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Pierre Eyben : « La pub est une forme de discours totalitaire »

Origine : http://blog.demonteursdepub.be/Pierre_Eyben_Une_forme_de_discours_totalitaire

Ce texte la version longue d’une interview à paraître dans le journal « C4 ». Pierre Eyben est membre du collectif des démonteurs de pub, de même que l’intervieweur, qui tente pourtant de conserver une sorte d’impartialité inquisitrice, histoire d’essayer de voir jusqu’où peut tenir le discours que nous tenons. Réactions hautement bienvenues.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à la publicité ?

On avait une personne dans le collectif « Jeunes à Contre-Courant » qui étudiait le graphisme et était sensibilisée à la question de l’agression publicitaire. C’est elle qui a pondu toutes nos premières affiches (campagne contre la pub à l’école). Elle a aussi amené l’idée des bons de non-achat que l’on a distribués pour la première fois lors de la JSA en 2004.

Ce sont toujours des individus qui amènent les nouveaux thèmes de lutte dans le collectif. On en parle et le groupe accroche ou pas. Pour l’antipub, on a directement perçu la portée très large et très rouge-verte de ce combat qui nous correspondait.

On était à cette époque en pleine guerre des mouvements antipub en France ; ça a eu de l’influence sur votre collectif ?

Je dois avouer que pour ce qui me concerne je connaissais ce cas mais que cela était fort loin de nos préoccupations/motivations. On faisait du plus « soft » qu’eux aussi. C’est plus tard que j’ai lu sur ce mouvement et la façon dont il a été liquidé judiciairement. On perçoit mieux maintenant combien ce combat est sensible pour notre système qui tourne grâce à la pub et donc combien il faut le mener avec prudence pour ne pas se faire démolir.

Faire des affiches et des slogans pour contester la pub, est-ce un paradoxe ? L’usage des armes de l’adversaire pour mieux le vaincre ?

Le détournement est une pratique classique de l’antipub. Le fait que les antipubs soient parfois des ex-pubards y est peut-être pour quelque chose. Mais je ne pense pas qu’il ait un paradoxe. Il y a une différence majeure : on n’est pas là pour vendre quelque chose mais pour faire réfléchir sur la (sur)consommation et l’impact psychologique de la pub.

Il n’y a pas non plus de comparaison sur la massivité des moyens mis en œuvre. Notre action est symbolique mais de portée marginale. Si pour 3 balles on met dans la tête de personnes « Total vous ne viendrez plus chez nous, même par hasard » ou « Jupiler C4 Blues », je crois que l’on utilise la force de l’adversaire pour le déstabiliser modestement. Le détournement c’est le judo de l’antipub, on utilise la force de l’adversaire.

Par ailleurs, je crois que l’on aurait tort de laisser le monopole de la créativité, de l’humour aux pubards. En utilisant leur langage pour démonter leur dessein, je crois que l’on peut être efficace. Le monde que l’on rêve et franchement plus bandant que leurs cassoulets en boite. Donc, montrons combien leur créativité est au service de l’alimentaire et combien la nôtre a des objectifs plus respectables.

Quelles sont selon toi les meilleures méthodes pour contester la publicité ?

Je ne crois pas qu’il y ait une bonne méthode. Il y a dans la population divers niveaux de prise de conscience de l’agression subie, il faut divers modes d’action. Je pense que le fait de faire pression sur les pouvoirs publics est important. Mener des actions de désobéissance revendiquées (style « Jupiler C4 Blues ») est également important. Quant aux barbouillages, ce n’est pas notre mode d’action mais je ne condamne pas celles et ceux qui s’attaquent directement aux panneaux. L’important est d’aider tout un chacun à décoder le sens de la pub, de montrer son omniprésence, l’impossibilité de dialoguer face à la pub, aux messages d’une « massivité » inégalable qui nous sont imposés. La pub est une forme de discours totalitaire. Il faut mettre en lumière cet aspect de massivité, de somme d’argent que cela représente,... 2,8 milliards d’euros ont été investis en Belgique en 2006 pour faire de la publicité dans les grands médias. Pour pouvoir comparer, c’est nettement pluq que les budget, par exemple, de la la justice (1.4 milliards) ou de la coopération au développement (1.3 milliards).

Il y a des excès, soit. Mais le discours antipub n’est-il pas une remise en cause plus fondamentale de la pub ? Y a-t-il une pub acceptable ou toute la pub doit-elle être bannie ?

Le mouvement antipub n’est pas vraiment homogène sur cette question. Certains veulent encadrer la pub, d’autres la faire disparaître. Ces derniers (et c’est mon cas) lient lutte antipub et lutte anticapitaliste. Par ailleurs, il y a aussi des questions de stratégies à court terme au delà de l’objectif final.

À mon avis, pour répondre correctement il est d’abord essentiel de donner une définition de la pub. La publicité est une stratégie d’incitation à la consommation (pour un produit matériel ou immatériel). La publicité se donne pour premier but d’attirer l’attention du client sur le produit ou la marque, puis de familiariser le consommateur avec lui afin de faire aller de soi, si elle le peut, l’acte d’achat.

Personnellement je suis à terme pour l’éradication pure et simple de la publicité commerciale telle que je viens de la définir. Clairement dans un monde où l’on produit en fonction des besoins et en respectant des critères identiques pour tous, la pub n’a plus de sens. Je ne suis par contre pas opposé à l’idée d’être informé de l’existence d’un spectacle, de l’importance de faire vacciner mes enfants,... Mais il est essentiel de savoir de qui vient le message et quel est son objectif. Lors d’interventions dans les écoles on demande souvent : Voyez vous une différence entre un médecin qui dit « mangez une pomme c’est bon pour la santé » et un représentant de chez Fruititruc qui dit « mangez une pomme Fruititruc c’est bon pour la santé » ? . Dans les faits, les messages sanitaires de ce type sont déjà complètement pollués par le monde privé.

La position des collectifs est différente, plus stratégique. Des groupes comme RAP prônent par exemple la fin de la pub dans l’espace public. C’est une revendication plus « lisible » et je crois utile. Toutefois il faut sans doute être plus explicite vu la privatisation en cours. Quand écoles, gares et rues seront privatisées, que ferons-nous ?

Une position intéressante me semble être de combiner l’interdiction de la publicité dans les lieux d’utilité publique (voirie, écoles, gares, moyens de transport public,…), l’interdiction de la publicité à destination des plus jeunes et le contrôle du contenu de la pub par des organismes indépendants. À cela il faudrait sans doute déjà ajouter l’interdiction pure et simple de la publicité pour certains produits socialement et écologiquement nuisibles (4x4, crédits, vols low-cost,…), au même titre que pour le tabac.

Mais à mon avis, la véritable éradication de la publicité commerciale n’existera pas sans éradication du capitalisme. La pub c’est le bras armé du capitalisme, une machine à faire tourner l’économie et la croissance, une machine à créer des besoins. Et personne n’est à l’abri même si chacun se croit autonome. J’ai un GSM, toi aussi. Il y a 10 ans, avions-nous un manque communicatif ?

Pour beaucoup, le combat antipub c’est aussi un combat contre ce que véhicule la pub : le sexisme, l’individualisme, l’idée du bonheur par la possession. Il est important de rappeler que l’antipub a donné naissance au mouvement de la décroissance ; mouvement aussi repris dans le collectif, avec lequel j’ai des accords (idée de remise en cause du productivisme, du mythe de la croissance) mais aussi des désaccords (absence de réflexion sur le rôle de l’Etat, absence de réflexion sur la propriété des moyens de production….).

Par rapport au fait de « contrôler le contenu de la pub par des instances indépendantes », on pourrait penser que le mouvement antipub veut instaurer un nouvel ordre moral, par exemple en contestant des représentations de la nudité ? Mollahs et antipub, même combat ?

Les mollahs sont déjà là, à la télé, à la radio, dans la presse. On contrôle le contenu des programmes (bien plus que des panneaux de pub en rue soit dit en passant). La pub veut s’affranchir de ce contrôle pas pour nous libérer mais parce qu’il limite son champ d’action sur notre cortex. Des organismes indépendants qui nous protègent de la manipulation publicitaire, j’y suis favorable. Le fait qu’ils soient réactionnaires veut dire qu’il faut les réformer, les démocratiser, pas les supprimer.

En ce qui concerne un goût pour « l’ordre moral » des antipubs, la pub étant un des outils les plus clairement porteurs de valeurs réactionnaires et patriarcales (les filles en rose, les gars en bleu ; les femmes placent, les mecs investissent ; madame cuisine, monsieur bricole ;…), les pubards qui nous reprocheraient cela doivent se regarder d’abord le nombril.

Dans leur chef, la nudité, c’est juste un moyen d’écouler leur camelote et en rien un combat pour une quelconque liberté ou une évolution des mœurs. La nudité de gonzesses refaites pour vendre des bagnoles, ça me semble juste infamant pas libérateur. Par ailleurs, la nudité publicitaire est jointe à d’autres choses. C’est une beauté artificielle (ou du moins stéréotypée) qui crée la frustration. C’est ce cas célèbre de corps retouchés par ordinateur pour une marque de sous-vêtements. C’est une nudité provocante (porno-chic) faite pour accrocher le consommateur par l’instinct.

Mais si ce n’est le fait qu’elle est imposée en rue à tous et donc aux plus jeunes, la nudité est un faux débat. Je vois avec plaisir avec mes enfants des nus (statues, peintures). C’est bien l’utilisation d’une certaine forme de nudité à des fins commerciales qui me pose problème, le fait qu’elle soit pervertie, « marchandisée ».

Mais réglementer le contenu de la publicité, par exemple pour interdire le sexisme, ou n’importe quoi d’autre, n’est-ce pas une atteinte à la liberté d’expression ?

On a beau jeu d’arguer de la liberté individuelle, celle-ci est dans les faits bien fragile face à l’armada des publicitaires. Noam Chomsky a parlé de liberté de choisir entre Coca-Cola et Pepsi. Pour sortir de la logique actuelle, il est important que l’Etat s’interpose entre les citoyens et les publicitaires. Il s’agit de libérer le citoyen de la pression publicitaire qu’il subit au quotidien.

Comme le disait Franklin D. Roosevelt, « la liberté d’une démocratie est en danger si le peuple tolère l’emprise croissante de puissances privées au point où elles possèdent plus de pouvoir que l’État démocratique lui-même. C’est l’essence même du fascisme – la mainmise sur le gouvernement d’un individu, d’un groupe ou de tout autre pouvoir de contrôle privé. »

Mais un artiste peut faire tout ça et pire, non ? On ne va pas lui interdire, quand même ? Et puis, comment juger ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ? Ce sera terriblement arbitraire. Ce que tu interdis à un pubard, tu devras aussi l’interdire à un artiste, je suppose ?

On est dans un débat de société qui dépasse la question de la pub alors. Quel rapport notre société entretient-elle avec la nudité ? Je le répète, je suis pour protéger les gosses de la nudité commerciale parce qu’elle véhicule d’autres choses que la nudité. Dans le même temps, je suis pour que le rapport pudibond à la nudité hérité de la tradition judéo-chrétienne soit combattu.

D’accord, mais ça ne répond qu’à une partie du problème : si la pub n’est pas accessible aux gosses (chaînes cryptées, magasines spécialisés, lieux pour adultes), est-ce que tout est acceptable ?

Non, je reste pour un contrôle des ficelles psychologiques utilisées dans les pubs. De nombreuses études montrent que même les adultes n’ont pas le recul suffisant pour ne pas être manipulés par la pub. Ce n’est pas par hasard si les pubards ont créé le mal nommé Jury d’Ethique Publicitaire. Ils mettent ainsi un organisme à leur botte pour occuper le terrain.

Et quid du boucher qui met une annonce dans le petit journal de l’assoc de quartier ?

Tu reçois ce genre de feuille de quartier ? Le plus souvent, il y a deux modèles, celui avec la tête de bourgmestre à toutes les pages et celui avec 19 pages de pub et une page annonçant une activité du comité de quartier. Dans tous les cas, le canard devient essentiellement une excuse, un simple véhicule pour porter un message promotionnel et son contenu est dénaturé. Comité de quartier et comité des commerçants se confondent gaiement. C’est très symbolique.

Je crois que ce n’est pas une question de niveau, la logique est la même. Le fonctionnement de soumission par rapport aux gros annonceurs publicitaires que l’on retrouve dans les journaux nationaux se duplique jusqu’au plus local des canards.

En montrant sa tête, le boucher ne donne pas d’information, il te transmet une image, un nom, un cliché (« Toujours bien reçu chez… »). Un boucher qui fait bien son boulot ne devrait pas avoir besoin de pub. C’est le lien social qui devrait porter l’information sur la qualité de son travail et lui amener des clients.

Que réponds-tu au rédacteur d’un journal ou à l’organisateur d’un événement culturel qui affirme que sans la publicité, il ne pourrait pas financer ses projets ? Par exemple, le blogueur The Mole dit ceci : « soit c’est le journal avec de la pub et il coute 1 EUR, soit pas de pub et le prix double, alors là seuls les riches l’achèteront encore ».

Ce qui est vrai c’est que les journaux perdent des lecteurs. Lire ce n’est plus assez rapide assez prémâché. Mais la fuite en avant actuelle qui consiste à financer les journaux via la pub et à jouer le jeu de l’immédiateté, du gadget gratos ou du relookage sans fin ne mène nulle part.

Je lance un défi au Soir. Pendant une semaine ils sortent un journal sans pub au prix de 2 euros. Outre la diminution du nombre de pages liée à la disparition de la pub, pour diminuer les coûts, ils peuvent même ôter la couleur. Combien perdront-ils de lecteurs ? Mais il faudrait que les journalistes offrent autre chose que la téloche niveau contenu. Qu’ils aillent plus loin dans les analyses. Qu’ils arrêtent avec la pseudo neutralité.

Deux euros, ce n’est pas forcément un truc de riches. On s’arrange pour partager l’abonnement avec un voisin. On met combien chaque jour pour la télé ?

Je suis pour des journaux à prix démocratique mais c’est une fausse excuse ici et avec cette logique on va tout droit vers les quotidiens 100 % financés par la pub. Je suis convaincu que si les journaux (je ne parle pas des journalistes dont certains font un travail essentiel) faisaient leur boulot plus correctement, acheter un journal demeurerait un acte citoyen et sortirait de la logique commerciale.

Qu’en est-il de la répression de vos actions ? Tu fais toi-même l’objet de poursuites judiciaires de la part de la société JC Decaux ?

JC Decaux a effectivement porte plainte. Ils nous reprochent l’action « C4 Blues » que nous revendiquons. Ils essayent aussi de nous mettre sur le dos des dégradations de matériel ayant eu lieu ailleurs et auxquelles nous ne sommes pas liés. Jusqu’ici j’ai juste été entendu. A priori il n’y aura pas de suite car leur « dossier » est vide. On ne sait évidemment jamais si on tombe sur un juge zêlé...

Propos recueillis via Jabber par François Schreuer le 12 février 2007.