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J.-L. Jeannelle
Queer critique
François Cusset, Queer critics. La littérature française
déshabillée par ses homo-lecteurs, Paris, Presses
universitaires de France, 2002, coll. «Perspectives critiques»,
200 p.
Mercredi 7 mai 2003.
À la recherche de Fear of a queer Planet de Michael Warner,
je me rends à la Fnac des Halles, pensant que l’ouvrage
s’y trouve peut-être. Je me dirige vers l’accueil
de la librairie et demande s’il existe un rayon d’études
gaies et lesbiennes: le vendeur me fait répéter deux
fois ma question et, croyant que je lui parle de guerre, m’envoie
au rayon histoire. Je le détrompe en précisant que
je cherche des travaux sur l’homosexualité: «Ah!
on ne fait pas dans le communautarisme ici!»
Il existe bien des rayons consacrés au jardinage, à
la famille ou aux romans d’aventure. Mais en France, on ne
trompe pas facilement le sens commun: l’homosexualité
ne constitue pas un sujet d’étude. «Voyez éventuellement»
– c’est ce que me répond un second vendeur, plus
amène – «aux rayons "Sexualité"
ou "Sociologie"» (1). Qu’importe si les études
gaies et lesbiennes sont nées précisément afin
de constituer un champ de réflexion échappant aux
lectures normatives qu’imposaient les sciences humaines traditionnelles.
Pour le vendeur, ouvrir un tel rayon à la Fnac n’avait
aucune pertinence sociale ou intellectuelle; ce ne pouvait être
le fait que d’une dangereuse revendication militante. On connaît
l’argument, repris aussi bien à droite qu’à
gauche: la logique communautariste est une menace pour l’unité
républicaine; elle est par définition sans fin. Pourquoi
pas un rayon des bisexuels à tendance sado-masochiste?
Dans les pays anglo-saxons, la bibliographie des ouvrages publiés
sur le sujet s’allonge considérablement. Pour quelle
raison n’y a-t-il rien d’équivalent en France?
Il n’y a pas si longtemps, le pays était le théâtre
d’un intense débat social et intellectuel lancé
par la communauté homosexuelle; il eut pour issue le vote
du Pacs à l’automne 1999. Durant cette période,
on s’intéressa dans différents milieux aux réflexions
menées outre-Atlantique sur les identités sexuelles.
L’enthousiasme est aujourd’hui retombé: les éditeurs,
les universités ou les revues ne semblent plus prêts
à faire écho à ces recherches. En France, le
champ des études gaies et lesbiennes ne semble pas encore
être parvenu à se structurer: quel besoin y aurait-il
alors de présenter la «Queer Theory», qu’on
peut décrire comme un second temps, à la fois plus
réflexif et plus radical, des recherches sur la sexualité
et les genres en Angleterre et surtout aux États-Unis? Le
terme «queer» signifie en anglais «étrange»
– heureux hasard ou dangereux présage? L’un de
ses usages sociaux en a fait une insulte à l’encontre
des homosexuels. Repris comme une sorte d’étendard
par les gays et les lesbiennes, il est devenu depuis le début
des années 90 le concept fédérateur d’un
mouvement intellectuel quelque peu hétéroclite, la
théorie queer, qui constitue aujourd’hui l’un
des lieux ordinaires du discours social, politique et intellectuel
aux États-Unis.
C’est pourtant bien à cette théorie que les
éditions des Presses Universitaires de France viennent de
consacrer un ouvrage intitulé Queer critics. La littérature
française déshabillée par ses homo-lecteurs,
poussant l’audace jusqu’à orner la très
honorable collection «Perspectives critiques» d’une
flamboyante couverture rose! L’essai est peu concluant: l’introduction
annoncée se révèle être une compilation
d’articles d’universitaires anglais ou américains,
dont F. Cusset résume l’argumentation sous forme d’un
parcours des analyses queer consacrées à la littérature
française, chronologiquement ordonnée. Le tout, présenté
sur un ton brillant mais continuellement badin et ironique, s’achève
sur une pirouette: tous les «dé-lires» de ces
critiques queer, avides de déceler à tout prix dans
les chef-d’œuvres de nos grands classiques ambiguïtés,
confusion des sentiments et reconfigurations des identités
sexuelles, n’aboutit à rien. Certes, la manœuvre
est drôle: il est toujours amusant de «faire ravaler
à nos gendelettres leur morgue bien française et de
profaner d’un doigt inquisiteur les sépultures ombreuses
de nos "grantécrivains"» (p. 11), et F. Cusset
montre, à ce petit jeu, un véritable talent, qui tient
à la virtuosité de son style. Mais l’exercice,
tel que le présente F. Cusset, semble tourner à vide.
C’est que la théorie a été vidée
de sa substance afin d’être livrée au public
français sous une forme à la fois attrayante et rassurante:
malgré les éblouissantes masturbations intellectuelles
auxquelles se livrent les critiques américains et anglo-saxons,
ceux-ci ne bouleverseraient rien de ce que nous savons de la littérature
française. Much ado about nothing.
Mais, avant d’en venir à l’ouvrage de F. Cusset,
quelques mots de précisions sur ce qu’on nomme la «Queer
Theory». Il serait illusoire de penser qu’un tel mouvement
puisse être présenté sous forme d’une
doctrine cohérente. Illusoire surtout parce que sous le vocable
«queer» sont rangés aujourd’hui des théoriciens,
des ouvrages ou des activités extrêmement variés,
parfois même contradictoires. On sait à quelles réductions
conduisent les ouvrages de seconde main destinés à
présenter le «structuralisme» ou la «déconstruction».
Les noms de Barthes, Foucault, Lacan ou Derrida donnent assurément
un tour avantageux à tout texte de vulgarisation, mais c’est
souvent au détriment de la pensée des auteurs en question.
Plutôt que de donner une définition de ce que serait
la pensée «queer», il me semble plus intéressant
de partir d’un exemple tiré de l’un des auteurs
français qui se prête le
mieux à ce type d’analyses: Marcel Proust. On ne saurait
trouver meilleure introduction au débat sur la théorie
queer.
On sait que parmi les nombreux déboires que M. de Charlus
essuie au cours de sa relation avec Morel, il en est un qui ouvre
de vertigineuses perspectives, un véritable palais des glaces
tel que les aiment les critiques anglo-saxons les plus férus
de complications sexuelles. Ayant ouvert par mégarde une
lettre que l’actrice Léa, «célèbre
pour le goût exclusif qu’elle avait pour les femmes»,
avait adressée à Morel, le baron découvre que
celle-ci ne parle à son protégé «qu’au
féminin en lui disant: "Grande sale! va!", "Ma
belle chérie, toi tu en es au moins, etc."». Révélation
soudaine, qui vient bouleverser un savoir fraîchement acquis.
Car, si nous avons aujourd’hui l’habitude d’identifier,
par antonomase, le baron à son comportement sexuel, et s’il
fait figure, au cours de la soirée chez la princesse de Guermantes
(Sodome et Gomorrhe I) d’expert auprès de M. de Vaugoubert,
qu’il «renseigne» sur les ressources qu’offre
le corps diplomatique pour ceux qui en sont, M. de Charlus ne tient
en réalité son savoir que de fraîche date:
Le baron était surtout troublé par ces mots "en
être". Après l’avoir d’abord ignoré,
il avait enfin, depuis un temps bien long déjà, appris
que lui-même "en était". Or voici que cette
notion qu’il avait acquise se trouvait remise en question.
Quand il avait découvert qu’il "en était",
il avait cru par là apprendre que son goût, comme dit
Saint-Simon, n’était pas celui des femmes. Or voici
que pour Morel cette expression "en être" prenait
une extension que M. de Charlus n’avait pas connue, tant et
si bien que Morel prouvait, d’après cette lettre, qu’il
"en était" en ayant le même goût que
des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie
de M. de Charlus n’avait plus de raison de se borner aux hommes
que Morel connaissait, mais allait s’étendre aux femmes
elles-mêmes. Ainsi les êtres qui "en étaient"
n’étaient pas seulement ceux qu’il avait crus,
mais toute une immense partie de la planète, composée
aussi bien de femmes que d’hommes, d’hommes aimant non
seulement les hommes mais les femmes, et le baron, devant la signification
nouvelle d’un mot qui lui était si familier, se sentait
torturé par une inquiétude de l’intelligence
autant que du cœur, devant ce double mystère où
il y avait à la fois de l’agrandissement de sa jalousie
et de l’insuffisance soudaine d’une définition
(À la Recherche…, Bibliothèque de la Pléiade,
t. III, 1988, p. 720-721).
Tous les thèmes dont traite la Queer Theory sont présents
dans cette surprenante découverte du baron de Charlus. Ce
dernier, dans son effort pour se situer lui-même sur l’échiquier
des identités sexuelles, a recours à un signifiant
au contenu codé, assez vague pour désigner à
qui sait entendre des goûts qui ne peuvent s’exprimer
autrement que par des voies détournées. Mais voici
qu’il fait lui-même l’expérience, à
son détriment, de l’irréductible inadéquation
entre les dénominations et les pratiques, le savoir disponible
et les conduites effectives. L’expression cryptée –
«en être» – ne permet pas de saisir le comportement
de celui qui est l’objet de toutes ses attentions et vient
bouleverser, par rebond, la connaissance qu’il a de lui-même,
en le confrontant à des possibilités jusqu’alors
inenvisageables. Il croyait user à son profit de ce surcroît
de lucidité que lui offrait son inversion, mais il découvre
que le désir obéit à une logique combinatoire
à laquelle on ne peut assigner aucune limite et qu’il
peut renverser les fondements identitaires les plus solides, ébranler
l’opposition entre homosexualité et hétérosexualité,
sur laquelle reposait jusqu’alors sa perception des identités
sexuelles. D’accord sur ce point avec ceux dont il se cache,
le baron veut croire que le jeu de la différence obéit
à une structure binaire relativement simple, et que cette
répartition permet de savoir ce qu’il en est de soi
et des autres: qui en est, qui n’en est pas. Morel déjoue
ce schématisme confortable en inventant ce qu’on pourrait
appeler un désir homosexuel au carré: l’amour
du protégé de M. de Charlus pour Léa lui donne
accès à l’autre cité, Gomorrhe. «Girls
who are boys who like boys to be girls who do boys like their girls
who…», en quelque sorte. Étrangement, la souffrance
que provoque une telle découverte ne se réduit pas
à un simple et légitime sentiment de jalousie; elle
naît aussi de la carence, brusquement constatée, d’un
mot qui était familier. Les désirs et les identités
vacillent soudain et M. de Charlus éprouve une «inquiétude
de l’intelligence autant que du cœur» devant l’insuffisance
d’une définition qui lui importait au plus haut point.
Une «inquiétude de l’intelligence autant que
du cœur»: c’est précisément de cette
expérience qu’il s’agira. Une expérience
aussi universelle – qui ne l’a faite? de manière
plus banale que le baron, certes – que difficile à
cerner: elle a trait à ces moments où le désir
se manifeste à nous, dans nos propres relations, les discours
qui nous entourent ou les œuvres que nous lisons, sous des
aspects inattendus et pour tout dire, étranges — queer.
C’est sur la pointe de cette inquiétude que se situent
tous ceux qui, depuis les années 90, tentent dans l’Université
américaine et anglo-saxonne, de développer une réflexion
sur les genres et les sexualités se situant dans une perspective
critique à l’égard des positions politiques
et intellectuelles issues des mouvements de libération homosexuelle
des années 70.
Du mouvement queer, F. Cusset ne retient que les travaux concernant
la littérature, et plus précisément la littérature
française. Prenant pour métaphore filée tout
au long de l’ouvrage le glory-hole, il se propose de s’exercer
lui-même vaillamment – et avec brio – à
la méthode de lecture queer. En effet, le critique queer
aurait, selon lui, avec le texte le même rapport que l’homme
attendant qu’un inconnu passe son sexe à travers le
trou d’une cabine:
Sous le regard insistant de cet œil en retrait, sous les caresses
d’une main importune glissée par l’ouverture,
un trouble inédit saisirait le texte canonique, sonnet symboliste
ou roman gothique, poème épique ou saga historique,
un tremblement à la surface des phrases qui démultiplierait
peu à peu nos lectures monosémiques, et dévoilerait
enfin, sous l’intrigue hétéro et les formes
convenues, un fond plus obscur d’où jaillirait l’impulsion
d’écriture – un fond immémorial, présent
déjà dans tout écrit bien avant qu’un
neurologue prussien n’ait imposé, vers 1870, la définition
moderne de l’homosexualité (p. 8).
Délaissant les exposés savants mais pesants, F. Cusset
sélectionne dans l’ensemble du corpus des études
queer disponibles toutes celles qui s’attaquent à la
littérature française afin de donner un exemple parlant
– pour tout autochtone qui doit se sentir, on le suppose,
directement visé par ces lectures doublement exotiques de
notre trésor national – de cette méthode de
«contre-lecture» irrespectueuse et revigorante. Voici
qui sera, on nous le promet d’emblée, «aussi
jouissif qu’un blasphème, aussi tentant qu’un
outrage aux bonnes mœurs» (p. 11). L’objectif:
«dé-lire» les classiques en pratiquant leurs
analyses sur nos textes, mais – le bon goût français
sera respecté – «en allégeant l’arsenal
américain de sa lourde charge théorique» (p.
12).
Il livre donc, sous forme d’un parcours chronologique respectant
notre traditionnel découpage par siècles, une série
d’éclairage sur des textes qui nous sont familiers,
afin d’y faire apparaître des détails, des résidus
et des anomalies, de déployer une lecture différente
à la fois des interprétations convenues de l’histoire
littéraire ou de la critique formaliste mais aussi des analyses
les plus attendues: le «queer critic» cherche le «trouble
de l’écart plus que du plaisir moins obscur d’une
nette intromission» (p. 15-1
F. Cusset décrit tout d’abord en un rapide résumé
le contexte dans lequel7). est apparue la «Queer Theory»
dans les années 90; il en énonce le postulat le plus
important – celui de la défense d’une vision
constructiviste de la sexualité contre l’essentialisme
hétérosexuel mais aussi homosexuel – et en caractérise
la méthode, proche de la déconstruction par ses jeux
sur le signifiant textuel et ouvrant à tout un réseau
de métaphores, comme «prendre un texte», le «retourner»
ou le «pénétrer». Enfin, il en précise
les deux principaux enjeux: le premier «a trait à une
réversibilité générale, des sexes comme
des postures, à l’inversion entendue comme désubjectivation,
et qu’illustre à travers toute la littérature
queer le motif obsessionnel de l’hermaphrodite»; le
second enjeu «renvoie à toutes les petites modifications
qu’introduit dans l’acte sexuel le motif de l’amour
de soi» (p. 30-31): onanisme, perversion, délais ou
impuissance. Après avoir livré quelques exemples d’une
telle méthode de lecture sur le corpus anglo-saxon dans un
chapitre intitulé «Littératures anglofolles»,
F. Cusset en arrive aux allées bien ordonnées de la
littérature française.
Le lecteur voit ainsi défiler le Moyen Age avec l’amitié
de Lancelot et Galehout, le travestissement de Silence et la fascination
horrifiée qu’éveillent les hermaphrodites. La
Renaissance, où l’on s’intéresse moins
à ce qui lie Montaigne et La Boétie qu’à
l’entrecroisement des textes, où le paillard Rabelais
éveille le soupçon au détour d’une référence
à l’hermaphrodite cousu sur le vêtement de Garguantua
et où l’on en vient à s’interroger sur
les amours qu’on croyait si pures dans La Princesse de Clèves.
Les Lumières, observées à travers les multiples
formes d’atermoiements, de troubles ou d’échecs
qu’expose Crébillon et la belle analyse d’Eve
Sedgwick sur la savante ingénuité de la religieuse
de Diderot. Le XIXe siècle, qui montre Constant en prise
à l’ambiguïté sous les assauts des sodomites,
Balzac multipliant les personnages, qui en échappant à
la logique familiale hétérosexiste, troublent le bel
ordre social et Baudelaire respirant les fleurs de l’amour
entre femmes. Le XXe siècle, enfin, où l’on
a l’embarras du choix, tant et si bien qu’il est préférable
de parcourir les voies moins fréquentées de «l’effleurement»
gidien, des significations inattendues que l’expression «prendre
le thé» peut revêtir chez Proust ou de l’entreprise
de désubjectivation à l’œuvre chez Jean
Genet. Tel est le parcours suivi par F. Cusset qui s’appuie
la plupart du temps sur un article consacré par la théorie
queer à chacun des auteurs considérés afin
d’en reconstituer, avec un style brillant et très drôle,
le fil argumentatif.
Considérons, pour plus de précision, l’exemple
du traitement subi par La Religieuse de Diderot. L’œuvre,
on s’en doute, prête à ce type d’analyse:
Eve Sedgwick y a consacré un très bel article, intitulé
«Priviledge of unknowing: Diderot’s The Nun» (Tendencies,
Durham, Duke University Press, 1993, p. 23-51). Une scène
suscite l’émoi des critiques:
Interrompant leur entretien, la mère supérieure avait
relevé son jupon, placé la main de Suzanne entre ses
jambes, exigé qu’elle embrassât son front, ses
yeux, ses lèvres, puis qu’elle agitât ses doigts
pendant qu’elle-même passait fiévreusement sa
main dans tous les replis du corps de sa cadette, hoquetant maintenant
tandis qu’elle la suppliait d’une vois étrange
de redoubler ses caresse, avant que, pâle comme la mort, les
yeux clos, lèvres serrées d’où perlait
une curieuse mousse d’écume, ne la parcourût
soudain un spasme violent qui fit retomber son corps comme un ballot
inerte. C’est tout, et c’est là le récit
de Suzanne, loin d’une banale étreinte de tribades
en cornettes. Il y aura certes d’autres moments suspects,
[…] mais tout est déjà dans cette scène
liminaire. (p. 104)
Diderot joue en effet du dispositif narratif qui fait raconter la
scène d’onanisme par une jeune fille qui ne comprend
ni ce qu’elle fait, ni le comportement de la mère supérieure.
Eve Sedgwick fait remarquer que cette ignorance ne l’empêche
pas d’être d’une grande efficacité dans
ses caresses:
Le projet queer, dans cette logique, est de redonner [aux termes
de "savoir", "ignorance" ou "naïveté"]
une positivité sexuelle, à rebours d’un moralisme
du paradis perdu qui ne les conçoit qu’en négatif
(l’ignorance avant le savoir, la naïveté avant
son dévoiement, l’innocence avant qu’il ne soit
trop tard). Peu importe que Suzanne elle-même soit ou non
duplice, son corps, lui, sait de quoi il retourne dans ce hérissement
de la peau, cette saillance des mamelons, ces gémissements
venus d’on ne sait où, humectation soudaine et des
petites lèvres de la sainte-n’y-touche et de celles
d’où la mère supérieure lui parle d’ordinaire
– cette seule homonymie des lèvres, celles du jouir
et celles du parler, suffisant à détruire, aux yeux
des q. c., les barrières humanistes entre conscience et libido.
Au diable le négatif: ne pas savoir revient à s’exclure
du domaine des culpabilités, à raffermir le plaisir,
à se rendre irrésistible face au corps de l’autre
(à plus forte raison, face au corps du même sexe) et
à pouvoir jouer de tous les sens du verbe "manipuler",
passif quand la corrompt sa supérieure, actif quand elle-même
n’hésite pas à y mettre les mains. Suzanne n’est
pas "victime", concluent les q. c., attendri(e)s par le
corps de la douce pucelle, elle se trouve au croisement de savoirs
et d’ignorances multiples, tous à double fond (et à
double tranchant), et c’est de leur combinaison singulière
qui fait d’elle une jouisseuse sans égal. (p. 106-107)
Et pourtant, on ressent, à l’issue de ce parcours des
analyses queer, une certaine déception. La «Queer Theory»
à peine présentée, elle provoque un sentiment
de déjà-vu, comme si le procédé herméneutique
s’usait aussitôt qu’introduit, en raison de la
trop grande systématicité des analyses. Il semble
que, quels que soient l’écrivain et le degré
d’équivocité de son texte ou de sa conduite
personnelle, il soit toujours possible de retrouver, en cherchant
bien, les failles, les déplacements et les transgressions
du schéma hétérosexuel normatif. Le compte
rendu qui nous est fait de ces lectures perverses entraîne
en quelque sorte la lassitude de la mécanique pornographique:
elle débouche toujours sur une ambivalence sexuelle qu’on
repère dans les moindres détails. Lire un texte en
fonction de ce qu’il dit explicitement, à demi-mot
ou bien involontairement de ce seul objet de préoccupation
paraît à la longue une manière quelque peu biaisée
et réductrice de lire les œuvres canoniques.
À ceci, me semble-t-il, une raison essentielle: de manière
insistante, F. Cusset reconstitue derrière chacune de ces
lectures un sujet collectif: celui des «queer critics»,
dont l’expression «homo-lecteurs» serait un équivalent
et qui fonctionne comme le sujet d’une lecture dont il s’agit
de mimer les tours et les détours. Or, traduire queer critics
par «homo-lecteurs», c’est perdre d’emblée
l’originalité de la démarche: le queer se veut
précisément une perspective critique sur ce qu’on
appelle «l’homosexualité» ou les «homosexuels».
Les auteurs des textes considérés ne sont que très
rarement cités, sauf lorsqu’il s’agit de l’auteur
de l’article paraphrasé et aucune bibliographie ne
permet de se faire une idée plus précise du champ
critique dont il est question. Bien qu’il cite ses sources
– plus ou moins rigoureusement, d’ailleurs –,
F. Cusset confond tous les articles qu’il résume dans
un même discours qu’il assigne à une instance
indéfinie: «le serpent queer de l’éden
hétéro» (p. 50), les «critiques queer»
ou plus généralement «la critique queer».
Ces formulations génériques esquissent derrière
les analyses déployées la figure abstraite d’un
«homo-lecteur» dont le propos semble tourner à
vide. Étrange manière d’aborder un champ aussi
foisonnant et complexe dans ses débats et dans ses prises
de positions, où les critiques ne cessent – jusqu’à
l’excès – de se situer les uns par rapport aux
autres, de nuancer leur propres analyses et d’en expliciter
les présupposés théoriques. Les hypothèses,
les débats et les prudences méthodologiques disparaissent
sous le portrait quelque peu caricatural de cet «homo-lecteur».
Plus étrange encore le ton de l’ouvrage, toujours drôle,
vif, mais parfaitement ambigu dans son mode de présentation,
mêlant la glose et la parodie. À lire F. Cusset, la
théorie queer semble faire de la littérature matière
à gaudrioles ou à détournements intéressés
de la part des «homo-lecteurs», apparemment moins préoccupés
de lire les textes que d’y trouver ce qui les taraude. Ce
faisant, il enveloppe son propos sur la sexualité, le genre
et l’identité dans un discours amusé et souvent
sarcastique qu’on ne rencontre jamais dans les ouvrages relevant
de la «Queer Theory», où toutes ces questions
sont traitées avec le plus grand sérieux. La différence
peut paraître anecdotique, voire bien rabat-joie – on
devrait se réjouir du style ironique et brillant que F. Cusset
a su donner à cette théorie. En réalité,
elle est essentielle. Ce ton badin restitue au discours sur le sexe
le caractère enjoué et graveleux que la théorie
queer s’efforce de démonter afin d’en faire un
objet d’analyse à part entière. Certes, l’humour
de Queer critics est – esprit français oblige –
subtil et fin. Mais il tend à vider insidieusement la pensée
présentée de ses véritables prétentions
critiques.
Et ceci au point de présenter l’exercice comme un jeu.
Au moment où il annonce son projet, F. Cusset écrit:
«L’objectif de ces quelques pages est […] de s’essayer
à leur jeu, d’apprendre sous leur contrôle à
"dé-lire" les classiques […]. Quitte à
pousser parfois plus avant leur dérive suggestive, brouillant
la frontière qui sépare le juste compte rendu de ces
lectures de leur prolongement personnel, quitte à détourner
ainsi les détourneurs, les retourner eux-mêmes, leur
rendre un hommage paradoxal que scanderont les glissement ironiques
d’un plaisir de lecture» (p. 12-13). D’emblée,
les analyses sont envisagées comme un «jeu» ou
une «dérive» dont il s’agit de prolonger
les effets les plus visibles. «Détourner les détourneurs»
ne consiste pas à adopter une perspective critique sur la
théorie queer ou à s’efforcer d’en évaluer
la pertinence en adoptant un degré de plus dans la perspective
théorique. Le détournement dont il est question est
celui de la distance ironique: il s’agit de piéger
les «queer critics» qui pensaient pouvoir eux-mêmes
piéger les grands textes de la littérature française.
C’est moins la critique que le critique, moins la théorie
queer que les «queer critics», les «homo-lecteurs»
et leurs traditionnels travers, qu’il s’agit de mettre
en avant. Rien ne nous est épargné à cet effet.
Ainsi de la description de l’ambiance d’un cours de
théorie «queer» dont F. Cusset imagine «les
rapports qu’entretiennent des maîtres à la dépravation
très rhétorique et des bizuths timorés ou des
thésards fraîchement dépucelés, qui planchent
l’un après l’autre, sous l’œil complice
de leur enseignant, sur la grammaire rectale de Marlowe ou l’allégorie
urinaire chez Lamartine» (p. 28). Ou encore de l’évocation
du critique queer trop adepte de ratages et de confusions, «plume
à la main et le cul propre» (p. 32). Et ceci jusqu’à
la caricature finale d’individus risquant «sous prétexte
de chercher la petite bête, et à force de remplacer
leur corps par des métaphores et leur désirs par des
ambivalences, [de] désérotiser également la
vie réelle – si tant est que ce terme ait un sens –
en préférant les interstices du trouble, hésitation
intransitive, aux plates-formes plus fermes du plaisir» (p.
195). Eve Sedgwick elle-même, nous révèle in
fine F. Cusset, est «une hétérosexuelle mariée
et Micheal Warner ou Jonathan Goldberg ne fréquentent plus
depuis longtemps les sous-bois du campus» (p. 193). Ultime
argument: les masques tombent.
Une telle présentation de la «Queer Theory» n’est
possible qu’au prix d’une triple réduction de
l’objet considéré. La première réduction
consiste en une complète décontextualisation d’un
mouvement intellectuel qui ne prend tout son sens qu’au regard,
non seulement d’une culture tout à fait différente,
mais surtout d’une institution universitaire dont le fonctionnement
économique ou administratif, les usages intellectuels et
les objets de débats sont tout à fait particuliers.
Extraits de ce contexte social et culturel, la théorie queer
peut très rapidement apparaître comme un tissu de considérations
plus ou moins fumeuses. Mais il suffit de se reporter aux principaux
ouvrages de Judith Butler, d’Eve Kosofsky Sedgwick ou d’autres
théoriciens pour constater que leurs études renvoient
continuellement à des polémiques traversant le domaine
public, font référence à des affaires contemporaines
et s’inscrivent dans un ensemble de débats internes
à leurs champs disciplinaires d’origine – qu’ils
sont donc aussi politiques: c’est même précisément
ces liens constants à la culture et aux institutions qui
rend ces textes souvent difficilement lisibles pour un lecteur français.
À cette réduction du discours à un contenu
décontextualisé s’ajoute une réduction
de la théorie dans son ensemble à la seule discipline
de la littérature. Comme je l’ai déjà
signalé, ce qu’on nomme la théorie queer regroupe
un ensemble extrêmement varié d’approches: la
littérature, la philosophie (voir Judith Butler, Bodies that
Matter. On the Discursive Limits of «sex», 1993), l’histoire
(voir M. B. Duberman, M. Vicinius et G. Chauncey éd., Hidden
from History. Reclaiming the Gay and Lesbian Past, 1989) ou la sociologie
(Steven Seidman, Queer Theory. Sociology, 1996) et plus généralement
ce qui se nomme dans les pays anglo-saxons, les «cultural
studies». Libre à F. Cusset de n’envisager que
le domaine de la littérature, mais il ne saurait alors prétendre
dire ce qu’il en est de l’ensemble de la théorie
dont les apports les plus féconds se trouvent dans les travaux
portant sur les faits de société ou l’histoire.
À ce titre, c’est chez l’historien George Chauncey,
dont on connaît le célèbre Gay New York et qui
s’apprête à publier The Strange Career of the
Closet. Gay Culture, Consciousness and Politics to the Second World
War and the Gay Liberation Era (2), qu’on trouvera l’exemple
le plus fécond et le plus rigoureux de ce que peut produire
ce type d’approche.
La dernier réduction, la plus importante, est la conséquence
des deux réductions précédentes: située
hors contexte et envisagée dans sa seule application aux
œuvres littéraires, la théorie queer est privée
de toute perspective politique. Alors que tous les auteurs ne cessent
dans leurs écrits de prendre position en fonction des grandes
luttes engagées par les gays et les lesbiennes qu’ils
soutiennent, explicitement comme chez Sedgwick ou de manière
très critique chez Halperin, F. Cusset n’évoque
que les analyses pointilleuses d’universitaires à la
recherche d’allusions littéraires et a alors beau jeu
de dénoncer dans la théorie queer un textualisme un
peu creux, une «interprétation aussi pointilleuse en
ses analyses que délirante par ses conclusions» (p.
83). Ayant lui-même déjà réduit la théorie
qu’il résume à ses micro-lectures, F. Cusset
n’a pas de mal à montrer qu’il ne reste pas grand
chose à la fin du parcours: «Le "glory hole"
des critiques queer n’était hélas qu’une
belle image, pas un trou» (p. 197).
S’il avait mieux observé, il aurait cependant pu distinguer
quelque chose derrière les textes de ces critiques: précisément
les enjeux politiques et les débats de sociétés
que ceux-ci traitent en s’intéressant à des
œuvres canoniques, aucune analyse d’un texte ou d’un
sujet culturel n’étant séparable de la manière
dont nous concevons, individuellement, socialement et historiquement
les sexualités et les identités.
À vrai dire, un détail me paraît particulièrement
révélateur des critiques qu’on peut adresser
à l’ouvrage de F. Cusset: il s’agit d’une
catégorie que la Bibliothèque nationale vient récemment
d’introduire dans son catalogue «BN-Opale plus».
Cette catégorie est la (semi-)francisation du concept utilisé
par l’auteur de Queer critics: «Queer critique»
(ce qui ne veut strictement rien dire: eût-on écrit:
«Critique queer» que l’on perdait le bénéfice
de l’exotisme – on a préféré l’ambivalence,
un composé de français et d’anglais à
la fois pseudo-novateur et franchouillard). En voici la notice explicative
– on ne sait s’il faut en rire ou s’en effrayer:
«Sous cette vedette, on trouve des documents qui traitent
de la critique homosexuelle américaine, dont les membres
se nomment eux-mêmes "Queer critics" et revendiquent
une lecture – ou relecture – "perverse" d’œuvres
littéraires.». Les sources: «Queer critics. La
littérature française déshabillée par
ses homo-lecteurs, F. Cusset, 2002.»
On voit ici opérer de manière flagrante les réductions
précédemment dénoncées. Mais le plus
drôle est qu’en consultant les ouvrages répertoriés
sous cette catégorie, on ne trouve que le seul texte de F.
Cusset! Qui vaut ainsi comme seul discours tenu sur une réalité
qu’on n’a pas pris la peine d’interroger. Car
– rassurez-vous! – la Bibliothèque nationale
a bien sur ses rayons quelques ouvrages de théorie queer
– pas beaucoup certes, mais les classiques du moins et quelques
pièces inattendues. Ceux-ci ne sont pourtant pas répertoriés
sous cette catégorie. Vous les trouverez en prenant pour
critère de recherche les mots du titre et non les mots du
sujet. Les ouvrages n’ont pas été pris en compte;
il a fallu attendre qu’un auteur français en adapte
le discours aux attentes nationales pour qu’une classe –
ne comportant qu’un seul élément, et c’est
l’ouvrage de vulgarisation français – soit créée!
Jean-Louis Jeannelle
Université Paris IV-Sorbonne
(1) Où l’on ne trouve que des ouvrages publiés
en France – le cinéma, la littérature ou la
musique anglo-saxonnes sont omniprésents, mais le pré
carré de la production intellectuelle nationale est bien
gardé.
(2) George Chauncey, Gay New York. Gender, Urban Culture, and the
Making of the Gay Male World, 1890-1940, New York, Basic Books,
1994, 478 p. Un extrait particulièrement intéressant
du prochain ouvrage de George Chauncey est inclus dans le n°3
de Histoire & sociétés: «Après Stonewall,
le déplacement de la frontière entre le "soi"
public et le "soi" privé», p. 45-59.
J.-L. Jeannelle
Paris IV-Sorbonne
Origine : http://www.fabula.org/revue/cr/405.php
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