Comme on pouvait le prévoir, le 11 septembre 2001 a marqué
le début d'une ère nouvelle où la stratégie
de la tension est devenue mode de gouvernement à l'échelle
planétaire. Le monstre de Frankenstein du terrorisme islamiste
joue pour le monde entier en ce début du troisième millénaire
le rôle que des groupes fascistes avaient assumé en Italie
dans les années 70 du XXe siècle : celui d'une créature
échappée à son créateur pour servir à
ce dernier d'ennemi-repoussoir et lui permettre de mieux imposer sa loi
au plus profond des esprits apeurés. La stratégie de la
tension approfondit la domestication des classes moyennes prises entre
peurs massives, manipulées et distillées par les écrans,
et craintes diffuses produites par les incertitudes économiques
et la dégradation d'un environnement urbain, naturel et humain.
Dans sa forme policière-militaire, cette technique de domination
été mise en oeuvre par l'hyperpuissance étasunienne
et reprise par les autres puissances dans leurs propres quêtes d'un
moyen de maîtriser les rébellions des peuples, les turbulences
des classes dangereuses et celles des minorités.
Dans une situation de déséquilibre des forces qui exclue
la perspective d'un conflit mondial entre deux blocs, et alors que l'économie-monde
se caractérise par une imbrication d'intérêts non
territorialisés, la guerre impérialiste disparaît
(provisoirement ?) au profit d'un usage de la force armée
où la frontière entre guerre et opération de police
tend à s'estomper. Couvre-feu pour les jeunes, opérations-commandos
surarmées, occupation permanente : la gestion sécuritaire
des banlieues françaises ne peut qu'encourager l'identification
des lascars aux gosses de l'intifada, tandis que les plans vigies-pirates
nous ont dès longtemps habitués à voir des soldats
PM au côté dans les gares, le métro et les aéroports.
Le 11 septembre et, dans le canton français, la sarkozite n'ont
fait qu'accentuer une tendance à l'oeuvre depuis que la récession
est devenue l'horizon indépassable de l'économie planétaire :
l'instauration d'un état d'exception permanent.
Les pourquoi de la guerre
La diffusion de la stratégie de la tension comme mode de gouvernement
est aussi un moyen pour des Etats plus ou moins importants de renégocier
avec la puissance dominante des rapports alternant soumission et concurrence :
tu me passes mes crimes de guerre en Tchétchénie (Russie)
ou les massacres de ma Sécurité Militaire (Algérie),
et je t'aiderai dans ta guerre contre une nébuleuse que tu as largement
contribué à créer. D'autant, pour continuer sur ces
exemples (mais on pourrait aussi parler du Hamas en Israël ou des
frères musulmans en Egypte), que les pouvoirs en place ont largement
encouragé le développement des intégrismes locaux,
histoire d'avoir une opposition « à leur main ».
Les penseurs de la clique au pouvoir aux Etats-Unis ont beau désigner
l'Arabie Saoudite comme le vivier du terrorisme qui les frappe, on peut
parier que la république ploutocratique américaine n'attaquera
jamais le royaume esclavagiste. De même, les responsables gouvernementaux
français ont beau admettre, off,que les attentats du GIA en France
étaient manipulées par la Sécurité militaire
algérienne, non seulement, ils ne s'en prendront jamais directement
à la junte mafieuse qui saigne le peuple algérien depuis
quarante ans, mais ils s'apprêtent à lui apporter un soutien
accru.
Cette étrange faiblesse des Goliath américains et français
face aux David saoudien ou algérien est caractéristique
d'une époque où le comportement des puissances occidentales
est soumis, entre autres, à trois facteurs qui concourent à
rendre les politiques étrangères toujours plus étrangères
aux principes d'équité dont elles se réclament. Le
premier est l'intrication des intérêts entre couches dirigeantes
des pays dominants et dominés, dont les liens financiers entre
les familles Bush et Saoud, ou entre les caisses noires des dirigeants
français et africains ou bien les liens de coopération-chantage
mutuel entre services français et algériens, ne sont que
l'aspect le plus pittoresque.
Le deuxième facteur est la décadence de la démocratie
représentative parvenue au point où remarquer que le parlement
n'a pas voté la guerre devient un rituel creux avant de partir
en guerre, et où des gouvernements élus dans des conditions
aussi ahurissantes que ceux de Bush ou de Chirac parviennent à
se fabriquer une légitimité à coup de manipulation
médiatique des consciences et de sondages d'opinion. Dans ce cadre,
les conflits armés deviennent largement une affaire privée.
Ainsi, le principal objectif du lancement de la deuxième guerre
de Tchétchénie était-il de faire élire Poutine
et la principale raison de sa continuation est-elle de permettre aux généraux
russes de faire des affaires.
Le troisième facteur qui régit les rapports paradoxaux entre
grandes et moyennes puissances, est la tendance d'une civilisation mortifère
à refouler la mort des centres vers la périphérie :
la guerre, oui, mais avec zéro mort pour le dominant et des morts
en quantité indéterminée et à peu près
effacés des écrans pour les dominés. C'est pourquoi
on fait de la diplomatie avec la Corée du Nord qui, elle, possède
bel et bien des armes de destruction massive (tout comme le Pakistan et
Israël), très clairement absentes d'Irak. Si le gouvernement
français est dans les meilleurs termes avec la junte algérienne
qui a tué pas mal de citoyens hexagonaux, c'est aussi parce qu'elle
pourrait en tuer encore et que, pour des raisons historiques mais aussi
très contemporaines, il est impossible d'engager un conflit ouvert
avec l'Algérie officielle. Malgré l'hystérique propagande
patriotique des médias étatsuniens, mourir pour la patrie
n'est plus à la mode en Occident. Avoir détruit le régime
taliban sous les tapis de bombe et les valises de dollars (avec en plus
pour les soldats une technologie de robocops en permanence reliés
par le cordon ombilical électronique à Big Mother du Pentagone)
n'est pas vraiment un exploit. L'immensité des moyens déployés
contre l'Irak ne correspond à aucune nécessité militaire
mais à un double besoin, de propagande et de préservation
spectaculaire des vies « américaines ». Le
paradis américain avec survie biologique garantie pour les bons
et l'enfer des bombes à fragmentation ou des bombes à neutron
pour les méchants : cette image de la guerre qui vient n'est
que l'accentuation de la réalité de la guerre déjà
là.
A la future deuxième guerre du Golfe, on peut assigner divers objectifs
économiques ou géostratégiques : mettre la main
sur le pétrole irakien pour devenir moins dépendants du
pétrole saoudien ou contrôler des réserves dont l'Europe
aurait pu faire son profit, menacer l'Iran… Mais tout cela est bien
discutable. On retiendra surtout que cette guerre constitue le joujou
que les industries militaires étasuniennes, les pétroliers
texans et le lobby sharonien (soit l'alliance la plus puissante de la
planète) offrent à Bush pour se faire réélire.
Le tout soutenu aux Etats-Unis par une propagande médiatique sans
précédent qui tient moins à des partis pris idéologiques
(certes bien présents) qu'à la logique interne des médias :
le spectacle de la guerre se vend et fait vendre plus qu'aucun autre.
Ces logiques privées viennent conforter une logique générale.
Tandis que le déficit commercial des Etats-Unis a explosé
à partir de 1997, les dépenses militaires ont brusquement
augmenté peu après. Quand quelqu'un qui doit beaucoup d'argent
à ses voisins, au lieu de songer à rééquilibrer
les comptes, choisit de s'armer encore plus, on peut penser qu'il est
engagé dans une politique inéluctablement agressive. Si
les Etats-Unis continuent à payer leurs importations, c'est grâce
aux ventes d'armes, au contrôle de certaines zones pétrolières
et surtout grâce aux investissements financiers, qui continuent
d'affluer parce que ce pays peut-être considéré, financièrement,
comme le plus sûr de la planète : comme le démontre
Emmanuel Todd dans Après l'Empire, « l'histoire vraie
de la finance actuelle évoque une prédominance de l'impératif
de sécurité dans le choix des Etats-Unis comme lieu de placement ».
Or qu'est-ce qui garantit la prédominance de la sécurité,
sinon la prédominance des armes ? Et comment garantir cette
dernière sans montrer les armes à l'oeuvre, de temps à
autre ? Des Etats-Unis, démocratie capitaliste par excellence,
on peut dire qu'aujourd'hui, plus que jamais, ils portent en eux la guerre
comme la nuée l'orage. Quand on voit que le dollar, « monnaie
magique dont la valeur n'a pas baissé durant la phase d'aggravation
du déficit commercial » est aujourd'hui battu en brèche
par l'euro, quand on voit cet attentat symbolique commis contre la prépondérance
étasunienne, on conçoit la principale raison d'une opération
militaire d'envergure : l'heure est venue pour l' « Amérique »
de montrer qui commande.
Les comment de la guerre
Apartheid planétaire séparant les bons à la survie
garantie, des méchants à la mort anonyme programmée ;
besoins guerriers des intérêts privés et des lobbies
qui tiennent le pouvoir politique ; besoins guerriers de l' « Amérique »
toute entière : cet ensemble de traits concourt à donner
aux opérations de police planétaire d'un pays qui se pose
en incarnation du Bien des formes d'une cruauté inouïe. Exécutions
extrajudiciaires, tortures (menées souvent par des polices de pays
subordonnés, ce recours à des supplétifs redoublant
l'hypocrisie raciste de l'entreprise), détentions de milliers d'étrangers
pour des durées indéterminées dans des centres secrets
ou alors dans un camps de cages surexposées au regard comme une
menace pour la planète entière, cet étalage d'exactions
dans le mépris arrogant du droit international n'est pas le plus
extraordinaire : ce qui impressionne le plus c'est qu'au nom de la
lutte antiterroriste, ça soit passé, à peu près,
comme une lettre à la poste.
Face à une Chine qui a pour elle le temps long de l'histoire, l'économie
la plus dynamique et la population la plus nombreuse de la planète,
avec des alliés, tels l'Arabie Saoudite, le Pakistan ou la Russie
comme on n'en souhaiterait pas à ses pires ennemis, avec une opinion
où percent de solides mais encore très minoritaires résistances,
avec une économie dont la santé repose sur l'espoir de relance
d'une démonstration de force rapide, les Etats-Unis apparaissent
comme un colosse fragile. Mais c'est justement la conscience de cette
fragilité qui risque de décupler la folie et la violence
de la guerre étasunienne. Sans doute, au premier coup de canon,
une bonne part de l'opinion occidentale, cette matière plastique,
se ralliera-t-elle au drapeau étoilé. Le gouvernement Bush
sait néanmoins qu'il devra faire vite et cette fois, ce ne sera
peut-être pas aussi simple qu'en Afghanistan. L'explosion d'anti-américanisme
qui a suivi, dans tant de pays, l'effondrement des tours du 11 septembre
pourrait n'être rien à côté de ce qui l'attend
si la guerre dure. C'est précisément cette nécessité
d'aller vite qui fait craindre le pire.
Ne pas s'obnubiler sur le pire : telle devrait pourtant être
le premier mouvement de la contre-offensive. Comprendre la guerre d'Irak
comme un moment paroxystique de l'état d'exception permanent instauré
sur toute la planète - y compris dans mon quartier et dans sa plus
proche banlieue : telle sera la tâche d'une opposition réelle
à la guerre capable de rompre avec toute logique de guerre, y compris
dans la lutte anticapitaliste radicale.
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C'est ce qu'on lira dans la deuxième partie de ce texte. On y lira
notamment développés les points suivants : 1) Pourquoi
la subversion de l'ordre capitaliste n'est pas une guerre (retour sur
Gênes) et, très accessoirement, pourquoi la subversion n'est
pas la guéguerre entre microsectes post-maoïstes et individus
qui pensent librement 2) Notes pour servir à une théorie
de la violence, de la non-violence et de la subversion : retour sur
les expériences de luttes de ces dix dernières années
3) Mimes de la violence, de la non-violence et rapports aux médias
4) Contre toutes les logiques de guerre, la subversion.
Serge Quadruppani.
Le lien d'origine sur Samizdat http://infos.samizdat.net/article.php3?id_article=201
http://quadruppani.samizdat.net/
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