Origine : http://kropot.free.fr/Berthier-rubelmarx.htm
L'évolution de la pensée critique de Maximilien Rubel
le porta à formuler l'hypothèse que Marx fut un théoricien
de l'anarchisme. On imagine aisément que si l'idée
n'a pas soulevé l'enthousiasme chez les marxistes, elle n'en
pas soulevé non plus chez les anarchistes. C'est que les
oppositions entre Marx et les anarchistes de son temps furent telles
que si on accepte l'idée d'un Marx théoricien de l'anarchisme,
on est forcé de rejeter du «panthéon»
anarchiste tous les autres, ce qui évidemment simplifie le
débat... en le rendant inutile.
Cette idée pose en outre un autre problème : le «créneau»
des théoriciens anarchistes est déjà largement
occupé par des hommes, contemporains de Marx pour certains
d'entre eux, qui n'avaient évidemment jamais envisagé
une telle hypothèse, et dont on peut dire, sans trop se compromettre,
qu'ils l'auraient écarté vigoureusement. Maximilien
Rubel est donc dans l'inconfortable situation de celui qui se trouve
seul contre tous. Pire, il met Marx lui-même dans cette inconfortable
position, dans la mesure où, ayant lutté toute sa
vie contre les anarchistes — Proudhon et Bakounine, principalement
— l'auteur du Capital se trouve investi d'une dénomination
que lui-même, ses adversaires et ses partisans auraient récusée,
mais dont Rubel se propose de montrer qu'elle était justifiée.
L'image de l'anarchisme dans le miroir de Marx
L'hypothèse d'un Marx théoricien de l'anarchisme
n'étant à l'évidence pas une lubie passagère
chez Rubel, il nous semble nécessaire de l'examiner de près.
Cet examen est largement justifié par la qualité même
de Maximilien Rubel, dont la vie et l'œuvre furent consacrées
à la révolution et à la critique révolutionnaire.
Le respect dû au militant et à l'intellectuel révolutionnaire
ne doit cependant pas nous aveugler ni nous dispenser d'exercer
à l'égard de ses thèses la réflexion.
C'est là, incontestablement, le meilleur hommage que nous
puissions lui rendre.
C'est une tâche qui présente cependant une difficulté
méthodologique. En effet, on peut choisir de ne retenir que
les propos et l'argumentation «anarchistes» que Maximilien
Rubel attribue à Marx, et les examiner d'un point de vue
critique. Mais on s'aperçoit que ce que Marx a dit sur ce
sujet se réduit à peu de chose, et que l'essentiel
de l'argumentation de Rubel repose sur le contenu hypothétique
d'un livre que Marx aurait eu en projet, mais qu'il n'a pas eu le
temps d'écrire.
Cette première approche présente l'inconvénient
d'évacuer... «l'anarchisme réel», c'est-à-dire
la pensée et l'action de ceux qu'on avait jusqu'à
présent l'habitude de considérer comme anarchistes.
Or, Marx s'est assez longuement déterminé contre eux,
Bakounine principalement ; il a fourni un corpus d'arguments dont
il faudrait examiner la pertinence, et qui ont été
repris sans aucune modification par ses disciples. Il y a donc une
apparente contradiction dans le fait que Marx se voie attribuer
la qualité d'anarchiste tout en s'étant constamment
battu contre les anarchistes...
Il y a, à travers les écrits de Marx, une représentation
de l'anarchisme qu'il conviendrait d'examiner. Est-il besoin de
préciser qu'à cet anarchisme-là, il n'adhère
pas du tout...
Avec plus d'un siècle de recul, il n'y a plus grand monde
aujourd'hui pour admettre que ce que Marx disait de l'anarchisme,
et en particulier des prises de position de Bakounine, était
de bonne foi. Il ne saurait donc être question de reprendre
tel quel l'argumentaire de Marx pour le resservir en le présentant
comme une analyse des idées de Bakounine. Une telle démarche
ridiculiserait celui qui se livrerait à un tel travail. C'est
pourtant ce qu'ont fait la quasi-totalité des auteurs marxistes
depuis Marx ; le livre de Jacques Duclos, feu le secrétaire
général du Parti communiste français, étant
particulièrement caractéristique à cet égard.
Or, un examen systématique de toutes les mentions de Bakounine
dans le recueil d'articles Marx critique du marxismerévèle
que Rubel n'est pas exempt de ce défaut. Il est vrai que
Bakounine est loin d'être la préoccupation principale
de l'auteur, mais les nombreuses allusions qu'il en fait sont révélatrices
des sources limitées auxquelles Rubel a puisé.
On pourrait alors se poser la question : l'image de l'anarchisme
dans le miroir de Marx, les déformations et les silences
de Marx reprises par ses disciples, n'en disent-ils pas autant sur
le marxisme que les œuvres et les pratiques de Marx elles-mêmes
?
Il nous semble impossible d'évacuer de la question : Marx
était-il un théoricien anarchiste, les rapports que
Marx avait avec Bakounine. Dans une large mesure, marxisme et anarchisme
se déterminent et se définissent l'un par rapport
à l'autre.
Mais, là encore, une double difficulté surgit :
1) Le danger d'un glissement progressif (et inévitable...)
du débat Marx est-il anarchiste vers le débat Marx/Bakounine.
2) Et la difficulté de rester serein, de résister
à la tentation de verser dans la polémique et d'abandonner
le terrain de la réflexion.
Selon Georges Haupt, le refus de Marx d'engager le débat
doctrinal [avec Bakounine] est avant tout d'ordre tactique. Tout
l'effort de Marx tend, en effet, à minimiser Bakounine, à
dénier toute consistance théorique à son rival.
Il refuse de reconnaître le système de pensée
de Bakounine, non parce qu'il dénie sa consistance, comme
il l'affirme péremptoirement, mais parce que Marx cherche
ainsi à le discréditer et à le réduire
aux dimensions d'un chef de secte et de conspirateur de type ancien(1).
Il nous a semblé que dès qu'il aborde la question
des rapports entre les deux hommes, Maximilien Rubel abandonne trop
souvent le rôle du chercheur pour assumer celui du partisan
: c'est que l'affirmation de Marx comme théoricien de l'anarchisme
implique impérativement l'élimination de Bakounine
du terrain et invalide de ce fait Rubel comme penseur de l'œuvre
de Bakounine, comme en témoigne son article sur le livre
de Bakounine, Étatisme et anarchie, dans le Dictionnaire
des œuvres politiques.
Notre hypothèse trouve sa confirmation dans le constat que
les nombreux points de conjonction entre les deux hommes (2) ne
sont absolument pas relevés par Rubel, trop préoccupé
de souligner les différences, présentées de
telle façon qu'elles ne peuvent que susciter l'adhésion
du lecteur à l'idée de la supériorité
incomparable de Marx dans tous les domaines. Or, le constat de ces
nombreux points de conjonction aurait pu servir l'objectif de Maximilien
Rubel. En reconnaissant que la violence de l'opposition entre les
deux hommes était due aux fondements identiques de leur pensée,
Rubel aurait pu, dépassant le niveau anecdotique habituel
du débat auquel il s'est maintenu, trouver un point d'appui
considérable à ses hypothèses (nous émettons
cette idée sans préjuger de notre opinion quant au
résultat auquel Rubel serait parvenu, évidemment...)
Mais voilà, il aurait fallu «partager»...
Doctrines légitimantes et mythes fondateurs
Marxisme et anarchisme ont subi l'épreuve de la réalité
à travers l'expérience de la Première internationale.
Les théoriciens ont, par la suite, élaboré
les doctrines légitimantes et les mythes fondateurs de leurs
mouvements respectifs et donné le départ à
toutes les approches dogmatiques du «débat» Marx/Bakounine.
La réalité est beaucoup plus triviale. Ni Marx ni
Bakounine ne représentaient grand chose.
Prenons les sections sur lesquelles Marx croyait pouvoir s'appuyer,
et qui sont aussi les sections qui trouvent chez Marx une justification
de leur propre activité institutionnelle.
# Les ouvriers anglais se désintéressaient complètement
de l'Association internationale des Travailleurs (AIT)et les dirigeants
trade-unionistes ne faisaient qu'utiliser l'Internationale pour
obtenir leur réforme électorale. Après le congrès
de La Haye, la toute nouvelle fédération anglaise,
écœurée par les intrigues de Marx, se rallia
aux positions de la fédération jurassienne, bakouniniste...
# L'AIT allemande ne représenta jamais grand chose. Lorsque
le parti social-démocrate se développa, l'organisation
de l'AIT en Allemagne déclina. Les sections créées
par Becker furent vidées de leur substance. Le parti social-démocrate,
théoriquement affilié, n'avait avec l'Internationale,
aux dires mêmes d'Engels, qu'un rapport purement platonique
: Il n'y a jamais eu de véritable adhésion, même
pas de personnes isolées(3).
Quatre mois avant le congrès de La Haye qui devait entériner
l'exclusion de Bakounine et James Guillaume, Engels écrivit
une lettre pressante à Liebknecht : combien de cartes avez-vous
distribuées, demande-t-il : Les 208 calculées par
Finck ne sont tout de même pas tout !C'est presque un vent
de panique qui souffle sous sa plume : La chose devient sérieuse,
et nous devons savoir où nous en sommes sinon vous nous obligeriez
à agir pour notre propre compte, en considérant que
le Parti ouvrier social-démocrate est étranger à
l'Internationale et se comporte vis-à-vis d'elle comme une
organisation neutre(4). Il est difficile d'exprimer plus clairement
le désintérêt total dans lequel se trouvait
la social-démocratie allemande vis-à-vis de l'AIT.
# Quant à la section genevoise, elle était constituée
de l'aristocratie des citoyens-ouvriers de l'industrie horlogère
suisse occupés à conclure des alliances électorales
avec les bourgeois radicaux (5) : engluée dans les compromis
électoraux avec les radicaux bourgeois, comme dit Bakounine.
Ainsi, lorsque Marx décida d'exclure les anarchistes, il
était singulièrement démuni d'atouts, mis à
part son contrôle sur l'appareil de l'organisation. La situation
de Bakounine dans l'Internationale n'était pas meilleure,
l'autorité réelle qu'il pouvait y exercer pas plus
grande. Lorsque la section genevoise de l'Alliance se dissout, elle
ne demande même pas l'avis de Bakounine, ce qui en dit long
sur la «dictature» qu'il devait y exercer.
Les discours hagiographiques et dogmatiques des théoriciens,
et ceux qui les répètent par cœur, sur les glorieux
dirigeants du prolétariat international ont efficacement
masqué la réalité. Une fois connue la réalité
dans sa crudité, les théorisations qui en ont été
faites apparaissent pour ce qu'elles sont : des impostures.
Une véritable lecture de l'histoire de l'AITen tant qu'événement
fondateur du marxisme et de l'anarchisme réels assainirait
un peu les choses, et remettrait les «théoriciens»
à leur place. Franz Mehring est un des rares à avoir
perçu la situation avec acuité. Parlant de l'opposition
bakouninienne, il dit : On s'aperçoit que la raison pour
laquelle elle avait emprunté à Bakounine son nom,
c'est qu'elle croyait trouver dans ses idées la solution
des antagonismes et des conflits sociaux dont elle était
le produit(6). On pourrait dire strictement la même chose
de Marx. Mehring, donc, n'a pas une approche idéologique
de la question (7), il fait une analyse en termes de classe, de
forces sociales en présence. Or, c'est précisément
là que se trouve la clé des conflits dans l'AIT, ce
que Rubel, à aucun moment, ne comprend, et ce qui brouille
sa capacité à saisir les véritables enjeux.
Bakounine et Marx n'inventent rien, ils ne font que théoriser
des situations dont ils sont les témoins.
Le discours tenu par Marx, qu'il le veuille ou non, conforte les
positions des sections qui peuvent attendre une amélioration
de leur sort par les élections. Les sections qui ne peuvent
rien attendre d'une action électorale penchent vers Bakounine
: les ouvriers étrangers de Genève, mal payés,
méprisés, sans droits politiques ; la jeunesse déclassée
d'Italie sans avenir ; les paysans d'Andalousie et d'Italie affamés
par les grands propriétaires ; le prolétariat misérable
d'Italie ; les ouvriers de l'industrie catalane et les mineurs du
Borinage, en Belgique, deux régions où existe un prolétariat
concentré et revendicatif, mais dont les moindres grèves
sont noyées dans le sang et qui ne peuvent attendre aucune
réforme pacifique. Ceux-là ne trouvent rien qui puisse
les aider, les soutenir, dans le discours de Marx, d'autant que
lorsqu'il y a des marxistes (disons plutôt : des gens qui
préconisent l'action légale en se réclamant
de la direction de l'Internationale), ces derniers s'occupent à
casser les mouvements revendicatifs.
Les remarques de Maximilien Rubel sur les positions de Bakounine
concernant l'Italie sont particulièrement révélatrices
de son incompréhension de la réalité des problèmes
qui secouaient l'Internationale.Rubel en effet ironise sur le fait
que Marx... aurait dû renoncer aux principes directeurs de
sa propre théorie pour accepter la thèse de Bakounine
sur les chances d'une révolution sociale : celles-ci seraient
plus grandes en Italie qu'en Europe, pour la simple raison qu'il
y existe, d'une part «un vaste prolétariat doué
d'une intelligence extraordinaire, mais en grande partie illettré
et profondément misérable, composé de deux
ou trois millions d'ouvriers travaillant dans les villes et dans
les fabriques, ainsi que de petits artisans» et, d'autre part,
«de vingt millions de paysans environ qui ne possèdent
rien»(8) Et après avoir souligné l'avantage
de l'absence, en Italie, d'une couche privilégiée
d'ouvriers bénéficiant de hauts salaires, Bakounine
passe à sa première attaque contre le parti «adverse»,
c'est-à-dire Marx (9).
Le simple exposédes positions de Bakounine vaut réfutation
; il n'est pas besoin de s'attarder, ce qui intéresse en
fait Rubel, c'est ce que dit Bakounine de Marx, et qui en réalité
ne présente pas d'intérêt. On a l'impression
que Rubel n'a ouvert la page 206 d'Étatisme et anarchie que
parce que Marx y est mentionné, alors que sur la page précédente
se trouve la clé de l'argumentation de Bakounine, incompréhensible
si on s'en tient à ce que Rubel en dit.
Il y a, dit en substance Bakounine, en Italie trois millions d'ouvriers
surexploités, misérables, vingt millions de paysans
sans terre, et — ce que Rubel ne mentionne pas —, des
transfuges du monde bourgeois qui ont rejoint le combat pour le
socialisme, dont l'aide est précieuse (à condition
qu'ils aient pris en haine les aspirations bourgeoises à
la domination, précise quand même Bakounine). Le peuple
(10) donne à ces personnes la vie, la force des éléments
et un champ d'action ; en revanche elles lui apportent des connaissances
positives, des méthodes d'abstraction et d'analyse, ainsi
que l'art de s'organiser et de constituer des alliances qui, à
leur tout, créent cette force combattante éclairée
sans laquelle la victoire est inconcevable.
On a là toute la vision stratégique de Bakounine
concernant l'Italie, vision qui devient parfaitement cohérente
dès lors qu'on y introduit ces transfuges de la bourgeoisie
qui vont faire prendre le ciment de la révolution. D'ailleurs,
la situation qu'il décrit n'en évoque-t-elle pas une
autre, celle de la Russie de 1917 ? (11)
L'analyse de Bakounine, ainsi restituée, ne se situe en
rien en dehors des principes directeurs de la théorie socialede
Marx, bien au contraire. Il se pourrait même que Bakounine
soit bien meilleur «marxiste» que Rubel...
L'expérience pratique de la solidarité
A partir de 1866, un mouvement de grèves se répand
en s'amplifiant dans toute l'Europe, et dont la répression
souvent féroce ne fait qu'accroître l'influence de
l'Internationale, créée seulement deux ans auparavant.
Les grèves, qui avaient jusqu'alors un caractère
fortuit, deviennent de véritables combats de classe, qui
permettent aux ouvriers de faire l'expérience pratique de
la solidarité qui leur arrive, parfois, de l'étranger.
# Grève des bronziers parisiens en février 1867,
collectes organisées par l'AIT; grève des tisserands
et des fileurs de Roubaix, mars 1867 ; grève du bassin minier
de Fuveau, de Gardanne, Auriol, La Bouilladisse, Gréas que,
avril 1867-février 1867, adhésion des mineurs de Fuveau
à l'AIT; l'essentiel de l'activité des sections françaises
consistera à partir de 1867 à soutenir ces grèves
et en actions de solidarité pour épauler les grèves
à l'étranger.
# En Belgique, grève des mineurs de Charleroi, réprimée
durement par l'armée et qui entraîne un renforcement
de l'AIT; grève des tisserands de Verviers qui veulent conserver
leur caisse de secours dans l'AIT; grève des voiliers à
Anvers ; l'AIT soutiendra les grévistes par des fonds. Toute
la partie industrialisée de la Belgique est touchée
par l'AIT.
# A Genève, grève des ouvriers du bâtiment,
déclenchée dans une période favorable de plein
emploi, bien conduite, qui se termine avec succès. Solidarité
internationale efficace. Un délégué au congrès
de l'AITà Bruxelles déclara : Les bourgeois, bien
que ce soit une république, ont été plus méchants
qu'ailleurs, les ouvriers ont tenu bon. Ils n'étaient que
deux sections avant la grève, maintenant ils sont vingt-quatre
sections à Genève renfermant 4.000 membres.
Ces événements peuvent être mis en regard du
constat fait par Mehring, encore : partout où la stratégie
de Marx était appliquée, l'AIT disparaissait : Là
où un parti national se créait, l'Internationale se
disloquait (p. 533). C'était là précisément
le danger que Bakounine n'avait cessé de dénoncer.
L'AIT recommande souvent la modération, mais elle est amenée
à assumer des luttes de plus en plus nombreuses et violentes.
Sa seule existence, appuyée par quelques succès initiaux,
crée un phénomène d'entraînement, un
effet cumulatif. La violence de la répression elle-même
pousse les ouvriers à s'organiser .A chaque intervention
de l'armée, les réformistes perdent du terrain, et,
peu à peu, l'Internationales e radicalise ; cette radicalisation,
faut-il le préciser, n'est pas le résultat d'un débat
idéologique mais celui de l'expérience à la
fois des luttes et de la pratique de la solidarité internationale
sur le terrain.
Il y a donc incontestablement une cassure dans le mouvement ouvrier
international dont l'opposition Bakounine-Marx n'est pas la cause
mais l'expression. On ne soulignera jamais assez que la théorie
anarchiste formulée par Bakounine entre 1868 et sa mort en
1876 est entièrement fondée sur l'observation qu'il
fait des luttes ouvrières de cette époque.
Aussi, lorsque, vingt-cinq ans plus tard, en 1895, Engels écrira
: L'ironie de l'histoire met tout sens dessus dessous. Nous, les
«révolutionnaires», les «chambardeurs»,
nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux
que par les moyens illégaux et le chambardement(12), on a
l'impression qu'il se trouve dans l'exacte continuité des
positions de la direction marxienne de l'AIT, malgré quelques
piques lancées à l'occasion contre les fétichistes
du légalisme. Quatre ans plus tôt, cependant, dans
sa critique du programme d'Erfurt, alors que les deux principales
revendications de 1848 sont réalisées : l'unité
nationale et le régime représentatif, Engels constate
avec dépit que le gouvernement possède tout pouvoir
exécutif, et les chambres n'ont même pas le pouvoir
de refuser les impôts[...] La crainte d'un renouvellement
de la loi contre les socialistes paralyse l'action de la social-démocratie,
dit-il encore, confirmant l'opinion de Bakounine selon laquelle
les formes démocratiques n'offrent que peu de garanties pour
le peuple (13).
L'originalité de l'analyse bakouninienne est d'avoir montré
que, dans sa période constitutive, le mouvement ouvrier ne
pouvait rien espérer de la subordination de son action à
la revendication de la démocratie représentative,
parce qu'il avait face à lui la violence étatique,
et que dans la période de stabilisation, lorsque cette revendication
était accordée, les classes dominantes et l'État
avaient les moyens d'empêcher que l'utilisation des institutions
représentatives ne remette en cause leurs intérêts.
Bakounine a en effet affirmé que les démocrates les
plus ardents restent des bourgeois, et qu'il suffit d'une affirmation
sérieuse, pas seulement en paroles, de revendications ou
d'instincts socialistes de la part du peuple pour qu'ils se jettent
aussitôt dans le camp de la réaction la plus noire
et la plus insensée, suffrage universel ou pas. L'histoire
lui a donné raison.
Le malentendu sur l'«étatisme» de Marx
On peut regretter que Rubel, dans son souci de mettre en relief
les divergences entre Bakounine et Marx, n'ait pas su en retracer
la genèse, qui repose en partie, comme nous l'avons vu, sur
le soutien que leur donnaient des fractions différentes de
la classe ouvrière européenne, mais aussi pour une
bonne part sur un malentendu. L'étatisme que Bakounine reproche
à Marx est essentiellement celui de Lassalle (14). On soulève
là un point de l'histoire des rapports entre Marx et la social-démocratie
allemande. Marx, en effet, n'a que tardivement pris ses distances
avec Lassalle, pour diverses raisons : parce qu'il avait besoin
de lui pour se faire publier, parce qu'il lui empruntait de l'argent
et parce qu'il pensait que, malgré tout, Lassalle contribuait
à diffuser ses idées en Allemagne. Par ailleurs, Marx
croyait pouvoir s'appuyer sur la social-démocratie allemande
dans sa politique au sein de l'AIT.
Cette situation a contribué à alimenter à
la fois l'idée de convergence de vues entre Marx et Lassalle
et celle de l'approbation sans réserve de Marx envers la
politique de la social-démocratie. Bakounine ne pouvait évidemment
pas connaître les critiques violentes contre la social-démocratie
allemande que Marx développait dans sa correspondance.
Que deux adversaires politiques se lancent des accusations accompagnées
de nombreux épithètes, cela fait partie du jeu. Le
chercheur, un siècle plus tard, n'est pas tenu de prendre
au pied de la lettre ces accusations, c'est-à-dire de rentrer
dans le jeu des adversaires. Il convenait, au-delà de l'anecdote
ou de la prise de position partisane, de situer le fondement théorique
des divergences. Dans le cas de Bakounine et Marx, la première
question qu'il convient de poser, systématiquement, est :
sont-ils si en désaccord que cela ?
Au lieu d'une approche idéologique consistant à ne
retenir que ce que les protagonistes ont dit d'eux-mêmes et
de leur rival respectif, et à prendre leurs déclarations
pour argent comptant sans aucun examen critique, une approche historique
aurait permis d'élaguer une bonne part des oppositions.
L'affirmation de Maximilien Rubel concernant l'«anarchisme»
de Marx peut susciter tout d'abord un rejet violent (15) que la
lecture de l'article sur le livre de Bakounine, Étatisme
et anarchie, d ans le Dictionnaire des œuvres politiques, n'a
pas diminué. En effet, le lecteur qui a lu l'ouvrage de Bakounine
en tire l'impression que Rubel n'a retenu que les passages où
le révolutionnaire russe parle de Marx (16). On est donc
en droit de s'interroger sur l'opportunité de confier à
Rubel la tâche d'écrire, sur une œuvre de Bakounine,
un article qui conclut en évoquant le grand projet non réalisé
de... Marx, ce qui en dit long sur le sujet qui est réellement
traité (le nom de Bakounine est mentionné 53 fois,
celui de Marx 47 fois [je n'ai pas compté les citations et
les notes]).
Si, aujourd'hui, notre désaccord avec Maximilien Rubel ne
s'est pas modifié sur le fonds, il convient peut-être
de dépasser le problème et de poser d'autres questions,
sans doute plus pertinentes ; non plus : Marx est-il un théoricien
de l'anarchisme ?, mais : Pourquoi diable Rubel veut-il à
tout prix faire de Marx un théoricien de l'anarchisme ?
# Car enfin, si l'objectif de Rubel est de promouvoir l'anarchisme,
pourquoi fait-il appel à Marx pour cela ? Et surtout, pourquoi
fait-il appel à Marx à l'exclusion de tout autre ?
Pourquoi ne fait-il pas œuvre créatrice (17), en élaborant
une doctrine originale fondée sur une synthèse de
Marx, Proudhon et Bakounine, ces deux derniers auteurs n'ayant tout
de même pas dit que des âneries ?
# Et si son objectif est de réhabiliter la pensée
de Marx en la dégageant de toute accusation d'étatisme,
avait-il besoin d'aller jusqu'à en faire un théoricien
de l'anarchisme ?
Nous n'aurons sans doute jamais de réponse à ces
questions, mais elles valent peut-être la peine d'être
posées, ne serait-ce que pour dépasser le stade de
l'approche superficielle des relations tumultueuses entre anarchisme
et marxisme.
Les bases rationnelles de l'utopie anarchiste
Marx fut donc le premier à jeter les bases rationnelles
de l'utopie anarchiste et à en définir un projet de
réalisation. Cette affirmation de Rubel implique sans ambiguïté
que les auteurs contemporains de Marx tels que Proudhon et Bakounine,
traditionnellement désignés comme anarchistes, sont
écartés du statut de théoriciens à part
entière, et relégués — dans le meilleur
des cas — à celui de précurseurs.
La thèse de Rubel se fonde sur le contenu hypothétique
d'un livre que Marx n'a pas écrit, mais qu'il avait en projet
: Le «Livre» sur l'État prévu dans le
plan de l'Économie, mais resté non écrit, ne
pouvait que contenir la théorie de la société
libérée de l'État, la société
anarchiste(18).
Tout l'échafaudage repose sur une hypothèse que rien
ne permet de vérifier : ce livre non écrit ne pouvait
que contenir, etc., ce qui est une façon de dire que Maximilien
Rubel n'en sait rien, mais qu'il le suppose, à moins qu'il
ne soit en mesure de produire un document où Marx dit explicitement
: J'ai un projet de livre sur l'État dans lequel je développerai
la théorie de la société anarchiste.
Maximilien Rubel n'a, semble-t-il, pas grand chose à produire,
puisqu'il reconnaît que la voie anarchiste suivie par Marx
est implicite, c'est-à-dire non formulée: en d'autres
termes, elle doit être induite de son œuvre.
Si le marxisme réel n'a pas suivi cette voie anarchiste
implicite dans la pensée de Marx, c'est parce que des disciples
peu scrupuleux ont invoqué certaines attitudes du maîtrepour
mettre son œuvre au service de doctrines et d'actions qui en
représentent la totale négation. Le «socialisme
réalisé», selon l'expression de Maximilien Rubel,
est une dénaturation de la pensée de Marx.
On pourrait analyser ces propos à la lumière du matérialisme
historique : un homme élabore les bases rationnelles et un
projet de réalisation de société anarchiste.
Ces bases et ce projet sont implicites, car élaborées
dans un livre qui est resté non écrit. Malheureusement
le maître a eu certaines attitudes personnelles apparemment
contestables, dont on ignore de détail, qui ont incité
des disciples peu scrupuleux à mettre son œuvre au service
de doctrines et d'actions qui en représentent la totale négation.
Marx, apprend-on, n'a pas toujours cherché dans son activité
politique à harmoniser les fins et les moyens du communisme
anarchiste. Mais pour avoir parfois failli en tant que militant,
Marx ne cesse pas pour autant d'être le théoricien
de l'anarchisme. Ces propos sont très obscurs pour qui ne
connaît pas les détails de l'histoire de l'exclusion,
par Marx et son entourage, du mouvement ouvrier international presque
entier de l'AIT(19). On note cependant un léger soupçon
de mauvaise conscience. Le lecteur peu au courant croit deviner
que Marx a fait quelque chose de condamnable, mais cela ne doit
pas être bien grave car cela n'entache pas la validité
normative de son enseignement.
Il semble donc que le destin du socialisme réalisé,
euphémisme pour le stalinisme et toutes les variantes de
communisme qui lui ont succédé, soit lié à
quelques disciples peu scrupuleux qui n'ont pas compris la voie
anarchiste implicite contenue dans la pensée de Marx. En
termes de matérialisme historique, une telle approche du
problème s'appelle idéalisme. Maximilien Rubel applique
à l'histoire du marxisme la méthode que le marxisme
combat.
L'anarchisme, quant à lui, a moins souffert de la perversion
que constitue l'application concrète car, n'ayant pas créé
une véritable théorie de la praxis révolutionnaire,
il a su se préserver de la corruption politique et idéologique(20).
C'est faire beaucoup d'honneur à l'anarchisme : la participation
des anarchistes au gouvernement de front populaire en Espagne ne
saurait donc être classée dans la rubrique corruption
politique et idéologique.
L'histoire semble ici perçue comme un phénomène
exclusivement idéologique : un phénomène historique
ne peut exister que s'il a été théorisé,
sinon il n'est pas.
Ce qui confère à Marx la qualité de théoricien
le plus conséquent de l'anarchisme, écrit Maximilien
Rubel, c'est que l'avènement de la communauté libérée
de l'exploitation économique, politique et idéologique
de l'homme par l'homme est conçu non en fonction de comportements
individuels, moralement exemplaires, mais comme action réformatrice
et révolutionnaire de l'«immense majorité»
constituée en classe sociale et en parti politique(21).
En revanche, l'anarchisme réel (c'est-à-dire pas
celui de Rubel), semble se limiter au seul geste individuel de révolte(22).
Des pans entiers de l'histoire du mouvement ouvrier international
sont ainsi évacués. Limiter l'anarchisme au seul geste
individuel de révolte occulte quelques pages marquantes de
l'histoire du mouvement ouvrier international, certes peu traités
dans les ouvrages qui se situent dans la lignée de l'orthodoxie
élaborée par ces disciples peu scrupuleux de Marx
évoqués par Rubel.
Des centaines de milliers d'anarcho-syndicalistes et d'anarchistes
ont été tués entre les deux guerres et sur
tous les continents : ils n'étaient pas poussés par
le seul geste individuel de révolte et ignoraient qu'ils
n'avaient pas créé une véritable théorie
de la praxis révolutionnaire. Il est vrai que le mouvement
anarcho-syndicalistes avait eu fort à faire, puisqu'il avait
dû faire face simultanément à la bourgeoisie
internationale, au fascisme, au nazisme et au stalinisme.
Références explicites à la société
sans État
De quoi est fait l'anarchisme de Marx, en quoi a-t-il jeté
les bases rationnelles de l'utopie anarchiste et en quoi en a-t-il
défini le projet de réalisation? On sait que grâce
à Marx, l'anarchisme s'est enrichi d'une dimension nouvelle,
comme celle de la compréhension dialectique du mouvement
ouvrier perçu comme auto libération éthique
englobant l'humanité tout entière (sauf peut-être
les nations réactionnaires relevées par Engels). Nous
ne nous attarderons pas à tenter de comprendre ce qu'est
la compréhension dialectique du mouvement ouvrier, ni l'autolibération
éthique englobant l'humanité tout entière.
Nous nous contenterons d'essayer de repérer les références
explicites à la société sans État que
Marx a pu faire dans son œuvre.
Il y a certes chez l'auteur du Capital des critiques de l'État,
mais la critique de l'État en elle-même ne définit
pas l'anarchisme.
Il y a des textes où Marx fait une critique radicale d'un
type déterminé d'État mais la critique de l'État
en tant que principe reste très limitée.
# Dans le tome I, Économie, des Œuvres de Marx des
Éditions de la Pléiade établies et annotées
par Maximilien Rubel, on trouve 7 références à
l'abolition de l'État dont 3 sont des notes de Rubel.
# Dans le tome II, Économie, il y a 4 références
dont 3 dans les notes.
# Dans le tome Œuvres philosophiques, il y a une référence
de Marx à l'abolition de l'État, deux notes de Maximilien
Rubel, et un passage dans l'introduction où Maximilien Rubel
nous dit que la vision d'une société non politique
chez Marx s'est exprimée à travers la revendication
de la démocratie représentative, c'est-à-dire...
le parlementarisme.
# Dans le tome I, Œuvres politiques, une phrase, dans les
appendices, d'un texte de 1850 définit succinctement, mais
très justement, le sens de l'abolition de l'État :
L'abolition de l'État n'a de sens que chez les communistes,
comme conséquence nécessaire de l'abolition des classes,
avec lesquelles disparaît automatiquement le besoin du pouvoir
organisé d'une classe de rabaisser les autres classes (p.
1078).
La rubrique Abolition de l'État de l'index des idées
renvoie à un passage (p. 634) où il est question du
renversement du pouvoir d'État existant, ce qui ne saurait
s'inscrire dans une perspective anarchiste. Les autres références
à l'anarchisme ou à l'abolition de l'État sont
contenues soit dans l'introduction de Maximilien Rubel soit dans
les notes.
Sur plus de 6.000 pages, il y a donc 7 références
directes de Marx à l'abolition de l'État (dont une
d'Engels, d'ailleurs), en des termes vagues, et qui constituent
un matériel bien mince pour conclure que Marx est un théoricien
de l'anarchisme.
On peut s'étonner qu'un auteur qui voulait, paraît-il,
faire sur l'État ce qu'il avait fait sur le capital n'ait
pas parsemé son œuvre d'indications plus nombreuses
sur la société sans État. Or, c'est là
tout de même un concept déterminant de la théorie
anarchiste qui, s'il constituait une préoccupation majeure
de Marx, devrait être suffisamment présente dans son
œuvre pour qu'il ne puisse être occulté par les
différents partis qui se réclament de son enseignement.
Le passage le plus précis cité par Rubel sur cette
question est extrait des Prétendues scissions dans l'Internationale
:
Tous les socialistes entendent par Anarchie ceci : le but du mouvement
prolétaire, l'abolition des classes une fois atteinte, le
pouvoir de l'État, qui sert à maintenir la grande
majorité productrice sous le joug d'une minorité peu
nombreuse, disparaît, et les fonctions gouvernementales se
transforment en de simples fonctions administratives.
Cette phrase de Marx est trop vague, trop générale
et trop isolée dans son œuvre pour qu'elle puisse être
considérée comme une adhésion à l'anarchisme.
Et surtout, elle n'est pas un projet politique explicite dans la
mesure où elle renvoie l'abolition de l'État à
un avenir indéterminé et lointain.
Le document qui pourrait accréditer de la façon la
plus convaincante la thèse d'un Marx anarchiste est l'Adresse
sur la guerre civile en France rédigée au nom du Conseil
général de l'AIT au lendemain de la Commune de Paris,
et qui constitue un point de litige important entre marxistes et
anarchistes.
C'est, selon Maximilien Rubel, un texte qui passera aux yeux de
Bakounine pour un reniement des convictions «étatistes-autoritaires»de
Marx (23). Bakounine dira en effet qu'il s'agit là d'un travestissement
bouffon de la pensée de Marx.
N'ayant jamais hésité à reconnaître
les points d'accord qu'il pouvait avoir avec Marx, on peut donc
s'étonner que Bakounine récuse à Marx le droit
d'être en accord avec lui-même sur l'analyse de la Commune.
Il nous faudra donc examiner cette question pour tenter de comprendre
cette récusation et déterminer si elle est justifiée.
Ce livre est en effet souvent cité comme une expression
typique de la pensée politique de Marx, alors qu'il aborde
cet événement d'un point de vue fédéraliste,
c'est-à-dire en opposition totale avec ses idées.
Les textes de Marx qui précèdent le livre ne laissent
rien entrevoir de cette idée et les textes qui suivent n'y
font jamais allusion : le Manifeste se contente de dire que la première
étape de la révolution ouvrière est la conquête
du régime démocratique, c'est-à-dire le suffrage
universel, ce que confirme Engels dans la préface des Luttes
des classes en France. Le Manifeste ne dit nulle part comment la
conquête de la démocratie pourrait assurer au prolétariat
l'hégémonie politique ; Engels dit simplement dans
son projet de Catéchisme que le suffrage universel assurera
directement dans les pays où la classe ouvrière est
majoritaire, la domination de cette dernière.
Bakounine ne fut pas le seul à percevoir le contraste entre
les positions antérieures de Marx et celles qu'il défend
au moment de la Commune. Son biographe, Franz Mehring, note lui
aussi que La Guerre civile en Franceest difficilement conciliable
avec le Manifeste et que Marx y développe un point de vue
proche de celui de Bakounine : Si brillantes que fussent ces analyses,
dit en effet Mehring, elles n'en étaient pas moins légèrement
en contradiction avec les idées défendues par Marx
et Engels depuis un quart de siècle et avancées déjà
dans le Manifeste communiste [...] Les éloges que l'Adresse
du Conseil général adressait à la Commune de
Paris pour avoir commencé à détruire radicalement
l'État parasite étaient difficilement conciliables
avec cette dernière conception [...] On comprend aisément
que les partisans de Bakounine aient pu facilement utiliser à
leur façon l'Adresse du Conseil général. Bakounine
lui-même trouvait cocasse que Marx, dont les idées
avaient été complètement bousculées
par la Commune, soit obligé, contre toute logique, [Je souligne]
de lui donner un coup de chapeau et d'adopter son programme et ses
objectifs(24).
Il ne vient pas à l'idée de Mehring que Marx ne soit
pas le genre d'homme à agir contre toute logique. Il n'entre
pas dans notre propos de faire la genèse des revirements
de Marx entre le début de la guerre et l'écrasement
de la Commune, mais il nous semble utile de «décrypter»
brièvement, pour Mehring, ce qui lui paraît aller contre
toute logique.
# Marx approuve la guerre parce qu'une victoire prussienne conduira
à des avantages stratégiques pour le mouvement ouvrier
allemand, à la constitution d'une Allemagne unifiée
et centralisée. Lettre de Marx à Engels, 20 juillet
1870 : Les Français ont besoin d'être rossés.
Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir d'État
sera utile à la centralisation de la classe ouvrière
allemande.
# Une victoire allemande assurera la prépondérance
de la classe ouvrière allemande. Lettre de Marx à
Engels, 20 juillet 1870 : La prépondérance allemande
transformera en outre le centre de gravité du mouvement ouvrier
de l'Europe occidentale, de France en Allemagne ; et il suffit de
comparer le mouvement dans les deux pays, depuis 1866 jusqu'à
présent, pour voir que la classe ouvrière allemande
est supérieure à la française tant au point
de vue théorique qu'à celui de l'organisation. La
prépondérance, sur la scène mondiale, du prolétariat
allemand sur le prolétariat français serait en même
temps la prépondérance de notre théorie sur
celle de Proudhon.
# Les travailleurs français ne doivent pas bouger, parce
qu'un éventuel soulèvement victorieux et une défaite
allemande retarderait l'unité nationale allemande : L'Allemagne,
dit-il, serait fichue pour des années voire des générations.
Il ne pourrait plus être question d'un mouvement ouvrier indépendant
en Allemagne, la revendication de l'existence nationale absorbant
alors toutes les énergies (ibid.). Engels à Marx,
15 août 1870 : Il serait absurde [...] de faire de l'antibismarckisme
le principe directeur unique de notre politique. Tout d'abord jusqu'ici
— et notamment en 1866 — Bismarck n'a-t-il pas accompli
une partie de notre travail, à sa façon et sans le
vouloir, mais en l'accomplissant tout de même ?
# Pour justifier ces positions, il faut accréditer l'idée
d'une guerre défensive pour les Allemands. Marx à
Engels, 17 août 1870 : La guerre est devenue nationale. Kugelmann
de son côté est accusé de ne rien entendre à
la dialectique parce qu'il avait affirmé que la guerre du
côté allemand était devenue offensive (25).
# Le 4 septembre 1870, l'empire français s'écroue
; la section française de l'AIT lance un appel internationaliste
demandant aux travailleurs allemands d'abandonner l'invasion. La
social-démocratie allemande répond favorablement,
ses dirigeants sont immédiatement arrêtés. Marx
qualifie l'appel lancé par les ouvriers français de
«ridicule». Il a, dit-il, provoqué parmi les
ouvriers anglais la risée et la colère.
# Engels écrit le 12 septembre : Si on pouvait avoir quelque
influence à Paris, il faudrait empêcher les ouvriers
de bouger jusqu'à la paix. Les travailleurs français
doivent profiter de l'occasion pour se constituer en parti et œuvrer
dans le cadre des institutions de la République. Le 9 septembre,
le Conseil général de l'AIT publie un manifeste qui
recommande aux ouvriers français : 1) de ne pas renverser
le gouvernement ; 2) de remplir leur devoir civique (c'est-à-dire
de voter) ; 3) de ne pas se laisser entraîner par les souvenirs
de 1792. Les ouvriers, dit l'Adresse, n'ont pas à recommencer
le passé mais à édifier l'avenir. Que, calmes
et résolus, ils profitent de la liberté républicaine
pour travailler à leur organisation de classe.
Voici donc les dispositions d'esprit dans lesquelles se situaient
Marx et Engels à la veille de la Commune, dispositions attestées,
sans beaucoup de contestations possibles, par leur correspondance.
La théorie de la guerre de défense ne pouvait être
soutenue indéfiniment. L'opinion révolutionnaire unanime
et la résistance des masses parisiennes contribuèrent
à modifier le point de vue de Marx et d'Engels. Ce n'est
que lorsque Blanqui déclare que tout est perdu que Marx reprend
à son compte l'argument de la guerre révolutionnaire,
cinq mois plus tard. Dès lors, le rôle involontairement
progressif de Bismarck diminue, en même temps que s'élève
la gloire des ouvriers parisiens vilipendés six mois plus
tôt. La Guerre civile en France est l'expression de ce changement
d'optique. Désormais, dit Marx, la guerre nationale est une
pure mystification des gouvernements destinée à retarder
la luette des classes. Ainsi, la lutte des classes reprend sa place
comme moteur de l'histoire ; on ne demande plus aux ouvriers français
de remplir leur devoir civique ni de s'abstenir de renverser le
gouvernement.
Après la Commune, Marx est allé dans le sens des
événements parce qu'il comptait rallier à sa
cause les Communards exilés à Londres. Voyant que
le procédé ne marchait pas, il écrira à
son ami Sorge, le 9 novembre 1871, une lettre dépitée
: Et voilà ma récompense pour avoir perdu presque
cinq mois à travailler pour les réfugiés, et
pour avoir sauvé leur honneur, par la publication de La guerre
civile en France! ! ! Bakounine, qui ignorait évidemment
cette lettre, a toutes les raisons de dire que le livre était
un «travestissement bouffon» effectué par Marx
de sa propre pensée (26).
L'approche idéologique de l'événement consiste
à nier la réalité, à ne prendre en compte
que le contenu de l'Adresse sur la guerre civile en France, sans
tenir compte du contexte ni des documents existants en dehors des
proclamations de principe, et à l'intégrer dans un
corps de doctrine qu'on veut faire passer pour vérité
historique.
L'approche critique de l'histoire des idées politiques consiste
à les resituer dans leur contexte et à les confronter
avec les idées de l'époque et les documents disponibles
; elle consiste aussi à ne pas considérer comme argent
comptant ni ce qu'un auteur dit ni les motivations qui le poussent.
Elle consiste à mettre en parallèle ce que l'auteur
proclame publiquement, c'est-à-dire ce qu'il veut qu'on croie,
et ce qu'il dit en privé. C'est ce que Rubel ne fait jamais
dès lors qu'il s'agit de Marx. L'Adresse est pour lui un
document dont le contenu constitue la vérité en soi,
et qui ne saurait être remis en cause.
Pour avoir une idée de ce que les fondateurs du «socialisme
scientifique» pensaient vraiment de l'abolition de l'État,
il convient de se reporter à ce que dit Engels dans une lettre
à Cafiero, écrite à la même époqueoù
Marx rédigeait La Guerre civile en France. Il est vrai que,
selon Rubel, il faut faire un distinguo entre les deux hommes.
Engels apparaît souvent comme le «gaffeur» du
couple, qui dit explicitement des choses qui doivent être
sous-entendues (la notion de peuple contre-révolutionnaire,
le terrorisme aveugle contre les Slaves, etc.). Pourtant ces «gaffes»
n'ont jamais été contestées par Marx. Voici
ce qu'écrit Engels : Pour ce qui est de l'abolition de l'État,
c'est une vieille phrase philosophique allemande dont nous avons
beaucoup usé lorsque nous étions des blancs-becs(27).
Classe ouvrière et «négation créatrice»
Si Sur les Prétendues scissions définit l'anarchisme
en termes de but dans le mouvement prolétaire, il faut préciser
que l'anarchisme se définit aussi en termes de moyens. Il
ne se réduit pas à l'aspiration à un objectif
lointain. Il implique une théorie de l'organisation et quelques
grandes lignes stratégiques.
Si une politique se juge par sa finalité, elle se juge aussi
par les moyens qu'elle se donne pour y parvenir. Lorsque Maximilien
Rubel fait du suffrage universel, hier encore instrument de duperie,
un moyen d'émancipation, il sort totalement des cadres de
référence de l'anarchisme () De même l'anarchisme
ne reconnaît aucune validité normative à des
pirouettes dialectiques affirmant que le prolétariat ne s'aliène
politiquement que pour triompher de la politique et ne conquiert
le pouvoir d'État que pour l'utiliser contre la minorité
anciennement dominante [...] La conquête du pouvoir politique
est un acte «bourgeois» par nature ; il ne se change
en action prolétarienne que par la finalité révolutionnaire
que lui confèrent les auteurs de ce bouleversement(28).
On peut penser que si la conquête du pouvoir politique est
un acte bourgeois par nature, aucune finalité révolutionnaire
ne peut le transformer en action prolétarienne. C'est au
contraire l'action prolétarienne qui se trouvera de ce fait
transformée en action bourgeoise. Maximilien Rubel a trop
longtemps mis l'accent sur le problème de la praxis révolutionnaire
pour ne pas se rendre compte que la praxis est indissociable du
but à atteindre et qu'ils se déterminent (dialectiquement)
l'un l'autre.
Préconiser que la classe ouvrière assume le projet
dialectique d'une négation créatrice et prenne le
risque de l'aliénation politique en vue de rendre la politique
superflue, ne s'inscrit pas dans un projet anarchiste. Pour Bakounine,
la seule négation créatrice est la destruction de
l'État et son remplacement par les structures de classe du
prolétariat. S'engager — volontairement en plus —
dans un processus d'auto-aliénation ne paraîtrait pas
à Bakounine le meilleur moyen de parvenir à l'autolibération.
Il semble y avoir une confusion chez Rubel entre théorie
de l'État et anarchisme. Il n'est pas contestable que dans
l'œuvre de Marx il y ait un projet lointain de dépérissement
de l'État qui est implicite dans sa théorie de l'abolition
des classes sociales. L'État, schématiquement défini
comme instrument de répression au service d'une classe dominante,
disparaît avec la disparition des classes et de leurs antagonismes.
Cet argument ne fait pas du marxisme une théorie anarchiste
pour autant, dans la mesure où l'anarchisme se définit,
à l'encontre de l'idée de disparition de l'État
comme finalité lointaine, comme un mouvement qui inscrit
la destruction de l'État comme processus commençant
avec la révolution elle-même.
L'État ne garantit pas seulement les privilèges de
la classe dominante, il est un instrument de création permanente
de privilèges, et dans ce sens, il crée la classe
dominante. Il n'y a pas de classes sans État, dit Bakounine.
Par ailleurs, l'anti-étatisme ne saurait à lui seul
définir l'anarchisme. Dans un écrit de jeunesse, Argent,
État, Prolétariat, datant de 1844, Marx se laisse
aller à des déclarations franchement antiétatiques
: L'existence de l'État et l'existence de l'esclavage sont
indissociables(29) [c'est de l'esclavage de la société
civile dont il s'agit]. Maximilien Rubel, dans une note, page 1588,
déclare un peu hâtivement que cet aphorisme exprime
on ne peut plus catégoriquement le credo anarchiste de Marx.Une
telle affirmation antiétatique ne peut, aux yeux de Maximilien
Rubel, que fermement établir Marx au premier rang des penseurs
anarchistes. Et, répondant par avance à l'objection
selon laquelle toute la praxis ultérieure de Marx dément
totalement cette affirmation plus anarchiste que nature, Maximilien
Rubel précise : Ses déclarations ultérieures
quant à la nécessité, pour la classe ouvrière,
de «conquérir» le pouvoir politique, donc de
s'assurer la direction des affaires de l'État, voire d'y
exercer, en tant que classe et comme «immense majorité»,
sa «dictature» sur la minorité bourgeoise légalement
dépossédée de ses privilèges économiques
et politiques, ne contredisent nullement le postulat initial de
la finalité anarchiste du mouvement ouvrier(30).
Ce qui est une façon de dire qu'une praxis totalement extra-anarchiste
ne contredit nullement le postulat initial anarchiste.
Malheureusement, en énonçant les termes de la contradiction,
Maximilien Rubel ne la résout pas.
Dans une autre note de la même page 1588, il souligne que
malgré le caractère antipolitique (qu'il assimile
sans doute à l'anarchisme) de ses écrits de la période
parisienne, Marx s'accommodera plus tard d'une politique ouvrière
assez conforme au principe qui se trouve ici condamné, ce
qui est pour le moins un euphémisme.
Là encore, la contradiction ne semble pas détourner
Maximilien Rubel de son idée. En revanche, il s'étonne
que les épigones de Marx n'aient pas compris que ce dernier
était anarchiste, malgré le petit nombre de passages
où il se révélerait comme tel, et malgré
une pratique politique totalement anti anarchiste : En tant qu'idéologie
politique, le marxisme des épigones se nourrira de cette
ambiguïté que l'absence de «Livre» sur l'État
facilitera(31).
Maximilien Rubel semble lui-même conscient du caractère
peu convaincant de l'anarchisme de Marx tel qu'il devrait apparaître
dans son œuvre écrite. Aussi, la pièce maîtresse
de son argumentation se trouve-t-elle dans ce Livre sur l'État
que Marx avait en projet. Resté non écrit, ce Livre,
rappelons-le, ne pouvait contenir que la théorie de la société
libérée de l'État, la société
anarchiste(32).
Le plan de l'Économie que Marx voulait écrire n'a
pu être rempli que par un sixième, dit Rubel : La critique
de l'État dont il s'était réservé l'exclusivité
[sic] n'a pas même reçu un début d'exécution,
à moins de retenir les travaux épars, surtout historiques,
où Marx a jeté les fondements d'une théorie
de l'anarchie(33).
Ainsi, en dépit d'une stratégie politique, d'une
praxis dont Maximilien Rubel lui-même dit qu'elle est contraire
aux principes énoncés, Marx aurait écrit, s'il
avait eu le temps, une théorie anarchiste de l'État
et de son abolition. Les héritiers de Marx qui, par la suite,
ont construit un capitalisme d'État peu conforme aux professions
de foi anarchistes, se sont «nourris» de cette ambiguïté,
causée précisément par l'absence du Livre sur
l'État. En d'autres termes, semble croire Maximilien Rubel,
si Marx avait eu le loisir d'écrire ce Livre, son œuvre
n'aurait pas revêtu cette ambiguïté (que Rubel
souligne à plusieurs reprises) ; et sa qualité d'anarchiste
aurait éclaté au grand jour, et par là même
occasion, probablement, les destinées du mouvement international
auraient été différentes. Position idéaliste
s'il en fut.
La clef du problème de la destinée du marxisme —
et de sa dénaturation — réside en conséquence
dans ce Livre non écrit, dont l'absence a fait basculer le
marxisme dans l'horreur concentrationnaire.
Pour rendre à l'œuvre de Marx (et non plus au marxisme,
concept que Maximilien Rubel rejette) sa véritable signification
anarchiste, il faut donc partir de ce qui existe (c'est-à-dire
pas grand chose), des travaux épars, dont Maximilien Rubel
se propose de se faire l'exégète.
Les anarchistes pourraient légitimement demander à
Maximilien Rubel s'il n'y a pas un grosse contradiction à
réaffirmer le postulat du matérialisme historique,
qui fonde l'incomparable supériorité du marxisme sur
l'anarchisme, et ensuite à expliquer le dévoiement
de l'œuvre de Marx par la seule absence d'un livre qu'il n'a
pas écrit.
Si on s'en tient effectivement aux postulats du matérialisme
historique, la publication du Livre sur l'État n'aurait pas
changé grand chose ; les épigones, représentants
de forces sociales qui se seraient développées de
toute façon, auraient pris dans Marx (ou ailleurs) ce qui
leur aurait été nécessaire pour justifier leur
politique et auraient laissé le reste. Il n'empêche
que c'est quand même dans l'œuvre de Marx — considérable,
même sans le Livre sur l'État— que les déformations
bureaucratiques et totalitaires du mouvement ouvrier ont trouvé
leur fondement théorique.
Si Marx avait été anarchiste, il aurait écrit
son Livre sur l'État.
On pourrait ajouter, plus trivialement : si Marx avait été
un théoricien de l'anarchisme, ça se saurait...
Conclusion
La démarche de Rubel consiste en l'affirmation du caractère
anarchiste du projet de Marx, affirmation impliquant le rejet général
de la contribution des auteurs anarchistes, même si sur le
détail il reconnaît la validité occasionnelle
de quelques unes de leurs théories.
A aucun moment il n'y a la tentative de faire une synthèse
de l'apport de ces auteurs avec la pensée de Marx, qui est
considérée semble-t-il comme un bloc d'acier, pour
reprendre les termes de Lénine ; ce dernier considérait
que rien ne pouvait être ôté de la pensée
de Marx, Rubel considère que rien ne peut y être ajouté.
En récusant toute validité normative à l'anarchisme
«réel», Rubel se prive d'atouts considérables.
Handicapé par son approche essentiellement idéologique
du problème, il ne voit pas les évidentes passerelles
existant entre Marx et Bakounine (et Proudhon également),
qui auraient pu contribuer à l'élaboration d'une œuvre
originale.
Comme penseur révolutionnaire original, Rubel a échoué
— mais ce n'était peut-être pas là son
intention. Il reste un remarquable exégète de la pensée
de Marx.
René Berthier
Notes
Voilà qui résout les problèmes posés
lors du deuxième tour de l'élection présidentielle
de 2002 en France !
Note sardonique d'un bibliolib-maker...
(1) Bakounine, combats et débats, Institut d'études
slaves, 1979.
(2) Il n'entre pas dans l'objet de ce travail de détailler
cette question. Le lecteur pourra se reporter à mon ouvrage
Bakounine politique — révolution en Europe centrale,
Éd. du Monde libertaire.
(3) Marx-Engels, La social-démocratie allemande, 10/18,
p. 68.
(4) La social-démocratie allemande, 10/18, p. 66.
(5) Et lorsque la circulaire[il s'agit du teste polémique
que Marx rédigea pour la Conseil général :
Les prétendues scissions dans l'Internationale] accusait
le «jeune Guillaume» d'avoir taxé les «ouvriers
des fabriques» genevois d'affreux bourgeois, elle omettait
purement et simplement de dire que le terme «ouvriers de fabrique»
désignait à Genève une couche d'ouvriers privilégiés,
bien rémunérés, travaillant dans les industries
de luxe et qui avaient passé les compromis électoraux
plus ou moins douteux avec certains partis bourgeois. Franz Mehring,
Karl Marx — Histoire de sa vie, Éditions sociales,
p. 529.
(6) Franz Mehring, Karl Marx — Histoire de sa vie, Éditions
sociales, p. 522.
(7) Par approche idéologique nous entendons l'approche consistant
à prendre au premier degré les idées d'un auteur
sur un sujet, sans examen critique. ainsi, La guerre civile en Franceserait
un livre d'histoire sur la Commune, à prendre comme tel,
et contenant la vérité sur cet événement,
et non un livre exposant les opinions de Marx sur la question, à
un moment donné, et pour des raisons données.
(8) Étatisme et anarchie, p. 206, Champ libre.
(9) Dictionnaire des œuvres politiques, p. 52.
(10) Le concept de peuple chez Bakounine inclut le prolétariat,
la paysannerie pauvre et la petite bourgeoisie pauvre.
(11) Dans une lettre à Liebknecht du 8 avril 1870, Bakounine
fait remarquer que la majorité des étudiants russes
se trouvent dans la situation de n'avoir absolument aucune carrière,
aucun moyen assuré d'existence devant elle, ce qui fait qu'avant
tout, elle est révolutionnaire par position, et c'est la
manière la plus sérieuse et la plus réelle,
selon moi d'être révolutionnaire. Il est significatif
que ce sont ces mêmes intellectuels petits-bourgeois qui constitueront
l'écrasante majorité des cadres du parti bolchevik,
trente ans plus tard...
(12) Introduction aux Luttes de classes en France.
(13) Critique du programme d'Erfurt, Éd. sociales, p. 101.
(14) La critique par Bakounine de l'étatisme de Marx recouvre
deux réalités, qu'il n'entre pas dans notre sujet
de développer : La stratégie de conquête du
pouvoir d'État par les élections ; la conception étatique
du communisme.
(15) C'est la réaction que j'ai eue en publiant en 1895
un texte polémique dans Informations et réflexions
libertaires (oct-nov. 1985), Rubel, Marx et Bakounine.
(16) Étatisme et anarchie est une synthèse des idées
de Bakounine sur l'histoire et la politique des États Européens,
leur formation et leur perspective d'évolution dans le cadre
d'une stratégie du mouvement ouvrier. Le sujet central n'en
est pas Marx, quoi qu'en pense Rubel, mais l'Allemagne et la Russie.
C'est en effet une réflexion sur le rôle respectif
de l'Allemagne et de la Russie dans l'histoire européenne
et sur leur statut de centre de la réaction en Europe. Le
fait que Bakounine pense — en argumentant — que l'Allemagne
a acquis, avec la constitution de l'unité nationale, ce statut
de centre de la réaction, se résume chez Rubel par
l'accusation de germanophobie, ce qui évidemment évacue
l'analyse des explications de Bakounine. On peut distinguer nettement
deux parties (le livre, inclus dans le tome IV des Œuvres chez
Champ libre, commence p. 201 et finit p. 362) :
I. # Histoire de l'Europe et géopolitique : Russie (p. 209)
# autriche (p. 227) # Russie — empire allemand (p. 250) #
Perspective de guerre entre russie et Allemagne (p. 260) # Expansionnisme
russe en Asie orientale (p. 273). II. Le libéralisme allemand
(p. 286) : 1815-1830 Gallophobie des romantiques tudesques (p. 298)
# 1830-1840 Imitation du libéralisme français (p.
303) # 1840-1848 Le radicalisme (p. 314) # 1848-1850 Mort du libéralisme
(p. 319) # 1850-1870 Triomphe de la monarchie prussienne (p. 335).
(17) Le lecteur pourra utilement se reporter à l'ouvrage
de Claude Berger, Marx, l'association, l'anti-Lénine, qui
est une réflexion originale sur le thème de l'association
chez Marx en tant que théorie et pratique de l'auto-émancipation
du prolétariat. Sa démarche va dans le même
sens que celle de Rubel, mais à aucun moment il n'éprouve
le besoin de faire de Marx un théoricien de l'anarchisme.
Petite bibliothèque Payot, 1974.
(18) Marx théoricien de l'anarchisme, p. 45.
(19) Bakounine avait prévu que, après sa propre exclusion
de l'AIT, au congrès de La Haye, le même sort serait
réservé à tous les oppositionnels. S'apercevant
qu'ils avaient été manipulés par un congrès
truqué, les résolutions votées à ce
congrès furent désavouées, entre le 15 septembre
1872 et le 14 février 1873, par les Jurassiens, les Français,
les Belges, les Espagnols, les Italiens, les Américains,
les Anglais, les hollandais.
Voyant cela, le nouveau conseil général, transféré
à... New York ! publie le 26 janvier 1873 une résolution
déclarant que tous ceux qui ne reconnaissent pas les résolutions
du congrès de La Haye se placent en dehors de l'Association
internationale des travailleurs et cessent d'en faire partie. Dire
par conséquent que Marx et ses proches ont en somme exclu
de l'AITla quasi-totalité du prolétariat international
n'est pas un abus de langage !
L'argument : Il s'est exclu lui-même resservira beaucoup par
la suite...
(20) Marx théoricien de l'anarchisme, p. 49.
(21) Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, note de Rubel,
p. 1735.
(22) Marx critique du marxisme, postface, p. 430.
(23) Dictionnaire des œuvres politiques, p. 56.
(24) Franz Mehring, Karl Marx — Histoire de sa vie, Éditions
sociales, p. 504.
(25) L'accusation de ne rien entendre à la dialectique constitue
la réfutation ultime du marxisme face à un argument
irréfutable. Lénine l'emploiera également,
notamment contre Boukharine, qu'il désigne comme le meilleur
théoricien du parti, mais qui n'a pas compris la dialectique,
ce qui laisse rêveur sur le niveau théorique des dirigeants
bolcheviks...
(26) L'État et la Révolution joue dans la mythologie
léninien ne le même rôle que La Guerre civile
en France. C'est un curieux destin que Marx, comme Lénine,
confrontés à une révolution, aient été
contraints d'opérer un travestissement bouffon de leur pensée
pour aller (temporairement il est vrai) dans le sens de l'histoire...
(27) Lettre à Cafiero, 1er juillet 1871
(28) Rubel, Marx critique du marxisme, p. 55.
(29) Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, p. 409.
(30) Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, p. 1588, note
de Maximilien Rubel.
(31) Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, note de Maximilien
Rubel, p. 1588.
(32) Marx critique du marxisme.
(33) Plan et Méthode de l'Économie, Marx critique
du marxisme, p. 378.
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