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Origine : http://kropot.free.fr/Berthier-actparl.htm
L'opposition de Bakounine à la participation du mouvement
ouvrier à l'institution parlementaire se fonde sur ce qu'il
considère comme le caractère de classe de celle-ci
; sur sa fonction dans la société capitaliste moderne
; sur le dévoiement du programme ouvrier qu'entraînent
les alliances contre-nature que cette participation impose ; sur
l'écart qui se creuse entre l'élu et électeur;
enfin, sur la négation de la solidarité internationale
qui apparaît inévitablement. Bakounine ne se contente
pas de dire que l'institution parlementaire impose au prolétariat
un jeu risqué ; ses principales objections viennent de ce
que la classe dominante elle-même n'hésite pas à
saborder la démocratie parlementaire lorsque ses intérêts
sont en cause. La bourgeoisie ne joue pas le jeu. En ce sens, la
pensée politique de Bakounine s'intègre dans les débats
les plus contemporains sur la démocratie.
I.
LA FORME POLITIQUE LA PLUS ADAPTÉE...
Une analyse en profondeur de la société de la Restauration
permet à Bakounine de constater la valeur réelle des
intentions démocratiques de la bourgeoisie. Cette dernière
est minée par une «double conscience», altruiste
dans les principes hérités des Lumières, égoïste
dans la pratique, car dorénavant elle est menacée
«non plus d'en haut, mais d'en bas» par le «spectre
naissant» du prolétariat.
Les bourgeois de 1789 avaient sincèrement cru qu'en s'émancipant
eux-mêmes «ils émanciperaient avec eux tout le
peuple. Or, ils comprirent bien vite que leur puissance et leur
prospérité étaient liées à la
«dépendance politique et sociale» du prolétariat.
«Avant même que les travailleurs eussent compris que
les bourgeois étaient leurs ennemis naturels, encore plus
pat nécessité que par mauvaise volonté, les
bourgeois étaient déjà arrivés à
la conscience de cet antagonisme fatal.»
La bourgeoisie avait donc sur le prolétariat une avance
chronologique en matière de conscience de classe, qui lui
permit de mettre en place les institutions garantissant cette «dépendance».
Ainsi se fonde historiquement l'analyse critique de la démocratie
représentative selon Bakounine.
Cette critique procède aussi d'une réflexion sur
les fondements économiques de la société libérale.
L'économie capitaliste moderne exige, pour assurer son développement,
un vaste appareil étatique centralisé capable de garantir
l'exploitation de millions de travailleurs. La dynamique du capitalisme
et celle de l'État suivent une tendance parallèle
vers la concentration de la puissance politique et économique
et vers une extension de la sphère d'action des grandes sociétés
monopolistes et des États. La concentration du capital a
son corollaire dans la constitution de grands blocs étatiques,
processus qui tend à aboutir à la création
— illusoire, cependant — d'un «État universel».
Non seulement la démocratie représentative est parfaitement
adaptée aux exigences du capitalisme développé,
elle lui est aussi nécessaire. Cette forme d'État
réunit en effet deux conditions indispensables à la
prospérité de la grande production industrielle :
la centralisation politique ; la sujétion du peuple-souverain
à la minorité qui le représente, qui en fait
le gouverne et l'exploite.
Dans un régime qui consacre l'inégalité économique
et la propriété privée des moyens de production,
le système représentatif légitime l'exploitation
de la grande masse du peuple par une minorité de possédants
et par les professionnels de la parole qui sont leur expression
politique.
Si le droit politique garanti par le système représentatif
permet au non-possédant de participer en tant que citoyen
à l'élection d'un représentant, le droit économique
lui permet de la même façon de «choisir»
son employeur. La liberté du travailleur, dit Bakounine en
se référant à l'œuvre de «M. Marx,
l'illustre chef du communisme allemand», est une liberté
théorique, fictive. La plupart des auteurs, cependant —
y compris bien souvent les anarchistes, se sont arrêtés
à la critique bakouninienne du système représentatif
et du suffrage universel sans retenir ce que le révolutionnaire
russe en retenait de positif :
«Est-ce à dire que nous, socialistes révolutionnaires,
nous ne voulions pas du suffrage universel, et que nous lui préférions
soit le suffrage restreint, soit le despotisme d'un seul ? Point
du tout. Ce que nous affirmons, c'est que le suffrage universel,
considéré à lui tout seul et agissant dans
une société fondée sur l'inégalité
économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu'un
leurre ; que, de la part des démocrates bourgeois, il ne
sera jamais rien qu'un odieux mensonge, l'instrument le plus sûr
pour consolider, avec une apparence de libéralisme et de
justice, au détriment des intérêts et de la
liberté populaires, l'éternelle domination des classes
exploitantes et possédantes.» (Stock, IV, 195)
On ne saurait donc conclure de la critique bakouninienne du système
représentatif à l'apologie du «vide» politique,
du «néant» et d'une spontanéité
transcendantale à partir desquels les «masses»
découvriraient de façon immanente des formes politiques
nouvelles et radicalement différentes. La critique bakouninienne
de la démocratie représentative n'est pas une critique
de principe de la démocratie (et de ses techniques à
peu près immuables) mais une critique du contexte capitaliste
dans lequel elle est appliquée.
La brutalité du rapport entre les deux classes fondamentales
de la société est cependant tempérée
d'abord par le fait qu'il y a entre elles de nombreuses nuances
intermédiaires imperceptibles qui rendent parfois difficile
la démarcation entre possédants et non-possédants,
mais aussi par l'apparition d'une catégorie sociale nouvelle,
que Bakounine appelle les «socialistes bourgeois» (1),
et dont la fonction semble essentiellement de promouvoir le système
représentatif auprès du prolétariat. Issus
des franges de la bourgeoisie, ces «exploiteurs du socialisme»,
philanthropes, conservateurs socialistes, prêtres socialistes,
socialistes libéraux, intellectuels déclassés,
utilisent le mouvement ouvrier comme tremplin et l'institution parlementaire
comme instrument pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au
moins pour se faire une place. Le socialisme bourgeois corrompt
le mouvement ouvrier en «dénaturant son principe, son
programme» : le regard de Bakounine se porte principalement
sur la social-démocratie allemande et la bourgeoisie radicale
suisse.
La démocratie représentative étant définie
comme la forme politique la plus adaptée à la société
capitaliste, il convient de s'interroger sur l'opportunité
pour le prolétariat d'en accepter les règles. Une
précision sémantique est cependant nécessaire
afin d'éviter tout contre-sens. On connaît les critiques
faites à Bakounine pour son refus de l'action politique.
De fait, les critiques que Marx formule contre Bakounine consistent
à lui reprocher le refus d'engager le mouvement ouvrier dans
l'action électorale. Pour Marx, action politique signifie
parlementarisme. Or Bakounine ne fait précisément
pas cette identification : «La révolution sociale n'exclut
nullement la révolution politique. Au contraire, elle l'implique
nécessairement, mais en lui imprimant un caractère
tout nouveau, celui de l'émancipation réelle du peuple
du joug de l'État.» (Stock, IV, 198.)
Sur le fond, Bakounine considère que la participation du
mouvement ouvrier au jeu électoral ne saurait toucher l'essentiel,
c'est-à-dire la suppression de la propriété
privée des moyens de production. La démocratie représentative
n'étant pour la bourgeoisie qu'un masque — elle s'en
dessaisit aisément au profit du césarisme, c'est-à-dire
la dictature militaire, lorsque cela est nécessaire —,
tout empiétement démocratiquement décidé
contre la propriété provoquera inévitablement
une réaction violente de la part des classes dominantes spoliées.
A l'argument d'Engels disant que les élections permettent
aux travailleurs de se compter, Bakounine avait répondu par
avance que les luttes étaient un moyen plus efficace.
La participation à l'institution parlementaire, où
sont représentés des citoyens, non des classes, signifie
inévitablement la mise en œuvre d'alliances politiques
avec des partis représentant certaines couches de la bourgeoisie
modérée ou radicale. Bakounine déclare que
l'alliance entre un parti radical et un parti modéré
aboutit inévitablement au renforcement du parti modéré
au détriment du parti radical et à l'édulcoration
du programme du parti radical.
II.
SUR LES ALLIANCES
Bakounine n'a jamais été sensible au fait que les
prolétaires puissent constituer la majorité de la
nation, et même si, à l'occasion, il affirme que c'est
le cas cela ne constitue pas pour lui un fait déterminant,
alors qu'on trouve constamment cette préoccupation dans les
textes de Marx et d'Engels. Dans l'hypothèse même où
le prolétariat puisse un jour être numériquement
dominant, les fondateurs du socialisme scientifique font étonnamment
peu de cas de l'aliénation idéologique qui, selon
Bakounine, est pour l'homme «l'expression idéale de
sa situation réelle, matérielle, c'est-à-dire
de son organisation économique surtout, mais aussi de son
organisation politique, cette dernière n'étant d'ailleurs
jamais autre chose que la consécration juridique et violente
de la première» (I, 51).
On peut s'étonner de cette foi naïve d'Engels dans
les institutions parlementaires, «du moment qu'on a derrière
soi la majorité de la nation», toutes classes confondues,
ce qui signifie inévitablement la conclusion d'un «pacte
politique» entre «la bourgeoisie radicale ou forcée
de se faire telle, et la minorité intelligente respectable,
c'est-à-dire dûment embourgeoisée, du prolétariat
des villes, à l'exclusion et au détriment de la masse
du prolétariat non seulement des campagnes, mais des villes».
«Tel est, conclut l'anarchiste, le vrai sens des candidatures
ouvrières aux parlements des États existants»
(III, 161). Les social-démocrates allemands sont explicitement
accusés d'avoir «attaché le prolétariat
à la remorque de la bourgeoisie», «... car il
est évident que tout ce mouvement politique prôné
par les socialistes de l'Allemagne, puisqu'il doit devancer la révolution
économique, ne pourra être dirigé que par des
bourgeois ou, ce qui sera pis encore, par des ouvriers transformés
par leur ambition, ou par leur vanité, en bourgeois.»
(Ibidem.)
De la même manière, les parties de la Suisse où
prévaut le programme marxien ont vu l'Internationale descendre
«au point de n'être plus qu'une sorte de boîte
électorale au profit des bourgeois radicaux» (ibidem).
Le dernier mot de la critique du système d'alliances marxiste,
tel qu'il apparaissait à Bakounine, se trouve dans une lettre
que celui-ci écrivit à La Liberté le 5 août
1872 :
«L'absurdité du système marxien consiste précisément
dans cette espérance qu'en rétrécissant le
programme socialiste outre mesure pour le faire accepter par les
bourgeois radicaux, il transformera ces derniers en des serviteurs
inconscients et involontaires de la révolution sociale. C'est
là une grande erreur, toutes les expériences de l'histoire
nous démontrent qu'une alliance conclue entre deux partis
différents tourne toujours au profit du parti le plus rétrograde
; cette alliance affaiblit nécessairement le parti le plus
avancé, en amoindrissant, en faussant son programme, en détruisant
sa force morale, sa confiance en lui-même ; tandis que lorsqu'un
parti rétrograde ment, il se retrouve toujours et plus que
jamais dans sa vérité.» (III, 166.)
On peut alors se demander ce que Bakounine lui-même préconisait
en matière d'alliances politiques. Il avait parfaitement
saisi l'importance formidable des classes sociales intermédiaires
dans la société et le rôle de frein qu'elles
pouvaient jouer dans la révolution. De longs développements
pourraient être faits sur cette question, mais nous nous limiterons
à donner quelques indications sur les rapports qu'envisage
l'anarchiste entre le prolétariat et la bourgeoisie radicale.
«Ne comptez pas sur la bourgeoisie, dit-il ; elle ne voudra
jamais ni ne pourra jamais vouloir vous rendre justice ; ce serait
contraire à la logique des choses et des conditions de vie,
contraire à toutes les expériences de l'histoire ;
l'opinion publique, la conscience collective de chaque classe étant
nécessairement et toujours le produit des rapports sociaux
et des conditions particulières qui constituent la base et
la loi de son existence séparée.» (II, 93.)
Le prolétariat doit donc s'organiser en dehors et contre
la bourgeoisie». Ce n'est, dit Bakounine, que par la force
et par la démonstration bien réelle de leur puissance
organisée que les travailleurs pourront arracher des concessions
à la bourgeoisie. La petite bourgeoisie est pour le prolétariat
une alliée potentielle, elle n'est séparée
de la classe ouvrière que par la «méconnaissance
de ses propres intérêts» et par la «sottise
bourgeoise». Le point de vue de Bakounine est parfaitement
exprimé dans une lettre à Celsio Ceretti (13-17 mars
1872) à l'occasion de la mort de Mazzini. Les Internationaux
italiens, dit-il, seront sans doute sollicités par les mazziniens
à s'unir à eux. Mais, rappelle Bakounine,
«... n'oubliez pas l'abîme qui sépare votre
programme du programme mazzinien. Ne vous laissez pas entraîner
par eux — ce qu'ils ne manqueront certainement pas de tenter
— à une entreprise pratique commune, conforme à
leur programme et à leurs plans et modes d'action, non aux
vôtres. Appelez-les à s'unir avec vous sur votre propre
terrain, mais ne les suivez pas sur leur terrain à eux, que
vous ne sauriez accepter sans sacrifier et sans trahir cette grande
cause du prolétariat qui désormais est devenue la
vôtre. (...) En acceptant leurs plans d'action, non seulement
vous ruineriez tout votre travail socialiste et vous arracheriez
votre pays à la solidarité révolutionnaire
qui l'unit aujourd'hui à toute l'Europe, mais vous vous condamneriez
vous-mêmes, avec tous ceux qui vous suivraient dans cette
voie nouvelle et funeste, à une défaite certaine.»
(II, 237.)
I1 faut rendre cette justice à Marx et à Engels que
leurs prises de position furent beaucoup plus nuancées que
ce qu'a pu en connaître Bakounine, et qu'ils firent à
l'encontre de la social-démocratie allemande des critiques
sévères, mais formulées pour l'essentiel après
la mort de Bakounine, et qui au fond confirment ses analyses. On
trouve chez Engels de temps en temps des rappels à l'ordre
indiquant qu'à l'occasion, la violence est également
un mode d'action envisageable et que le respect de la légalité
ne doit être considéré que de manière
tactique. Mais son souci de n'apprécier le rapport de force
que d'un point de vue strictement numérique («nous
sommes dans le rapport de un à huit», dit-il par exemple),
c'est-à dire parlementaire, le situe tout de même dans
le cadre de la démocratie représentative. On a tenté
d'éluder la question des illusions parlementaires de Marx
et d'Engels en distinguant entre les notions de parti formel, représenté
par la social-démocratie et de parti historique tel qu'il
est représenté d'un point de vue théorique
et programmatique par Marx et Engels. Selon cette distinction, on
en arriverai à concevoir l'existence d'un parti formel de
plusieurs centaines de milliers d'adhérents et d'un parti
historique de cinq ou six membres — ou d'un seul, pourquoi
pas. La distinction aurait un sens si Marx et Engels n'avaient considéré
— comme Lénine l'a fait — l'usage de la démocratie
parlementaire que comme une tactique, ce qui à l'évidence
n'est pas le cas.
Les marxistes dans la version léniniste, quant à
eux, ont soin de préciser que l'action parlementaire se justifiait
à une époque où la domination politique de
la bourgeoisie constituait encore un progrès, c'est-à-dire
lorsque son pouvoir pouvait être encore menacé par
l'existence de classes précapitalistes. Il reste que la critique
bakouninienne de l'action parlementaire du mouvement ouvrier est
beaucoup plus une critique de la social-démocratie allemande
que celle de Marx. Sur cette question, avant LÈnine, Bakounine
avait déjà presque tout dit.
III.
L'EXEMPLE DES GRÈVES EN SUISSE
Les compromissions auxquelles les alliances contre-nature consécutives
à l'action parlementaire peuvent conduire sont parfaitement
illustrées par l'exemple des grèves en Suisse. Bakounine
cite ainsi le cas d'une grande grève des ouvriers du bâtiment
de Genève en 1870, que les membres de la tendance marxiste
de l'AIT «firent cesser tout d'un coup et presque par force,
au détriment de ces malheureux ouvriers, aussitôt que
les chefs du parti radical bourgeois de Genève leur en eurent
donné l'ordre».
Kropotkine, qui était alors à Genève, confirme
le fait: «Ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre
qu'une grève serait désastreuse pour l'élection
de l'avocat, M. A[mberny]. (2)» Bakounine quant à lui,
écrit:
«Nous avons également vu, il y a six ou huit mois,
également à Genève, un avocat appartenant au
parti radical et à l'Internationale en même temps,
M. Amberny — celui que M. Marx lui-même, dans une lettre
qu'il lui a adressée, a gracieusement remercié d'avoir
servi l'Internationale de Genève —, nous l'avons vu
garantir publiquement, devant ses concitoyens bourgeois, au nom
de l'Internationale, qu'il n'y aurait point de grève pendant
cette année.» (III, 191.)
Le Journal de Genève ayant annoncé que les ouvriers
du bâtiment se mettraient tout de même en grève,
Amberny protesta, alléguant qu'en vertu «d'une autorisation
expresse», l'Internationale ne prendra aucune initiative de
grève dans le canton en 1872. C'est là, aux yeux de
Bakounine, l'illustration parfaite que l'investissement du mouvement
ouvrier dans l'action parlementaire conduit à la subordination
de la classe ouvrière à la bourgeoisie, ou à
une fraction de celle-ci, qu'il appelle «les exploiteurs du
socialisme».
On peut se demander si, jusqu'à un certain point, Bakounine
ne commet pas la même erreur que Lassalle, en considérant
l'État comme une institution neutre, comme une structure
existant en soi et dont la nature serait identique, quelles que
soient ses formes, césarienne ou représentative. Une
telle attitude amènerait à une critique de l'État
en soi, en faisant l'économie de l'analyse en profondeur
du type d'État auquel on a affaire. On tomberait dans une
sorte de mystique anti-étatique. C'est un travers dans lequel
a pu tomber par la suite une partie du mouvement anarchiste mais
qui est totalement absent chez Bakounine (3). De nombreux textes
montrent qu'il ne confond pas indistinctement les différents
types d'État, bien qu'ils aient tous un certain nombre de
points communs intangibles : l'État est avant tout une institution
dont la fonction est de garantir l'exploitation d'une classe par
une autre. Pouvoir et exploitation sont inévitablement liés.
Ensuite, les États, quels qu'ils soient, fonctionnent selon
le principe de la substitution de pouvoir, c'est-à-dire qu'ils
canalisent dans un nombre de mains réduites, au nom de la
société civile, la légitimité de celle-ci.
La majorité de la population ne peut avoir qu'une souveraineté
fictive, plus ou moins masquée. Enfin, la logique interne
à tout État le conduit à la centralisation,
à la concentration du pouvoir, à l'accaparement des
autonomies. Le «pouvoir politique» entendu au sens de
processus collectif de décision concernant les orientations
de la société, doit nécessairement être
décentralisé, pour Bakounine : son lieu d'exercice
n'est pas l'État ni le parlement mais l'organisation de classe
du prolétariat et les communes fédérées.
Pour l'anarchiste russe, la conquête de l'État «n'est
possible que lorsqu'elle se développe de concert avec une
partie quelconque de cette classe » [la bourgeoisie] et se
laisse diriger par des bourgeois. M. Marx ne peut ignorer tout cela
; et d'ailleurs ce qui se passe aujourd'hui à Genève,
à Zurich, à Bâle et dans toute l'Allemagne,
devrait lui ouvrir les yeux, s'il les avait fermés sur ce
point, ce que je ne crois franchement pas. Il m'est impossible de
le croire après avoir lu le discours qu'il a prononcé
dernièrement à Amsterdam, et dans lequel il a dit
que dans certains pays, peut-être en Hollande même,
la question sociale pouvait être résolue paisiblement,
légalement, sans lutte, à l'amiable, ce qui ne peut
signifier qu'une chose : elle peut se résoudre par une série
de transactions successives, pacifiques, volontaires et sages, entre
la bourgeoisie et le prolétariat (4).»
Bakounine fait ici référence au texte de Marx, Le
Congrès de La Haye, dans lequel ce dernier déclare:
«Nous ne nions pas qu'il existe des pays comme l'Amérique,
l'Angleterre, et si je connaissais mieux vos institutions j'ajouterais
la Hollande, où les travailleurs peuvent arriver à
leur but par des moyens pacifiques.» Mais — ce que Bakounine
ne dit pas — Marx ajoute que «dans la plupart des pays
du continent, c'est la force qui doit être le levier de nos
révolutions».
Si Marx et Engels reconnaissent à l'occasion la nécessité
de l'action violente, ce que Bakounine et le mouvement ouvrier de
l'époque retiennent du marxisme, c'est la confiance dans
l'action institutionnelle et parlementaire.
— Cette «interprétation» du marxisme trouve
son expression positive dans les sections de l'AIT qui soutiennent
Marx, ou pour être plus précis, qui trouvent chez Marx
une justification de leur propre activité institutionnelle
: l'aristocratie des citoyens-ouvriers de l'industrie horlogère
occupés à conclure des alliances électorales
avec les bourgeois radicaux ; les social-démocrates allemands,
dont on verra qu'ils ne s'intéressaient pas à l'AIT
; les trade-unionistes anglais qui faisaient du mouvement pour la
réforme électorale une fin en soi et qui ne s'intéressaient
pas du tout à Marx.
— L'interprétation électoraliste qui était
faite du marxisme trouve également son expression négative
dans les sections qui ne pouvaient rien attendre d'une action électorale,
et qui penchaient vers Bakounine : les ouvriers étrangers
de Genève, mal payés, méprisés, sans
droits politiques ; la jeunesse déclassée d'Italie
sans avenir ; les paysans d'Andalousie affamés par les grands
propriétaires ; les ouvriers de l'industrie catalane et les
mineurs du Borinage, en Belgique, dont les moindres grèves
étaient noyées dans le sang et qui ne pouvaient attendre
aucune réforme pacifique. Ceux-là ne trouvent rien
qui puisse les aider, les soutenir, dans le discours de Marx, d'autant
que lorsqu'il y a des marxistes (disons plutôt : des gens
qui préconisent l'action légale en se réclamant
de la direction de l'Internationale) ces derniers s'occupent à
casser les mouvements revendicatifs.
C'est que, par surcroît, à partir de 1866, un mouvement
de grèves se répand en s'amplifiant dans toute l'Europe,
et dont la répression souvent féroce ne fait qu'accroître
l'influence de l'Internationale, créée seulement deux
ans auparavant (5). Les grèves, qui avaient jusqu'alors un
caractère fortuit, deviennent de véritables combats
de classe, qui permettent aux ouvriers de faire l'expérience
pratique de la solidarité qui leur arrive, parfois de l'étranger.
L'AIT recommande souvent la modération, mais elle est amenée
à assumer des luttes de plus en plus nombreuses et violentes.
Sa seule existence, appuyée par quelques succès initiaux,
crée un phénomène d'entraînement, un
effet cumulatif. La violence de la répression elle-même
pousse les ouvriers à s'organiser. A chaque intervention
de l'armée, les réformistes perdent du terrain, et
peu à peu l'Internationale se radicalise ; cette radicalisation,
faut-il le préciser, n'est pas le résultat de conflits
idéologiques au sein de sa direction mais celui de l'expérience
à la fois des luttes et de la pratique de la solidarité
internationale.
Il y a donc incontestablement une cassure dans le mouvement ouvrier
international dont l'opposition Bakounine-Marx n'est pas la cause
mais l'expression. On ne soulignera jamais assez que la théorie
anarchiste formulée par Bakounine entre 1868 et sa mort en
1876, est entièrement fondée sur l'observation qu'il
fait des luttes ouvrières de cette époque, tandis
que Marx, à Londres, se préoccupe plus de développer
ses positions dans le Conseil général. Aussi, lorsque
vingt-cinq ans plus tard, en 1895, Engels écrira: «L'ironie
de l'histoire met tout sens dessus dessous. Nous, les "révolutionnaires",
les "chambardeurs", nous prospérons beaucoup mieux
par les moyens légaux que par les moyens illégaux
et le chambardement» (6), on a l'impression qu'il se trouve
dans l'exacte continuité des positions de la direction marxienne
de l'AIT, malgré quelques piques lancées à
l'occasion contre les fétichistes du légalisme.
L'originalité de l'analyse bakouninienne est d'avoir montré
que dans sa période constitutive, le mouvement ouvrier ne
pouvait rien espérer de la subordination de son action à
la revendication de la démocratie représentative parce
qu'il avait face à lui la violence étatique, et que
dans la période de stabilisation, lorsque cette revendication
était accordée, les classes dominantes et l'État
avaient les moyens d'empêcher que l'utilisation des institutions
représentatives ne remette pas en cause leurs intérêts.
Bakounine a en effet affirmé que les démocrates les
plus ardents restent des bourgeois, et qu'il suffit d'une «affirmation
sérieuse, pas seulement en paroles, de revendications ou
d'instincts socialistes de la part du peuple pour qu'ils se jettent
aussitôt dans le camp de la réaction la plus noire
et la plus insensée», suffrage universel ou pas.
IV.
SUFFRAGE UNIVERSEL ET UNITÉ ALLEMANDE
Bakounine ne pense pas un instant qu'il y a une «solidarité
consciente entre M. le prince de Bismarck et les chefs de la démocratie
socialiste ouvrière d'Allemagne.» (III, 30.) Ils sont
au contraire, dit-il, des ennemis acharnés. Mais malgré
les oppositions flagrantes entre le programme bismarckien et le
programme socialiste, il y a entre eux un trait commun : «tous
les deux tendent à la formation d'un grand État centralisé,
unitaire et pangermanique». Bismarck veut ériger cet
empire au moyen de la noblesse bureaucratique et militaire et du
monopole des grandes compagnies financières, tandis que les
chefs de la démocratie socialiste veulent le fonder sur l'émancipation
du prolétariat. «Mais l'un aussi bien que les autres
sont éminemment patriotes, et dans ce patriotisme politique,
sans le vouloir et sans le chercher ils se rencontrent — la
logique des tendances et des situations étant toujours plus
forte que la volonté des individus.» (III, 30.)
Ce que Bismarck lui-même dit de la démocratie représentative
corrobore, semble-t-il, le point de vue de Bakounine. Le système
représentatif fut en effet un outil indispensable à
la réalisation du projet politique du chancelier, qui s'en
servit pour contre-balancer l'influence de la cour, pour détruire
la puissance des Junkers, pour diviser les classes de la société
allemande, pour affaiblir les libéraux. Ce fut, selon l'expression
de Bakounine, une soupape de sûreté.
Bismarck proclamait qu'il éduquait l'Allemagne au gouvernement
parlementaire. Il se plaignait de n'avoir pas de majorité
stable qui pourrait travailler la main dans la main avec le gouvernement.
Il critiquait les Allemands pour avoir «huit ou dix factions,
sans majorité stable, sans direction reconnue», mais
c'était là une complainte hypocrite car c'est de cette
division qu'il tirait l'essentiel de son pouvoir. Bismarck avait
instauré le système représentatif pour ruiner
les libéraux, ses opposants des années 60, dans la
foulée d'une victoire militaire qui réalisait les
aspirations de ces mêmes libéraux. Lorsque Engels déclara
à cette époque que Bismarck, sans le vouloir, travaillait
pour eux, il n'avait pas compris une chose élémentaire
que Bakounine avait parfaitement perçue : le système
représentatif est la garantie que rien de fondamental ne
sera modifié dans la condition ouvrière.
Aux yeux de Bakounine, Marx n'est pas seulement un «socialiste
savant» mais aussi un politicien très habile qui, comme
Bismarck, veut «la grandeur et la puissance de l'Allemagne
comme État» (III, 205). Mais Marx est un socialiste,
et à ce titre ne travaille pas seulement pour l'émancipation
du prolétariat allemand mais aussi pour celle du prolétariat
de tous les autres pays, «ce qui fait qu'il se trouve en pleine
contradiction avec lui-même». Le seul moyen de sortir
de cette contradiction est de proclamer que «la grandeur et
la puissance de l'Allemagne comme État est la condition suprême
de l'émancipation de tout le monde, que le triomphe national
et politique de l'Allemagne, c'est le triomphe de l'humanité,
et que tout ce qui est contraire à l'avènement de
cette nouvelle grande puissance omnivore est ennemi de l'humanité»
(III, 205). Cette «identification de la cause de l'humanité
avec celle de la grande patrie germanique» n'est pas absolument
nouvelle : Marx est placé par Bakounine dans la lignée
du Fichte du Discours à la Nation allemande.
On a souvent reproché à Bakounine d'exagérer
lorsqu'il affirme que Marx assimile : 1°) la nécessité
de l'unité allemande à un progrès historique
qui, en centralisant l'État, concentre la puissance du prolétariat
allemand; 2°) les intérêts politiques du mouvement
ouvrier allemand à ceux du mouvement ouvrier international.
Il y a pourtant chez l'auteur du Manifeste une remarquable constance
sur cette question :
— Dans la Critique de la philosophie du droit, Marx fait
une remarquable critique de l'impuissance politique de la bourgeoisie
allemande, mais c'est pour constater l'appropriation, par le prolétariat,
de la philosophie allemande et de la capacité théorique
: il évoque le «radicalisme de la théorie allemande,
donc (sic) de son énergie pratique», assimilation pour
le moins idéaliste, qui lui permet de conclure que «l'émancipation
de l'Allemand, c'est l'émancipation de l'Homme. La tête
de cette émancipation, c'est la philosophie, son coeur le
prolétariat» (7).
— En 1844 il revient sur le thème: «... pas
une seule des révoltes ouvrières françaises
et anglaises n'a présenté un caractère aussi
théorique, aussi conscient, que la révolte des tisserands
silésiens.» Le prolétariat allemand, ajoute-t-il,
est «le théoricien du prolétariat européen»...
Le retard politique de l'Allemagne devient un avantage : «Ce
n'est que dans le socialisme qu'un peuple philosophique peut trouver
la praxis qui lui convient, et c'est donc dans le prolétariat
seulement qu'il peut trouver l'élément actif de sa
libération.»
— Dans le Manifeste Marx déclare que «c'est
sur l'Allemagne que les communistes concentrent leur action».
— On connaît les prises de position de Marx et d'Engels
à l'occasion de la défaite française en 1870,
qui permettait de centraliser l'État allemand, pour le plus
grand bénéfice de la classe ouvrière, de transférer
le centre de gravité du mouvement ouvrier de la France à
l'Allemagne et d'assurer la prééminence de «notre
théorie», dit Marx, sur le proudhonisme.
— Dans la préface de 1874 à La guerre des paysans
en Allemagne, Engels revient encore sur la supériorité
théorique et pratique des ouvriers allemands, qui appartiennent
au «peuple le plus théoricien de l'Europe». «S'il
n'y avait pas eu la philosophie allemande, en particulier celle
de Hegel, le socialisme scientifique allemand — le seul socialisme
scientifique qui ait jamais existé — n'eût jamais
été fondé. Sans le sens théorique parmi
les ouvriers, ce socialisme scientifique ne se serait jamais aussi
profondément ancré en eux (8).» Il est évident
que cette argumentation sert à légitimer la supériorité
du prolétariat allemand.
Aux yeux de Marx et d'Engels, Bismarck réalise, par une
sorte de ruse de la raison, les conditions qui rendront le socialisme
possible en unifiant l'Allemagne et en réalisant la centralisation
politique de l'État. La conquête de l'État par
la classe ouvrière organisée en parti politique est
une condition nécessaire à ce projet. Bakounine commet
une erreur en attribuant à Marx un point de vue patriotique.
Ce dernier considère seulement que la prééminence
de sa théorie est un élément indispensable
de ce processus. Que les individus ou forces sociales qui réalisent
les conditions qui permettent la réalisation du socialisme
le fassent en connaissance de cause ou non n'a pas d'importance.
La révolution est un phénomène impersonnel
dont Bismarck met en œuvre les conditions, poussé par
une pression extérieure. Ainsi, Engels ne fait pas grief
à Bismarck d'avoir annexé au profit de la Prusse les
possessions des trois princes de la Confédération
allemande, qui en somme n'étaient pas moins de droit divin
que le roi de Prusse lui-même. Ce fut là, dit-il, une
«complète révolution, accomplie par des moyens
révolutionnaires» :
«Ce que nous lui reprochons, c'est, au contraire, de ne pas
avoir été suffisamment révolutionnaire, de
n'avoir été qu'un Prussien faisant la révolution
par en haut, d'avoir engagé une révolution complète
sur une position qui ne permettait de faire qu'une demi-révolution,
de s'être contenté de quatre malheureux États
alors qu'il était bien lancé dans la voie du rattachement.
(9)»
Bakounine comprenait parfaitement l'optique à partir de
laquelle Engels et Marx se plaçaient, mais ne l'approuvait
pas. Non pas qu'il plaignît les princes allemands victimes
du rouleau compresseur bismarckien, mais il ne voyait pas en quoi
la politique de Bismarck fût favorable, à terme et
sans même que celui-ci le voulût, aux intérêts
de la classe ouvrière allemande. Et surtout, il ne voyait
pas en quoi la participation de la classe ouvrière aux institutions
mises en place par le chancelier pouvait être utile : «Dans
l'ordre politique actuel dans tous les pays de l'Europe, les parlements
ne sont plus rien ; rien que des soupapes de sûreté
pour l'État, ou des masques derrière lesquels se cache
le pouvoir réellement despotique de l'État, fondé
sur la banque, la police, l'armée.» (III, 115.) Plus
que tout autre, Bakounine a pressenti les immenses moyens dont un
gouvernement pouvait disposer pour rendre ineffectives les formes
parlementaires (10). En ce sens il a incontestablement percé
Bismarck à jour beaucoup mieux que Marx. Le chancelier n'écrivait-il
pas en 1871 que «l'action de l'État est le seul moyen
pour contrecarrer le mouvement socialiste ? Nous devons mettre en
application ce qui semble justifié dans le programme socialiste
et qui peut être mis en application dans le cadre présent
de l'État et de la société (11).»
La fonction de la démocratie représentative apparaît
dans toute ses limites dans un passage d'Étatisme et anarchie
où Bakounine traite des différentes voies qui s'ouvraient
à la Prusse après la chute de Napoléon Ier.
La première voie consistait à accorder des réformes
et à «prendre la tête du mouvement constitutionnel
allemand», en unifiant l'Allemagne sur cette base. Bakounine
a mis en relief les différentes raisons qui interdisaient
ce choix : la faiblesse de la Prusse, la situation de concurrence
dans laquelle elle se trouvait avec l'Autriche pour l'hégémonie
sur l'Allemagne. La deuxième voie, celle qui fut adoptée,
consistait à se ranger du côté de la réaction
en refusant catégoriquement toute réforme. La troisième
voie fut découverte, dit Bakounine, jadis par les empereurs
romains, mais oubliée et redécouverte récemment
par Napoléon 1er et «déblayée et améliorée
par son élève, le prince de Bismarck : la voie du
despotisme étatique, militaire et politique, dissimulée
sous les fleurs et sous les formes les plus amples en même
temps que les plus innocentes de la représentation populaire»
(IV, 294).
En 1815 cette voie était prématurée: «A
l'époque, personne ne se doutait de cette vérité,
devenue depuis évidente aux despotes les plus niais, que
le régime dit constitutionnel ou parlementaire n'est pas
une entrave au despotisme étatique, militaire, politique
et financier, mais que, le légalisant en quelque sorte et
lui donnant l'aspect trompeur d'un gouvernement du peuple, il peut
lui conférer à l'intérieur plus de solidité
et de force.» La remarque qui suit cette affirmation est particulièrement
intéressante : si, en 1815, on ignorait cela, c'est que la
rupture entre la classe exploiteuse et le prolétariat n'était
pas aussi évidente qu'aujourd'hui. Les gouvernements, qui
étaient encore constitués sur le modèle de
l'Ancien régime, pensaient que le peuple était derrière
la bourgeoisie. Aujourd'hui le peuple et la bourgeoisie sont en
opposition, et cette dernière sait que contre la révolution
sociale «il n'y a pas pour elle d'autre refuge que l'État».
Mais elle veut un État fort qui assure une dictature «revêtue
des formes de la représentation nationale qui lui permettent
d'exploiter les masses populaires au nom du peuple lui-même».
Ainsi le système représentatif est très explicitement
désigné comme le moyen trouvé par la bourgeoisie
pour garantir sa situation de classe exploiteuse et comme la solution
à la crise de légitimité du pouvoir. Les revendications
et le programme de la classe ouvrière se trouvent ainsi dilués
dans la fiction de la représentation nationale.
V.
LA FICTION DE LA REPRÉSENTATION
La véritable fonction de la démocratie représentative
n'est donc pas tant de garantir la liberté des citoyens que
de créer les conditions favorables au
développement de la production capitaliste et de la spéculation
bancaire, qui exigent un appareil d'État centralisé
et fort, seul capable d'assujettir des millions de travailleurs
à leur exploitation. La démocratie représentative
repose sur la fiction du règne de la volonté populaire
exprimée par de soi-disants
représentants de la volonté du peuple. Ainsi permet-elle
de réaliser les deux conditions indispensables à l'économie
capitaliste : la centralisation de l'État
et la soumission de la souveraineté du peuple à la
minorité régnante.
Bakounine discerne deux tendances à l'examen de la situation
européenne, qui tendent toutes deux à garantir l'exploitation
du labeur du peuple. La première est représentée
par Gambetta et veut «édifier une république
démocratique»; l'autre, avec Bismarck, cherche à
constituer «une dictature militaire à peine voilée
sous d'innocentes formes constitutionnelles». Toutes deux
entendent mettre en place un régime représentatif
assurant un semblant de consensus. L'État républicain
présente l'avantage de garantir «avec plus de force
et de façon beaucoup plus sûre, à la riche et
rapace minorité l'exploitation, en toute tranquillité
et sur une immense échelle, du labeur du peuple. (...) M.
Gambetta ne craint pas les formes démocratiques les plus
amples ni le suffrage universel. (...) Il sait que le despotisme
gouvernemental n'est jamais aussi redoutable et aussi violent que
lorsqu'il s'appuie sur la prétendue représentation
et la pseudo-volonté du peuple.» (IV, 221.)
Ces quelques considérations constituent le fondement des
réflexions de Bakounine sur la nature du système représentatif,
et il n'est pas sans intérêt de noter qu'il les fonde
sur une analyse des nécessités inhérentes au
développement de l'économie capitaliste.
Marx considérait que la centralisation de l'État
— en Allemagne notamment — était un progrès
car c'était la condition de la constitution du prolétariat
en classe. La centralisation de l'État selon Bakounine relève
de la même logique que celle de la concentration du capital
: ce sont deux phénomènes liés. L'anarchiste
insiste sans doute beaucoup plus que Marx sur le fait que l'État
moderne est nécessairement un État militaire.
Le Manifeste communiste décrit en termes romantiques l'expansion
internationale du capitalisme qui fait avancer dans les contrées
les plus reculées les limites de la civilisation. Mais il
n'est rien dit sur les antagonismes créés entre les
États nationaux par le développement du capitalisme.
Or, l'État national n'est pas seulement un cadre formel du
système capitaliste, il est une machine de guerre du capitalisme
national contre la concurrence : la diplomatie ou l'armée
sont les instruments qu'il emploie. Il ne suffit pas de dire, avec
le Manifeste, que le bon marché des produits est la grosse
artillerie avec laquelle on abat les murailles de Chine (12). La
libre concurrence, saluée par Marx comme la conséquence
normale du développement capitaliste, n'a été
qu'un phénomène accidentel et très momentané
qui a servi aux industriels anglais à un moment où
la Grande-Bretagne était le seul pays capitaliste, sans concurrent
réel (13). L'industrialisation d'autres pays provoqua l'apparition
d'une centralisation économique et la mise en place de mesures
que seul l'État pouvait prendre pour protéger le capitalisme
national, mesures d'autant mieux garanties que l'État pouvait
s'appuyer sur une force militaire conséquente. Ce n'est donc
pas sans raison que Bakounine affirme que «l'État moderne,
par son essence et les buts qu'il se fixe, est essentiellement un
État militaire» (14) (IV, 211).
L'État militaire est une nécessité à
la fois pour garantir le développement du capitalisme national
à l'extérieur et l'ordre à l'intérieur.
Aucun État, même dans sa forme de république
politique la plus libérale ou la plus rouge, ne peut satisfaire
les besoins du peuple ; c'est pourquoi les classes dirigeantes n'ont
à l'intérieur, en dernière instance qu'un moyen
: la violence d'État (15).
I1 ne fait pas de doute que c'est Marx qui est visé lorsque
Bakounine déclare : «Ils s'imaginent que lorsque cet
État aura agrandi son territoire et que le nombre de ses
habitants aura doublé, triplé, décuplé,
il prendra un caractère plus populaire, et ses institutions,
l'ensemble de ses conditions d'existence, ses actes gouvernementaux
seront moins opposés aux intérêts et à
tous les instincts du peuple.» Sans doute est-ce là
une allusion à l'opinion de Marx selon laquelle la centralisation
de l'État allemand après la guerre franco-prussienne
favorisait la constitution du prolétariat allemand en classe.
Bakounine réfute cette idée en théorie en affirmant
que plus l'État est grand. «... plus ses intérêts
s'opposent à ceux des masses populaires, plus le joug qu'il
fait peser sur elles est écrasant, plus le peuple est dans
l'impossibilité d'exercer un contrôle sur lui, plus
l'administration du pays s'éloigne de la gestion par le peuple
lui-même.» (IV, 244.)
Ni Marx ni Engels ne limitent l'action du mouvement ouvrier à
une action pacifique et légale, mais ils restent persuadés
que là où les «institutions», les «mœurs»
et les «traditions» le permettent, les ouvriers pourront,
par les voies légales, «saisir la suprématie
politique pour asseoir la nouvelle organisation du travail»
(Marx). Si Bakounine a tort de réduire l'action préconisée
par Marx et Engels à l'action légale (16), sa critique
des illusions qu'ils se font sur la possibilité que «la
vieille société pourra évoluer pacifiquement
vers la nouvelle» (Engels) dans un régime représentatif
authentique, reste pertinente.
VI.
L'EXEMPLE SUISSE
Toute société qui parvient à s'émanciper
quelque peu tend à soumettre les gouvernements à son
contrôle, dit Bakounine, et met son salut dans «l'organisation
réelle et sérieuse du contrôle exercé
par l'opinion et par la volonté populaire sur tous les hommes
investis de la force publique. Dans tous les pays jouissant du gouvernement
représentatif, et la Suisse en est un, la liberté
ne peut donc être réelle, que lorsque le contrôle
est réel. Par contre si ce contrôle est fictif, la
liberté populaire devient nécessairement aussi une
pure fiction.» (V, 61.) A l'issue de son examen de l'exemple
suisse, Bakounine conclut que «nulle part en Europe le contrôle
populaire n'est réel». Il entend en même temps
faire une démonstration à caractère général,
car la Suisse «réalise en quelque sorte l'idéal
de la souveraineté populaire, de sorte que ce qui est vrai
pour elle, doit l'être, à bien plus forte raison, pour
tous les autres pays.» (Ibidem.)
Lorsque le suffrage universel fut établi en Suisse, «on
crut avoir assuré la liberté de la population».
Les radicaux soulevèrent le peuple avec cette croyance et
réussirent à renverser les gouvernements aristocratiques
établis. Mais aujourd'hui, «instruits par l'expérience
et la pratique du pouvoir», ils ont perdu foi en eux-mêmes
et dans leur propre principe.
«Tout le mensonge du système représentatif
repose sur cette fiction, qu'un pouvoir et une chambre législative
sortis de l'élection populaire doivent absolument ou même
peuvent représenter la volonté réelle du peuple.»
(V, 62.)
Il y a cependant une logique interne à tout gouvernement,
même le plus démocratique, qui pousse, d'une part à
la séparation croissante entre les électeurs et les
élus, et d'autre part qui pousse à l'accroissement
de la centralisation du pouvoir. «La classe des gouvernants
est toute différente et complètement séparée
de la masse des gouvernés». La bourgeoisie gouverne,
mais, étant séparée du peuple par toutes les
conditions de son existence économique et sociale, comment
peut-elle réaliser, dans le gouvernement et dans les lois,
les sentiments, les idées, la volonté du peuple ?
Ce serait toutefois une erreur, commente Bakounine, d'attribuer
ces palinodies à la trahison. Elles ont pour cause principale
le changement de perspective et de position des hommes. C'est cela
qui explique que les démocrates les plus rouges «deviennent
des conservateurs excessivement modérés dès
qu'ils sont montés au pouvoir» (V, 63).
Les modifications du comportement des élus est un sujet
qui préoccupe constamment Bakounine. Dans la Protestation
de l'Alliance, il affirme la nécessité pour les élus
de rester en contact avec la vie du peuple ; ils devraient être
obligés d'agir ouvertement et publiquement, ils doivent être
soumis au régime salutaire et ininterrompu du contrôle
et de la critique populaires ; ils doivent enfin être révocables
à tout moment. En dehors de ces conditions, l'élu
risque de devenir un sot vaniteux, gonflé de son importance.
La logique interne du système représentatif ne suffit
cependant pas à expliquer que la démocratie y est
fictive. Si la bourgeoisie possède le loisir et l'instruction
nécessaires à l'exercice du gouvernement, il n'en
est pas de même du peuple. De ce fait, même si les conditions
institutionnelles de l'égalité politique sont remplies,
cette dernière reste une fiction. Les périodes électorales
fournissent aux candidats l'occasion de «faire leur cour à
Sa Majesté le peuple souverain», mais ensuite chacun
revient à ses occupations : «le peuple à son
travail, et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à
ses intrigues politiques.»
Ignorant de la plupart des questions, le peuple ne peut contrôler
les actes politiques de ses élus. Or, puisque le «contrôle
populaire, dans le système représentatif est l'unique
garantie de la liberté populaire, il est évident que
cette liberté aussi n'est qu'une fiction.» Le système
du référendum, introduit par les radicaux de Zurich,
n'est qu'un palliatif, une nouvelle illusion. Là encore,
pour voter en connaissance de cause, il faudrait que le peuple ait
le temps et l'instruction nécessaires d'étudier les
lois qu'on lui propose, de les mûrir, de les discuter: «Il
devrait se transformer en un immense parlement en plein champ»,
ce qui n'est évidemment pas possible. De plus — et
là on touche à la «technologie» parlementaire
—, les lois ont la plupart du temps une portée très
spéciale, elles échappent à l'attention du
peuple et à sa compréhension : «prises séparément,
chacune de ces lois paraît trop insignifiante pour intéresser
beaucoup le peuple, mais ensemble elles forment un réseau
qui l'enchaîne.»
La plupart des affaires qui intéressent directement le peuple
se font par-dessus sa tête, sans qu'il s'en aperçoive
; il laisse faire ses élus, qui servent les intérêts
de leur propre classe et qui présentent les mesures prises
sous l'aspect le plus anodin. «Le système de la représentation
démocratique est celui de l'hypocrisie et du mensonge perpétuels.
Il a besoin de la sottise du peuple, et il fonde tous ses triomphes
sur elle.» Le seul moyen de contrôle effectif de la
population sur les décisions gouvernementales n'a rien d'institutionnel.
Lorsque le sentiment populaire se sent attaqué sur des points
essentiels, «certaines idées, certains instincts de
liberté, d'indépendance et de justice auxquels il
n'est pas bon de toucher», il reste au peuple la possibilité
de se soulever, de se révolter. Les révolutions, la
possibilité toujours présente de ces soulèvements
populaires, la crainte salutaire qu'ils inspirent, telle est encore
aujourd'hui l'unique forme de contrôle qui existe réellement
en Suisse (17), l'unique borne qui arrête le débordement
des passions ambitieuses et intéressées de ses gouvernants.»
C'est d'ailleurs cette arme-là dont s'est servi le parti
radical pour renverser les constitutions antérieures, jusqu'en
1848. Mais ensuite il prit des mesures pour briser toute possibilité
d'y avoir recours, «pour qu'un parti nouveau ne pût
s'en servir contre lui à son tour», en détruisant
les autonomies locales et en renforçant le pouvoir central.
L'exemple du cas suisse révèle donc aux yeux de Bakounine
l'efficacité du système représentatif du point
de vue de la préservation du régime bourgeois : il
a su utiliser la révolte comme moyen de contrôle —
et le contrôle ultime n'est-il pas le changement de régime
politique ? — et il a su ensuite mettre en place les mesures
nécessaires pour empêcher qu'il soit fait recours à
ce contrôle contre lui (18).
«Désormais, les révolutions cantonales, le
moyen unique dont disposaient les populations cantonales pour exercer
un contrôle réel et sérieux sur leurs gouvernements,
et pour tenir en échec les tendances despotiques inhérentes
à chaque gouvernement, ces soulèvements salutaires
de l'indignation populaire, sont devenues impossibles. Elles se
brisent impuissantes contre l'intervention fédérale.»
(V, 65.)
Bakounine ne résiste d'ailleurs pas au plaisir d'ironiser
sur le fait que lors de l'insurrection du canton de Genève
en 1864, «les radicaux ont pu apprécier à leurs
propres dépens les conséquences du système
de centralisation politique inauguré par eux-mêmes
en 1848» (V, 66). Les formes républicaines, conclut-il,
ne diminuent pas, mais masquent le despotisme du pouvoir.
Les progrès de la liberté dans certains cantons jadis
très réactionnaires ne sont pas la conséquence
de la nouvelle constitution de 1848 qui a accru la centralisation
de l'État, mais plutôt de la «marche du temps».
Dans les faits, les progrès accomplis depuis 1848, dit Bakounine,
sont, dans le domaine fédéral, surtout des progrès
d'ordre économique : unification des monnaies, des poids
et mesures, les grands travaux publics, les traités de commerce.
etc.
«On dira que la centralisation économique ne peut
être obtenue que par la centralisation politique, que l'une
implique l'autre, qu'elles sont nécessaires et bienfaisantes
toutes les deux au même degré. Pas du tout.... La centralisation
économique, condition essentielle de la civilisation, crée
la liberté ; mais la centralisation politique la tue, en
détruisant au profit des gouvernants et des classes gouvernantes
la vie propre et l'action spontanée des populations.»
(V, 61.)
On a là un aspect peu connu de la pensée politique
de Bakounine, sur lequel en tout cas les anarchistes après
lui sont gardés de mettre l'accent. Par centralisation économique,
il faut entendre la tendance de la société industrielle
moderne à organiser les activités productives à
une échelle de plus en plus grande et complexe. L'anarchiste
se situe donc aux antipodes d'une conception fondée sur la
petite production artisanale et décentralisée (19).
Bakounine sait bien que le développement industriel s'accompagne
de la concentration du capital : il ne nie pas la nécessité
de ce processus qui permet une production de masse. En ce sens,
son point de vue s'apparente à celui de Marx, pour qui le
développement des forces productives crée les conditions
de la réalisation du socialisme. La vision de Bakounine s'inscrit
donc tout à fait dans la perspective d'une société
industrielle. Là où il se dissocie de Marx, c'est
sur la question politique, sur le schéma politique de l'organisation
de la société. I1 semble envisager un système
où l'économie serait organisée d'un point de
vue centralisé, mais où le processus de décision
politique serait décentralisé et fondé sur
le principe du contrôle populaire.
Bakounine revient plusieurs fois sur ce sujet. Aujourd'hui, dit-il,
la Suisse ne peut revenir à son régime passé,
à celui de l'autonomie politique des cantons: «Le rétablissement
d'une pareille constitution aurait pour conséquence infaillible
l'appauvrissement de la Suisse, arrêterait tout court les
grands progrès économiques qu'elle a faits depuis
que la nouvelle constitution centralisatrice a renversé les
barrières qui séparaient et isolaient les cantons.
La centralisation économique est une des conditions essentielles
de développement des richesses, et cette centralisation eût
été impossible si l'on n'avait pas aboli l'autonomie
politique des cantons.» (V, 70.)
Il reste, ajoute Bakounine, que l'expérience de vingt-deux
années de centralisation montre que cette dernière
a été funeste à la Suisse. On se trouve donc
apparemment devant une contradiction dans le raisonnement de Bakounine
: la centralisation politique, qui est définie comme néfaste,
rend possible la centralisation économique qui est une source
de progrès. Le révolutionnaire russe refuse d'envisager
le retour en arrière vers une autonomie et une autarcie idylliques,
un régime constitué de petites cellules indépendantes
les unes des autres. Il ne s'agit pas de préconiser un modèle
d'organisation calqué sur le passé mais d'imaginer
les virtualités existantes à partir du présent,
c'est-à-dire «l'organisation des forces productives
et des services économiques» qui seule permet une production
de masse répondant aux besoins d'une société
industrielle développée.
Il est vrai que le concept de «centralisation économique»
n'est pas explicité. La concentration du capital est reconnue
comme un des moteurs de l'évolution des sociétés
industrielles, mais c'est un phénomène mécanique
qui échappe à la volonté des hommes. Le mot
«planification» n'existait pas à l'époque
mais il est possible que c'est à peu près à
cela que pensait Bakounine, ce qui, évidemment, va à
l'encontre de toute idée reçue sur sa pensée
politique.
L'objection principale que formule Bakounine à l'encontre
de la démocratie représentative touche à sa
nature de classe. Tant que le suffrage universel «sera exercé
dans une société où le peuple, la masse des
travailleurs, sera économiquement dominé par une minorité
détentrice de la propriété et du capital, quelque
indépendant ou libre d'ailleurs qu'il soit ou plutôt
qu'il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire
que des élections illusoires, antidémocratiques et
absolument opposées aux besoins, aux instincts et à
la volonté réelle des populations.» (VIII, 14.)
Bakounine insiste beaucoup sur les arguments techniques touchant
à la distorsion qui apparaît inévitablement
entre l'élu et les mandants, à la difficulté
ou à l'impossibilité de contrôler les élus.
Mais en définitive ces inconvénients paraissent dérisoires
devant l'impossibilité même du système représentatif,
et qui tient à sa nature, de réaliser la collectivisation
des moyens de production, sans laquelle aucun changement n'est possible.
C'est pourquoi la conquête de la liberté politique
comme préalable signifie laisser les rapports économiques
et sociaux en l'état où ils sont, c'est-à-dire
«les propriétaires et les capitalistes avec leur insolente
richesse, et les travailleurs avec leur misère» (20).
L'insistance de Bakounine à analyser l'exemple suisse n'est
pas seulement liée au fait qu'il vivait dans ce pays et qu'il
avait en conséquence la possibilité d'y observer le
fonctionnement de la démocratie représentative dans
le détail. L'exemple suisse fournit un modèle général
du fonctionnement de ce système: «Le mouvement qui
se produit en Suisse est fort intéressant à étudier»,
dit-il, car on y assiste à un processus typique de centralisation
politique — c'est-à-dire de recul des libertés
— effectué sous le couvert démocratique d'une
extension des libertés électorales. Les couches sociales
intéressées à la pérennité de
ce régime sont désignées : les barons de la
banque et tous leurs dépendants, les militaires, les fonctionnaires,
les professeurs, les avocats, les doctrinaires de toutes les couleurs
avides de positions honorifiques et lucratives, «en un mot
toute la gent qui se croit soit par droit d'héritage, soit
par intelligence et instruction supérieure, appelée
à gouverner la canaille populaire.» (III, 109.)
Mais parmi ceux qui remettent en cause l'autonomie cantonale il
y a aussi «les classes ouvrières de la Suisse allemande,
les démocrates socialistes des cantons de Zurich, de Bâle
et autres, — et les ouvriers allemands d'une association ouvrière
exclusivement suisse appelée Grütli-Verein, tous les
deux, les uns directement, les autres indirectement, inspirés
par le programme politico-socialiste des Internationaux de l'Allemagne,
c'est-à-dire Marx (21)». (III, 110.).
Ce que Bakounine observe en Suisse confirme à ses yeux la
thèse selon laquelle la démocratie représentative,
et même le référendum, qu'il appelle «votation
à l'aveugle», sont, aux mains des classes dominantes
et des couches de la bourgeoisie intellectuelle, des outils efficaces
pour réaliser la centralisation du pouvoir d'État.
Que les socialistes suisses aient été les plus ardents
défenseurs de cette centralisation confirme ce qu'il observe
à une échelle infiniment plus vaste, en Allemagne.
VII.
L'ALLEMAGNE BISMARCKIENNE ET L'ALLEMAGNE OUVRIÈRE
I1 n'est pas exagéré de dire que l'œuvre de
Bakounine est une quête pour découvrir le secret de
cette nation qui, située entre ciel et terre, déchirée
de contradictions, ne parvient pas à réaliser dans
la pratique les rêves auxquels elle aspire. L'histoire fournit
peut-être certaines clés, ainsi que l'analyse de la
situation particulière des classes de la société
allemande.
La description de la jeunesse bourgeoise des années 1870
constitue une anticipation étonnante : savants, réfléchis,
persévérants et froids, ils ne manquent pas au besoin
de courage, mais ils manquent absolument de dignité et de
respect humain. «obéissants toujours, et capables de
tous les crimes lorsqu'il sont commandés par leurs chefs,
ce sont de terribles instruments d'asservissement et de conquête
entre les mains d'un despote» (III, 15).
Que dire aussi de l'officier allemand, ce «fauve civilisé,
ce laquais par conviction et bourreau par vocation» : «S'il
est jeune, vous serez surpris de découvrir, au lieu dun croquemitaine,
un blondinet au teint rose, un léger duvet sous le nez, discret,
placide, voire timide, mais orgueilleux — la morgue commence
à percer — et à coup sûr sentimental.
I1 connaît par cœur Gœthe et Schiller et toute la
littérature humaniste du Grand Siècle est passée
dans sa tête sans laisser la moindre pensée humaine,
pas plus que dans son cœur, le moindre sentiment d'humanité.»
(IV, 265.)
Dans une autre texte, Aux compagnons de la fédération
jurassienne (III, 14-15), Bakounine compare la situation de la jeunesse
bourgeoise italienne et allemande. En Italie, il existe encore une
jeunesse héroïque, mais «déclassée,
déshéritée dans la société italienne,
et par conséquent capable d'embrasser avec un enthousiasme
sincère, et sans arrière-pensée bourgeoise,
la cause du prolétariat». Une pareille jeunesse n'existe
pas en Allemagne : la jeunesse bourgeoise y est plus raisonnable,
plus vieille que les vieux. Ceux-là — Bakounine pense
probablement aux rescapés de la révolution de 1848
— se laissent encore hanter par les rêves innocents
d'une liberté utopique, mais leurs fils ont été
formés dans le moule qui produit les bureaucrates et les
militaires. Allez donc, dit Bakounine, chercher dans cette jeunesse
des héros de la liberté !
La violence latente contenue dans la société allemande
bourgeoise doit chercher une «sorte de légitimation
dans une idéalité, une illusion ou une abstraction
quelconque» (III, I5). Cette brutalité civilisée
et savante a besoin d'un voile, d'un prétexte, dans la «grande
mission civilisatrice de la race germanique». Les «professeurs
et pseudo-libéraux» et même, dit Bakounine, la
majorité des chefs bourgeois du parti social-démocrate,
pensent que «la race latine est morte» ; que la race
slave, plongée dans une «barbarie sans issue»,
est «incapable de se civiliser elle-même» ; que
les deux races vivantes sont les «Germains purs avant tout,
puis les Anglo-Saxons, ces derniers ne trouvant grâce devant
eux que parce qu'ils les considèrent comme une branche de
la race germanique» (III, 15).
«Ecoutez-les ; déjà ils rêvent tout haut
l'adjonction volontaire ou forcée de la Suisse allemande,
d'une partie de la Belgique, de la Hollande tout entière,
et du Danemark, sans compter les peuples slaves qu'ils ont considérés
toujours comme leurs victimes historiques. Ecoutez-les bien ! Ils
ne s'arrêtent pas même à l'Europe. Ils baisseront
un peu la voix pour nous dire que les États-Unis d'Amérique
comptent déjà cinq millions de citoyens allemands,
et que, de nouvelles émigrations parties de l'Allemagne aidant,
il ne faut pas désespérer de pouvoir arriver, tôt
ou tard, à la pangermanisation de toute l'Amérique.»
(III, 16.)
Jusqu'à présent, les Allemands se posaient «en
civilisateurs des Slaves.» Ils prétendent insolemment
encore aujourd'hui que c'est là leur principale mission historique».
Et remarquez, ajoute Bakounine, que «ce n'est point là
seulement l'opinion des gouvernants et de l'aristocratie militaire
; c'est l'opinion unanime des universités, des savants et
de toute la bourgeoisie d'Allemagne». Mais aujourd'hui, encouragée
par la victoire sur la France en 1871, exaltée «jusqu'à
la folie, jusqu'à la stupidité par les victoires inattendues
que ses armées ont remportées en France, elle se croit
assez forte pour pouvoir menacer l'Europe entière. Elle est
arrivée au maximum de son délire national ; elle menace,
elle revendique à haute voix la Suisse, le Nord de la France,
la Belgique, la Hollande, le Danemark...» La bourgeoisie industrielle,
commerçante, littéraire et savante d'Allemagne exprime
dans la presse, les livres, les journaux, que la race romande a
fait son temps. Ils en étaient déjà convaincus
pour l'Espagne, l'Italie, la Suisse romande, la Belgique et le Portugal,
dit Bakounine, mais maintenant que la France est vaincue, ils ne
retiennent plus leurs sentiments sur son compte. «Ils font
encore aux Anglais et aux Américains du Nord l'honneur de
les considérer comme des demi-Allemands, et aux Hollandais,
aux Danois, aux Suédois et aux Suisses comme des Allemands
dénaturés qu'il leur faut à toute force ramener
au bercail». (VIII, 404-406.)
Il est évidemment difficile de ne pas rapprocher ces avertissements
multiples de Bakounine, écrits au lendemain de la naissance
du IIe Reich, du programme appliqué soixante-dix ans plus
tard par le IIIe... Il reste à savoir si ces avertissements
relèvent d'une simple prédiction hasardeuse, fondée
sur une intuition et sur laquelle on ne peut fonder aucun enseignement,
ou si elles sont le résultat d'une analyse rationnelle fondée
sur l'observation de la réalité politique et sociale
de l'Allemagne du temps.
L'Allemagne a créé un type nouveau d'État
qui, à partir du XVIe siècle, a développé
des caractéristiques particulières et qui, par une
lente maturation, a abouti à ce que Bakounine considère
comme le paradigme de l'État moderne, perfectionné
et efficace, l'État bismarckien. L'Allemagne du IIe Reich,
constituée après la défaite de la France en
1870, représente le prototype de l'État de la société
industrielle développée, de la même manière
que le capitalisme anglais représentait pour Marx le modèle
sur lequel l'économie industrielle devait se répandre
sur la planète. On se trouve donc, semble-t-il, devant deux
modèles de la société capitaliste, apparemment
contradictoires, celui défini par Marx et celui défini
par Bakounine. Marx prévoit ainsi dans le Manifeste que le
système capitaliste, dont la description est fondée
sur l'Angleterre de son temps, se répandra sur la planète
en détruisant les structures sociales archaïques, établissant
les bases d'un développement des forces productives qui permettront
l'édification du socialisme. C'est donc essentiellement sur
l'expansion du modèle anglais de capitalisme que se fonde
l'idée marxienne. Or, l'économie anglaise de l'époque
est une économie de libre concurrence, dans un contexte international
où il n'y a pas de capitalisme concurrent. La libre concurrence,
pierre de touche de la théorie libérale, ne fonctionnera
en réalité que pendant une période très
courte de l'histoire du capitalisme. C'est pourtant sur ce système
que Marx bâtit sa théorie (22). Paru à la veille
des révolutions de 1848 en Europe, le Manifeste ne dit pas
un mot de la question nationale, qui sera la grande revendication
des peuples d'Europe pendant les deux années qui suivront.
C'est que, pour le Manifeste, «les démarcations et
les antagonismes nationaux entre les peuples disparaissent de plus
en plus (...) le jour où tombe l'antagonisme des classes
au sein de la même nation, tombe également l'hostilité
entre les nations»... Des conceptions aussi simplistes ne
pouvaient encourager Marx à envisager une évolution
ultérieure en réalité beaucoup plus complexe.
Si Bakounine n'a pas grand mérite à voir les choses
différemment, en ce sens que son analyse est de trente années
postérieure à celle du Manifeste, il reste que dès
la révolution de 1848-1849, lors de laquelle il fut très
actif, il avait, infiniment mieux que Marx, saisi l'importance de
la question nationale. Le modèle bismarckien qu'il décrit
correspond donc à une phase d'évolution du capitalisme
beaucoup plus avancée que celle décrite par Marx dans
les années 40. Il s'agit d'une conjoncture dans laquelle
des États sont amenés à prendre des mesures
de protection du capitalisme national, et donc dans laquelle les
antagonismes entre États peuvent s'exacerber pour la conquête
des marchés. L'expansion mondiale du capitalisme n'est pas
perçue comme un grignotage progressif, par l'économie
industrielle, de modes de production dépassés, mais
comme une guerre entre États, guerre à laquelle le
modèle bismarckien est tout à fait adapté.
L'efficacité du système étatique bismarckien
vient des «décors trompeurs» qui ont été
mis en place. Certes, l'Allemagne jouit «de toutes les libertés
constitutionnelles et d'un régime électif et parlementaire
largement développé», mais il ne faut pas être
très perspicace pour deviner, à travers le bruit artificiel
que font les malheureux représentants des soi-disant libertés
germaniques, la voix brutale du maître qui n'admet pas de
réplique. «Aujourd'hui dans tout cet échafaudage
parlementaire, il ne reste plus que trois institutions sérieuses
: les finances, la police, tant intérieure qu'extérieure,
tant temporelle que spirituelle, et l'armée.» (III,
25.)
Cette nation extraordinaire, qui a produit Lessing, Gœthe,
Schiller, Haydn, Mozart, Beethoven, Kant, Fichte, Hegel, Feuerbach,
Humbolt et une «phalange brillante, incomparable de héros
et de créateurs de la science positive», une «foule
lumineuse de grandes intelligences qu'on pourrait appeler les prophètes
de l'humanité», n'a rien fait passer dans la vie pratique
et politique : «L'humanité théorique est leur
rêve ; mais la brutalité seule constitue leur pratique...»
Or, Bakounine constate que ces créations immortelles ont
été les produits, «non de l'unité, mais
de l'anarchie germanique» : maintenant «l'unité
politique tuera infailliblement et commence déjà à
stériliser les sources vives de l'esprit créateur
en Allemagne». La bourgeoisie allemande n'a pas su, ou pas
pu, produire, comme la bourgeoisie française de 1789, cette
«phalange d'hommes énergiques», décidés,
capables d'entraîner les masses : elle est apparue trop tard.
Aujourd'hui, en 1872, l'avenir de l'Allemagne se trouve dans le
prolétariat, qui est appelé à accomplir, s'il
ne se laisse pas dévoyer par ses dirigeants bourgeois, une
mission grandiose. Alors que la société étatique
allemande depuis le Moyen Âge a eu pour tâche d'asservir
les populations slaves, la classe ouvrière allemande peut
aider à leur émancipation:
«Il ne faut donc pas attendre que les peuples slaves, instruits
par de nouvelles et de plus cruelles expériences, trouvent
enfin d'eux-mêmes cette voie unique d'émancipation.
Il faut les aider à la trouver ; et nul ne pourrait le faire
mieux que le prolétariat de l'Allemagne qui, beaucoup plus
éclairé et plus avancé, sous tous les rapports,
que le prolétariat slave, semble appelé par sa position
géographique même, aussi bien que par toute son histoire,
à montrer à ses frères des pays slaves la voie
de la délivrance, comme la bourgeoisie allemande, dans son
temps, leur avait montré celle de l'esclavage.» (III,
44.)
Ces propos — qui doivent être relativisés et
qui sont conditionnés à la mise en œuvre, dans
le mouvement socialiste allemand, d'une politique différente
— peuvent paraître surprenants si on conserve à
l'esprit l'image traditionnellement présentée d'un
Bakounine farouchement anti-allemand. Ils s'expliquent au contraire
parfaitement lorsqu'on se rappelle que l'opposition de Bakounine
concerne exclusivement la société bourgeoise et étatique
de l'Allemagne, et jamais la classe ouvrière, ni la culture
allemandes. Le prolétariat allemand n'est jamais associé
dans la critique globale de la civilisation allemande, à
laquelle il ne participe pas de son plein gré. Mais Bakounine
ne pense pas moins que le prolétariat allemand n'est pas
sur la bonne voie. S'il a fait des progrès considérables
dans l'organisation de sa puissance, il rêve, entraîné
par ses chefs, d'un «nouvel État ouvrier, populaire
(Volkstaat), nécessairement national, patriotique et pangermanique,
ce qui les met en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux
de l'Association internationale». (VIII, 56). Ils espèrent,
par la voie légale, «suivie plus tard d'un mouvement
révolutionnaire plus prononcé et plus décisif»,
parvenir à s'emparer de l'État et à le transformer
en État populaire. Cette remarque montre que Bakounine n'interprétait
pas la politique marxienne comme un simple réformisme et
qu'il avait compris les indications du Manifeste sur les «empiétements
despotiques» contre la propriété bourgeoise.
L'inconvénient de cette politique, fait remarquer Bakounine,
est de «mettre le mouvement socialiste des travailleurs de
l'Allemagne à la remorque du parti de la démocratie
bourgeoise», de rétrécir et de fausser le programme
socialiste (Cf. VIII, 57 Sq.).
C'est au congrès de Nuremberg, en septembre 1868, tenu sous
la présidence de Bebel, que fut selon Bakounine «définitivement
organisé le Parti de la démocratie sociale»
(IV, 352). Bebel, élu député au Reichstag d'Allemagne
du Nord en 1867, était membre du comité central de
la fédération des cercles ouvriers, qu'il contribua
à transformer en parti politique.
«Après la mort de Lassalle, il s'est formé,
sous l'influence des cercles ouvriers d'études et l'Association
générale des travailleurs allemands, un troisième
parti : le Parti ouvrier social-démocrate allemand. Deux
hommes de talent en ont pris la direction, l'un semi-manuel, l'autre
littérateur et en même temps disciple et agent de M.
Marx: MM. Bebel et Liebknecht.» (IV, 352.)
Ce parti, qui, selon Bakounine, a été fondé
«à l'instigation de Marx», devait être
la section allemande de l'AIT et devait servir à «introduire
dans l'Internationale le programme intégral de Marx».
Par «programme intégral» ou encore «programme
allemand», Bakounine entend la tentative de rendre obligatoire
dans l'Association internationale des travailleurs la constitution
du prolétariat en parti politique et la conquête du
pouvoir.
C'est au congrès d'Eisenach que fut réellement constitué
le parti ouvrier social-démocrate qui, affirme l'anarchiste
russe, a repris le «programme intégral». En réalité,
l'AIT n'avait pas de programme, à part ses statuts et ses
considérants. Ce qu'on appelle «programme» de
l'AIT est l'Adresse inaugurale écrite par Marx et publiée
le 5 novembre 1864 au nom du Conseil général provisoire
: cette Adresse n'a jamais été destinée à
être discutée en congrès. On y lit en particulier
: «La conquête du pouvoir politique est donc le premier
devoir de la classe ouvrière.» Le congrès de
Genève de l'AIT (1866), auquel se réfère constamment
Bakounine, dit seulement que l'émancipation économique
est le grand but auquel tout mouvement politique doit être
subordonné.
Bakounine se trompe sur le congrès d'Eisenach, car celui-ci
n'évoque pas la conquête du pouvoir politique mais
seulement les libertés démocratiques telles que le
suffrage universel, la liberté de presse, d'association,
etc. Il ne peut en aucun cas être considéré
comme d'inspiration marxiste. Marx et Engels étaient loin
d'approuver la politique de Bebel et de Liebknecht. Ils se plaignaient
que Bakounine les rendait responsables des moindres faits et gestes
des dirigeants social-démocrates allemands. Engels écrit
à Bebel en 1875 : «Sachez qu'à l'étranger
c'est nous qu'on tient pour responsables de toute parole, de toute
action du parti ouvrier social-démocrate allemand. C'est
ainsi que Bakounine, dans son ouvrage Étatisme et anarchie,
nous fait porter la responsabilité de toutes les paroles
irréfléchies que Liebknecht a dites ou écrites
depuis la fondation du Demokratisches Wochenblatt.(23)» Marx,
de même, écrit : «A l'étranger on répand
l'opinion — tout à fait erronée — que
d'ici nous dirigeons en secret le parti dit d'Eisenach. C'est ainsi
que dans un écrit russe paru récemment, Bakounine
me rend responsable non seulement de tous les programmes de ce parti,
mais encore de tout ce qu'a fait Liebknecht depuis le début
de sa collaboration avec le Parti du peuple. (24)»
Arthur Lehning précise qu'en 1873 les informations permettant
de situer correctement 1e point de vue de Marx manquaient. Marx
ne publia pas le texte où il critiquait les positions de
la social-démocratie allemande. Dans une large mesure Bakounine
et Marx se rejoignent dans leur critique des tendances petites-bourgeoises
des dirigeants socialistes allemands, mais par ailleurs Bakounine
n'a sans doute pas tort lorsqu'il soupçonne Marx d'essayer
d'utiliser le parti allemand pour appuyer ses orientations dans
l'AIT. Ainsi, à la conférence de Londres de l'Internationale,
lors de laquelle fut bureaucratiquement décidée l'exclusion
de Bakounine et de James Guillaume, Marx se plaignit que «l'Allemagne
n'était représentée par aucun délégué,
par aucun rapport d'activité, par aucune cotisation depuis
septembre 1869» (25)... «Il est impossible, ajoute-t-il,
que se poursuive à l'avenir le rapport purement platonique
du parti ouvrier allemand avec l'Internationale, rapport où
l'une des parties attend uniquement des prestations de l'autre,
sans jamais apporter de contre-proposition. C'est proprement compromettre
la classe ouvrière allemande.» Marx se plaint amèrement
que la direction du parti allemand ne fasse rien pour «l'organisation
de l'Internationale en Allemagne.»
On peut se demander pourquoi Marx attend la conférence de
Londres pour constater une carence qui dure depuis plusieurs années.
On sait que les sections de l'AIT, qui avaient été
manipulées pour être amenées à voter
l'exclusion des deux anarchistes à la conférence de
Londres (1871) et l'exclusion de la fédération romande
au congrès de La Haye (1872), désavouèrent
presque toutes la manœuvre dont elles avaient été
victimes. Pressentant qu'il allait finir par se trouver complètement
isolé, on comprend que Marx ait ressenti le besoin de resserrer
les liens avec le parti allemand. Quatre mois avant le congrès
de La Haye qui devait entériner les décisions de la
conférence de Londres, Engels écrivit une lettre pressante
à Liebknecht : «Quels rapports le Comité de
Hambourg pense-t-il entretenir avec l'Internationale ? Nous devons
maintenant — et rapidement — éclaircir cette
question, afin que l'Allemagne puisse être représentée
au Congrès.» Combien de cartes avez-vous distribuées,
demande Engels : «Les 208 calculées par Finck ne sont
tout de même pas tout !» Puis Engels s'enquiert des
dispositions prises pour que les mandats «ne puissent pas
être contestés au congrès», et il demande
que le parti «déclare non seulement symboliquement
mais encore réellement et expressément son adhésion
à l'Internationale comme branche allemande». C'est
ensuite presque un vent de panique qui souffle sous la plume d'Engels
:
«La chose devient sérieuse, et nous devons savoir
où nous en sommes sinon vous nous obligeriez à agir
pour notre propre compte, en considérant que le Parti ouvrier
social-démocrate est étranger à l'Internationale
et se comporte vis-à-vis d'elle comme une organisation neutre.
Nous ne pouvons admettre que, pour des motifs que nous ignorons,
mais qui ne peuvent être que mesquins, l'on omette de représenter
les ouvriers allemands au congrès ou que l'on sabote sa représentation»,
(La social-démocratie allemande, 10/18, p.66.)
Il est difficile d'exprimer plus clairement le désintérêt
total dans lequel se trouvait la social-démocratie allemande
vis-à-vis de l'AIT, et le zèle aussi pressant qu'intéressé
de Marx et d'Engels à la voir s'y impliquer.
VIII.
LASSALLE ET LE SOCIALISME D'ÉTAT
Le socialisme d'État que Bakounine dénonce si violemment
dans la social-démocratie allemande est moins l'enfant de
Marx que celui de Lassalle (26). Lassalle est un personnage étonnant.
Il prend pour la première fois la parole dans un meeting
ouvrier en avril 1862. En août 1864, il meurt dans un duel.
En deux ans il réussit à constituer un parti ouvrier
qui va marquer durablement de son empreinte le prolétariat
allemand.
L'amalgame fait par Bakounine entre Lassalle et Marx s'explique
en grande partie par l'attitude de Marx lui-même. Il est possible
que ce dernier, qui était en correspondance avec Lassalle
depuis 1848, ait tout d'abord trouvé son compte dans les
références constantes que son ami (et néanmoins
rival) faisait au marxisme. En effet Lassalle contribuait tout de
même à diffuser les idées de Marx en Allemagne.
Exilé en Angleterre, Marx devait penser que sa supériorité
intellectuelle finirait par l'emporter. Ainsi s'explique peut-être
pourquoi il s'abstint constamment d'attaquer publiquement Lassalle.
En privé c'était tout autre chose. Dans la correspondance
de Marx et Engels transparaît la crainte panique, et aussi
l'amertume des deux hommes à l'idée que l'agitateur
socialiste puisse récupérer et dénaturer leurs
idées. «Ce hâbleur a fait imprimer en Suisse,
sous le titre trompeur de Programme ouvrier, la brochure que tu
as (...) Ce factotum n'est que de la mauvaise vulgarisation du Manifeste
et d'autres théories maintes fois prêchées par
nous, à tel point qu'elles sont presque devenues des lieux
communs (...) Cette outrecuidance n'est-elle pas monumentale ? Le
drôle s'imagine évidemment qu'il va prendre notre succession.
(27)» «L'ennui, continue Marx, c'est que ce drôle
en profite pour se faire une position. (28)»
Il faut avoir à l'esprit que Lassalle est un agitateur extrêmement
efficace, éloquent. C'est un grand tribun charismatique,
qui a l'écoute des masses et est à la tête d'un
véritable parti politique, qui n'est pas encore de masse
à proprement parler, mais qui n'est pas négligeable.
En outre, les ouvriers sont venus le chercher pour qu'il prenne
leur direction ! Lassalle est en somme tout ce que n'est pas Marx,
qui est isolé, loin de l'Allemagne, sans contact direct,
physique, avec le mouvement ouvrier, et qui est par surcroît
incapable de parler en public. Ajoutons à cela que Lassalle
vit dans l'aisance, qu'il a du succès auprès des femmes
et qu'il meurt — stupidement, certes, mais avec panache —
à la suite d'un duel à cause d'une femme.
Lassalle est l'homme qui relie Marx et Engels organiquement au
mouvement ouvrier allemand : ce n'est donc pas sans quelque raison
que Bakounine déclare qu'il réalise dans les faits
ce que Marx voudrait faire. On conçoit que Marx et Engels
aient développé à l'égard de Lassalle
une jalousie et une frustration exacerbées. Jusqu'à
sa mort prématurée, en 1864, Lassalle est le mouvement
ouvrier allemand : Bakounine a parfaitement raison de noter que
ce n'est qu'après sa mort que Marx attaqua ouvertement et
publiquement son ami et rival, mais il était trop tard :
le lassallisme était solidement ancré dans 1a classe
ouvrière allemande. Et ce ne fut sans doute pas la moindre
des frustrations pour Marx que de devoir constater, jusqu'à
la fin de sa vie, le triomphe posthume de Lassalle, que la Critique
du programme de Gotha ne parvint pas à effacer.
«Bakounine, dit Henri Lefebvre, reproche à Marx le
crédit illimité qu'il accorde parfois au suffrage
universel ; il lui reproche aussi son scientisme, son nationalisme
masqué sous l'internationalisme. (29)» C'est là
un reflet assez fidèle du point de vue de Bakounine. H. Lefebvre
cite aussitôt après le passage où le révolutionnaire
russe affirme que l'État «reproduit la misère
comme une condition de son existence ; de sorte que pour détruire
la misère, il faut détruire l'État.»
Mais justice n'est pas rendue au raisonnement de Bakounine, tout
de même un peu plus complexe. Si on s'en tient en effet à
ce que dit Lefebvre, l'anarchiste serait un partisan de la thèse
de la prééminence des déterminations politiques.
L'État ne serait pas un produit de la société
ni la conséquence des antagonismes de classe mais leur cause.
Or Bakounine ne nie à aucun moment le rôle déterminant
des antagonismes économiques. Il sait bien que «la
situation misérable des masses, aussi bien que la puissance
despotique de l'État, furent au contraire, l'une et l'autre,
les effets d'une cause plus générale, les produits
d'une phase inévitable dans le développement économique
de la société». (III, 195.) Bakounine affirme
simplement que les déterminations économiques, une
fois posées comme causes des évolutions politiques,
idéologiques, religieuses, ces dernières peuvent devenir
à leur tour des causes productrices d'effets. Il y a là
une dialectique que H. Lefebvre n'a, semble-t-il, pas saisie, de
même qu'il n'a pas saisi ce point de vue éminemment
politique selon lequel l'État, du fait précisément
de l'ampleur des antagonismes sociaux, devient le «dernier
rempart» protégeant les classes possédantes
: si cette hypothèse signifie bien que l'État est
en définitive l'ennemi principal, elle n'implique pas qu'il
soit la cause exclusive de l'antagonisme des classes.
Suffit-il de dire avec Lefebvre que «le lassallisme, c'est-à-dire
le socialisme d'État, a vaincu le marxisme» et que
«la protestation et la contestation bakouniniennes jouent
le rôle de ferment, mais n'ont rien "fondé"
qui dure» ? Peut-on faire reproche à Bakounine que
ne se soit pas réalisée la «dissolution de tous
les États dans la fédération universelle des
associations productives et libres de tous les pays» ? (VII,
96.)
Les proclamations antiétatiques de Bakounine ne nient pas
le caractère historique de l'État : comme la religion,
celui-ci répond à une nécessité historiquement
déterminée. L'État est simplement, du point
de vue de l'émancipation du prolétariat, une institution
dépassée. Les avertissements donnés par l'anarchiste
visent à prévenir les travailleurs contre les dangers
du socialisme d'État, organisateur du «travail commandité
par l'État» qui sera «l'unique capitaliste, le
banquier, le bailleur de fonds, l'organisateur, le directeur de
tout le travail national et le distributeur de ses produits».
(VII, 99.) Le tour pris dans cette critique par les États
du socialisme réel justifierait sans doute qu'on s'intéresse
d'un peu plus près à l'analyse bakouninienne.
Contre l'alternative qui apparaît de fait dans la pratique
de la social-démocratie allemande : le triomphe de la démocratie
bourgeoise ou le socialisme d'État, Bakounine réclame
«l'émancipation économique, et par conséquent
aussi l'émancipation politique du prolétariat, ou
plutôt son émancipation de la politique...» (VII,
97.)
IX.
MARX ET LASSALLE
Bakounine s'était intéressé aux institutions
représentatives suisses parce qu'il pensait qu'elles pouvaient
servir d'archétype, et aussi parce qu'une partie importante
du mouvement ouvrier de œ pays se trouvait sous l'influence
directe du socialisme allemand. Le modèle allemand, cependant,
auquel l'anarchiste s'attache particulièrement, présente
cette caractéristique de mettre en scène un mouvement
ouvrier dans un pays dont l'unité nationale n'est pas entièrement
réalisée : la revendication sociale et la revendication
nationale coexistent et, éventuellement, s'opposent.
Dans la critique bakouninienne de l'action parlementaire il faut
cependant distinguer deux éléments :
1.— L'action parlementaire comme méthode de conquête
de l'État. Ici c'est surtout la question de l'État
qui intéresse Bakounine, et la critique qu'il développe
peut tout aussi bien convenir à d'autres méthodes,
qui alors n'étaient pas du tout envisagées. Ce n'est
en effet qu'avec l'apparition du bolchevisme que la conquête
violente de l'État est intégrée comme élément
constitutif du marxisme revu par Lénine, les modifications
d'optique étant alors expliquées par les modifications
de la période historique.
2.— L'action parlementaire comme mode spécifique d'intervention
du prolétariat. Là ce sont surtout les questions tactiques
qui intéressent Bakounine, les effets de cette tactique sur
le mouvement ouvrier et ses dirigeants, les illusions que l'action
parlementaire favorise, etc.
Jusqu'en 1869, dit Bakounine, le mouvement ouvrier allemand était
constitué de deux organisations :
— Les Cercles ouvriers d'études étaient une
fédération de petites associations ouvrières
sous la direction de socialistes bourgeois tels que Schultze-Delitsch,
et préoccupées surtout de secours mutuels, de crédit,
de coopératives de production et de consommation. La critique
de Bakounine porte essentiellement sur le fait que les travailleurs
soumis à l'influence de ces cercles devaient «se désintéresser
systématiquement des problèmes politico-sociaux aussi
bien que des questions de l'État, de la propriété,
etc.». Le système de Schultze-Delitsch tendait à
«défendre le monde bourgeois contre le danger social»
et à assujettir le prolétariat à la bourgeoisie,
en recommandant à celui-ci le programme du parti progressiste,
opposé à Bismarck mais qui acceptait l'unité
allemande réalisée par l'expansion de la Prusse.
— L'Association générale des travailleurs allemands,
fondée en 1863 par Lassalle, est l'autre organisation du
mouvement ouvrier. Lassalle, dit Bakounine, n'eut pas de mal à
persuader les travailleurs allemands du «néant politique»
du programme de Schultze-Delitzsch. «En critiquant ce programme,
Ferdinand Lassalle démontrait que toute cette politique pseudo-populaire
ne tendait qu'à affermir les privilèges économiques
de la bourgeoisie» (IV, 344). Bakounine semble d'ailleurs
reprendre à son compte les théories lassalliennes
de la «loi d'airain des salaires», que Marx a contestées:
«Nul mieux que Lassalle ne sut expliquer et démontrer
avec autant de persuasion aux travailleurs allemands que, sous le
régime économique actuel, la condition du prolétariat
non seulement ne peut être abolie, mais qu'elle ira au contraire,
en vertu d'une loi économique inévitable, en empirant
d'année en année, en dépit de tous les essais
de coopérativisme, qui ne pourront procurer un avantage passager
et de courte durée qu'à un nombre infime de travailleurs.»
(IV, 344.)
En fait, c'est probablement surtout la conclusion radicale qu'il
peut tirer de cette théorie — conclusion différente
de celle de Lassalle lui-même, d'ailleurs — qui intéresse
Bakounine. Si, selon Lassalle, il n'y a pas d'amélioration
possible pour les ouvriers dans le régime capitaliste, il
faut conquérir l'État ou, au moins, faire pression
sur lui par le moyen du suffrage universel. Pour «s'emparer
de l'État et tourner la puissance étatique contre
la bourgeoisie au profit de la masse ouvrière», il
n'y a, dit Bakounine, que deux moyens: «ou bien la révolution
politique ou bien la propagande légale pour une réforme
pacifique de l'État.» L'éventualité d'une
prise de pouvoir par la violence est bien envisagée, mais
Bakounine indique que Lassalle choisit l'action légale. Pour
cela il organisa un parti dont l'objectif était «l'agitation
pacifique dans tout le pays pour conquérir le droit d'élire
au suffrage universel les députés et les pouvoirs
publics.» (IV, 344).
Bakounine fait évidemment une erreur en identifiant les
programmes de Lassalle et de Marx. Il omet en tout cas de dire que
le premier ne reconnaissait pas à l'État la qualité
d'instrument de domination d'une classe sur l'autre, ce qui n'est
pas le cas de Marx. L'État selon Lassalle est une structure
neutre, au-dessus des classes, un instrument d'éducation
de la société humaine qui la fait avancer progressivement
vers la liberté. Il aurait suffi d'établir le suffrage
universel pour que l'État bourgeois se transformât
en État populaire. Le suffrage universel est la clé
de l'émancipation ouvrière. Bakounine commet une erreur
en attribuant la paternité de la notion d'État populaire
libre à Marx, qui, au contraire, l'a violemment critiqué.
Après la mort prématurée de Lassalle, Marx
écrivit qu'il avait «démontré»
à ce dernier que c'était un non-sens «de croire
que l'État prussien puisse entreprendre une action socialiste
directe». Marx se plaint également que Lassalle ait
«plagié sans vergogne» ses ouvrages et raille
les illusions que celui-ci s'était faites concernant la promesse
de Bismarck d'accorder le suffrage universel et «quelques
charlataneries socialistes» (30).
Lassalle était en outre persuadé que Bismarck avait
besoin de s'appuyer sur les masses pour réaliser son programme
de lutte contre le particularisme et pour unifier l'Allemagne :
il espérait en retour négocier avec l'État
des mesures socialistes. Dans un sens Bismarck avait effectivement
besoin des masses ou, d'une façon générale,
de l'opinion publique, mais pas de leurs organisations, et il s'y
entendait en maître pour passer par-dessus leur tête.
Bakounine montre d'ailleurs, à titre d'exemple, que l'Union
nationale des libéraux cessa tout simplement d'exister après
1866 parce que le chancelier lui avait coupé l'herbe sous
les pieds (Cf. IV, 342) en instituant le système représentatif.
Il est donc faux de dire que «le programme de Lassalle ne
se distingue en rien de celui de Marx, que Lassalle reconnaissait
comme étant son maître» (IV, 345), même
s'il reprend ses «conceptions fondamentales de l'évolution
politique et sociale de la société moderne».
Il est exact que Lassalle se réclamait de Marx, mais le maître
était beaucoup plus réticent à reconnaître
l'élève. La confusion entre les points de vue des
deux hommes s'explique par la discrétion des critiques de
Marx à l'encontre de Lassalle du vivant de celui-ci. Marx
en effet, exilé à Londres, dépendait de Lassalle
pour la publication et la diffusion de ses œuvres en Allemagne,
et également, à l'occasion, pour lui emprunter de
l'argent. Bakounine souligne d'ailleurs que «la protestation
que M. Marx a émise après la mort de Lassalle, dans
la préface du Capital, n'en paraît que plus étrange.»
(C'est Bakounine qui souligne.) Mais l'auteur du Manifeste ne se
privait pas de critiquer le fondateur de l'ADAV dans sa correspondance
avec Engels ou avec Kugelmann : on y trouve des monuments de rancœur.
Ce qui pourtant ressort avec le plus d'évidence, ce sont
les plaintes constantes de Marx qui reproche à Lassalle de
lui avoir volé ses idées : «Protestation vraiment
singulière, raille Bakounine, de la part d'un communiste
qui prône la propriété collective et ne comprend
pas qu'une idée, une fois exprimée, n'appartient plus
à personne.» (IV, 345.) L'identité entre le
programme de Marx et celui de Lassalle, nettement affirmée,
consiste, à en croire Bakounine, en l'émancipation
du prolétariat «par le seul et unique moyen de l'État».
Les relations que Lassalle entretient avec Bismarck constituent,
aux yeux de Bakounine, l'illustration parfaite de la théorie
des «communistes autoritaires» qui «attire et
englue ses partisans, sous prétexte de tactique, dans des
compromis incessants avec les gouvernements et les différents
partis politiques bourgeois» (IV, 348). Bakounine perçoit
parfaitement que c'est l'hostilité commune des deux hommes
envers la bourgeoisie libérale qui les a rapprochés,
mais il récuse catégoriquement la thèse selon
laquelle Lassalle se serait laissé acheter par Bismarck:
«Nous sommes profondément convaincus que Lassalle était
si honnête et si fier que pour rien au monde il n'aurait trahi
la cause du peuple (31)» (IV, 348).
Le rapprochement entre Bismarck et Lassalle résulte, selon
Bakounine, du «programme politico-social» de ce dernier,
c'est-à-dire «la théorie communiste que M. Marx
avait créée»... Le raccourci dans l'argumentation
de Bakounine semble audacieux. Il est évidemment faux d'affirmer
que c'est la théorie de Marx qui est responsable du rapprochement
de Lassalle et de Bismarck : Marx avait au contraire fulminé
contre son rival en apprenant la chose, et avait écrit à
Kugelmann que Lassalle avait trahi. A l'Association des travailleurs
allemands de Lassalle, Marx opposait le prolétariat français,
qui, malgré son proudhonisme, n'a «pas un instant caressé
l'idée de vendre pour un plat de lentilles son honneur historique>>
(32). Bakounine cependant cherche simplement à mettre en
relief, au-delà des divergences, le dénominateur commun
qui peut lier Lassalle et Bismarck, et ce dénominateur commun,
c'est l'État.
Ce ne sont pas des raisons sordides qui ont poussé Lassalle
à négocier avec le chancelier, mais une réflexion
politique approfondie sur la «situation objective»,
pourrait-on dire en employant une expression qui fera recette. Quelle
analyse Bakounine attribue-t-il à Lassalle ?
— Les Allemands eux-mêmes ne croyant pas à la
révolution, le seul moyen de parvenir au socialisme est l'État
: or, à sa tête se trouve Bismarck. Qui donc est capable
de le remplacer ? Les libéraux et les démocrates progressistes
étaient vaincus. Le «parti purement démocrate»,
qui prit par la suite le nom de Parti du peuple, n'avait aucune
influence en Allemagne du Nord et était favorable à
l'Autriche en Allemagne du Sud. Il faut donc chercher d'autres alliances,
il faut gagner la sympathie «des gens qui sont ou pourront
être à la tête de l'État». Ainsi
se trouve dévoilé le système d'alliances de
Lassalle, qui n'est pas du tout le même que celui de Marx
ou Engels. Ce dernier craignait que Lassalle «ne travaille
actuellement tout à fait pour le compte de Bismarck»
(33). Le propos est curieux lorsqu'on se rappelle qu'il dira plus
tard: Bismarck travaille pour nous.
— Lassalle, dit Bakounine, méprisait la bourgeoisie
allemande, «aussi ne lui était-il pas possible de conseiller
aux ouvriers de se lier avec quelque parti bourgeois que ce fût»
(IV, 351). Or, au contraire de Marx, qui «est invariablement
dans l'action un incorrigible rêveur», Lassalle était
avant tout «doué d'un instinct et d'un sens pratique
qui manquent à M. Marx et à ses adeptes».
— Par ailleurs, Bismarck a prouvé depuis 1848 «qu'il
était l'ennemi, un ennemi méprisant, de la bourgeoisie»
; il n'est «ni un fanatique ni un esclave du parti féodal
auquel il appartient par ses origines et son éducation et
dont il rabat l'orgueil en se servant du parti vaincu (...) des
libéraux, des démocrates, des républicains
et même des socialistes bourgeois, tout en s'efforçant
de le réduire définitivement sur le plan de l'État
à un seul dénominateur commun».
Tels sont les éléments qui justifient, selon Bakounine,
le rapprochement de Lassalle et de Bismarck, rapprochement qui serait
par ailleurs motivé par le sens pratique du premier et fondé
en théorie sur les idées de Marx et le programme qu'il
a développé dans le Manifeste: les communistes, dit
Bakounine, «créeront une Banque d'État unique
qui concentrera entre ses mains la totalité du commerce,
de l'industrie, de l'agriculture et même la production scientifique,
tant que la masse du peuple sera divisée en deux armées
: l'armée industrielle et l'armée agricole, sous le
commandement direct des ingénieurs de l'État qui formeront
une nouvelle caste politico-savante privilégiée»
(IV, 349) (34).
Si Bakounine pouvait ne pas avoir connaissance des critiques formulées
en privé par Marx contre Lassalle, il avait néanmoins
suffisamment d'éléments en main pour discerner les
divergences de point de vue entre les deux hommes, en particulier
en matière d'alliances. Le révolutionnaire russe perçoit
parfaitement que Lassalle excluait totalement une alliance avec
la bourgeoisie, alors que Marx «a constamment poussé
et continue de pousser le prolétariat aux compromis avec
les radicaux bourgeois». Il ne s'agit pas là d'upe
interprétation abusive de Bakounine. Le souvenir de la révolution
de 1848-1849 est encore vivace, mais aussi les agissements plus
récents de Marx et d'Engels. C'est délibérément
que Bakounine évacue cette divergence importante de point
de vue, entre Marx et Lassalle, en matière d'alliance, le
recours à l'État étant à ses yeux un
élément beaucoup plus important (35).
Le fondement historique de ce que Bakounine appelle «compromis»
est exposé dans une lettre à Bernstein où Engels
explique les conditions de l'accession au pouvoir des socialistes
: il faut «que tous les partis intermédiaires arrivent
les uns après les autres au pouvoir et s'y ruinent. Et c'est
alors que ce sera notre tour (36).» Engels ne semble pas envisager
que le parti social-démocrate puisse également se
«ruiner» au pouvoir. Tant qu'une fraction de la bourgeoisie
représentera une force progressiste par son rôle, le
mouvement socialiste ne pourra pas accéder au pouvoir. C'est
pour cela sans doute qu'Engels s'exclame : «Le vrai malheur
de tout l'actuel mouvement bourgeois en Allemagne, c'est précisément
que tous ces gens forment tout autre chose qu'"une masse réactionnaire"».
On en vient donc sans cesse à la théorie des phases
d'évolution successives, qu'on ne pouvait pas «abolir
par décret», mais dont on pouvait «abréger
la période de la gestation et adoucir les maux de leur enfantement
(37)».
Ainsi peut-on s'allier avec les fractions progressistes de la bourgeoisie,
celles qui ont encore un rôle historique à jouer, leur
permettre d'accéder au pouvoir afin qu'elles y épuisent
plus rapidement leurs contradictions, abrégeant les délais
d'accession du prolétariat au pouvoir. C'est précisément
ce que fit Marx pendant les premiers mois de la révolution
de 1848, en dissolvant la Ligue des communistes et en portant toute
son activité vers la bourgeoisie libérale, en subordonnant
l'action du mouvement ouvrier allemand au programme de la révolution
bourgeoise. Le soutien du mouvement ouvrier à la bourgeoisie
n'était, selon les termes du Manifeste, que le «prélude
immédiat de la révolution prolétarienne».
Si Bakounine saisit bien l'essentiel de ce qui différencie
la théorie des alliances de Lassalle et de Marx, on doit
conclure que ce n'est pas seulement un manque d'information qui
le pousse à amalgamer la politique des deux hommes. Pascal
disait que pour comprendre la pensée d'un homme, il faut
voir «par quel côté il envisage la chose».
Il convient donc de mettre en relief, par-delà les divergences,
le dénominateur commun qui peut exister entre Marx et Lassalle,
du point de vue de Bakounine.
La critique bakouninienne de la social-démocratie allemande
consiste pour une bonne part à contester la pratique d'alliances
politiques contre-nature. C'est en cela que Marx et Lassalle sont
assimilés, le premier pour son alliance avec la bourgeoisie
libérale, le second pour son alliance avec l'État
(38). Dans les deux cas, l'objectif est la conquête de l'État,
l'action parlementaire le moyen. Or, Bakounine répète
constamment que l'engagement de la classe ouvrière dans l'action
parlementaire impose inévitablement au mouvement ouvrier
des alliances qui le conduiront à édulcorer son programme
et finalement à s'intégrer dans le jeu des institutions
créées par la bourgeoisie. Le parlement est précisément
le lieu où se réalisent ces alliances. Marx, Engels
et Lassalle sont persuadés que la classe ouvrière
est la classe la plus nombreuse, et que par conséquent elle
deviendra inévitablement majoritaire lorsque les conditions
institutionnelles seront remplies, lorsqu'une démocratie
représentative sera instaurée. Bakounine dénonce
cette double illusion : il ne considère pas comme un fait
déterminant que la classe ouvrière soit ou non la
plus nombreuse ; il n'imagine à aucun moment que le système
représentatif, dont les règles sont établies
par la classe dominante et par l'État, puisse assurer la
domination d'une autre classe.
X.
L'AIT EN ALLEMAGNE
Outre le fait qu'ils pouvaient utiliser le Conseil général,
les «marxistes» s'appuyaient à l'origine sur
l'A.I.T. anglaise, sur les Allemands et sur la section genevoise.
Or l'A.I.T. anglaise, constituée tardivement, non seulement
vit ses effectifs rapidement décroître mais s'opposa
à Marx après la Commune de Paris. L'A.I.T. allemande
ne représenta jamais grand chose. Quant à la section
genevoise elle était, comme dit Bakounine, engluée
dans les compromis électoraux avec les radicaux bourgeois.
Ainsi, lorsque Marx décida d'exclure les anarchistes, il
était singulièrement démuni d'atouts, mis à
part son contrôle sur l'appareil de l'organisation. Ainsi
s'expliquent les méthodes contestables employées :
falsification de mandats, délégués non convoqués
etc. Les mêmes méthodes subsistèrent après
l'exclusion des anarchistes. A l'occasion du congrès de Genève
(1873) qui suivit celui de la Haye, Becker écrivit : «...
j'avais, pour donner plus de prestige au Congrès par le nombre
de ses membres, et pour assurer la majorité à la bonne
cause, fait surgir de terre, en quelque sorte, treize délégués
d'un seul coup. (39)»
Le développement de l'Internationale en Allemagne fut à
l'origine essentiellement le fait de ce même Becker, un vieux
révolutionnaire de 1848. Il avait organisé en 1865
un congrès des communautés dissidentes des associations
lassalliennes et dénoncé la politique de soutien à
l'État militaire prussien. C'est à partir du noyau
le plus actif de ces communautés que fut constitué
l'A.I.T. A une époque où Bebel et Liebknecht étaient
occupés à organiser un mouvement anti-prussien en
Allemagne du Sud, Becker avait réussi à créer
des sections de l'Internationale dans les milieux d'opposition à
Schweitzer, le chef de file des lassalliens. Bebel et Liebknecht,
pendant ce temps, tentaient de constituer avec les démocrates
bourgeois un parti national et légal. Marx, de loin, poussait
les deux hommes à construire leur parti tout en leur reprochant
de ne pas travailler au développement de l'A.I.T.
Becker, bien que dans l'ensemble d'accord avec Marx, s'opposait
à lui parce qu'il préconisait d'organiser les fédérations
de l'A.I.T. par secteur linguistique plutôt que national,
et voulait leur donner une forme syndicale, conceptions fortement
suspectes d'anarchisme. A ce sujet Marx écrivit à
Engels: «Tu constateras que le vieux Becker ne peut s'empêcher
de faire l'important. Son système d'organisation par groupes
linguistiques démolit tous nos statuts et leur esprit, et
transforme notre système tout naturel et rationnel en une
méchante construction artificielle, fondée sur des
liens linguistiques au lieu de liens réel que forment les
États et les nations. (40)»
Le fait que des hommes en lutte et parlant la même langue
puissent s'organiser et communiquer, indépendamment de l'existence
de frontières nationales, est donc qualifié de «construction
artificielle», tandis que les États constituent des
liens réels. Le problème réel que soulève
Marx est en fait celui des finalités de l'organisation :
les conceptions de Becker interdisent la participation du prolétariat
aux institutions parlementaires des États (41).
L'organe central des sections de langue allemande de l'A.I.T.,
le Vorbote, paraissait à Genève. Grâce à
lui Becker influençait les sections en Allemagne, en Suisse,
aux États-Unis. L'A.I.T. restait clandestine en Allemagne
mais elle fut, pour la diffusion des idées socialistes, un
ferment qui contrastait avec l'activité des organisations
strictement «politiques» dont les chefs se compromettaient
dans des tentatives tous azimuts de constituer une force électorale.
La section allemande fut représentée au congrès
de Genève en 1866, et malgré la faiblesse de ses effectifs,
les nouvelles du développement de l'Internationale dans les
autres pays suscitait l'intérêt des travailleurs, si
bien que Liebknecht et Schweitzer firent connaître leur sympathie
à l'égard de l'Association. Liebknecht et ses amis
donnèrent leur adhésion aux principes de l'A.I.T.
au congrès de Nuremberg.
En août 1869 à Eisenach, le nouveau parti social-démocrate
s'affilia théoriquement à l'A.I.T. et se déclara
section allemande, «dans la mesure où les lois d'association
le permettent». Les lois allemandes, en effet, interdisaient
toute affiliation à une organisation étrangère.
Le parti d'Eisenach recommanda donc les adhésions individuelles
à l'Internationale. Premier grand parti ouvrier électoraliste,
le parti social-démocrate se développa considérablement
et l'organisation antérieure de l'A.I.T. en Allemagne déclina.
Les sections créées par Becker furent vidées
de leur substance. En 1872, on trouve encore dans la correspondance
d'Engels un écho du débat avec le vieux révolutionnaire.
C'est à peine si celui-ci n'est pas traité de radoteur
qui a «toujours en tête les idées d'antan sur
l'organisation, celles qui appartiennent à 1848». Cette
lettre d'Engels à T. Cuno est étonnante. L'auteur
raille Becker et ses manies de conspirateur, comme si ce n'était
là qu'une survivance du passé : «de petites
sociétés, dont les chefs gardent entre eux une liaison
plus ou moins systématique pour donner une direction commune
à l'ensemble, à l'occasion un peu de conspiration...»
Surtout, Becker est attaqué parce qu'il préconise
que l'autorité centrale de l'A.I.T. allemande ait son siège
«en dehors de l'Allemagne». Mais l'organisation de l'Internationale,
dit Engels, est trop vaste pour conserver le mode préconisé
par BecRer, elle est «trop puissante et a trop d'importance
par elle-même pour qu'elle puisse reconnaître la direction
de la section mère genevoise ; les ouvriers allemands tiennent
leurs congrès et élisent leurs propres directions».
En d'autres termes Engels oppose aux méthodes «conspiratrices»
de Becker l'action légale du parti. Mais il se garde de dire
que les méthodes conspiratrices ne sont justifiées
que parce que l'A.I.T. est précisément interdite en
Allemagne, et il ne se demande pas si le développement de
l'A.I.T. dans ce pays ne représentait pas pour le pouvoir
un danger bien plus grand que celui du parti social-démocrate
qui, théoriquement affilié, n'avait avec l'Internationale,
aux dires mêmes d'Engels, qu'un rapport purement platonique:
«il n'y a a jamais eu de véritable adhésion,
même pas de personnes isolées (42)»
La section allemande de l'A.I.T. ne fut plus représentée
dans les congrès que par le parti social-démocrate
et ses dirigeants qui, occupés exclusivement de politique
intérieure, se désintéressèrent totalement
de la question. Parti politique national bâti sur le même
moule que les partis bourgeois, recrutant indifféremment
dans toutes les classes de la société, jouant le jeu
des institutions, la social-démocratie allemande ne se souciait
plus d'obligations devenues pour elle théoriques. Dangeville
essaie, sans conviction, de dédouaner les dirigeants socialistes
allemands en suggérant qu'ils étaient «moins
soucieux de l'adhésion formelle des militants à l'Internationale
parce que l'organisation du parti fonctionnait correctement en Allemagne,
et ce d'après les principes et les statuts de l'Internationale
(sic)» (43). Dangeville suggère tout de même
que les dirigeants allemands «eussent dû (...) opposer
plus de résistance au gouvernement bismarckien interdisant
les liaisons internationales». On peut s'interroger sur cette
section d'une organisation internationale qui fonctionne «correctement»
d'après les principes de cette internationale, tout en se
désintéressant des questions internationales.
XI.
SUR LES TRAVAILLEURS ALLEMANDS ET SLAVES D'AUTRICHE
La social-démocratie allemande, on l'a deviné, constitue
pour Bakounine un véritable anti-modèle. Cependant,
il ne confond jamais les dirigeants de organisations ouvrières
et le mouvement ouvrier lui-même. Jamais il n'a eu un mot
désobligeant à l'égard du prolétariat
allemand, pour qui il éprouve une sympathie sincère
: «Je respecte profondément ce prolétariat parce
qu'il n'est aucunement solidaire de cette chose déplaisante
qu'on appelle la civilisation de l'Allemagne. Il ne participe à
aucun de ses avantages, ni à ses crimes ni à ses hontes,
il en est au contraire la première victime.» (III,
10.) Et l'anarchiste ajoute: «Tout l'avenir humain de l'Allemagne
est en lui.»
Bakounine rend hommage à ce prolétariat qui, seul,
a eu le courage de protester pendant que «toute l'Allemagne
nobiliaire, bourgeoise, littéraire, artistique et savante
célébrait les triomphes homicides et liberticides
de son empereur» — allusion à la guerre de 1870.
On retrouve plusieurs fois dans ses écrits, l'hommage à
ceux des dirigeants social-démocrates qui se sont opposés
à la guerre : «J'aime à reconnaître que,
dans cette occasion, ses chefs, pour lesquels, on le sait, je n'ai
qu'une sympathie très médiocre, se sont aussi noblement
conduits que lui-même. Ils ont payé de leur liberté
leurs courageuses réclamations.»
Le prolétariat allemand n'a pas contribué à
la fondation de l'empire prusso-germanique. Le cours pris par le
mouvement ouvrier des pays germaniques n'était sans doute
pas inévitable. L'action des dirigeants socialistes a été
déterminante dans les orientations que Bakounine condamne
sévèrement. Préfigurant un débat bien
postérieur, la crise du socialisme allemand est, pour le
révolutionnaire russe, surtout une crise de la direction
du mouvement ouvrier allemand. La preuve en est dans un événement
qui a beaucoup marqué l'anarchiste : le 2 août 1868
les ouvriers rassemblés à Vienne rejettent devant
des délégués du Volkspartei allemand —
dont Liebknecht — la politique nationale de ce parti et adoptent
des positions qui apparaissent à Bakounine comme nettement
internationalistes. Bakounine loue ces ouvriers qui ont refusé,
«malgré les exhortations des patriotes autrichiens
et souabes, de se ranger sous la bannière pangermanique»
(IV, 240). En effet, ils «estiment avec raison qu'ils ne peuvent,
en tant qu'ouvriers autrichiens, arborer aucun drapeau national,
attendu que le prolétariat d'Autriche est composé
des races les plus diverses : Magyars, Italiens, Roumains, surtout
Slaves et Allemands : et que, pour cette raison, ils doivent chercher
une solution pratique à leurs problèmes au dehors
de l'État dit national.» (IV, 240-241.) Ces positions
étaient de toute évidence en contradiction avec celles
de Marx. Bakounine en revanche, pouvait à juste titre y voir
un premier pas vers ses propres conceptions.
«Encore quelques pas dans cette direction et les travailleurs
autrichiens comprendront que l'émancipation du prolétariat
est absolument impossible dans quelque État que ce soit et
que la première condition de cette émancipation est
la destruction de tout État; or, cette destruction n'est
possible que par l'action concertée du prolétariat
de tous les pays, dont la première preuve d'organisation
sur le terrain économique est précisément le
but de l'Association internationale des travailleurs.» (IV,
241.)
En suivant cette ligne de conduite, les travailleurs allemands
d'Autriche se feraient les promoteurs de leur propre émancipation,
mais aussi de celle de toutes les masses populaires non allemands
d'Autriche, y compris les Slaves, qui, sur de telles bases, auraient
tout intérêt à rallier l'organisation des travailleurs
allemands. Malheureusement, dit Bakounine, cette évolution
a été cassée par «la propagande germano-patriotique
de M. Liebknecht et autres démocrates socialistes»
qui se sont efforcés de «détourner le sûr
instinct social des travailleurs autrichiens de la révolution
internationale et de l'aiguiller vers l'agitation politique en faveur
d'un État unifié, qualifié par eux d'État
populaire...»
Dans ces conditions, Bakounine ne saurait encourager les travailleurs
slaves — ni même les travailleurs allemands, d'ailleurs
— à rejoindre l'organisation social-démocrate.
Ce serait, de la part des ouvriers slaves, se mettre volontairement
sous le joug allemand et participer à la constitution d'un
État allemand, qui est nécessairement opposé
aux intérêts des Slaves.
«Nous nous emploierons, au contraire de toutes nos forces
à détourner le prolétariat slave d'une alliance
avec ce parti, nullement populaire, mais par sa tendance, ses buts
et ses moyens, purement bourgeois et, au surplus, exclusivement
allemand, c'est-à-dire mortel pour les Slaves.» (IV,
241.)
Bakounine ne préconise pas que les travailleurs slaves se
détournent des ouvriers allemands, mais de leurs organisations
et de leurs chefs, qui sont essentiellement des bourgeois. Ils doivent
au contraire se lier d'autant plus étroitement à l'Association
internationale des travailleurs, dont le programme social-démocrate
prend littéralement le contre-pied.
Le point de vue de Bakounine, motivé par des considérations
tout à fait pratiques, est la conséquence d'une observation
de la situation extrêmement complexe du prolétariat
multinational d'Autriche. Dans toutes les villes de l'empire, dit-il,
où la population slave est mêlée à la
population allemande, les travailleurs slaves «prennent la
part la plus active à toutes les manifestations d'ordre général
du prolétariat. Mais dans ces villes, il n'existe pour ainsi
dire pas d'autres associations ouvrières en dehors de celles
qui acceptent le programme des démocrates socialistes d'Allemagne,
si bien que pratiquement, les travailleurs slaves entraînés
par leur instinct révolutionnaire socialiste, sont enrôlés
dans un parti dont le but évident et hautement proclamé
est de former un État pangermanique, c'est-à-dire
une immense prison allemande.» (IV, 247.)
Les travailleurs slaves sont donc placés devant l'alternative
suivante :
1.— A l'exemple des travailleurs allemands, «leurs
frères par la condition sociale, par la communauté
de sort». ils adhèrent à un parti qui leur promet
un État, allemand, certes, mais «foncièrement
populaire, avec tous les avantages économiques possibles
au détriment des capitalistes et des possédants et
au profit du prolétariat».
2.— Ou alors, entraînés par la propagande patriotique
slave, ils rallient le parti «à la tête duquel
se trouvent leurs exploiteurs et leurs oppresseurs quotidiens, bourgeois,
fabricants, négociants, spéculateurs, jésuites
en soutane et propriétaires d'immenses domaines...»
Ce parti leur promet une «prison nationale, c'est-à-dire
un État Slave».
Sans hésiter, Bakounine indique que s'il n'y a pas d'autre
solution, les travailleurs slaves doivent choisir la première:
«même s'ils font fausse route, ils partagent le sort
commun de leurs frères de travail, de convictions, d'existence,
allemands ou non, peu importe.» Dans l'autre cas, on les oblige
à considérer comme des frères leurs bourreaux
avoués. «Ici, on les trompe, là on les vend.»
Cette illustration du point de vue de Bakounine sur la question
de la multinationalité des travailleurs de l'empire autrichien
est intéressante parce qu'elle montre une fois de plus la
priorité que donne le révolutionnaire russe au critère
de classe sur le critère national : on se souvient en effet
qu'il avait également affirmé que même si le
«programme allemand» dominait dans l'Internationale,
et si le Conseil général, s'appuyant sur la social-démocratie
allemande, excluait ceux qui s'opposent à ce programme, les
travailleurs exclus ne devraient pas ménager leurs efforts
pour soutenir les ouvriers allemands s'ils étaient en lutte.
L'histoire des trente années qui ont suivi ces réflexions
de Bakounine a largement démontré la légitimité
de ses inquiétudes. Elle a en tout cas confirmé la
capacité de Bakounine à prévoir les conséquences
de la situation dans laquelle se trouvait le mouvement ouvrier autrichien.
Georges Haupt, dans Les marxistes et la question nationale, montre
que la croissance du mouvement ouvrier en Cisléithanie à
la fin du XIXe siècle s'était accompagnée d'un
accroissement des tensions nationales dans ses rangs. Citant un
rapport de police, il commente: «C'est au prix de grandes
difficultés que le parti social-démocrate parvient
à surmonter les divergences nationales en son sein.»
Les nouvelles recrues, les ouvriers d'industrie, «subissent
davantage la force d'attraction qu'exerce la dynamique nationale
qu'elles ne sont sensibles aux objectifs unitaires de la social-démocratie.
D'autant plus que cette dernière s'avère incapable
de continuer à mener de front la lutte pour la réalisation
de leurs aspirations sociales et de leurs aspirations nationales.»
Georges Haupt indique qu'au milieu des années quatre-vingt-dix,
les fractions gagnées au nationalisme s'étoffent considérablement
: trente pour cent des ouvriers organisés tombent sous l'influence
des organisations nationalistes, allemandes ou tchèques.
Des rivalités sociales apparaissent entre ouvriers qualifiés
allemands et manœuvres issus des nationalités. Ces rivalités
se prolongent dans les rapports entre organisations socialistes
des diverses nationalités et créent des attitudes
de supériorité des Allemands par rapport aux Tchèques,
des Polonais par rapport aux Ruthènes, des Italiens par rapport
aux Slovènes. «Les divergences persistantes entre les
syndicats allemands et tchèques débouchent en 1910
sur une rupture ouverte qui marque la victoire des tendances séparatistes
du mouvement ouvrier tchèque.»
Par ailleurs, l'ouvrier allemand d'Autriche, ajoute Haupt, qui
se sent menacé dans ses privilèges et dans sa position
hégémonique dans le mouvement ouvrier, succombe aux
tendances nationalistes manifestes dans le parti socio-démocrate
:
«Dévoilée devant l'opinion socialiste internationale,
l'ampleur des pressions nationalistes à l'intérieur
du mouvement autrichien, de "la petite Internationale",
provoque des surprises et la consternation (44).»
Les craintes et les mises en garde de Bakounine se sont trouvées
largement fondées. Cette évolution catastrophique
pour le mouvement ouvrier de l'empire d'Autriche peut certes être
mise sur le compte du développement économique et
culturel inégal des nationalités. Bakounine était
le dernier à ignorer ces inégalités, puisque
c'est précisément sur cette constatation qu'il affirmait
que l'AIT, dans une première phase, ne devait pas établir
un programme politique obligatoire, afin de ne pas diviser les travailleurs
qui se trouvaient à des niveaux très différents
de condition de vie et de conscience politique. Il pensait que la
pratique des luttes et les impératifs de la solidarité
internationale, dont on a vu qu'elle était à l'époque
une réalité et une des principales causes d'expansion
de l'AIT, créerait nécessairement le besoin d'un programme
politique global, mais que celui-ci ne pouvait être que le
résultat de l'élaboration collective à l'intérieur
de l'organisation. Certaines formes d'organisation engendrent nécessairement
certaines formes de pratique. L'organisation de type social-démocrate,
affirme Bakounine, ne peut pas, par sa nature même, malgré
ses proclamations, favoriser ni pratiquer la solidarité internationale
des travailleurs (45).
Entre l'alternative : adhérer à la social-démocratie
allemande ou aux partis nationalistes bourgeois, Bakounine propose
un troisième terme. «La voie et l'organisation fédérale
d'associations d'ouvriers industriel et agricoles basées
sur le programme de l'Internationale.» Rétrospectivement,
on peut bien sûr se demander : cela aurait-il changé
grand-chose ? Mais si une solution existait, c'était peut-être
celle-là qu'il fallait mettre en œuvre.
1. ... dont nos «socialistes-caviar» d'aujourd'hui constituent
le plus récent avatar...
2. Kropotkine, Autour d'une vie, Stock, p. 286.
3. Pour Bakounine l'État est une création historique,
donc transitoire, qui répond à certains besoins à
un moment donné de l'évolution des sociétés
humaines mais qui est amené à être remplacé
par un autre type d'organisation. La période «étatique»
de l'histoire de l'humanité a vu se succéder différentes
formes d'État, de même que dans la période qui
lui est contemporaine il en recense quatre formes principales, correspondant
à des contextes sociaux, économiques, géopolitiques
particuliers: l'État catholique-romand, l'État anglo-saxon
protestant, l'État oriental (byzantino-tatare) et l'État
«de type nouveau», allemand. (Cf. l'Empire knouto-germanique,
VIII, 384, fragments.)
4. Écrit contre Marx III.
5. Grève des bronziers parisiens en février 1867,
collectes organisées par l'AIT ; grève des tisserands
et fileurs de Roubaix, mars 67 ; grève du bassin minier de
Fuveau, Gardanne, Auriol, La Bouillasse, Gréasque, avril
1867-février 1868, adhésion des mineurs de Fuveau
à l'AIT ; l'essentiel de l'activité des sections françaises
consistera à partir de 1867 à soutenir ces grèves
et en actions de solidarité pour épauler les grèves
à l'étranger.
En Belgique, grève des mineurs de Charleroi, réprimée
durement par l'armée et qui entraîne un renforcement
de l'AIT ; grève des tisserands de Verviers qui veulent conserver
leur caisse de secours dans l'AIT ; grève des voiliers à
Anvers. L'AIT soutiendra les grévistes par des fonds. Toute
la partie industrialisée de la Belgique est touchée
par l'AIT.
A Genève, grève des ouvriers du bâtiment, déclenchée
dans une période favorable de plein emploi, bien conduite,
qui se termine avec succès. Solidarité internationale
efficace. Un délégué au congrès de l'AIT
à Bruxelles déclara : «Les bourgeois, bien que
ce soit une république, ont été plus méchants
qu'ailleurs, les ouvriers ont tenu bon. Ils n'étaient que
deux sections avant la grève, maintenant ils sont vingt-quatre
sections à Genève renfermant 4 000 membres.»
6. Introduction aux Luttes de classes en France.
7. Marx, Œuvres, La Pléiade, III, pp. 390-397.
8. Engels, La Guerre des paysans en Allemagne, éditions
sociales, pp. 38-39.
9. Engels, in Écrits militaires, L'Herne, p. 562.
10. Bakounine était sans doute loin d'imaginer alors l'incroyable
imagination dont les gouvernants ont fait preuve jusqu'à
aujourd'hui dans ce domaine...
11. Cité par A.J.P. Taylor, Bismarck, Hamish Hamilton ed.
p. 162.
12. On pourrait plus justement dire que la grosse artillerie qui
abat les murailles de Chine assure le bon marché des produis...
13. Depuis, le «libéralisme» économique
— qui aujourd'hui n'est appliqué nulle part, en aucune
manière — est devenu un mythe dont se servent les tenants
du système pour garantir leurs marges de profit.
14. La critique bakouninienne du pouvoir dans la démocratie
représentative se situe dans la continuité des réflexions
de Tocqueville qui, avant le révolutionnaire russe, avait
perçu la dynamique de l'État moderne et pressenti
que celui-ci instaurerait un type de domination inédit, un
despotisme nouveau: «Un peuple composé d'individus
presque semblables et entièrement égaux, cette masse
confuse reconnue pour le seul souverain légitime, mais soigneusement
privée de toutes les facultés qui pourraient lui permettre
de diriger et de surveiller elle-même son gouvernement. Au-dessus
d'elle, un mandataire unique, chargé de tout faire en son
nom sans la consulter.» (L'Ancien Régime et la Révolution,
Gallimard, I, 213.) on croirait presque lire du Bakounine : Tocqueville
définit ici précisément ce que l'anarchisme
n'est pas. Dans De la Démocratie en Amérique, Tocqueville
évoque ces citoyens qui doivent «choisir de temps à
autre les représentants de ce pouvoir ; cet usage si important,
mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n'empêchera
pas qu'ils ne perdent peu à peu la faculté de penser,
de sentir et d'agir par eux-mêmes...» (Ibidem, II, 326.)
15. Bakounine critique souvent le formalisme juridique d'Engels
pour lequel il va de soi que si une majorité de la population
décide des mesures qui vont contre les intérêts
du grand capital, celui-ci respectera le verdict populaire parce
que c'est la loi. Il revient à Bakounine le mérite
d'avoir montré que la démocratie en régime
capitaliste ne fonctionne que si elle maintient la pérennité
du système.
16. En fait c'est surtout à la social-démocratie
allemande que sa critique s'en prend. Bakounine n'a pas les informations
suffisantes pour connaître les critiques que Marx et Engels
eux-mêmes font du légalisme des socialistes allemands.
17. Rappelons que la Suisse est le seul pays du continent avec
l'Allemagne à posséder un système représentatif.
L'analyse qu'en fait Bakounine ne peut donc concerner la France
du lendemain de la Commune, mais reste selon nous très en
dessous de la réalité pour la France d'aujourd'hui.
18. L'observation de Bakounine est particulièrement pertinente
encore aujourd'hui dans les démocraties occidentales, où
l'existence formelle d'un système représentatif constitue
en soi le critère absolu de la démocratie, un impératif
catégorique qui se saurait être remis en cause, quelle
que soit par ailleurs les pratiques qui montrent que la représentation
populaire n'a aucun pouvoir.
19. Notons que le capitalisme dans sa forme la plus développée
n'est pas du tout incompatible avec la petite production. au contraire:
ce sont les petites entreprises qui proportionnellement consacrent
les plus grandes sommes à la recherche-développement
et ce sont souvent elles qui se consacrent aux industries de pointe.
20. «Politique de l'Internationale», Bakounine, Le
socialisme libertaire, choix d'articles, Denoël-Gonthier, p.
176.
21. On a beau préciser que Bakounine a tendance à
confondre les positions de Marx avec celles de Lassalle, il reste
que les ouvriers allemands de Suisse faisaient l'objet, de la part
de Marx, de la plus grande sollicitude.
22. En 1892 Engels modulera la thèse marxienne sur le libre
échange : à cette date il réédite son
livre de 1842 sur la situation des classes laborieuses en Angleterre.
Il en fait une critique et suggère que le libre échange
n'est pas une catégorie définitive du capitalisme,
comme l'affirme le Manifeste, mais un accident de l'évolution
historique.
23. Cité par Arthur Lehning, IV, XXVII.
24. Ibidem. L'«écrit russe» dont il est question
est Étatisme et anarchie.
25. Le parti de classe,T. III, Maspéro, p. 97.
26. Le présent travail était achevé depuis
trois ans lorsque furent publiés les deux livres de Sonia
Dayan-Herzbrun : Mythes et mémoires du mouvement ouvrier,
Le cas Ferdinand Lassalle, et L'invention du parti ouvrier, tous
deux aux éditions L'Harmattan. Je n'ai rien modifié
de mon texte, mais les mises au point ont été faites
à l'occasion de mon émission mensuelle sur Radio Libertaire,
Le Magazine libertaire, lors de laquelle Sonia Dayan fut invitée
à parler de ses deux livres (4 novembre 1990).
27. Correspondance Marx-Lassalle éditée par S. Dayan-Herzbrun,
PUP, 1976. Lettre n° 696.
28. Ibidem, lettre n° 709.
29. De l'État, T. III.
30. Lettres à Kugelmann, éditions sociales, pp. 35-36.
31. Une étude mériterait d'être consacrée
à une comparaison des prises de positions respectives de
Bakounine et Lassalle, dans lesquelles on trouverait de nombreux
points communs. Notons simplement que Bakounine a parfaitement saisi
la personnalité de Lassalle .- Cf. Étatisme et anarchie,
IV, pages 343-349.
32. Marx, lettre du 6 février 1865. Correspondance, VIII
p. 144-145.
33. Lettres à Kugelmann, Éditions sociales, p. 36.
34. Si le programme exposé dans le Manifeste est un peu
raccourci par Bakounine, il n'est pas travesti : Marx en effet y
parle bien de «centralisation du crédit entre les mains
de l'État, au moyen d'une banque nationale à capital
d'État et à monopole exclusif», de «centralisation
entre les mains de l'État de tous les moyens de transport
et de communication», de «travail obligatoire pour tous»
et de «constitution d'armées industrielles, particulièrement
dans l'agriculture».
35. En réalité, Marx et Engels faisaient beaucoup
moins dans le culte de l'État que Bakounine veut bien le
dire. Ils ironisaient volontiers contre ceux qui fétichisaient
l'intervention étatique. Le commentaire d'Engels sur un de
ses proches, dans une lettre à Bebel, est révélateur:
«Il fait partie de ceux qui voient dans l'étatisation
du moindre truc une mesure à moitié socialiste ou
susceptible de préparer le socialisme». (La social-démocratie
allemande, collection 10/18, p. 168.) C'est sans doute l'insistance
lancinante des fondateurs du socialisme dit scientifique sur la
nécessité de la centralisation politique qui justifie
aux yeux de Bakounine la thèse d'un marxisme étatiste.
36. Lettre du 12-13 juin 1883, La Social-démocratie allemande,
10/18, p. 177.
37. Préface au Capital.
38. Il ne nous semble pas utile d'insister sur le rapprochement
de Lassalle avec Bismarck, ni d'en faire un «cheval de bataille»
de la critique du fondateur de l'ADAV. Ce rapprochement en effet
a été tardif, superficiel, il n'a consisté
qu'en discussions dont on ne peut pas affirmer qu'elles se sont
conclues par une «alliance». La personnalité
de Lassalle en outre exclut qu'il ait pu réellement envisager
de se compromettre avec Bismarck, ce que Bakounine a parfaitement
compris. En revanche le recours à l'État est, lui,
une constante dans la politique de Lassalle.
39. Lettre à Sorge, 22 septembre 1873, cite dans Socialisme
autoritaire ou libertaire, 10/18
40. Marx à Engels, 27 juillet 1869, Le parti de classe,
II, Maspéro, p. 153.
41. Kautsky, qui s'efforçait de ne pas «persister
dans le point de vue dépassé de Marx» sur la
question nationale, pressentira en 1896 que «la communauté
de langue constitue un lien bien plus solide que la communauté
d'action dans les luttes politiques». Cf. Claudie Weill, L'Internationale
et l'autre, les relations inter-ethniques dans la IIe internationale,
Arcantère éditions.
42. Marx, Engels, La social-démocratie allemande, 10/18,
p. 68.
43. Marx, Engels, La social-démocratie allemande, 10/18,
note 35, p. 352.
44. Cf. op. cit., pp. 32-38.
45. Sur l'extrême complexité des problèmes
auxquels se heurtait la social-démocratie autrichienne pour
tenter de résoudre le problème de son action dans
un État multinational, cf. Claudie Weill, L'Internationale
et l'autre, les relations inter-ethniques dans la IIe Internationale,
Arcantère Éditions.
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