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Origine http://kropot.free.fr/Berthier-surfranar.htm
L’opposition des anarchistes à la participation du
mouvement ouvrier à l’institution parlementaire se
fonde sur ce qu’ils considèrent comme le caractère
de classe de celle-ci ; sur sa fonction dans la société
capitaliste moderne ; sur le dévoiement du programme ouvrier
qu’entraînent les alliances contre-nature que cette
participation impose ; sur l'écart qui se creuse entre l'élu
et l'électeur ; enfin, sur la négation de la solidarité
internationale qui apparaît inévitablement.Il ne suffit
pas de dire que l’institution parlementaire impose au prolétariat
un jeu risqué : les principales objections viennent de ce
que la classe dominante elle-même n'hésite pas à
saborder la démocratie parlementaire lorsque ses intérêts
sont en cause.
La bourgeoisie ne joue pas le jeu ! La forme politique la plus
adaptée… Non seulement la démocratie représentative
est parfaitement adaptée aux exigences du capitalisme, elle
lui est aussi nécessaire. Cette forme d'État réunit
en effet deux conditions indispensables à la prospérité
de la grande production industrielle : la centralisation politique
et la sujétion du peuple-souverain à la minorité
qui le représente, qui en fait le gouverne et l’exploite.
Dans un régime qui consacre l’inégalité
économique et la propriété privée des
moyens de production, le système représentatif légitime
l’exploitation de la grande masse du peuple par une minorité
de possédants et par les professionnels de la parole qui
sont leur expression politique. Si le droit politique garanti par
le système représentatif permet au non-possédant
de participer en tant que citoyen à l'élection d’un
représentant, le droit économique lui permet de la
même façon de «choisir» son employeur.
La liberté du travailleur, dit Bakounine, est une liberté
théorique, fictive. Pourtant, «est-ce à dire
que nous, socialistes révolutionnaires, nous ne voulions
pas du suffrage universel, et que nous lui préférions
soit le suffrage restreint, soit le despotisme d’un seul ?
Point du tout. Ce que nous affirmons, c’est que le suffrage
universel, considéré à lui tout seul et agissant
dans une société fondée sur l’inégalité
économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu’un
leurre ; que, de la part des démocrates bourgeois, il ne
sera jamais rien qu’un odieux mensonge, l’instrument
le plus sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme
et de justice, au détriment des intérêts et
de la liberté populaires, l'éternelle domination des
classes exploitantes et possédantes.» (Bakounine, Stock,
IV 195) On ne saurait donc conclure de la critique anarchiste du
système représentatif à l’apologie du
«vide» politique, du «néant» et d’une
spontanéité transcendantale à partir desquels
les «masses» découvriraient de façon immanente
des formes politiques nouvelles et radicalement différentes.
La critique anarchiste de la démocratie représentative
n’est pas une critique de principe de la démocratie,
entendue comme participation des intéressés aux choix
concernant leur existence, mais une critique du contexte capitaliste
dans lequel elle est appliquée. La brutalité du rapport
entre les deux classes fondamentales de la société
est cependant tempérée d’abord par le fait qu’il
y a entre elles de nombreuses nuances intermédiaires imperceptibles
qui rendent parfois difficile la démarcation entre possédants
et non-possédants, mais aussi par l’apparition d’une
catégorie sociale nouvelle, que Bakounine appelle les «socialistes
bourgeois», et dont la fonction semble essentiellement de
promouvoir le système représentatif auprès
du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie, ces
«exploiteurs du socialisme», philanthropes, conservateurs
socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux,
intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier
comme tremplin et l’institution parlementaire comme instrument
pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire
une place. Le socialisme bourgeois corrompt le mouvement ouvrier
en «dénaturant son principe, son programme».
La démocratie représentative étant définie
comme la forme politique la plus adaptée à la société
capitaliste il convient de s’interroger sur l’opportunité
pour le prolétariat d’en accepter les règles,
sachant que «la révolution sociale n’exclut nullement
la révolution politique. Au contraire, elle l’implique
nécessairement, mais en lui imprimant un caractère
tout nouveau, celui de l'émancipation réelle du peuple
du joug de l'État.» (Bakounine, Stock, IV 198.)
La participation du mouvement ouvrier au jeu électoral ne
saurait toucher l’essentiel, c’est-à-dire la
suppression de la propriété privée des moyens
de production. La démocratie représentative n'étant
pour la bourgeoisie qu’un masque — elle s’en dessaisit
aisément au profit du césarisme, c’est-à-dire
la dictature militaire, lorsque cela est nécessaire —,
tout empiétement démocratiquement décidé
contre la propriété provoquera inévitablement
une réaction violente de la part des classes dominantes spoliées.
La participation à l’institution parlementaire, où
sont représentés des citoyens, non des classes, signifie
inévitablement la mise en œuvre d’alliances politiques
avec des partis représentant certaines couches de la bourgeoisie
modérée ou radicale. Bakounine déclare que
l’alliance entre un parti radical et un parti modéré
aboutit inévitablement au renforcement du parti modéré
au détriment du parti radical et à l'édulcoration
du programme du parti radical : «L’absurdité
du système marxien consiste précisément dans
cette espérance qu’en rétrécissant le
programme socialiste outre mesure pour le faire accepter par les
bourgeois radicaux, il transformera ces derniers en des serviteurs
inconscients et involontaires de la révolution sociale. C’est
là une grande erreur, toutes les expériences de l'histoire
nous démontre qu’une alliance conclue entre deux partis
différents tourne toujours au profit du parti le plus rétrograde
; cette alliance affaiblit nécessairement le parti le plus
avancé, en amoindrissant, en faussant son programme, en détruisant
sa force morale, sa confiance en lui-même ; tandis que lorsqu’un
parti rétrograde ment, il se retrouve toujours et plus que
jamais dans sa vérité.» (Lettre à La
Liberté,le 5 août 1872, éd. Champ libre, III,
166)
Sur les alliances
La foi dans les institutions parlementaires, «du moment qu’on
a derrière soi la majorité de la nation», pour
reprendre les termes d’Engels, toutes classes confondues,
est fermement critiquée par les anarchistes, notamment par
Bakounine car elle signifie inévitablement la conclusion
d’un «pacte politique» entre «la bourgeoisie
radicale ou forcée de se faire telle, et la minorité
intelligente respectable, c’est-à-dire dûment
embourgeoisée, du prolétariat des villes, à
l’exclusion et au détriment de la masse du prolétariat
non seulement des campagnes, mais des ville». «Tel est,
conclut l’anarchiste, le vrai sens des candidatures ouvrières
aux parlements des États existants» (III, 161). On
peut alors se demander ce que Bakounine lui-même préconisait
en matière d’alliances politiques. Il avait parfaitement
saisi l’importance formidable des classes sociales intermédiaires
dans la société et le rôle de frein qu’elles
pouvaient jouer dans la révolution. «Ne comptez pas
sur la bourgeoisie, dit-il ; elle ne voudra jamais ni ne pourra
jamais vouloir vous rendre justice ; ce serait contraire à
la logique des choses et des conditions de vie, contraire à
toutes les expériences de l'histoire ; l’opinion publique,
la conscience collective de chaque classe étant nécessairement
et toujours le produit des rapports sociaux et des conditions particulières
qui constituent la base et la loi de son existence séparée.»
(II, 93).
Le prolétariat doit donc s’organiser «en dehors
et contre la bourgeoisie». Ce n’est que par la force
et par la démonstration bien réelle de leur puissance
organisée que les travailleurs pourront arracher des concessions
à la bourgeoisie. La petite bourgeoise quant à elle
est pour le prolétariat une alliée potentielle, elle
n’est séparée de la classe ouvrière que
par la «méconnaissance de ses propres intérêts»
et par la «sottise bourgeoise». Le point de vue de Bakounine
est parfaitement exprimé dans le passage suivant, écrit
peu après la mort de Mazzini : les Internationaux italiens,
dit-il, seront sans doute sollicités par les mazziniens pour
s’unir à eux. Mais, rappelle Bakounine, «…n’oubliez
pas l’abîme qui sépare votre programme du programme
mazzinien. Ne vous laissez pas entraîner par eux — ce
qu’ils ne manqueront certainement pas de tenter — à
une entreprise pratique commune, conforme à leur programme
et à leurs plans et modes d’action, non aux vôtres.
Appelez-les à s’unir avec vous sur votre propre terrain,
mais ne les suivez pas sur leur terrain à eux, que vous ne
sauriez accepter sans sacrifier et sans trahir cette grande cause
du prolétariat qui désormais est devenue la vôtre.
(…) En acceptant leurs plans d’action, non seulement
vous ruineriez tout votre travail socialiste et vous arracheriez
votre pays à la solidarité révolutionnaire
qui l’unit aujourd'hui à toute l’Europe, mais
vous vous condamneriez vous-mêmes, avec tous ceux qui vous
suivraient dans cette voie nouvelle et funeste, à une défaite
certaine.» (Lettre à Celsio Ceretti, 13-17 mars 1872,
Champ libre, II, 237)
Pouvoir et exploitation sont inévitablement liés.
Les États, quels qu’ils soient, fonctionnent selon
le principe de la substitution de pouvoir, c’est-à-dire
qu’ils canalisent dans un nombre de mains réduites,
au nom de la société civile, la légitimité
de celle-ci. La majorité de la population ne peut avoir qu’une
souveraineté fictive, plus ou moins masquée. Enfin,
la logique interne à tout État le conduit à
la centralisation, à la concentration du pouvoir, à
l’accaparement des autonomies. Le «pouvoir politique»
entendu au sens de processus collectif de décision concernant
les orientations de la société, doit nécessairement
être décentralisé : son lieu d’exercice
n’est pas l'État ni le parlement mais l’organisation
des producteurs associés et les communes fédérées.
La conquête de l'État «n’est possible que
lorsqu’elle se développe de concert avec une partie
quelconque de cette classe [la bourgeoisie] et se laisse diriger
par des bourgeois.»
L’originalité de l’analyse bakouninienne est
d’avoir montré que dans sa période constitutive,
le mouvement ouvrier ne pouvait rien espérer de la subordination
de son action à la revendication de la démocratie
représentative parce qu’il avait face à lui
la violence étatique, et que dans la période de stabilisation,
lorsque cette revendication était accordée, les classes
dominantes et l'État avaient les moyens d’empêcher
que l’utilisation des institutions représentatives
ne remette pas en cause leurs intérêts. Bakounine a
en effet affirmé que les démocrates les plus ardents
restent des bourgeois, et qu’il suffit d’une «affirmation
sérieuse, pas seulement en paroles, de revendications ou
d’instincts socialistes de la part du peuple pour qu’ils
se jettent aussitôt dans le camp de la réaction la
plus noire et la plus insensée», suffrage universel
ou pas. C’est le phénomène que Bakounine désigne
sous le nom de césarisme, et que Marx appelle bonapartisme
: cette voie fut découverte jadis par les empereurs romains,
mais oubliée et redécouverte récemment par
Napoléon Ier et «déblayée et améliorée
par son élève, le prince de Bismarck : la voie du
despotisme étatique, militaire et politique, dissimulée
sous les fleurs et sous les formes les plus amples en même
temps que les plus innocentes de la représentation populaire»
(IV, 294). En 1815 cette voie était prématurée
: «A l'époque, personne ne se doutait de cette vérité,
devenue depuis évidente aux despotes les plus niais, que
le régime dit constitutionnel ou parlementaire n’est
pas une entrave au despotisme étatique, militaire, politique
et financier, mais que, le légalisant en quelque sorte et
lui donnant l’aspect trompeur d’un gouvernement du peuple,
il peut lui conférer à l’intérieur plus
de solidité et de force.» La remarque qui suit cette
affirmation est particulièrement intéressante : si,
en 1815, on ignorait cela, c’est que la rupture entre la classe
exploiteuse et le prolétariat n'était pas aussi évidente
qu’aujourd'hui. Les gouvernements, qui étaient encore
constitués sur le modèle de l’Ancien régime,
pensaient que le peuple était derrière la bourgeoisie.
Aujourd'hui le peuple et la bourgeoisie sont en opposition, et cette
dernière sait que contre la révolution sociale «il
n’y a pas pour elle d’autre refuge que l'État».
Mais elle veut un État fort qui assure une dictature «revêtue
des formes de la représentation nationale qui lui permettent
d’exploiter les masses populaires au nom du peuple lui-même».
Ainsi le système représentatif est très explicitement
désigné comme le moyen trouvé par la bourgeoisie
pour garantir sa situation de classe exploiteuse et comme la solution
à la crise de légitimité du pouvoir. Les revendications
et le programme de la classe ouvrière se trouvent ainsi dilués
dans la fiction de la représentation nationale.
La fiction de la représentation
La véritable fonction de la démocratie représentative
n’est donc pas tant de garantir la liberté des citoyens
que de créer les conditions favorables au développement
de la production capitaliste et de la spéculation bancaire,
qui exigent un appareil d'État centralisé et fort,
seul capable d’assujettir des millions de travailleurs à
leur exploitation. La démocratie représentative repose
sur la fiction du règne de la volonté populaire exprimée
par de soi-disants représentants de la volonté du
peuple. Ainsi permet-elle de réaliser les deux conditions
indispensables à l'économie capitaliste : la centralisation
de l'État et la soumission de la souveraineté du peuple
à la minorité régnante. Toute société
qui parvient à s'émanciper quelque peu cherche à
soumettre les gouvernements à son contrôle, dit Bakounine,
et met son salut dans «l’organisation réelle
et sérieuse du contrôle exercé par l’opinion
et par la volonté populaire sur tous les hommes investis
de la force publique. Dans tous les pays jouissant du gouvernement
représentatif, (…) la liberté ne peut donc être
réelle, que lorsque le contrôle est réel. Par
contre si ce contrôle est fictif, la liberté populaire
devient nécessairement aussi une pure fiction.» (V,
61.) Or, Bakounine constate que «nulle part en Europe le contrôle
populaire n’est réel». «Tout le mensonge
du système représentatif repose sur cette fiction,
qu’un pouvoir et une chambre législative sortis de
l'élection populaire doivent absolument ou même peuvent
représenter la volonté réelle du peuple.»
(V, 62.)
Il y a cependant une logique interne à tout gouvernement,
même le plus démocratique, qui pousse, d’une
part à la séparation croissante entre les électeurs
et les élus, et d’autre part qui pousse à l’accroissement
de la centralisation du pouvoir. «La classe des gouvernants
est toute différente et complètement séparée
de la masse des gouvernés». La bourgeoisie gouverne,
mais, étant séparée du peuple par toutes les
conditions de son existence économique et sociale, comment
la bourgeoisie peut-elle réaliser, dans le gouvernement et
dans les lois, les sentiments, les idées, la volonté
du peuple ? Ce serait toutefois une erreur, commente Bakounine,
d’attribuer ces palinodies à la trahison. Elles ont
pour cause principale le changement de perspective et de position
des hommes. C’est cela qui explique que les démocrates
les plus rouges «deviennent des conservateurs excessivement
modérés dès qu’ils sont montés
au pouvoir» (V, 63). Les modifications du comportement des
élus est un sujet qui préoccupe constamment Bakounine.
Dans la Protestation de l’Alliance,il affirme la nécessité
pour les élus de rester en contact avec la vie du peuple
; ils devraient être obligés d’agir ouvertement
et publiquement, ils doivent être soumis au régime
salutaire et ininterrompu du contrôle et de la critique populaires
; ils doivent enfin être révocables à tout moment.
En dehors de ces conditions, l'élu risque de devenir un sot
vaniteux, gonflé de son importance. La logique interne du
système représentatif ne suffit cependant pas à
expliquer que la démocratie y est fictive. Si la bourgeoisie
possède le loisir et l’instruction nécessaires
à l’exercice du gouvernement, il n’en est pas
de même du peuple.
De ce fait, même si les conditions institutionnelles de l'égalité
politique sont remplies, cette dernière reste une fiction.
Les périodes électorales fournissent aux candidats
l’occasion de «faire leur cour à Sa Majesté
le peuple souverain», mais ensuite chacun revient à
ses occupations : «le peuple à son travail, et la bourgeoisie
à ses affaires lucratives et à ses intrigues politiques.»
Ignorant de la plupart des questions, le peuple ne peut contrôler
les actes politiques de ses élus. Or, puisque le «contrôle
populaire, dans le système représentatif, est l’unique
garantie de la liberté populaire, il est évident que
cette liberté aussi n’est qu’une fiction.»
Le système du référendum, introduit par les
radicaux de Zurich, n’est qu’un palliatif, une nouvelle
illusion. Là encore, pour voter en connaissance de cause,
il faudrait que le peuple ait le temps et l’instruction nécessaires
d'étudier les lois qu’on lui propose, de les mûrir,
de les discuter : «Il devrait se transformer en un immense
parlement en plein champ», ce qui n’est évidemment
pas possible. De plus - et là on touche à la «technologie»
parlementaire —, les lois ont la plupart du temps une portée
très spéciale, elles échappent à l’attention
du peuple et à sa compréhension : «prises séparément,
chacune de ces lois paraît trop insignifiante pour intéresser
beaucoup le peuple, mais ensemble elles forment un réseau
qui l’enchaîne.»
La plupart des affaires qui intéressent directement le peuple
se font par-dessus sa tête, sans qu’il s’en aperçoive
; il laisse faire ses élus, qui servent les intérêts
de leur propre classe et qui présentent les mesures prises
sous l’aspect le plus anodin. «Le système de
la représentation démocratique est celui de l'hypocrisie
et du mensonge perpétuels. Il a besoin de la sottise du peuple,
et il fonde tous ses triomphes sur elle.» Le seul moyen de
contrôle effectif de la population sur les décisions
gouvernementales n’a rien d’institutionnel. Lorsque
le sentiment populaire se sent attaqué sur des points essentiels,
«certaines idées, certains instincts de liberté,
d’indépendance et de justice auxquels il n’est
pas bon de toucher», il reste au peuple la possibilité
de se soulever, de se révolter. «Les révolutions,
la possibilité toujours présente de ces soulèvements
populaires, la crainte salutaire qu’ils inspirent, telle est
encore aujourd'hui l’unique forme de contrôle qui existe
réellement en Suisse, l’unique borne qui arrête
le débordement des passions ambitieuses et intéressées
de ses gouvernants.» C’est d’ailleurs cette arme-là
dont s’est servi le parti radical pour renverser les constitutions
antérieures, jusqu’en 1848. Mais ensuite il prit des
mesures pour briser toute possibilité d’y avoir recours,
«pour qu’un parti nouveau ne pût s’en servir
contre lui à son tour», en détruisant les autonomies
locales et en renforçant le pouvoir central. L’exemple
du cas suisse révèle donc aux yeux de Bakounine l’efficacité
du système représentatif du point de vue de la préservation
du régime bourgeois : ce dernier a su utiliser la révolte
comme moyen de contrôle — et le contrôle ultime
n’est-il pas le changement de régime politique ? —
et il a su ensuite mettre en place les mesures nécessaires
pour empêcher qu’il soit fait recours à ce contrôle
contre lui : «Désormais, les révolutions cantonales,
le moyen unique dont disposaient les populations cantonales pour
exercer un contrôle réel et sérieux sur leurs
gouvernements, et pour tenir en échec les tendances despotiques
inhérentes à chaque gouvernement, ces soulèvements
salutaires de l’indignation populaire, sont devenues impossibles.
Elles se brisent impuissantes contre l’intervention fédérale.»
(V, 65.)
Les progrès de la liberté dans certains cantons jadis
très réactionnaires ne sont pas la conséquence
de la nouvelle constitution de 1848 qui a accru la centralisation
de l'État, mais plutôt de la «marche du temps».
Dans les faits, les progrès accomplis depuis 1848, dit Bakounine,
sont, dans le domaine fédéral, surtout des progrès
d’ordre économique : unification des monnaies, des
poids et mesures, les grands travaux publics, les traités
de commerce, etc. «On dira que la centralisation économique
ne peut être obtenue que par la centralisation politique,
que l’une implique l’autre, qu’elles sont nécessaires
et bienfaisantes toutes les deux au même degré. Pas
du tout…. La centralisation économique, condition essentielle
de la civilisation, crée la liberté ; mais la centralisation
politique la tue, en détruisant au profit des gouvernants
et des classes gouvernantes la vie propre et l’action spontanée
des populations.» (V, 61.) On retrouve exactement la même
idée chez Proudhon.
C’est là un aspect peu connu de la pensée politique
de Bakounine, sur lequel en tout cas les anarchistes après
lui sont gardés de mettre l’accent. Par centralisation
économique, il faut entendre la tendance de la société
industrielle moderne à organiser les activités productives
à une échelle de plus en plus grande et complexe.
L’anarchisme se situe donc aux antipodes d’une conception
fondée sur la petite production artisanale et décentralisée.
Bakounine sait bien que le développement industriel s’accompagne
de la concentration du capital : il ne nie pas la nécessité
de ce processus qui permet une production de masse. En ce sens,
son point de vue s’apparente à celui de Marx, pour
qui le développement des forces productives crée les
conditions de la réalisation du socialisme. La vision de
Bakounine s’inscrit donc tout à fait dans la perspective
d’une société industrielle. Là où
il se dissocie de Marx, c’est sur la question politique, sur
le schéma politique de l’organisation de la société.
Il semble envisager un système où l'économie
serait organisée d’un point de vue centralisé,
mais où le processus de décision politique serait
décentralisé et fondé sur le principe du contrôle
populaire. Il est vrai que le concept de «centralisation économique»
n’est pas explicité. La concentration du capital est
reconnue comme un des moteurs de l'évolution des sociétés
industrielles, mais c’est un phénomène mécanique
qui échappe à la volonté des hommes. Il y a
dans le terme de centralisation économique quelque chose
de voulu, qu’il serait possible d’organiser et qu’on
retrouve dans l’expression «organisation des forces
productives» employé par Bakounine. Le mot planification
n’existait pas à l'époque mais il est possible
que c’est à peu près à cela que pensait
Bakounine, ce qui, évidemment, va à l’encontre
de toute idée reçue sur sa pensée politique.
L’objection principale que formule Bakounine à l’encontre
de la démocratie représentative touche à sa
nature de classe. Tant que le suffrage universel «sera exercé
dans une société où le peuple, la masse des
travailleurs, sera économiquement dominée par une
minorité détentrice de la propriété
et du capital, quelque indépendant ou libre d’ailleurs
qu’il soit ou plutôt qu’il paraisse sous le rapport
politique, ne pourra jamais produire que des élections illusoires,
antidémocratiques et absolument opposées aux besoins,
aux instincts et à la volonté réelle des populations.»
(VIII, 14.) Bakounine insiste beaucoup sur les arguments techniques
touchant à la distorsion qui apparaît inévitablement
entre l'élu et les mandants, à la difficulté
ou à l’impossibilité de contrôler les
élus. Mais en définitive ces inconvénients
paraissent dérisoires devant l’impossibilité
même du système représentatif, et qui tient
à sa nature, de réaliser la collectivisation des moyens
de production, sans laquelle aucun changement n’est possible.
C’est pourquoi l’insistance sur la seule conquête
de la liberté politique comme préalable signifie laisser
les rapports économiques et sociaux en l'état où
ils sont, c’est-à-dire «les propriétaires
et les capitalistes avec leur insolente richesse, et les travailleurs
avec leur misère».
L’intérêt porté par Bakounine au modèle
suisse vient de ce qu’il fournit un modèle général
du fonctionnement de ce système : «Le mouvement qui
se produit en Suisse est fort intéressant à étudier»,
dit-il, «car on y assiste à un processus typique de
centralisation politique — c’est-à-dire de recul
des libertés — effectué sous le couvert démocratique
d’une extension des libertés électorales».
Les couches sociales intéressées à la pérennité
de ce régime sont désignées : les barons de
la banque et tous leurs dépendants, les militaires, les fonctionnaires,
les professeurs, les avocats, les doctrinaires de toutes les couleurs
avides de positions honorifiques et lucratives, «en un mot
toutes la gent qui se croit soit par droit d'héritage, soit
par intelligence et instruction supérieure, appelée
à gouverner la canaille populaire.» (III, 109.) Mais
parmi ceux qui remettent en cause l’autonomie cantonale il
y a aussi «les classes ouvrières de la Suisse allemande,
les démocrates socialistes des cantons de Zurich, de Bâle
et autres, — et les ouvriers allemands d’une association
ouvrière exclusivement suisse appelée Grütli-Verein,tous
les deux, les uns directement, les autres indirectement, inspirés
par le programme politico-socialiste des Internationaux de l’Allemagne,
c’est-à-dire Marx.» (III, 110.)
Ce que Bakounine observe en Suisse confirme à ses yeux la
thèse selon laquelle le suffrage universel, et même
le référendum, qu’il appelle «votation
à l’aveugle», sont, aux mains des classes dominantes
et des couches de la bourgeoisie intellectuelle, des outils efficaces
pour réaliser la centralisation du pouvoir d'État.
Que les socialistes suisses aient été les plus ardents
défenseurs de cette centralisation confirme ce qu’il
observe à une échelle infiniment plus vaste, en Allemagne.
René Berthier
La démocratie ? Une machine à broyer les luttes sociales
S'il y a un concept incontournable auquel chacun se réfère
quelque soit le lieu ou la niveau d'organisation auquel il a à
faire, c'est bien la démocratie. Impossible de créer
une association de quartier, un syndicat, un club de pétanque
ou de tir à l'arc sans qu'à un moment ou à
un autre l'expression ne soit employée pour définir
le mode de prise de décision. Impossible de concevoir l'organisation
de la vie communale sans que le mot ne soit employé comme
garantie de justice sociale. Impossible pour un État d'être
intégré dans le «concert des nations»
sans ce label de qualité de respect des libertés individuelles
qu'est la référence à la démocrate.La
«démocratie» est le concept politique sur lequel
repose toute l'organisation sociale des pays dits occidentaux qui
voudraient l'imposer aujourd'hui au reste du monde au nom d'une
prétendue universalité civilisatrice.
Il faut tout de même s'interroger sur le contenu de la fonction
de ce modèle politique puisqu'il est évident que sa
pratique ici-même laisse pour la moins à désirer
et n'apparaît, le plus souvent, que comme le moins pire des
systèmes. Peut-on s'en contenter et prétendre en faire
un schéma universel ? Il est permis d'avoir de sérieux
doutes. Le principe démocratique repose sur l'idée
que chaque individu peut et doit pouvoir donner son opinion sur
la société dans laquelle il est inséré.
En fait, cette idée n'est pas propre au système démocratique,
mais est présente sur tous les continents, parce que d'une
façon ou d'une autre les besoins et les opinions de chacun
doivent être pris en compte dans la régulation des
relations sociales, sous peine de voir exploser ou imploser la société
Concernée.
Le problème n'est donc pas d'affirmer un principe mais bien
de savoir comment les structures organisationnelles et décisionnelles
qui en découlent traduisent les opinions et besoins exprimés
par chacun des associés. Dans le modèle démocratique
tout le monde peut s'exprimer, c'est un fait, mais ce modèle
affirme simultanément qu'il faut des décideurs pour
mettre de l'ordre dans la cacophonie des opinions émises,
et ce pouvoir de décision (réservé à
un personnel ayant fortement tendance à s'auto reproduire)
est légitimé par le vote des électeurs. C'est
simple et propre en soi, si on oublie que le choix des électeurs
va être conditionné par de nombreux facteurs qui brouillent
les cartes et les enjeux. En particulier, la place et la fonction
de chacun d'entre nous dans la structure socio-économique.
A-t-on réellement liberté de choix lorsque notre survie
quotidienne dépend d'un réseau de relations économiques
que nous ne maîtrisons pas? A-t-on réellement liberté
de choix lorsque toute notre éducation sociale brise l'initiative
et la capacité critique individuelle ? Au bout du compte,
la démocratie est une machine à broyer et concasser
les aspirations sociales de telle sorte que face à l'inutilité
de nos efforts individuels et collectifs pour améliorer les
choses nous abandonnions notre vie entre les mains des classes dirigeantes.
Ce sont les révolutions françaises de 1789 et 1793
qui ont introduit la notion d'égalité politique sans
que les relations économiques entre individus et entre groupes
sociaux ne soient touchées. Depuis, au fil des revendications
et des discours électoraux, le droit de vote s'est étendu
à toutes les couches de la population, en nous présentant
chaque fois la chose comme une avancée sociale déterminante.
Il est même question, en ce moment, de faire passer ce droit
de vote à 16 ans (pour les immigrés, on verra plus
tard, puisque cette catégorie est par définition extérieure
à la nation). C'est le meilleur moyen que la bourgeoisie
ait trouvé pour restreindre, contenir et limiter la notion
d'égalité au seul champ politique sans que jamais
il ne soit question d'étendre cette égalité
au domaine de l'économique et du social. La démocratie
a été et est encore le meilleur garant idéologique
de la pérennité d'une société de classe.Il
n'est donc pas étonnant que la société capitaliste
qui est la nôtre promotionne l'idée de démocratie.
Elle l'impose au niveau international en exigeant des élections
démocratiques contrôlées en Afrique du Sud,
en Algérie ou en Russie, par exemple. Elle la planifie ici-même,
avec des projets de déconcentration des pouvoirs appelés
pompeusement «régionalisation» ou «approfondissement
de la vie municipale», avec référendums locaux
à la clé. Parallèlement, elle essaie de réintroduire
de vieilles notions, comme le partage, l'équité, la
subsidiarité. Autant de mots creux, visant à donner
un sens moral aux inégalités. Sur ces enjeux-là.
nos démocrates peuvent encore trouver du grain à moudre,
mais comme dans le même temps toutes ces restructurations
provoquent des bouleversements sociaux destructeurs de réseaux
et de traditions, il n'est pas sûr que nous y trouvions notre
compte.
La démocratisation de la société de classes
a ses limites, et le nombre de ceux et celles que cela ne trompe
plus augmente singulièrement. La démocratie —
autrement dit le concept d'égalité politique —
a donné tout ce qu'elle avait à donner. Elle n'a plus
rien à nous dire ou faire espérer.
Par contre, l'extension de la notion d'égalité aux
champs de l'économique et du social restent à conquérir.
L'idée d'égalité économique ne peut
que prendre du relief et de l'intérêt pour toute cette
masse de gens subissant quotidiennement les effets d'un système
à bout de souffle et aspirant à plus de justice dans
leurs relations sociales. Pour ce faire, nous serons amenés
à contester radicalement la démocratie, et à
lui substituer d'autres concepts de régulation sociale. Nous
appellerons ce devenir «communisme libertaire ou anarchie».
Reste à lui faire prendre corps.
BERNARD (gr. Dejacque - Lyon)
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