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Origine http://unesdoc.unesco.org/images/0012/001281/128196f.pdf
Texte contenu dans l’ouvrage
« Déraison, esclavage et droit - Les fondements idéologiques et juridiques de la traite négrière et de l’esclavage »
La route de l’esclave
Directeurs de la publication : Isabel Castro Henriques et Louis Sala-Molins
Mémoire des peuples ÉDITIONS UNESCO Publié en 2002 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP
* Cette analyse est approfondie dans l’ouvrage "La férocité
blanche. Des non-Blancs aux non-aryens", Paris, Albin Michel,
2001.
** Avocate (Colombie).
À l’occasion du cent cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les possessions françaises d’outre-mer, il convient de souligner la relation dynamique qui existe entre le génocide afro-américain et la politique nazie d’extermination.
Pendant les trois siècles et demi que durèrent la déportation massive des Africains et leur mise en esclavage, une constante, ou une caractéristique si l’on préfère, va d’abord s’imposer et se développera ensuite jusqu’à devenir un élément culturel : l’éviction, le bannissement des Noirs de la famille humaine, dont la race blanche devient le modèle référentiel à l’échelle planétaire. L’éviction d’un groupe de la famille humaine entraîne l’anéantissement de ce groupe. En effet, cet anéantissement peut alors s’accomplir dans l’indifférence quasi générale puisque les victimes sont censées appartenir à une autre espèce. Cela fut une constante tout au long du génocide afro-américain. Mais cela s’est vérifié bien au-delà puisque cela ouvrait le chemin qui devait conduire à la destruction, à l’anéantissement d’autres groupes humains, telles les victimes de la politique nazie d’extermination.
Toute la propagande nazie s’appliqua à faire du Juif l’autre, l’être différent et dangereux, appartenant à une race inférieure. Cela fut de la théorie. Mais ce discours suffit pour que d’abord les Allemands et par la suite bien des citoyens des pays occupés par l’Allemagne nazie ne s’identifient en rien aux Juifs persécutés, spoliés, dépouillés de tous leurs biens, emprisonnés et déportés dans une indifférence quasi générale. Après 1945, beaucoup eurent l’indécence d’expliquer, voire de justifier cette indifférence, sous le prétexte que personne ne pouvait imaginer, et que donc personne ne savait, que ces Juifs, préalablement mis au ban de la société, traqués au vu et au su de tous, dépouillés non seulement de leurs biens mais aussi de leur dignité, puisque abaissés à la condition de bétail, finiraient, du moins ceux qui auraient survécu à ce calvaire effroyable, dans des chambres à gaz. Autant admettre que les chambres à gaz exceptées, toutes les atrocités préalablement infligées aux Juifs étaient acceptables, ou en tout cas supportables !
Définition récente pour des pratiques anciennes
Le 9 décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Dans son introduction nous lisons :
« Les parties contractantes,
« Considérant que l’Assemblée générale des Nations Unies, par sa résolution 96 en date du 11 décembre 1946, a déclaré que le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l’esprit et les fins des Nations Unies et que le monde civilisé condamne […],
« Reconnaissant qu’à toutes les périodes de l’histoire, le génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité,
« Convaincues que, pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux, la coopération internationale est nécessaire,
« Conviennent ce qui suit […]. »
Ceux qui rédigèrent cette convention avaient compris que les actes pour lesquels on venait de créer cette qualification de génocide étaient fort anciens et qu’il y avait donc un grand nombre de précédents dans l’histoire de l’humanité. C’est ce qu’ils disent en « reconnaissant qu’à toutes les périodes de l’histoire, le génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité ». À y réfléchir un peu, on ne voit d’ailleurs pas comment ils auraient pu prétendre que les actes ainsi qualifiés n’avaient aucun précédent, alors que le statut du Tribunal militaire international l’avait déjà dit. Mais il semble convenu (en tout cas convenable) d’oublier que dans l’alinéa C de l’article 6 de ce statut, la réduction en esclavage ainsi que la déportation sont mentionnées, de façon explicite, parmi les actes qualifiés comme « crimes contre l’humanité ». Même si, pendant plus de trois siècles et demi, des millions d’Africains, hommes, femmes et enfants, furent déportés et que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, ces Africains ainsi que leurs descendants en Amérique furent réduits en esclavage et exclus de tous les avantages réservés aux seuls Blancs parce que (nous apprenait-on) ils étaient racialement inférieurs.
Chaque Noir devrait connaître le statut du Tribunal militaire international et plus particulièrement l’article 6 dont l’alinéa C est ainsi rédigé :
« Les crimes contre l’humanité, c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre cas inhumain commis contre toutes les populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux, ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal ou en liaison avec ce crime. »
Dans un débat, où il fut longuement question de cet alinéa, nous avons rencontré un de ces racistes bon teint, épris de bonne volonté et profondément convaincu qu’un Noir n’est jamais assez « objectif » lorsqu’il s’agit de son histoire. Il crut absolument nécessaire de préciser que nos arguments concernant le génocide afro-américain étaient irrecevables parce que, à son avis, « lorsque les puissances alliées rédigèrent le statut du Tribunal, à aucun moment elles n’ont pu songer à la traite des esclaves ». Il a fallu expliquer que nous partagions son avis en ce sens que les puissances alliées, comme il disait, ou, comme nous dirions, les anciennes puissances négrières ne pouvaient pas penser, en rédigeant ce statut, au génocide afro-américain puisque ce qu’elles avaient condamné n’était ni le principe de la déportation, ni celui de l’esclavage, ni même un système d’anéantissement de l’homme mais, tout simplement, le fait que ces pratiques avaient été appliquées ici, en Europe, et à l’encontre de populations européennes.
Beaucoup ne comprennent pas que c’est justement ce tri sinistre, cette condamnation parcellaire et sélective du crime, que nous, Noirs, nous dénonçons depuis longtemps. Et il est toujours aussi nécessaire de rappeler que les hommes de la Révolution française qui rédigèrent la Déclaration universelle des droits de l’homme et proclamèrent « tous les hommes naissent libres et égaux en droit » n’ont, à aucun moment, pensé que les Noirs, complètement exclus de la notion d’humanité, étaient porteurs de ces droits qu’ils revendiquaient, cependant, « pour tous les hommes ». La preuve étant la façon dont, par la suite, ces mêmes hommes constitutionnalisèrent le maintien des Noirs dans les fers de l’esclavage ainsi que la déportation des Africains.
Les enjeux d’une qualification juridique
Lorsqu’ils font des recherches sur le phénomène nazi, les historiens occidentaux les seuls qui, des siècles durant, ont eu le pouvoir d’écrire et leur histoire et la nôtre font de leur mieux pour ne pas comprendre qu’Hitler ne fut que le révélateur d’une sauvagerie raciste bien installée et remontant bien au-delà du XXe siècle. Oui. Le révélateur d’une sauvagerie raciste, d’un système d’anéantissement de l’homme dont, jusqu’alors, seuls les peuples colonisés avaient fait l’expérience.
Quant aux philosophes occidentaux, ils s’appliquèrent, après 1945, à nous convaincre que le nazisme, l’Allemagne hitlérienne et les génocides hitlériens ne pouvaient pas être compris avec les principes ou les critères traditionnels de la philosophie occidentale. Ces messieurs, si cartésiens et épris de logique, ne comprirent pas que, du fait du génocide des indigènes d’Amérique, du fait de la déportation massive des Africains et de leur mise en esclavage, Auschwitz ne peut pas être perçu partout et par tous comme il l’est en Europe et par les Européens. Là où un philosophe européen se pose la question de savoir si après Auschwitz il est « possible de penser », un descendant d’Africains déportés, pas philosophe pour deux sous, peut lui expliquer ceci : la « pensée philosophique », qui ne fut en rien ébranlée après Gorée et, mieux encore, après Saint-Domingue, ne pouvait guère être bouleversée pour des atrocités dont elle s’était bien accommodée aussi longtemps que les victimes appartinrent à d’autres latitudes que celles de la « philosophie ».
Il est temps et il est nécessaire qu’au moins nous, les Noirs, sachions que la différence fondatrice du décalage entre le génocide afro-américain et les génocides hitlériens relève non pas des faits mais de leur qualification juridique. Une fois cela compris, chacun, s’il le veut, pourra comprendre que, dans l’histoire, la définition et la qualification des faits ainsi que leur dimension historique sont une affaire de pouvoir.
La politique de génocide des puissances européennes à l’encontre des Africains et de leur descendance en Amérique dura aussi longtemps que les intérêts métropolitains le réclamèrent. C’est ainsi qu’il a été question d’indemnité, non pas pour les victimes du génocide mais pour les responsables. Une telle aberration devait peser lourdement dans l’interprétation réductrice de cet événement.
En revanche, la politique de génocide de l’Allemagne hitlérienne dura jusqu’au moment de sa défaite, jusqu’au moment où elle fut militairement vaincue. Et c’est parce que le sort des armes ne l’a finalement pas favorisée que l’Allemagne s’est trouvée sur le banc des accusés. Dès lors, elle a dû rendre compte d’une politique que nous avions endurée pendant des siècles, sans que jamais les coupables n’en soient autrement dérangés. Grâce à cette « circonstance » la défaite de l’Allemagne nazie —, il sera question d’indemnité, mais cette fois-ci pour les victimes du génocide.
De l’exclusion des non-Blancs à l’exclusion des non-aryens
Il est significatif que parmi les historiens, les juristes ou les chercheurs européens travaillant sur le système juridique du Troisième Reich, aucun n’ai trouvé intéressant de faire une analyse très serrée sur les liens de parenté qu’il y a entre les lois ségrégationnistes de Nuremberg et celles dont se dotèrent autrefois les puissances négrières. Pourtant leur similitude est flagrante. Dans l’arsenal juridico-racial de l’univers concentrationnaire créé en Amérique par les puissances négrières, à la stricte intention des non-Blancs, chacun peut trouver, pour peu que l’on cherche, des lois ou des décrets dont le but était d’assurer à tout jamais l’avilissement irrémédiable des non-Blancs. Ces lois devaient briser chez le Noir, parce que noir, toute velléité ou tout sentiment d’appartenance à l’espèce humaine. Le Noir avait été évincé de l’humanité et il fallait qu’il en soit maintenu à prudente distance. C’est ainsi que la suprématie blanche et l’idéologie raciste connurent un degré de domination racialement hégémonique comparable seulement à ce que nous trouverons quelques décennies plus tard chez Hitler, et cela sans que les spécialistes y voient de rapport avec l’histoire récente.
L’un des effets les plus pernicieux de la domination racialement hégémonique exercée par les Blancs dans l’univers concentrationnaire d’Amérique pendant une durée si prolongée fut d’avoir réussi à faire partager aux victimes elles-mêmes le mépris qui les accablait. Il devint alors courant que des individus ayant une grand-mère ou une arrière-grand-mère noire affichent haut et fort leur mépris, voire leur haine, à l’encontre de la race noire, en même temps qu’ils revendiquaient leur père blanc et réclamaient les cartes de noblesse que seule l’appartenance reconnue à la race des seigneurs pouvait rendre accessible. Mais ce fut en pure perte. En effet, ceux qui se voyaient devenir officiellement des Blancs au bout de quatre générations dépourvues d’un nouvel apport de sang noir durent déchanter avec la frustration qu’on peut bien imaginer. Car, lorsqu’en 1766 le gouverneur de Cayenne demanda au ministre de la marine à partir de quelle génération un homme de couleur pouvait prétendre appartenir à la race des seigneurs, c’est-à-dire à la race blanche, la réponse nous dit Cohen fut catégorique : « Ceux qui en descendent (de la race noire) ne pourront jamais entrer dans la classe des Blancs. S’il était un temps où ils pouvaient être réputés Blancs, ils pourraient prétendre comme eux à toutes les places et dignités, ce qui serait absolument contraire aux constitutions des colonies 1.»
La cause était entendue
L’éviction de la vie publique d’un groupe humain parce qu’il était racialement inférieur fut une constante dans l’arsenal juridico-racial des puissances négrières. Ainsi, dans une ordonnance du roi à l’adresse des îles du Vent en 1733, on peut lire : « L’ordre du Roi est que tout habitant de sang-mêlé ne puisse exercer aucune charge dans la judicature ni dans les milices. Il est aussi sa volonté que tout habitant qui se mariera avec une Négresse ou mulâtresse ne puisse être officier, ni posséder aucun emploi dans la colonie. » Des années plus tard, l’ordre du roi fut complété par l’arrêt du Conseil supérieur de la Martinique du 9 mai 1765, valable pour toutes les îles du Vent, et qui « défend aux notaires, greffiers, huissiers et procureurs d’employer des gens de couleur dans leurs études : vu que les fonctions de cette espèce ne peuvent être confiées qu’à des personnes dont la probité soit reconnue, ce qu’on ne peut présumer se rencontrer dans une naissance aussi vile que celle d’un mulâtre 2 ». Cet arrêt fut encore renforcé par l’article 3 de l’ordonnance du gouverneur et intendant du 25 novembre 1783 : « Vu que Sa Majesté tient à ne pas détruire la différence que la nature a mise entre les Blancs et les Noirs, et que le préjugé politique a eu soin d’entretenir comme une distance à laquelle les gens de couleur et leurs descendants ne devront jamais atteindre ; qu’enfin, il importe au bon ordre de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attaché à l’espèce, dans quelque degré qu’elle se trouve ; préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des Noirs et qu’il contribue principalement au repos même des colonies. […] Sa Majesté est déterminée à maintenir le principe qui doit écarter à jamais les gens de couleur et leur postérité de tous les avantages attachés aux Blancs 3.»
Il n’y a pas grande différence avec les motivations avancées par les juristes du Reich, lorsqu’il fut question d’évincer les Juifs de la vie publique. Ainsi peut-on lire, dans la Loi sur le renouvellement du corps des fonctionnaires professionnels du 7 avril 1933 : « Cette loi règle le statut des fonctionnaires.
1 William Cohen, Français et Africains, Paris, Gallimard, 1980, p. 153. Lire également Lucien Peytrand, L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789, Paris, Perina, 1897.
2 Joseph Elzear Morenas, Précis historique de la traite, Paris, Firmin Didot, 1828, p. 233.
Lire également Victor Schœlcher, Des colonies françaises, Paris, Pagnerre, 1842, p. 177 ;
Antoine Gisler, L’esclavage aux Antilles françaises, Paris, Karthala, 1981, p. 92-93.
3 Morenas, op. cit., p. 235. Lire également Gisler, op. cit., p. 97.
Elle prévoit des révocations, mises à la retraite, déclassement pour certains fonctionnaires n’offrant pas des garanties professionnelles, morales, politiques, suffisantes […]. Les fonctionnaires qui ne sont pas d’origine aryenne doivent être pensionnés. S’il s’agit de fonctionnaires honorifiques, ils doivent être licenciés. »
Les Juifs n’offraient pas plus de garanties morales aux nazis que les mulâtres n’en avaient offert aux Blancs. Et probablement, pour ne pas affaiblir l’état d’humiliation attaché à l’espèce des non-aryens, ces messieurs du Reich inventèrent la Loi du 30 juin 1933 modifiant le statut des fonctionnaires. Ce fut l’extension des incapacités aux conjoints des Juifs : « Les fonctionnaires d’origine aryenne qui épousent une personne de descendance non aryenne doivent être révoqués. Toute personne devant être nommée fonctionnaire doit prouver que son conjoint est d’ascendance aryenne. »
Dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, tous les métiers socialement valorisants ou économiquement intéressants furent interdits aux non-Blancs. Et cela, dans une volonté minutieuse d’exclusion dont nous ne trouverons le pendant que dans les lois nazies qui devaient exclure les Juifs des métiers les plus convoités par beaucoup d’aryens qui voyaient la clef de leur réussite professionnelle dans l’éviction de leurs collègues juifs.
Dans la volonté de renforcer l’état d’humiliation réservé aux non-Blancs, dans l’univers concentrationnaire américain, le pouvoir alla jusqu’à réglementer le nom que les non-Blancs devaient porter. Ainsi, les ordonnances des gouvernements et intendants du 6 janvier 1773 et du 4 mai 1774 pour « interdire aux gens de couleur, libres de naissance ou affranchis, de porter les noms des Blancs, car le nom d’une race blanche usurpé peut mettre le doute dans l’état des personnes, jeter la confusion, et détruire enfin entre les Blancs et les gens de couleur cette barrière insurmontable que l’opinion publique a posée et que la sagesse du gouvernement maintient4 ». Les nazis auront une démarche semblable en imposant aux Juifs l’obligation d’employer le prénom Sarah pour les femmes et Israël pour les hommes.
Nous savons d’ailleurs avec quel enthousiasme le Führer et son équipe de juristes s’intéressèrent aux lois ségrégationnistes que l’Angleterre appliquait en Afrique du Sud, alors colonie de la Couronne britannique. Parmi les différentes lois ségrégationnistes, les juristes du Reich accordèrent une attention particulière à la Loi pour la protection de la pureté de la race blanche en interdisant les relations sexuelles entre les personnes de race blanche et celles de race noire, l’Immorality Act adopté en 1927.
4 Schœlcher, op. cit., p. 177. Lire également Morenas, op. cit., p. 232 ; Gisler, op. cit., p. 98.
Les racistes nazis, qui cherchaient en Afrique du Sud une confirmation de leurs thèses raciales, trouvèrent dans cette loi une bonne source d’inspiration : l’Immorality Act et la Loi sur la protection du sang et de l’honneur allemands du 15 septembre 1935 se ressemblent comme deux gouttes d’eau. La seconde porte sur l’« interdiction du mariage entre Juifs et nationaux allemands ou de souche allemande ». Le temps passe mais les mœurs restent en sorte que les différences s’estompent entre deux systèmes d’anéantissement de l’homme, dont les buts sont les mêmes, bien que le théâtre en soit différent.
Des conséquences opposées pour des actes semblables
Si l’histoire est une, elle se diversifie selon la géographie et les acteurs. En 1945, l’Allemagne nazie militairement vaincue dans une défaite que les puissances alliées voulurent totale et inconditionnelle n’était pas en mesure de présenter à ses vainqueurs la moindre exigence. Ensuite, et ceci est le corollaire de cela, les Alliés, forts de leur victoire, se trouvèrent en mesure de qualifier juridiquement les atrocités commises par les nazis, d’établir les sanctions et même de juger les principaux responsables. Dès lors, il sera officiellement exclu de faire, impunément, l’apologie des crimes nazis.
C’est à partir de là que va se développer le décalage que nous connaissons entre les génocides hitlériens, qualifiés juridiquement, et le génocide afro-américain qui, lui, ne fut jamais qualifié.
Le travail forcé de leurs victimes fut une aubaine pour les autorités nazies. Des entreprises du secteur privé comme du secteur public bénéficièrent largement de la main-d’œuvre esclave que leur fournissait la SS. Dans les centres de mise à mort, à côté des omniprésentes entreprises d’Hermann Goering, des entreprises comme IG-Farben, Krupp, Siemens-Schukart et autres se partageaient cette main-d’œuvre qu’elles voulaient inépuisable grâce à l’arrivée soutenue de nouveaux prisonniers.
Le client préféré des SS était cependant l’IG-Farben, premier entrepreneur à avoir installé ses usines dans les centres de mise à mort. D’après Hilberg, en 1943, de hauts responsables nazis qui firent une tournée d’inspection à Auschwitz promirent aux représentants d’IG-Farben qu’IGAuschwitz se verrait allouer des détenus en priorité sur les autres compagnies 5. Le groupe IG-Farben, qui constituait un véritable empire industriel, avait grand besoin des esclaves promis par les SS car il comptait plus d’usines (cinquante-six) que les nazis n’avaient de camps de concentration.
5 Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988, p. 808.
Peut-on imaginer, ne fût-ce qu’un seul instant, qu’IG-Farben ou Krupp, par l’intermédiaire de leurs avocats, aient eu l’idée d’exiger des puissances alliées, en 1945, des indemnités pouvant compenser les bénéfices dont ils allaient être privés à cause de la libération de la main-d’œuvre esclave fournie jusqu’alors par les SS ? Le seul fait de poser la question doit paraître indécent, voire monstrueux. Mais il faut bien rappeler, à ceux qui ne veulent pas savoir, comment et combien cette monstruosité fut banalisée dans l’histoire du génocide afro-américain à cause d’un rapport de forces complètement défavorable aux survivants de ce génocide-là.
Lorsque, vers la fin du XIXe siècle, les puissances négrières mirent fin à la déportation massive des Africains ainsi qu’à leur système concentrationnaire en Amérique, leur pouvoir de domination resta intact. Leurs anciennes victimes n’avaient qu’à bien se tenir. En ce qui concerne la France, comme pour les autres puissances négrières, l’abolition de l’esclavage provoqua un changement largement insuffisant mais néanmoins très important : le lendemain de l’abolition, les Noirs se trouvèrent transformés en serviteurs salariés de leurs anciens bourreaux devenus leurs patrons. Et cela signifiait, par exemple, qu’on ne lirait plus dans la Gazette officielle les annonces de la « mise aux enchères d’une Négresse avec ou sans son Négrillon » ou, selon la langue officielle du pays : « Se vende una Negra con su cría o sin ella. » Mais cela signifiait aussi que les puissances impliquées dans ce génocide ne se trouveraient pas, comme l’Allemagne nazie quelques décennies plus tard, sur le banc des accusés et ne seraient pas obligées de rendre compte de leur politique de génocide, qui ne sera même pas qualifiée.
Avant d’arriver à la libération des enfants, des femmes et des hommes noirs, il fut nécessaire de s’assurer que cette libération ne fût pas nuisible aux intérêts des Blancs. Autrement dit, il fallait leur verser les indemnités qu’IG-Farben, Krupp ou Siemens-Schuckart ne pouvaient pas réclamer en 1945 à cause de la défaite nazie.
Les indemnités aux bourreaux
Le principe d’indemniser le bourreau plutôt que la victime fut revendiqué sans rire, parce que « quelque respectable que soit la position des Noirs, quelque sainte que doive être à nos yeux leur infortune, qui est notre ouvrage, il serait injuste et imprudent de ne se préoccuper que d’eux seuls. Si les Nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la liberté des Nègres 6 ». Dans ce discours, Tocqueville, l’abolitionniste français, le démocrate, n’est même pas sûr du droit des Noirs à devenir libres. En revanche, pour cet humaniste, le droit des Blancs à ne pas être ruinés par la liberté des Noirs est incontestable. On n’a pas attendu Hitler pour que le mal dans toute sa banalité ait ses lettres de noblesse !
Le peuple noir de Saint-Domingue, redevenu Haïti après l’indépendance, eut l’audace de récupérer, les armes à la main, sa liberté sans se soucier du droit « incontestable » des Blancs à ne pas être ruinés. Cette audace lui valut une guerre d’extermination voulue et organisée par le forcené qui alors dirigeait la France. Cette guerre d’extermination, déclenchée par Leclerc et continuée par Rochambeau, après la mort de celui-là, fit de Saint-Domingue le théâtre de ce que, bien plus tard, Hannah Arendt appellera la banalité du mal dans son essai Eichmann à Jérusalem.
Rochambeau fut un de ces Français qui traversèrent l’Atlantique pour défendre les idéaux de liberté et transmettre l’esprit et le message des Lumières en Amérique du Nord. Il alla aussi à Saint-Domingue mais là sa mission, beaucoup moins glorieuse, était de briser à tout jamais la moindre tentative de liberté chez les Noirs, fût-ce par le biais de l’extermination de tous ceux qui oseraient se battre contre les chaînes qu’on leur promettait. Lorsqu’il succéda à Leclerc, devant la résistance du peuple haïtien prêt à mourir debout comme un seul homme plutôt que de retomber dans les fers de l’esclavage, Rochambeau prit une décision qui, aujourd’hui, devrait attirer l’attention de ceux qui cherchent une pathologie particulière chez Hitler, Staline ou Pol Pot. Il décida l’achat de six cents bulldogs élevés et nourris dans le carnage et grâce auxquels il comptait mettre fin à la résistance des Noirs. En effet, les Espagnols avaient réussi l’élevage à grande échelle de ces chiens dressés pour manger du Noir. Au lieu d’eau, ils buvaient donc le sang des Noirs et on les nourrissait avec la chair des Noirs. Et comme noblesse oblige, ce fut le prince de Noailles qui se chargea d’aller les chercher à Cuba.
Le prince de Noailles fut celui qui, la nuit du 4 août 1789, dans un élan de générosité, jeta le premier sur la tribune des Menus Plaisirs les droits féodaux. Il entraîna l’ensemble des Constituants, appela à la générosité et donna ainsi l’exemple. Ce fut la fin des privilèges. À Saint-Domingue, il a été beaucoup moins généreux ! En effet, lorsque notre prince de Noailles, dans son navire rempli de chiens mangeurs de Noirs, reparut dans le port du Cap, il fut reçu dans la joie et l’allégresse par toutes ces dames et ces messieurs qui voyaient dans cette cargaison de chiens l’extermination garantie des Noirs.
6 Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, 1962, p. 105.
Et comme il fallait rassurer la population blanche, il fut décidé de tester l’efficacité des chiens dans une démonstration publique. Alors « on a désigné d’avance une victime, et choisi pour lieu de l’exécution la cour d’un couvent de religieuses. On y dresse un amphithéâtre, qui rappelle les cirques des Romains. La multitude accourt au spectacle. Le Noir est attaché au poteau ; les chiens stimulés par une faim dévorante ne sont pas plus tôt lâchés qu’ils mettent en lambeaux ce malheureux 7 ». Une fois démontrée leur efficacité, le général Rochambeau fit une sage distribution de ces chiens entre les différents détachements de son commandement. Le général Ramel reçut, le 15 germinal à la Fortue où il se trouvait, une lettre du général Rochambeau ainsi libellée : « Je vous envoie, mon cher commandant, un détachement de cent cinquante hommes de la Garde nationale du Cap, commandé par M. Barri ; il est suivi de vingt-huit chiens boule-dogues. Ces renforts vous mettront à même de terminer entièrement vos opérations. Je ne dois pas vous laisser ignorer qu’il ne vous sera passé en compte aucune ration, ni dépense pour la nourriture de ces chiens. Vous devez leur donner des nègres à manger. Je vous salue affectueusement 8.»
Devant une pareille campagne de destruction, de mort et d’extermination totale, les Noirs durent se battre avec la force désespérée de ceux qui ne peuvent pas attendre la moindre humanité de leurs bourreaux. Le 19 novembre 1803, Rochambeau capitula et ses victimes de la veille eurent la grandeur d’âme de le laisser libre de s’embarquer avec armes et bagages sur les vaisseaux qui étaient en rade.
Le 1er juillet 1804, les Noirs de Saint-Domingue proclamèrent la République d’Haïti, qu’ils déclarèrent « la patrie des Africains du Nouveau Monde et de leurs descendants 9 ». La colonie de Saint-Domingue s’était donc libérée au prix de la destruction partielle de sa population. D’après Schœlcher, des neuf cent mille Noirs que comptait la colonie à la veille de leur révolte, il n’en restait que quatre cent mille au moment de la libération. Les atrocités commises contre ce peuple non seulement ne furent pas juridiquement qualifiées mais de plus, et c’est là que la raison se trouble, la puissance française, qui n’avait pas le droit de son côté mais qui avait la force avec elle, pouvait obliger les survivants haïtiens à payer des indemnités dédommageant ces Blancs qui avaient le droit « sacré » de ne pas être ruinés par la liberté des Noirs.
7 Antoine Métral, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, Paris, Fanjat, 1825, p. 182-183.
8 Victor Schœlcher, Vie de Toussaint Louverture, Paris, Paul Ollendorf, 1889, p. 373.
9 Ibid., p. 379.
À l’article 2 de l’ordonnance du roi, nous pouvons lire : « À Paris, le 17 avril 1825, Charles, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, voulant pourvoir à ce que réclament l’intérêt du commerce français et les malheurs des anciens colons de Saint-Domingue […] ; les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse générale des dépôts et consignations de France […] la somme de cent cinquante millions de francs destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité 10.»
Les survivants des atrocités nazies ne furent et ne seront jamais suffisamment indemnisés. Néanmoins, grâce à la défaite militaire de l’Allemagne, ils bénéficièrent d’une nouvelle interprétation de ce que devait être le droit aux indemnités. Mais pour que ce changement d’interprétation, si radical, eût lieu, il a fallu que le théâtre de ces atrocités fût l’Europe et les victimes des Européens.
La banalisation
Ces atrocités infligées aux Noirs, parce qu’ils étaient noirs, furent complètement banalisées et il fut possible d’en faire l’apologie sans que cela ne constituât le moindre délit. Il est même avéré que le génocide afro-américain fut encore justifié a posteriori, parfois subtilement mais, le plus souvent, de façon grossière. Les Blancs, parce qu’ils étaient victorieux, furent incapables d’éprouver vis-à-vis des survivants de ce génocide la honte ou la gêne qu’on a exigées des Allemands vis-à-vis de leurs victimes après 1945. Jusqu’à l’apparition de la politique hitlérienne de domination raciste, il était courant de s’adresser aux survivants du génocide afro-américain et par la suite à leurs descendants dans un langage dont voici un exemple : « Vous qui n’avez recueilli de notre civilisation que les bienfaits, comment se fait-il que vous ne vous retourniez vers le passé que pour le maudire et que vous ne voyiez dans vos anciens maîtres que d’odieux persécuteurs ? […] Si vous aviez été Blancs comme nous, réduits en esclavage par la conquête ou l’oppression, le don tardif de la liberté vous aurait placés en peu de temps au même niveau que vos anciens dominateurs.
10 Métral, op. cit., p. 342.
Ce préjugé dont vous vous plaignez a sa source dans l’infériorité de votre race, dans la différence indélébile qui existe entre elle et la nôtre et aussi, faut-il le dire, dans la faible tendance à l’élévation des sentiments qui se manifeste chez ceux d’entre vous qui ont goûté les bienfaits de l’éducation 11 !» À l’époque, le seul qui, parmi les Français en mesure de se faire entendre, condamna ce genre de discours fut Schœlcher, l’abolitionniste français le plus conséquent 12.
En 1901, parut le travail d’Eugène Augeard, La traite des Noirs avant 1790 au point de vue du commerce nantais 13. Le titre lui-même est assez représentatif de cette interprétation du génocide afro-américain qui réduit sa dimension à l’interprétation des changements qui eurent lieu dans les métropoles européennes grâce aux crimes perpétrés contre les Noirs. De plus, monsieur Augeard a pu affirmer, sans rire et sans être contesté, que « retracer l’histoire de la traite des Noirs, c’est donc retracer l’histoire d’une des pages les plus brillantes de notre histoire commerciale 14 ». Et voilà donc la plus gigantesque déportation d’êtres humains que l’histoire de l’humanité ait connue réduite tout simplement à l’une des plus brillantes pages de l’histoire commerciale des puissances négrières. Ce n’était même pas le « détail » de Le Pen !
Inférieurs, donc exterminables
En 1913, le scientifique allemand Eugen Fischer publie Les bâtards de Rehobot et le problème de la bâtardisation chez l’homme. Le professeur Fischer estime avoir prouvé scientifiquement l’infériorité raciale des Noirs. À la fin de son livre, il affirme avec l’autorité de celui qui constate une évidence :
« […] seuls les exaltés nient que les Nègres, les Hottentots et beaucoup d’autres sont inférieurs […] 15 ». La rigueur scientifique de son livre ne fut pas contestée par ses collègues britanniques, français ou nord-américains car, d’abord, ils n’étaient pas des « exaltés », et puis ils partageaient les mêmes thèses.
Ce travail du professeur Fischer s’inscrit dans le cadre de la colonisation allemande en Afrique et plus particulièrement en Namibie. Lorsque les anciennes puissances négrières se réunirent à Berlin en 1885 pour officialiser le dépècement de l’Afrique, l’Allemagne s’assura le Sud-Ouest africain (c’est-à-dire la Namibie), le contrôle de l’Est africain (correspondant aux territoires actuels de la Tanzanie, du Burundi et du Rwanda) ainsi que du Togo et du Cameroun.
11 La défense coloniale, février 1882.
12 Voir Schœlcher, Polémique coloniale, Paris, La Revue française, 1882, tome 1, p. 9-10.
13 Eugène Augeard, La traite des Noirs avant 1790 au point de vue du commerce nantais, Paris, La Découvrance, 2002 (1e édition 1901).
14 Ibid., p. 12, cité par Léon-François Hoffmann dans Le nègre romantique, Paris, Payot, p. 52.
15 Cité par Benno Muller Hill, Science nazie, science de mort, Paris, Odile Jacob, p. 84 et 224.
Parmi les différentes populations installées dans le territoire de la Namibie se trouvent les Baster, un groupe de métis descendant de colons européens vivant au-delà de la colonie du Cap et de femmes nama. Victimes de l’extension permanente de la colonie, ils durent s’en aller. « Dernier peloton à immigrer en Namibie, cette communauté de Baster avait négocié, avec le chef des Nama Zwartboi, le droit de s’installer à Rehobot, au centre de la Namibie, moyennant une redevance d’un cheval par an. Arrangement qui fut confirmé lors du traité de paix que les chefs nama et herero conclurent en 1870 à Kandandja 16.»
La colonisation allemande en Afrique va donc de 1884 jusqu’à la fin de la guerre en 1915. Toutefois, c’est à partir de 1893 qu’elle prend les affaires en main et cherche à bien asseoir sa domination sur les populations autochtones de la Namibie. Néanmoins, c’est avec le général von Trotha, placé au poste de commandement par ordonnance impériale du 19 mai 1904 en remplacement du major Theodor Leutwein, que la guerre contre le peuple de Namibie devint une véritable guerre d’extermination et de destruction systématiques.
Il fut donc une époque où l’anéantissement de peuples entiers faisait partie officielle des projets de domination d’une puissance.
Dans une lettre du 5 novembre 1904 adressée à son prédécesseur, von Trotha lui confirme sa ligne de conduite vis-à-vis des Africains : « Je connais assez les tribus en Afrique. Elles se ressemblent toutes pour penser qu’elles ne céderont qu’à la force. Or, ma politique a toujours été d’exercer celle-ci par le terrorisme brutal, voire par la cruauté. J’anéantis les tribus insurgées dans des flots de sang, car c’est la seule semence pour faire pousser quelque chose de nouveau qui soit stable 17.» De fait, il s’attaqua au peuple des Herero qu’il fit encercler de sorte que la seule voie de fuite possible fût vers le désert. En même temps, il fit empoisonner tous les points d’eau de sa connaissance. Le rapport militaire que von Trotha envoya au haut commandement militaire à Berlin est très représentatif d’une volonté affichée d’anéantissement de l’homme, volonté profondément ancrée dans une politique traditionnelle de domination et de destruction. Hitler n’y est pour rien. Pas encore puisque nous sommes en 1904.
Von Trotha continue ainsi dans son rapport : « La poursuite de l’ennemi battu mit brillamment en lumière l’énergie sans ménagement du commandement allemand.
16 Ingolf Diener, Apartheid la cassure, Ed. Arcantière, p. 46.
17 Cité par I. Diener, op. cit., p. 103.
Aucun effort, aucune privation ne furent trop grands pour détruire chez l’ennemi les derniers vestiges de volonté de résistance. Tel un gibier forcé, il avait été pourchassé de point d’eau en point d’eau jusqu’à ce qu’il fût finalement victime de la nature de son propre pays. La sécheresse de l’Omaheke devait achever ce que les armes allemandes avaient commencé : l’anéantissement du peuple Herero. Le barrage du sandveld mis en place avec une rigueur de fer achevait l’œuvre d’anéantissement […]. Le drame se joua donc sur la sombre scène du sandveld. Une fois venue la saison des pluies, la scène s’éclaircit peu à peu : lorsque nos patrouilles avancèrent jusqu’à la frontière du Bechuanaland, apparut à leurs yeux l’affreuse image d’armées mortes de soif. Le râle des moribonds, les cris de folie furieuse s’étaient tus dans le silence sublime de l’éternité. Le châtiment avait trouvé sa fin. Les Herero avaient cessé d’être un peuple indépendant 18.» Et le haut commandement à Berlin d’affirmer : « La lutte raciale en cours ne peut se conclure que par l’anéantissement d’une partie […] de ce fait, l’intention du général von Trotha peut être approuvée 19.»
D’après Diener, en deux années de guerre, les Allemands avaient exterminé les trois quarts du peuple herero. Sans compter les morts des Nama, Baster, Hottentots, etc. C’est dire combien la politique d’anéantissement systématique des populations dites « inférieures » est bien antérieure à Hitler. Il faut même dire qu’on lui a défriché le terrain. Mais lui, il eut l’audace d’introduire cette politique d’anéantissement à l’intérieur même des frontières européennes, dans une espèce d’accomplissement de ce qui, en Afrique et en Amérique, aura été une répétition générale.
C’est donc dans le cadre de la domination allemande en Namibie que le professeur Fischer va étudier, en 1908, chez les Baster installés à Rehoboth « le problème de la bâtardisation chez l’être humain ». Les recommandations du chercheur sont sans détour. Elles glacent le sang. On lit dans son traité qu’« on ne doit laisser vivre les Hottentots et les populations bâtardes du Sud-Ouest africain allemand que dans la mesure où ils se rendraient utiles par leur travail 20 ». On est presque abasourdi, maintenant, d’apprendre que ce travail sur Rehoboth fit la gloire d’Eugen Fischer. Son prestige alla au-delà des frontières de son pays si bien qu’en 1929 il sera le président du Congrès international de génétique. Et c’est tout naturellement que, lorsqu’en 1933 Adolf Hitler arrive au pouvoir en Allemagne, le professeur Fischer mettra au service de la politique raciale du nouvel État le prestige et l’autorité que lui conférait sa condition de scientifique de renommée mondiale.
18. Ibid., p. 104.
19. Ibid., p. 103-104.
20. Muller Hill, op. cit., p. 127.
Grâce au travail de Benno Muller Hill (enseignant et chercheur en génétique à l’université de Cologne en Allemagne), nous savons à présent que la race noire fut, chronologiquement, la première « race » victime des mesures eugéniques des nazis. En effet, les « bâtards de Rhénanie », les enfants issus de soldats noirs, membres de l’armée d’occupation française, et de filles allemandes, furent soumis à la stérilisation, au même titre que les malades mentaux et les éléments asociaux. Benno Muller Hill écrit : « Le 11 mars 1935 se réunissait le groupe de travail n°2 du Conseil des spécialistes en politique démographique et raciale où l’on débattit de la stérilisation, non prévue par la loi, des enfants de couleur. […] Trois possibilités furent évoquées : élargissement de la loi, “exportation”, c’est-à-dire expulsion, ou stérilisation forcée et illégale. La décision fut prise par la chancellerie du Reich, mais elle ne fut pas fixée par écrit : stérilisation forcée sans base légale. Il fallut examiner les enfants. On trouvait entre autres, parmi les experts, les professeurs Abel, Fischer, Gorner et le docteur Schade. Le “matériau” fut aussi exploité “scientifiquement”. Trois cent quatre-vingt-cinq enfants de couleur furent conduits par la Gestapo dans des cliniques universitaires où on les stérilisa par opération chirurgicale 21.»
Nous y retrouvons l’incontournable professeur Fischer devenu « expert » d’une compétence incontestable. Et dans l’histoire de l’évolution de ces événements, on ne soulignera jamais assez que les scientifiques allemands qui donnèrent au programme des nazis un lustre scientifique et une apparence d’ordre avaient acquis l’essentiel de leur prestige en travaillant à la démonstration de l’infériorité raciale des Noirs. Et bien sûr, dans ce domaine, leurs théories étaient partagées par leurs collègues de la communauté scientifique internationale, à la tête de laquelle se trouvaient les scientifiques britanniques, français et nord-américains.
Ces scientifiques résolurent ainsi le problème posé par la présence de quelques « petits Nègres » sur le sol allemand avant de mettre leurs compétences scientifiques au service de la question juive.
Lorsque le certificat d’« aryanité » devint le seul moyen pour échapper aux persécutions antisémites, bien des individus parmi les riches hommes d’affaires touchés par ces mesures cherchèrent, par le biais de l’argent, à se procurer le précieux certificat. Avec des « experts », corrompus ou corruptibles, l’affaire pouvait marcher.
21. Ibid., p. 26.
Et des individus issus du mariage d’un Juif avec une femme aryenne réussirent à faire valoir que leur mère avait eu une aventure extraconjugale avec un aryen. Le désespoir d’une telle démarche rappelle qu’autrefois, dans l’univers concentrationnaire d’Amérique, le sang-mêlé à la recherche d’une place parmi les Blancs avait tout intérêt à se procurer un certificat « attestant » qu’il avait été porté dans les flancs d’une Indienne plutôt que dans ceux d’une mulâtresse. Mais pour le demi-Juif à la recherche d’une attestation d’aryanité, il ne pouvait être que dramatique d’atterrir dans les mains de l’équipe d’« experts » dirigée par le professeur Fischer. Le diagnostic tombait sur sa tête comme un couperet. Fischer était le chef de l’Institut d’anthropologie de l’empereur Guillaume. Avec la multiplication des « expertises », il demanda à son assistant, le professeur Abel, de pratiquer les « expertises de Juifs ». Ce qui rend particulièrement intéressantes à ce sujet les déclarations de ce dernier lors de l’entretien qu’il accorda à B. Muller Hill, bien après la guerre, le 23 janvier 1981 : « Je reçus un beau jour un appel d’un ancien membre de la cour impériale qui voulait me parler d’une expertise. J’étais disposé à me déplacer, mais il tint à venir me voir à l’Institut. À deux heures, je vis une grosse Maybach se garer devant nos locaux, et ce monsieur me reprocha d’avoir donné une conclusion défavorable à l’expertise en question. J’allai chercher mon dossier et je lui dis : “Jugez-en vous-même : son père, dont je suis censé dire qu’il n’est pas le sien, lui ressemble comme un frère jumeau.” Lui : “Allons, allons, on peut tout de même faire quelque chose : vous êtes jeune, vous partiriez volontiers en mission anthropologique à l’étranger, non ? Je serais tout disposé à vous y aider financièrement.” Je l’ai mis dehors. Suivit un appel téléphonique du Bureau de la famille du Reich. “Bon sang, Abel, vous êtes fou, vous savez qui vous avez mis à la porte ?” “Non.” “Le Président de l’industrie allemande du papier. Il pèse soixante millions de marks.” Il y eut aussi une lettre de Bormann à Fischer, envoyée par l’intermédiaire du Bureau de la famille du Reich, où l’on nous demandait d’adoucir nos expertises. Fischer m’en a parlé et nous sommes tombés d’accord pour dire que nous menions nos expertises avec exactitude, selon des critères scientifiques. Que la douceur n’était pas une notion scientifique. Et que si nous acceptions, n’importe qui pourrait faire pression sur nous. Je passai ainsi pour un incorruptible 22.»
Le 22 juin 1941, les armées allemandes pénétrèrent sur le territoire de l’Union des Républiques socialistes soviétiques, suivies de près par les commandos de la mort chargés des opérations mobiles de tuerie, qui avaient pour mission d’exterminer les Juifs (hommes, femmes et enfants) ainsi que les commissaires bolcheviques et tous les soutiens du régime soviétique.
22 Ibid.
Néanmoins, ce fut en août que la tuerie prit un caractère massif, et « au cours de la première vague, les unités mobiles de tuerie annoncèrent dans leurs rapports environ cent mille tués par mois 23 ». C’est alors que « le professeur Fischer part pour Paris, afin de convaincre l’intelligentsia française que le bolchevisme et le judaïsme ne font qu’un, et de la persuader de la nécessité scientifique de la solution finale 24 ».
Fischer n’était pas particulièrement antisémite. En tout cas, pas plus antisémite qu’il n’était négrophobe. Il était seulement un scientifique profondément convaincu qu’il y a des individus irrémédiablement inférieurs et que la société a le droit de se débarrasser de ses éléments les plus indésirables. Toujours est-il que dans sa conférence « Le problème de la race et de la législation raciale en Allemagne » élaborée à l’intention de ses collègues français, il déclare : « […] les tendances morales et toute l’activité des Juifs bolcheviques décèlent une mentalité si monstrueuse que l’on ne peut plus parler que d’infériorité et d’êtres d’une autre espèce que la nôtre25 ». Le scientifique est toujours le même. Ses principes demeurent inchangés. Son discours aussi. Ce qui a changé, c’est le mot Nègre remplacé par le mot Juif ou bolchevique pour désigner ceux qui appartiennent à « une autre espèce ». Et puis, la méthode traditionnelle de domination voulait que tous ceux qui appartiennent à « une autre espèce », « inférieure » par définition, soient voués à l’anéantissement selon des modalités déterminées par les besoins du groupe dominant et d’après les moyens techniques correspondant à chaque époque.
L’étude et la connaissance de notre passé historique prennent toute leur dimension si cela doit favoriser notre engagement, ou nous engager davantage dans le combat, contre toutes les formes d’injustice, d’exclusion et de discrimination. Cette démarche pourrait aussi permettre à tous ceux qui se battent pour la dignité de l’homme de bien comprendre ceci : la singularité de notre situation dans l’histoire de l’humanité remonte à l’époque où nos ancêtres furent massivement déportés de l’Afrique pour être privés de leur condition humaine en Amérique. Cela donne une double dimension au combat du Noir qui doit se débarrasser et de sa blessure profonde, nourrie par l’aliénation raciale, et de l’aliénation socio-économique, inévitable dans les sociétés fondées sur l’exploitation et l’exclusion.
23 Hilberg, op. cit., p. 274.
24 Muller Hill, op. cit., p. 46. 25. Ibid., p. 46 et 217.
De ce fait, même si, chez le Noir, la prise de conscience de son aliénation raciale ne garantit pas automatiquement celle de son aliénation économico-sociale, elle peut y contribuer. Et c’est déjà une bonne raison pour qu’à l’avenir l’importance de ce processus ne soit plus négligée. Il est donc essentiel de restituer au génocide afro-américain la dimension historique qu’une écriture eurocentrée de notre histoire lui a enlevée.
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