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Origine :
http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/vie-ses/hodebas/redeker-27-05-02.html
Le Figaro [28 mai 2002]
Quand le sport défait les peuples PAR ROBERT REDEKER
L'assomption de la figure du « supporter » accompagne
le déclin d'autres formes anthropologiques, plus consistantes.
L'animal politique, le militant politique et syndicaliste, l'homme
de culture et l'honnête homme s'effacent du champ public au
profit du supporter dans le même moment où les idoles
sportives focalisent l'attention bien plus que les grands savants,
philosophes, artistes ou écrivains, ceux qui font la culture.
Comment comprendre ce changement socio-historique ?
S'il arrive que l'expression politique se réfugie dans les
gradins des stades, c'est parce que la vie politique dans la cité
s'est étiolée. L'homo sportivus n'est pas l'homo politicus
: les slogans politiques s'exprimant dans les tribunes ne sont que
les résidus misérables d'une vie politique plus large,
qui a disparu. Le supporter, de loin en loin, se souvient que l'homme
a été un animal politique, et il est amené
à le caricaturer – en sifflant La Marseillaise, ou
en agitant un quelconque drapeau ethnocratique. L'engagement supporteur
est une parodie, vide de contenu et acéphale, de ce qu'a
pu être l'engagement politique. Il est la forme évidée
de l'engagement, il est l'engagement propre à notre ère
du vide.
Ces manifestations apparemment politiques qui se développent
dans les stades – en particulier celles qui ont conduit aux
divers incidents du Stade de France, mais aussi les manifestions
racistes et antisémites et les saluts nazis qui émaillent
les matchs de football – ne constituent pas une résurrection
de la politique. Elles ne font que mimer hideusement le spectacle
d'une politique générale elle-même réduite,
depuis trois décennies, au spectacle.
Le supporter n'est ni ce qu'il croit être ni ce que les autres
croient qu'il est. Le supporter est, lorsqu'il s'engage de toute
son âme, à travers des associations, une parodie fantomatique
du militant ; il suffit de réfléchir à la dérision
misérable du contenu de son engagement (le club pour le club,
le club pour valeur suprême) pour s'en rendre compte. On ne
peut voir en lui qu'une sorte de fantoche, ou de zombie : il est
un zombie anthropologique et un fantoche animé par des forces
mercantiles et publicitaires. Chez le supporter, ce qui a été
important pour l'humanité (la religion, la culture, la politique,
l'art) depuis ses commencements n'existe plus que sous la forme
frelatée de l'ersatz, du mime. Effondrement : de l'art pour
l'art, cette haute exigence, on est passé au club pour le
club, cette vaine obsession. Le supporter mime ce que l'humanité
a été. Il est une figure anthropologique inédite,
formant l'échantillon d'une sorte d'humanité déshumanisée.
Est-il régressif (témoigne-t-il d'une régression
de l'humanité ?), ou bien est-il en avance (horoscope de
ce que nous sommes tous appelés à devenir) ? Il participe,
de fait, de ce double décentrement, dans un obscur passé
et dans le futur : le supporter est un mélange tératologique
de régression et de futurisme, s'avérant régressif
par ses formes d'association de type tribal avec ses congénères,
et futuriste par le nihilisme qui le caractérise. Insistons
sur ce nihilisme : le supporter ne croit plus en rien, ni en Dieu
ni en Diable, ne fréquente plus les Églises, ne croit
plus dans la politique ni non plus dans l'humanité. Nihiliste
paradoxal, il ne croit plus en rien, sauf en son club. Le club se
substitue, de façon fétichiste, à toutes les
positivités renvoyées au nihil, au néant ou
rien. Il mime toute croyance dans sa croyance au rien, le club.
On peut s'essayer malgré tout à une description «
politique » du supporter, qui ne ferait pas référence
à ses croyances, mais à la structure de son comportement.
Les publics du cyclisme, du rugby et du football illustrent de grandes
différences dans leur approche de l'événement
sportif. Parmi ces trois sports, seul pour l'heure le football génère
des émeutes sportives : la violence supportrice propre au
football – où la délinquance pousse son délire
jusqu'à la criminalité meurtrière – ne
se retrouve pas dans le rugby, qui est pourtant un sport de rugueux
contacts, ni dans le Tour de France, qui rassemble pourtant sans
aucun grillage de sécurité des millions de spectateurs.
Ainsi, ce long et joyeux ruban des gens de France qui accompagne
la fête cycliste du mois de juillet demeure indemne des fanatismes
et des violences favorisés par d'autres sports. Le public
du Tour de France exprime une sorte d'union nationale, de caractère
républicain, sans fanatisme aucun. Sa nature est intégrative
: en lui se mêlent aux gens autochtones beaucoup de touristes,
anglais, belges, hollandais, allemands, se rassemblant pour applaudir
aux exploits des « forçats de la route ».
Le public des équipes de football et de rugby s'avère
beaucoup plus difficile à pénétrer pour qui
n'appartient pas à la tribu. Il faut montrer patte blanche
pour, sur un stade, avoir le droit de s'exhiber supporter de l'Olympique
de Marseille ou du Paris-Saint-Germain.
Il faut parfois même être embrigadé dans des
associations supportrices d'essence paramilitaire dont la discipline
copie comiquement celle des commandos.
Le modèle de la communauté et de la secte s'impose
à ce supporteurisme-là. Les publics du football et
du rugby penchent vers le communautarisme, si ce n'est vers le sectarisme,
avec la propension à allumer des guerres tribales et communautaires,
parfois meurtrières, du côté des aficionados
du foot. Cette violence demeure absente chez les spectateurs de
rugby, qui se comportent comme des régionalistes non tribaux
; ils sont l'image non ethniciste d'une France bon enfant, rad-soc,
attachée à la fois à son terroir et à
la République. Mais, pour pertinente qu'elle soit, cette
description politique ne doit pas masquer la participation du supporteurisme
à un vaste mouvement historique de dépolitisation
des peuples. On peut aller jusqu'à affirmer que, dans la
mesure où un peuple est une création politique, le
produit volontaire d'un ensemble d'institutions, le supporteurisme,
qui exalte les micronationalismes, les ethnismes, les communautarismes
et les campanilismes, est une dépopularisation. Quand la
politique fait les peuples, le sport les défait. Populaire
par son impact de masse, le sport fait régresser le peuple
jusqu'à un Etat prépopulaire parce que dépolitisé.
Sous les peuples grouillent les ethnies, les communautés,
la masse, les masses, que le sport aide à exalter –
ainsi surgissent « les meutes sportives » étudiées
par la sociologie de Jean-Marie Brohm. Ce sont ces associations
humaines non populaires (autrement dit : non politiques) qui fournissent
les gros bataillons de supporters, particulièrement dans
le football. A la faveur de la décomposition du peuple, qui
est une entité politique, renaît la plèbe, qui
est une entité antipolitique. C'est l'antipeuple, le produit
de la décomposition du peuple, la plèbe, régénérée
par le spectacle sportif, qui s'agite sur les gradins des stades,
provoquant les émeutes urbaines de type sportif.
La dépolitisation n'est pas ce qu'on croit en général.
Elle n'est ni l'abstention aux élections, ni le désintérêt
pur la vie politique instituée, ni le dédain pour
les hommes politiques. Ces aspects-là ne représentent
que l'écume d'un mouvement plus profond : la vraie dépolitisation,
qui est avant tout la déconstitution des peuples (des entités
politiques), qui prend deux voies : tantôt elle a lieu au
profit d'une conception régressive, ethniciste ou communautariste
de l'association humaine, mais souvent aussi elle est une désintégration
anomisante, fabriquant par millions des individus isolés
et solitaires, la foule solitaire. Cette dépolitisation s'opère
souvent au nom de l'identité – l'identité n'est
pas un concept politique, mais un concept dépolitisant, régressant
du peuple vers une communauté plus primitive ; une sorte
de machine à détricoter les entités politiques
issues de la fusion de communautés différentes en
un seul peuple. De plus en plus fréquemment, les manifestations
sportives sont l'occasion d'exhibitions identitaires ou microethnicistes.
Les communautés identitaires qui s'expriment sur les gradins
des stades résultent de l'affaiblissement du lien politique
constitutif du peuple, et de la régression vers le lien communautariste.
Dans l'esprit de nos contemporains, la préoccupation frénétique
des prochains résultats du club que l'on supporte a pris
la place du souci du bien commun. Tout comme l'animal politique
cède la place à l'homo sportivus, dont le supporter
figure l'incarnation la plus nombreuse, le stade remplace la cité.
Il ne faut pas s'étonner, dès lors, que dans les stades
se donnent à voir aussi bien le nihilisme des hommes contemporains
que la violence déchaînée des produits de la
décomposition simultanée de la politique et des peuples,
la plèbe et les « meutes sportives ».
Robert Redeker : Philosophe. Membre du comité de rédaction
de la revue Les Temps modernes. Vient de publier Le Sport contre les
peuples (Berg International Editeurs, 123 p., 12 €).
Contact pour la page origine : ses@ac-versailles.fr
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