|
Origine : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1844
DEPUIS un demi-siècle, le mouvement libertaire dans ce pays
a vécu d’un héritage. Longtemps, de maigres
cercles, divisés par des querelles intestines, se contentèrent
de maintenir la mémoire des expériences antérieures
et des textes du passé. Mais, pratiquement aucune recherche
théorique, aucun renouvellement idéologique, le tout
en parfait accord avec l’absence quasi totale de pratique.
Lentement, mais inéluctablement, le mouvement libertaire
se transformait en petite secte, aussi fanatique que les autres.
On ne saurait d’ailleurs rendre quiconque responsable d’un
tel état de fait. L’immense enthousiasme déclenché
par la révolution russe dans le prolétariat international,
la censure sociale par laquelle fut entretenu le mythe bolchevique,
puis la dictature stalinienne, son emprise sur la classe ouvrière
par des organisations politiques et syndicales policières,
le terrorisme idéologique dans lequel était emprisonnée
toute velléité de réflexion libre et originale
entraînèrent un reflux des luttes ouvrières.
Il fallut la lente désagrégation du carcan stalinien,
politique et idéologique, la crise ouverte au sein de la
classe bureaucratique communiste pour que puisse s’exprimer
parmi les travailleurs une nouvelle poussée vers la prise
en main de leur lutte. Répondant à cette résurgence
sur le plan social, un courant idéologique peu à peu
prit forme. On commença de déchanter à propos
du stalinisme officiel, puis les études reprirent sur la
révolution russe. On remit en cause le mythe de Lénine.
Un mouvement anti-autoritaire vit le jour, vague, confus, constitué
des débris de l’ancien et des aspirations nouvelles.
Cependant, ce renouveau théorique demeure, aujourd’hui
encore, dans son ensemble, empêtré dans la problématique
d’où il a surgi. Les uns se contentèrent de
proposer sans critique l’orthodoxie « anarchiste »,
livrant en bloc toutes les productions antérieures du mouvement
libertaire comme vérité à prendre ou à
laisser, comme si un siècle d’histoire vivante pouvait
présenter une unité ; les autres, oubliant que le
léninisme était bel et bien le rejeton du marxisme
originel, se mirent à inventer des synthèses ! on
eut la bouche pleine de marxisme libertaire, on voulait bien toucher
à tout, mais pas mettre en cause le premier père ;
bref, d’un côté comme de l’autre et aussi
libertaire qu’on fût, on n’avait pas les reins
assez solides pour vivre ailleurs que dans la mouvance marxienne,
que ce soit sur un mode positif ou négatif.
En conséquence de quoi, personne ne se pencha sur ce qui
avait pu être produit dans la science contemporaine en dehors
de cette mouvance, tant on demeurait hypnotisé par ce que
Marx avait pu dire ou pu faire. Ce fut le cas de la psychanalyse.
Rarissimes sont les articles parus dans la presse révolutionnaire
à ce sujet. Nous pensons que le moment est venu de combler
cette lacune.
La psychanalyse, qu’est-ce que c’est ?
La psychanalyse se présenta à l’origine comme
une technique, utilisée en médecine pour guérir
les névroses [1]. Mais, très vite, elle dépassa
le cadre de la thérapeutique pour devenir une méthode
d’investigation de toutes sortes de phénomènes
(analyse des rêves, des lapsus, des mots d’esprit…)
et finit par élaborer une théorie fort complexe du
sujet humain à partir du matériel pratique accumulé
(découverte de l’inconscient, de la sexualité
enfantine, position nouvelle du problème du langage, analyse
spécifique de la religion, de l’armée, de la
science, du pouvoir). Toute une littérature se mit à
proliférer à ce sujet. Les travaux de Freud demeurant
néanmoins en la matière les seuls qui soient vraiment
importants pour quiconque veut s’initier au problème.
Très vite, en effet, toute l’affaire dégénéra
en une mixture incroyablement indigeste qui, dans l’ensemble,
ne dépassa pas le niveau du commentaire. À côté
de cette littérature proprement psychanalytique, apparut
aussi toute une production parallèle, qu’on peut classer
sous la rubrique « freudo-marxisme », fantastique déferlement
de doctrines de l’évasion où, sans doute, ni
Freud ni Marx n’auraient jamais pu retrouver leurs petits.
Le cas le plus marquant fut celui de Reich (dont on connaît
les démêlés avec les anarcho-syndicalistes allemands
de son temps).
La dernière en date des entreprises publicitaires de ce
genre qui ait réussi semble celle d’Ivan Illitch, en
plus suave, plus curé. Quoi qu’il en soit tout cela
ne présente aucun intérêt, ni scientifique,
ni pratique.
Psychanalyse et théorie révolutionnaire du
prolétariat
Lénine, les groupes gauchistes qui s’en réclament,
les théoriciens marxistes du mouvement des conseils ont souvent
reproché à la psychanalyse d’ignorer le problème
de la lutte de classes et en particulier de ne pas contribuer à
l’élaboration de la théorie révolutionnaire
du mouvement ouvrier, pour finalement en conclure qu’il s’agissait
d’une idéologie bourgeoise. La position objective de
classe des psychanalystes (appartenance à la petite-bourgeoisie)
a souvent aussi été incriminée.
Effectivement, les psychanalystes demeurent dans leur pratique
tributaires de l’échange marchand, à leur profit.
Ils appartiennent comme catégorie à la bourgeoisie,
mais en cela d’ailleurs ni plus ni moins que les médecins
ou les autres catégories de savants ou de cadres supérieurs.
Le problème est le même pour toutes les sciences et
il n’est venu à l’idée de personne (sauf
de Staline) de dire que la physique est une science bourgeoise…
Il y a deux points sur lesquels nous voudrions insister pour essayer
d’y voir un peu plus clair sur les rapports entre les deux
théories :
• En premier lieu, la pratique psychanalytique ne s’exerce
que par rapport à un individu (le malade ou l’analysant)
et les analystes dans cette pratique ne peuvent pas plus rencontrer
la lutte de classes que les linguistes par exemple, les uns et
les autres n’ayant à étudier que des objets
spécifiques (la langue, l’inconscient) et il est
idiot de demander à la psychanalyse ce qu’elle ne
peut pas donner. La plus belle fille du monde… Par contre,
ce qu’on peut en attendre c’est un éclairage
sur les mécanismes « microscopiques » chez
l’individu par lesquels, par exemple, agissent l’autorité,
la religion mais pas du tout la signification globale, sociale
de l’État, de l’armée, de l’Église.
• Surtout, il est tout à fait hors de question pour
nous, anarcho-syndicalistes, de demander, contrairement à
tous les courants « autoritaires » du socialisme,
à quelque science que ce soit, même la plus rigoureuse,
d’élaborer une théorie de la révolution
sociale. Ce que nous appelons autonomie du prolétariat,
c’est une autonomie organisationnelle mais aussi théorique
; c’est-à-dire qu’au sein de la classe ouvrière
apparaissent peu à peu des formes d’organisation
et des théories entièrement engendrées par
les travailleurs en lutte et toute tentative par un corps de savants
ou d’intellectuels de se placer en position « d’ingénieur
en chef de la révolution mondiale », pour employer
l’expression de Bakounine à propos de l’activité
de Marx dans la Première Internationale, est une tentative
frauduleuse qui permet aux intellectuels de la petite-bourgeoisie,
en parlant au nom de la science, de prendre le pouvoir, ce qui
aboutit comme on sait à la constitution illico d’une
nouvelle classe exploiteuse.
Par conséquent il n’y a pas lieu d’exiger de
la psychanalyse qu’elle devienne une branche d’un nouveau
« socialisme scientifique ». Il faut n’avoir rien
compris à la dynamique révolutionnaire pour s’indigner
parce qu’une science ne parle jamais au nom des travailleurs.
Ces réserves faites, il est évident que les acquis
de la recherche scientifique peuvent être utilisés
par les organisations ouvrières si celles-ci y voient un
intérêt dans leur lutte idéologique ou politique.
Quelques exemples
Ainsi on trouve dans ces acquis de la recherche psychanalytique,
de ce point de vue spécifique qui est le sien, des points
importants qui convergent avec les intuitions et les analyses des
théoriciens libertaires du XIXe siècle, en
les développant parfois. On ne peut que citer des exemples
dans un article qui ne prétend pas énoncer une vérité
nouvelle mais seulement attirer l’attention sur des problèmes
généralement peu traités.
Par exemple, à propos de la croyance et de la pratique religieuses,
les analyses de Freud, qui y voit un phénomène de
nature obsessionnelle, rejoignent la critique de Stirner : «
le sacré, c’est l’idée fixe », à
propos de la structure de l’armée également.
Beaucoup plus importantes à cet égard, les analyses
de Bakounine sur le contenu des relations sociales, l’importance
du langage, de « l’autre » dans la constitution
du sujet humain ; ces fondements reconnus par lui comme nécessaires
pour toute problématique de la liberté, et la constitution
de toute éthique libertaire anticipent largement, de manière
fondamentale, sur les découvertes de la seconde génération
des psychanalystes.
Un dernier exemple, plus récent et qui peut donner à
certains l’idée d’aller y voir de plus près.
Il vient de paraître aux Éditions du Seuil, un ouvrage
de Pierre Legendre, psychanalyste et historien des institutions,
ouvrage intitulé l’Amour du censeur, qui traite justement
de l’autorité, de l’État centraliste occidental,
français en particulier, de la bureaucratie nationaliste
qu’il développe et de son rapport originel et fondamental
à la structure de l’Église catholique qui lui
a servi de référence, une étude sur «
les thèmes qui fondent la croyance au pouvoir » et
qui entraînent à aimer ça. Il s’agit d’un
livre un peu « ésotérique », écrit
dans ce style contemporain, qui peut apparaître parfois affligeant.
On peut regretter surtout que la constitution de la bureaucratie
étatique soit étudiée uniquement en rapport
avec les discours théologiques, puis politiques, juridiques
qui l’expliquent et jamais en rapport avec l’exploitation
économique qui en constitue pour nous le fondement. L’auteur
s’est interrogé sur la science canonique qui fut celle
des clercs du Moyen Age, avant d’être celle des juristes
de la République et de la propagande contemporaine. De son
point de vue, psychanalytique, il en vient à reconnaître
la valeur des analyses proudhoniennes : « Nul mieux que Proudhon
n’a su mettre en évidence la superposition des deux
discours, le laïque et le religieux, et la concordance des
deux langues pour dire le droit de l’autorité ; au
chapitre du paupérisme, une doctrine de la grâce vient
à point nommé spiritualiser la justice des propriétaires.
» À propos des « sciences nouvelles »,
dans le même ordre d’idées : « Cette frénésie
de l’explicite obtient pour résultat essentiel de dévaloriser
l’ancienne rhétorique nationaliste, non démolir
l’État centraliste et ses classes. »
Conclusion
Aujourd’hui où des théoriciens, extérieurs
au mouvement ouvrier, mais du point de vue scientifique qui est
le leur, rejoignent les critiques qui furent classiquement celles
du mouvement libertaire, il nous appartient, à nous anarcho-syndicalistes,
de développer ces critiques, en utilisant les résultats
des recherches scientifiques actuelles et l’héritage
de plus d’un siècle de réflexions et d’expériences
libertaires. Ainsi, à propos de ces discours scientifiques
qui justifient les organisations bureaucratiques des États,
il nous appartient de pointer les querelles dans l’Internationale
et la lutte acharnée que dut mener Bakounine contre ceux
qui, justement, en posant leur discours comme celui de la science,
voulurent, au nom de cette science, imposer leur pouvoir au prolétariat.
Il nous appartient, face à tous ces discours, ceux de l’Église,
ceux de l’État, ceux de la science, de soutenir qu’il
en est un (absent des analyses de M. Legendre) absolument irréductible
à tout autre, et le seul qui soit prometteur d’espérance,
celui des masses laborieuses s’organisant et luttant, et découvrant
dans cette lutte qu’il n’est qu’un terme à
leur exploitation, la révolution sociale.
Note
[1] On distingue en pathologie mentale deux grandes catégories
de troubles : les névroses (névrose d’angoisse,
phobique, obsessionnelle, hystérie) et les psychoses (schizophrénie,
paranoïa). Les premières, à propos desquelles
la psychanalyse est la seule technique efficace, dont la compréhension
fut apportée par Freud et lors desquelles le sujet demeure
conscient de ses troubles et adapté à la réalité.
Les secondes, dans lesquelles on voit un peu plus clair aujourd’hui,
grâce aux travaux de Lacan. Ici, les troubles (délires,
incohérences…) ne sont pas perçus comme tels
et le malade peut totalement « déraper » de la
réalité.
|
|