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Origine : http://endehors.org/news/actualite-de-michel-bakounine
Lu sur libertaire-anarchisme : les éditions alternative
libertaire : "POURQUOI parler de Bakounine à une époque
où le communisme réel s'est effondré dans les
pays qui s'en réclamaient, à une époque où
le néolibéralisme triomphe de façon incontestable
et où a été décrétée la
"fin des idéologies" ?Tout d'abord parce que ce
qu'on a appelé "communisme réel" n'a jamais
représenté la réalité du communisme,
ensuite parce qu'un système économique et social oppressif
peut et doit être combattu, et enfin parce que l'affirmation
de la fin des idéologies n'est en fait que l'affirmation
de la suprématie d'une idéologie dominante. Or, il
se trouve que Bakounine a des choses originales à dire sur
ces trois points et que ses analyses restent d'une étonnante
modernité. Le texte d'Amédée Dunois proposé
ici est une courte biographie de Bakounine qui présente très
honnêtement les grands débats auxquels l'anarchiste
russe a été confronté. Sa thèse est
que Bakounine est le fondateur du syndicalisme révolutionnaire
et, ajouterons-nous, de l'anarcho-syndicalisme, concept qui n'existait
pas encore à l'époque où le texte a été
rédigé. Dunois termine sa biographie par quelques
considérations très intéressantes, mais trop
courtes, sur l'œuvre de Bakounine. On oublie trop souvent que
Bakounine n'a été anarchiste que pendant les huit
dernières années de sa vie, de 1868 à sa mort
en 1876. Si on considère qu'à partir de 1874, malade,
il cesse pratiquement toute activité, cela constitue une
très courte période pendant laquelle il a pu développer
ses idées.
Ainsi, le reproche, fait par Dunois, du caractère décousu
de son œuvre est-il parfaitement justifié : «
le penseur vaut mieux que l'écrivain », dit-il. «
Bakounine s'est montré peu capable de discipliner son esprit
et d'ordonner une pensée naturellement abondante et touffue
».
Lorsqu'il écrit que le socialisme de Bakounine « n'a
évolué qu'avec une extrême lenteur »,
Dunois perçoit très bien que la pensée politique
du révolutionnaire est une évolution progressive vers
l'anarchisme. Conservateur dans les années trente, Bakounine
est un démocrate radical préoccupé de la question
slave au début des années quarante ; après
son évasion de Sibérie il reprend les choses telles
qu'elles étaient avant son arrestation. Entre-temps, l'auteur
du Manifeste du parti communiste est devenu celui du Capital. Pour
dire les choses autrement, Bakounine a été arrêté
pendant la révolution de 1848 et revient sur la scène
politique à la veille de la constitution de l'AIT. La question
slave l'occupe encore, mais, vivant en Italie, il devient l'un des
principaux fondateurs du mouvement socialiste dans ce pays. Il pense
encore qu'il est possible de rallier la bourgeoisie radicale à
la cause du socialisme. Son expérience dans la Ligue de la
paix le convainc de l'inutilité de cette voie.
Ainsi, Bakounine écrit-il à Marx, le 22 décembre
1868, une lettre dans laquelle il rend hommage à l'action
que ce dernier a menée depuis vingt ans ; il rappelle qu'il
a fait des « adieux solennels et publics » aux bourgeois
de la Ligue et affirme qu'il ne connaît désormais «
plus d'autre société, d'autre milieu que le monde
des travailleurs [...] ma patrie, maintenant, ajoute-t-il, c'est
l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs. Tu
vois donc, cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de
l'être ».
Il est donc significatif que c'est dans une lettre à Marx
qu'en 1868 il décide de ne plus se consacrer qu'à
l'action dans la classe ouvrière. Cette lettre peut être
considérée comme l'acte de naissance de l'anarchisme
comme courant organisé de la classe ouvrière internationale.
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LE COMMUNISME AUTORITAIRE
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La critique bakouninienne du "communisme autoritaire"
a été faussée par plusieurs erreurs de perspective.
• La première concerne le terme même d'"autoritaire".
C'était à l'époque un concept nouveau qui a
à peu près le même contenu que celui de "bureaucratique"
aujourd'hui. Les pratiques autoritaires de Marx dans l'AIT étaient
des pratiques bureaucratiques. Dans presque tous les passages de
Bakounine on peut remplacer le premier terme par le second pour
saisir le sens de sa critique. Il est vrai que parfois le terme
"autoritaire" est aussi entendu dans son sens psychologique,
dans la mesure où Bakounine s'en est également pris
au tempérament autoritaire de Marx. Le contexte permet de
saisir dans quel sens le terme est employé. Le mouvement
libertaire, par une sorte de dérive sémantique, finira
par n'entendre le mot que dans son sens de "tempérament
autoritaire", l'opposition à l'« autorité
» devenant alors parfois prioritaire par rapport à
l'opposition à l'exploitation.
• L'autre erreur de perspective est que les marxistes d'aujourd'hui
(mais aussi les anarchistes) ont tendance à oublier que le
marxisme que critiquait Bakounine était essentiellement parlementaire.
Sa critique du marxisme est avant tout une critique de principe
du parlementarisme, c'est-à-dire de l'abandon de la lutte
des classes ; une critique de la substitution de pouvoir qui remplace
l'action directement exercée par la classe ouvrière
et de la constitution d'un corps de politiciens professionnels qui
perdent le contact avec la réalité du terrain.
La critique du marxisme est ainsi une critique des conséquences
de l'action parlementaire du mouvement ouvrier, dont les dirigeants
doivent contracter des alliances contre nature avec certaines fractions
de la bourgeoisie. Il n'y a pas chez Bakounine d'opposition de principe
au suffrage universel, mais une critique du caractère de
classe de celui-ci lorsqu'il s'exerce dans une société
d'exploitation.
Dans cette perspective la question de la prise du pouvoir politique
par la classe ouvrière est presque secondaire. Selon Bakounine,
c'est dans la mesure où il s'agit en réalité
d'une prise du pouvoir centralisée, par une minorité,
au nom de la classe ouvrière que la critique du communisme
autoritaire est valide. Ce que Bakounine préconise est l'exercice
collectif et décentralisé du pouvoir social par la
masse de la population laborieuse.
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LA CRITIQUE DE PRINCIPE DU PARLEMENTARISME
.
L'expérience quotidienne montre que la démocratie
représentative réunit deux conditions indispensables
à la prospérité de la grande production industrielle
: la centralisation politique et la sujétion du peuple-souverain
à la minorité qui le représente, qui en fait
le gouverne et l'exploite.
Dans un régime qui consacre l'inégalité économique
et la propriété privée des moyens de production,
le système représentatif légitime l'exploitation
de la grande masse de la population par une minorité de possédants
et par les professionnels de la parole qui sont leur expression
politique.
Le suffrage universel, considéré à lui tout
seul et agissant dans une société fondée sur
l'inégalité économique et sociale, ne sera
jamais qu'un leurre ; il ne sera jamais rien qu'un odieux mensonge,
l'instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence
de justice, l'éternelle domination des classes exploitantes
et possédantes.
La critique anarchiste de la démocratie représentative
n'est pas une critique de principe de la démocratie, entendue
comme participation des intéressés aux choix concernant
leur existence, mais une critique du contexte capitaliste dans lequel
elle est appliquée.
L'opposition des anarchistes à la participation du mouvement
ouvrier à l'institution parlementaire se fonde sur ce qu'ils
considèrent comme le caractère de classe de celle-ci
; sur sa fonction dans la société capitaliste moderne
; sur le dévoiement du programme ouvrier qu'entraînent
les alliances contre nature que cette participation impose ; sur
l'écart qui se creuse entre l'élu et l'électeur
; enfin, sur la négation de la solidarité internationale
qui apparaît inévitablement.
La brutalité du rapport entre les deux classes fondamentales
de la société est cependant tempérée
d'abord par le fait qu'il y a entre elles de nombreuses nuances
intermédiaires imperceptibles qui rendent parfois difficile
la démarcation entre possédants et non-possédants,
mais aussi par l'apparition d'une catégorie sociale nouvelle,
que Bakounine appelle les "socialistes bourgeois", et
dont la fonction semble essentiellement de promouvoir le système
représentatif auprès du prolétariat. Issus
des franges de la bourgeoisie, ces "exploiteurs du socialisme",
philanthropes, conservateurs socialistes, prêtres socialistes,
socialistes libéraux, intellectuels déclassés,
utilisent le mouvement ouvrier comme tremplin et l'institution parlementaire
comme instrument pour tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au
moins pour se faire une place. Le socialisme bourgeois corrompt
le mouvement ouvrier en « dénaturant son principe,
son programme ».
La participation du mouvement ouvrier au jeu électoral ne
saurait toucher l'essentiel, c'est-à-dire la suppression
de la propriété privée des moyens de production.
La démocratie représentative n'étant pour
la bourgeoisie qu'un masque - elle s'en dessaisit aisément
au profit du césarisme, c'est-à-dire la dictature
militaire, lorsque cela est nécessaire -, tout empiétement
démocratiquement décidé contre la propriété
provoquera inévitablement une réaction violente de
la part des classes dominantes spoliées.
La participation à l'institution parlementaire, où
sont représentés des citoyens, non des classes, signifie
inévitablement la mise en œuvre d'alliances politiques
avec des partis représentant certaines couches de la bourgeoisie
modérée ou radicale : « toutes les expériences
de l'histoire, dit Bakounine, nous démontrent qu'une alliance
conclue entre deux partis différents tourne toujours au profit
du parti le plus rétrograde ; cette alliance affaiblit nécessairement
le parti le plus avancé, en amoindrissant, en faussant son
programme, en détruisant sa force morale, sa confiance en
lui-même ; tandis que lorsqu'un parti rétrograde ment,
il se retrouve toujours et plus que jamais dans sa vérité
» (Lettre à La Liberté, le 5 août 1872,
Oeuvres, Champ libre, t.III, p.166). Le prolétariat doit
donc s'organiser « en dehors et contre la bourgeoisie ».
Les démocrates les plus ardents restent des bourgeois :
il suffit d'une « affirmation sérieuse, pas seulement
en paroles, de revendications ou d'instincts socialistes de la part
du peuple pour qu'ils se jettent aussitôt dans le camp de
la réaction la plus noire et la plus insensée »,
suffrage universel ou pas. C'est le phénomène que
Bakounine désigne sous le nom de césarisme, et que
Marx appelle bonapartisme, qui instaure le « despotisme étatique,
militaire et politique » sous les formes « les plus
innocentes de la représentation populaire » (Champ
libre, t.IV, p.294). Le régime parlementaire n'est pas une
entrave au despotisme étatique, militaire, politique et financier.
C'est un régime parlementaire qui affrète des charters
d'immigrés, qui expulse un Tunisien malade du Sida et qui
vivait en France depuis quinze ans, qui va imposer à la population
de déclarer aux autorités la présence d'un
étranger chez soi, qui criminalise l'hospitalité.
La bourgeoisie a besoin d'un État fort qui assure une dictature
revêtue des formes de la représentation nationale qui
lui permette d'exploiter les masses populaires au nom du peuple
lui-même. Le système représentatif est le moyen
trouvé par la bourgeoisie pour garantir sa situation de classe
exploiteuse. Les revendications et le programme de la classe ouvrière
se trouvent ainsi dilués dans la fiction de la représentation
nationale.
La véritable fonction de la démocratie représentative
n'est pas tant de garantir la liberté des citoyens que de
créer les conditions favorables au développement de
la production capitaliste et de la spéculation financière,
qui exigent un appareil d'État centralisé et fort,
seul capable d'assujettir des millions de travailleurs à
leur exploitation. La démocratie représentative repose
sur la fiction du règne de la volonté populaire exprimée
par de soi-disant représentants de la volonté du peuple.
« Tout le mensonge du système représentatif
repose sur cette fiction, qu'un pouvoir et une chambre législative
sortis de l'élection populaire doivent absolument ou même
peuvent représenter la volonté réelle du peuple
» (Champ libre, t.V, p.62).
Il y a cependant une logique interne à tout gouvernement,
même le plus démocratique, qui pousse, d'une part à
la séparation croissante entre les électeurs et les
élus, et d'autre part qui pousse à l'accroissement
de la centralisation du pouvoir. Mais la logique interne du système
représentatif ne suffit pas à expliquer que la démocratie
y est fictive. Il y a une "technologie" du pouvoir qui
exclut les masses de toute formulation de ses projets politiques.
De ce fait, même si les conditions institutionnelles de l'égalité
politique sont remplies, cette dernière reste une fiction.
Les périodes électorales fournissent aux candidats
l'occasion de « faire leur cour à Sa Majesté
le peuple souverain » (Bakounine), mais ensuite chacun revient
à ses occupations : « le peuple à son travail,
et la bourgeoisie à ses affaires lucratives et à ses
intrigues politiques ». La politique bourgeoise légitime
les inégalités en présentant celles-ci comme
une fatalité ; son discours consiste à demander la
confiance des électeurs et à leur promettre d'essayer
de limiter la casse. Il ne s'agit en aucun cas d'interroger les
masses sur leurs désirs, d'en faire une synthèse et
de mettre en œuvre les moyens pour les réaliser - quitte
à ne pas pouvoir tout réaliser immédiatement.
La plupart des affaires qui intéressent directement le peuple
se font par-dessus sa tête, sans qu'il s'en aperçoive
; il laisse faire ses élus, qui servent les intérêts
de leur propre classe et qui présentent les mesures prises
sous l'aspect le plus anodin. « Le système de la représentation
démocratique est celui de l'hypocrisie et du mensonge perpétuels.
Il a besoin de la sottise du peuple, et il fonde tous ses triomphes
sur elle », dit Bakounine.
L'objection principale que formule Bakounine à l'encontre
de la démocratie représentative touche à sa
nature de classe. Tant que le suffrage universel « sera exercé
dans une société où le peuple, la masse des
travailleurs, sera économiquement dominé par une minorité
détentrice de la propriété et du capital, quelque
indépendant ou libre d'ailleurs qu'il soit ou plutôt
qu'il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire
que des élections illusoires, antidémocratiques et
absolument opposées aux besoins, aux instincts et à
la volonté réelle des populations ». (Champ
libre, t.VIII, p.14).
Malgré l'évolution considérable subie par
l'économie capitaliste depuis les premières critiques
anarchistes du système représentatif, malgré
les mutations techniques, les transformations sociologiques de la
classe ouvrière, qui ne se limite plus aux ouvriers d'usine,
bien des points restent encore actuels : l'adéquation de
la démocratie représentative à la rationalité
capitaliste ; la technicité des tâches parlementaires
qui excluent toute démocratie réelle ; la réduction
des instances représentatives au rôle de chambres d'enregistrement
de décisions prises par l'appareil d'État ou en dehors
de celui-ci. En fait, la démocratie parlementaire ne sert
pas à représenter le peuple auprès du pouvoir
mais à représenter le pouvoir auprès du peuple
: elle est son agent de relations publiques, son agent de légitimation.
L'avant-dernier paragraphe du texte d'Amédée Dunois
montre à l'évidence son adhésion totale à
l'analyse de Bakounine.
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LE COMMUNISME D'ÉTAT
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Nombre d'auteurs, même marxistes, reconnaissent à
Bakounine la prémonition de certaines évolutions subies
par le mouvement ouvrier. Peu d'entre eux vont jusqu'à reconnaître
qu'elles sont le résultat d'une analyse et d'une réflexion
méthodique, la plupart attribuant ces prémonitions
à des éclairs intuitifs dans une pensée par
ailleurs brouillonne et sans méthode.
Le concept de "bureaucratie rouge" figure parmi ces prétendus
éclairs intuitifs. Il apparaît dans une lettre que
Bakounine a écrit à Herzen et Ogarev le 19 juillet
1866, où il évoque le « mensonge le plus vil
et le plus redoutable qu'ait engendré notre siècle,
le démocratisme officiel et la bureaucratie rouge ».
Ce qui est visé est évidemment la stratégie
politique de Marx et de la social-démocratie allemande, parlementaire,
qui constitue l'aliment du phénomène décrit
par Bakounine. L'action parlementaire, dit ce dernier, conduit inévitablement
à la conclusion d'accords politiques avec les radicaux bourgeois.
Or, il est démontré que ce genre d'accord conduit
toujours à l'alignement du programme du parti le plus radical
sur celui du parti le plus modéré. Par ailleurs, le
parlement, l'État, sont des institutions spécifiques
de la bourgeoisie. Participer à ces institutions est un acte
contre nature. Ce qui, chez Bakounine, est un refus de la politique
bourgeoise est interprété par Marx et Engels comme
un refus de la politique en général. Selon Bakounine,
la politique révolutionnaire consiste à substituer
à la politique bourgeoise et à l'organisation de classe
de la bourgeoisie - l'État - une politique et une organisation
prolétariennes.
Enfin, les hommes qui participent à l'action parlementaire
seront nécessairement corrompus par les manœuvres et
les concessions qu'ils seront contraints de faire avant la prise
du pouvoir, et par l'exercice du pouvoir ensuite. « Mais cette
minorité, disent les marxistes, se composera d'ouvriers.
Oui, certes, d'anciens ouvriers, mais qui, dès qu'ils seront
devenus des gouvernants, cesseront d'être des ouvriers et
se mettront à regarder le moindre prolétaire du haut
de l'État, ne représenteront plus le peuple, mais
eux-mêmes et leurs prétentions à le gouverner
».
Cette nouvelle classe, celle des « directeurs, représentants
et fonctionnaires de l'État soi-disant populaire »,
cette « nouvelle et très restreinte aristocratie de
vrais ou de prétendus savants » mettra en place un
système dont Bakounine perçoit très précisément
les traits : il y aura, dit-il, « [...] un gouvernement excessivement
compliqué, qui ne se contentera pas de gouverner et d'administrer
les masses politiquement [...] mais qui encore les administrera
économiquement, en concentrant en ses mains la production
et la juste répartition des richesses, la culture de la terre,
l'établissement et le développement des fabriques,
l'organisation et la direction du commerce, enfin l'application
du capital à la production par le seul banquier, l'État.
Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes
débordantes de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera le
règne de l'intelligence scientifique, le plus aristocratique,
le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant
de tous les régimes » (Champ libre, t.III, p.204).
Il est évidemment difficile, à lire cette évocation,
de ne pas penser au communisme d'État instauré en
Union soviétique et dans les pays d'Europe de l'Est. Il faut
cependant se garder de plaquer artificiellement notre expérience
contemporaine sur un texte datant de plus d'un siècle pour
affirmer que Bakounine aurait "prévu le stalinisme"
et que celui-ci était "contenu dans Marx". Ce genre
de "démonstration" ne peut, au mieux, qu'être
un anachronisme, au pire une falsification. Dire qu'on ne peut pas
artificiellement transposer un texte de 1870 dans la réalité
d'aujourd'hui ne retire d'ailleurs rien à la clairvoyance
de Bakounine.
L'avènement de cette bureaucratie rouge, notons-le, n'était
pas aux yeux de Bakounine une occurrence inévitable : il
dit en effet que cette « quatrième classe gouvernementale
» - autre dénomination qu'il utilise (1) - n'apparaîtra
que « si l'on n'y met ordre dans l'intérêt de
la grande masse du prolétariat ». En d'autres termes,
la bureaucratie succédera à la bourgeoisie dans l'hypothèse
où la classe ouvrière se montrerait incapable d'assumer
son rôle dans la révolution prolétarienne -
autre prémonition remarquable.
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LE CAPITALISME
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Le lecteur comprendra que nous ne partageons pas l'opinion d'Amédée
Dunois selon lequel Bakounine « a remué énormément
d'idées, mais il en est assez peu, parmi elles, qui lui soient
propres ». Il y a cependant un domaine où cela est
vrai, c'est celui de l'analyse critique du capitalisme, faite par
Proudhon et Marx (2), et que Bakounine considère comme acquise.
Bakounine est en effet largement redevable, sur cette question,
à ces deux auteurs.
Proudhon, Bakounine, Marx ne sont pas en dehors du temps, ils ne
font que se situer dans une lignée de théoriciens
qui les ont précédés et auxquels ils ont fait
des emprunts : parmi ceux-ci on peut mentionner Saint-Simon, Victor
Considérant, ce qui explique d'incontestables acquis communs
dans la pensée de Proudhon, Bakounine et Marx :
1) Les contradictions sociales sont une conséquence du régime
de propriété des moyens de production ;
2) Le capitalisme, en accaparant les moyens de production, condamne
le prolétariat au salariat ;
3) La plus-value (ou l'aubaine, pour Proudhon), définissent
ce que l'un et l'autre appellent le vol capitaliste ;
4) Le travail est le seul créateur de la valeur, le profit
est donc une partie du travail lui-même ;
5) Le profit est une part du travail non rétribuée
et appropriée par le capitaliste ;
6) La fin de l'exploitation passe par la destruction du capitalisme
;
7) L'État est l'organisation de défense des intérêts
de la bourgeoisie ;
8) Le régime capitaliste, en engendrant une coupure dans
la "société civile" (c'est un terme saint-simonien)
se condamne donc lui-même historiquement.
Le Capital de Marx a été dès le début
considéré par Bakounine lui-même et par ses
proches, parmi lesquels figure James Guillaume, comme un acquis
théorique indiscutable, un travail irremplaçable d'explication
des mécanismes de la société capitaliste.
Évoquant le « magnifique ouvrage sur le Capital de
M. Charles Marx », Bakounine déclare : il « aurait
dû être traduit depuis longtemps en français,
car aucun, que je sache, ne renferme une analyse aussi profonde,
aussi lumineuse, aussi scientifique, aussi décisive, et,
si je puis m'exprimer ainsi, aussi impitoyablement démasquante,
de la formation du capital bourgeois et le d'exploitation systématique
et cruelle que ce capital continue d'exercer sur le travail du prolétariat
».
C'est un ouvrage parfaitement positiviste, poursuit Bakounine,
« dans ce sens que, fondé sur une étude approfondie
des faits économiques, il n'admet pas d'autre logique que
la logique des faits ».
Pourtant, le révolutionnaire russe ajoute que « son
seul tort [...] c'est d'avoir été écrit, en
partie, mais en partie seulement, dans un style par trop métaphysique
et abstrait [...] ce qui en rend la lecture difficile et à
peu près inabordable pour la majeure partie des ouvriers.
Et ce seraient les ouvriers surtout qui devraient le lire, pourtant.
Les bourgeois ne le liront jamais, ou, s'ils le lisent, ils ne voudront
pas le comprendre, et, s'ils le comprennent, ils n'en parleront
jamais ; cet ouvrage n'étant autre chose qu'une condamnation
à mort, scientifiquement motivée et irrévocablement
prononcée, non contre eux comme individus, mais contre leur
classe » (3).
On voit donc qu'Amédée Dunois est parfaitement fondé
à dire que « Bakounine ne se rattache pas seulement
à Proudhon ; il y a dans sa pensée toute une partie
marxiste », bien que nous ne formulerions pas les choses de
cette façon, à moins de dire qu'il y a également
dans la pensée de Marx toute une partie proudhonienne. Le
problème, nous semble-t-il, ne se pose pas en termes de ralliement
de l'un aux thèses de l'autre mais en termes de création
d'un fonds théorique commun dans la pensée révolutionnaire.
Le livre Ier du Capital avait été remis à
Bakounine par Johann Philipp Becker. Bakounine raconte : «
Le vieux communiste Philippe Becker [...] me remit de la part de
Marx le premier volume, le seul qui ait paru jusqu'à présent,
d'un ouvrage excessivement important, savant, profond, quoique très
abstrait, intitulé "Le Capital". À cette
occasion, je commis une faute énorme : j'oubliai d'écrire
à Marx pour le remercier » (4).
On ignore pourquoi Bakounine ne remercia pas Marx de l'envoi de
son livre, en septembre 1867, mais Marx en éprouva du ressentiment,
comme l'atteste la lettre de sa femme à Becker, publiée
par Die Neue Zeit (5).
L'anarchiste Cafiero rédigera un « Abrégé
du Capital de Karl Marx ». Cafiero avait été
un proche d'Engels, mais écœuré par les procédés
de ce dernier, était ensuite passé au bakouninisme.
Ce travail visait à pallier le défaut du livre souligné
par Bakounine et à rendre accessible en un petit opuscule
les principales idées développées par Marx.
Ainsi, malgré les oppositions entre anarchistes et marxistes
au sein de l'AIT, les bakouniniens reconnaissaient les mérites
de Marx pour les « immenses services » qu'il a rendus
à la cause du socialisme, selon les termes de Bakounine,
et comme critique du capitalisme. « Bakounine et Cafiero avaient
le cœur trop haut pour permettre à des griefs personnels
d'influencer leur esprit dans la sereine région des idées
» dit James Guillaume dans l'avant-propos.
Il nous semble utile de montrer que les deux courants du mouvement
ouvrier, au-delà des divergences de principe, tactiques ou
organisationnelles, s'entendent sur l'essentiel. Le Capital est
en effet un des rares points de rencontre entre anarchisme et marxisme,
sans doute parce qu'il part d'une intention scientifique et explicative
et qu'il ne s'y trouve aucune suggestion organisationnelle ou programmatique,
sinon très générale.
L'histoire nous a habitués à ne voir dans les rapports
entre anarchisme et marxisme qu'une opposition irréductible
entre deux courants du mouvement ouvrier que tout sépare.
Certes, cette opposition ne saurait être sous-estimée,
et encore moins occultée. Mais à un siècle
de distance il serait temps d'aborder les choses d'un point de vue
dépassionné.
Il serait simpliste de ne considérer l'appréciation
de Bakounine sur le Livre Ier du Capital que comme un alignement
sur les positions de Marx. L'élaboration théorique
de penseurs comme Proudhon, Marx et Bakounine doit être restituée
dans le lent mouvement de travail qui, au XIXe siècle, tente
de mettre en place un instrument d'analyse permettant de comprendre
les mécanismes de la société capitaliste. Militants
et théoriciens sont préoccupés par le même
problème : comprendre pour pouvoir mieux agir. Les actes
et les recherches des uns et des autres sont le patrimoine commun
du mouvement ouvrier. C'est en tout cas ainsi que les premiers grands
militants anarchistes envisageaient les choses.
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L'IDÉOLOGIE
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Bakounine a dénoncé à la fois la fiction du
communisme d'État qui aboutit à la constitution d'une
nouvelle classe dominante, et celle du système représentatif,
qui est présenté par la bourgeoisie comme la forme
ultime de la démocratie. Ces deux systèmes, en apparence
opposés, présentent selon Bakounine, un certain nombre
de similitudes, qu'il serait intéressant de souligner, et
qui relèvent de postulats idéologiques communs fondés
sur l'idée de l'incapacité des masses à se
diriger elles-mêmes et sur le besoin qu'ont les classes dominantes
ou candidates à la domination de légitimer leur pouvoir.
Si « chaque génération nouvelle trouve à
son berceau un monde d'idées, d'imaginations et de sentiments
qui lui est transmis sous forme d'héritage commun par le
travail intellectuel et moral de toutes les générations
passées », si ce monde se présente tout d'abord
comme un « système de représentations et d'idées,
comme religions, comme doctrine », les représentations
humaines acquièrent, dans la conscience collective d'une
société, « cette puissance de devenir à
leur tour des causes productrices de faits nouveaux, non proprement
naturels, mais sociaux. Elles modifient l'existence, les habitudes
et les institutions humaines, en un mot tous les rapports qui subsistent
entre les hommes et la société » (6).
Une fois données, les représentations humaines peuvent
devenir des déterminations matérielles : on a là
un point capital de la théorie bakouninienne des idéologies.
Chaque génération trouve dans la société
« un monde de pensées et de représentations
établies qui lui servent de point de départ et lui
donnent en quelque sorte l'étoffe ou la matière première
pour son propre travail intellectuel et moral. » Ce point
de départ peut aussi être celui d'une « critique
nouvelle ».
Il apparaît en conséquence que l'idéologie
dominante d'une époque n'est pas qu'une simple illusion,
elle devient un fait matériel. C'est pourquoi elle constitue
un enjeu de première importance pour toute classe dominante.
Elle est, au même degré que la force brutale et les
armes - et peut-être à un degré plus fort encore
- un instrument d'oppression et d'exploitation : « [...] quelque
profondément machiavéliques qu'eussent été
les actions des minorités gouvernantes, aucune minorité
n'eût été assez puissante pour imposer, seulement
par la force, ces horribles sacrifices aux masses humaines, si dans
ces masses elles-mêmes il n'y avait eu une sorte de mouvement
vertigineux, spontané, qui les poussait à s'immoler
au profit d'une de ces terribles abstractions qui, vampires historiques,
ne se sont jamais nourries que de sang humain » (7).
Bakounine ne perçoit pas le phénomène de la
soumission à un système inique comme un simple effet
de la force exercée par une puissance supérieure sur
les "masses humaines". Il y a une dialectique complexe
dans laquelle les dominés sont amenés à accepter
comme légitime le discours du pouvoir. Quant à la
fonction de l'idéologie, Bakounine la définit tout
aussi clairement : « plus un intérêt est injuste,
inhumain, et plus il a besoin de sanction », c'est-à-dire
de justification.
C'est que si la puissance de l'État et des classes dirigeantes
est fondée sur un droit supérieur, sur une «
force organisée » incontestablement plus puissante,
sur « l'organisation mécanique, bureaucratique, militaire
et policière », cette « organisation mécanique
» ne peut suffire à elle seule ; la société
de privilèges a besoin d'apparaître comme légitime
aux yeux des masses, car elle ne peut fonctionner dans un état
de conflit permanent : il lui faut instaurer un consensus fondé
sur une illusion de droit. En effet, une classe dominante ne peut
espérer maintenir sa position par une répression permanente
: il faut convaincre les classes dominées de la légitimité
du droit des privilégiés. Il faut instaurer un droit
qui garantisse et justifie la permanence de la domination. L'idée
que la force ne peut suffire à garantir en permanence le
pouvoir est une constante dans la pensée politique.
La bourgeoisie, la classe dominante, est elle aussi pénétrée
du sentiment du droit. C'est un enjeu capital dans le combat idéologique
qui est mené en permanence contre les exploités. Cet
aspect de la lutte des classes est moins apparent, mais c'est une
condition vitale pour toute classe qui aspire à la domination
économique et politique, car une classe dominante a besoin
de justifier, à ses propres yeux autant qu'au yeux des classes
dominées, son droit à la domination. Le champ de l'action
idéologique est parfaitement décrit par Bakounine
: « L'État c'est la force, et il a pour lui avant tout
le droit de la force, l'argumentation triomphante du fusil à
aiguille, le chassepot. Mais l'homme est si singulièrement
fait que cette argumentation, tout éloquente qu'elle apparaît,
ne suffit pas à la longue. Pour lui imposer le respect, il
lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus
que cette sanction soit tellement évidente et simple qu'elle
puisse convaincre les masses qui, après avoir été
réduites par la force de l'État, doivent être
amenées maintenant à la reconnaissance morale de son
droit » (8).
Ainsi, l'analyse du discours du pouvoir apparaît comme un
élément déterminant de la critique du pouvoir.
Un pouvoir, une société ne peuvent être acceptés
sans le consensus d'une grande partie de la population ; la fonction
de l'idéologie est d'obtenir l'acquiescement des opprimés.
L'idéologie se voit ainsi assigner une double tâche
: la dépréciation de la classe dominée, qui
doit avoir d'elle-même une image partielle, fausse, qui confirme
sa condition subordonnée ; et, l'exaltation de la classe
dominante à qui on doit fournir une bonne conscience à
bon compte ainsi qu'une justification de sa domination.
Cette double tâche revient évidemment à des
spécialistes qui maîtrisent l'instrument permettant
de l'accomplir : le langage. Ils sont ainsi désignés
par Bakounine : théologiens, politiciens, jurisconsultes,
avocats, prêtres de la religion juridique, métaphysiciens
; tels sont les « représentants officiels et officieux
de toutes ces belles abstractions », et ils concourent avec
une efficacité plus grande que celle de la force brutale
à maintenir les masses dans l'acceptation de leur sort.
L'un des agents d'exécution de la transformation de la force
en droit, c'est cette couche sociale que Bakounine désignait
sous le terme de "socialistes bourgeois" qui ont investi
en masse le mouvement socialiste, et pour qui le savoir, et non
plus l'avoir, est la source légitimante du pouvoir. Intellectuels
bourgeois privés de perspectives dans la société
capitaliste, ils ont pénétré dans les organisations
de travailleurs pour prendre la direction du mouvement ouvrier.
Ce sont des gens qui voient dans le socialisme une force montante
formidable et qui espèrent grâce à lui restaurer
la vitalité tombante et décrépite de leur propre
parti, dit Bakounine, qui les appelle encore les « exploiteurs
du socialisme ».
C'est une catégorie sociale nouvelle dont la fonction semble
essentiellement de promouvoir le système représentatif
auprès du prolétariat. Issus des franges de la bourgeoisie,
ces « exploiteurs du socialisme », philanthropes, conservateurs
socialistes, prêtres socialistes, socialistes libéraux,
intellectuels déclassés, utilisent le mouvement ouvrier
comme tremplin et l'institution parlementaire comme instrument pour
tenter de se hisser au pouvoir, ou tout au moins pour se faire une
place. Le socialisme bourgeois, dit Bakounine, corrompt le mouvement
ouvrier en « dénaturant son principe, son programme
».
Se plaçant dans une perspective parfaitement bakouninienne,
Jean-Pierre Garnier et Louis Janover appellent aujourd'hui ces couches
sociales la « deuxième droite » ou « néo-petite-bourgeoisie
», chargée de l'« encadrement et la mise en condition
des couches dominées, fonction sublimée chez la plupart
de ses membres en "missions" valorisantes : l'éducation,
la formation, l'information, la communication, l'action sociale,
l'animation, la création, l'élaboration théorique
» (9). Ces couches constituent « l'agent subalterne
de la reproduction du système ». Elles ne sont pas
parvenues à prendre le pouvoir, mais elles contribuent efficacement
à aider la bourgeoisie à s'y maintenir en désamorçant
les luttes, en inhibant le sentiment du droit à la révolte
dans les masses, en théorisant l'idée de la fin de
la lutte des classes.
Aujourd'hui plus que jamais, le contrôle des appareils idéologiques
de la société est un élément capital
de toute stratégie visant à maintenir le système
d'exploitation. Mais on ne peut guère parler de « contre-révolution
idéologique » dans la mesure où le système
capitaliste est une contre-révolution idéologique
permanente.
L'arme absolue de cette contre-révolution est probablement
l'idée selon laquelle la notion de classes antagoniques,
de lutte des classes, est dépassée. C'est une idée
qui est dans l'air, et qui est même reprise par une fraction
du mouvement syndical. Ceux qui défendent cette thèse
s'appuient sur le fait que la classe ouvrière est en pleine
mutation, ce qui est guère contestable, que les données
avec lesquelles on peut définir la classe ouvrière
ne sont plus les mêmes qu'il y a cinquante ans, que la distinction
entre travail productif et travail improductif tend à s'estomper.
On voit que l'idéologie est une arme matérielle effective
dans les mains de la classe dominante, elle est un instrument indispensable
à l'assujettissement des masses. Il reste que la lutte des
classes n'est jamais aussi féroce que lorsque la bourgeoisie
a réussi à convaincre la classe ouvrière qu'elle
n'existe plus.
.
ORGANISATION ET PROJET RÉVOLUTIONNAIRE
.
La misère et la dureté des conditions d'existence
n'ont jamais été le facteur déclenchant d'une
révolution.
La « disposition révolutionnaire des masses ouvrières
», dit Bakounine, ne dépend pas seulement du plus ou
moins grand degré de misère qu'elles subissent mais
de la confiance qu'elles ont dans « la justice et la nécessité
du triomphe de leur cause ». « Le sentiment ou la conscience
du droit est dans l'individu l'effet de la science théorique,
mais aussi de son expérience pratique de la vie » (10).
Ce sentiment du droit, selon Bakounine, s'éveille de façon
particulièrement vive grâce à l'expérience
de la grève. « La grève, c'est la guerre, dit-il,
elle jette l'ouvrier ordinaire hors de son isolement, hors de la
monotonie de son existence sans but », elle le réunit
aux autres ouvriers, dans la même passion et vers le même
but ; elle convainc tous les ouvriers de la façon la plus
saisissante et directe de la nécessité d'une organisation
rigoureuse pour atteindre la victoire (11) ». Cette opinion
sera reprise sans réserve par Amédée Dunois
et ses camarades syndicalistes révolutionnaires.
La grève s'inscrit dans une stratégie graduelle articulée
sur une « progression cumulative où les luttes partielles
sont comprises comme un entraînement à l'affrontement
général et où les améliorations obtenues
par l'action sont comme une préfiguration de la société
à construire » (12). Ainsi Émile Pouget peut-il
écrire en 1907 : « Au creuset de la lutte économique
se réalise la fusion des éléments politiques
et il s'obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme
en puissance de coordination révolutionnaire » (13).
La question n'est donc pas de savoir si les travailleurs peuvent
se soulever, mais « s'ils sont capables de construire une
organisation qui leur donne les moyens d'arriver à une fin
victorieuse », dit Bakounine, pour qui les interrogations
qui apparaîtront ultérieurement dans le mouvement libertaire
sur la nécessité ou non de s'organiser apparaîtraient
comme une monstruosité. Il ne suffit pas que les travailleurs
s'opposent à la société d'exploitation par
les armes dont ils disposent, la grève ou l'insurrection,
il leur faut élaborer une théorie qui soit l'expression
de leur aspiration à la justice. L'instance dans laquelle
s'élabore ce droit nouveau, c'est, selon Bakounine, l'Association
internationale des travailleurs, dont le programme « apporte
avec lui une science nouvelle, une nouvelle philosophie sociale,
qui doit remplacer toutes les anciennes religions, et une politique
toute nouvelle » (14).
L'ennemi principal du prolétariat est l'exploitation bourgeoise
: l'État, avec toute sa puissance répressive, sous
quelque forme qu'il existe, précise Bakounine, n'est plus
autre chose aujourd'hui que la conséquence en même
temps que la garantie de cette exploitation.
C'est pourquoi le prolétariat doit chercher « tous
les éléments de sa force exclusivement en lui-même,
il doit l'organiser tout à fait en dehors de la bourgeoisie,
contre elle et contre l'État ».
Selon Bakounine, il y a un lien direct et nécessaire entre
l'objectif et les moyens employés pour l'atteindre, ce qui
implique une réflexion approfondie sur les formes et la nature
de l'objectif. Marx avait déclaré qu'il ne souhaitait
pas donner la recette de la marmite de la révolution. Sur
ce point Bakounine a parfaitement conscience de diverger avec Marx
et avec les social-démocrates. La différence de démarche
est parfaitement exprimée par le révolutionnaire russe
lorsqu'il écrit qu'« un programme politique n'a de
valeur que lorsque, sortant des généralités
vagues, il détermine bien précisément les institutions
qu'il propose à la place de celles qu'il veut renverser ou
réformer » (Écrit contre Marx).
Les formes d'action et d'organisation préconisées
alors par les marxistes allemands sont aux yeux de Bakounine tout
simplement adéquates aux buts que ces derniers poursuivent,
et elles en fixent les limites : la constitution d'un État
national allemand républicain et « soi-disant populaire
» par les élections. Pour ce faire ils sont obligés
de s'allier à la bourgeoisie avancée, comme l'ont
fait les groupes des sections de l'Internationale de Zurich, qui
ont adopté le programme des démocrates socialistes
d'Allemagne et qui sont devenus des « instruments du radicalisme
bourgeois ».
Dans Écrit contre Marx, Bakounine cite le cas d'un certain
Amberny, un avocat appartenant au parti radical et à l'AIT,
qui, en 1872, aurait garanti publiquement « devant ses concitoyens
bourgeois, au nom de l'Internationale, qu'il n'y aurait point de
grève pendant cette année ». James Guillaume
rapporte qu'Amberny, candidat au Grand-Conseil, avait obtenu du
comité cantonal de l'AIT qu'il fasse voter en sa faveur les
ouvriers électeurs. Les ouvriers du bâtiment songeaient
à ce moment à se mettre en grève parce que
leurs patrons avaient baissé leurs salaires. La fédération
jurassienne avait protesté contre ce marchandage. Kropotkine,
qui était alors à Genève, écrivit :
« Ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre qu'une
grève en ce moment serait désastreuse pour l'élection
de l'avocat M.A. » (15). Ce n'est donc pas sans quelque raison
qu'à la même époque Bakounine écrivit
une longue lettre « aux compagnons de la fédération
jurassienne » dans laquelle il disait que « toutes les
fois que des associations ouvrières s'allient à la
politique des bourgeois, ce ne peut être jamais que pour en
devenir, bon gré mal gré, l'instrument » (16).
La stratégie préconisée par la social-démocratie
allemande - l'action parlementaire - conduit inévitablement
à la conclusion d'alliances, d'un « pacte politique
nouveau entre la bourgeoisie radicale ou forcée de se faire
telle, et la minorité intelligente, respectable, c'est-à-dire
dûment embourgeoisée, du prolétariat des villes
» (17).
L'idée générale de Bakounine est que l'organisation
des travailleurs, dans sa forme, n'est pas constituée sur
le modèle des organisations de la société bourgeoise,
mais qu'elle est fondée sur la base des nécessités
internes de la lutte ouvrière et, comme telle, constitue
une préfiguration de la société socialiste.
Le mode d'organisation du prolétariat est imposé par
les formes particulières de la lutte des travailleurs sur
leur lieu d'exploitation ; l'unité de base de l'organisation
des travailleurs se situe là où ceux-ci sont exploités,
dans l'entreprise. À partir de là l'organisation s'élargit
horizontalement (ou géographiquement, si on veut), par localités
et par régions, et elle s'élève verticalement
par secteur d'industrie. Cette vision des choses devait évidemment
fournir à Marx et à Engels l'occasion de multiples
sarcasmes à l'encontre de Bakounine, accusé d'être
"indifférent" en matière politique.
Engels, cependant, avait parfaitement compris le fond de la pensée
de Bakounine, au-delà des déformations de la polémique
: il écrit en effet à Théodore Cuno : «
Comme l'Internationale de Bakounine ne doit pas être faite
pour la lutte politique mais pour pouvoir, à la liquidation
sociale, remplacer tout de suite l'ancienne organisation de l'État,
elle doit se rapprocher le plus possible de l'idéal bakouniniste
de la société future » (Lettre à Th.
Cuno, 24 janvier 1872.) Croyant polémiquer, Engels résume
parfaitement le point de vue de Bakounine et de ce qui deviendra
plus tard l'anarcho-syndicalisme. Si on met de côté
l'amalgame habituel selon lequel l'opposition de Bakounine à
l'action parlementaire est assimilable à une opposition de
principe à la lutte politique, Engels ne dit dans ce passage
rien d'autre que ceci : 1) l'organisation des travailleurs doit
être constituée selon un mode le plus proche possible
de celui du projet de société que la classe ouvrière
porte en elle ; 2) la destruction de l'État n'est rien d'autre
que le remplacement de l'organisation de classe de la bourgeoisie,
l'État, par celle du prolétariat, l'Association.
En somme l'organisation de classe des travailleurs, qui est l'instrument
de lutte sous le capitalisme, constitue le modèle de l'organisation
sociale après la révolution.
C'est là une idée de base du bakouninisme et, plus
tard, de l'anarcho-syndicalisme, unanimement rejetée par
tous les théoriciens marxistes, à l'exception notable
de Pannekoek qui a repris cette idée à plusieurs reprises
dans ses écrits :
« La lutte de classe révolutionnaire du prolétariat
contre la bourgeoisie et ses organes étant inséparable
de la mainmise des travailleurs sur l'appareil de production, et
de son extension au produit social, la forme d'organisation unissant
la classe dans sa lutte constitue simultanément la forme
d'organisation du nouveau processus de production » (Pannekoek,
Les Conseils ouvriers, EDI, p.273). C'est là une parfaite
définition de l'anarcho-syndicalisme.
Selon Bakounine, c'est à travers la lutte quotidienne que
le prolétariat se constitue en classe, c'est pourquoi le
mode d'organisation des travailleurs doit se conformer à
cette nécessité. Marx de son côté préconise
la constitution de partis politiques nationaux ayant pour objectif
la conquête du parlement. C'est ici, dit Bakounine, que nous
nous séparons tout à fait des social-démocrates
d'Allemagne : « Les buts que nous proposons étant si
différents, l'organisation que nous recommandons aux masses
ouvrières doit différer essentiellement de la leur
» (18).
Résumons le point de vue de Bakounine :
1. Le mode, la forme de l'organisation des travailleurs sont le
produit de l'histoire, ils sont nés de la pratique et de
l'expérience quotidienne des luttes. Toutes les classes ascendantes
ont bâti, au sein même du régime qui les dominait,
les formes de leur organisation.
2. La forme organisationnelle propre à la bourgeoisie regroupe
les citoyens sur la base d'une circonscription électorale
; elle correspond au système de production capitaliste qui
ne veut connaître que des individus isolés. Ainsi,
le vrai pouvoir, qui est issu du contrôle des moyens de production,
reste-t-il aux mains des propriétaires de ces moyens de production.
3. L'organisation de classe des travailleurs ne regroupe pas des
citoyens mais des producteurs. Quel que soit le nom qu'on donne
à cette organisation : syndicat, conseil ouvrier, comité
d'usine, la structuration reste celle d'une organisation de classe.
Une organisation de classe est une organisation qui, à une
époque historique donnée, regroupe tout ou partie
d'une classe sociale sur la base du rôle que chaque individu
de cette classe joue dans les rapports de production.
Dans toute société de classes existent globalement
deux formes d'organisation antagoniques, fondées sur des
bases différents parce que correspondant à des rôles
et à des intérêts différents.
Entre ces organisations il ne peut y avoir de terrain d'entente,
d'alliance, ni de fusion sans impliquer la subordination de la classe
dominée à la classe dominante.
Comme telle, l'organisation de classe permet à la classe
qu'elle unifie de défendre ses intérêts contre
les empiétements de la classe antagonique.
Elle détermine, lorsque la classe qu'elle regroupe est dominante,
le modèle et les formes de l'organisation politique de la
société. Lorsque la classe qu'elle regroupe est dominée,
elle préfigure les formes de l'organisation de la société
que cette classe porte en elle.
La logique du passage d'une société d'exploitation
à une autre ne saurait être la même que celle
du passage d'une société d'exploitation à une
société sans exploitation : c'est une des grandes
leçons que nous livre Bakounine, issue des ses réflexions
sur la Révolution française. La stratégie révolutionnaire
du prolétariat ne saurait être calquée sur celle
des différentes classes exploiteuses qui se sont succédé
; elle ne saurait être imitée du modèle de la
révolution française auquel Marx en particulier se
réfère sans cesse.
Toutes les révolutions de l'histoire, « y compris
la Grande révolution française, malgré la magnificence
des programmes au nom desquels elle s'est accomplie, n'ont été
que la lutte de ces classes entre elles pour la jouissance exclusive
des privilèges garantis par l'État, la lutte pour
la domination et pour l'exploitation des masses » (Lettre
à la Liberté).
Pour Bakounine, l'État étant la forme spécifique
de l'organisation d'une classe exploiteuse, la classe ouvrière
ne saurait adopter une logique de prise du pouvoir d'État
par une minorité, mais de prise collective du pouvoir social.
.
PROLÉTARIAT ET ORGANISATION
.
Des différents textes où Bakounine traite de la question,
il ressort qu'il conçoit l'organisation des travailleurs
sous la forme de deux structures complémentaires, l'une verticale,
l'autre horizontale ; la première est une structure industrielle,
la seconde a un caractère interprofessionnel.
Dans la première, les ouvriers sont réunis et organisés
« non par l'idée mais par le fait et par les nécessités
mêmes de leur travail identique ».
« Ce fait économique, celui d'une industrie spéciale
et des conditions particulières de l'exploitation de cette
industrie par le capital, la solidarité intime et toute particulière
d'intérêts, de besoins, de souffrances, de situation
et d'aspiration qui existe entre tous les ouvriers qui font partie
de la même section corporative, tout cela forme la base réelle
de leur association. L'idée vient après, comme l'explication
ou comme l'expression équivalente du développement
et de la conscience réfléchie de ce fait » (Protestation
de l'Alliance).
.
Les sections de métier
.
Les sections de métier suivent la voie du développement
naturel, elles commencent par le fait pour arriver à l'idée.
En effet, dit Bakounine, seuls un très petit nombre d'individus
se laissent déterminer par l'idée abstraite et pure.
La plupart, prolétaires comme bourgeois, ne se laissent entraîner
que par la logique des faits. Pour intéresser le prolétariat
à l'œuvre de l'AIT, il faut s'approcher de lui non avec
des idées générales mais avec la « compréhension
réelle et vivante de ses maux réels ».
Bien sûr, le penseur se représente ces maux de chaque
jour sous leur aspect général, il comprend que ce
sont les effets particuliers de causes générales et
permanentes. Mais la masse du prolétariat, qui est forcée
de vivre au jour le jour, et qui « trouve à peine un
moment de loisir pour penser au lendemain », saisit les maux
dont elle souffre précisément et exclusivement dans
cette réalité, et presque jamais dans leur généralité.
Pour obtenir la confiance, l'adhésion du prolétariat,
il faut commencer par lui parler, « non des maux généraux
du prolétariat international tout entier, mais de ses maux
quotidiens ».
« Il faut lui parler de son propre métier et des conditions
de son travail précisément dans la localité
où il habite, de la dureté et de la trop grande longueur
de son travail quotidien, de l'insuffisance de son salaire, de la
méchanceté de son patron, de la cherté des
vivres et de l'impossibilité qu'il y a pour lui de nourrir
et d'élever convenablement sa famille » (Protestation
de l'Alliance).
Il faut lui proposer des moyens pour améliorer sa situation,
mais éviter, dans un premier temps, d'évoquer les
moyens révolutionnaires. Il se peut en effet que sous l'influence
de préjugés religieux ou politiques, il repousse ces
idées : il faut au contraire « lui proposer des moyens
tels que son bon sens naturel et son expérience quotidienne
ne puissent en méconnaître l'utilité, ni les
repousser » (ibidem).
La conscience révolutionnaire n'est donc pas un fait naturel,
elle n'est pas spontanée, mais chez Bakounine ce mot a un
sens particulier, qui a provoqué de nombreux malentendus
(19). Elle s'acquiert graduellement, par l'expérience quotidienne
; pour qu'elle devienne effective, il est nécessaire que
l'ouvrier se débarrasse de ses préjugés politiques
et religieux. Il n'est pas possible d'insuffler cette conscience
révolutionnaire brutalement : il faut une éducation,
qui se fait par l'expérience vécue et par le contact
avec la collectivité des travailleurs organisés. La
conscience révolutionnaire n'est pas spontanée (thèse
des ouvriéristes qui accordent au prolétariat toutes
sortes de vertus qu'il n'a pas) ni apportée de l'extérieur
par une avant-garde autoproclamée (thèses des léninistes),
elle est le résultat d'une interaction entre l'expérience
de la lutte, la pratique de la solidarité et la réflexion
collective.
Ce n'est qu'au contact des autres que l'ouvrier "néophyte"
apprend que la solidarité qui existe entre travailleurs d'une
section existe aussi entre sections ou entre corps de métiers
de la même localité, que l'organisation de cette solidarité
plus large, et « embrassant indifféremment les ouvriers
de tous les métiers, est devenue nécessaire parce
que les patrons de tous les métiers s'entendent entre eux...
» (ibidem).
La pratique de la solidarité constitue le premier pas vers
la conscience de classe ; ce principe établi, tout le reste
suit comme un développement naturel et nécessaire,
issu de « l'expérience vivante et tragique d'une lutte
qui devient chaque jour plus large, plus profonde, plus terrible
».
Le caractère dramatique avec lequel Bakounine décrit
la condition ouvrière de son temps n'est pas exagéré.
À partir de 1866, un mouvement de grèves se répand
en s'amplifiant dans toute l'Europe, et dont la répression
souvent féroce ne fait qu'accroître l'influence de
l'internationale, créée seulement deux ans auparavant.
Les grèves, qui avaient jusqu'alors un caractère fortuit,
deviennent de véritables combats de classe, qui permettent
aux ouvriers de faire l'expérience pratique de la solidarité
qui leur arrive, parfois, de l'étranger :
- Grève des bronziers parisiens en février 1867,
collectes organisées par l'AIT ; grève des tisserands
et fileurs de Roubaix, mars 1867 ; grève du bassin minier
de Fuveau, Gardanne, Auriol, La Bouillasse, Gréasque, avril
1867-février 1867, adhésion des mineurs de Fuveau
à l'AIT ; l'essentiel de l'activité des sections françaises
consistera à partir de 1867 à soutenir ces grèves
et en actions de solidarité pour épauler les grèves
à l'étranger.
- En Belgique, grève des mineurs de Charleroi, réprimée
durement par l'armée et qui entraîne un renforcement
de l'AIT ; grève des tisserands de Verviers qui veulent conserver
leur caisse de secours dans l'AIT ; grève des voiliers à
Anvers ; l'AIT soutiendra les grévistes par des fonds. Toute
la partie industrialisée de la Belgique est touchée
par l'AIT.
- À Genève, grève des ouvriers du bâtiment,
déclenchée dans une période favorable de plein
emploi, bien conduite, qui se termine avec succès. Solidarité
internationale efficace. Un délégué au congrès
de l'AIT à Bruxelles déclara : « Les bourgeois,
bien que ce soit une république, ont été plus
méchants qu'ailleurs, les ouvriers ont tenu bon. Ils n'étaient
que deux sections avant la grève, maintenant ils sont vingt-quatre
sections à Genève renfermant 4.000 membres ».
Ces événements peuvent être mis en regard du
constat fait par Mehring, encore : partout où la stratégie
de Marx était appliquée, l'AIT disparaissait : «
Là où un parti national se créait, l'Internationale
se disloquait » (Karl Marx, éditions sociales, p.533).
C'était là précisément le danger que
Bakounine n'avait cessé de dénoncer.
L'AIT recommande souvent la modération, mais elle est amenée
à assumer des luttes de plus en plus nombreuses et violentes.
Sa seule existence, appuyée par quelques succès initiaux,
crée un phénomène d'entraînement, un
effet cumulatif. La violence de la répression elle-même
pousse les ouvriers à s'organiser. À chaque intervention
de l'armée les réformistes perdent du terrain, et
peu à peu l'Internationale se radicalise ; cette radicalisation,
faut-il le préciser, n'est pas le résultat d'un débat
idéologique mais celui de l'expérience à la
fois des luttes et de la pratique de la solidarité internationale
sur le terrain.
Il y a donc incontestablement une cassure dans le mouvement ouvrier
international dont l'opposition Bakounine-Marx n'est pas la cause
mais l'expression. On ne soulignera jamais assez que la théorie
anarchiste formulée par Bakounine entre 1868 et sa mort en
1876, est entièrement fondée sur l'observation qu'il
fait des luttes ouvrières de cette époque.
On a voulu présenter la coupure entre bakouniniens et marxistes
dans l'AIT soit comme l'expression d'un conflit de personnes, soit
comme l'expression d'une diversité des niveaux de conscience
dans la classe ouvrière : les travailleurs allemands et anglais,
les plus conscients, étant avec Marx, les autres avec Bakounine.
On a aussi fait état du degré de concentration du
capital : les ouvriers de la grande industrie avec Marx, les ouvriers
des petites entreprises artisanales avec Bakounine.
En réalité le problème ne se pose pas de savoir
qui est avec qui, mais de déterminer quelles sont les fractions
de la classe ouvrière qui peuvent espérer une amélioration
de leur condition par l'action parlementaire, et celles qui n'ont
rien à en espérer. Les développements théoriques,
organisationnels et stratégiques de tel ou tel penseur ne
font en définitive que se surajouter à ces situations
réelles. On comprend cependant que Bakounine ait pu écrire
que par l'expérience tragique de la lutte, « l'ouvrier
le moins instruit, le moins préparé, le plus doux,
entraîné toujours plus avant par les conséquences
mêmes de cette lutte, finit par se reconnaître révolutionnaire,
anarchiste et athée, sans savoir souvent comment lui-même
il l'est devenu » (Protestation de l'Alliance).
.
Les sections centrales
.
Aux yeux de Bakounine, seules les sections de métier - il
faut entendre la structure implantée sur le lieu de travail
plus qu'un groupement corporatiste au sens étroit - sont
capables de donner une éducation pratique à leurs
membres. Elles seules peuvent faire de l'AIT une organisation de
masse, « sans le concours puissant de laquelle le triomphe
de la révolution sociale ne sera jamais possible ».
Les sections centrales (aujourd'hui on dirait les unions locales),
en revanche, ne représentent aucune industrie particulière
« puisque les ouvriers les plus avancés de toutes les
industries possibles s'y trouvent réunis ». C'est,
en langage d'aujourd'hui, une structure interprofessionnelle. Les
sections centrales représentent l'idée même
de l'Internationale. Leur mission est de développer cette
idée et d'en faire la propagande : l'émancipation
non seulement du travailleur de telle industrie ou de tel pays,
mais de tous les pays. Ce sont des centres actifs où se «
conserve, se concentre, se développe et s'explique la foi
nouvelle ». On n'y entre pas comme ouvrier spécial
de tel métier mais comme travailleur en général.
S'il n'y avait que les sections centrales, elles auraient peut-être
réussi à former des « conspirations populaires
», elles auraient peut-être regroupé un petit
nombre d'ouvriers les plus conscients et convaincus, mais la masse
des travailleurs serait restée en dehors : or, pour renverser
l'ordre politique et social d'aujourd'hui, dit Bakounine, «
il faut le concours de ces millions ».
Le rôle de la section centrale est un rôle décisivement
politique. Implantée dans la localité sur des bases
géographiques, elle rassemble les travailleurs sans considération
de profession afin de donner aux sections de métier une vision
et des perspectives qui dépassent le cadre étroit
de l'entreprise. Elle permet, en premier lieu, à l'ensemble
des travailleurs d'une localité d'être informés
de leurs situations respectives et éventuellement d'organiser
le soutien en cas de nécessité. Elle est aussi un
endroit où naturellement s'opère la réflexion.
Elle est enfin le centre à partir duquel se fait l'impulsion
à l'organisation.
Au contraire des sections de métier, qui partent du fait
pour arriver à l'idée, les sections centrales suivant
la voie du développement abstrait, commencent par l'idée
pour arriver au fait. S'il n'y avait que les sections centrales,
l'AIT ne se serait pas développée en une puissance
réelle. Les sections centrales n'auraient été
que des « académies ouvrières » où
se seraient éternellement débattues toutes les questions
sociales, « mais sans la moindre possibilité de réalisation
».
Historiquement, les sections centrales sont l'émanation
du foyer principal qui s'était formé à Londres,
dit Bakounine. C'est elles qui ont permis à l'AIT de se développer,
en allant chercher les masses où elles se trouvent, «
dans la réalité quotidienne, et cette réalité
c'est le travail quotidien, spécialisé et divisé
en corps de métiers ». Les fondateurs des sections
centrales devaient s'adresser aux travailleurs déjà
organisés plus ou moins par les nécessités
du travail collectif dans chaque industrie particulière,
afin de créer autour d'eux « autant de sections de
métier qu'il y avait d'industries différentes ».
C'est ainsi que les sections centrales qui représentent partout
l'âme ou l'esprit de l'AIT devinrent des organisations réelles
et puissantes.
La section centrale, et par extension l'organisation générale
des sections centrales sur le plan international, est donc la structure
qui donne à l'organisation ouvrière son sens profond,
en offrant des perspectives élargies aux travailleurs qui
y adhèrent. C'est elle qui définit et constitue le
prolétariat en classe en affirmant et en pratiquant le principe
de la solidarité d'intérêts des travailleurs.
La section de métier est celle qui unifie les travailleurs
selon le principe de la matière, alors que la section centrale
les unifie selon le principe de la connaissance.
Bakounine affirme une correspondance entre ces deux processus,
entre ces deux instances organisationnelles, et c'est leur synthèse
qui constitue l'organisation de classe dans les formes qui lui permettront
de constituer un substitut à l'organisation étatique.
Ce processus se constituera en France au moment de la fusion des
bourses du travail, qui étaient une instance interprofessionnelle,
avec la CGT qui était une structure industrielle.
Alors que dans la société bourgeoise les structures
verticales (productives) et horizontales (décisionnelles,
politiques) sont séparées, ce qui signifie la subordination
des secondes aux premières ; alors que dans le communisme
d'État elles sont totalement fusionnées et concentrées,
impliquant la subordination des parties au centre, Bakounine envisage
ces structures dans une complémentarité où
chaque niveau est autonome dans le cadre de ses attributions et
où existent des contrepoids à l'accaparement du pouvoir
par le centre (puisque le principe d'autonomie retire au centre
la matière sur laquelle l'autorité peut s'exercer),
et des garanties contre les mouvements centrifuges par l'affirmation
du principe de la solidarité des parties au tout.
Anticipant, sur les positions des partisans du "syndicalisme
pur", Bakounine déclare que beaucoup pensent qu'une
fois leur mission accomplie - la création d'une puissante
organisation - les sections centrales devraient se dissoudre, ne
laissant plus que des sections de métier. C'est une grave
erreur, dit-il, car la tâche de l'AIT « n'est pas seulement
une œuvre économique ou simplement matérielle,
c'est en même temps et au même degré une œuvre
éminemment politique » (Protestation de l'Alliance),
or, les sections centrales sont par définition des instances
politiques.
C'est donc sans ambiguïté l'organisation horizontale,
c'est-à-dire géographique, qui donne à l'organisation
son caractère politique, l'originalité du point de
vue de Bakounine étant d'établir une fusion de celle-ci
avec l'organisation verticale, revendicative.
En d'autres termes, Bakounine refuse de limiter l'organisation
de masse des travailleurs à une simple fonction de lutte
économique (20) : en retirant à l'AIT ses sections
centrales on retirerait à l'organisation le lieu où
peut se faire une élaboration politique, une réflexion
indispensable des travailleurs sur les finalités de leur
action. Unifiant dans un premier temps les travailleurs sur la base
de leurs intérêts immédiats, l'organisation
de classe est aussi le lieu où s'élabore et où
se mettra en œuvre la politique qui mènera à
leur émancipation. Peut-on encore accuser Bakounine d'indifférentisme
politique ?
.
RÉVOLUTIONNAIRES ET ORGANISATION
.
D'une certaine façon, c'est Lénine qui donnera raison
à Bakounine. On sait qu'à l'origine les bolcheviks
étaient opposés aux structures "naturelles"
du prolétariat qu'étaient les conseils ouvriers, constitués
en période de combat. Ils ont même accusé ceux-ci
de faire double emploi avec le parti et les ont sommés de
se dissoudre, pendant la révolution de 1905. Le comité
du parti de Pétrograd lança en effet l'ultimatum suivant
aux conseils : « Le conseil des députés et ouvriers
ne saurait exister en qualité d'organisation politique et
les social-démocrates devraient s'en retirer attendu qu'il
nuit, par son contenu, au développement du mouvement social-démocrate
».
Mais Lénine avait compris que la structure organisationnelle
motrice était celle où la population était
en contact direct avec les problèmes de la lutte - soviets,
conseils d'usine. Si le parti avait suivi une politique marxienne
orthodoxe, les bolcheviks n'auraient été que l'aile
radicale de la gauche parlementaire russe.
La neuvième des vingt-et-une conditions d'admission à
l'Internationale socialiste, quelques années plus tard, constitue
là encore une reconnaissance de facto des conceptions bakouniniennes,
et trancheront avec les pratiques des partis socialistes en implantant
dans les entreprises les structures de base du parti. Désormais,
tout parti communiste doit constituer dans les organisations de
masse de la classe ouvrière des fractions qui, « par
un travail conscient et opiniâtre, doivent gagner les syndicats
à la cause communiste ». Ces fractions sont constituées
des militants communistes qui déterminent, avant toute réunion
syndicale, assemblée générale, congrès,
etc. la ligne qu'ils vont y défendre. Ces pratiques n'étaient
pas employées auparavant et prirent les militants syndicalistes-révolutionnaires
de court. Ils n'eurent pas l'idée de mettre en place des
contre-fractions, seul moyen efficace de contrer les fractions communistes.
Le système des cellules d'entreprise fut instauré
en France dans les années 1924-25 au moment de la "bolchevisation"
du parti. Jusqu'alors, l'unité de base de l'organisation
du parti était la section, implantée sur la commune,
cadre de l'action électorale. Dans le parti bolchevisé,
c'est l'entreprise, terrain où s'affrontent les « deux
classes fondamentales » de la société capitaliste.
« L'usine, c'est le centre nerveux de la société
moderne, c'est le foyer même de la lutte des classes. C'est
pourquoi l'usine doit être pour toi, communiste, le centre
de tes efforts, de ton activité de communiste » (Au
nouvel adhérent, préface de Jacques Duclos, p.5).
Pierre Sémard, au Ve congrès, à Lille, déclare
: « La section, c'était un peu loin du patronat, un
peu loin du capitalisme, mais la cellule, c'est beaucoup plus près
». Si l'établissement des cellules d'entreprise comme
« force de base de l'organisation du parti » vise à
éliminer l'électoralisme issu de la IIe Internationale
et de l'aile marxienne de l'AIT, il s'agit aussi de constituer un
instrument de lutte contre le syndicalisme révolutionnaire,
partiellement héritier de l'aile bakouninienne de l'AIT.
Au IIIe congrès du parti, en 1924, lors duquel fut discutée
l'éventualité de créer les cellules, Pierre
Monate, alors membre du parti, s'y opposa fermement, montrant que
ce n'était qu'une mesure destinée à subordonner
le syndicat au parti.
Depuis, périodiquement, le parti doit condamner la tendance,
qui se manifeste régulièrement chez les militants
communistes de base, à considérer l'action syndicale
comme prioritaire : « cette pratique, fondée en définitive
sur l'incompréhension du rôle décisif du parti
à l'entreprise et sur la vieille conception, maintes fois
condamnée, suivant laquelle "le syndicat suffit à
tout", est grandement préjudiciable » (La vie
du parti, octobre 1966, p.3).
Il aura donc fallu attendre le milieu des années 20 pour
que les héritiers de Marx comprennent ce principe bakouninien
élémentaire que l'exploitation, donc la lutte des
travailleurs, se fait tout d'abord sur le lieu de travail, et que
c'est là le centre de gravité de la lutte et la structure
de base de l'organisation ouvrière.
Lorsqu'on lit le compte rendu du congrès anarchiste international
d'Amsterdam, par exemple, on voit à quel point le marxisme
est totalement identifié au réformisme, à l'action
légale. Le léninisme introduira un mode d'intervention
totalement nouveau des marxistes dans la classe ouvrière,
qui sera, pendant une courte période, interprétée
par les libertaires comme une adhésion à leurs positions.
Un nouveau type, inédit, de rapport entre minorité
et classe ouvrière sera établi, auquel, nous le verrons,
les syndicalistes révolutionnaires ne sauront pas faire face.
Bakounine était conscient des limites de l'AIT dans le contexte
de l'époque. L'AIT a donné aux travailleurs un commencement
d'organisation en dehors des frontières des États
et en dehors du monde bourgeois. Elle contient « les premiers
germes de l'organisation de l'unité à venir ».
Mais elle n'est pas encore une institution suffisante pour organiser
et diriger la révolution. « L'Internationale prépare
les éléments de l'organisation révolutionnaire,
mais elle ne l'accomplit pas » (Nettlau, p.287). Elle organise
la lutte publique et légale des travailleurs. Elle fait la
propagande théorique des idées socialistes. L'AIT
est un milieu favorable et nécessaire à l'organisation
de la révolution, « mais elle n'est pas encore cette
organisation ».
Elle regroupe tous les travailleurs sans distinction d'opinion,
de religion, à condition qu'ils acceptent le principe de
la solidarité des travailleurs contre les exploiteurs : en
elle-même cette condition suffit à séparer le
monde ouvrier du monde bourgeois, mais elle est insuffisante pour
donner au premier une direction révolutionnaire.
Bakounine est redevable à Proudhon pour sa sociologie des
classes sociales. Dans la Capacité politique des classes
ouvrières, Proudhon fait son testament politique et c'est
un étonnant exposé de la situation du mouvement ouvrier
de l'époque (1860). Il expose quelles sont les conditions
pour que le prolétariat puisse parvenir à la capacité
politique et conclut que toutes les conditions ne sont pas encore
remplies :
1. La classe ouvrière est arrivée à la conscience
d'elle-même « au point de vue de ses rapports avec la
société et avec l'État, dit Proudhon ; comme
être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe
bourgeoise ».
2. Elle possède une « idée », une notion
« de sa propre constitution », elle connaît «
les lois, conditions et formules de son existence ».
3. Mais Proudhon s'interroge pour savoir si « la classe ouvrière
est en mesure de déduire, pour l'organisation de la société,
des conclusions pratiques qui lui soient propres ». Il répond
par la négative : la classe ouvrière n'est pas en
mesure de créer l'organisation qui permettre son émancipation.
L'action du prolétariat n'est pas une action spontanée,
elle est déterminée par les conditions de son développement
réel. Les formes et la stratégie de la lutte dépendent
de ce développement réel, des rapports qui existent
entre la classe ouvrière et les autres classes. Chez Proudhon
et Bakounine, se trouvent la méthode d'analyse de ces rapports,
méthode que les anarchistes, après eux, oublieront
souvent pour lui substituer des incantations magiques.
Bakounine de son côté analyse l'émergence du
mouvement ouvrier en une dialectique en trois mouvements :
1. Le prolétariat accède à la conscience de
classe avec « la compréhension réelle et vivante
de ses maux réels » ;
2. Il s'éduque par l'action organisée contre le capital
« qui convainc tous les ouvriers de la façon la plus
saisissante et directe de la nécessité d'une organisation
rigoureuse pour atteindre la victoire » ;
3. Par la liberté du débat politique dans l'organisation
et par l'expérience des luttes le prolétariat construira
alors « son unité réelle, économique
d'abord, et ensuite nécessairement politique ».
La classe ouvrière, pense Bakounine, n'a pas encore atteint
un stade suffisant de maturité pour se passer d'une minorité
révolutionnaire. Le prolétariat est fractionné
par les différentes langues, cultures et degrés de
maturité, par les préjugés politiques et religieux.
L'AIT est l'instrument irremplaçable pour l'unifier, c'est
pourquoi Bakounine s'oppose à l'établissement d'un
programme politique obligatoire dans l'organisation. Il pense que
l'expérience des luttes et la pratique de la solidarité
créeront naturellement celle unité. En attendant,
cette partie la plus consciente du prolétariat et des intellectuels
qui ont rallié son combat doit s'organiser pour accélérer
ce processus d'unification.
« On ne peut commettre de plus grande faute que de demander
soit à une classe, soit à une institution, soit à
un homme, plus qu'ils ne peuvent donner. En exigeant d'eux davantage,
on les démoralise, on les empêche, on les tue. L'Internationale,
en peu de temps, a produit de grands résultats. Elle a organisé
et elle organisera chaque jour d'une manière plus formidable
encore, le prolétariat pour la lutte économique. Est-ce
une raison pour espérer qu'on pourra se servir d'elle comme
d'un instrument pour la lutte politique ? » (Écrit
contre Marx, Champ libre, t.III, p.183).
Une organisation regroupant une minorité révolutionnaire
structurée est indispensable. Cette organisation, c'est l'Alliance
internationale pour la démocratie socialiste, fondée
en 1868, le dernier jour du deuxième congrès de la
Ligue pour la paix et de la liberté, organisation de démocrates
bourgeois dont Bakounine venait de démissionner. L'Alliance,
qui avait alors 84 membres, n'est pas la première organisation
fermée dont Bakounine est à l'origine mais celle-ci
a un caractère différent, attesté par une lettre
qu'il écrit à Marx le 22 décembre 1868. Il
dit en effet : « mieux que jamais je suis arrivé à
comprendre combien tu avais raison en suivant et en nous invitant
tous à marcher sur la grande route de la révolution
économique [...] Je fais maintenant ce que tu as commencé
à faire, toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux
solennels et publics que j'ai adressés aux bourgeois du congrès
de Berne, je ne connais plus d'autre société, d'autre
milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie, maintenant, c'est
l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs ».
Et Bakounine conclut : « Je suis ton disciple et je suis fier
de l'être ».
Bakounine reconnaît donc s'être engagé dans
la lutte des classes avec vingt ans de retard par rapport à
Marx. C'est de 1868 qu'on peut dater son adhésion au socialisme
révolutionnaire, après une très courte période
pendant laquelle il a pensé pouvoir rallier certains bourgeois
radicaux. Certes il était déjà socialiste -
il a commencé à s'intéresser au mouvement dès
les années 40 - mais l'émancipation des Slaves était
jusqu'alors sa priorité. C'est en 1868 qu'il décide
de consacrer tous ses efforts au mouvement ouvrier.
Il faut se garder cependant de prendre cette lettre de "ralliement"
au pied de la lettre. En effet l'intention de Bakounine était
d'amadouer Marx pour lui faire admettre l'Alliance comme section
de l'Internationale. On ne peut cependant pas douter de la sincérité
avec laquelle Bakounine admettait le rôle capital joué
par Marx. Malgré les divergences profondes qui opposaient
les deux hommes, Bakounine choisit toujours le critère de
classe lorsqu'un choix important se présentait dans les débats
politiques opposant les différents courants de l'AIT. Ainsi,
il s'allia avec Marx contre Mazzini, puis contre les mutualistes
proudhoniens partisans de la propriété privée.
Il engagea les travailleurs slaves d'Autriche, s'il n'y avait pas
d'autre choix possible, à rallier le parti social-démocrate
plutôt que d'adhérer aux partis nationalistes slaves.
Bakounine ne sous-estimait pas l'importance de ses divergences avec
Marx, mais il a choisi de retarder le plus possible le moment où
il serait forcé de les exposer publiquement.
Bakounine ne nie pas, loin de là, la nécessité
d'une organisation séparée des révolutionnaires,
et c'est sans doute ce qui le différencie d'une partie des
syndicalistes révolutionnaires français du début
du siècle, parmi lesquels figure Amédée Dunois.
Certes, celui-ci ne niait pas la nécessité d'une organisation
anarchiste, mais le niveau de son intervention au congrès
anarchiste international d'Amsterdam montre l'effrayante régression
subie par le mouvement. Son intervention est largement dominée
par la critique des individualistes. Il en est réduit, dans
son intervention, à essayer de défendre le principe
même de l'organisation, et à dire que « l'objet
essentiel et permanent d'un groupe [anarchiste] ce serait [...]
la propagande anarchiste ».
« L'action individuelle, "l'initiative individuelle"
était censée suffire à tout. On tenait généralement
pour négligeables l'étude de l'économie, des
phénomènes de la production et de l'échange,
et même certains des nôtres, déniant toute réalité
à la lutte de classe, ne consentaient à ne voir dans
la société actuelle que des antagonismes d'opinions
auxquels la "propagande" consistait justement à
préparer l'individu ».
Alors que pendant la période bakouninienne le principe même
de l'organisation n'était absolument pas mis en cause - les
antiautoritaires de l'AIT étant étroitement liés
à la classe ouvrière -, le mouvement anarchiste du
début du siècle avait perdu tout contact avec celle-ci
: « C'était le temps où les anarchistes, isolés
les uns des autres, plus isolés encore de la classe ouvrière,
semblaient avoir perdu tout sentiment social ; où l'anarchisme,
avec ses incessants appels à la réforme de l'individu,
apparaissait à beaucoup comme le suprême épanouissement
du vieil individualisme bourgeois [...] Le temps n'est pas loin
derrière nous où la majeure partie des anarchistes
était opposée à toute pensée d'organisation.
Alors, le projet qui nous occupe eut soulevé parmi eux des
protestations sans nombre et ses auteurs se fussent vus soupçonnés
d'arrière pensées rétrogrades et de visées
autoritaires [...] L'organisation anarchiste soulève encore
des objections. Mais ces objections sont fort différentes,
selon qu'elles émanent des individualistes ou des syndicalistes.
Contre les premiers, il suffit d'en appeler à l'histoire
de l'anarchisme. Celui-ci est sorti, par voie de développement,
du "collectivisme" de l'Internationale, c'est-à-dire,
en dernière analyse, du mouvement ouvrier. Il n'est donc
pas une forme récente, plus perfectionnée, de l'individualisme,
mais une des modalités du socialisme révolutionnaire.
Ce qu'il nie, ce n'est donc pas l'organisation tout au contraire,
c'est le gouvernement, avec lequel, nous a dit Proudhon, l'organisation
est incompatible. L'anarchisme n'est pas individualiste ; il est
fédéraliste, "associationniste", au premier
chef. On pourrait le définir : le fédéralisme
intégral » (21).
Certes, Dunois affirme la nécessité pour les anarchistes
d'être « la fraction la plus audacieuse et la plus affranchie
de ce prolétariat militant organisé en syndicats »,
d'être « toujours à ses côtés et
de combattre, mêlés à lui, les mêmes batailles
». Mais les libertaires dans les syndicats ne constituaient
pas un courant organisé et homogène, et ne furent
pas capables de contrer les fractions extérieures aux syndicats
qui tentèrent d'en prendre le contrôle.
C'est pourquoi on peut dire que, même si le syndicalisme
révolutionnaire est dans une très large mesure l'héritier
de Bakounine, ce n'est pas lui mais l'anarcho-syndicalisme, au début
des années vingt, et en particulier à partir de la
constitution de l'AIT seconde manière, en 1922, qui peut
revendiquer réellement l'héritage bakouninien.
.
CONCLUSION
.
La réflexion sur l'organisation de la minorité révolutionnaire
à l'époque de Bakounine et de Marx, mais aussi au
début du siècle, doit éviter l'anachronisme
qui consiste à aborder la question dans les termes où
elle s'est présentée avec l'apparition de l'aile radicale
de la social-démocratie, le bolchevisme, au début
du XXe siècle.
Il faut garder à l'esprit que les débats qui ont
marqué la rupture du marxisme révolutionnaire avec
la IIe Internationale n'ont pas encore eu lieu ; il faut aussi se
rappeler que le marxisme tel qu'il apparaissait à l'époque
était essentiellement parlementaire.
Dans les années 1860-1900, on assiste à des tentatives
non abouties de constituer une organisation révolutionnaire.
Personne à l'époque n'a trouvé de solution
acceptable. Si Bakounine oscille entre organisation publique et
organisation secrète - il faut se rappeler que les organisations
ouvrières sont illégales en France, en Italie, en
Espagne, en Belgique - les organisations secrètes en question
sont plus un "réseau" de militants qui correspondent
entre eux qu'une instance qui prétend se poser en direction
du prolétariat international. L'objectif principal est moins
de structurer le prolétariat dans ces organisations que de
tenter de regrouper les militants actifs et décidés,
afin de constituer des cadres révolutionnaires, tâche
qui, chronologiquement, semble naturelle lorsqu'on veut imprimer
une certaine orientation à une organisation de masse.
Bakounine a posé le problème de l'organisation des
révolutionnaires et de ses rapports avec les masses. Il l'a
posé en opposition à la stratégie politique
de Marx, électoraliste et parlementaire. Pendant la révolution
de 1848, en Allemagne, existait une organisation révolutionnaire,
la Ligue des Communistes, dont Marx présidait le comité
central. Lui et Engels l'avaient, dès le début de
la révolution, mise en sommeil. Marx, enfin, usant des pleins
pouvoirs qui lui avaient été confiés, a dissous
la Ligue, considérant que son existence n'était plus
nécessaire puisque dans les conditions nouvelles de liberté
de presse et de propagande, l'existence d'une organisation secrète
n'était plus nécessaire. Marx s'était en outre
opposé à sa réorganisation en février
1849. Cette attitude révèle que l'idée de parti
révolutionnaire était encore loin d'être évidente
à l'époque.
Pourtant, le mouvement ouvrier allemand subissait alors une forte
poussée, qui n'aurait certes pas suffi à en faire
un élément hégémonique dans la révolution,
mais qui lui aurait fourni l'expérience d'une pratique autonome.
Dans une large mesure, il s'agit d'une période de tâtonnements,
et les modalités d'organisation des révolutionnaires
n'apparaissent pas avec l'évidence et les certitudes - pas
nécessairement fécondes, d'ailleurs - que développeront
plus tard un Lénine.
On peut noter que l'essentiel de la critique léninienne
de la social-démocratie allemande, qui fonde la bolchevisme,
a déjà été faite trente ans auparavant
par Bakounine. Ce dernier n'a pas trouvé de solution au problème
qu'il a posé. On sait maintenant que Lénine non plus.
Il reste que Bakounine a développé analyse de la
société de son temps, une réflexion sur le
pouvoir et une théorie de l'organisation du prolétariat
qui méritent mieux que les simplismes réducteurs de
ses adversaires et aussi, il faut le dire, parfois de ceux qui se
réclament du même courant que lui.
René Berthier
Notes
1) Par référence à la théorie de l'évolution
des modes de production qui a vu se succéder la société
antique avec l'esclavage, la féodalité avec le servage,
le capitalisme avec le salariat. La bureaucratie ouvrière
est ainsi appelée à succéder à la bourgeoisie
si le prolétariat ne prend pas réellement les choses
en mains. Cette hypothèse de Bakounine introduit les débats
sur la nature de classe de la bureaucratie soviétique.
2) Marx lui-même est largement redevable à Proudhon
; la plupart des concepts qu'il développe dans le Capital
et les ouvrages qui l'ont préparé avaient déjà
été définis par Proudhon.
3) Oeuvres, Champ libre, t.VIII, p.357.
4) Oeuvres, Champ libre, t.II, p.128.
5) 1913, p.228.
6) Oeuvres, Champ libre, t.VIII, pp.206-207.
7) Oeuvres, Champ libre, t.VIII, p.292.
8) Oeuvres, Paris, Champ libre, t.VIII, p.143. En lui-même,
le pouvoir, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, est «
un fait sauvage, quelque chose comme un fait brut, et son discours
s'adresse à des brutes » (Jouir du pouvoir, éditions
de Minuit, 1976, p.153).
9) Jean-Pierre Garnier, Louis Janover, La Deuxième droite,
Robert Laffont, p.197.
10) Lettres à un Français sur la crise actuelle,
Oeuvres, Champ libre, t.VII.
11) Oeuvres, L'Alliance révolutionnaire internationale de
la social-démocratie, édition Maximoff, p.384.
12) Jacques Toublet, L'anarcho-syndicalisme, l'autre socialisme.
13) Le Père Peinard, n°45, 12-01-1890, p.11.
14) Protestation de l'Alliance, Stock, t.VI.
15) Autour d'une vie, Stock, p.286.
16) Oeuvres, Paris, Champ libre, t.III, p.74.
17) Oeuvres, Paris, Champ libre, t.III, p.161.
18) Oeuvres, Paris, Champ libre, t.III, p.74.
19) Un phénomène spontané pour Bakounine est
un phénomène qui se développe par ses seules
déterminations internes, sans influence extérieure.
20) Dans les années 1970, dans la foulée de l'euphorie
post-soixante-huitarde, à l'époque où la CFDT
tenait un langage radical et se réclamait de l'autogestion,
de nombreux militants anarcho-syndicalistes entrèrent dans
cette organisation et y menèrent une activité très
importante, contribuant grandement à son dynamisme. Se cherchant
une filiation historique avec le mouvement ouvrier, Edmond Maire
alla même jusqu'à se réclamer de l'anarcho-syndicalisme,
sans tromper grand monde, il est vrai...
Les libertaires s'efforcèrent en particulier de développer
les structures interprofessionnelles de l'organisation : unions
locales et unions départementales, dans lesquelles ils posèrent
des problèmes qui dépassaient le cadre strictement
revendicatif et qui touchaient au cadre de vie, à tous les
problèmes de la vie quotidienne.
Cette activité se révéla efficace puisque ces
instances interprofessionnelles, lorsque des libertaires y avaient
une influence suffisante, se développaient, faisant il est
vrai concurrence aux groupes politiques. La direction de la confédération
résolut le problème en excluant des militants, en
dissolvant nombre d'unions locales et départementales. La
question reste aujourd'hui posée de savoir s'il était
opportun que des libertaires se livrent à un tel travail
militant pour finir par être exclus ou muselés.
Il faut cependant savoir que ce travail militant eut au moins pour
résultat de susciter nombre de vocations militantes anarcho-syndicalistes
qui n'auraient sans cela jamais vu le jour. Une génération
de militants fut ainsi créée qui fit la transition
entre les "anciens", ceux d'avant-guerre, et ceux d'aujourd'hui
qui sont nés à peu près à cette période.
L'expérience de ces militants a en outre démontré
l'extraordinaire efficacité de l'action locale, interprofessionnelle,
de la structure horizontale des syndicats lorsqu'elle est conçue,
non pas comme base de recrutement pour un parti, mais pour développer
l'action autonome des travailleurs.
21) Les citations d'Amédée Dunois sont extraites
de l'excellent ouvrage publié par Nautilus et les éditions
du Monde libertaire, Anarchisme & syndicalisme, le congrès
anarchiste international d'Amsterdam, introduction d'Ariane Miéville
et Maurizio Antonioli.
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