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Date: 19 Decembre 2003
Subject: [infozone_l] "La puissance du nous", coordination
des intermittents et précaires (dans les Inrocks)
En ligne sur : http://cip-idf.ouvaton.org
La puissance du nous
par la commission propositions/revendications de la cip-idf
(édition du 17XII des Inrockuptibles)
J’ai appris à parler cet été, à
trente cinq ans. J’ai appris que je parlais mieux quand je
disais nous, parce que j’étais plus nombreux. J’ai
appris que cela n’a pas fait plaisir à tous que l’on
prenne ainsi la parole, parce que prendre la parole, c’est
toujours la prendre à quelqu’un. J’ai appris
que le ministre de la culture célèbre avec entrain
nos funérailles. J’ai appris qu’un artiste avait
le droit de parler de papillons et de fleurs bleues, parce qu’un
artiste, même intermittent, c’est quand même un
poète. Mais j’ai aussi appris qu’un artiste ne
devait pas parler de chômage, d’argent ou d’Unédic,
parce que ce sont des mots trop vulgaires pour un poète.
J’ai appris à aimer cette vulgarité, à
vulgariser cette vulgarité. J’ai appris des nouveaux
gros mots : intermittence, droit de grève, droits collectifs,
défense des précaires. J’ai appris que j’avais
le droit de parler de ce qui me regarde, et que ça, c’est
ce qu’il y a de plus intolérable pour ceux qui nous
gouvernent. Mais j’ai aussi appris que j’avais le droit
de parler de ce qui ne me regarde pas, parce que bientôt,
tôt ou tard, inéluctablement, ça me regardera.
Je n’ai pas appris que je ne gagnerais pas d’argent
en faisant du théâtre. Je le savais déjà.
Mais j’ai appris que je ne voulais pas que ceux qui veulent
gagner de l’argent s’occupent de mon théâtre.
J’ai appris à présenter un J.T.. Pour la première
fois, je n’ai pas appris mon texte par c¦ur. Je l’ai
inventé. Et je suis prêt à continuer. J’ai
appris que les formules mathématiques sont des constructions
du monde, et que ce monde ne ressemble pas à celui que j’avais
imaginé. J’ai appris que l’on pouvait changer
les formules pour changer le monde.
En première S, j’ai appris à tracer une courbe
de fonction du second degré pour faire plaisir à mon
père. Moi, je n’en voyais pas l’intérêt.
En terminale C, je lui ai appris que je voulais faire du cinéma
et il a tiré la gueule. Quand bien plus tard, j’ai
pu lui apprendre ce qu’était l’intermittence,
j’ai commencé à respirer. Par hasard, cet été
seulement, j’ai appris, en les traçant, que des courbes
bien pensées pouvaient être belles et socialement équitables.
J’ai appris à un logiciel à dessiner les contours
de ce qui n’est pas encore. J’ai pris ma revanche sur
la trigo, les dérivées et j’ai conquis d’insoupçonnables
royaumes adjacents. Cet été quand j’ai appris
le jour même l’annulation du film sur lequel j’allais
bosser, je me suis encore dit que j’aurais dû écouter
mon père, apprendre un métier stable, prof ou médecin.
Cet été, j’ai appris que les profs et les médecins
ne cotisent pas à l’Unédic. Quand j’ai
appris que certains allaient voter à l’A.G. contre
notre plafond de cumul, j’ai voulu aller leur casser la gueule.
Quand j’ai appris que les syndicats signataires avaient re-signé
j’ai failli tout arrêter. J’ai appris que la peur,
c’est comme une bombe lacrymo, il faut essayer de la retourner
au plus vite à l’expéditeur. Je n’ai pas
réussi à apprendre si les auteurs du protocole étaient
bêtes, machiavéliques, ou les deux. Un vendredi soir,
à la CFDT, Danièle Rived m’a appris l’abjection.
J’ai appris qu’on peut se marrer en écrivant
à plusieurs une réforme de l’UNEDIC. Ce que
j’ai appris, j’ai essayé de l’apprendre
aux autres. Je n’ai toujours pas appris à dire merci
: tout ce que les autres m’ont appris, je ne sais pas comment
le leur rendre.
J’ai appris en 1996 ce qu’était un régime
paritaire d’assurance chômage. J’ai appris que
cela consiste à décider du sort d’un grand nombre
de gens sans leur demander leur avis. J’ai appris qu’on
pouvait être heureux et fier de faire partie de ces gens.
J’ai appris à me mettre en colère, et que seule,
cela ne sert pas à grand chose. J’ai appris que je
pouvais être nombreuse. J’ai appris que les dispositifs
sociaux étaient faits pour qu’on ne puisse pas les
comprendre. J’ai appris à les comprendre. J’ai
appris qu’ils fonctionnent souvent à la manière
du billard, par la bande. J’ai appris qu’à leur
sale petit jeu, on pouvait être les plus malins. J’ai
appris ce qu’était un salaire journalier de référence.
C’est un intermittent qui me l’a appris. J’ai
appris ce qu’était une visite domiciliaire pour contrôler
le RMI. C’est un agent de la caisse des allocations familiales
venu fouiller dans mon panier de linge qui me l’a appris.
J’ai appris que faire le comédien-mathématicien,
la standardiste-monteuse, le vidéaste-juriste en droit social,
le régisseur-rédacteur, cela pouvait être joyeux
et efficace. J’ai appris à cultiver le bâtardise.
J’ai appris qu’on pouvait être payé pour
faire des choses qu’on aime faire. J’ai appris que le
plus souvent, ce n’est pas le cas. J’ai décidé
de le faire quand même.
J’ai appris qu’un expert officiel c’est celui
qui manipule les chiffres et que l’expert du quotidien c’est
celui qui les restitue. J’ai appris à aimer les mathématiques,
à regretter d’avoir été si nulle à
l’école et qu’il n’y a rien de plus beau
qu’une équation bien posée. J’ai appris
que je n’avais pas fait 68 et qu’on me le reprochait,
mais que je donnerai bientôt des leçons de résistance.
J’ai appris que dire la vérité était
une insulte. J’ai appris que l’intermittence était
ma liberté et que celle-ci était bafouée. J’ai
appris qu’un accord reconnu par tous comme destructeur, inique
et inefficace pouvait être considéré comme une
grande avancée sociale. J’ai appris qu’avoir
des idées avant les autres était un sport de combat.
J’ai appris que quand on croyait avoir appris, il fallait
tout recommencer. J’ai appris à aimer ma boulette et
qu’elle me le rendait bien. J’ai appris que faire la
potiche dans des débats officiels était un acte hautement
engagé. J’ai appris que l’hystérie masculine
était une des données clé de la lutte.
J’ai appris que le temps est la première chose dont
le pouvoir veut nous priver. J’ai appris à lire un
protocole. J’apprends aux Medef de tous poils qu’ils
m’ont sur le dos pour un bon moment. J’ai appris que
les deux mots les plus dur à entendre pour le pouvoir sont
non et pourquoi. J’ai appris que les gens décident
en fonction de données qui n’ont rien à voir
avec le problème. J’ai appris la gratuité. J’ai
appris que le chantage (à la précarité, à
l’exclusion) est un levier puissant du pouvoir. J’ai
appris que l’opacité en est un autre. J’ai appris
à regarder travailler les R.G. J’ai appris qu’un
ministre de la culture ne sert pas forcément la culture.
J’ai appris la puissance du nous. J’ai appris que plus
jamais je n’accepterais que quelqu’un décide
de notre sort sans nous consulter. J’ai appris qu’il
n’y a rien de plus beau qu’un mouvement collectif autonome.
J’ai appris à devenir nuisible. J’ai appris que
nos actions ne connaîtront pas de pause.
Le nouveau modèle de la Coordination Nationale est à
télécharger sur le site http://cip-idf.ouvaton.org/
I N F O Z O N E
s a m i z d a t . n e t
http://listes.samizdat.net/wws/info/infozone_l
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