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Origine : http://www.cavi.univ-paris3.fr/Rech_sur/scopelliti.pdf
« Que la psychanalyse ait influencé le surréalisme
est désormais un acquis sur lequel on ne revient plus ; par
contre, il n'a jamais été envisagé qu'un apport
ait pu venir, en retour, du surréalisme à la psychanalyse
». Par cette première phrase Scopelliti annonce l'hypothèse
qu'il vérifie méthodiquement dans les trois parties
(Hystérie/Paranoïa/Schizophrénie) de son livre,
mettant en évidence le « chassé-croisé
» 1 entre psychanalyse et surréalisme et le rôle
actif joué par ce dernier dans l'interprétation de
la psychanalyse, sa contestation, et même l'élaboration
de concepts inédits.
La première partie (1900-1930) explore pas à pas
la connaissance que Breton avait des acquis de la psychiatrie et
de la psychanalyse au début du siècle, d'après
ses lectures, ses écrits, sa correspondance, avec Théodore
Fraenkel notamment, sans oublier les observations directes qu'il
fit lui-même comme étudiant en médecine à
l'hôpital neurologique de Saint-Dizier en 1916. De cette période
ressort l'existence d'un échange intense entre les premiers
surréalistes et le psychiatre Hesnard, premier introducteur
cohérent de la pensée de Freud en France dès
1913, et grâce à qui Breton, qui en connaissait déjà
les bribes publiées avant cette date (par Ladame, Régis,
Jung, Kraeplin), accède à l'essentiel des concepts
freudiens.
Chemin faisant, nous pénétrons dans les méandres
d'une psychiatrie très déterminée par les traumatismes
de guerre et la nosographie dominante de la simulation hystérique.
Hesnard s'intéresse aux écrits des surréalistes
sur le sujet, qui recoupent son propre travail de vulgarisation
freudienne. La pensée surréaliste s'infiltre ainsi
subrepticement dans les données de la psychanalyse qui, encore
fortement méconnue, se trouve prise au piège dans
cet échange, imprégné des nombreux écrits
psychiatriques et philosophiques parus depuis 1870 (Krishaber, Taine,
Janet 2, Grasset).
Animé par un « surréalisme avant la lettre »,
Breton cherche à transposer en poésie la méthode
psychanalytique des associations et invente l'automatisme à
association libre (Les Champs magnétiques, Poisson soluble).
Mais, influencé par les interrogatoires de guerre, il s'intéresse
déjà à l'association dirigée, antinomique
de la psychanalyse, qui devait prévaloir dans les productions
automatiques des années trente. A partir de 1920 se développent
les « sommeils hypnotiques », coïncidant avec les
premières traductions de Freud et la visite de Breton à
Vienne. Les surréalistes, sur le terrain de ce nouveau champ
d'expérimentation commun, aident Hesnard à théoriser,
obtenant en retour une caution scientifique de leurs propres positions.
On voit à travers ces exemples que la psychanalyse n'a pas
joué comme dogme sur les surréalistes mais a suscité
de leur part une attitude expérimentale autonome. La signification
« psy » de leurs découvertes leur importait d'ailleurs
moins que la révolution poétique qui s'en dégageait,
produisant un anéantissement de l'opposition entre mots et
pensées (Tzara, Desnos, Leiris, Artaud) qui annonçait
la phase suivante.
La deuxième partie du livre commence en 1930 : le groupe
s'ouvre à Lacan, et la paranoïa [fonde] le nouveau cours
de la psychanalyse, tout comme l'hystérie avait fondé
l'ancien. Le nouvel automatisme de L'Immaculée Conception
est provoqué et dirigé, au même titre que la
paranoïa-critique de Dali. La nature active de la maladie mentale
constitue la ligne de fracture par laquelle le surréalisme
influence alors la psychiatrie (Borel et Robin, puis Dupré)
dans la continuité d'un débat interne au pré-freudisme
(Marie, Sicard). Lacan reconnaît la pertinence scientifique
des thèses surréalistes, collabore à Minotaure
(1933-1939) et adopte dans sa célèbre thèse,
De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité,
les positions de Dali, Eluard et Breton sur la paranoïa, interprétée
comme l'activité du désir projetant les représentations
multiples de son identité sur le monde, [réalisant]
la non-contradiction et soumettant la réalité à
sa propre structuration. Lacan retient aussi des surréalistes
l'idée d'une folie envisagée plus comme « lumière
qui retient quelque chose du trouble lui-même » (Alquié)
que comme maladie, et énonce le caractère linguistique
de l'inconscient, mis à jour par L'Immaculée Conception.
S'il est vrai que les productions de la psychose sont par essence
écrites -- celles de l'hystérie se rattachant à
l'oralité -- les simulations de L'Immaculée Conception
appartiennent indéniablement à la psychose. On y reconnaît
d'ailleurs les connaissances diffusées par divers ouvrages
psychiatriques publiés de 1905 à 1928 (Rogues de Fursac,
Chaslin, Éliascheff), bien que Breton s'en soit défendu,
de même qu'il a nié y avoir pratiqué le collage
de textes cliniques. Son véritable objectif était
en réalité de démystifier le savoir du «
psy » et les catégories nosographiques. En usant d'un
discours qui ne soit pas un simple plaquage du psychiatrique sur
le narratif, il souhaitait conférer aux « Possessions
» le statut d'une poétique qui servît de mètre
pour évaluer les résultats de l'expérience
et l'ensemble des textes surréalistes.
Sous l'influence de l'hégélo-marxisme auquel le groupe
se rallie vers 1930, on assiste à l'élaboration d'une
nouvelle conception du sujet. Misant sur une révolution anthropologique
qui [le] remplacerait par la pluralité du Moi, dont la psychiatrie
cherchait à recoller les morceaux (Kraeplin, Bleuler, Freud),
les surréalistes visaient « l'homme total » de
Marx, qui comblait en même temps l'oubli freudien des déterminismes
sociaux de la folie (Crevel, 1933). Plus profondément encore,
on assiste à l'émergence d'une nouvelle rationalité,
amorcée dès 1921 par la remise en cause de l'épistémè
occidentale, anesthésiée3 et désérotisée
depuis Platon au nom d'une « immobilité » opposée
à un réel toujours mouvant. Breton assimile Descartes,
Charcot et Freud dans la même manoeuvre d'occultation de la
réalité par la rationalité et d'expulsion du
corps en dehors du sujet, tandis que Lacan lui-même, qui se
désintéresse peu à peu de l'histoire, est taxé
d'idéalisme métaphysique et linguistique. A la structuration
immuable du psychisme humain, le correctif hégélo-marxiste
oppose l'historicité de l'évolution psychique (Tzara,
1931), l'intégration dialectique du sujet et de l'objet,
du réel et de l'homme (Breton, 1932), et du conscient et
de l'inconscient (Crevel).
La troisième partie du livre fait un détour par les
surréalistes roumains (Trost, Luca, Pãun) qui, émigrés
de Paris à Bucarest au début de la Seconde guerre
mondiale, et de retour en Occident pour fuir le stalinisme, ont
inventé la schizo-analyse promue par Deleuze et Guattari
dans les années soixante. Pour comprendre ce cheminement,
il faut remonter à La Crise sexuelle de Reich
(1934) et à Malinowski qui, comme Propp dix ans plus tard,
ébranle la portée universelle du prétendu complexe
d'OEdipe, tandis que Reich, Sapir et Fromm (1929) établissent
un lien entre l'organisation de la société, repensée
par Trotski, et la structuration de l'appareil psychique.
En Roumanie dans les années quarante, les thèses
du Premier manifeste non-oedipien de Luca et Trost plaident pour
la dislocation du langage. Elles radicalisent le travail sur le
rêve entrepris à Paris par Aragon, Breton et Crevel,
et imaginent une véritable Traumdeutung surréaliste,
qui veut arracher les rêves à l'utilisation thérapeutique
répressive de l'interprétation psychanalytique --
sorte de censure prédéterminée -- pour en faire
autant d'armes braquées contre la société.
Les méthodes de transcription scientifique du rêve
(Trost) et de « sur-automatisme » (Prãun) placent
le sujet en contact avec une condition pré-sociale et biologique,
asymbolique, proche de celle du schizophrène, visant à
pousser le désir jusqu'au paroxysme de sa réalisation
et à inaugurer une mutation psychique au-delà des
classes sociales. Remontant aux origines historiques de la structuration
du psychisme, Trost énonce les mêmes idées que
Crevel et Tzara sur l'unification du « penser dirigé
» et du « penser non dirigé » (Tzara),
alliée du mécanisme schizophrénique qui répare
la scission, imposée par le refoulement et la répression
sociale, à une faculté de désir autrefois unique
(Breton).
L'Anti-OEdipe (1972) reprend les thèses essentielles des
Roumains. Le processus de dissociation inhérent à
la schizophrénie, qui avait été mis en oeuvre
par Artaud, Breton (le « jeu de l'un dans l'autre »)
et Dali (les « images doubles »), devient le principe
de la schizo-analyse.
Les méthodes dissociatives, anti-artistiques, non figuratives,
à l'origine du bégaiement poétique de Luca
et de l'asémantisme des graphies colorées «
aplastiques » (Luca et Trost), avaient en fait été
pressenties par Crevel et Breton dans les années trente,
et même dans les années vingt, en pleine période
associative (en poésie par Breton, Soupault, Reverdy, en
peinture par Buñuel ou Morise). C'est pourquoi l'écriture
automatique s'était libérée progressivement
du sens, ne se soumettant à d'autre détermination
(non-métaphorique) que celle choisie par son auteur et donnant
raison à la théorie de Todorov (1979) d'une psychotisation
de la littérature depuis le romantisme.
Deleuze et Guattari ont articulé le concept de bricolage,
issu de Marx, avec ceux d'inconscient-surface et de négation
des structures au profit des séries. L'inconscient-surface
-- le « dépaysement » de Breton --, qui existait
déjà chez Hesnard et Reverdy en 1924, a relayé
la métaphore des profondeurs freudiennes. Lacan en a tiré
ses « noeuds de capiton » et son « ruban de Möbius
», Deleuze et Guattari la notion de « plateau »
(1980) -- moyen formel d'écriture comparable au collage -,
elle-même reliée à celle de « machine
», puis de sérialisme des agencements du sujet, qui
évoque la personnalité multiple de Breton, la «
mante » de Caillois (1935) -- cannibale, « femme-machine
» et paradigme « de la psychasténie légendaire
» -- ou encore la « femme spectrale », démontable,
toujours métamorphosée et comestible (1934) de Dali.
Ces « machines désirantes » ou « sujets-constellation
» dont les surréalistes roumains valorisaient les rouages,
se sont substituées à la bipolarité du «
conflit freudien ». La dialectique ouverte du « dépaysement
» a remplacé la dialectique fermée de la psychanalyse.
En conclusion, le surréalisme, lieu d'un amalgame important
entre la psychiatrie et la psychanalyse 4, et passerelle entre celle-ci
et la schizo-analyse, a amené [la psychanalyse] à
assumer la désintégration désormais irréversible
du sujet moderne5. Pour rendre à l'approche poétique
de l'homme et du monde le caractère global des premiers âges,
les surréalistes ont introduit l'art dans le la science --
au grand dam des psychiatres et de Freud lui-même -- et ont
parcouru à rebours, jusqu'à la schizophrénie,
l'histoire du psychisme. Empruntant des formes poétiques
ou iconiques propres, ils n'ont toujours pas l'aval de la science.
Et pourtant de nombreuses cautions leur ont été apportées,
qui vérifient en même temps l'évolution linguistique
développée par Rousseau et Vico. De nombreuses études
récentes6 confirment que l'intégration des étapes
du psychisme serait la résultante d'un ensemble de faits
culturels plutôt qu'une donnée génétiquement
immuable, rendant possible une évolution ultérieure
sur la base de transformations socioculturelles. On rejoint l'idée
de restructuration du psychisme par insertion d'images nouvelles
(celles du surréalisme) dans le langage (Tzara).
Scopelliti conclut par un acte de foi en un surréalisme nouveau
qui régénèrerait la psychanalyse -- en lui
restituant son poids sociopolitique perdu -- et le marxisme -- en
l'incitant à renouer avec Trotski -- par le biais d'une schizo-analyse
qui constituerait le support pratique de ce combat politique. On
brûle de lui demander par quelles voies concrètes il
envisage de se lancer dans la réalisation d'une telle utopie... **********
Notes
1 Expression qui a dicté à Roger Dadoun le titre de
sa préface, « Surréalisme et psychanalyse :
un chassé-croisé ».
2 Scopelliti a placé en fin d'ouvrage un appendice qui précise
ce que les surréalistes doivent ou non aux théories
de quelques figures marquantes de la psychiatrie du début
du siècle, dont Binet et Janet, ce dernier n'étant
pas l'inspirateur des Champs magnétiques comme l'avait prétendu
Soupault.
3 Aisthesis signifiant connaissance immédiate.
4 En appendice, Scopelliti rappelle la fidélité de
référence des surréalistes à Freud malgré
leurs désaccords, contrairement à leur attitude globalement
distante vis à vis de Reich et Rank, ou encore de Jung qui,
malgré les emprunts -- exclusivement terminologiques -- de
Tzara, a tout juste effleuré le mouvement.
5 On ne détaille pas ici le rôle, pourtant majeur,
des psychiatres Bourru et Burot comme trait d'union théorique
supposé entre les expériences surréalistes
sur l'hystérie de la période des sommeils et les simulations
paranoïaques et schizophréniques.
6 Scopelliti énumère et analyse les apports d'un nombre
étourdissant d'ethnologues, anthropologues, sémioticiens,
archéologues et linguistes, parmi les plus récents,
qui ont confirmé les théories des surréalistes
sur l'évolution historique et structurelle du psychisme humain.
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