
montre à l'évidence son adhésion totale à
l'analyse de Bakounine.
LE COMMUNISME D'ÉTAT
Nombre d'auteurs, même marxistes, reconnaissent à
Bakounine la prémonition de certaines évolutions subies
par le mouvement ouvrier. Peu d'entre eux vont jusqu'à reconnaître
qu'elles sont le résultat d'une analyse et d'une réflexion
méthodique, la plupart attribuant ces prémonitions
à des éclairs intuitifs dans une pensée par
ailleurs brouillonne et sans méthode.
Le concept de «bureaucratie rouge» figure parmi ces
prétendus éclairs intuitifs. Il apparaît dans
une lettre que Bakounine a écrit à Herzen et Ogarev
le 19 juillet 1866, où il évoque le «mensonge
le plus vil et le plus redoutable qu'ait engendré notre siècle,
le démocratisme officiel et la bureaucratie rouge».
Ce qui est visé est évidemment la stratégie
politique de Marx et de la social-démocratie allemande, parlementaire,
qui constitue l'aliment du phénomène décrit
par Bakounine. L'action parlementaire, dit ce dernier, conduit inévitablement
à la conclusion d'accords politiques avec les radicaux bourgeois.
Or, il est démontré que ce genre d'accord conduit
toujours à l'alignement du programme du parti le plus radical
sur celui du parti le plus modéré. Par ailleurs, le
parlement, l'État, sont des institutions spécifiques
de la bourgeoisie. Participer à ces institutions est un acte
contre nature. Ce qui, chez Bakounine, est un refus de la politique
bourgeoise est interprété par Marx et Engels comme
un refus de la politique en général. Selon Bakounine,
la politique révolutionnaire consiste à substituer
à la politique bourgeoise et à l'organisation de classe
de la bourgeoisie — l'État — une politique et
une organisation prolétariennes.
Enfin, les hommes qui participent à l'action parlementaire
seront nécessairement corrompus par les manœuvres et
les concessions qu'ils seront contraints de faire avant la prise
du pouvoir, et par l'exercice du pouvoir ensuite. «Mais cette
minorité, disent les marxistes, se composera d'ouvriers.
Oui, certes, d'anciens ouvriers, mais qui, dès qu'ils seront
devenus des gouvernants, cesseront d'être des ouvriers et
se mettront à regarder le moindre prolétaire du haut
de l'État, ne représenteront plus le peuple, mais
eux-mêmes et leurs prétentions à le gouverner».
Cette nouvelle classe, celle des «directeurs, représentants
et fonctionnaires de l'État soi-disant populaire»,
cette «nouvelle et très restreinte aristocratie de
vrais ou de prétendus savants» mettra en place un système
dont Bakounine perçoit très précisément
les traits : il y aura, dit-il, «[...] un gouvernement excessivement
compliqué, qui ne se contentera pas de gouverner et d'administrer
les masses politiquement [...] mais qui encore les administrera
économiquement, en concentrant en ses mains la production
et la juste répartition des richesses, la culture de la terre,
l'établissement et le développement des fabriques,
l'organisation et la direction du commerce, enfin l'application
du capital à la production par le seul banquier, l'État.
Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes
débordantes de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera le
règne de l'intelligence scientifique, le plus aristocratique,
le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant
de tous les régimes» (Champ libre, t.III, p.204).
Il est évidemment difficile, à lire cette évocation,
de ne pas penser au communisme d'État instauré en
Union soviétique et dans les pays d'Europe de l'Est. Il faut
cependant se garder de plaquer artificiellement notre expérience
contemporaine sur un texte datant de plus d'un siècle pour
affirmer que Bakounine aurait «prévu le stalinisme»
et que celui-ci était «contenu dans Marx». Ce
genre de «démonstration» ne peut, au mieux, qu'être
un anachronisme, au pire une falsification. Dire qu'on ne peut pas
artificiellement transposer un texte de 1870 dans la réalité
d'aujourd'hui ne retire d'ailleurs rien à la clairvoyance
de Bakounine.
L'avènement de cette bureaucratie rouge, notons-le, n'était
pas aux yeux de Bakounine une occurrence inévitable : il
dit en effet que cette «quatrième classe gouvernementale»
— autre dénomination qu'il utilise (31) — n'apparaîtra
que «si l'on n'y met ordre dans l'intérêt de
la grande masse du prolétariat». En d'autres termes,
la bureaucratie succédera à la bourgeoisie dans l'hypothèse
où la classe ouvrière se montrerait incapable d'assumer
son rôle dans la révolution prolétarienne —
autre prémonition remarquable.
LE CAPITALISME
Le lecteur comprendra que nous ne partageons pas l'opinion d'Amédée
Dunois selon lequel Bakounine «a remué énormément
d'idées, mais il en est assez peu, parmi elles, qui lui soient
propres». Il y a cependant un domaine où cela est vrai,
c'est celui de l'analyse critique du capitalisme, faite par Proudhon
et Marx (32), et que Bakounine considère comme acquise. Bakounine
est en effet largement redevable, sur cette question, à ces
deux auteurs.
Proudhon, Bakounine, Marx ne sont pas en dehors du temps, ils ne
font que se situer dans une lignée de théoriciens
qui les ont précédés et auxquels ils ont fait
des emprunts : parmi ceux-ci on peut mentionner Saint-Simon, Victor
Considérant, ce qui explique d'incontestables acquis communs
dans la pensée de Proudhon, Bakounine et Marx :
1) Les contradictions sociales sont une conséquence du régime
de propriété des moyens de production ;
2) Le capitalisme, en accaparant les moyens de production, condamne
le prolétariat au salariat ;
3) La plus-value (ou l'aubaine, pour Proudhon), définissent
ce que l'un et l'autre appellent le vol capitaliste ;
4) Le travail est le seul créateur de la valeur, le profit
est donc une partie du travail lui-même ;
5) Le profit est une part du travail non rétribuée
et appropriée par le capitaliste ;
6) La fin de l'exploitation passe par la destruction du capitalisme
;
7) L'État est l'organisation de défense des intérêts
de la bourgeoisie ;
8) Le régime capitaliste, en engendrant une coupure dans
la «société civile» (c'est un terme saint-simonien)
se condamne donc lui-même historiquement.
Le Capitalde Marx a été dès le début
considéré par Bakounine lui-même et par ses
proches, parmi lesquels figure James Guillaume, comme un acquis
théorique indiscutable, un travail irremplaçable d'explication
des mécanismes de la société capitaliste.
Évoquant le «magnifique ouvrage sur le Capital de
M. Charles Marx», Bakounine déclare : il «aurait
dû être traduit depuis longtemps en français,
car aucun, que je sache, ne renferme une analyse aussi profonde,
aussi lumineuse, aussi scientifique, aussi décisive, et,
si je puis m'exprimer ainsi, aussi impitoyablement démasquante,
de la formation du capital bourgeois et le d'exploitation systématique
et cruelle que ce capital continue d'exercer sur le travail du prolétariat».
C'est un ouvrage parfaitement positiviste, poursuit Bakounine,
«dans ce sens que, fondé sur une étude approfondie
des faits économiques, il n'admet pas d'autre logique que
la logique des faits».
Pourtant, le révolutionnaire russe ajoute que «son
seul tort [...] c'est d'avoir été écrit, en
partie, mais en partie seulement, dans un style par trop métaphysique
et abstrait [...] ce qui en rend la lecture difficile et à
peu près inabordable pour la majeure partie des ouvriers.
Et ce seraient les ouvriers surtout qui devraient le lire, pourtant.
Les bourgeois ne le liront jamais, ou, s'ils le lisent, ils ne voudront
pas le comprendre, et, s'ils le comprennent, ils n'en parleront
jamais ; cet ouvrage n'étant autre chose qu'une condamnation
à mort, scientifiquement motivée et irrévocablement
prononcée, non contre eux comme individus, mais contre leur
classe» (33).
On voit donc qu'Amédée Dunois est parfaitement fondé
à dire que «Bakounine ne se rattache pas seulement
à Proudhon ; il y a dans sa pensée toute une partie
marxiste», bien que nous ne formulerions pas les choses de
cette façon, à moins de dire qu'il y a également
dans la pensée de Marx toute une partie proudhonienne. Le
problème, nous semble-t-il, ne se pose pas en termes de ralliement
de l'un aux thèses de l'autre mais en termes de création
d'un fonds théorique commun dans la pensée révolutionnaire.
Le Livre Ier du Capital avait été remis à
Bakounine par Johann Philipp Becker. Bakounine raconte : «Le
vieux communiste Philippe Becker [...] me remit de la part de Marx
le premier volume, le seul qui ait paru jusqu'à présent,
d'un ouvrage excessivement important, savant, profond, quoique très
abstrait, intitulé "Le Capital". À cette
occasion, je commis une faute énorme : j'oubliai d'écrire
à Marx pour le remercier » (34).
On ignore pourquoi Bakounine ne remercia pas Marx de l'envoi de
son livre, en septembre 1867, mais Marx en éprouva du ressentiment,
comme l'atteste la lettre de sa femme à Becker, publiée
par Die Neue Zeit (35).
L'anarchiste Cafiero rédigera un « Abrégé
du Capital de Karl Marx ». Cafiero avait été
un proche d'Engels, mais écœuré par les procédés
de ce dernier, était ensuite passé au bakouninisme.
Ce travail visait à pallier le défaut du livre souligné
par Bakounine et à rendre accessible en un petit opuscule
les principales idées développées par Marx.
Ainsi, malgré les oppositions entre anarchistes et marxistes
au sein de l'AIT,les bakouniniens reconnaissaient les mérites
de Marx pour les «immenses services» qu'il a rendus
à la cause du socialisme, selon les termes de Bakounine,
et comme critique du capitalisme. «Bakounine et Cafiero avaient
le cœur trop haut pour permettre à des griefs personnels
d'influencer leur esprit dans la sereine région des idées»
dit James Guillaume dans l'avant-propos.
Il nous semble utile de montrer que les deux courants du mouvement
ouvrier, au-delà des divergences de principe, tactiques ou
organisationnelles, s'entendent sur l'essentiel. Le Capitalest en
effet un des rares points de rencontre entre anarchisme et marxisme,
sans doute parce qu'il part d'une intention scientifique et explicative
et qu'il ne s'y trouve aucune suggestion organisationnelle ou programmatique,
sinon très générale.
L'histoire nous a habitués à ne voir dans les rapports
entre anarchisme et marxisme qu'une opposition irréductible
entre deux courants du mouvement ouvrier que tout sépare.
Certes, cette opposition ne saurait être sous-estimée,
et encore moins occultée. Mais à un siècle
de distance il serait temps d'aborder les choses d'un point de vue
dépassionné.
Il serait simpliste de ne considérer l'appréciation
de Bakounine sur le Livre Ier du Capitalque comme un alignement
sur les positions de Marx. L'élaboration théorique
de penseurs comme Proudhon, Marx et Bakounine doit être restituée
dans le lent mouvement de travail qui, au XIXe siècle, tente
de mettre en place un instrument d'analyse permettant de comprendre
les mécanismes de la société capitaliste. Militants
et théoriciens sont préoccupés par le même
problème : comprendre pour pouvoir mieux agir. Les actes
et les recherches des uns et des autres sont le patrimoine commun
du mouvement ouvrier. C'est en tout cas ainsi que les premiers grands
militants anarchistes envisageaient les choses.
L'IDÉOLOGIE
Bakounine a dénoncé à la fois la fiction du
communisme d'État qui aboutit à la constitution d'une
nouvelle classe dominante, et celle du système représentatif,
qui est présenté par la bourgeoisie comme la forme
ultime de la démocratie. Ces deux systèmes, en apparence
opposés, présentent selon Bakounine, un certain nombre
de similitudes, qu'il serait intéressant de souligner, et
qui relèvent de postulats idéologiques communs fondés
sur l'idée de l'incapacité des masses à se
diriger elles-mêmes et sur le besoin qu'ont les classes dominantes
ou candidates à la domination de légitimer leur pouvoir.
Si «chaque génération nouvelle trouve à
son berceau un monde d'idées, d'imaginations et de sentiments
qui lui est transmis sous forme d'héritage commun par le
travail intellectuel et moral de toutes les générations
passées», si ce monde se présente tout d'abord
comme un «système de représentations et d'idées,
comme religions, comme doctrine», les représentations
humaines acquièrent, dans la conscience collective d'une
société, «cette puissance de devenir à
leur tour des causes productrices de faits nouveaux, non proprement
naturels, mais sociaux. Elles modifient l'existence, les habitudes
et les institutions humaines, en un mot tous les rapports qui subsistent
entre les hommes et la société» (36).
Une fois données, les représentations humaines peuvent
devenir des déterminations matérielles : on a là
un point capital de la théorie bakouninienne des idéologies.
Chaque génération trouve dans la société
« un monde de pensées et de représentations
établies qui lui servent de point de départ et lui
donnent en quelque sorte l'étoffe ou la matière première
pour son propre travail intellectuel et moral. » Ce point
de départ peut aussi être celui d'une «critique
nouvelle».
Il apparaît en conséquence que l'idéologie
dominante d'une époque n'est pas qu'une simple illusion,
elle devient un fait matériel. C'est pourquoi elle constitue
un enjeu de première importance pour toute classe dominante.
Elle est, au même degré que la force brutale et les
armes - et peut-être à un degré plus fort encore
- un instrument d'oppression et d'exploitation : «[...] quelque
profondément machiavéliques qu'eussent été
les actions des minorités gouvernantes, aucune minorité
n'eût été assez puissante pour imposer, seulement
par la force, ces horribles sacrifices aux masses humaines, si dans
ces masses elles-mêmes il n'y avait eu une sorte de mouvement
vertigineux, spontané, qui les poussait à s'immoler
au profit d'une de ces terribles abstractions qui, vampires historiques,
ne se sont jamais nourries que de sang humain»(37).
Bakounine ne perçoit pas le phénomène de la
soumission à un système inique comme un simple effet
de la force exercée par une puissance supérieure sur
les «masses humaines». Il y a une dialectique complexe
dans laquelle les dominés sont amenés à accepter
comme légitime le discours du pouvoir. Quant à la
fonction de l'idéologie, Bakounine la définit tout
aussi clairement : «plus un intérêt est injuste,
inhumain, et plus il a besoin de sanction», c'est-à-dire
de justification.
C'est que si la puissance de l'État et des classes dirigeantes
est fondée sur un droit supérieur, sur une «force
organisée» incontestablement plus puissante, sur «l'organisation
mécanique, bureaucratique, militaire et policière»,
cette «organisation mécanique» ne peut suffire
à elle seule ; la société de privilèges
a besoin d'apparaître comme légitime aux yeux des masses,
car elle ne peut fonctionner dans un état de conflit permanent
: il lui faut instaurer un consensus fondé sur une illusion
de droit. En effet, une classe dominante ne peut espérer
maintenir sa position par une répression permanente : il
faut convaincre les classes dominées de la légitimité
du droit des privilégiés. Il faut instaurer un droit
qui garantisse et justifie la permanence de la domination. L'idée
que la force ne peut suffire à garantir en permanence le
pouvoir est une constante dans la pensée politique.
La bourgeoisie, la classe dominante, est elle aussi pénétrée
du sentiment du droit. C'est un enjeu capital dans le combat idéologique
qui est mené en permanence contre les exploités. Cet
aspect de la lutte des classes est moins apparent, mais c'est une
condition vitale pour toute classe qui aspire à la domination
économique et politique, car une classe dominante a besoin
de justifier, à ses propres yeux autant qu'au yeux des classes
dominées, son droit à la domination. Le champ de l'action
idéologique est parfaitement décrit par Bakounine
: «L'État c'est la force, et il a pour lui avant tout
le droit de la force, l'argumentation triomphante du fusil à
aiguille, le chassepot. Mais l'homme est si singulièrement
fait que cette argumentation, tout éloquente qu'elle apparaît,
ne suffit pas à la longue. Pour lui imposer le respect, il
lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus
que cette sanction soit tellement évidente et simple qu'elle
puisse convaincre les masses qui, après avoir été
réduites par la force de l'État, doivent être
amenées maintenant à la reconnaissance morale de son
droit» (38).
Ainsi, l'analyse du discours du pouvoir apparaît comme un
élément déterminant de la critique du pouvoir.
Un pouvoir, une société ne peuvent être acceptés
sans le consensus d'une grande partie de la population ; la fonction
de l'idéologie est d'obtenir l'acquiescement des opprimés.
L'idéologie se voit ainsi assigner une double tâche
: la dépréciation de la classe dominée, qui
doit avoir d'elle-même une image partielle, fausse, qui confirme
sa condition subordonnée ; et, l'exaltation de la classe
dominante à qui on doit fournir une bonne conscience à
bon compte ainsi qu'une justification de sa domination.
Cette double tâche revient évidemment à des
spécialistes qui maîtrisent l'instrument permettant
de l'accomplir : le langage. Ils sont ainsi désignés
par Bakounine : théologiens, politiciens, jurisconsultes,
avocats, prêtres de la religion juridique, métaphysiciens
; tels sont les «représentants officiels et officieux
de toutes ces belles abstractions», et ils concourent avec
une efficacité plus grande que celle de la force brutale
à maintenir les masses dans l'acceptation de leur sort.
L'un des agents d'exécution de la transformation de la force
en droit, c'est cette couche sociale que Bakounine désignait
sous le terme de «socialistes bourgeois» qui ont investi
en masse le mouvement socialiste, et pour qui le savoir, et non
plus l'avoir, est la source légitimante du pouvoir. Intellectuels
bourgeois privés de perspectives dans la société
capitaliste, ils ont pénétré dans les organisations
de travailleurs pour prendre la direction du mouvement ouvrier.
Ce sont des gens qui voient dans le socialisme une force montante
formidable et qui espèrent grâce à lui restaurer
la vitalité tombante et décrépite de leur propre
parti, dit Bakounine, qui les appelle encore les «exploiteurs
du socialisme».
C'est une catégorie sociale nouvelle dont la fonction semble
essentiellement de promouvoir le système représentatif
auprès du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie,
ces «exploiteurs du socialisme», philanthropes, conservateurs
socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux,
intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier
comme tremplin et l'institution parlementaire comme instrument pour
tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire une
place. Le socialisme bourgeois, dit Bakounine, corrompt le mouvement
ouvrier en «dénaturant son principe, son programme».
Se plaçant dans une perspective parfaitement bakouninienne,
Jean-Pierre Garnier et Louis Janover appellent aujourd'hui ces couches
sociales la «deuxième droite» ou «néo-petite-bourgeoisie»,
chargée de l'«encadrement et la mise en condition des
couches dominées, fonction sublimée chez la plupart
de ses membres en "missions" valorisantes : l'éducation,
la formation, l'information, la communication, l'action sociale,
l'animation, la création, l'élaboration théorique
» (39). Ces couches constituent «l'agent subalterne
de la reproduction du système». Elles ne sont pas parvenues
à prendre le pouvoir, mais elles contribuent efficacement
à aider la bourgeoisie à s'y maintenir en désamorçant
les luttes, en inhibant le sentiment du droit à la révolte
dans les masses, en théorisant l'idée de la fin de
la lutte des classes.
Aujourd'hui plus que jamais, le contrôle des appareils idéologiques
de la société est un élément capital
de toute stratégie visant à maintenir le système
d'exploitation. Mais on ne peut guère parler de «contre-révolution
idéologique» dans la mesure où le système
capitaliste est une contre-révolution idéologique
permanente.
L'arme absolue de cette contre-révolution est probablement
l'idée selon laquelle la notion de classes antagoniques,
de lutte des classes, est dépassée. C'est une idée
qui est dans l'air, et qui est même reprise par une fraction
du mouvement syndical. Ceux qui défendent cette thèse
s'appuient sur le fait que la classe ouvrière est en pleine
mutation, ce qui est guère contestable, que les données
avec lesquelles on peut définir la classe ouvrière
ne sont plus les mêmes qu'il y a cinquante ans, que la distinction
entre travail productif et travail improductif tend à s'estomper.
On voit que l'idéologie est une arme matérielle effective
dans les mains de la classe dominante, elle est un instrument indispensable
à l'assujettissement des masses. Il reste que la lutte des
classes n'est jamais aussi féroce que lorsque la bourgeoisie
a réussi à convaincre la classe ouvrière qu'elle
n'existe plus.
ORGANISATION ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE
La misère et la dureté des conditions d'existence
n'ont jamais été le facteur déclenchant d'une
révolution.
La «disposition révolutionnaire des masses ouvrières»,
dit Bakounine, ne dépend pas seulement du plus ou moins grand
degré de misère qu'elles subissent mais de la confiance
qu'elles ont dans «la justice et la nécessité
du triomphe de leur cause». «Le sentiment ou la conscience
du droit est dans l'individu l'effet de la science théorique,
mais aussi de son expérience pratique de la vie » (40).
Ce sentiment du droit, selon Bakounine, s'éveille de façon
particulièrement vive grâce à l'expérience
de la grève. «La grève, c'est la guerre, dit-il,
elle jette l'ouvrier ordinaire hors de son isolement, hors de la
monotonie de son existence sans but», elle le réunit
aux autres ouvriers, dans la même passion et vers le même
but ; elle convainc tous les ouvriers de la façon la plus
saisissante et directe de la nécessité d'une organisation
rigoureuse pour atteindre la victoire (41)». Cette opinion
sera reprise sans réserve par Amédée Dunois
et ses camarades syndicalistes révolutionnaires.
La grève s'inscrit dans une stratégie graduelle articulée
sur une « progression cumulative où les luttes partielles
sont comprises comme un entraînement à l'affrontement
général et où les améliorations obtenues
par l'action sont comme une préfiguration de la société
à construire » (42). Ainsi Émile Pouget peut-il
écrire en 1907 : «Au creuset de la lutte économique
se réalise la fusion des éléments politiques
et il s'obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme
en puissance de coordination révolutionnaire» (43).
La question n'est donc pas de savoir si les travailleurs peuvent
se soulever, mais «s'ils sont capables de construire une organisation
qui leur donne les moyens d'arriver à une fin victorieuse»,
dit Bakounine, pour qui les interrogations qui apparaîtront
ultérieurement dans le mouvement libertaire sur la nécessité
ou non de s'organiser apparaîtraient comme une monstruosité.
Il ne suffit pas que les travailleurs s'opposent à la société
d'exploitation par les armes dont ils disposent, la grève
ou l'insurrection, il leur faut élaborer une théorie
qui soit l'expression de leur aspiration à la justice. L'instance
dans laquelle s'élabore ce droit nouveau, c'est, selon Bakounine,
l'Association internationale des travailleurs, dont le programme
«apporte avec lui une science nouvelle, une nouvelle philosophie
sociale, qui doit remplacer toutes les anciennes religions, et une
politique toute nouvelle» (44).
L'ennemi principal du prolétariat est l'exploitation bourgeoise
: l'État, avec toute sa puissance répressive, sous
quelque forme qu'il existe, précise Bakounine, n'est plus
autre chose aujourd'hui que la conséquence en même
temps que la garantie de cette exploitation.
C'est pourquoi le prolétariat doit chercher «tous
les éléments de sa force exclusivement en lui-même,
il doit l'organiser tout à fait en dehors de la bourgeoisie,
contre elle et contre l'État».
Selon Bakounine, il y a un lien direct et nécessaire entre
l'objectif et les moyens employés pour l'atteindre, ce qui
implique une réflexion approfondie sur les formes et la nature
de l'objectif. Marx avait déclaré qu'il ne souhaitait
pas donner la recette de la marmite de la révolution. Sur
ce point Bakounine a parfaitement conscience de diverger avec Marx
et avec les social-démocrates. La différence de démarche
est parfaitement exprimée par le révolutionnaire russe
lorsqu'il écrit qu'«un programme politique n'a de valeur
que lorsque, sortant des généralités vagues,
il détermine bien précisément les institutions
qu'il propose à la place de celles qu'il veut renverser ou
réformer» (Écrit contre Marx).
Les formes d'action et d'organisation préconisées
alors par les marxistes allemands sont aux yeux de Bakounine tout
simplement adéquates aux buts que ces derniers poursuivent,
et elles en fixent les limites : la constitution d'un État
national allemand républicain et «soi-disant populaire»
par les élections. Pour ce faire ils sont obligés
de s'allier à la bourgeoisie avancée, comme l'ont
fait les groupes des sections de l'Internationale de Zurich, qui
ont adopté le programme des démocrates socialistes
d'Allemagne et qui sont devenus des «instruments du radicalisme
bourgeois».
Dans Écrit contre Marx,Bakounine cite le cas d'un certain
Amberny, un avocat appartenant au parti radical et à l'AIT,qui,
en 1872, aurait garanti publiquement «devant ses concitoyens
bourgeois, au nom de l'Internationale,qu'il n'y aurait point de
grève pendant cette année». James Guillaume
rapporte qu'Amberny, candidat au Grand-Conseil, avait obtenu du
comité cantonal de l'AITqu'il fasse voter en sa faveur les
ouvriers électeurs. Les ouvriers du bâtiment songeaient
à ce moment à se mettre en grève parce que
leurs patrons avaient baissé leurs salaires. La fédération
jurassienne avait protesté contre ce marchandage. Kropotkine,
qui était alors à Genève, écrivit :
«Ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre qu'une
grève en ce moment serait désastreuse pour l'élection
de l'avocat M.A. » (45). Ce n'est donc pas sans quelque raison
qu'à la même époque Bakounine écrivit
une longue lettre «aux compagnons de la fédération
jurassienne» dans laquelle il disait que « toutes les
fois que des associations ouvrières s'allient à la
politique des bourgeois, ce ne peut être jamais que pour en
devenir, bon gré mal gré, l'instrument» (46).
La stratégie préconisée par la social-démocratie
allemande — l'action parlementaire — conduit inévitablement
à la conclusion d'alliances, d'un «pacte politique
nouveau entre la bourgeoisie radicale ou forcée de se faire
telle, et la minorité intelligente, respectable, c'est-à-dire
dûment embourgeoisée, du prolétariat des villes»
(47).
L'idée générale de Bakounine est que l'organisation
des travailleurs, dans sa forme, n'est pas constituée sur
le modèle des organisations de la société bourgeoise,
mais qu'elle est fondée sur la base des nécessités
internes de la lutte ouvrière et, comme telle, constitue
une préfiguration de la société socialiste.
Le mode d'organisation du prolétariat est imposé par
les formes particulières de la lutte des travailleurs sur
leur lieu d'exploitation ; l'unité de base de l'organisation
des travailleurs se situe là où ceux-ci sont exploités,
dans l'entreprise. À partir de là l'organisation s'élargit
horizontalement (ou géographiquement, si on veut), par localités
et par régions, et elle s'élève verticalement
par secteur d'industrie. Cette vision des choses devait évidemment
fournir à Marx et à Engels l'occasion de multiples
sarcasmes à l'encontre de Bakounine, accusé d'être
"indifférent" en matière politique.
Engels, cependant, avait parfaitement compris le fond de la pensée
de Bakounine, au-delà des déformations de la polémique
: il écrit en effet à Théodore Cuno : «Comme
l'Internationalede Bakounine ne doit pas être faite pour la
lutte politique mais pour pouvoir, à la liquidation sociale,
remplacer tout de suite l'ancienne organisation de l'État,
elle doit se rapprocher le plus possible de l'idéal bakouniniste
de la société future » (Lettre à Th.
Cuno,24 janvier 1872.) Croyant polémiquer, Engels résume
parfaitement le point de vue de Bakounine et de ce qui deviendra
plus tard l'anarcho-syndicalisme. Si on met de côté
l'amalgame habituel selon lequel l'opposition de Bakounine à
l'action parlementaire est assimilable à une opposition de
principe à la lutte politique, Engels ne dit dans ce passage
rien d'autre que ceci : 1) l'organisation des travailleurs doit
être constituée selon un mode le plus proche possible
de celui du projet de société que la classe ouvrière
porte en elle ; 2) la destruction de l'État n'est rien d'autre
que le remplacement de l'organisation de classe de la bourgeoisie,
l'État, par celle du prolétariat, l'Association.
En somme l'organisation de classe des travailleurs, qui est l'instrument
de lutte sous le capitalisme, constitue le modèle de l'organisation
sociale après la révolution.
C'est là une idée de base du bakouninisme et, plus
tard, de l'anarcho-syndicalisme, unanimement rejetée par
tous les théoriciens marxistes, à l'exception notable
de Pannekoek qui a repris cette idée à plusieurs reprises
dans ses écrits : «La lutte de classe révolutionnaire
du prolétariat contre la bourgeoisie et ses organes étant
inséparable de la mainmise des travailleurs sur l'appareil
de production, et de son extension au produit social, la forme d'organisation
unissant la classe dans sa lutte constitue simultanément
la forme d'organisation du nouveau processus de production»
(Pannekoek, Les Conseils ouvriers,EDI, p.273). C'est là une
parfaite définition de l'anarcho-syndicalisme.
Selon Bakounine, c'est à travers la lutte quotidienne que
le prolétariat se constitue en classe, c'est pourquoi le
mode d'organisation des travailleurs doit se conformer à
cette nécessité. Marx de son côté préconise
la constitution de partis politiques nationaux ayant pour objectif
la conquête du parlement. C'est ici, dit Bakounine, que nous
nous séparons tout à fait des social-démocrates
d'Allemagne : «Les buts que nous proposons étant si
différents, l'organisation que nous recommandons aux masses
ouvrières doit différer essentiellement de la leur»
(48).
Résumons le point de vue de Bakounine :
1. Le mode, la forme de l'organisation des travailleurs sont le
produit de l'histoire, ils sont nés de la pratique et de
l'expérience quotidienne des luttes. Toutes les classes ascendantes
ont bâti, au sein même du régime qui les dominait,
les formes de leur organisation.
2. La forme organisationnelle propre à la bourgeoisie regroupe
les citoyens sur la base d'une circonscription électorale
; elle correspond au système de production capitaliste qui
ne veut connaître que des individus isolés. Ainsi,
le vrai pouvoir, qui est issu du contrôle des moyens de production,
reste-t-il aux mains des propriétaires de ces moyens de production.
3. L'organisation de classe des travailleurs ne regroupe pas des
citoyens mais des producteurs. Quel que soit le nom qu'on donne
à cette organisation : syndicat, conseil ouvrier, comité
d'usine, la structuration reste celle d'une organisation de classe.
Une organisation de classe est une organisation qui, à une
époque historique donnée, regroupe tout ou partie
d'une classe sociale sur la base du rôle que chaque individu
de cette classe joue dans les rapports de production.
Dans toute société de classes existent globalement
deux formes d'organisation antagoniques, fondées sur des
bases différents parce que correspondant à des rôles
et à des intérêts différents.
Entre ces organisations il ne peut y avoir de terrain d'entente,
d'alliance, ni de fusion sans impliquer la subordination de la classe
dominée à la classe dominante.
Comme telle, l'organisation de classe permet à la classe
qu'elle unifie de défendre ses intérêts contre
les empiétements de la classe antagonique.
Elle détermine, lorsque la classe qu'elle regroupe est dominante,
le modèle et les formes de l'organisation politique de la
société. Lorsque la classe qu'elle regroupe est dominée,
elle préfigure les formes de l'organisation de la société
que cette classe porte en elle.
La logique du passage d'une société d'exploitation
à une autre ne saurait être la même que celle
du passage d'une société d'exploitation à une
société sans exploitation : c'est une des grandes
leçons que nous livre Bakounine, issue des ses réflexions
sur la Révolution française. La stratégie révolutionnaire
du prolétariat ne saurait être calquée sur celle
des différentes classes exploiteuses qui se sont succédé
; elle ne saurait être imitée du modèle de la
révolution française auquel Marx en particulier se
réfère sans cesse.
Toutes les révolutions de l'histoire, «y compris la
Grande révolution française, malgré la magnificence
des programmes au nom desquels elle s'est accomplie, n'ont été
que la lutte de ces classes entre elles pour la jouissance exclusive
des privilèges garantis par l'État, la lutte pour
la domination et pour l'exploitation des masses » (Lettre
à la Liberté).
Pour Bakounine, l'État étant la forme spécifique
de l'organisation d'une classe exploiteuse, la classe ouvrière
ne saurait adopter une logique de prise du pouvoir d'État
par une minorité, mais de prise collective du pouvoir social.
PROLÉTARIAT ET ORGANISATION
Des différents textes où Bakounine traite de la question,
il ressort qu'il conçoit l'organisation des travailleurs
sous la forme de deux structures complémentaires, l'une verticale,
l'autre horizontale ; la première est une structure industrielle,
la seconde a un caractère interprofessionnel.
Dans la première, les ouvriers sont réunis et organisés
«non par l'idée mais par le fait et par les nécessités
mêmes de leur travail identique».
«Ce fait économique, celui d'une industrie spéciale
et des conditions particulières de l'exploitation de cette
industrie par le capital, la solidarité intime et toute particulière
d'intérêts, de besoins, de souffrances, de situation
et d'aspiration qui existe entre tous les ouvriers qui font partie
de la même section corporative, tout cela forme la base réelle
de leur association. L'idée vient après, comme l'explication
ou comme l'expression équivalente du développement
et de la conscience réfléchie de ce fait» (Protestation
de l'Alliance).
Les sections de métier
Les sections de métier suivent la voie du développement
naturel, elles commencent par le fait pour arriver à l'idée.
En effet, dit Bakounine, seuls un très petit nombre d'individus
se laissent déterminer par l'idée abstraite et pure.
La plupart, prolétaires comme bourgeois, ne se laissent entraîner
que par la logique des faits. Pour intéresser le prolétariat
à l'œuvre de l'AIT,il faut s'approcher de lui non avec
des idées générales mais avec la «compréhension
réelle et vivante de ses maux réels».
Bien sûr, le penseur se représente ces maux de chaque
jour sous leur aspect général, il comprend que ce
sont les effets particuliers de causes générales et
permanentes. Mais la masse du prolétariat, qui est forcée
de vivre au jour le jour, et qui «trouve à peine un
moment de loisir pour penser au lendemain», saisit les maux
dont elle souffre précisément et exclusivement dans
cette réalité, et presque jamais dans leur généralité.
Pour obtenir la confiance, l'adhésion du prolétariat,
il faut commencer par lui parler, «non des maux généraux
du prolétariat international tout entier, mais de ses maux
quotidiens».
«Il faut lui parler de son propre métier et des conditions
de son travail précisément dans la localité
où il habite, de la dureté et de la trop grande longueur
de son travail quotidien, de l'insuffisance de son salaire, de la
méchanceté de son patron, de la cherté des
vivres et de l'impossibilité qu'il y a pour lui de nourrir
et d'élever convenablement sa famille » (Protestation
de l'Alliance).
Il faut lui proposer des moyens pour améliorer sa situation,
mais éviter, dans un premier temps, d'évoquer les
moyens révolutionnaires. Il se peut en effet que sous l'influence
de préjugés religieux ou politiques, il repousse ces
idées : il faut au contraire «lui proposer des moyens
tels que son bon sens naturel et son expérience quotidienne
ne puissent en méconnaître l'utilité, ni les
repousser» (ibidem).
La conscience révolutionnaire n'est donc pas un fait naturel,
elle n'est pas spontanée, mais chez Bakounine ce mot a un
sens particulier, qui a provoqué de nombreux malentendus
(49). Elle s'acquiert graduellement, par l'expérience quotidienne
; pour qu'elle devienne effective, il est nécessaire que
l'ouvrier se débarrasse de ses préjugés politiques
et religieux. Il n'est pas possible d'insuffler cette conscience
révolutionnaire brutalement : il faut une éducation,
qui se fait par l'expérience vécue et par le contact
avec la collectivité des travailleurs organisés. La
conscience révolutionnaire n'est pas spontanée (thèse
des ouvriéristes qui accordent au prolétariat toutes
sortes de vertus qu'il n'a pas) ni apportée de l'extérieur
par une avant-garde autoproclamée (thèses des léninistes),
elle est le résultat d'une interaction entre l'expérience
de la lutte, la pratique de la solidarité et la réflexion
collective.
Ce n'est qu'au contact des autres que l'ouvrier "néophyte"
apprend que la solidarité qui existe entre travailleurs d'une
section existe aussi entre sections ou entre corps de métiers
de la même localité, que l'organisation de cette solidarité
plus large, et «embrassant indifféremment les ouvriers
de tous les métiers, est devenue nécessaire parce
que les patrons de tous les métiers s'entendent entre eux...»
(ibidem).
La pratique de la solidarité constitue le premier pas vers
la conscience de classe ; ce principe établi, tout le reste
suit comme un développement naturel et nécessaire,
issu de «l'expérience vivante et tragique d'une lutte
qui devient chaque jour plus large, plus profonde, plus terrible».
Le caractère dramatique avec lequel Bakounine décrit
la condition ouvrière de son temps n'est pas exagéré.
À partir de 1866, un mouvement de grèves se répand
en s'amplifiant dans toute l'Europe, et dont la répression
souvent féroce ne fait qu'accroître l'influence de
l'Internationale,créée seulement deux ans auparavant.
Les grèves, qui avaient jusqu'alors un caractère fortuit,
deviennent de véritables combats de classe, qui permettent
aux ouvriers de faire l'expérience pratique de la solidarité
qui leur arrive, parfois, de l'étranger :
— Grève des bronziers parisiens en février
1867, collectes organisées par l'AIT; grève des tisserands
et fileurs de Roubaix, mars 1867 ; grève du bassin minier
de Fuveau, Gardanne, Auriol, La Bouillasse, Gréasque, avril
1867-février 1867, adhésion des mineurs de Fuveau
à l'AIT; l'essentiel de l'activité des sections françaises
consistera à partir de 1867 à soutenir ces grèves
et en actions de solidarité pour épauler les grèves
à l'étranger.
— En Belgique, grève des mineurs de Charleroi, réprimée
durement par l'armée et qui entraîne un renforcement
de l'AIT; grève des tisserands de Verviers qui veulent conserver
leur caisse de secours dans l'AIT; grève des voiliers à
Anvers ; l'AITsoutiendra les grévistes par des fonds. Toute
la partie industrialisée de la Belgique est touchée
par l'AIT.
— À Genève, grève des ouvriers du bâtiment,
déclenchée dans une période favorable de plein
emploi, bien conduite, qui se termine avec succès. Solidarité
internationale efficace. Un délégué au congrès
de l'AITà Bruxelles déclara : «Les bourgeois,
bien que ce soit une république, ont été plus
méchants qu'ailleurs, les ouvriers ont tenu bon. Ils n'étaient
que deux sections avant la grève, maintenant ils sont vingt-quatre
sections à Genève renfermant 4.000 membres».
Ces événements peuvent être mis en regard du
constat fait par Mehring, encore : partout où la stratégie
de Marx était appliquée, l'AITdisparaissait : «Là
où un parti national se créait, l'Internationale se
disloquait» (Karl Marx,éditions sociales, p. 533).
C'était là précisément le danger que
Bakounine n'avait cessé de dénoncer.
L'AITrecommande souvent la modération, mais elle est amenée
à assumer des luttes de plus en plus nombreuses et violentes.
Sa seule existence, appuyée par quelques succès initiaux,
crée un phénomène d'entraînement, un
effet cumulatif. La violence de la répression elle-même
pousse les ouvriers à s'organiser. À chaque intervention
de l'armée les réformistes perdent du terrain, et
peu à peu l'Internationalese radicalise ; cette radicalisation,
faut-il le préciser, n'est pas le résultat d'un débat
idéologique mais celui de l'expérience à la
fois des luttes et de la pratique de la solidarité internationale
sur le terrain.
Il y a donc incontestablement une cassure dans le mouvement ouvrier
international dont l'opposition Bakounine-Marx n'est pas la cause
mais l'expression. On ne soulignera jamais assez que la théorie
anarchiste formulée par Bakounine entre 1868 et sa mort en
1876, est entièrement fondée sur l'observation qu'il
fait des luttes ouvrières de cette époque.
On a voulu présenter la coupure entre bakouniniens et marxistes
dans l'AITsoit comme l'expression d'un conflit de personnes, soit
comme l'expression d'une diversité des niveaux de conscience
dans la classe ouvrière : les travailleurs allemands et anglais,
les plus conscients, étant avec Marx, les autres avec Bakounine.
On a aussi fait état du degré de concentration du
capital : les ouvriers de la grande industrie avec Marx, les ouvriers
des petites entreprises artisanales avec Bakounine.
En réalité le problème ne se pose pas de savoir
qui est avec qui, mais de déterminer quelles sont les fractions
de la classe ouvrière qui peuvent espérer une amélioration
de leur condition par l'action parlementaire, et celles qui n'ont
rien à en espérer. Les développements théoriques,
organisationnels et stratégiques de tel ou tel penseur ne
font en définitive que se surajouter à ces situations
réelles. On comprend cependant que Bakounine ait pu écrire
que par l'expérience tragique de la lutte, «l'ouvrier
le moins instruit, le moins préparé, le plus doux,
entraîné toujours plus avant par les conséquences
mêmes de cette lutte, finit par se reconnaître révolutionnaire,
anarchiste et athée, sans savoir souvent comment lui-même
il l'est devenu» (Protestation de l'Alliance).
Les sections centrales
Aux yeux de Bakounine, seules les sections de métier - il
faut entendre la structure implantée sur le lieu de travail
plus qu'un groupement corporatiste au sens étroit —
sont capables de donner une éducation pratique à leurs
membres. Elles seules peuvent faire de l'AITune organisation de
masse, «sans le concours puissant de laquelle le triomphe
de la révolution sociale ne sera jamais possible».
Les sections centrales (aujourd'hui on dirait les unions locales),
en revanche, ne représentent aucune industrie particulière
«puisque les ouvriers les plus avancés de toutes les
industries possibles s'y trouvent réunis». C'est, en
langage d'aujourd'hui, une structure interprofessionnelle. Les sections
centrales représentent l'idée même de l'Internationale.Leur
mission est de développer cette idée et d'en faire
la propagande : l'émancipation non seulement du travailleur
de telle industrie ou de tel pays, mais de
tous les pays. Ce sont des centres actifs où se «conserve,
se concentre, se développe et s'explique la foi nouvelle».
On n'y entre pas comme ouvrier spécial de tel métier
mais comme travailleur en général.
S'il n'y avait que les sections centrales, elles auraient peut-être
réussi à former des «conspirations populaires»,
elles auraient peut-être regroupé un petit nombre d'ouvriers
les plus conscients et convaincus, mais la masse des travailleurs
serait restée en dehors : or, pour renverser l'ordre politique
et social d'aujourd'hui, dit Bakounine, «il faut le concours
de ces millions».
Le rôle de la section centrale est un rôle décisivement
politique. Implantée dans la localité sur des bases
géographiques, elle rassemble les travailleurs sans considération
de profession afin de donner aux sections de métier une vision
et des perspectives qui dépassent le cadre étroit
de l'entreprise. Elle permet, en premier lieu, à l'ensemble
des travailleurs d'une localité d'être informés
de leurs situations respectives et éventuellement d'organiser
le soutien en cas de nécessité. Elle est aussi un
endroit où naturellement s'opère la réflexion.
Elle est enfin le centre à partir duquel se fait l'impulsion
à l'organisation.
Au contraire des sections de métier, qui partent du fait
pour arriver à l'idée, les sections centrales suivant
la voie du développement abstrait, commencent par l'idée
pour arriver au fait. S'il n'y avait que les sections centrales,
l'AITne se serait pas développée en une puissance
réelle. Les sections centrales n'auraient été
que des «académies ouvrières» où
se seraient éternellement débattues toutes les questions
sociales, «mais sans la moindre possibilité de réalisation».
Historiquement, les sections centrales sont l'émanation
du foyer principal qui s'était formé à Londres,
dit Bakounine. C'est elles qui ont permis à l'AITde se développer,
en allant chercher les masses où elles se trouvent, «dans
la réalité quotidienne, et cette réalité
c'est le travail quotidien, spécialisé et divisé
en corps de métiers». Les fondateurs des sections centrales
devaient s'adresser aux travailleurs déjà organisés
plus ou moins par les nécessités du travail collectif
dans chaque industrie particulière, afin de créer
autour d'eux «autant de sections de métier qu'il y
avait d'industries différentes». C'est ainsi que les
sections centrales qui représentent partout l'âme ou
l'esprit de l'AITdevinrent des organisations réelles et puissantes.
La section centrale, et par extension l'organisation générale
des sections centrales sur le plan international, est donc la structure
qui donne à l'organisation ouvrière son sens profond,
en offrant des perspectives élargies aux travailleurs qui
y adhèrent. C'est elle qui définit et constitue le
prolétariat en classe en affirmant et en pratiquant le principe
de la solidarité d'intérêts des travailleurs.
La section de métier est celle qui unifie les travailleurs
selon le principe de la matière, alors que la section centrale
les unifie selon le principe de la connaissance.
Bakounine affirme une correspondance entre ces deux processus,
entre ces deux instances organisationnelles, et c'est leur synthèse
qui constitue l'organisation de classe dans les formes qui lui permettront
de constituer un substitut à l'organisation étatique.
Ce processus se constituera en France au moment de la fusion des
bourses du travail, qui étaient une instance interprofessionnelle,
avec la CGT qui était une structure industrielle.
Alors que dans la société bourgeoise les structures
verticales (productives) et horizontales (décisionnelles,
politiques) sont séparées, ce qui signifie la subordination
des secondes aux premières ; alors que dans le communisme
d'État elles sont totalement fusionnées et concentrées,
impliquant la subordination des parties au centre, Bakounine envisage
ces structures dans une complémentarité où
chaque niveau est autonome dans le cadre de ses attributions et
où existent des contrepoids à l'accaparement du pouvoir
par le centre (puisque le principe d'autonomie retire au centre
la matière sur laquelle l'autorité peut s'exercer),
et des garanties contre les mouvements centrifuges par
l'affirmation du principe de la solidarité des parties au
tout.
Anticipant, sur les positions des partisans du "syndicalisme
pur", Bakounine déclare que beaucoup pensent qu'une
fois leur mission accomplie — la création d'une puissante
organisation — les sections centrales devraient se dissoudre,
ne laissant plus que des sections de métier. C'est une grave
erreur, dit-il, car la tâche de l'AIT«n'est pas seulement
une œuvre économique ou simplement matérielle,
c'est en même temps et au même degré une œuvre
éminemment politique» (Protestation de l'Alliance),or,
les sections centrales sont par définition des instances
politiques.
C'est donc sans ambiguïté l'organisation horizontale,
c'est-à-dire géographique, qui donne à l'organisation
son caractère politique, l'originalité du point de
vue de Bakounine étant d'établir une fusion de celle-ci
avec l'organisation verticale, revendicative.
En d'autres termes, Bakounine refuse de limiter l'organisation
de masse des travailleurs à une simple fonction de lutte
économique (50) : en retirant à l'AIT ses sections
centrales on retirerait à l'organisation le lieu où
peut se faire une élaboration politique, une réflexion
indispensable des travailleurs sur les finalités de leur
action. Unifiant dans un premier temps les travailleurs sur la base
de leurs intérêts immédiats, l'organisation
de classe est aussi le lieu où s'élabore et où
se mettra en œuvre la politique qui mènera à
leur émancipation. Peut-on encore accuser Bakounine d'indifférentisme
politique ?
RÉVOLUTIONNAIRES ET ORGANISATION
D'une certaine façon, c'est Lénine qui donnera raison
à Bakounine. On sait qu'à l'origine les bolcheviks
étaient opposés aux structures "naturelles"
du prolétariat qu'étaient les conseils ouvriers, constitués
en période de combat. Ils ont même accusé ceux-ci
de faire double emploi avec le parti et les ont sommés de
se dissoudre, pendant la révolution de 1905. Le comité
du parti de Pétrograd lança en effet l'ultimatum suivant
aux conseils : «Le conseil des députés et ouvriers
ne saurait exister en qualité d'organisation politique et
les social-démocrates devraient s'en retirer attendu qu'il
nuit, par son contenu, au développement du mouvement social-démocrate».
Mais Lénine avait compris que la structure organisationnelle
motrice était celle où la population était
en contact direct avec les problèmes de la lutte —
soviets, conseils d'usine. Si le parti avait suivi une politique
marxienne orthodoxe, les bolcheviks n'auraient été
que l'aile radicale de la gauche parlementaire russe.
La neuvième des vingt-et-une conditions d'admission à
l'Internationale socialiste,quelques années plus tard, constitue
là encore une reconnaissance de facto des conceptions bakouniniennes,
et trancheront avec les pratiques des partis socialistes en implantant
dans les entreprises les structures de base du parti. Désormais,
tout parti communiste doit constituer dans les organisations de
masse de la classe ouvrière des fractions qui, «par
un travail conscient et opiniâtre, doivent gagner les syndicats
à la cause communiste». Ces fractions sont constituées
des militants communistes qui déterminent, avant toute réunion
syndicale, assemblée générale, congrès,
etc. la ligne qu'ils vont y défendre. Ces pratiques n'étaient
pas employées auparavant et prirent les militants syndicalistes-révolutionnaires
de court. Ils n'eurent pas l'idée de mettre en place des
contre-fractions, seul moyen efficace de contrer les fractions communistes.
Le système des cellules d'entreprise fut instauré
en France dans les années 1924-25 au moment de la "bolchevisation"
du parti. Jusqu'alors, l'unité de base de l'organisation
du parti était la section, implantée sur la commune,
cadre de l'action électorale. Dans le parti bolchevisé,
c'est l'entreprise, terrain où s'affrontent les «deux
classes fondamentales» de la société capitaliste.
«L'usine, c'est le centre nerveux de la société
moderne, c'est le foyer même de la lutte des classes. C'est
pourquoi l'usine doit être pour toi, communiste, le centre
de tes efforts, de ton activité de communiste» (Au
nouvel adhérent,préface de Jacques Duclos, p.5).
Pierre Sémard, au Ve congrès, à Lille, déclare
: «La section, c'était un peu loin du patronat, un
peu loin du capitalisme, mais la cellule, c'est beaucoup plus près».
Si l'établissement des cellules d'entreprise comme «force
de base de l'organisation du parti» vise à éliminer
l'électoralisme issu de la IIe Internationaleet de l'aile
marxienne de l'AIT,il s'agit aussi de constituer un instrument de
lutte contre le syndicalisme révolutionnaire, partiellement
héritier de l'aile bakouninienne de l'AIT.
Au IIIe congrès du parti, en 1924, lors duquel fut discutée
l'éventualité de créer les cellules, Pierre
Monate, alors membre du parti, s'y opposa fermement, montrant que
ce n'était qu'une mesure destinée à subordonner
le syndicat au parti.
Depuis, périodiquement, le parti doit condamner la tendance,
qui se manifeste régulièrement chez les militants
communistes de base, à considérer l'action syndicale
comme prioritaire : «cette pratique, fondée en définitive
sur l'incompréhension du rôle décisif du parti
à l'entreprise et sur la vieille conception, maintes fois
condamnée, suivant laquelle "le syndicat suffit à
tout", est grandement préjudiciable» (La vie du
parti,octobre 1966, p.3).
Il aura donc fallu attendre le milieu des années 20 pour
que les héritiers de Marx comprennent ce principe bakouninien
élémentaire que l'exploitation, donc la lutte des
travailleurs, se fait tout d'abord sur le lieu de travail, et que
c'est là le centre de gravité de la lutte et la structure
de base de l'organisation ouvrière.
Lorsqu'on lit le compte rendu du congrès anarchiste international
d'Amsterdam, par exemple, on voit à quel point le marxisme
est totalement identifié au réformisme, à l'action
légale. Le léninisme introduira un mode d'intervention
totalement nouveau des marxistes dans la classe ouvrière,
qui sera, pendant une courte période, interprétée
par les libertaires comme une adhésion à leurs positions.
Un nouveau type, inédit, de rapport entre minorité
et classe ouvrière sera établi, auquel, nous le verrons,
les syndicalistes révolutionnaires ne sauront pas faire face.
Bakounine était conscient des limites de l'AITdans le contexte
de l'époque. L'AITa donné aux travailleurs un commencement
d'organisation en dehors des frontières des États
et en dehors du monde bourgeois. Elle contient «les premiers
germes de l'organisation de l'unité à venir».
Mais elle n'est pas encore une institution suffisante pour organiser
et diriger la révolution. «L'Internationaleprépare
les éléments de l'organisation révolutionnaire,
mais elle ne l'accomplit pas» (Nettlau, p. 287). Elle organise
la lutte publique et légale des travailleurs. Elle fait la
propagande théorique des idées socialistes. L'AITest
un milieu favorable et nécessaire à l'organisation
de la révolution, «mais elle n'est pas encore cette
organisation».
Elle regroupe tous les travailleurs sans distinction d'opinion,
de religion, à condition qu'ils acceptent le principe de
la solidarité des travailleurs contre les exploiteurs : en
elle-même cette condition suffit à séparer le
monde ouvrier du monde bourgeois, mais elle est insuffisante pour
donner au premier une direction révolutionnaire.
Bakounine est redevable à Proudhon pour sa sociologie des
classes sociales. Dans la Capacité politique des classes
ouvrières,Proudhon fait son testament politique et c'est
un étonnant exposé de la situation du mouvement ouvrier
de l'époque (1860). Il expose quelles sont les conditions
pour que le prolétariat puisse parvenir à la capacité
politique et conclut que toutes les conditions ne sont pas encore
remplies :
1. La classe ouvrière est arrivée à la conscience
d'elle-même «au point de vue de ses rapports avec la
société et avec l'État, dit Proudhon ; comme
être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe
bourgeoise».
2. Elle possède une «idée», une notion
«de sa propre constitution», elle connaît «les
lois, conditions et formules de son existence».
3. Mais Proudhon s'interroge pour savoir si «la classe ouvrière
est en mesure de déduire, pour l'organisation de la société,
des conclusions pratiques qui lui soient propres».
Il répond par la négative : la classe ouvrière
n'est pas en mesure de créer l'organisation qui permettre
son émancipation.
L'action du prolétariat n'est pas une action spontanée,
elle est déterminée par les conditions de son développement
réel. Les formes et la stratégie de la lutte dépendent
de ce développement réel, des rapports qui existent
entre la classe ouvrière et les autres classes. Chez Proudhon
et Bakounine, se trouvent la méthode d'analyse de ces rapports,
méthode que les anarchistes, après eux, oublieront
souvent pour lui substituer des incantations magiques.
Bakounine de son côté analyse l'émergence du
mouvement ouvrier en une dialectique en trois mouvements :
1. Le prolétariat accède à la conscience de
classe avec «la compréhension réelle et vivante
de ses maux réels» ;
2. Il s'éduque par l'action organisée contre le capital
«qui convainc tous les ouvriers de la façon la plus
saisissante et directe de la nécessité d'une organisation
rigoureuse pour atteindre la victoire» ;
3. Par la liberté du débat politique dans l'organisation
et par l'expérience des luttes le prolétariat construira
alors «son unité réelle, économique d'abord,
et ensuite nécessairement politique».
La classe ouvrière, pense Bakounine, n'a pas encore atteint
un stade suffisant de maturité pour se passer d'une minorité
révolutionnaire. Le prolétariat est fractionné
par les différentes langues, cultures et degrés de
maturité, par les préjugés politiques et religieux.
L'AITest l'instrument irremplaçable pour l'unifier, c'est
pourquoi Bakounine s'oppose à l'établissement d'un
programme politique obligatoire dans l'organisation. Il pense que
l'expérience des luttes et la pratique de la solidarité
créeront naturellement celle unité. En attendant,
cette partie la plus consciente du prolétariat et des intellectuels
qui ont rallié son combat doit s'organiser pour accélérer
ce processus d'unification.
«On ne peut commettre de plus grande faute que de demander
soit à une classe, soit à une institution, soit à
un homme, plus qu'ils ne peuvent donner. En exigeant d'eux davantage,
on les démoralise, on les empêche, on les tue. L'Internationale,
en peu de temps, a produit de grands résultats. Elle a organisé
et elle organisera chaque jour d'une manière plus formidable
encore, le prolétariat pour la lutte économique. Est-ce
une raison pour espérer qu'on pourra se servir d'elle comme
d'un instrument pour la lutte politique ?» (Écrit contre
Marx,Champ libre, t.III, p.183).
Une organisation regroupant une minorité révolutionnaire
structurée est indispensable. Cette organisation, c'est l'Alliance
internationale pour la démocratie socialiste, fondée
en 1868, le dernier jour du deuxième congrès de la
Ligue pour la paix et de la liberté, organisation de démocrates
bourgeois dont Bakounine venait de démissionner. L'Alliance,
qui avait alors 84 membres, n'est pas la première organisation
fermée dont Bakounine est à l'origine mais celle-ci
a un caractère différent, attesté par une lettre
qu'il écrit à Marx le 22 décembre 1868. Il
dit en effet : «mieux que jamais je suis arrivé à
comprendre combien tu avais raison en suivant et en nous invitant
tous à marcher sur la grande route de la révolution
économique [...] Je fais maintenant ce que tu as commencé
à faire, toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux
solennels et publics que j'ai adressés aux bourgeois du congrès
de Berne, je ne connais plus d'autre société, d'autre
milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie, maintenant, c'est
l'Internationale,dont tu es l'un des principaux fondateurs ».
Et Bakounine conclut : «Je suis ton disciple et je suis fier
de l'être».
Bakounine reconnaît donc s'être engagé dans
la lutte des classes avec vingt ans de retard par rapport à
Marx. C'est de 1868 qu'on peut dater son adhésion au socialisme
révolutionnaire, après une très courte période
pendant laquelle il a pensé pouvoir rallier certains bourgeois
radicaux. Certes il était déjà socialiste —
il a commencé à s'intéresser au mouvement dès
les années 40 — mais l'émancipation des Slaves
était jusqu'alors sa priorité. C'est en 1868 qu'il
décide de consacrer tous ses efforts au mouvement ouvrier.
Il faut se garder cependant de prendre cette lettre de "ralliement"
au pied de la lettre. En effet l'intention de Bakounine était
d'amadouer Marx pour lui faire admettre l'Alliance comme section
de l'Internationale.On ne peut cependant pas douter de la sincérité
avec laquelle Bakounine admettait le rôle capital joué
par Marx. Malgré les divergences profondes qui opposaient
les deux hommes, Bakounine choisit toujours le critère de
classe lorsqu'un choix important se présentait dans les débats
politiques opposant les différents courants de l'AIT.Ainsi,
il s'allia avec Marx contre Mazzini, puis contre les mutualistes
proudhoniens partisans de la propriété privée.
Il engagea les travailleurs slaves d'Autriche, s'il n'y avait pas
d'autre choix possible, à rallier le parti social-démocrate
plutôt que d'adhérer aux partis nationalistes slaves.
Bakounine ne sous-estimait pas l'importance de ses divergences avec
Marx, mais il a choisi de retarder le plus possible le moment où
il serait forcé de les exposer publiquement.
Bakounine ne nie pas, loin de là, la nécessité
d'une organisation séparée des révolutionnaires,
et c'est sans doute ce qui le différencie d'une partie des
syndicalistes révolutionnaires français du début
du siècle, parmi lesquels figure Amédée Dunois.
Certes, celui-ci ne niait pas la nécessité d'une organisation
anarchiste, mais le niveau de son intervention au congrès
anarchiste international d'Amsterdam montre l'effrayante régression
subie par le mouvement. Son intervention est largement dominée
par la critique des individualistes. Il en est réduit, dans
son intervention, à essayer de défendre le principe
même de l'organisation, et à dire que «l'objet
essentiel et permanent d'un groupe [anarchiste] ce serait [...]
la propagande anarchiste».
«L'action individuelle, "l'initiative individuelle"
était censée suffire à tout. On tenait généralement
pour négligeables l'étude de l'économie, des
phénomènes de la production et de l'échange,
et même certains des nôtres, déniant toute réalité
à la lutte de classe, ne consentaient à ne voir dans
la société actuelle que des antagonismes d'opinions
auxquels la "propagande" consistait justement à
préparer l'individu».
Alors que pendant la période bakouninienne le principe même
de l'organisation n'était absolument pas mis en cause - les
antiautoritaires de l'AITétant étroitement liés
à la classe ouvrière —, le mouvement anarchiste
du début du siècle avait perdu tout contact avec celle-ci
: «C'était le temps où les anarchistes, isolés
les uns des autres, plus isolés encore de la classe ouvrière,
semblaient avoir perdu tout sentiment social ; où l'anarchisme,
avec ses incessants appels à la réforme de l'individu,
apparaissait à beaucoup comme le suprême épanouissement
du vieil individualisme bourgeois [...] Le temps n'est pas loin
derrière nous où la majeure partie des anarchistes
était opposée à toute pensée d'organisation.
Alors, le projet qui nous occupe eut soulevé parmi eux des
protestations sans nombre et ses auteurs se fussent vus soupçonnés
d'arrière pensées rétrogrades et de visées
autoritaires [...] L'organisation anarchiste soulève encore
des objections. Mais ces objections sont fort différentes,
selon qu'elles émanent des individualistes ou des syndicalistes.
Contre les premiers, il suffit d'en appeler à l'histoire
de l'anarchisme. Celui-ci est sorti, par voie de développement,
du "collectivisme" de l'Internationale,c'est-à-dire,
en dernière analyse, du mouvement ouvrier. Il n'est donc
pas une forme récente, plus perfectionnée, de l'individualisme,
mais une des modalités du socialisme révolutionnaire.
Ce qu'il nie, ce n'est donc pas l'organisation tout au contraire,
c'est le gouvernement, avec lequel, nous a dit Proudhon, l'organisation
est incompatible. L'anarchisme n'est pas individualiste ; il est
fédéraliste, "associationniste", au premier
chef. On pourrait le définir : le fédéralisme
intégral» (51).
Certes, Dunois affirme la nécessité pour les anarchistes
d'être «la fraction la plus audacieuse et la plus affranchie
de ce prolétariat militant organisé en syndicats»,
d'être «toujours à ses côtés et
de combattre, mêlés à lui, les mêmes batailles».
Mais les libertaires dans les syndicats ne constituaient pas un
courant organisé et homogène, et ne furent pas capables
de contrer les fractions extérieures aux syndicats qui tentèrent
d'en prendre le contrôle.
C'est pourquoi on peut dire que, même si le syndicalisme
révolutionnaire est dans une très large mesure l'héritier
de Bakounine, ce n'est pas lui mais l'anarcho-syndicalisme, au début
des années vingt, et en particulier à partir de la
constitution de l'AITseconde manière, en 1922, qui peut revendiquer
réellement l'héritage bakouninien.
CONCLUSION
La réflexion sur l'organisation de la minorité révolutionnaire
à l'époque de Bakounine et de Marx, mais aussi au
début du siècle, doit éviter l'anachronisme
qui consiste à aborder la question dans les termes où
elle s'est présentée avec l'apparition de l'aile radicale
de la social-démocratie, le bolchevisme, au début
du XXe siècle.
Il faut garder à l'esprit que les débats qui ont
marqué la rupture du marxisme révolutionnaire avec
la IIe Internationalen'ont pas encore eu lieu ; il faut aussi se
rappeler que le marxisme tel qu'il apparaissait à l'époque
était essentiellement parlementaire.
Dans les années 1860-1900, on assiste à des tentatives
non abouties de constituer une organisation révolutionnaire.
Personne à l'époque n'a trouvé de solution
acceptable. Si Bakounine oscille entre organisation publique et
organisation secrète - il faut se rappeler que les organisations
ouvrières sont illégales en France, en Italie, en
Espagne, en Belgique — les organisations secrètes en
question sont plus un "réseau" de militants qui
correspondent entre eux qu'une instance qui prétend se poser
en direction du prolétariat international. L'objectif principal
est moins de structurer le prolétariat dans ces organisations
que de tenter de regrouper les militants actifs et décidés,
afin de constituer des cadres révolutionnaires, tâche
qui, chronologiquement, semble naturelle lorsqu'on veut imprimer
une certaine orientation à une organisation de masse.
Bakounine a posé le problème de l'organisation des
révolutionnaires et de ses rapports avec les masses. Il l'a
posé en opposition à la stratégie politique
de Marx, électoraliste et parlementaire. Pendant la révolution
de 1848, en Allemagne, existait une organisation révolutionnaire,
la Ligue des Communistes, dont Marx présidait le comité
central. Lui et Engels l'avaient, dès le début de
la révolution, mise en sommeil. Marx, enfin, usant des pleins
pouvoirs qui lui avaient été confiés, a dissous
la Ligue, considérant que son existence n'était plus
nécessaire puisque dans les conditions nouvelles de liberté
de presse et de propagande, l'existence d'une organisation secrète
n'était plus nécessaire. Marx s'était en outre
opposé à sa réorganisation en février
1849. Cette attitude révèle que l'idée de parti
révolutionnaire était encore loin d'être évidente
à l'époque.
Pourtant, le mouvement ouvrier allemand subissait alors une forte
poussée, qui n'aurait certes pas suffi à en faire
un élément hégémonique dans la révolution,
mais qui lui aurait fourni l'expérience d'une pratique autonome.
Dans une large mesure, il s'agit d'une période de tâtonnements,
et les modalités d'organisation des révolutionnaires
n'apparaissent pas avec l'évidence et les certitudes —
pas nécessairement fécondes, d'ailleurs — que
développeront plus tard un Lénine.
On peut noter que l'essentiel de la critique léninienne
de la social-démocratie allemande, qui fonde la bolchevisme,
a déjà été faite trente ans auparavant
par Bakounine. Ce dernier n'a pas trouvé de solution au problème
qu'il a posé. On sait maintenant que Lénine non plus.
Il reste que Bakounine a développé analyse de la
société de son temps, une réflexion sur le
pouvoir et une théorie de l'organisation du prolétariat
qui méritent mieux que les simplismes réducteurs de
ses adversaires et aussi, il faut le dire, parfois de ceux qui se
réclament du même courant que lui.
René Berthier
Notes
31) Par référence à la théorie de l'évolution
des modes de production qui a vu se succéder la société
antique avec l'esclavage, la féodalité avec le servage,
le capitalisme avec le salariat. La bureaucratie ouvrière
est ainsi appelée à succéder à la bourgeoisie
si le prolétariat ne prend pas réellement les choses
en mains. Cette hypothèse de Bakounine introduit les débats
sur la nature de classe de la bureaucratie soviétique.
32) Marx lui-même est largement redevable à Proudhon
; la plupart des concepts qu'il développe dans le Capitalet
les ouvrages qui l'ont préparé avaient déjà
été définis par Proudhon.
33) Oeuvres,Champ libre, t.VIII, p. 357.
34) Oeuvres,Champ libre, t.II, p. 128.
35) 1913, p. 228.
36) Oeuvres,Champ libre, t. VIII, pp. 206-207.
37) Oeuvres,Champ libre, t. VIII, p. 292.
38) Oeuvres,Paris, Champ libre, t. VIII, p. 143. En lui-même,
le pouvoir, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, est «un
fait sauvage, quelque chose comme un fait brut, et son discours
s'adresse à des brutes» (Jouir du pouvoir,éditions
de Minuit, 1976, p.153).
39) Jean-Pierre Garnier, Louis Janover, La Deuxième droite,Robert
Laffont, p. 197.
40) Lettres à un Français sur la crise actuelle,Oeuvres,Champ
libre, t. VII.
41) Oeuvres, L'Alliance révolutionnaire internationale de
la social-démocratie,édition Maximoff, p. 384.
42) Jacques Toublet, L'anarcho-syndicalisme, l'autre socialisme.
43) Le Père Peinard,n°45, 12-01-1890, p. 11.
44) Protestation de l'Alliance,Stock, t.VI.
45) Autour d'une vie,Stock, p.286.
46) Oeuvres,Paris, Champ libre, t.III, p.74.
47) Oeuvres,Paris, Champ libre, t.III, p.161.
48) Oeuvres,Paris, Champ libre, t.III, p.74.
49) Un phénomène spontané pour Bakounine est
un phénomène qui se développe par ses seules
déterminations internes, sans influence extérieure.
50) Dans les années 1970, dans la foulée de l'euphorie
post-soixante-huitarde, à l'époque où la CFDT
tenait un langage radical et se réclamait de l'autogestion,
de nombreux militants anarcho-syndicalistes entrèrent dans
cette organisation et y menèrent une activité très
importante, contribuant grandement à son dynamisme. Se cherchant
une filiation historique avec le mouvement ouvrier, Edmond Maire
alla même jusqu'à se réclamer de l'anarcho-syndicalisme,
sans tromper grand monde, il est vrai... Les libertaires s'efforcèrent
en particulier de développer les structures interprofessionnelles
de l'organisation : unions locales et unions départementales,
dans lesquelles ils posèrent des problèmes qui dépassaient
le cadre strictement revendicatif et qui touchaient au cadre de
vie, à tous les problèmes de la vie quotidienne. Cette
activité se révéla efficace puisque ces instances
interprofessionnelles, lorsque des libertaires y avaient une influence
suffisante, se développaient, faisant il est vrai concurrence
aux groupes politiques. La direction de la confédération
résolut le problème en excluant des militants, en
dissolvant nombre d'unions locales et départementales. La
question reste aujourd'hui posée de savoir s'il était
opportun que des libertaires se livrent à un tel travail
militant pour finir par être exclus ou muselés. Il
faut cependant savoir que ce travail militant eut au moins pour
résultat de susciter nombre de vocations militantes anarcho-syndicalistes
qui n'auraient sans cela jamais vu le jour. Une génération
de militants fut ainsi créée qui fit la transition
entre les "anciens", ceux d'avant-guerre, et ceux d'aujourd'hui
qui sont nés à peu près à cette période.
L'expérience de ces militants a en outre démontré
l'extraordinaire efficacité de l'action locale, interprofessionnelle,
de la structure horizontale des syndicats lorsqu'elle est conçue,
non pas comme base de recrutement pour un parti, mais pour développer
l'action autonome des travailleurs.
51) Les citations d'Amédée Dunois sont extraites
de l'excellent ouvrage publié par Nautilus et les éditions
du Monde libertaire, Anarchisme & syndicalisme, le congrès
anarchiste international d'Amsterdam,introduction d'Ariane Miéville
et Maurizio Antonioli.
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