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Surveiller et punir : le panoptique est dans la puce
déjà en 2002 par Pierre Mounier
mercredi 5 juin 2002,


origine : http://www.homo-numericus.net/article167.html

Le 29 mai dernier, le Parlement Européen a entériné une proposition d’amendement à la directive européenne sur la protection des données personnelles, émanant du Conseil des Ministres, et visant à autoriser les États membres à conserver les données de connexions de leurs citoyens pour une durée excédant les besoins de facturation, généralement un an. Ce vote, effectué, comme de coutume, dans l’indifférence générale des opinions publiques, est la réponse apportée par l’Union européenne aux demandes sécuritaires des États-Unis après les attentats du 11 septembre. Après la Loi sur la Sécurité Quotidienne en France et des lois similaires adoptées dans d’autres pays européens, cette directive confirme et approfondit le mouvement général d’augmentation du degré de surveillance sur les communications électroniques entamé il y a quelques années.

Même son de cloche de l’autre côté de l’Atlantique, où le projet de réorganisation du FBI qui concentrera désormais ses activités sur la lutte anti-terroriste devrait avoir pour conséquence de permettre aux agents fédéraux de placer sur écoutes communications téléphoniques et communication électroniques émanant de personnes susceptibles de détenir des informations liées au terrorisme, sans avoir à y être autorisé par le mandat d’un juge. Il s’agit en fait d’une simple légalisation a posteriori de dispositifs de surveillance préventive généralisée qui avaient été mis en place au lendemain des attentats du 11 septembre, sur le modèle du dispositif Carnivore.

- Du pic à glace à l’ordinateur

Mais la nouveauté du processus ne réside pas dans la simple notion de surveillance ; car le monde « hors ligne » connaît lui aussi une multiplication des actes législatifs inspirés par le sentiment d’insécurité, comme en témoigne le climat qui règne actuellement en France. La nouveauté de cette directive, des différentes lois qui l’ont précédées, et de celles qui se préparent, en Europe et aux États-Unis, réside dans l’utilisation des moyens technologiques mis en oeuvre pour prévenir, surveiller, empêcher et finalement punir les comportements criminels. Nos sociétés sont accoutumées depuis longtemps à considérer la plupart des outils qu’elles utilisent comme moralement et pénalement neutres : un pic à glace, un couteau de cuisine, un fusil de chasse, une automobile peuvent servir à tout un tas de choses, y compris à commettre un crime, mais leur utilisation reste libre car la responsabilité en incombe à leur propriétaire ou utilisateur. Seuls quelques outils, comme les fusils d’assaut, les explosifs et autres objets réjouissants sont considérés comme spécialement destinés à tuer, et comme tels, leur usage est réglementé. Pour le reste, même si l’on sait pertinemment que toutes sortes d’instruments peuvent se révéler extrêmement dangereux entre des mains malintentionnées, personne n’a (encore) eu l’idée de les affubler de dispositifs de surveillance particuliers ou les désactivant au cas où ils seraient utilisés à mauvais escient. Le principe qui a prévalu jusqu’ici, était celui de la responsabilité individuelle, principe sacré dans nos société occidentales, même s’il doit avoir pour conséquence une diminution de l’efficacité dans la prévention ou la répression du crime.

L’évolution des pratiques institutionnelles et de la législation sur le sujet dessine une configuration où l’utilisation de technologies numériques semble devoir échapper à ce principe ; comme s’il s’agissait d’un autre monde, avec ses propres lois, ses propres règles. On pourra comparer, à titre d’exemple, la situation des communications où les gouvernements peuvent mettre en place les dispositifs de surveillance les plus intrusifs sans soulever l’émotion des populations concernées, et celle des transports individuels où la simple évocation d’un limitateur de vitesse dans les automobiles, ou d’une « boîte noire » dans ces mêmes véhicule suscite des levées de boucliers passionnelles. La démocratisation et l’utilisation grandissante de technologies numériques ouvre en fait les portes à tous les fantasmes absolus : fantasmes de liberté absolue d’un côté, fantasmes de surveillance absolue de l’autre. Le fantasme que Michel Foucault appelait « panoptique » il y a quelques décennies à propos des plans proposés au dix-huitième siècle par Jeremy Bentham pour une prison parfaite, a pourtant plus de chance d’être réalisé, dans la mesure où, dans un univers numérique, la dépendance de l’individu à la technologie est effectivement absolu. Il est dès lors possible de surveiller, au moyen d’appareils appropriés l’ensemble des communications sur un territoire donné, et même de les enregistrer et de les stocker pour une utilisation éventuelle future.

- Camescopes « intelligents »

Mais l’innovation en la matière ne se limite pas aux dispositifs de surveillance. L’industrie des médias internationaux est en train d’expérimenter d’un point de vue technique et législatif tout à la fois, la mise en oeuvre de dispositifs ne se contentant plus de surveiller les atteintes au droit de la propriété intellectuelle, mais aussi de les empêcher. Cela va du classique dispositif anti-piratage des CD édités par Sony, aux mouchards que l’industrie télévisuelle voudrait imposer à Sonicblue, en passant par les différents projets de loi visant à contraindre les constructeurs de matériels à insérer des puces désactivantes dans les appareils d’enregistrement. Ainsi de ces camescopes qu’on nous promet, qui s’éteindraient automatiquement si l’on s’avisait de filmer une projection du dernier épisode de la Guerre des Etoiles avec. Ce sont là des tentatives exclusivement américaines bien entendu, étant donné que ce pays accorde une importance économique bien plus grande à la production culturelle que ce n’est le cas en France. Chez nous justement, c’est bien plutôt les questions d’accès à des contenus illicites qui ont fait l’objet de toutes les attentions. Ici encore, les différentes tentatives visant à imposer des solutions de filtrage aux fournisseurs d’accès procèdent du même raisonnement : c’est encore et toujours à la technologie qu’il est demandé non pas même de faire respecter la loi, mais tout simplement d’empêcher qu’elle soit enfreinte.

- La sécurité absolue

Ce serait une erreur que de qualifier cette évolution de « dérive policière », car l’activité policière se déploie normalement après et autour du crime, afin de permettre la mise en place du processus judiciaire de sanction, auquel elle est traditionnellement subordonnée. Ici, nous sommes à tout autre niveau : l’activité de surveillance est mise en place a priori, elle s’étend à tous les comportements, licites et illicites, et dans certains cas, elle vise à provoquer une intervention au moment même où l’infraction commence à être commise. Les très anciens mécanismes de régulation sociale que nous connaissons depuis longtemps ont été, en quelques années, mis au rebut pour laisser la place à une situation nouvelle pour nous ; pour nous seulement, et non pour les pays qui connaissent des régimes autoritaires ou totalitaires, avec leur cortège de polices secrètes surveillant l’ensemble des faits et gestes d’une population.

Des puces-mouchards, des puces-garde-fou, des puces-désactivantes, notre environnement se modifie au gré de l’introduction toujours plus importantes des technologies numériques dans notre vie quotidienne. Nous basculons peu à peu dans une société où les limites fixées par la loi, et celles que permettent les technologies coïncident exactement. Une société où la responsabilité individuelle perd progressivement de son sens, c’est-à-dire où, d’une part, les citoyens sont totalement transparents aux autorités, et où, d’autre part leur comportement est techniquement bridé selon les termes de la loi. Et il y a fort à parier que ce qui est accepté aujourd’hui dans le domaine très particulier des technologies numériques, parce qu’il est encore perçu comme un domaine particulier, sera peu à peu accepté dans tous les autres domaines de la vie courante, par capillarité. Car c’est une situation très confortable, qui rappelle l’enfance et le sentiment de sécurité absolue qui l’accompagne généralement. Au prix d’une part de notre liberté ; un prix que nous sommes apparemment prêts à payer.